MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME QUATRIÈME — 1837-1840.

CHAPITRE XXIII. — DISLOCATION DU PARTI DE GOUVERNEMENT.

 

 

J’ai aimé le pouvoir, et pourtant je n’en suis jamais sorti sans éprouver un sentiment de bien-être et presque de joie, comme un écolier laborieux qui entre en vacances, ou comme un homme qui respire à l’aise en se déchargeant d’un pesant fardeau. Une profonde tristesse me saisit quand, le 22 février 1836, je rentrai dans cette petite maison où je ne ramenais pas celle qui, naguère, la remplissait de bonheur ; mais c’était notre maison ; elle était pleine de chers souvenirs, et j’y retrouvais le repos et la liberté, grand charme, après des années de travail et de combat. C’est le privilège du cœur humain d’admettre au même instant les sentiments les plus contraires sans se soucier du désaccord et de l’inconséquence.

J’avais une autre satisfaction, plus superficielle, mais point indifférente. Le public nous approuvait, mes amis et moi, d’être sortis du pouvoir pour n’avoir pas voulu y accepter un échec et une situation embarrassée. La réduction des rentes était fort impopulaire dans Paris ; c’était l’opposition et le tiers-parti qui en avaient fait adopter la proposition dans la Chambre des députés ; derrière les débats, on soupçonnait une intrigue. Les apparences de l’intrigue viennent vite à la suite du succès, quand même l’intrigue ne l’a pas déterminé, et il est périlleux de s’élever par une défaite qu’on a partagée. Des marques générales d’estime et de sympathie venaient nous chercher dans notre retraite : je restais chez moi les jeudis soir ; l’ambassadrice d’Angleterre, lady Granville, et sa nièce, la duchesse de Sutherland, eurent peine un jour à pénétrer dans le petit salon où ma mère recevait les visiteurs avec une gravité simple et passionnée qui inspirait l’intérêt en commandant le respect. Ceux-là même de nos amis qui regrettaient notre résolution, en reconnaissaient le bon effet pour nous-mêmes : De si loin, m’écrivait de Saint-Pétersbourg M. de Barante, je me garde d’affirmer que ce n’était pas nécessaire ; mais je m’afflige du résultat. Des hommes graves, sûrs, fermes, de grand talent et de haute renommée, sont regrettables en tout temps, et nous ne sommes pas au point, ce me semble, d’en être privés sans dommage ni danger. Ce danger, vous le diminuez par une conduite que je savais d’avance ; vous rendez possible le ministère qui vous succède, et vous ne lui laissez pas la tentation de dériver, encore qu’il soit posé pour cela. M. Thiers est homme de bon sens, en même temps qu’il a esprit, talent et courage ; mais je crains que sa situation ne soit longtemps en équilibre, et qu’il ne lui soit, bon gré mal gré, difficile de faire un mouvement. Sa raison aura eu, je suppose, fort à combattre contre son rêve d’ambition. Il l’a dit beaucoup, et en vérité, je le crois. Au dehors, je n’aperçois encore aucun effet ; je n’ai nulle inquiétude ; la situation est excellente, sans péril actuel ; et même sans les très bonnes assurances de M. Thiers, j’étais persuadé que je ne recevrais pas de lui des instructions différentes. Chacun m’écrit de votre rôle dans la Chambre, de l’influence que vous y gardez, d’une considération qui s’est encore accrue. Je m’en félicite et mon amitié en est fière. Je ne sais ce que vous réservent les événements imprévus et la fluctuation des coteries de la Chambre ; mais je suis sûr que vous ne serez ni impatient, ni ardent. Bien des opinions, quelques passions même se sont usées ; il faut souhaiter que l’envie devienne aussi décriée et lasse. C’est le venin des plus mauvais jours de la Révolution ; morte est la bête et non pas le venin.

Je cite sans embarras ces paroles amies : je cesserais d’écrire ces Mémoires si je me sentais embarrassé à dire ce qui me paraît vrai et propre à donner une idée juste des temps et des situations.

J’étais de l’avis de M. de Barante avant qu’il me le donnât, persuadé que M. Thiers s’appliquerait à maintenir la politique que nous avions pratiquée ensemble, et décidé à ne rien faire qui pût l’embarrasser. Pendant la durée de cette session, du mois de février au mois de juillet 1836, je ne pris part que trois fois aux débats, et dans des occasions où je ne pouvais m’en dispenser ; mais il n’est pas au pouvoir des hommes de supprimer les conséquences des faits ; et dans les gouvernements libres, il n’y a point d’habileté ni de prudence qui puisse empêcher la vérité de se faire jour ; il fut bientôt évident que tout le cabinet du 11 octobre 1832 était nécessaire au maintien de sa politique, et que sa dislocation entraînerait celle du parti de gouvernement qui s’était rallié sous son drapeau.

Ce fut sur la question des fonds secrets demandés par le nouveau cabinet que s’éleva le premier grand débat. Nous étions, mes amis et moi, bien résolus à les voter sans objection, ce que nous fîmes en effet ; mais les nouveaux amis de M. Thiers, les hommes de l’ancienne opposition, soit du côté gauche, soit du tiers parti, tinrent à dire, les uns qu’ils ne voteraient pas les fonds secrets tant que la politique qu’ils avaient combattue ne serait pas effectivement modifiée, les autres que, s’ils les votaient, c’est qu’ils comptaient sur cette modification, la jugeant naturelle et inévitable. Les uns témoignaient leur crainte que le nouveau cabinet ne fît que continuer l’ancien, les autres leur espoir qu’étant autre il agirait autrement ; les uns et les autres se répandaient en doutes, en commentaires, en comparaisons, en retours sur le passé, en demandes d’explications sur l’avenir ; le débat n’était, à vrai dire, qu’une série d’attaques un peu contenues contre la politique de résistance et d’avances caressantes à la politique de concession. Au milieu de ces lueurs incertaines, je pris la parole, non pour discuter les fonds secrets, non pour ajouter mes doutes à tous ces doutes contraires, mais pour remettre en plein jour la politique que nous avions soutenue, mes amis et moi, depuis 1830, et pour tirer, non d’aucune polémique personnelle, mais du véridique tableau des faits, la démonstration de la nécessité pratique de cette politique comme de sa légitimité morale, dans l’état de notre pays : On parle de progrès, dis-je ; le progrès ne consiste pas à marcher aveuglément et toujours dans le même sens, dans la même voie ; le véritable progrès pour la société, c’est d’obtenir ce qui lui manque ; quand la société est tombée dans la licence, le progrès, c’est de retourner vers l’ordre ; quand on a abusé de certaines idées, le progrès, c’est de revenir de l’abus qu’on en a fait. Je ne médis point de notre passé ; oui, nous avons fait des révolutions, des révolutions inévitables, nécessaires, glorieuses ; mais après quarante ans de révolution, après tant et de telles explosions des principes, des habitudes, des pratiques révolutionnaires, ce dont notre France à besoin, c’est de s’établir, de s’affermir sur le terrain qu’elle a conquis, de s’éclairer, de s’organiser, de retrouver les principes d’ordre et de conservation qu’elle a longtemps perdus. Voilà le progrès véritable auquel elle aspire. Je ne crois pas que ce soit faire injure à nos illustres devanciers ; à nos pères de 1789 et de 1791, que de ne pas suivre aujourd’hui la même route qu’eux. Je vais plus loin : je ne doute pas que, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l’humanité, ne ressentent une joie profonde en nous voyant éviter les écueils contre lesquels sont venues se briser tant de leurs belles espérances.

La Chambre s’émut à ces paroles ; M. Odilon Barrot me répondit, avec mesure et dignité, mais non sans que l’embarras des nouvelles alliances perçât dans son discours, car il se déclara décidé à persister dans son opposition à la politique que le nouveau cabinet, auquel il se montrait favorable, se déclarait décidé à maintenir. Deux des nouveaux ministres, M. de Montalivet et M. Sauzet, prirent seuls part au débat. M. Thiers garda le silence ; il avait trop de tact politique pour ne pas sentir le besoin des situations simples, et il ne lui plaisait pas de se déployer dans le rôle compliqué qu’il venait d’accepter. Les gouvernements libres amènent, entre les partis et les personnes, bien des manœuvres et des métamorphoses ; mais ils les rendent difficiles et pesantes au moment même où ils les amènent, et pour les acteurs même qui réussissent à les accomplir.

Quelque temps après ce débat, j’eus, en dehors des Chambres, une nouvelle et naturelle occasion de mettre en lumière, au moment où elle semblait un peu voilée, la politique que, depuis 1830, j’avais tantôt pratiquée moi-même, tantôt soutenue en soutenant ses ministres. Mes amis de l’arrondissement que je représentais désirèrent me donner, pendant que je n’étais plus au pouvoir, un témoignage public de leur constante adhésion ; ils se réunirent à Lisieux, le 10 août 1836, dans un banquet où le duc de Broglie fut aussi invité. En les remerciant de leur fidèle appui, je me donnai la satisfaction d’exposer ce qu’avait été depuis six ans et ce que devait être dans l’avenir cette politique de modération et de résistance au sein de la liberté qui, du temps de Henri IV comme de nos jours, avait reçu et mérité le nom de politique du juste-milieu. C’est dans ce discours, et dans celui que je rappelais tout à l’heure sur la demande des fonds secrets, que j’ai, si je ne me trompe, plus complètement et plus vivement résumé la conduite qui convenait, selon moi, à notre gouvernement, ses motifs rationnels et de circonstance, son mérite moral et pratique. J’étais alors étranger au cabinet ; je n’avais point d’acte particulier à défendre, point de polémique pressante à soutenir ; je parlais en pleine liberté, sans autre souci que celui de ma propre pensée et le désir de la faire bien connaître, presque avec le même sentiment que je porte aujourd’hui dans mes souvenirs.

J’étais en faveur dans la Chambre ; mon attitude et mon langage plaisaient à la majorité ; je maintenais fidèlement ce qu’elle pensait et ce qu’elle avait fait, sans lui donner aucun nouvel effort à faire, aucune nouvelle lutte à soutenir ; elle saisissait volontiers les occasions de me témoigner sa sympathie. La commission du budget avait proposé, dans le budget du ministère de l’instruction publique, divers amendements ; elle voulait multiplier, sur certains points, le nombre des chapitres, pour imposer au ministère les liens d’une spécialité plus rigoureuse ; elle demandait que les exemplaires des ouvrages auxquels le ministère souscrivait pour les encourager, ne pussent être distribués qu’à des bibliothèques ou à d’autres établissements publics, jamais à de simples particuliers ; on taxait de faveur et d’abus les dons que j’en avais faits à certaines personnes. Je combattis l’un et l’autre amendements : j’insistai sur l’inconvénient d’entraver l’administration dans des règles trop étroites, que plus tard des faits imprévus la mettaient souvent dans la nécessité d’enfreindre, à moins qu’au détriment de l’intérêt public, elle ne méconnût les faits mêmes et n’en tînt nul compte. J’entrai dans des détails précis sur les distributions individuelles que j’avais faites des ouvrages acquis par souscription, et je réclamai fortement, au nom des sciences et des lettres mêmes, contre l’interdiction qu’on voulait prononcer. Malgré les efforts du rapporteur du budget et de ses amis, la Chambre me donna raison et rejeta les deux amendements ; mes arguments l’avaient touchée et elle avait confiance en moi dans ces matières ; de plus, elle faisait avec plaisir acte de bienveillance envers l’un des plus fidèles représentants de sa politique, et acte d’indépendance envers le nouveau cabinet qu’elle soutenait par raison plus que par goût. Si j’avais encore été ministre, je n’aurais peut-être pas obtenu le même succès.

Le débat sur les affaires de l’Algérie fut la troisième et la dernière occasion où je pris la parole dans cette session, et je la pris pour appuyer les demandes d’hommes et d’argent que formait le cabinet. J’avais, dès l’origine, porté à cette question un vif intérêt ; quand des doutes s’étaient élevés sur la conservation même de notre conquête, je les avais repoussés de tout mon pouvoir ; et en 1836, à l’approche d’une discussion nouvelle, les colons, déjà établis en Algérie, m’écrivirent pour me témoigner leur confiance et me demander de prendre encore en main leur cause[1]. Je n’avais pas besoin de cette provocation pour réclamer, dans l’intérêt de notre établissement, toutes les forces, toutes les mesures nécessaires à sa sûreté et à sa prospérité ; mais ce qui, depuis 1830, s’était passé à plusieurs reprises en Algérie, et ce que je pensais des dispositions du gouverneur général en 1836, le maréchal Clausel, guerrier éminent bien plus que politique et administrateur prévoyant, m’inspirait quelque inquiétude, et je crus devoir m’en expliquer devant la Chambre : Il y a, dis-je, une conduite que je me permettrai d’appeler agitée, guerroyante, jalouse d’aller vite, d’aller loin, d’étendre brusquement, par la ruse et par la force, la domination française, la domination officielle française, sur toutes les parties, sur toutes les tribus de l’ancienne Régence. Il y a une autre conduite moins inquiète, moins guerroyante, plus lente, plus pacifique, qui aurait pour objet d’établir fermement l’autorité française sur certaines parties du territoire, sur les parties les plus appropriées aux premiers temps de notre occupation, et qui, s’appliquant de là à entretenir de bonnes relations avec les indigènes, ne les inquiéterait pas immédiatement sur leur indépendance, et ne leur ferait la guerre que par force, en cas d’absolue nécessité. Je crois que l’état de l’Afrique, l’état de la France, l’état de l’Europe, toutes les raisons imaginables repoussent la première conduite, la conduite guerroyante, agitée, et conseillent la conduite lente, pacifique, mesurée. Je ne sais si M. Thiers vit dans mes paroles quelque chose qui le touchait personnellement, ou s’il se crut obligé de couvrir le maréchal Clausel à qui seul s’adressait mon inquiétude ; quoi qu’il en soit, il me répondit sur-le-champ, non sans quelque impatience, me demandant d’expliquer avec plus de précision le sens de mes conseils qu’il appelait des leçons. Je me défendis de ce terme : Je n’ai jamais eu, dis-je, et n’aurai jamais la prétention de donner ici des leçons à personne ; les paroles qui descendent de cette tribune ne sont point des leçons ; nous y disons tous notre avis avec une entière liberté ; c’est notre avis, rien de plus. Je rappelai que, pendant que je siégeais dans le cabinet, et au moment même où le gouverneur général de l’Algérie en avait reçu ses instructions, j’avais exprimé le même avis. Le maréchal Clausel dit, sur la conduite qu’il avait dessein de tenir, quelques paroles mesurées, et le débat n’alla pas plus loin.

La session fut close ; aucune occasion publique de dissentiment entre les divers éléments de la majorité ne se présenta plus ; mais évidemment, il n’y avait entre eux plus d’union ; les méfiances, les déplaisirs, les tiraillements mutuels se développaient de jour en jour ; et bien que contenu, le mal était senti dans le public comme dans les Chambres, au dehors comme au sein du pays : Votre position est noble et grande, m’écrivait de Saint-Pétersbourg M. de Barante ; votre parole n’a jamais été plus grave et mieux écoutée ; pas seulement de la Chambre, mais d’un bout de l’Europe à l’autre, et même ici où l’on s’occupe très peu du détail de notre politique intérieure. Et pourtant, comment tout cela finira-t-il ? Comment se rajustera une combinaison qui était encore nécessaire ? Combinaison qui n’était pas seulement de personnes et de noms propres. M. de Barante avait raison dans son inquiétude ; le grand parti de gouvernement qui s’était formé sous les cabinets du 13 mars 1831 et du 11 octobre 1832, et qui avait fait leur force, flottait incertain et disloqué.

Un heureux incident littéraire fit, à cette époque, diversion, pour moi, aux préoccupations politiques : un siège vint à vaquer dans l’Académie française ; M. de Tracy mourut le 9 mars 1836 ; je fus élu le 28 avril pour le remplacer. Aucun concurrent ne se présenta pour me disputer cet honneur, et sur vingt-neuf académiciens présents à la séance, vingt-sept me donnèrent leur voix ; il y eut deux billets blancs.

Le devoir que m’imposait ce succès me convenait presqu’autant que le succès même m’était agréable. Sans avoir intimement connu M. de Tracy, je l’avais assez souvent rencontré dans le monde, entre autres chez madame de Rumford, et je m’étais dit plus d’une fois que je serais heureux de lui succéder à l’Académie, et d’être, à ce titre, appelé à parler de lui et de son temps. Ce noble vieillard, ami sérieux et sincère de la justice universelle, de la liberté politique, de tous les droits et de toutes les espérances des hommes, invariablement fidèle à ses idées et à ses amis, était, à la fin de sa vie, triste, morose, retiré en lui-même, froid et indifférent en apparence pour cet avenir de l’humanité qui avait si constamment préoccupé sa pensée : Je ne suis plus de ce monde, disait-il avec quelque amertume ; ce qui s’y passe ne me regarde plus. Je voyais en lui un digne représentant et une frappante image de ce siècle où il avait vécu, et qu’il avait vu finir au milieu d’épreuves si cruelles et de si douloureux mécomptes. Naguère, quand j’ai eu l’honneur de présider l’Académie française pour la réception de mon savant ami, M. Biot, j’ai essayé de caractériser le XVIIIe siècle en l’appelant un siècle de sympathie et de confiance jeune et présomptueuse, mais sincère et humaine, dont les sentiments valaient mieux que ses principes et ses mœurs, qui a beaucoup failli parce qu’il a trop cru en lui-même, doutant d’ailleurs de tout, mais pour qui il est permis d’espérer qu’un jour, quand ses fautes paraîtront suffisamment expiées, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé. En 1836, je portais à cette grande époque, dont les derniers survivants m’avaient accueilli dans la vie sociale avec une généreuse bienveillance, les mêmes sentiments que j’ai exprimés en 1857, et la mémoire de M. de Tracy me semblait l’occasion la plus favorable qui me pût échoir pour la juger avec indépendance en la peignant avec un respect reconnaissant.

Ce fut là l’objet et le caractère du discours que je prononçai le 22 décembre 1836 devant l’Académie, quand j’eus l’honneur d’être admis dans son sein. En le relisant aujourd’hui, je le trouve vrai et équitable dans l’appréciation du XVIIIe siècle, de ses doctrines philosophiques et de son influence sociale, de ce que ce siècle a été en lui-même et de ce qu’il a fait pour ses successeurs. Mais mon discours ne rencontra pas, dans l’Académie et dans son public, toute la sympathie que j’aurais souhaitée ; l’école philosophique du XVIIIe siècle était encore là nombreuse et puissante, et elle y avait pour représentants, comme il arrive quand les écoles vieillissent, non plus ses grands chefs, mais quelques-uns de leurs disciples les plus intraitables ; ils avaient de l’humeur contre la philosophie spiritualiste et religieuse renaissante ; aux controverses philosophiques se rattachaient des dissentiments politiques et littéraires qui en aggravaient l’âpreté. Les esprits ainsi disposés trouvèrent mon discours sec et même dur pour le XVIIIe siècle, ses principes et ses maîtres ; c’était, dirent-ils, un discours purement doctrinaire. Il l’était en effet, trop pour le moment et le lieu où il fut prononcé, trop peut-être aussi par la physionomie des idées et les formes du langage ; à peine sorti de l’arène politique, je prenais un secret plaisir à n’y plus vivre, à ne m’inquiéter d’aucune sorte d’adversaires, et à m’abandonner librement à ma propre pensée, comme si je ne parlais que pour moi seul. J’oubliai trop ce jour-là, devant l’Académie, les luttes que j’avais soutenues ailleurs et le soin qu’en parlant il faut toujours prendre des préventions et des goûts de ceux qui écoutent.

J’eus en revanche, ce même jour, une bonne fortune bien supérieure à la douceur un peu banale des compliments académiques. L’Académie était  présidée par l’un des esprits les plus élevés et des cœurs les plus généreux qui se soient rencontrés dans ses rangs, le comte Philippe de Ségur, adonné comme moi aux études historiques, et dans la vie politique l’un de mes plus fidèles amis. Il parla de moi dans des termes qu’aujourd’hui encore je ne relis pas sans ressentir vivement le prix et le charme de l’amitié qui les a inspirés.

Deux ans après ma réception à l’Académie française, l’Académie des sciences historiques, antiquités et belles-lettres de Stockholm me fit l’honneur de me nommer l’un de ses membres ; et je reçus, à cette occasion, une lettre d’un homme qui, dans notre temps d’étranges destinées, a eu l’une des plus singulières comme des plus grandes, du roi de Suède Charles-Jean, avec qui je n’avais jamais eu aucune relation. J’insère ici cette lettre comme un curieux spécimen du tour d’esprit original et caressant avec emphase de ce roi de fortune qui, tout en se livrant parfois à de chimériques ambitions, a su se maintenir sur le trône où le choix populaire l’avait appelé, et y établir sa dynastie. Il m’écrivit le 8 juin 1838 :

Monsieur Guizot,

Quand j’ai sanctionné votre nomination comme membre de l’Académie des sciences historiques, antiquités et belles-lettres de Stockholm, j’ai cédé à la spontanéité de mon âme en exprimant la satisfaction que j’éprouvais de ce choix. Les personnes qui liront vos ouvrages applaudiront aux paroles que j’ai prononcées ; et moi, monsieur Guizot, je me félicite de ce que le hasard et ma conviction m’aient fourni l’occasion de faire connaître, à ceux qui se trouvaient en ce moment près de moi, le tribut de l’estime que vous m’avez inspirée, et qui vous est due à tant de titres.

Votre bien affectionné,

CHARLES-JEAN.

L’année 1836 vit mourir, avec M. de Tracy, plusieurs hommes dont, à des titres différents, le nom est resté et restera célèbre comme le sien ; deux de ses contemporains, l’abbé Sieyès et M. Carnot, et dans notre propre génération, le grand physicien philosophe M. Ampère et M. Armand Carrel. Je n’ai pas personnellement connu les deux premiers, et je m’abstiendrai de dire, à leur sujet, toute ma pensée ; on la trouverait probablement trop sévère, aussi bien sur leur esprit que sur les actes de leur vie ; les temps de révolution sont des temps d’idolâtrie comme de haine ; bien des hommes y jouissent de beaucoup plus de renom qu’ils n’en méritent, et y commettent des actions beaucoup plus mauvaises qu’ils ne le sont eux-mêmes ; quand on ne les juge que sur le bruit public et les apparences, on court grand risque d’admirer puérilement ou de condamner avec une excessive rigueur. Mais j’ai bien connu M. Ampère et M. Armand Carrel, et en parlant d’eux je suis sûr d’en parler sans prévention empruntée et selon mon propre jugement. Je n’ai garde de vouloir les peindre et les apprécier ici tout entiers ; mais je tiens à dire, sur l’un et l’autre, ce qui m’a surtout frappé en eux, et quel était, à mon avis, le caractère essentiel de leur supériorité. M. Ampère en avait une qui a toujours été et qui semble devenir de plus en plus rare ; il portait à la science un amour naïf et immense, pur de toute préoccupation personnelle, de vanité aussi bien que de fortune ; c’était un spectateur et un scrutateur passionné de la nature, de ses lois et de ses secrets ; et la nature n’était pas, pour lui, tout entière dans ce qu’il pouvait voir de ses yeux et toucher de ses mains, ni même dans les travaux abstraits de son esprit ; ce profond géomètre, ce physicien inventeur croyait au monde moral aussi bien qu’au monde matériel, et étudiait l’âme humaine avec autant d’ardeur et de foi que les combinaisons des molécules ou des chiffres. Je me rencontrai un jour avec lui et son illustre rival, sir Humphry Davy, qui faisait à Paris un court séjour ; M. Cuvier et M. Royer-Collard étaient de la réunion ; après s’être promenée en divers sens, la conversation s’arrêta sur les questions philosophiques, spécialement sur les fondements de la psychologie et de la morale ; sir Humphry Davy et M. Ampère y prenaient l’un et l’autre un vif intérêt ; mais sir Humphry était évidemment animé du désir de se montrer, devant ses savants amis, aussi profond métaphysicien qu’il était habile chimiste ; l’amour-propre avait, au goût qu’il étalait pour les recherches philosophiques, une assez grande part. M. Ampère s’y livrait, au contraire, dans la conversation comme dans son cabinet, avec la passion la plus désintéressée, uniquement préoccupé de découvrir la vérité ; puis, quand il croyait l’avoir découverte, il ne s’inquiétait que de la faire comprendre et admettre, pas du tout de se faire admirer. Ame vraiment simple autant que fécond génie, qui cherchait partout la lumière, dans les régions célestes comme dans les terrestres, pour le seul plaisir de la contempler et de la répandre.

Le caractère original et éminent de M. Armand Carrel, c’est qu’il était capable d’être tout autre que ce qu’il a été et de faire tout autre chose que ce qu’il a fait. Non que je tienne peu de compte des puissances qu’il a aimées et servies, la république, la démocratie et la presse ; à part même la force qu’elles possèdent de nos jours, il y a, dans les idées et les sentiments que réveille leur nom, une large mesure de vérité et de grandeur. Mais M. Armand Carrel portait en lui un autre homme qu’un républicain, un démocrate et un journaliste. J’ai été en rapport avec lui à deux époques et dans deux occasions très différentes : j’avais peu remarqué ses premiers écrits, et sa petite Histoire de la contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II n’était pas faite pour me donner, de ses lumières historiques, une haute idée ; en 1828, quand je commençai à publier la Revue française, il vint me voir et m’apporta, sur l’état de l’Espagne et l’expédition française en Espagne en 1823, deux articles qui furent insérés dans ce recueil ; je fus frappé, et le public aussi, de la forte justesse et de l’impartiale liberté d’esprit comme du talent précis et ferme qu’y déployait l’auteur, naguère conspirateur émigré et acteur dans cette courte histoire. Sa personne franche et digne me plut d’ailleurs autant que son talent. En 1830, pendant les journées mêmes de Juillet, je vis plusieurs fois M. Carrel ; et après la révolution accomplie, comme ministre de l’intérieur, je l’envoyai dans les départements de l’Ouest, avec mission d’en observer l’état et d’y porter des paroles d’équité et de paix. Ses rapports, pendant son voyage, furent pleins de sagacité et de modération. Quand il revint à Paris, je lui offris une préfecture, à laquelle je l’avais déjà fait nommer ; il refusa, par deux motifs, l’un de situation personnelle qu’il me dit, l’autre de fierté blessée qu’il ne me dit pas ; il fut choqué de ne pas être placé, dans la carrière politique, au même rang que ses deux éminents compagnons, M. Thiers et M. Mignet, dans les luttes qu’avait soutenues le National. J’eus tort de ne pas reconnaître à l’instant cette plaie secrète que, parmi les  hommes alors en pouvoir et malgré nos embarras du moment, personne, je crois, ne se fût refusé à guérir. Je le regretterais encore aujourd’hui si je pensais qu’une situation différente eût donné, aux dispositions intérieures et à la vie de M. Carrel, un autre cours ; mais je ne le pense pas ; il y avait en lui des lacunes et des passions qui l’auraient toujours emporté sur les influences de sa position extérieure, et l’auraient rejeté dans les voies où il a marché. Cet observateur, qui portait, dans l’appréciation des faits particuliers et dans les vues pratiques qu’ils lui suggéraient, tant de justesse et de liberté d’esprit, n’avait point de principes d’ensemble, et ne tirait pas, de son bon sens quotidien, les idées générales qui en eussent été les conséquences légitimes. Ce juge indépendant et sagace des erreurs et des fautes du parti qu’il avait embrassé dès ses premiers pas dans la vie n’en subissait pas moins, à tout prendre et dans les circonstances décisives, le joug de ce parti. Ce caractère plein d’instincts élevés et généreux, mais aussi de mouvements impétueux et personnels, ne trouvait pas dans de saines croyances morales la règle et la mesure dont il eût eu besoin. Cet admirateur soumis de la discipline militaire avait, dans la vie politique, un goût farouche d’indépendance, et repoussait avec une impatience hautaine les supériorités, les rivalités, les obstacles, les lenteurs. C’était un ambitieux qui eût voulu être tout à coup porté au sommet de l’échelle et qui peut-être y eût bien tenu sa place, mais qui ne pouvait souffrir d’avoir à en monter avec travail les échelons. Son ferme esprit ne le préservait pas des emportements de passion ou des boutades d’humeur, de même que son antipathie pour le désordre et la vulgarité ne l’empêchait pas de subir des influences désordonnées et vulgaires. Ce furent là les circonstances de position et les tendances de nature qui décidèrent du sort de M. Carrel, étouffèrent en lui  quelques-uns de ses plus beaux dons, et firent de lui le plus noble et le plus judicieux, mais aussi le plus impuissant et le moins satisfait des républicains, des démocrates et des écrivains de l’opposition. Mélancolique exemple du mal que peuvent faire à un homme rare son temps, son parti, et ses propres défauts acceptés de lui-même sans combat. M. Armand Carrel a consumé, dans une vie incomplète, incohérente, stérile et triste, des qualités de caractère et d’esprit faites pour atteindre et pour suffire à une destinée plus grande pour lui-même et plus utile pour son pays. Au dire de ses amis, il avait, dans les derniers temps et peu avant la déplorable rencontre où il succomba, des accès d’une tristesse pleine d’ennui et presque de sinistres pressentiments : lassitude naturelle à un homme engagé dans des voies où il était entré avec des passions sincères, mais où il ne trouvait pas et où il espérait moins de jour en jour la satisfaction de ses plus saines pensées et de ses plus nobles penchants.

Je profitai, à cette époque, de mon loisir politique pour satisfaire un désir formé depuis longtemps en acquérant en Normandie, au milieu de la population qui me témoignait, depuis sept ans, tant de confiance et de sympathie, une habitation qui pût devenir mon lieu de vacance tant que je serais engagé dans l’arène, et de retraite quand j’en sortirais sans retour. Un de mes amis de Lisieux me mena voir, à trois lieues de la ville, l’abbaye et la ferme du Val-Richer, alors à vendre. Il ne restait de l’ancien monastère que la maison de l’abbé, point ancienne elle-même, car elle avait été reconstruite vers le milieu du siècle dernier ; l’église attenante à l’abbaye et les bâtiments claustraux qui en dépendaient avaient été détruits pendant la Révolution ; la maison, solide et spacieuse, était au dedans très imparfaitement terminée et déjà fort délabrée ; des murs, restes des anciennes constructions, de vieux pommiers plantés çà et là, des cultures potagères, de petits lavoirs pour les usages domestiques l’entouraient de toutes parts et jusque sous les fenêtres ; tout avait l’air grossièrement rustique et un peu abandonné. Point de route pour arriver là ; on n’y pouvait venir qu’à cheval, ou en obtenant de la complaisance des voisins le passage à travers leurs champs. Mais le lieu me plut : la maison, située à mi-côte, dominait une vallée étroite, solitaire, silencieuse ; point de village, pas un toit en vue ; des prés très verts ; des bois touffus, semés de grands arbres ; un cours d’eau serpentant dans la vallée ; une source vive et abondante à côté de la maison même ; un paysage pittoresque sans être rare, à la fois agreste et riant. Je me promis d’arranger commodément la maison, d’abattre des murs, de faire des plantations, des pelouses, des talus, des allées, des percées, des massifs, d’obtenir que l’administration ouvrît des chemins dont le pays avait besoin au moins autant que moi, et j’achetai le Val-Richer.

Ce ne fut pas le seul aspect du lieu qui me plut ; il avait une histoire, et de grands noms se mêlaient aux traditions de l’abbaye. Elle avait été fondée vers le milieu du XIIe siècle, d’abord près de Vire, par des donations faites à saint Bernard et à Nivard son frère ; quelques années après, les moines trouvant cette première résidence étroite et malsaine, le monastère, en vertu de nouvelles donations, fut transporté au Val dit de Richer, près de Cambremer, fief dépendant de l’évêché de Bayeux, et un disciple de saint Bernard, Thomas, moine de Clairvaux, en fut le premier abbé. Lorsque, sept cents ans après, je devins propriétaire de cette terre et de cette maison qui n’avaient plus ni seigneur, ni moines, un vieux paysan, adjoint à la mairie de Saint-Ouen-lePaing qui est le chef-lieu de ma commune, me dit un jour : Si vous voulez, monsieur, je vous mènerai dans les bois du Val-Richer, à l’endroit où le saint allait faire ses prières. — Quel saint ? lui dis-je. — Ah, je ne sais pas son nom, mais il y a eu un saint qui a demeuré au Val-Richer, et qui allait faire ses prières dans le bois, à un endroit dont on se souvient. Je fis des questions à de mieux instruits que l’adjoint de Saint-Ouen-le-Paing, et j’appris bientôt, par les plus savants archéologues normands, que le célèbre archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, pendant son exil en France, de 1165 à 1170, était venu à Lisieux et de là au Val-Richer, dont l’abbé Robert Ier était de ses amis, qu’il y avait séjourné plusieurs mois, menant la vie des moines, se livrant aux mêmes travaux comme aux mêmes exercices pieux, et qu’on y avait conservé longtemps les restes des ornements ecclésiastiques sous lesquels il y avait célébré la messe[2]. De tels souvenirs ne pouvaient être indifférents à un historien devenu propriétaire en Normandie, et ils donnèrent pour moi, à mon établissement, au Val-Richer, un petit charme de plus.

C’était fort loin, en 1836, d’être déjà un établissement ; non seulement l’état des lieux mêmes ne l’eût pas permis, mais l’état des affaires publiques et l’avenir prochain qui se laissait entrevoir rendaient peu probable que je restasse hors de l’arène politique et que je pusse faire à la campagne un long séjour. Au moment où je m’occupais de l’acquisition du Val-Richer, le ministère de M. Thiers chancelait, et les observateurs un peu exercés pressentaient déjà sa chute et son successeur.

M. Thiers était arrivé au pouvoir avec la faveur du Roi, et accepté de bonne grâce, je dirais presque avec bon vouloir, par les cabinets étrangers et leurs représentants à Paris. Son brillant, fertile et flexible esprit, la facilité de son caractère, l’animation et l’abandon de sa conversation, rendaient les relations avec lui aussi agréables que commodes, et presque tous les diplomates, notamment les ambassadeurs d’Autriche et de Russie et le ministre de Prusse, s’y portèrent avec cet empressement et cette complaisance qui ressemblent à une bienveillance sérieusement préméditée. L’ambassadeur d’Angleterre, lord Granville, fut plus réservé ; il gardait au duc de Broglie une amitié fidèle et  regrettait sa retraite. Je ne pense pas que M. Thiers se méprît sur la valeur de ces apparences ; mais il s’y plaisait, et ce qui plaît influe toujours un peu ; Ce fut bientôt une idée fort répandue que l’alliance franco-anglaise se refroidissait, et que le gouvernement du roi Louis-Philippe se tournait vers les grandes puissances du continent. La conjecture était fort exagérée et superficielle : M. Thiers a, je pense, toujours attaché à l’intimité de la France et de l’Angleterre la même importance ; seulement, il croyait trouver, en 1836, dans les autres cabinets européens, surtout à Vienne, des dispositions plus favorables, et il y répondait à son tour, se promettant d’en profiter pour le prince qu’il servait et pour son propre crédit.

Mais quelque soin qu’on prît de part et d’autre pour la prolonger et l’exploiter, cette lune de miel diplomatique dura peu et fut sans résultats. Divers incidents en troublèrent ou en abrégèrent le cours. En France, en Belgique, en Suisse, les menées révolutionnaires des réfugiés politiques contre leurs anciens gouvernements continuaient ; elles amenèrent l’occupation temporaire de la république de Cracovie par les trois puissances du Nord, et de fortes démarches européennes auprès du gouvernement fédéral de la Suisse pour en obtenir l’expulsion des conspirateurs. Dans l’une et l’autre affaire, M. Thiers se joignit au prince de Metternich, soit par une claire adhésion, soit par une action positive. Il ne fit en cela rien que de conforme aux règles du droit public et aux intérêts légitimes de l’ordre européen ; mais cette politique, à laquelle le cabinet anglais demeura étranger, excita dans l’opposition en France de bruyantes colères, créa en Suisse de désagréables embarras, et ne valut pas au gouvernement du roi Louis-Philippe le retour qu’il en avait espéré. Ce fut à cette époque que M. le duc d’Orléans et M. le duc de Nemours firent en Allemagne le voyage projeté et préparé sous le cabinet précédent ; ils reçurent partout, à Vienne comme à Berlin, et de la part des populations comme des gouvernements, le plus favorable accueil ; mais les négociations officieusement entamées pour le mariage de M. le duc d’Orléans avec l’archiduchesse Marie-Thérèse, fille de l’archiduc Charles, demeurèrent sans succès ; l’archiduc ne s’y montra point contraire ; l’ambassadeur de France à Vienne, M. de Sainte-Aulaire, qui avait déconseillé la tentative, s’employa avec autant de tact que de zèle pour la faire réussir ; mais les préventions malveillantes de l’empereur d’Autriche, de sa famille et de sa cour, contre le gouvernement issu de la révolution de 1830, furent les plus fortes ; et malgré la réserve gardée des deux parts, cette entreprise diplomatique, dont M. Thiers s’était probablement promis, pour son ministère et pour lui-même, de l’éclat et de l’avenir, devint pour lui l’occasion, aux Tuileries, d’un mécompte et en Europe d’un échec.

A l’intérieur, et pendant que les princes étaient encore en voyage, un sinistre incident, l’attentat de l’assassin Alibaud, jeta le cabinet dans un grand trouble. Le 25 juin, comme le Roi, accompagné de la Reine et de madame Adélaïde, passait sous le guichet des Tuileries pour retourner à Neuilly, le bout d’une canne se posa sur la portière de la voiture ; un coup de fusil partit ; la voiture fut pleine de fumée ; la balle alla se loger au-dessus de la portière opposée ; la bourre resta dans les cheveux du Roi. Il s’inclinait en ce moment pour saluer la garde nationale qui lui portait les armes ; cette circonstance fit son salut. L’émotion fut générale et profonde ; à quoi servaient donc les essais de conciliation des partis, les paroles d’amnistie, toutes les perspectives de la politique de concession ? N’était-on entré dans des voies nouvelles que pour y rencontrer les mêmes crimes et les mêmes périls avec le mécompte de plus ?

On a dit qu’à la suite de cet attentat, le désir était venu de relever le drapeau de la politique de résistance, que des ouvertures avaient été faites pour rappeler dans le cabinet ses plus décidés représentants, que j’avais eu, à ce sujet, une entrevue avec M. Thiers, que le ministère des finances avait été offert à M. Duchâtel, que nous nous étions refusés à ces propositions, que j’avais même quitté Paris pour n’en plus entendre parler. Rien n’était vrai dans ces assertions, sinon le bruit qui s’en répandit et qui révélait le trouble dont les esprits furent alors saisis. On se promet tour à tour, des politiques diverses, plus qu’elles ne peuvent accomplir ; la politique de résistance n’avait pas prévenu Fieschi ; la politique de concession ne prévint pas Alibaud ; il y a des coups qu’aucune main humaine n’est sûre de détourner, et ce n’est pas à de tels incidents que se mesure le mérite des maximes et des conduites de gouvernement. Ce qui frappa justement le public dans cette circonstance, ce fut la vanité des confiances et des promesses du tiers-parti ; le cabinet en fut sensiblement affaibli ; mais c’était devant d’autres événements et par d’autres causes qu’il devait succomber.

Au moment où il s’était formé, il avait trouvé le gouvernement espagnol en mauvaise veine et pour l’Espagne elle-même, et pour ses rapports avec la France. Au mois de septembre 1835, le dernier représentant du parti modéré, le comte de Toreno, était tombé, et il avait eu pour successeur l’un des plus étourdis comme des plus hardis parmi les chefs du parti radical, M. Mendizabal. L’Espagne entra alors dans la voie qui devait aboutir au rétablissement révolutionnaire de la constitution de 1812 et à la prépondérance diplomatique de l’Angleterre, jadis l’alliée et le soutien des auteurs de cette œuvre essentiellement anarchique, soit qu’elle dût régir une république ou une monarchie : Le gouvernement du Roi ne doit pas ignorer, écrivait le 15 septembre 1835 le comte de Rayneval au duc de Broglie, que M. Villiers a pris la part la plus active à toutes les manœuvres qui ont eu pour objet le renvoi de M. de Toreno et le triomphe de M. Mendizabal.... Cet appui public, donné par le ministre d’Angleterre à un homme que, malgré ses protestations de modération et d’attachement à la reine et à la forme de gouvernement que l’Espagne a reçue d’elle, les libéraux exaltés continuent à regarder comme leur chef, leur a causé une vive satisfaction. Ils se croient sûrs de la protection du cabinet britannique, à quelque excès qu’ils se portent. À peine en possession du pouvoir, M. Mendizabal prit en effet ouvertement l’attitude d’ami particulier, je ne veux pas dire de protégé de l’Angleterre ; non seulement il repoussa toute idée d’intervention française, déclarant qu’il saurait suffire, avec les seules forces espagnoles, à la répression de l’insurrection carliste ; mais il alla jusqu’à témoigner pour la France une malveillance indiscrète : Il y a quelques jours, écrivit le 22 septembre M. de Rayneval au duc de Broglie, deux personnes, qui ont anciennement occupé des places dans l’administration, sont allées lui demander des passeports pour la France. Il leur a dit qu’il aurait désiré ne pas les voir quitter l’Espagne en ce moment, leur départ montrant peu de confiance dans le gouvernement actuel ; que cependant il ne s’y opposait pas, mais qu’en ami il leur conseillait d’aller partout ailleurs qu’en France, parce qu’il était possible que, d’ici à peu de temps, les relations de l’Espagne avec ce pays changeassent tout à fait de nature. Cette ostentation anti-française ne dura pas longtemps ; M. Mendizabal s’aperçut qu’elle lui nuisait fort en Espagne, dans le pays comme dans les Cortès, et aussi mobile que présomptueux, il changea brusquement d’attitude et de langage : Maintenant, écrivait le 13 novembre M. de Rayneval, ce ministre, qui paraissait vouloir se passer de la France, répète à tout le monde que c’est d’elle, et d’elle seule, que dépend l’affermissement du trône d’Isabelle ; que, quelques efforts que fasse le gouvernement espagnol, il ne parviendra jamais à terminer entièrement la guerre civile si le gouvernement français, en se renfermant toutefois dans les limites des stipulations de la quadruple alliance, ne lui prête pas, à cet effet, un appui sincère et efficace. Cette bruyante conversion, imposée par la nécessité, était plus apparente que réelle ; au fond, c’était toujours sur l’Angleterre que s’appuyait M. Mendizabal, prêt, pour s’assurer cet appui, aux concessions que le cabinet anglais pouvait désirer. Le 4 décembre 1835, M. de Rayneval écrivit au duc de Broglie : Je viens d’apprendre d’une manière positive, mais sous le sceau du plus profond secret, que la difficulté de présenter et de faire passer aux chambres une loi de douanes avait déterminé M. Mendizabal à conclure, avec l’Angleterre, un traité de commerce, profitant, à cet égard, de la latitude que le statut royal a laissée à la couronne ; que cette négociation se suit entre M. Mendizabal et M. Villiers seuls, sans qu’aucun des employés de la secrétairerie d’État ait été mis dans le secret ; qu’ils se servent, pour les écritures nécessaires, d’un secrétaire particulier que M. Mendizabal a amené d’Angleterre ; enfin que la plupart des articles sont déjà rédigés, et que M. Mendizabal a ordonné de dresser les pouvoirs nécessaires pour signer l’acte qu’il a préparé en secret. Je prie le gouvernement du Roi de me transmettre ses instructions à ce sujet le plus tôt possible ; j’attendrai votre réponse avec impatience. La réponse avait devancé la demande ; averti de son côté de la négociation engagée à Madrid, le duc de Broglie avait, dès le 28 novembre, prescrit à M. de Rayneval de rappeler à M. Mendizabal que tous les traités assuraient, en Espagne, à la France le traitement de la nation la plus favorisée ; l’ambassadeur devait bien expliquer au ministre espagnol que ce n’était pas à l’égalité nominale de traitement que nous prétendions, mais à une égalité réelle, par des équivalents propres à satisfaire le commerce français ; M. de Rayneval avait enfin à déclarer que, si des arrangements commerciaux étaient conclus entre l’Angleterre et l’Espagne dont la France fût exclue, le traité de la quadruple alliance recevrait par là une atteinte que l’Espagne ne tarderait peut-être pas à regretter. Cette déclaration, solennellement renouvelée les 12 et 19 décembre[3], arrêta la négociation entamée ; mais la situation générale en fut plutôt aggravée que changée ; M. Mendizabal regarda plus que jamais l’Angleterre comme son appui, et le cabinet anglais M. Mendizabal et ses amis comme le ministre et le parti de qui la politique anglaise avait en Espagne le plus à espérer.

M. Thiers était à peine entré au pouvoir lorsqu’une proposition lui vint de Londres qui dut lui causer quelque surprise : le cabinet anglais, qui n’avait pas voulu de l’intervention quand le parti modéré et M. Martinez de la Rosa gouvernaient l’Espagne, en prit lui-même l’initiative quand M. Mendizabal fut ministre ; le 14 mars 1836, lord Palmerston annonça au général Sebastiani que l’ordre allait être expédié, aux commandants des bâtiments de guerre de Sa Majesté Britannique dans les eaux de l’Espagne, de débarquer un certain nombre de soldats de marine et de matelots, soit pour occuper et défendre contre les insurgés carlistes les places maritimes menacées, soit pour reprendre celles qui seraient déjà tombées en leur pouvoir. Lord Palmerston, au nom du gouvernement anglais, invitait en même temps la France à seconder les mesures maritimes de l’Angleterre en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée du Bastan : La France, ajoutait-il, tracera, du reste, à son gré, la ligne qu’elle voudra elle-même donner pour limite à son occupation.

A l’arrivée de cette proposition, M. Thiers, se regardant comme un peu lié par la résolution qu’avait prise naguère le cabinet précédent contre l’intervention française en Espagne, la repoussa formellement, non sans regret, comme il le dit lui-même quelques mois plus tard dans le débat dont cette question devint l’objet, mais avec pleine raison, à mon avis ; je trouve, dans une dépêche que lui adressa le 31 mars M. de Rayneval des détails qui ne permettent guère de se méprendre sur le motif et le caractère véritables de la démarche anglaise : J’avais été informé par M. Villiers, dit-il, du nouveau rôle que l’Angleterre s’apprêtait à jouer dans les affaires d’Espagne et de la part qu’elle nous offrait d’y prendre ; il ne m’a pas caché que l’idée première de ce projet était venue de lui ; mais il ne m’a pas dit que M. Mendizabal en eût connaissance et l’eût approuvé, ce qui cependant me paraît hors de doute. J’avais prévu la réponse négative du Roi ; et comme il était naturel de supposer qu’avant d’agir le cabinet de Londres s’assurerait du consentement de l’Espagne, auquel le langage de M. Mendizabal ne devait nullement faire croire, je m’étais persuadé un moment que ce projet n’aurait pas de suite ; mais je n’ai pas tardé à être désabusé ; à peine avais-je reçu votre dépêche que l’on a appris ici, à la fois par un courrier anglais et par un exprès du général Cordova, que non seulement le gouvernement britannique avait pris la résolution d’intervenir directement dans la guerre contre le prétendant, mais même qu’il avait déjà adopté les mesures et donné les ordres nécessaires à ce sujet. L’étonnement du public a été grand de voir le cabinet anglais, sans aucune indication préalable, changer ainsi de système, et M. Mendizabal en faire autant par l’acceptation, pour ne pas dire par la demande de ces secours étrangers que, il y a peu de jours, il repoussait si dédaigneusement. La reine Christine avait su quelques mots de cette affaire une couple de jours avant l’ouverture des Cortès. Elle avait dit à M. Mendizabal qu’elle n’accepterait l’appui direct de l’Angleterre que si la France consentait à y joindre le sien. Lorsqu’elle a appris que tout avait été arrangé, et même, on peut le dire, exécuté sans son assentiment et en quelque sorte à son insu, elle s’est montrée violemment irritée, à tel point que, pendant deux jours, elle a refusé de voir M. Mendizabal.... Elle l’accusait d’avoir manqué à ses devoirs envers elle et envers l’État par une négociation clandestine, et de s’être rendu coupable de trahison en fournissant aux Anglais l’occasion qu’ils cherchaient depuis longtemps de s’emparer de quelques-uns des ports de la Biscaye.... J’ai eu occasion de juger par moi-même du mécontentement de cette princesse.... J’ai eu, sur le même sujet, deux conversations avec M. Mendizabal. Il s’est surtout appliqué à me persuader que c’était à son insu que le projet en question avait été arrêté à Londres. En même temps, il a cherché à se justifier du reproche de se trouver en contradiction avec lui-même en acceptant une intervention étrangère. Il a prétendu qu’on ne pouvait donner ce nom à ce que faisait aujourd’hui l’Angleterre, et que nous avions eu tort de voir encore une intervention dans l’opération militaire dont le cabinet anglais nous avait parlé. Après avoir écouté les explications que j’ai cru devoir lui donner sur ce qui s’était passé à cet égard à Paris, il a traité de nouveau la question de l’intervention proprement dite, et cette fois en homme qui n’a plus que de faibles scrupules contre une pareille mesure.

Dans un tel état des esprits à Madrid, à Londres et à Paris, le refus de l’intervention, prononcé dans les termes et avec les réserves qu’y apportait M. Thiers, n’était qu’un ajournement de la question ; net et positif pour le présent, il ne se bornait pas à maintenir, pour l’avenir, la liberté qu’un gouvernement sensé doit toujours conserver ; il laissait clairement entrevoir les pressentiments et les chances d’une résolution contraire : De quelque nom qu’on la couvre, écrivait-il le 30 avril à M. de Rayneval, dans quelques limites qu’on propose de la restreindre, dût-elle même se borner à l’occupation du Bastan, l’intervention armée est encore repoussée, en ce moment, par les mêmes considérations qui, jusqu’à présent, ne nous ont pas permis d’y consentir. Sans rien préjuger sur les changements que des circonstances différentes pourraient apporter plus tard dans nos déterminations, nous devons déclarer que, tant que les choses resteront dans l’état où elles sont aujourd’hui, les démarches qu’on ferait pour obtenir de nous une coopération armée seraient sans résultat. Ces démarches qui, comme celles qui ont déjà eu lieu, ne tarderaient pas à devenir publiques, seraient une imprudence tout à fait gratuite puisque, en mettant dans un nouveau jour la détresse du gouvernement de la reine, et en l’exposant à un refus pénible, elles ne pourraient avoir d’autre effet que de diminuer encore ce qui lui reste de force morale. Ses amis ne peuvent donc trop lui conseiller de s’en abstenir.

La permanence et le progrès des deux fléaux qui désolaient l’Espagne, la guerre civile et l’esprit révolutionnaire, rendaient à Madrid cette abstention et à Paris cette réserve expectante de plus en plus difficiles. Dans les provinces basques, les bandes carlistes et les troupes royales, en se combattant avec un acharnement peu efficace, se livraient à de révoltantes cruautés mutuelles, presque toujours tolérées, quelquefois ordonnées par leurs chefs. De nouveaux partisans de l’insurrection, encore plus hardis que les premiers insurgés, parcouraient l’Espagne en tous sens, semaient l’effroi jusqu’aux portes de Madrid, et semblaient protégés, dans leurs courses vagabondes, tantôt par la faiblesse des autorités, tantôt par la faveur populaire. En même temps, les menées des sociétés secrètes et les passions démagogiques éclataient dans les provinces du midi, à Barcelone, à Valence, à Malaga, à Séville, à Cordoue, à Cadix, faisant partout retentir le cri : Vive la Constitution de 1812 ! et amenant partout des scènes sanglantes. Impuissant à réprimer de tels excès, le gouvernement espagnol tantôt s’efforçait de les pallier, tantôt essayait de les apaiser en prenant des mesures agréables aux réformateurs libéraux et systématiques, comme la suppression de toutes les corporations religieuses, la clôture des couvents, la vente de leurs biens, la dissolution répétée des Cortès où prévalaient les modérés, et leur convocation selon des lois plus démocratiques qui ramenaient pourtant les modérés en majorité, ou bien près de la reconquérir. Les hommes s’usent vite à faire ce double métier de novateurs audacieux et de gouvernants sans force. M. Mendizabal tomba. M. Isturiz lui succéda, plus modéré, plus considéré, plus indépendant de l’influence anglaise, mais, malgré son bon vouloir, presque aussi inefficace pour, mettre fin à la guerre civile, rétablir l’ordre dans l’État, dans les finances, dans les rues, et assurer l’avenir de la monarchie constitutionnelle en rendant réels et pratiques, pour tous les Espagnols, les droits et les garanties qu’elle leur promettait. A Madrid même, le 17 juillet et le 3 août, l’anarchie révolutionnaire fit explosion, et elle y aurait triomphé dès lors sans l’énergie d’un homme destiné à être un moment son vainqueur et bientôt sa victime. Informé qu’un rassemblement de gardes nationaux à pied et à cheval s’était formé au Prado pour y proclamer la constitution de 1812, le général Quesada, capitaine général de la Castille, chef rigide, vaillant soldat, indomptable Espagnol, s’y rendit vers dix heures du soir escorté seulement de vingt carabiniers, et prenant plaisir à déployer en face des séditieux son autorité et son courage, il les apostropha violemment : Vous êtes des lâches et des assassins ; vous n’êtes pas des hommes. Je suis las de ces jeux de femmes et d’enfants. C’est une bataille et du sang qu’il me faut. Que ceux qui veulent la constitution choisissent de toutes ces maisons celle qui leur conviendra la mieux ; qu’ils l’occupent, et je me charge de les en déloger avec ces vingt soldats. Vous avez payé des hommes pour me tuer ; mais je vous brave tous. — Tout le monde se taisait, écrit M. de Bois-le-Comte qui venait d’arriver à Madrid où M. Thiers l’avait envoyé, et qui tenait ces détails de témoins oculaires : — Eh bien, reprit le général Quesada, que faites-vous là ? Pourquoi donc êtes-vous venus ? — Quelques officiers répondirent : Nous avons entendu la générale et nous sommes venus ; faut-il nous séparer ?Non, réunissez-vous au contraire, car je veux vous exterminer une bonne fois. — Il y avait division dans les gardes nationaux ; quelques-uns avaient dévoilé le plan à l’autorité et promis leur assistance pour le maintien de l’ordre ; quand Quesada les somma de tenir parole, ils s’excusèrent timidement : Allons, leur dit-il, vous êtes de bonnes gens, mais des poltrons ; allez-vous-en, car vous me gênez. Tous les gardes nationaux se retirèrent peu à peu, et le Prado fut évacué. Vers une heure du matin, Quesada alla à la Plaza Major ; il y trouva la garde nationale réunie et quelques criards : J’ai besoin de votre quartier, dit-il aux gardes nationaux ; qu’aimez-vous mieux, me le laisser ou le défendre ? à votre choix ; cela m’est égal ; si vous voulez le garder, allons, battez-vous. — Les gardes nationaux remirent le quartier qui fut aussitôt occupé par le régiment de la Régente[4].

Peu de chefs étaient aussi énergiques et réussissaient aussi bien à réprimer les émeutes que le général Quesada qui n’y devait pas toujours réussir. Arrivant coup sur coup à Paris, ces nouvelles preuves du triste état de l’Espagne y suscitèrent dans le gouvernement les impressions et les intentions les plus contraires ; les adversaires et les partisans de l’intervention, le roi Louis-Philippe et M. Thiers, y trouvaient également des raisons décisives à l’appui de leur politique. Selon M. Thiers, la guerre civile était la cause de tous les maux de l’Espagne ; c’était l’insurrection carliste qui fomentait les terreurs et les passions révolutionnaires ; que la guerre civile fût étouffée, l’Espagne deviendrait gouvernable. Puisque le gouvernement de la reine Isabelle n’était pas en état d’étouffer la guerre civile, c’était à la France d’accomplir cette œuvre. Par le traité de la quadruple alliance elle s’y était engagée. D’ailleurs l’intérêt français le commandait aussi bien que l’intérêt espagnol ; la France de 1830 ne pouvait souffrir en Espagne le triomphe de don Carlos. Dans l’opinion du roi Louis-Philippe, au contraire, plus la guerre civile et l’anarchie se montraient opiniâtres en Espagne, moins la France devait se charger d’aller elle-même y mettre fin ; quels que fussent au premier moment ses succès, elle entreprendrait là une œuvre impossible ; ni l’insurrection carliste, ni l’anarchie n’étaient en Espagne des accidents superficiels, momentanés, faciles à dompter ; l’une et l’autre avaient dans les traditions, les mœurs, les passions espagnoles, des racines profondes, et pendant longtemps elles renaîtraient sans cesse, bien plus vives encore quand ce seraient des étrangers qui tenteraient de les réprimer. Ce ne serait donc pas dans une courte expédition de guerre, mais dans une longue occupation et dans une étroite association avec le gouvernement de l’Espagne que la France se trouverait engagée. Loin de prescrire une telle conduite, l’intérêt français l’interdisait absolument ; la France avait assez à faire de fonder, chez elle-même, l’ordre et la liberté ; elle n’avait, pour son propre compte, rien à redouter de l’insurrection carliste en Espagne qui, dans aucun cas, ne serait en état de rien tenter contre nous. D’ailleurs, malgré ses succès du moment, il était très probable que cette insurrection ne réussirait pas, et qu’à travers des chances diverses, de tristes épreuves et de longs efforts, le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle finirait par triompher ; mais c’était à l’Espagne à atteindre ce but, car elle seule le pouvait ; la France devait l’y aider, non s’en charger elle-même. Le traité de la quadruple alliance ne nous plaçait point dans une telle nécessité ; nous avions déjà accompli, et au delà, par les secours indirects que nous avions prêtés et que nous prêtions toujours à la reine d’Espagne, les obligations que nous avions contractées. Nous n’avions nul besoin, comme la Restauration en 1823, d’aller faire, au delà des Pyrénées, nos preuves de hardiesse politique et de la fidélité de notre armée ; si nous entrions dans une intervention directe et étendue, semblable à celle de cette époque, nous nous condamnerions, soit à nous retirer bientôt en laissant l’Espagne en proie à toutes ses discordes, soit à prendre, pour un temps indéfini, la responsabilité de son gouvernement et de son avenir. Le Roi ne devait ni ne voulait imposer à la France un tel fardeau.

On essaya de concilier les deux politiques. Le Roi consentit à ce que les secours indirects donnés à l’Espagne reçussent une nouvelle extension. On lui expédia des armes et des munitions de guerre. La légion étrangère, déjà entrée au service de la reine Isabelle, avait été réduite par ses campagnes à deux mille cinq cents hommes ; il fut convenu qu’elle serait portée à six mille hommes, par un recrutement autorisé en France, mais opéré au nom du gouvernement espagnol et par ses agents. Un général français de renom (il fut question du général Bugeaud et même du maréchal Clausel) devait être appelé à commander ce corps auquel s’adjoindraient quelques régiments espagnols, mais qui resterait officiellement sous les ordres du général en chef de l’armée espagnole. M. Thiers, de son côté, parut se contenter de ce développement de la coopération ; et M. de Bois-le-Comte que, précisément à cette époque, il envoya en mission à Madrid, où M. de Rayneval était gravement malade, fut chargé de déclarer au cabinet espagnol que le gouvernement français n’irait pas au delà. En rendant compte le 9 août 1836 à M. Thiers de son arrivée à Madrid et de sa première entrevue avec M. Isturiz : Je commençai, dit M. de Bois-le-Comte, par lui dire que je devais l’engager de la manière la plus absolue, la plus positive, la plus illimitée, à renoncer à toute idée d’intervention directe ; que le gouvernement du Roi avait vu avec regret que, malgré tout ce que nous avions représenté de l’impossibilité où nous étions d’adopter ce moyen, cependant on n’avait jamais perdu l’espoir de nous y amener un jour ; que je devais détruire une illusion qui avait eu une influence fatale, car en montrant toujours cette perspective comme dernière ressource, elle avait empêché la cause royale de déployer toute son énergie et de développer tous ses moyens.

Mais les paroles les plus positives ne suffisent pas à résoudre les questions ni à abolir les espérances qui ont longtemps couvé dans l’âme des peuples ; le 12 août 1836, trois jours après avoir fait à M. Isturiz la déclaration que je viens de citer, M. de Bois-le-Comte écrivit à M. Thiers : Les Espagnols sont tellement accoutumés à nous voir intervenir dans leurs affaires, et à nous voir régler leurs questions de succession, depuis Henri de Transtamare jusqu’à Philippe V, Ferdinand VII et son père, et la reine Isabelle, que l’idée que nous finirons par intervenir chez eux s’y est profondément accréditée, de manière à ne pouvoir que bien difficilement être déracinée dans ce pays. Ils pensent qu’ils doivent nous laisser parler, et que nous finirons toujours par en venir à une intervention directe, ne pouvant supporter en Espagne ni l’anarchie révolutionnaire, ni la restauration de don Carlos. J’ai trouvé cette idée dans M. Isturiz comme dans la régente et dans toute sa cour ; je n’ai pas eu trop, pour la combattre, de toute la force des expressions que Votre Excellence avait employées pour me bien pénétrer de la ferme résolution du gouvernement de toujours se refuser à une intervention directe ; je crois être parvenu à convaincre la reine Christine et M. Isturiz, et leur avoir fait enfin comprendre qu’ils devaient chercher leur salut dans leur propre énergie, et nous considérer ensuite comme leur plus puissant appui, mais non plus comme le principe vital de leur cause. Mais cette impression, que j’ai pu produire sur la reine et sur son gouvernement, n’a pas été celle qu’a reçue le public ; la coïncidence de mon arrivée avec les succès des carlistes, et avec la proclamation en Aragon et en Andalousie de la constitution de 1812, a répandu dans tous les esprits la confiance que j’apportais enfin cette intervention tant désirée ; les uns ont dit que j’annonçais l’intervention même, les autres une mesure qui y conduirait immanquablement.

Il fallait sortir de cette situation qui tenait les esprits incertains, à Paris dans l’action et à Madrid dans l’attente ; il fallait choisir enfin entre l’appui indirect et limité et l’intervention directe et complète. La discussion recommença dans le conseil, de jour en jour plus vive et plus claire. Le Roi crut avoir le droit de se plaindre que, dans l’exécution des mesures de secours indirect qu’il avait naguère consenties, on eût dépassé les limites convenues ; le recrutement de la légion étrangère, qui devait la porter à six mille hommes, s’élevait déjà, disait-il, à huit mille, et était encore poussé avec ardeur, non par l’intermédiaire du ministre d’Espagne, le général Alava, ainsi que cela avait été réglé, mais par les aides de camp du ministre de la guerre lui-même, le maréchal Maison, à qui surtout le Roi s’en prenait de ces secrètes infractions aux décisions du gouvernement. Les questions, les explications, les récriminations se succédaient incessamment dans le conseil où six des ministres se rangeaient à l’avis de M. Thiers, et un seul, le comte de Montalivet, à celui du Roi. Les deux politiques étaient en présence et en crise, toutes deux soutenues avec une conviction sincère et forte, et s’appuyant, l’une sur l’urgence des circonstances et le vœu de l’Espagne évidemment prononcé en faveur de l’intervention, l’autre sur les considérations d’avenir et le sentiment de la France qui s’y montrait clairement contraire : Rien ne peut amener le Roi à l’intervention, lui dit un jour M. Thiers, et rien ne peut m’y faire renoncer.

Sur ces entrefaites arriva à Paris la nouvelle que le 12 août, à Saint-Ildefonse où résidaient alors la jeune reine Isabelle et la Reine régente, les deux régiments de service, l’un des milices provinciales, l’autre de la garde, étaient entrés tout à coup en insurrection, s’étaient portés sur le palais de la Granja, et avaient bruyamment réclamé la constitution de 1812. La reine Christine, avec un courage et un sang-froid remarquables, avait vainement opposé à la sédition son influence et sa résistance personnelles ; en l’absence de toute force effective, il avait fallu céder ; la reine avait enfin autorisé la troupe à jurer la constitution jusqu’à la réunion des Cortès ; et le 13 août, sur la place de Saint-Ildefonse, soldats et officiers avaient en effet prêté ce serment. Le 14, la même insurrection éclata à Madrid ; le général Quesada la contint un moment ; mais le 15, quand on apprit à Madrid ce qui venait de se passer à Saint-Ildefonse, le mouvement devint irrésistible ; le cabinet Isturiz se dispersa ; un ministère nouveau, formé d’anciens partisans de la constitution de 1812, fut imposé à la Reine régente, sous la présidence de M. Calatrava ; le 17 août, les deux reines rentrèrent à Madrid ; les Cortès, qui étaient sur le point de se réunir, furent dissoutes, et le 21 août, un décret royal convoqua pour le 24 octobre des Cortès nouvelles, selon le système électoral prescrit par là constitution de 1812 et pour la remettre en vigueur.

Puisque je viens de parler du général Quesada et de son attitude en face de la sédition, je veux reproduire ici textuellement ce qu’écrivit le 30 août M. de Bois-le-Comte sur sa mort et son caractère. C’est le droit des grands cœurs, morts par des violences barbares, que le souvenir de leurs derniers moments soit conservé avec respect, pour la gloire de leur nom et aussi pour l’instruction des vivants ; le stoïcien Thrasea, condamné par Néron, disait à son gendre Helvidius Priscus en se faisant ouvrir les veines : Regarde, jeune homme, tu es né dans des temps où il convient de fortifier son âme par de fermes exemples[5]. Nous avons vu les jours où de pareils exemples étaient aussi nécessaires en France qu’à Rome sous Néron ; ces jours sont loin de nous ; mais aujourd’hui encore, et à l’abri des périls qui menaceraient la vie, il est bon d’apprendre à bien garder son honneur : La première idée des révolutionnaires devenus maîtres de la capitale, dit M. de Bois-le-Comte, fut d’empêcher que Quesada ne leur échappât ; prévenu trop tard, il prit la route de Burgos ; il y était à peine qu’il y fut suivi par une multitude de miliciens. Il reconnut bientôt qu’il ne pouvait se soustraire à leur poursuite. Arrivé à Hortaleza, à une lieue de Madrid, il se jeta dans une maison. Les miliciens arrivaient déjà ; une petite fille, qui le vit, lui demanda s’il désirait parler au curé : Sans doute, dit-il ; le curé, j’en ai besoin, car je vais mourir. Résigné à son sort, il se promenait à grands pas dans la chambre, sans chercher à se dérober aux regards, et passant la main dans ses cheveux, selon son geste habituel. Les miliciens n’osèrent l’attaquer corps à corps ; ils lui tirèrent un coup de fusil à travers les barreaux de la fenêtre ; la balle lui entra dans le corps. Il les regarda : Si vous voulez que je meure, leur dit-il, il faut m’en tirer un second ; celui-là ne suffit pas. Plusieurs coups partirent ; on enfonça la porte ; on le perça à coups d’épée ; la fureur des assassins s’assouvit par mille atrocités exercées sur son corps encore vivant et continuées sur son cadavre. Ainsi périt cet homme, véritable Espagnol, extrême dans ses qualités comme dans ses défauts, fougueux soldat de la foi en 1823, promoteur anarchique du renversement de M. Zéa Bermudès en 1833, ayant, dans toutes les autres circonstances, constamment attaqué et contenu, avec la même énergie, les mêmes bravades et la même jactance, les carlistes et les hommes des clubs et de la révolution ; il voyait son sort, et marchait à l’encontre sans illusion, sans espoir et sans trouble. Il contint à lui seul le mouvement révolutionnaire à Madrid, et il lui avait arraché les armes, quand la cause de la Reine fit naufrage sur un autre point et l’entraîna dans sa chute.

Le meurtre de Quesada, la fuite des principaux chefs du parti modéré, les clameurs sanguinaires qui s’élevaient contre eux, les nouvelles des provinces qui annonçaient presque partout la même effervescence, jetaient la population honnête et tranquille dans une consternation pleine d’alarmes : « Je ne crois pas à une terreur en Espagne, écrivait à M. Thiers M. de Bois-le-Comte, mais les esprits sont très frappés ; pas un journal n’a encore osé blâmer le meurtre de Quesada, commis depuis dix jours ; pas un seul n’a osé élever un doute sur la parfaite spontanéité avec laquelle la Reine a accepté la constitution ; la rédaction de tous les journaux modérés a été renouvelée ; il n’y a pas en ce moment à Madrid un seul journal d’opposition ; quant à un journal carliste, il n’est jamais venu dans la pensée de personne qu’il fût possible d’en établir un. Avec de pareilles mœurs publiques, il est difficile de faire marcher ici un gouvernement basé sur la publicité et sur la libre discussion... Quant à nous, la partie intelligente des révolutionnaires voudrait ménager la France et hériter de son appui ; la partie brutale, qui domine dans les rues et les casernes, et malheureusement aussi dans les sociétés secrètes d’où est sorti tout ce mouvement, affecte de nous braver, et l’on entend perpétuellement répéter depuis quelques jours dans les cafés de Madrid ce mot qui a fini par y devenir proverbial : A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses ; nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français[6].

La perplexité fut grande dans le conseil, déjà si agité, quand toutes ces nouvelles arrivèrent coup sur coup à Paris. Au profit de qui s’accomplirait désormais l’intervention, si elle s’accomplissait ? Quel gouvernement irait-on soutenir en Espagne ? La reine Christine resterait-elle régente ? Quelle serait, envers les hommes qui ramenaient par la violence la constitution de 1812, l’attitude du cabinet anglais ? M. Mendizabal, à qui il avait paru porter tant de bienveillance, était, selon tous les rapports, le principal fauteur de l’insurrection de Saint-Ildefonse et de Madrid. L’avenir de l’Espagne était chargé de ténèbres, et d’orages dans les ténèbres. Plus décidé que jamais à n’y point associer la France et son gouvernement, le Roi demanda que les corps rassemblés sur les Pyrénées fassent dissous, afin qu’il fût bien clair qu’ils n’entreraient pas en Espagne à l’appui du pouvoir révolutionnaire et des chances obscures qui venaient d’y apparaître. Le cabinet se refusa formellement à cette mesure, disant que ce serait renoncer décidément et ouvertement à l’intervention : Il faut rompre la glace, dit M. Thiers ; le Roi ne veut pas l’intervention ; nous la voulons ; je me retire. Ses collègues, à l’exception de M. de Montalivet, adhérèrent à sa démission : Messieurs, dit le Roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous ; je vous demande de n’en point parler et de rester à vos postes pendant que je vous chercherai des successeurs. Aucun doute, ni aucune plainte ne pouvaient s’élever ; le Roi et ses conseillers se séparaient pour une dissidence profonde sur une question grave qui devait être portée devant les Chambres et le pays ; ils usaient les uns et les autres d’un droit incontestable, garantie de leur influence et de leur dignité mutuelles dans le gouvernement de l’État. La retraite du cabinet devint promptement publique, et l’on ne tarda pas à entrevoir quels seraient ses successeurs.

 

 

 



[1] Pièces historiques, n° VI.

[2] Pièces historiques, n° VII.

[3] Pièces historiques, n° VIII.

[4] M. de Bois-le-Comte à M. Thiers ; dépêche du 22 août 1836.

[5] Specta, juvenis ; in ea tempora natus es quibus firmare animum expediai constantibus exemplis. (Tacite, Annales, l. XVI, chap. XXXV.)

[6] Dépêches de M. Bois-le-Comte, des 21 et 27 août 1836.