MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME CINQUIÈME — 1840.

CHAPITRE XXX. — LA SOCIÉTÉ ANGLAISE EN 1840.

 

 

C’est le caractère et l’attrait particulier de la diplomatie que les agréments de la vie mondaine s’y unissent aux intérêts de la vie politique et les plaisirs superficiels aux sérieux travaux. Non seulement le représentant d’un État à l’étranger se trouve placé, dès l’abord, dans la société la plus élevée du pays où il réside ; il est naturellement provoqué et amené à prendre cette société en grande considération ; pour s’y plaire et pour y réussir, il a besoin d’y plaire ; il faut qu’il acquière, au sein de ce monde indifférent, des relations et des habitudes un peu intimes, qu’il s’y fasse une situation personnelle qui lui devienne une force dans sa mission. Pour lui, des soins en apparence frivoles sont une préoccupation nécessaire ; il a tort si, dans les salons et au milieu des fêtes, la pensée des affaires ne lui est pas présente ; une conversation fugitive peut le servir aussi bien qu’une entrevue officielle, et les impressions qu’il laisse dans le monde où il passe ne lui importent guère moins que les arguments qu’il développe dans le tête-à-tête du cabinet.

Nulle part ce mélange de la vie mondaine et de la vie politique et cet art de les faire servir l’une à l’autre n’ont plus d’importance qu’en Angleterre, car il n’y a nulle part, à côté du gouvernement, une société aussi grande, aussi indépendante, aussi attentive aux affaires publiques, et dont l’opinion, soit qu’elle approuve, soit qu’elle blâme, ait autant de poids et d’effet. Ce n’est pas qu’un ministre étranger eût, en Angleterre, la moindre chance de succès s’il essayait d’en appeler à cette société et de se servir d’elle contre son gouvernement ; nulle part toute apparence d’influence étrangère n’est plus suspecte ; nulle part toutes les classes de la nation, aristocratiques ou populaires, ne sont plus susceptibles sur ce point, et moins disposées à livrer, à un étranger quelconque, la réputation ou la force du pouvoir qui les gouverne. Et les Anglais sont des observateurs très attentifs, singulièrement vigilants et fins, tout en ayant l’air de ne pas y regarder ; un ministre étranger se perdrait s’il blessait le moins du monde, en ceci, le sentiment national. Mais il y a, pour lui, un moyen d’exercer, sans la chercher, sur la société anglaise, une sérieuse influence ; c’est d’y acquérir une grande considération personnelle et quelques vrais amis. Nulle part l’opinion qu’on se forme du caractère et de l’esprit d’un homme n’exerce plus de puissance ; nulle part l’estime qu’on lui porte n’est plus efficace. Et s’il a, parmi les hommes considérables et honorés, des amis qui tiennent fortement à lui et aient confiance en lui, leur confiance se propage dans le public et lui assure un crédit véritable. Cette influence indirecte, lointaine, patiente, toute dérivée de la valeur et de la situation de l’homme lui-même, est la seule à laquelle, en Angleterre, un ambassadeur étranger puisse prétendre ; mais si elle est exercée prudemment, sans tentative de dépasser sa portée naturelle, et si elle a du temps pour agir, elle peut, à un moment donné, être d’une grande valeur.

C’est à cette condition et dans ces limites que la vie mondaine peut, en Angleterre, venir en aide à la diplomatie ; elle devient alors un moyen d’observation et d’information, d’autant plus important qu’il n’y en a guère d’autre ; la publicité et la conversation dans le monde, les journaux et les salons, par ces deux voies seulement un ministre étranger peut, à Londres, recueillir des faits ; des indices, et apprécier les intentions ou pressentir les résolutions du gouvernement ; tout autre procédé de recherche serait à la fois compromettant et inutile ; la politique du gouvernement anglais est essentiellement publique ; ce qu’on n’en apprend ou n’en entrevoit pas dans les journaux ou dans les réunions du monde ne vaut pas la peine d’être recherché, et toute apparence d’effort ou d’intrigue dans cette recherche nuirait infiniment plus que ne servirait ce qu’on croirait découvrir.

Quand j’arrivai à Londres, la domination des whigs dans le gouvernement, à la cour et dans l’opinion publique, était encore bien établie : en vain ils avaient successivement perdu, depuis 1830, d’abord quelques-uns de leurs plus importants alliés, lord Stanley et sir James Graham, ensuite leur plus illustre chef, lord Grey ; en vain, à la fin de 1834, sir Robert Peel avait tenté de fonder un cabinet tory ; cette tentative avait échoué, et malgré leurs pertes, les whigs restaient, en 1840, en pleine possession du pouvoir. J’avais eu avec eux, en France et avant mon ambassade, plus de relations qu’avec les torys ; en général les whigs venaient plus souvent et séjournaient plus longtemps que les torys sur le continent ; ils avaient plus de goût pour les idées et les mœurs étrangères, notamment pour les idées et les mœurs françaises ; ils avaient contracté, avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, une éclatante alliance ; c’était avec eux qu’à mon arrivée en Angleterre, je me trouvais en rapports mutuels et déjà un peu intimes. Ils m’accueillirent tous avec une extrême bienveillance, ceux qui ne me connaissaient pas encore comme ceux que j’avais connus en France, le duc de Devonshire et lord Clarendon aussi bien que lord Holland et le marquis de Lansdowne. Les Anglais excellent à témoigner la faveur avec réserve et à se montrer particulièrement courtois sans être empressés.

Lord Holland n’était point le chef des whigs ; mais Holland-House était toujours leur centre, leur lieu favori, le home du parti. Ils retrouvaient là leurs traditions, leurs plus glorieux souvenirs, une hospitalité héréditaire, une entière liberté d’esprit et de conversation. Lord et lady Holland ne s’établirent à Kensington qu’à l’approche du printemps, et ce fut le 12 avril au soir que j’allai les y voir pour la première fois. Je ne saurais assez dire à quel point cette maison me frappa et me plut ; je lui trouvai un aspect essentiellement historique, et sociable depuis je ne sais combien de générations. J’ai horreur de l’oubli, de ce qui passe vite ; rien ne me plaît tant que ce qui porte un air de durée et de longue mémoire. Je puis prendre plaisir aux choses agréables du moment et qui fuient sans laisser de trace ; mais le plaisir qu’elles me donnent est petit et fugitif comme elles ; j’ai besoin que mes joies soient d’accord avec mes plus sérieux instincts, qu’elles m’inspirent le sentiment de la grandeur et de la durée ; je ne me désaltère et ne me rafraîchis réellement qu’à des sources profondes. Cette demeure antique et à demi gothique, cet escalier tapissé de cartes et de gravures, avec sa forte et sombre rampe en chêne sculpté, cette bibliothèque pleine de livres écrits dans toutes les langues, venus de tous les pays du monde, dépôt de tant de curiosité et d’activité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, dessinés, gravés, portraits de morts, portraits de vivants, tant d’importance depuis si longtemps et si fidèlement attachée, par les maîtres du lieu, à l’esprit, à la gloire, aux souvenirs d’amitié, tout cela m’intéressa et m’émut fortement, et j’en garde encore aujourd’hui toute l’impression.

Les maîtres du lieu, lord Holland surtout, étaient à la fois en harmonie et en contraste avec leur demeure. Par quelques-unes de ses idées et de ses sympathies politiques et philosophiques, par ses goûts et le tour de sa conversation, lord Holland tenait au continent et à la France presque autant qu’à l’Angleterre ; et il eût été au moins aussi bien placé à Paris, dans un salon du XVIIIe siècle, qu’à Holland-House, dans le sien. Par l’ensemble de sa situation et de ses mœurs, par ses traditions et ses habitudes aristocratiques, par son entourage et sa popularité héréditaire, il était très anglais, et le possesseur, l’habitant très approprié de cette belle maison tout anglaise où il exerçait une si noble hospitalité. C’était à la fois un whig anglais et un libéral français ; ce mélange de l’esprit national et de l’esprit continental, cette intelligence européenne sous cette physionomie saxonne entrait pour beaucoup dans le charme de sa personne et de sa société. Il avait beaucoup voyagé et souvent vécu sur le continent ; il connaissait à merveille les langues et les littératures française, italienne, espagnole ; et en même temps très familier avec sa propre littérature anglaise, il en reproduisait sans cesse, avec un à-propos charmant, les souvenirs et les chefs-d’œuvre. J’avais dîné un jour à Holland-House en très petit comité ; je ne me rappelle que deux des convives, lord Clarendon et un vieux M. Luttrel, tous deux habitués et très bien placés dans la maison ; nous venions de causer longtemps des grands écrivains et orateurs français, La Bruyère, Pascal, madame de Sévigné, Bossuet, Fénelon ; je ne sais plus par quelle transition nous passâmes de la France du XVIIe siècle à l’Angleterre moderne ; lord Holland se mit à parler de quelques-uns de ses contemporains célèbres, de son oncle M. Fox, de Sheridan, Grattan, Curran ; non seulement à en parler, mais à reproduire leurs manières, leur langage, et à les contrefaire pour les peindre. Il excellait dans cette mimique sans caricature : ce gros corps goutteux qui se remuait à grand peine et qu’on roulait dans son fauteuil, cette grosse figure gaiement animée, ces gros sourcils qui ombrageaient ces yeux si vifs, tout cela devenait souple, mobile, gracieux, avec un air de moquerie fine et bienveillante, et je m’amusais presque autant à le regarder qu’à l’écouter.

Cette figure si originale se prêtait à de singulières ressemblances : nous dînions un jour chez lord Clarendon qui venait de recevoir de Madrid un tableau dont il faisait cas ; il le fit apporter dans le salon ; un personnage de moine s’y trouvait qui ressemblait vraiment beaucoup à lord Holland, à tel point qu’à Madrid, en voyant ce tableau, le général Charles Fox s’était récrié. A cette vue, lady Holland se fâcha, d’abord tout haut, puis tout bas : Je suis courroucée, vraiment courroucée, dit-elle à lord Clarendon ; faites enlever ce tableau ; un moine si laid, si dégoûtant ! Il y avait quelque chose de vrai dans ce courroux conjugal, mais encore plus de fantaisie impérieuse que de vérité ; il fallait que la volonté de lady Holland fût faite, que sur-le-champ on écartât d’elle ce petit déplaisir. Lord Clarendon se défendit bien, surpris d’abord, puis un peu fâché à son tour et obstiné. Lady Holland insista, mais habilement, mêlant la caresse à la colère, et d’une voix douce, quoique les regards fort animés. Lord Clarendon céda un peu à son tour, sans se retirer complètement, et la querelle finit par une transaction ; le tableau resta dans le salon, mais retourné contre le mur.

Lady Holland était bien plus purement anglaise que son mari : non qu’elle ne partageât, comme lui, les idées philosophiques du XVIIIe siècle français ; mais, en politique, elle était whig très aristocratiquement et sans aucune tendance radicale, libérale avec hauteur et aussi attachée à la hiérarchie sociale que fidèle à son parti et à ses amis. Il y avait en elle de la grandeur, de la force, une autorité à la fois naturelle et conquise, souvent impérieuse, quelquefois gracieuse, de la dignité jusque dans le caprice, un esprit très cultivé sans prétention, et quoique assez égoïste au fond, elle était capable d’affection, surtout de ce dévouement soigneux et délicat qui rend faciles et agréables les détails familiers de la vie. Elle se prit de goût pour moi, et me le témoignait non seulement par son bon accueil, mais en me rendant, sans qu’il y parût, de bons offices, et en me donnant, dans l’occasion, de bons avis. Elle m’envoyait les livres qui pouvaient m’intéresser ou me servir. Elle avait à cœur que je ne fisse pas trop de fautes en parlant anglais, et me redressait avec un soin amical ; il m’arriva un jour de rappeler un proverbe populaire : Hell’s way is paved with good intentions (le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions) ; elle se pencha vers moi et me dit tout bas : Vous me pardonnerez mon impertinence ; on ne prononce jamais ici le mot de Hell, à moins que ce ne soit en citant des vers de Milton : la haute poésie est la seule excuse. Comme beaucoup d’autres en Angleterre, elle était gourmande et sensible au mérite d’un bon dîner ; peu après mon établissement à Londres où j’avais amené un excellent cuisinier, longtemps au service de M. de Talleyrand, elle écrivait à Paris : M. Guizot plaît ici à tout le monde, à la reine aussi. Le public tire un bon augure de ce qu’il a placé le célèbre Louis à la tête du département de sa cuisine ; peu de choses contribuent plus ici à la popularité que la bonne chère. Quelques semaines après, lady Holland dînait chez moi ; elle n’avait pas déjeuné le matin et attendait impatiemment qu’on se mît à table. Lord Palmerston n’arriva qu’à huit heures et demie. Lady Holland commença par l’humeur ; puis, un vrai chagrin ; puis, l’inanition. Au moment de passer dans la salle à manger, elle appela lord Duncannon et se recommanda à lui, car je ne suis pas sûre, dit-elle, de pouvoir aller jusque-là sans me trouver mal. Le dîner, qui lui convint, dissipa l’humeur comme l’inanition ; mais je ne suis pas sûr qu’il ne lui soit pas toujours resté un peu de rancune de ce que, ce jour-là, j’avais attendu lord et lady Palmerston.

Cette personne si décidément incrédule était accessible, pour ses amis comme pour elle-même, à des craintes puérilement superstitieuses : elle avait été un peu malade ; elle allait mieux et elle en convenait : Ne le répétez pas, me dit-elle, cela porte malheur. Elle me raconta elle-même qu’en 1827 M. Canning malade lui ayant dit qu’il allait se reposer à Chiswick, maison de campagne du duc de Devonshire, elle lui avait dit : N’allez pas là ; si j’étais votre femme, je ne vous laisserais pas aller là. — Pourquoi donc ? dit M. Canning. — M. Fox y est mort. M. Canning sourit ; et une heure après, en quittant Holland-House, il revint à lady Holland et lui dit tout bas : Ne parlez de cela à personne ; on s’en troublerait. — Et il mourut à Chiswick, me disait avec trouble lady Holland.

Pendant tout le cours de mon ambassade, et à propos de la question d’Orient, je trouvai toujours à Holland-House le même bon vouloir sympathique, le même désir que l’Angleterre s’entendît avec la France plutôt qu’avec la Russie. Quand le cabinet anglais faisait un pas hors de cette voie, lord Holland était visiblement contrarié et troublé ; il aurait voulu que la France et son ambassadeur eussent toujours sujet d’être contents de l’Angleterre, et il se montrait alors, pour moi, plus aimable que jamais. Lady Holland, moins douce, témoignait en pareil cas son déplaisir par de l’humeur, tantôt contre les journalistes qui soutenaient la politique qu’elle n’aimait pas, tantôt contre la Russie et le baron de Brünnow lui-même qu’elle traitait en général avec peu de faveur. J’allais souvent passer la soirée à Holland-House ; si quelque incident désagréable à ma négociation était survenu la veille ou le matin, lord et lady Holland prenaient grand soin d’écarter tout ce qui eût pu s’y rattacher et de porter la conversation sur de tout autres sujets. Ils avaient l’un et l’autre à cœur qu’on ne se brouillât pas avec la France, et que rien n’altérât l’agrément de leur société intime. Un de leurs habitués, ami dévoué de lord Palmerston, me dit un jour : Prenez garde ; lord Holland est très aimable ; mais il parle trop pour un ministre et devant les étrangers qui ne connaissent pas assez bien notre intérieur pour mesurer exactement ce que ses paroles ont d’importance et celle qu’il y attache lui-même. A entendre ses causeries, on s’imagine qu’il y a de grandes différences d’opinion dans le cabinet ; on ne peut pas se résoudre à regarder tout cela comme des fantaisies de conversation, sans conséquence pour les affaires. Mon interlocuteur avait raison ; les dissentiments de lord Holland étaient plus sincères que sérieux.

Après Holland-House, le principal foyer whig était Lansdowne-House, et sans exercer une influence prépondérante, le marquis de Lansdowne avait, dans le cabinet, bien plus d’importance que lord Holland ; il ne dirigeait pas, mais ceux qui dirigeaient ne croyaient pas pouvoir se passer de son approbation. Je n’ai connu, parmi les whigs, point de grand seigneur plus considérable, plus éclairé, plus généreusement et plus judicieusement libéral que lord Lansdowne ; la naissance, la fortune, la parfaite éducation, les lumières, un caractère plein de loyauté et d’honneur, rien ne lui a manqué ; mais il a toujours paru plus attentif à jouir de ces avantages que pressé de les faire valoir dans un but d’ambition et de pouvoir. Il avait besoin d’être honoré et compté, non d’agir et de dominer. Je dirais volontiers qu’il y avait quelque ressemblance entre lui et sa maison de Londres, grande, belle, très bien ornée, mais un peu froide par la nature même de ses ornements : la salle à manger et la galerie du fond étaient remplies de statues antiques que son père, lord Shelburne, avait achetées en Italie. Magnifique décoration, mieux appropriée à des édifices publics qu’à des bals, des routs ou des concerts. Je me suis trouvé plusieurs fois dans les grandes réunions de Lansdowne-House, entre autres à un bal que, le 2 avril, lord Lansdowne donna à la reine ; c’était un singulier effet que ces huit ou neuf cents personnes très vivantes, très brillantes, entourées de soixante ou quatre-vingts personnes de marbre immobiles et glacées au milieu de ce mouvement, de ces danses, de ces flots de musique et de lumière. Hors de ces jours de fête, dans le cours habituel de la vie, dans les petits dîners moitié politiques, moitié littéraires qu’il donnait souvent, lord Lansdowne était d’un commerce aussi agréable que sûr, et ne cessa de me témoigner, pour les bons rapports de son pays avec le mien et pour moi-même, une bienveillance à la fois sincère et réservée.

L’attitude de lord Grey et mes relations avec lui étaient tout autres. Ce grand chef whig qui, après avoir donné, pendant quarante-quatre ans, l’exemple de la plus ferme fidélité à ses principes, avait eu la rare fortune d’accomplir l’œuvre à laquelle il s’était voué, la réforme parlementaire, et d’atteindre ainsi le but de sa vie, lord Grey, en 1840, ne pouvait se consoler d’être vieux, et vivait presque hors du monde, dans la mélancolie et l’ennui, toujours très honoré quand il reparaissait, et recevant les témoignages de respect avec un singulier mélange de dignité et d’humeur. Il dînait un jour chez moi avec les principaux whigs, entre autres plusieurs membres du cabinet, lord Melbourne, lord Palmerston, lord John Russell, lord Clarendon. Arrivé l’un des premiers, lord Grey s’était assis près de la cheminée, et les autres convives, en arrivant, allèrent tous le saluer. Je vois encore ce noble vieillard, avec sa grande taille et sa belle figure, se soulevant à peine de son fauteuil et ne répondant que par une inclination de tête fière et triste aux hommages qu’on lui rendait. Il fut très sensible à l’empressement respectueux que je lui témoignai en toute occasion. J’allais le voir assez souvent, et mes visites lui faisaient évidemment plaisir. Un matin, je le trouvai tout à fait seul ; il me le fit remarquer : Jadis, me dit-il, quand j’étais jeune, on ne passait guère devant ma porte, hommes ou femmes, sans venir me voir ; aujourd’hui, par cette fenêtre, je les vois passer ; ils n’entrent plus. Un autre jour, le soir, il était avec sa femme, lady Grey, qui lui faisait la lecture ; elle me toucha par sa sollicitude pour son mari ; elle le gronda, devant moi, de ce qu’il n’allait plus à la Chambre des lords, ne parlait plus, ne se souciait plus de rien. Avec un abandon plein de simplicité et presque de confiance, comme si elle me connaissait depuis longtemps, elle me demanda de venir souvent les voir, de l’aider, elle, à combattre la disposition de lord Grey. J’entrai dans son désir ; je flattai son malade. J’ai du goût pour les âmes nobles et un peu faibles ; leur noblesse me plaît, et il me semble que je suis bon à leur faiblesse.

Je m’étonnais de ne jamais rencontrer dans ce monde whig un homme à qui les whigs avaient depuis longtemps affaire et dont l’appui leur était toujours indispensable, le célèbre Irlandais Daniel O’Connell. Je témoignai un jour mon étonnement chez mistriss Stanley, aujourd’hui lady Stanley d’Alderley, fille de lord Dillon, aimable personne, de qui les souvenirs de famille m’avaient rapproché, et dont le mari était alors, dans la Chambre des communes, le Whipper-in des whigs, c’est-à-dire chargé de rallier, dans l’occasion, tous les membres whigs et de veiller à leur exacte présence. Mistriss Stanley était elle-même de sentiments très whigs, et très active dans l’intérêt du parti et du cabinet : Elle est notre chef d’état-major, disait lord Palmerston. Avez-vous envie, me dit-elle, de connaître M. O’Connell ?Oui certainement. — Eh bien, j’arrangerai cela. Elle me donna en effet à dîner le 4 avril avec lui et cinq ou six personnes seulement, entre autres lord John Russell et lord Duncannon. Je trouvai M. O’Connell parfaitement tel que je l’attendais. Je le vis peut-être comme je l’attendais, mais c’est toujours beaucoup de répondre à l’attente. Grand, gros, robuste, animé, la tête un peu dans les épaules, l’air de la force et de la finesse ; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, quoique sans fausseté ; point d’élégance et pourtant point vulgaire ; des manières un peu embarrassées et pourtant fermes ; quelque arrogance même, quoique cachée. Il était, avec les Anglais considérables qui se trouvaient là, d’une politesse à la fois un peu humble et impérieuse ; on sentait qu’ils avaient été ses maîtres et qu’il était puissant sur eux ; il avait subi leur domination et il recevait leurs empressements. Il était évidemment flatté d’être invité à dîner avec moi ; je lui dis quand on me le présenta : Nous sommes ici, vous et moi, monsieur, deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens ; vous, catholique, membre de la Chambre des communes d’Angleterre ; moi, protestant, ambassadeur de France. Cette entrée en matière lui plut, et nous causâmes, pendant le dîner, presque comme d’anciennes connaissances. Le matin, mistriss Stanley avait hésité à inviter quelques personnes pour le soir ; elle s’y était pourtant décidée, et je vis arriver, après le dîner, lord et lady Palmerston, lord Normanby, lord Clarendon, l’évêque de Norwich, lady William Russell et quelques autres. En sortant de table, un accès de modestie sociale prit à M. O’Connell ; il voulait s’en aller : Vous avez du monde, dit-il à M. Stanley. — Oui, mais restez, restez ; nous y comptons. — Non, je m’en vais. — Restez, je vous prie. Et il resta, avec une satisfaction visible qui ne manquait pourtant pas de fierté. C’est donc là M. O’Connell ? me dit lady William Russell qui probablement ne l’avait jamais vu. — Oui, lui dis-je, et je suis venu de Paris pour vous l’apprendre. — Vous croyiez peut-être que nous passions notre vie avec lui ?Je vois bien que non. Ils étaient tous évidemment bien aises d’avoir cette occasion de lui être agréables, et lui bien aise d’en profiter. Il parla beaucoup ; il raconta les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits propres et des manières moins grossières venant à mesure que l’ivrognerie s’en allait. Personne ne voulait élever de doute. Je lui demandai si c’était là une bouffée de mode populaire ou une réforme durable. Il me répondit avec gravité : Cela durera, nous sommes une race persévérante, comme on l’est quand on a beaucoup souffert. Il prenait plaisir à s’adresser à moi, à m’avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je me retirai vers minuit, et je me retirai le premier, laissant M. O’Connell au milieu de quatre ministres anglais et de cinq ou six grandes dames qui l’écoutaient avec un mélange un peu comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dédain.

Je fis aussi connaissance, quelques jours après, avec un autre homme, beaucoup moins célèbre et moins important dans la sphère politique, mais investi, en Angleterre, d’une influence et d’une faveur publique très originale et personnelle. La duchesse de Sutherland, alors grande maîtresse de la garde-robe de la reine et l’une des plus nobles parures du parti whig, autant par sa bonté que par sa beauté, m’écrivit un matin que le docteur Arnold désirait me voir et viendrait passer un jour chez elle dans ce dessein. Neuf ans auparavant, sans que nous eussions jamais eu aucune relation personnelle, il m’avait envoyé une édition de Thucydide qu’il venait de publier, en me témoignant une sympathie qui n’avait rien de superficiel ni de banal. Il vint en effet à Londres le 10 avril, et ce fut pour moi un jour de vive jouissance intellectuelle et morale. Le docteur Arnold était depuis longtemps déjà à la tête du collège de Rugby, grand établissement d’éducation publique, fondé sous la reine Elizabeth, dans le comté de Warwick ; et sans la moindre charlatanerie, par ses seuls et propres mérites, il l’avait porté au plus haut degré de prospérité et de popularité. Je trouvai en lui un homme d’un esprit singulièrement élevé, animé, ouvert, large, exempt de préjugé et de routine, curieux de progrès, et en même temps ferme, pratique, sans fantaisies bizarres ou vagues, fidèlement attaché à toutes les fortes bases de l’ordre moral et social. Je n’ai point rencontré d’âme plus puissamment sympathique, plus humaine avec autorité. Il avait, en littérature classique, en histoire, dans les sciences, un savoir aussi solide que varié ; et sans être bien nouvelles, ses idées et ses méthodes, en fait d’éducation comme d’instruction, lui appartenaient en propre, et il les appliquait avec une verve communicative et efficace. Il agissait beaucoup par la conversation, d’âme à âme, et savait se servir de la liberté aussi bien que de la règle. Jamais peut-être aucun chef d’établissement semblable n’a exercé, sur la génération qui a passé par ses mains, une influence plus intime, ni laissé, dans les esprits et dans les cœurs, un plus profond souvenir.

Les whigs avaient alors la bonne fortune de compter dans leurs rangs, soit au sein même des affaires, soit sur les lisières de la politique active, plusieurs hommes éminents qui, par leurs écrits, agissaient puissamment sur le public ; et j’eus aussi la bonne fortune de contracter avec plusieurs d’entre eux, à cette époque, des rapports de grande bienveillance ou même d’étroite amitié. Ils sont tous morts aujourd’hui, les uns, avant de ressentir les atteintes de l’âge, et dans la vigueur comme dans la maturité de leur talent ; les autres, après avoir parcouru toute la carrière et atteint, par un noble travail, un juste renom et un honorable repos. Je ne me refuserai pas le mélancolique plaisir de rappeler ici leur mémoire, les impressions que j’ai reçues d’eux et les liens qui nous ont unis.

M. Hallam est celui avec qui j’ai été le plus intimement lié. Dès que je l’ai connu, et plus je l’ai connu, son caractère et son esprit m’ont également attiré et attaché. Avant 1830, ses beaux travaux historiques, surtout son Histoire constitutionnelle d’Angleterre, firent naître entre nous de bienveillants rapports ; dans la préface de ce dernier ouvrage, il avait parlé de moi et de mon Histoire de la Révolution d’Angleterre en termes dont je ne pouvais qu’être très honoré et touché. Après 1830, je le vis à Paris ; nous entrâmes en correspondance ; il m’exprima plusieurs fois son opinion sur ce qui se passait en Angleterre, entre autres sur la réforme parlementaire de 1831, et je fus frappé de la ferme indépendance comme de la judicieuse sagacité, soit de ses idées générales, soit de ses appréciations des mesures et des événements contemporains. Je n’ai point connu d’homme plus sincèrement, plus profondément libéral, et en même temps plus exempt de tout préjugé national et de tout esprit de parti ; point d’homme qui s’inquiétât plus exclusivement de chercher la vérité et de rendre justice à tous, sans aucun souci de plaire ou de déplaire à ses adversaires ou à ses amis. La rectitude naturelle de son jugement, son vaste et exact savoir, la généreuse élévation de son âme et son parfait désintéressement le rendaient imperturbablement équitable, et  étranger, dans la cause même qui lui tenait le plus à cœur, celle de la liberté religieuse et politique, à toute espèce de badauderie comme de fanatisme. Il me reçut à Londres, en 1840, avec un empressement amical ; il aimait la société, la conversation, la discussion familière des souvenirs ou des idées, et il réunissait souvent à sa table les hommes les plus distingués de son pays, lettrés par profession ou par goût, M. Macaulay, lord Lansdowne, lord Mahon, sir Francis Palgrave, M. Milman, tous charmés de se trouver ensemble et autour de lui. En 1848, après la Révolution de février, M. Hallam fut pour moi le plus véritable, je dirai le plus infatigable ami ; il n’y avait point de bons offices qu’il ne recherchât l’occasion de me rendre, point de soins, point de prévenances qu’il n’eût tous les jours pour mes enfants et pour moi, avec cette cordialité affectueuse qui rend tout facile et agréable à ceux qu’elle oblige, car elle prend, à ce qu’elle fait pour eux, autant de plaisir qu’elle peut leur en faire à eux-mêmes. J’ai entendu dire que, dans la première partie de sa vie, M. Hallam avait été un peu âpre et impérieux ; mais il avait subi de grandes douleurs domestiques ; il avait perdu sa femme et plusieurs de ses enfants, entre autres son fils aîné Arthur, jeune homme d’une distinction rare, à la mémoire duquel son ami, le poète Tennyson, a consacré une de ses plus belles œuvres de poésie morale, intitulée : In memoriam. Au lieu d’aigrir ou d’assombrir M. Hallam, le malheur et l’âge l’avaient adouci et attendri ; personne n’apercevait plus en lui la moindre trace de rudesse ; il conservait tout son mouvement d’esprit, tous ses goûts littéraires et sociables, et semblait jouir de la vie en homme qui la trouve encore douce et veut la rendre douce à ceux qui l’entourent, mais qui en a connu les poignantes tristesses, et qui, au fond de l’âme et pour son propre compte, ne s’y passionne plus. Après mon retour en France, M. Hallam vint, en 1853, avec sir John Boileau, passer quelques jours au Val-Richer ; il était encore le même, l’esprit toujours aussi animé et le cœur aussi affectueux ; mais peu de temps après, il fut frappé d’une attaque d’apoplexie qui le laissa impotent et presque éteint. Pendant le voyage que je fis en Angleterre en 1858, j’allai le voir à la campagne, à Penshurst, près de Londres, où il vivait retiré chez sa fille, mistriss Cator. Je le trouvai enfoncé dans son fauteuil, auprès d’une table encore chargée de livres, quelques-uns entrouverts, et tenant à la main le Times du jour qu’il laissa tomber à terre quand j’entrai ; il pouvait à peine marcher, ne parlait qu’avec embarras, et il arrêta sur moi des regards lents et tristes où perçaient un souvenir d’affection et le plaisir qu’il éprouvait à me revoir, mais qu’il n’exprimait pas. J’abrégeai ma visite qui le fatiguait autant qu’elle m’attristait. Il mourut quelques mois après. Homme rare, et modeste autant que rare, à qui il n’a manqué que plus d’éclat dans le talent et une soif plus passionnée du succès pour exercer, sur le public, autant de puissance qu’il a obtenu d’estime et d’amitié de ceux qui l’ont bien connu.

Je n’ai pas vécu aussi intimement avec lord Macaulay (M. Macaulay en 1840), et même après l’avoir beaucoup vu, j’ai moins connu l’homme que l’écrivain. Avant que nous nous fussions rencontrés, j’admirais son art savant et brillant pour recueillir les faits, les grouper, les animer, transformer le récit en drame, et semer, à travers les scènes et les acteurs du drame, les observations et les jugements du spectateur ; il a excellé à répandre sur le passé des flots de lumière et de couleur, en le mettant constamment en face des idées et des mœurs du temps présent. Quand j’ai personnellement connu lord Macaulay, j’ai joui plus vivement encore de mon plaisir à l’admirer ; l’harmonie était parfaite entre l’homme et l’artiste, le causeur et l’écrivain ; rien ne se ressemblait plus que les écrits de lord Macaulay et sa conversation ; même richesse et même à-propos dans la mémoire, même impétuosité facile dans la pensée, même vivacité d’imagination, même clarté de langage, même tour à la fois naturel et piquant dans les réflexions. Il y avait, à l’écouter, autant d’agrément et presque autant d’instruction qu’à le lire. Et lorsque, après tant de curieux et charmants Essais, il a publié son grand ouvrage, l’Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II, les mêmes qualités s’y sont déployées avec encore plus d’abondance et d’éclat. Je ne connais point d’histoire où le passé et l’historien qui le raconte vivent plus intimement et plus familièrement ensemble ; lord Macaulay peint les faits et les hommes du XVIIe siècle avec autant de détails et des couleurs aussi vives que s’ils étaient ses contemporains. Méthode pleine de puissance et d’attrait, mais qui entraîne un péril auquel lord Macaulay n’a pas toujours échappé. J’éprouve souvent, en le lisant, le regret de rencontrer, dans l’histoire, l’esprit de parti de la politique. Je n’ai garde de mal penser ni de mal parler des partis ; ils sont les éléments nécessaires d’un gouvernement libre. J’ai passé bien des années de ma vie dans cette arène, et je sais combien, pour lutter avec succès, pour gouverner comme pour résister efficacement, il est indispensable d’être entouré d’un parti compacte, discipliné, permanent. Les whigs et les torys ont fait en Angleterre, depuis deux siècles, la force du pouvoir et de la liberté. Mais les partis et l’esprit de parti ne sont bien placés que dans la politique active et actuelle ; quand on rentre dans le passé, quand on rouvre les tombeaux, on doit, aux morts qu’on en fait sortir, une complète et scrupuleuse justice ; il faut, en les ramenant sur la scène, mettre en lumière les idées et les sentiments qu’ils y ont portés ; il faut faire équitablement, dans leur rôle, la part de leurs intérêts et leurs droits, et ne pas mêler à leurs cendres les charbons ardents de notre propre foyer. Lord Macaulay n’a pas toujours obéi à cette loi de la vérité comme de l’équité historique ; il a porté quelquefois dans ses récits, et surtout dans ses appréciations des actes et des hommes, les passions et les préventions des whigs engagés dans les luttes anciennes ou modernes. Et j’ai lieu de croire qu’il s’en est lui-même aperçu ; j’en ai deux preuves décisives puisées, l’une dans son grand ouvrage même, l’autre dans mes rapports avec lui. En avançant dans son travail, il s’est mieux dégagé de ses impressions premières ; la justice de l’historien a pris le dessus sur les habitudes du politique ; il a été beaucoup plus impartial dans son histoire du règne de Guillaume III que dans celle du règne de Jacques II, et surtout que dans son résumé des règnes de Charles Ier et de Charles II. Il juge les whigs de 1692 plus sévèrement que les républicains de 1648 ; et si je suis bien informé, son impartialité nouvelle lui a valu, de la part de quelques whigs intéressés ou ardents, d’assez vifs reproches. Ma preuve personnelle n’est pas moins concluante. Au printemps de 1848, je voulais que mon fils Guillaume reprît à Londres ses études classiques forcément interrompues à Paris ; j’hésitais entre deux grands établissements, le collège de l’Université de Londres (University’s college), fondé sous le roi Guillaume IV, comme cette Université elle-même, par l’influence des whigs, et le collège royal (King’s college), fondé vers la même époque, sous le patronage de l’Église anglicane. Je consultai M. Macaulay sur le choix : Vous m’interrogez comme père, me dit-il ; je ne vous répondrai pas comme homme de parti ; j’ai concouru, avec mes amis whigs, à la fondation de l’Université de Londres et de son collège ; envoyez votre fils au King’s college ; c’est le meilleur. » Je le remerciai de sa sincérité et je suivis son conseil dont mon fils se trouva bien.

J’eus, en 1840, dans les loisirs de mon ambassade, une preuve frappante de l’étendue et de l’agrément de son savoir : il m’offrit de me servir de cicerone dans la visite de l’abbaye de Westminster et de sa célèbre église peuplée de morts dispersés ou entassés pêle-mêle dans toutes les parties de l’édifice, rois, reines, guerriers, politiques, magistrats, orateurs, écrivains, simples particuliers, les uns glorieux, placés là par l’admiration et la reconnaissance publiques, les autres obscurs, consacrés par la piété, ou l’affection, ou la vanité domestiques. Elizabeth et Marie Stuart, Buckingham et Monk, lord Chatham et lord Mansfield, Pitt et Fox, Shakespeare, Milton, Newton, Gray, Addison, Watts, les destinées et les natures les plus diverses mises côte à côte, la paix du ciel entre les hommes après les haines et les rivalités de la terre. Je ne fus pas choqué, comme ont paru l’être beaucoup de gens, du grand nombre des morts obscurs ; qu’importe aux morts illustres ? Ils n’en sont pas moins apparents ni moins seuls. Il n’y a pas de foule là ; les tombeaux ne se gênent pas, ne se masquent pas l’un l’autre ; on ne s’arrête que devant ceux qui renferment vraiment un immortel. Ce qui est choquant, hideux, barbare, ce sont des figures de cire placées là dans des armoires, la reine Elizabeth, la reine Anne, Guillaume III et Marie, Nelson, Chatham, debout, les yeux ouverts, sous leurs propres vêtements. Cette prétention à la réalité, ce mariage de la vie apparente et de la mort sont d’un effet révoltant au milieu de ces tombeaux, de ces statues, purs symboles qui proclament la mort en perpétuant la mémoire, et transmettent le nom aux respects de la postérité sans livrer la personne à la curiosité de ses regards. Pendant trois ou quatre heures, je me promenai avec M. Macaulay dans cette galerie monumentale de la nation et des familles anglaises ; je l’arrêtais ou il m’arrêtait à chaque pas ; et tantôt répondant à mes questions, tantôt les devançant, il m’expliquait un monument allégorique, me rappelait un fait oublié, me racontait une anecdote peu connue, me récitait quelque beau passage des écrivains ou des orateurs dont nous rencontrions les noms. Nous passions devant le monument de lord Chatham debout, la tête haute et le bras en avant comme dans un mouvement d’éloquence ; devant lui, à ses pieds, sur une simple pierre, était inscrit le nom de son fils William Pitt, déposé là en attendant qu’on eût terminé et placé en son lieu le monument qui lui devait être consacré : Ne dirait-on pas, me dit M. Macaulay, que le père se lève et prononce là, devant le public, l’oraison funèbre de son fils ? Et à ce propos, quelques-uns des plus beaux discours de lord Chatham et de M. Pitt lui revinrent en mémoire, et il m’en répéta plusieurs fragments. Les monuments des grands écrivains, prosateurs ou poètes, suscitaient en lui la même abondance, la même verve de souvenirs ; Milton et Addison étaient, pour lui, des favoris, et il me retint plusieurs minutes devant leurs noms, se complaisant à me rappeler quelques traits de leur vie, ou à me citer quelques passages de leurs œuvres, presque autant que je me plaisais à l’écouter. Un bas-relief, qui retraçait un incident de la grande guerre entre l’Angleterre et ses colonies américaines luttant pour leur indépendance, se trouva sur notre chemin : Regardez cette figure à laquelle manque la tête, me dit M. Macaulay ; c’est celle de Washington ; le soir, sans doute, en se cachant, quelque ardent patriote anglais, encore courroucé contre ce chef de rebelles, se satisfit en lui cassant la tête ; on la rétablit ; quelque temps après on la retrouva encore cassée ; on a renoncé à la rétablir. Voilà comment les patriotes d’un pays comprennent et traitent ceux d’un pays rival. Toute cette visite fut, pour moi, pleine d’intérêt et de charme ; comme les grands morts de l’Italie sur le passage de Dante, les plus illustres personnages de l’histoire et de la littérature anglaises sortaient devant moi de leur tombeau, à la voix d’un représentant digne d’eux.

Holland-House n’était pas seulement le rendez-vous habituel des whigs engagés dans la vie publique ; c’était aussi le salon favori, le home adoptif des lettrés libéraux étrangers à la conduite des affaires, mais dévoués à leurs idées et au redressement des vieilles injustices sociales. Ce fut là que je rencontrai pour la première fois le révérend Sidney Smith et lord Jeffrey, tous deux fondateurs, en 1801, de la Revue d’Édimbourg, et les deux hommes de ce temps qui, en dehors du Parlement, ont le plus contribué aux succès du parti whig et aux progrès de la liberté. Ils étaient l’un et l’autre bien loin, en 1840, du puissant élan de leur jeunesse et de leur influence ; mais M. Sidney Smith conservait, à soixante-neuf ans, cette vive originalité d’imagination et d’esprit, cette verve inattendue et plaisante qui éclataient partout, dans la vie familière comme dans les salons, et probablement aussi dans sa propre pensée, quand il était seul dans son cabinet. J’écrivais à Paris, après notre première rencontre : J’ai causé hier soir avec M. Sidney Smith, qui a vraiment beaucoup, beaucoup d’esprit. Mais tout le monde s’y attend, tout le monde vous en avertit. C’est son état d’avoir de l’esprit comme c’est l’état de lady Seymour d’être belle. On demande de l’esprit à M. Sidney Smith comme une voiture à un sellier. On rit trop de ses plaisanteries. On rit avant, pendant, après. Et il plaisante un peu trop à propos de toutes choses, même à propos des évêques ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir sa réserve, et même sa timidité envers sa robe ; il ne veut plus dîner hors de chez lui le dimanche, et il n’ose pas le dire à lady Holland qui l’invite le dimanche pour le plaisir de l’embarrasser. Là étaient en effet l’embarras et le côté faible de M. Sidney Smith ; le tour de son esprit et de son langage n’était pas en harmonie avec sa situation ; il n’était pas devenu ecclésiastique par goût et de son libre choix ; il avait obéi, en cela, au pressant désir de son père ; et quelque soin scrupuleux qu’il apportât à remplir tous les devoirs de son état, il n’avait pu changer sa nature, ni régler toujours, selon de sévères convenances, son intarissable et quelquefois bouffonne gaieté. D’ailleurs le meilleur des hommes, aussi doux que courageux, plein de charité chrétienne comme de sincérité libérale, prédicateur efficace dans sa chaire autant que critique éminent dans la Revue d’Édimbourg, et dont les sermons, recueillis après sa mort, valent bien ses articles, et couvrent amplement ce qu’il y avait d’excessif dans ses saillies de moquerie et de gaieté. Il vint me voir un jour à l’ambassade, et sa conversation fut un agréable mélange de réflexions sérieuses et de traits piquants. Il me parla beaucoup de lord John Russell qu’il aimait fort et qu’il regardait comme l’âme du cabinet : Lord Melbourne, me dit-il, est un homme de beaucoup d’esprit, un bon et aimable garçon plutôt qu’un politique, a fine fellow rather than a politician, et bien moins insouciant qu’il n’en a l’air. Il tenait beaucoup à n’être pas pris pour un radical : Les radicaux, me dit-il, sont en déclin dans la Chambre des communes, découragés et ne comptant plus sur leur avenir. Ils s’étaient figurés qu’ils changeraient toutes choses. Le bon sens public les paralyse. La plupart se fondront dans les whigs. Je ne lui demandai pas si les whigs ne feraient pas la moitié du chemin. Je l’écoutais sans discuter. Il y a des gens à qui on plaît en leur parlant ; à d’autres, en les écoutant. On les distingue bien vite. M. Sidney Smith était accoutumé à être écouté, et même attendu. Malgré l’ancienne union de leurs idées et de leurs travaux, lord Jeffrey, à l’époque où je l’ai connu, ne ressemblait en rien au révérend Sidney Smith. L’ecclésiastique anglais était resté, à soixante-neuf ans, aussi animé, aussi gai, aussi bienveillant, aussi confiant dans la nature humaine et dans l’avenir des sociétés humaines qu’il avait pu l’être dans sa jeunesse. Le critique écossais, à soixante-sept ans, portait l’empreinte des épreuves et des mécomptes de la vie. Profondément sérieux et sagace, il avait dans l’esprit plus d’activité et de fermeté que de penchant aux brillantes et lointaines espérances ; sincèrement attaché aux principes qu’il avait soutenus et au parti qu’il avait servi avec ardeur, il se méprenait peu sur leurs mauvaises pentes et leurs mauvaises chances ; il avait exercé la critique littéraire avec autant d’intégrité et d’indépendance que de pénétration et de bon jugement ; mais il était las de critiquer et ne trouvait plus guère à admirer. Il aimait beaucoup la conversation, la discussion, l’échange et le choc des idées ; il y était abondant, ingénieux, sensé sans pédanterie quoique avec vigueur ; mais ses goûts de société étaient combattus et attiédis par sa préférence de plus en plus prononcée pour sa petite maison de campagne, près d’Édimbourg, pour la vie domestique et la méditation tranquille au sein d’une belle nature. Après l’adoption de la réforme parlementaire, il était entré dans la Chambre des communes ; mais il n’y avait obtenu ni un succès oratoire, ni une importance politique proportionnés à ses succès et à son importance dans le monde lettré. Il était sorti du Parlement sans regret, quoique avec un peu de tristesse, avait accepté un siége dans la haute cour de session d’Écosse, et ne venait plus à Londres que rarement et pour peu de jours. Nous eûmes un matin, chez moi, un long entretien sur l’état actuel des idées et des mœurs, des sociétés et des gouvernements ; je fus frappé de la ferme indépendance et de la longue prévoyance de sa pensée ; ce vaillant champion des idées libérales s’inquiétait vivement de la domination exclusive de la démocratie, autant pour la dignité humaine et la liberté politique que pour la sécurité des droits divers et la forte constitution des États. Mais il m’exprimait ces judicieux sentiments avec cette nuance de découragement et d’humeur qui donne à l’esprit  l’air vieux, et la vieillesse ne va pas mieux à l’esprit qu’au corps. En sortant de Holland-House ou de Lansdowne-House, j’allais quelquefois finir ma soirée dans un modeste salon, chez deux vieilles personnes, miss Berry et sa sœur Agnès, que j’avais vues souvent à Paris. Après avoir longtemps vécu, sur le continent comme en Angleterre, dans le monde élégant et lettré, elles habitaient Londres, âgées l’une de soixante-dix-huit, l’autre de soixante-quatorze ans, restant chez elles tous les soirs, et recevant d’anciens amis et des gens d’esprit bien aises d’être assurés de les trouver et de s’y trouver ensemble. Elles avaient pour amie et pour compagne fidèle lady Charlotte Lindsay, fille de lord North, femme d’esprit aussi, pleine des souvenirs de la cour et de l’histoire d’Angleterre pendant le ministère de son père, et prenant plaisir à les raconter. L’aînée des deux sœurs, miss Berry, avait été belle et l’objet des soins particuliers d’Horace Walpole qu’elle avait, disait-on, refusé d’épouser, tout grand seigneur et homme d’esprit qu’il était, le trouvant trop vieux. Elle aimait la France et la société française qu’elle avait vues dans des temps et des états bien différents, et elle rappelait volontiers que c’était à la cour de Louis XVI, et par une bonne grâce particulière de la reine Marie-Antoinette, qu’elle avait été, pour la première fois de sa vie, invitée à un grand bal. En 1815, elle avait publié un premier recueil des Lettres de lady Russell, en le faisant précéder d’un Essai biographique écrit avec une émotion intelligente ; et en 1840, je reportai sur l’éditeur quelque chose du profond et tendre intérêt que la mémoire de cette personne si rare, admirable exemple de la passion dans la vertu, m’avait dès lors inspiré. Je retrouvais d’ailleurs, dans le petit salon de miss Berry, non seulement les goûts, mais les habitudes de la société et de la conversation françaises, plus de facilité, de variété, de sympathie complaisante que dans la plupart des salons anglais, un vif mouvement d’esprit littéraire et des sentiments libéraux sans préoccupations politiques. C’était, pour moi, un agréable délassement et comme un retour momentané ver  ma jeunesse, dans le salon de madame Suard ou de madame d’Houdetot. Quelque liberté que je prisse soin de garder pour mes relations personnelles, je voyais moins les torys que les whigs : non seulement parce que je n’avais pas à traiter avec eux, mais aussi parce qu’ils avaient à Londres moins de foyers de réunion et de conversation un peu intime. J’ai déjà dit quel courtois empressement m’avaient témoigné, à mon arrivée, les principaux d’entre eux, notamment sir Robert Peel et lord Aberdeen ; dès le 7 mars 1840, sir Robert Peel me donna à dîner avec ses plus particuliers amis. Lord Aberdeen se plaignait de ne pas me voir plus souvent. C’était surtout chez lady Jersey que je rencontrais les hommes considérables du parti et des diverses nuances du parti ; elle leur était très fidèle, et prenait beaucoup de soin pour les attirer chez elle et leur rendre son salon agréable. Je fis là connaissance avec lord Lyndhurst, lord Ellenborough et sir Stratford Canning, aujourd’hui lord Stratford de Redcliffe : le premier, déjà âgé, me frappa par la vigueur, la précision, la netteté de sa pensée et de sa parole, et dix ans plus tard, je lui ai retrouvé les mêmes qualités, presque au même degré. Sir Stratford Canning n’avait pas encore déployé, dans l’ambassade de Constantinople, sa dominante et indomptable énergie ; mais la mâle franchise de son caractère et la fierté douce de ses manières eurent pour moi, dès l’abord, un attrait que les dissentiments diplomatiques n’ont jamais effacé. Lord Mahon, aujourd’hui comte Stanhope, aussi distingué par ses travaux historiques que par ses lumières politiques, réunissait souvent chez lui, à déjeuner, les libéraux et les lettrés du parti, les adhérents de sir Robert Peel, ceux que dès lors on appelait et qui eux-mêmes s’appelaient conservateurs plutôt que torys. Pris dans son ensemble, ce parti dominait dans la Chambre des lords, touchait et quelquefois atteignait, dans la Chambre des communes, à la majorité, et il avait pour chefs des hommes éminents par leurs talents comme par leur caractère, et en possession de l’estime du pays. Mais il était en proie à un travail, dirai-je de décomposition ou de transformation intérieure, qui paralysait sa force et livrait le pouvoir à ses adversaires. J’écrivais le 20 mai 1840 à l’un de mes amis :J’assiste ici à un étrange spectacle, au spectacle d’une opposition très forte, très bien gouvernée, et qui n’ose pas, qui, de son propre aveu, ne peut pas devenir gouvernement. Les vieux torys, les torys de lord Liverpool et de lord Castlereagh sont à la fois le corps d’armée et l’embarras, le nerf et le fardeau du parti. Si tous les conservateurs étaient de l’espèce de sir Robert Peel, ils seraient les maîtres. Tenez pour certain que, bien qu’il n’y ait pas eu naguère ici, comme chez nous, une révolution, il y a, ici, comme chez nous, des résistances et des arrogances de classe que le pays n’acceptera plus ; il y a des réformes, faites ou à faire, que tout le monde devra accepter, et qui rendront incapable de gouverner quiconque ne les acceptera pas sérieusement et sincèrement. Deux choses me frappent également en Angleterre, la puissance de l’esprit de conservation, et la puissance de l’esprit de réforme. Malgré la violence des paroles et la ténacité des engagements de parti, ce pays-ci est le pays du bon sens définitif, du progrès lent mais continu. Il ne retrouvera un gouvernement fort que lorsque les partis divers, sans abdiquer leurs maximes et leurs tendances caractéristiques, se seront tous décidés à pratiquer cette politique équitable et modérée vers laquelle, soit qu’ils le proclament, soit qu’ils s’en taisent, convergent aujourd’hui tous les esprits. On prévoyait dès lors avec certitude que sir Robert Peel ne tarderait pas à arriver au gouvernement par cette voie ; j’écrivais le 23 mai, à la veille d’un échec des whigs : J’ai cru jusqu’ici que les conservateurs, les gens d’esprit du moins, ne se souciaient pas, au fond, de renverser le cabinet. Je commence à en douter. L’un d’entre eux m’a dit hier : Nous dissoudrions le Parlement. La dissolution nous donnerait trente voix de majorité. Le problème du moment est d’obtenir de la Chambre des lords les réformes nécessaires, en Irlande et ailleurs. Peel peut seul manier (manage) cette chambre et lui faire faire des pas en avant. Peel n’est pas un grand homme, mais il fera ce que de grands hommes ne pourraient pas faire[1].

Sir Robert Peel a fait ce qu’on attendait de lui. Reste maintenant à savoir comment se refera ce qu’il a défait. De grandes réformes sociales ont été accomplies ; les grands partis politiques, nécessaires à la puissance et à la longue durée des gouvernements libres, parviendront-ils à se réorganiser ? C’est dans le travail de ce nouveau problème que tâtonne aujourd’hui l’Angleterre.

De tous les champions du vieux torysme anglais que j’ai rencontrés, c’est un homme étranger à la haute aristocratie et à la cour, c’est un bourgeois lettré et placé, dans la carrière politique, au troisième rang, M. John Wilson Croker, qui m’a le mieux représenté et fait comprendre son parti. Il avait été longtemps membre de la Chambre des communes et secrétaire de l’Amirauté ; mais, depuis la réforme parlementaire qu’il avait énergiquement et spirituellement combattue, il était sorti du Parlement et des affaires, et ne s’occupait plus que de critique politique et littéraire. Il y portait toutes les maximes, toutes les traditions, toutes les passions d’un serviteur du cabinet de lord Liverpool et de lord Castlereagh, toujours ardent adversaire, au dedans, des whigs, même quand il sentait la nécessité de certaines réformes, au dehors, de la Révolution française, républicaine ou impériale, quoique sans haine ni jalousie envers la France, et plein même, pour le génie français, d’admiration et presque de goût, comme un spectateur intelligent admire un grand acteur. C’était un homme d’une instruction peu commune, d’un esprit sagace, vigoureux, judicieux, curieux, mais l’esprit de parti incarné, intraitable, résolu à tout défendre, de peur de laisser entamer le système général auquel il appartenait. Il occupait, dans le palais de Kensington, un appartement que lui avait donné, pour sa vie, le roi George IV, et c’était dans le Quarterly Review qu’il déployait toute sa polémique. Je l’avais vu à Paris avant 1840 ; je le revis à Londres pendant mon ambassade ; et quand je retournai en Angleterre en 1848, il me donna des marques d’un intérêt aussi actif qu’affectueux. Nous discutions à perte de vue ; mais nous nous comprenions, même quand nous ne nous accordions pas, et j’ai beaucoup appris, dans ses entretiens, sur l’état de la société anglaise et sur l’histoire de son temps.

Les radicaux faisaient peu de bruit à Londres en 1840. En Angleterre comme ailleurs, plus que partout ailleurs, ce parti comprend deux éléments très divers, les radicaux révolutionnaires et les radicaux réformateurs : les uns, ennemis passionnés de l’ordre établi et aspirant à le renverser ; les autres, novateurs systématiques, travaillant à faire prévaloir leurs théories dans les institutions nationales et par ces institutions mêmes, sans en changer les grandes bases. La réforme parlementaire de 1832 avait, pour un temps, réduit ces deux fractions du parti, la première à l’impuissance, la seconde à l’espérance patiente : les chartistes ne tentaient plus de manifestations populaires, et les démocrates constitutionnels s’appliquaient à faire prévaloir, dans le Parlement comme dans le public, leurs projets de réforme : J’ai dîné hier chez M. Grote avec cinq ou six radicaux, écrivais-je à Paris le 19 mars, esprits tranquilles quoique bien radicaux. M. Grote me parle des chartistes à peu près comme lord John Russell, et lord John Russell comme lord Aberdeen. Il y a bien du factice dans le classement politique des hommes, et ils diffèrent bien moins qu’ils ne croient. Mais c’est là le gouvernement représentatif ; par la publicité et la discussion continues, il aggrave les dissentiments et échauffe les luttes. La vie politique est à ce prix. En dehors du Parlement et dans les relations sociales, les whigs prenaient bien du soin pour plaire aux radicaux réformateurs et les attirer dans leurs rangs ; j’écrivais le 30 avril : Madame Grote devient un personnage ; lady Palmerston l’a invitée à une soirée. J’ai entendu avant-hier lady Holland faire un petit complot pour l’avoir à dîner à Holland-House la semaine prochaine, et elle recommandait à lord John Russell de n’y pas manquer et de plaire à madame Grote. Ils ne lui plaisent pas et elle ne leur plaira pas. Elle a de la hauteur et veut de la place. Ils ne lui en feront pas assez. Les complaisances aristocratiques ne réussiront pas à se mettre au niveau des fiertés bourgeoises. Il doit, il peut y avoir, entre les deux classes, des rapprochements sérieux et efficaces, par nécessité, par bon sens, par esprit de justice et de prévoyance ; mais ce sera de l’entente politique, non de l’assimilation sociale ; on pourra agir ensemble dans le Parlement ; on ne vivra pas familièrement ensemble dans les salons. On n’aura pas le vote de M. Grote comme don Juan obtient l’argent de M. Dimanche. Tout ce qui est factice, superficiel, momentané dans les rapports de la vie mondaine, demeure sans effet, si même cela ne nuit pas à l’accord, au lieu d’y servir.

En ma qualité de protestant, j’étais, pour les divers partis religieux en Angleterre, anglicans et dissidents, un objet de curieuse et bienveillante attention. Peu après mon arrivée, l’évêque de Londres, M. Bloomfield, savant helléniste, me donna à dîner avec l’archevêque de Cantorbéry, l’évêque de Llandaff, deux chanoines de Westminster et quelques laïques zélés. Il me demanda d’aller avec lui un dimanche, dans sa voiture, à l’office solennel, dans l’église de Saint-Paul. Il voulait m’y faire une réception officielle et étaler un peu, dans sa cathédrale, un ambassadeur de France protestant. Je m’y refusai. Je n’aime pas les grandeurs humaines dans ce lieu-là. J’allai en effet à Saint-Paul, mais sans bruit, entrant simplement avec l’évêque et assis à côté de lui. Parmi les prélats anglicans avec qui je fis connaissance, l’archevêque de Dublin, M. Whately, correspondant de notre Institut, m’intéressa et me surprit ; esprit original, fécond, inattendu, instruit et ingénieux plutôt que profond dans les sciences philosophiques et sociales, le meilleur des hommes, parfaitement désintéressé, tolérant, libéral, populaire, et, à travers son infatigable activité et son intarissable conversation, étrangement distrait, familier, ahuri, dégingandé, aimable et attachant, quelque impolitesse qu’il commette et quelque convenance qu’il oublie. Il devait parler le 13 avril, à la Chambre des lords, contre l’archevêque de Cantorbéry et l’évêque d’Exeter, dans la question des biens à réserver pour le clergé au Canada[2] : Je ne suis pas sûr, me dit lord Holland, que, dans son indiscrète sincérité, il ne dise pas qu’il ne sait point de bonne raison pour qu’il y ait, à la Chambre des lords, un banc des évêques. Il ne parla point, car le débat n’eut pas lieu ; mais, dans cette occasion comme dans toute autre, il n’eût certainement pas sacrifié, aux intérêts de sa corporation, la moindre parcelle de ce qu’il eût regardé comme la vérité ou le bien public.

On a beaucoup parlé et on parle encore beaucoup, notamment en France, de l’Église anglicane ; elle est, à mon avis, peu connue et mal comprise. On lui reproche d’avoir pris naissance, non dans les croyances publiques, mais dans la tyrannie de Henri VIII ; d’avoir, à son origine, scandaleusement varié dans ses professions de foi ; de s’être approprié les dépouilles de l’Église catholique ; d’avoir à son tour tyrannisé les dissidents et maltraité le bas clergé ; enfin de manquer d’indépendance, ayant et acceptant, pour chef de l’Église, le chef laïque de l’État. Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches, et je ne chercherai pas à les atténuer en discutant ce qu’ils peuvent avoir d’excessif. Je ne demanderai même pas quels sont les pouvoirs, quels sont les établissements humains dont on pourrait sonder l’origine sans y rencontrer les violences et les vices que sème partout la main des hommes quand elle prétend aux honneurs de la création. Un fait spécial apparaît dans l’histoire de l’Église anglicane ; en durant et en grandissant, elle s’est singulièrement éloignée et affranchie de son berceau. Elle est riche, riche de biens qui lui appartiennent en propre ; elle exerce sur la masse de la population anglaise une grande influence ; elle siége dans la Chambre des lords ; par son origine, par sa situation, elle semble essentiellement engagée dans la politique ; elle y a été d’abord intimement associée et presque asservie ; et pourtant elle n’a aujourd’hui point de prétentions politiques ; elle se renferme dans sa mission religieuse ; il n’est jamais arrivé qu’une Église si bien dotée, si haut placée et investie d’une si puissante action morale, se contentât si sagement de son rôle spirituel et cherchât si peu à intervenir dans le gouvernement civil du pays. Est-ce défaut d’indépendance dans son propre domaine et complète soumission au pouvoir laïque dont elle reconnaît la suprématie ? Nullement, et ceux-là se trompent fort qui jugent, en ceci, d’après les inductions logiques et les premières apparences de l’histoire. Quand la Réforme du XVIe siècle a éclaté, l’une de ses principales causes a été l’ardent travail des laïques, princes et peuples, non seulement pour affranchir l’État de la domination de l’Église, mais aussi pour prendre, dans le gouvernement de l’Église elle-même, leur place et leur part. Tels avaient été les progrès de la civilisation et le mouvement des esprits que, dans une grande partie de l’Europe chrétienne, la société laïque ne voulait plus, même en matière de discipline religieuse, subir, sans participation et sans contrôle, le pouvoir absolu de la société ecclésiastique, du clergé. A la suite des luttes suscitées par cette fermentation sociale, trois systèmes se sont trouvés en présence : 1º le système catholique, c’est-à-dire l’autonomie indépendante de l’Église religieusement gouvernée par le clergé seul ; 2º le système mixte, c’est-à-dire l’autonomie indépendante de l’Église religieusement gouvernée par les ecclésiastiques et les laïques mêlés à divers degrés et sous diverses formes ; 3º l’Érastianisme, c’est-à-dire l’abolition de l’autonomie de l’Église et son gouvernement passant aux mains du souverain laïque de l’État. Je n’ai garde de comparer ici ces divers systèmes ; je ne veux que les constater et les caractériser. Les deux derniers, quoique très divers, puisque l’un a maintenu et l’autre aboli l’autonomie indépendante de l’Église, ont pris également leur source dans l’influence croissante de la société laïque et dans son désir d’échapper au pouvoir absolu du clergé. L’Érastianisme a prévalu en Angleterre, dans l’Église nationale, pendant que le système du gouvernement mixte prévalait, sur le même sol, dans la plupart des sectes dissidentes, Presbytériens, Indépendants, Baptistes, etc. Mais quoique soumise, en principe, au gouvernement laïque de l’État, et d’abord son docile et quelquefois même son servile instrument, l’Église anglicane n’a pas tardé à devenir, en fait, très libre dans l’ordre spirituel. Par quelques-unes de ses maximes fondamentales, par son organisation aristocratique, par ses intérêts spéciaux, elle est restée le naturel et très utile allié du pouvoir civil ; mais depuis longtemps la Couronne et le Parlement ne se mêlent guère de ses affaires propres et intérieures, pas plus qu’elle ne se mêle elle-même des affaires de l’État. L’Église nationale a sa part, en Angleterre, de la liberté générale du pays ; le complet établissement du régime libre a eu là cette salutaire conséquence que le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, bien que nominalement réunis dans les mêmes mains, se sont, dans la pratique, séparés l’un de l’autre et mutuellement respectés. L’instinct du droit et le bon sens ont prévalu à ce point que l’État et l’Église, confondus en apparence, sont distincts en réalité, et se renferment habituellement chacun dans son domaine naturel.  Et en même temps que l’état général de la société anglaise faisait ainsi recouvrer, en fait, à l’Église anglicane, une partie de l’indépendance qui lui manque en principe, cette Église vivait en présence de sectes dissidentes longtemps persécutées, opprimées, jamais anéanties ni entièrement dépouillées de leurs libertés anglaises, et toujours en possession de leur autonomie religieuse. Cette concurrence continue n’a pas permis à l’Église anglicane de tomber, d’une façon durable, dans l’indifférence, l’apathie, le relâchement, les mœurs mondaines, la complaisance servile envers le pouvoir ; au milieu de ses faiblesses, de ses langueurs, de ses chutes, elle a eu constamment sous les yeux des exemples de foi vive, de ferveur pieuse, de ferme indépendance. A travers leurs divagations et leurs emportements, ces mérites n’ont jamais manqué, en Angleterre, aux sectes dissidentes ; et leurs exemples, leur rivalité ont agi, sur l’Église anglicane, comme un aiguillon dans ses flancs ; elle a été constamment provoquée et amenée à se relever, à se ranimer, à se retremper dans la foi et la vie chrétiennes. Elle n’est certes pas exempte aujourd’hui des doutes, des déviations, de la fermentation hostile qui travaillent le christianisme tout entier ; comme l’Église catholique, comme les sectes dissidentes anglaises, comme le protestantisme continental, elle a ses incrédules, ses sceptiques, ses critiques ; mais c’est une grande ignorance des faits ou un grand aveuglement de la passion de croire que, pour cela, elle soit en état de décomposition et de décadence ; au milieu même de la crise générale que subit le christianisme, l’Église anglicane est devenue de nos jours et devient chaque jour plus chaudement et plus efficacement chrétienne ; les croyances essentielles du christianisme, les mœurs graves, les sentiments pieux, la foi, le zèle et la charité chrétienne y sont en incontestable progrès ; les édifices consacrés à son culte se multiplient rapidement ; les populations s’y réunissent bien plus nombreuses et plus empressées ; ses œuvres pieuses, prochaines ou lointaines, s’étendent et prospèrent. Quand j’arrivai à Londres, en 1840, quand je vis l’Église anglicane de près et à l’œuvre, je fus frappé de la féconde activité religieuse qui s’y déployait ; et depuis cette époque, les faits que j’ai recueillis ou vus moi-même me laissent convaincu qu’au sein de cette Église et en dépit des mouvements contraires, ce mouvement de renaissance chrétienne n’a pas cessé de se développer.

J’observai, chez les sectes dissidentes, un mouvement, non pas semblable, mais correspondant et d’un effet non moins salutaire. Dans ces petites sociétés persécutées, la ferveur religieuse avait toujours été grande ; mais des sentiments violents et durs y régnaient ; la haine semble une vengeance de l’injustice, et les hommes se soulagent de leurs maux en en détestant les auteurs. Quand une politique libérale a fait cesser, en Angleterre, les gênes oppressives, les restrictions offensantes qui pesaient sur les dissidents, quand ils ont vu l’Église anglicane devenir à la fois plus zélée dans sa vie religieuse et plus bienveillante envers eux, ils se sont eux-mêmes apaisés et adoucis ; l’isolement légal cessait, le rapprochement volontaire s’est accompli. Progrès moral d’abord plus qu’intellectuel ; les idées religieuses de plusieurs des sectes dissidentes anglaises restent encore, sur beaucoup de points, bien étroites et exclusives ; mais les sentiments amers et les préventions haineuses se sont singulièrement effacés. Les cœurs sont plus chrétiens que les esprits.

J’assistai un jour à un remarquable exemple de cet heureux progrès. J’avais vu plusieurs fois, à Paris, en 1838 et 1839, une femme déjà célèbre alors par ses œuvres pieuses dans les prisons, mistriss Elizabeth Fry, de la secte des quakers, si le mot de secte peut être employé à propos d’une personne dont le cœur était si ouvert à toutes les sympathies humaines ; le nom que se donnent eux-mêmes les quakers, Société des amis, lui convenait beaucoup mieux. Partout où elle avait passé, en France et en Allemagne comme en Angleterre, Mme Fry avait vivement frappé tous ceux qui l’avaient vue, les grands comme les déshérités de la terre, les vertueux comme les coupables de la société, par son ardeur, je dirai aussi par sa puissance chrétienne et philanthropique. Je la revis à Londres en 1840, et elle m’engagea à dîner chez elle le 6 juillet, avec sa nombreuse famille et ses intimes amis. Je trouvai là, avec les quakers, des anglicans, des presbytériens, des indépendants, probablement d’autres dissidents encore, tous conservant leur croyance et leur physionomie propres, et pourtant réunis dans un sentiment commun de piété libre et affectueuse. Parmi les enfants mêmes de Mme Fry, plusieurs avaient cessé d’être quakers et étaient rentrés dans l’Église anglicane ; ils n’étaient pas moins bien traités, ni moins à l’aise dans leur famille. Évidemment, le respect de la liberté religieuse et de la foi sincère avait pénétré assez avant dans toutes ces âmes pour maintenir la bienveillance et la paix au sein de la diversité.

Je trouve, dans les Mémoires mêmes de Mme Fry sur sa vie, publiés par deux de ses filles, une mention de ce dîner que je veux citer textuellement, tant elle marque bien le caractère original de la personne et de la réunion :

Upton-Lane, le septième jour du septième mois.

Nous avons eu hier à dîner l’ambassadeur de France et une nombreuse compagnie. Ces occasions sont sérieuses pour moi. Je me demande s’il est bien fait de donner un dîner qui coûte cher, s’il en peut résulter quelque bien, et si, à l’approche de la mort, nous emploierions ainsi notre temps. D’un autre côté, après l’extrême bienveillance qui nous a été témoignée en France, même par le gouvernement français, nous devons bien aux Français quelque marque d’attention. Il est juste d’ailleurs et chrétien de se montrer hospitalier envers les étrangers, et je ne crois pas qu’on ait tort de les recevoir, dans une certaine mesure, comme ils ont coutume de vivre. Ma crainte est de n’avoir pas assez bien employé ce temps pour mettre en avant les importants sujets qui doivent toujours nous occuper. J’ai essayé de le faire un peu ; pas assez, j’ai peur.

Mme Fry pouvait se rassurer ; elle n’avait pas négligé cette occasion de conversation morale et pieuse. Il est vrai qu’elle avait aussi pris quelque plaisir à faire apporter dans le salon un grand portefeuille, et à me montrer les portraits et les lettres des personnages considérables, grands du monde ou de l’esprit, avec qui elle avait été en rapport. Femme forte et excellente, née pour convertir, consoler et commander, car elle avait beaucoup de charité chrétienne, de sympathie féminine, d’autorité naturelle et un peu de vanité.

Après mes souvenirs de la société anglaise, telle que je l’ai vue en 1840, je voulais parler aussi de la cour d’Angleterre à cette époque. Je ne le ferai pas aujourd’hui. Je voyais commencer alors ce rare bonheur royal que la mort du prince Albert vient de détruire avant l’heure, s’il est permis de dire que telle heure, et non pas telle autre, convient à la mort. Comment retracerais-je en ce moment les réunions et les fêtes de cette royauté jeune, heureuse, charmée de son ménage comme de son trône, et de qui l’Angleterre se plaisait à concevoir ces belles espérances de vertu domestique et de sagesse politique qui ont été si dignement remplies ? Les plus respectueuses paroles ne me satisferaient pas moi-même, et je ne me permettrais pas d’y mêler cette liberté d’observation que n’interdit pas le plus sincère respect. Plus tard, quand un peu de temps se sera écoulé, et s’il m’est donné de conduire ces Mémoires à leur terme, je retrouverai l’occasion de rentrer à Buckingham-Palace, à Windsor, et de rappeler les impressions que j’en ai reçues et les souvenirs que j’en ai gardés.

Chez moi comme hors de chez moi, par les affaires et par le monde, ma vie était très occupée. Je ne saurais dire qu’elle fût pleine. Je n’ai jamais mieux reconnu quel vide peut exister dans des journées dont tous les moments sont remplis. Ma situation politique me convenait ; j’avais de grands intérêts à traiter. Ce que je puis ressentir de curiosité et d’amour-propre mondain était satisfait. Je ne suis pas insensible à ces petits plaisirs ; même quand je les trouve petits, quand j’ai l’air de m’en amuser plus que je ne m’en amuse réellement, je sais me défendre contre leur ennui ; je ne m’en impatiente pas ; l’impatience me déplaît et m’humilie ; j’ai besoin de croire que je veux ce que je fais, et j’accepte de bonne grâce la nécessité pour échapper aux apparences de la contrainte. Mais ni les travaux de la vie politique, ni les plaisirs de la vie mondaine ne m’ont jamais suffi. Ce sont des joies superficielles, quelque fortes ou agréables qu’elles puissent être. Il y a loin de la surface au fond de l’âme ; une vraie et longue intimité, des regards d’affection, des paroles de confiance, l’abandon, le calme et la chaleur du foyer domestique, c’est là ce qui épanouit et remplit vraiment le cœur. Salomon a trop dit quand il a dit : Vanité des vanités, tout est vanité ; l’activité politique, l’importance sociale, le pouvoir, le monde, les succès d’ambition et d’amour-propre, tout cela est quelque chose, et, même aujourd’hui, je ne le dédaigne point. Mais je ne m’y suis jamais senti satisfait et reposé comme on se sent satisfait et reposé dans le bonheur intime. Pourquoi donc faire, dans la vie, une si large part, et avec tant de travail, à ce qui suffit si peu ? C’est qu’on appartient à sa vocation bien plus qu’à soi-même ; on obéit à sa nature bien plus qu’à sa volonté. Je me suis porté aux affaires publiques comme l’eau coule, comme la flamme monte. Quand j’ai vu l’occasion, quand l’événement m’a appelé, je n’ai pas délibéré, je n’ai pas choisi ; je suis allé à mon poste. Nous sommes des instruments entre les mains d’une puissance supérieure qui nous emploie, selon ou contre notre goût, à l’usage pour lequel elle nous a faits.

Quand j’étais las de conversations diplomatiques, de dépêches, de visites et d’isolement dans ma maison, j’allais me promener seul, dans les parcs de Londres, ou plus loin, aux environs de la ville. Regent’s Park surtout me plaisait ; il est loin des quartiers populeux ; l’espace est immense, la verdure fraîche, les eaux sont claires, les massifs d’arbres encore jeunes. Je trouvais là réunies deux choses qui vont rarement ensemble, l’étendue et la grâce. Je n’y rencontrais, je n’y apercevais presque personne. Dans la complète solitude et en présence de la nature, on oublie l’isolement.

Les dimanches, Regent’s Park était un peu plus animé ; assez de promeneurs, presque constamment silencieux ; des prédicateurs de plein vent, entourés de trente ou quarante auditeurs, commentant un texte de la Bible ou un précepte de l’Évangile, et mêlant à leurs commentaires des récits familiers ou d’étranges dissertations métaphysiques, mais toujours dans un dessein pratique, pour régler la pensée et la vie. Je m’arrêtai un jour à deux de ces groupes. Dans l’un, le prédicateur tenait un livre, un voyage en Afrique, et lisait l’histoire d’un missionnaire qui s’était guéri d’une longue maladie en vivant sobrement et buvant de l’eau : Vous voyez bien par là, concluait-il, que boire de l’eau n’est pas du tout mauvais pour la santé. L’autre orateur, calviniste rigoureux, soutenait, contre un interlocuteur qui le lui contestait, que l’homme n’est pas libre, n’a point de libre arbitre : Regardez cet arbre, disait-il, vous voudriez croire que c’est une maison ; vous ne le pouvez pas ; vous n’avez donc pas de libre arbitre. Le bon sens de ses auditeurs s’étonnait, mais ne cessait pas d’être attentif. Ce ne sont pas là, bien s’en faut, tout le peuple de Londres et tous ses plaisirs ; mais il y a dans ce peuple, et en grand nombre, des familles dont ce sont là les plaisirs.

Hors de Londres, dans les vallées et sur les collines qui l’entourent, à Richmond, à Hampstead, à Norwood, la nature est charmante, aussi charmante qu’elle peut l’être par ses propres agréments bien ménagés et soignés par la main de l’homme. Il lui manque la grandeur des formes et l’éclat de la lumière ; elle plaît et attache, sans émouvoir ni saisir. Les châteaux, les parcs, les villas, les cottages élégants sont semés en si grand nombre dans cette campagne que la nature semble n’être là qu’au service de l’homme et pour ses seuls plaisirs. Je visitai les principales de ces habitations ; deux surtout me frappèrent, Sion-House, qui appartient au duc de Northumberland, et Chiswick, au duc de Devonshire. Sion-House rappelle les maisons royales ; ses serres ont passé longtemps pour les plus riches de l’Angleterre ; la salle à manger est soutenue par douze colonnes de vert antique, les plus belles, dit-on, qui existent, et qui furent trouvées, il y a un siècle, dans le Tibre. Le grand-père du duc de Northumberland actuel les acheta et les fit transporter en Angleterre. Des vaches superbes paissaient dans une superbe prairie, sous les fenêtres de cette salle à manger ornée de ces colonnes, et dans laquelle on roulait, sur son fauteuil, le duc de Northumberland goutteux et impotent. Chiswick ne ressemble en rien à Sion-House. C’est une charmante maison italienne, sans le soleil, sans la Brenta, sans toute cette nature brillante et chaude qui anime et embellit, en Italie, la plus petite architecture. Et au bas de l’escalier, dans un coin, une statue de Palladio assis qui a l’air de grelotter. Chiswick est trop orné, trop joli. Le joli ne convient qu’au Midi. Les femmes de l’Espagne ou de la Provence se bariolent de rubans de toutes couleurs, de bijoux d’or et d’argent de toute espèce. Cela va à leur tournure fine et légère, à la vivacité de leurs mouvements, à leurs airs d’esprit et de corps. Lady Clanricarde était à Chiswick toute enveloppée de mousseline blanche, avec une seule pierre au milieu du front. Elle était belle et en harmonie avec sa patrie. Les maisons sont comme les personnes ; pas plus au point de vue de l’art que pour les usages de la vie, il ne leur convient d’être étrangères à leur climat. Le parc de Chiswick, voilà l’Angleterre. Je n’ai vu nulle part des gazons si épais, si égaux, si fins. C’est du velours qui pousse.

Je fis, dans mes excursions aux environs de Londres, deux visites, non plus de châteaux mais d’établissements publics, qui m’intéressèrent vivement. J’allai voir deux grandes écoles consacrées, l’une aux conditions sociales les plus humbles, les plus dénuées, l’autre aux classes élevées et puissantes. Il y avait alors, et sans doute il y a encore, à Norwood, une école populaire qui réunissait environ mille enfants pauvres, nés dans les manufactures ou recueillis dans les rues de Londres. Le premier objet qui frappa ma vue, en entrant dans la vaste cour de la maison, fut un grand vaisseau avec ses mâts, ses voiles, ses agrès ; la cour était comme le pont du vaisseau, d’où partaient les mâts et tout l’équipement. Quatre-vingts ou cent petits garçons, de sept à douze ans, étaient dans la cour, commandés par un vieux matelot. A un signal donné par lui, je vis tous ces enfants s’élancer sur le vaisseau, grimpant le long des mâts, des vergues, des cordages. En deux minutes, un petit garçon de neuf ans était assis à la sommité du grand mât, à cent vingt pieds au-dessus du sol, et remuait fièrement de là, avec son pied, le grand pavillon. Tous les autres étaient répandus de tous côtés, les uns tranquilles ; les autres en mouvement. C’était une lutte réglée de hardiesse, d’adresse, de sang-froid, d’activité naïve et sérieuse. La plupart de ces enfants deviennent en effet des matelots. On les préparait aussi à d’autres professions. Dans les diverses parties de l’école, de petits menuisiers, de petits tailleurs, de petits cordonniers, de petits palefreniers, de petites blanchisseuses étaient à l’œuvre, les uns occupés de leur apprentissage manuel, les autres réunis dans les salles de lecture ou de chant. Beaucoup d’entre eux avaient l’air chétif et maladif, triste fruit de leur origine ; mais ils vivaient évidemment là sous un régime de travail salubre, de discipline bienveillante, et dressés pour un honnête avenir. Un petit garçon de douze ans, bossu, dirigeait l’école de chant avec intelligence et autorité. Cinq semaines après ma visite à l’école de Norwood, le 4 juin, j’étais au collège d’Eton ; je parcourais, avec le digne et savant principal que cette grande école vient de perdre, le docteur Hawtrey, les salles d’étude, le réfectoire, la bibliothèque où s’élèvent les huit ou neuf cents membres du Parlement, juges, généraux, amiraux, évêques futurs de l’Angleterre. Tout, dans cette maison, a bon et grand air, un air de force, de règle et de liberté. Debout, au milieu de la cour, est la statue de Henri VI, ce roi  imbécile, à peine roi de son temps, et qui n’en préside pas moins,depuis quatre siècles, dans la maison qu’il a fondée, à l’éducation de son pays. Autour de la maison, les plus belles prairies, et dans ces prairies les plus beaux arbres qu’on puisse voir. En face, Windsor, ce château royal qui a gardé toutes les apparences d’un château fort, et qui perpétue, au sein de la pacifique civilisation moderne, l’image de la vieille royauté. Rien que la Tamise entre Windsor et Eton, entre les rois et les enfants. Et la Tamise couverte, ce jour-là, de jolis bateaux longs et légers, remplis de jeunes garçons en vestes rayées bleu et blanc, avec de petits chapeaux de matelot, ramant à tour de bras pour gagner le prix de la course navale. Les deux rives couvertes de spectateurs à pied, à cheval, en voiture, assistant avec un intérêt gai, quoique silencieux, à la rivalité des bateaux. Et au milieu de ce mouvement, de cette foule, trois beaux cygnes étonnés, effarouchés, se réfugiant dans les grandes herbes du rivage pour échapper aux usurpateurs de leur empire. C’était un charmant spectacle qui a fini par un immense dîner d’enfants, sous une grande tente entourée, comme jadis les dîners royaux, de la foule des spectateurs. Je n’y trouvai à reprendre que l’abondance un peu excessive du vin de Champagne qui finit par jeter ces enfants dans une gaieté trop bruyante, même pour une fête en plein air.

Si j’étais allé en Angleterre il y a soixante ou quatre-vingts ans, ce petit fait ne m’aurait probablement pas frappé ; il y avait encore, à cette époque, même dans les classes élevées de la société anglaise, bien des restes de mœurs grossières et désordonnées. Précisément parce que l’Angleterre a été, depuis des siècles, un pays de liberté, les résultats les plus divers de la liberté s’y sont développés avec tous leurs contrastes ; la sévérité puritaine s’y est maintenue à côté de la corruption des cours de Charles II et des premiers George ; des habitudes presque barbares ont persisté au milieu des progrès de la civilisation ; l’éclat de la puissance et de la richesse n’avait point banni des hautes régions sociales les excès d’une intempérance vulgaire ; l’élévation même des idées et des talents n’entraînait pas la délicatesse des goûts, et l’on pouvait ramasser ivre dans la rue M. Sheridan qui venait de ravir le Parlement par son éloquence. C’est de notre temps que ces choquantes disparates dans l’état des mœurs en Angleterre se sont évanouies, et que la société anglaise est devenue une société aussi polie que libre, où les habitudes grossières sont contraintes de se réformer ou de se cacher, et où la civilisation se montre de jour en jour plus générale et plus harmonieuse. Deux progrès divers, et qui marchent rarement ensemble, se sont accomplis et se développent, depuis un demi-siècle, en Angleterre ; les lois morales s’y sont raffermies et en même temps les mœurs y sont devenues plus douces, moins mêlées de violents excès, je dirai volontiers plus élégantes. Et ce n’est pas seulement dans les régions élevées et moyennes, c’est aussi dans les classes populaires que ce double progrès est sensible ; la vie domestique, laborieuse et régulière, étend chez ces classes son empire ; elles comprennent, elles recherchent, elles goûtent des plaisirs plus honnêtes et plus délicats que les querelles brutales ou l’ivresse. L’amélioration est, à coup sûr, très incomplète ; les passions grossières et les habitudes désordonnées fermentent toujours au sein de la misère obscure et oisive, et il y a toujours, dans Londres, Manchester ou Glasgow, ample matière aux descriptions les plus hideuses. Mais à tout prendre, la civilisation et la liberté ont tourné en Angleterre, dans le cours du XIXe siècle, au profit du bien plutôt que du mal ; les croyances religieuses, la charité chrétienne, la bienveillance philanthropique, l’activité intelligente et infatigable des classes élevées, le bon sens répandu dans toutes les classes ont lutté et luttent efficacement contre les vices de la société et les mauvais penchants de la nature humaine. Quand on vit quelque temps en Angleterre, on se sent dans un air froid mais sain, où la santé morale et sociale est plus forte que les maladies morales et sociales, quoiqu’elles y abondent.

Quand je dis qu’en Angleterre l’air est froid, dans la société comme dans le climat, je n’entends pas dire que les Anglais soient froids ; l’observation et ma propre expérience m’ont appris le contraire. On ne rencontre pas seulement chez eux des sentiments élevés et des passions fortes ; ils sont très capables aussi d’affections profondes qui, une fois entrées dans leur cœur, deviennent souvent aussi tendres que profondes. Ce qui leur manque, c’est la sympathie instinctive, prompte, générale, cette disposition qui, sans motif ni lien spécial, sait comprendre les idées et les sentiments d’autrui, les ménager ou même s’y associer, et rendre ainsi les rapports sociaux faciles et agréables. Ce n’est pas que les Anglais ne tiennent beaucoup aux rapports sociaux, et ne soient très curieux de ce que sont ou pensent les autres hommes ; mais il faut que leur curiosité s’arrange avec leur dignité et leur timidité. Par gaucherie et embarras, autant que par fierté, ils ne montrent guère ce qu’ils sentent. Il en résulte, dans leurs relations et leurs façons extérieures, un défaut d’aisance et d’onction sociale qui refroidit et quelquefois repousse. Même entre  eux, ils sont peu ouverts et peu bienveillants ; ils ont presque constamment un air d’observation dédaigneuse et caustique qui respire et inspire un secret et petit déplaisir. Au fond, ils ont grand besoin et grande envie de mouvement d’esprit et d’amusement ; ils aiment beaucoup la conversation, et quand elle s’offre à eux animée et variée, ils y prennent grand plaisir ; mais d’eux-mêmes, et sauf quelques brillantes exceptions, ils y portent peu d’entrain et d’initiative. Ils ne savent pas faire ce qui leur plaît, ni jouir à leur aise de l’esprit qu’ils ont. Le feu est là, mais couvert ; il faut que l’étincelle qui l’allumera vienne d’ailleurs.

Dans les solitaires loisirs que me laissaient souvent les affaires de l’ambassade et les soins obligés du monde, j’observais avec un profond intérêt cette grande société si fortement constituée en même temps que si libre, où tant de contrastes ne détruisent pas l’harmonie de l’ensemble, et où la nature humaine se développe si largement, bien que contenue par des freins et des contrepoids qui empêchent que ses prétentions et ses égarements ne se portent aux derniers excès. J’ai beaucoup appris dans cette étude morale et sociale qui m’ouvrait, à chaque pas, des horizons nouveaux, et ne me faisait pourtant pas oublier ma solitude domestique. Les Anglais ont raison d’attacher le plus grand prix à leur vie intérieure, à leur home, et surtout à l’intimité de la relation conjugale ; ils ne trouveraient pas chez eux, dans la vie mondaine, ce mouvement, cette variété, cette facilité, cette douceur de toutes les relations qui, ailleurs et pour beaucoup de gens, tiennent presque lieu de bonheur. Un étranger, homme d’esprit et qui avait beaucoup vécu en Angleterre, me disait un jour : Si on est bien portant, heureux chez soi et riche, il faut être Anglais. C’était trop exiger, et il y a en Angleterre, au moins autant qu’ailleurs, beaucoup de vies heureuses à des conditions plus modestes ; mais il est certain que, pour être heureux dans la société anglaise, il faut tenir au bonheur sérieux et intime plus qu’au laisser-aller et à l’amusement.

 

 

 



[1] Peel is not a great a man ; but, he will do what great men could not do.

[2] Clergy reserves.