MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME DEUXIÈME — 1830-1832.

PIÈCES HISTORIQUES.

 

 

I

Protestation des Députés contre les ordonnances du 25 juillet 1830 (28 juillet 1830.)

 

Les soussignés, régulièrement élus à la députation par les collèges d’arrondissement ci-dessus nommés, en vertu de l’ordonnance royale du......., et conformément à la Charte constitutionnelle et aux lois sur les élections des..... et se trouvant actuellement à Paris.

Se regardent comme absolument obligés, par leurs devoirs et leur honneur, de protester contre les mesures que les conseillers de la couronne ont fait naguère prévaloir pour le renversement du système légal des élections et de la ruine de la liberté de la presse.

Lesdites mesures, contenues dans les ordonnances du 25, sont, aux yeux des soussignés, directement contraires aux droits constitutionnels de la Chambre des pairs, au droit public des Français, aux attributions et aux arrêts des tribunaux, et propres à jeter l’État dans une confusion qui compromet également la paix du présent et la sécurité de l’avenir.

En conséquence, les soussignés, inviolablement fidèles à leur serment, protestent d’un commun accord, non seulement contre lesdites mesures, mais contre tous les actes qui en pourraient être la conséquence.

Et attendu, d’une part, que la Chambre des députés, n’ayant pas été constituée, n’a pu être légalement dissoute ; d’autre part, que la tentative de former une autre Chambre des députés, d’après un mode nouveau et arbitraire, est en contradiction formelle avec la Charte constitutionnelle et les droits acquis des électeurs, les soussignés déclarent qu’ils se considèrent toujours comme légalement élus à la députation par les collèges d’arrondissement et de département dont ils ont obtenu les suffrages, et comme ne pouvant être remplacés qu’en vertu d’élections faites selon les principes et les formes voulues par les lois.

Et si les soussignés n’exercent pas effectivement les droits et ne s’acquittent pas de tous les devoirs qu’ils tiennent de leur élection légale, c’est qu’ils en sont empêchés par une violence matérielle.

Suivent les noms de soixante-trois députés.

 

II

Proclamation adressée à la France par les Députés des départements réunis au palais Bourbon, après l’appel et l’arrivée de S. A. R. Mgr le duc d’Orléans à Paris. (31 juillet 1830)

 

Français,

La France est libre. Le pouvoir absolu levait son drapeau ; l’héroïque population de Paris l’a abattu. Paris attaqué a fait triompher par les armes la cause sacrée qui venait de triompher en vain par les élections. Un pouvoir usurpateur de nos droits, perturbateur de notre repos, menaçait à la fois la liberté et l’ordre ; nous rentrons en possession de l’ordre et de la liberté. Plus de crainte pour les droits acquis ; plus de barrière entre nous et les droits qui nous manquent encore.

Un gouvernement qui, sans délai, nous garantisse ces biens, est aujourd’hui le premier besoin de la patrie. Français, ceux de vos députés qui se trouvent déjà à Paris se sont réunis ; et en attendant l’intervention régulière des Chambres, ils ont invité un Français qui n’a jamais combattu que pour la France, M. le duc d’Orléans, à exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. C’est à leurs yeux le plus sûr moyen d’accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense.

Le duc d’Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle ; il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes. Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Nous nous assurerons par des lois toutes les garanties nécessaires pour rendre la liberté forte et durable ;

Le rétablissement de la garde nationale, avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ;

L’intervention des citoyens dans la formation des administrations départementales et municipales ;

Le jury pour les délits de la presse ;

La responsabilité légalement organisée des ministres et des agents secondaires de l’administration ;

L’état des militaires légalement assuré.

La réélection des députés promus à des fonctions publiques.

Nous donnerons enfin à nos institutions, de concert avec le chef de l’État, les développements dont elles ont besoin.

Français, le duc d’Orléans lui-même a déjà parlé, et son langage est

celui qui convient à un pays libre : Les Chambres vont se réunir, vous dit-il ; elles aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.

La Charte sera désormais une vérité.

 

III

Exposé de la situation du royaume présenté aux Chambres le 13 septembre 1830, par M. Guizot, ministre de l’intérieur.

 

Messieurs, le Roi nous a ordonné de mettre sous vos yeux le tableau de l’état de la France et des actes du gouvernement depuis la glorieuse révolution qui a fondé son trône en sauvant notre pays.

Fier de son origine, le gouvernement éprouve le besoin de dire hautement comment il comprend sa mission et se propose de la remplir.

Il est le résultat d’un héroïque effort soudainement tenté pour mettre à l’abri du despotisme, de la superstition et du privilège, les libertés et les intérêts nationaux.

En quelques jours l’entreprise a été accomplie, avec un respect et un ménagement, jusque-là sans exemple, pour les droits privés et l’ordre public.

Saisie d’un juste orgueil, la France s’est promis qu’un si beau triomphe ne serait point stérile. Elle s’est regardée comme délivrée de ce système de déception, d’incertitude et d’impuissance qui l’a fatiguée et irritée si longtemps. Elle a compté sur une politique conséquente et vraie qui ouvrirait devant elle une large carrière d’activité et de liberté. Elle y veut marcher d’un pas ferme et régulier.

C’est dans ce caractère de l’événement au sein duquel il est né, et des espérances dont la France est animée, que le gouvernement trouve la règle de sa conduite.

Il se sent appelé à puiser sa force dans les institutions qui garantissent la liberté du pays, à maintenir l’ordre légal en améliorant progressivement les lois, à seconder sans crainte, au sein de la paix publique fortement protégée, le développement de toutes les facultés, l’exercice de tous les droits.

Telle est, à ses yeux, la politique qui doit faire porter à notre révolution tous ses fruits.

Pour la réaliser, une première tâche lui était imposée. Il fallait prendre partout possession du pouvoir et le remettre à des hommes capables d’affermir le triomphe de la cause nationale. Grâce aux conquêtes de 1789, l’état social de la France a été régénéré ; grâce à la victoire de 1830, ses institutions politiques ont reçu en un jour les principales réformes dont elles avaient besoin. Une administration partout en harmonie avec l’état social et la Charte, une constante application des principes consacrés sans retour, tel est aujourd’hui le besoin pressant, le vœu unanime du pays. De nombreux changements dans le personnel étaient donc la première nécessité du gouvernement ; par là, il devait faire sentir en tous lieux sa présence, et proclamer lui-même son avènement. L’œuvre avance vers son terme. Le temps prononcera sur le mérite des choix. Mais on peut, dès aujourd’hui, se former une juste idée de l’étendue et de la célérité du travail ; nous vous en présenterons rapidement les principaux résultats.

A peine entré en fonctions, le ministre de la guerre a pourvu au commandement des divisions et subdivisions militaires ; soixante-quinze officiers généraux en étaient investis ; soixante-cinq ont été remplacés ; dix sont demeurés à leur poste ; ils l’ont mérité par la promptitude et la franchise de leur concours.

En même temps, et dès le 8 août, les officiers généraux qui se trouvaient chargés de l’inspection ordinaire des troupes ont été rappelés, et dix lieutenants généraux ou maréchaux de camp ont été envoyés auprès des corps, avec ordre de proclamer l’avènement du roi, de prévenir toute scission, et de proposer parmi les officiers les remplacements nécessaires.

Trente-neuf régiments d’infanterie et vingt-six régiments de cavalerie ont reçu des colonels nouveaux. Beaucoup de remplacements ont eu lieu dans les grades inférieurs.

Des commandants nouveaux ont été envoyés dans trente et une places importantes.

Une commission d’officiers généraux, en fonctions depuis le 16 août, examine les titres des officiers qui demandent du service. Son travail est fort avancé.

Des mesures ont été prises dès les premiers jours du mois d’août pour le licenciement des régiments suisses de l’ancienne garde royale et de la ligne. Elles sont en pleine exécution. Le licenciement des régiments français de l’ex-garde et des corps de la maison du roi Charles X est accompli.

Pour compenser les pertes qu’entraîne ce licenciement, l’effectif des régiments d’infanterie de ligne sera porté à 1500 hommes, celui des régiments de cavalerie à 700 hommes, celui des régiments d’artillerie et du génie à 1.200 et 1.450 hommes.

Trois régiments nouveaux, un de cavalerie, sous le nom de lanciers d’Orléans, deux d’infanterie, sous les n° 65 et 66, et six bataillons d’infanterie légère s’organisent en ce moment.

Deux bataillons de gendarmerie à pied ont été spécialement créés pour faire le service dans les départements de l’Ouest.

Une garde municipale a été instituée pour la ville de Paris. Plus de la moitié des hommes qui doivent la composer sont prêts à entrer en activité de service.

Le général commandant l’armée d’Afrique a été changé. Le drapeau national flotte dans les rangs de cette armée qui s’est montrée aussi empressée de l’accueillir que digne de le suivre, et qui recevra les récompenses qu’elle a si vaillamment conquises.

Ainsi, au bout de cinq semaines, le personnel de l’armée est renouvelé ou près du terme de son renouvellement.

La marine n’appelait pas des réformes si étendues. Par sa nature même, ce corps exige la réunion de connaissances spéciales et d’une expérience longue et continue. Aussi l’ancien gouvernement avait-il été forcé d’y conserver ou d’y admettre des officiers qui professaient hautement les opinions dont il poursuivait la ruine ; ils se sont hâtés d’accueillir notre révolution ; elle accomplissait leurs vœux. Là peu de changements étaient donc nécessaires. Cependant les abus qui y avaient pénétré ont été abolis. Trois contre-amiraux, douze capitaines de vaisseau, cinq capitaines de frégate, quatre lieutenants de vaisseau et un enseigne ont été admis à la retraite. Une commission présidée par le doyen de l’armée navale examine avec soin les réclamations des officiers que l’ancien gouvernement avait écartés. Une création nouvelle, celle des amiraux de France, a assuré à la marine des récompenses proportionnées à ses services, et l’a fait sortir de cette espèce d’infériorité où elle était placée comparativement à l’armée de terre, qui possédait seule la dignité de maréchal de France. Enfin l’illustre chef de l’armée navale en Afrique a reçu du Roi, par son élévation à ce grade, le juste prix de ses travaux ; et ses compagnons trouveront à leur arrivée en France, l’avancement et les distinctions qu’ils ont si bien méritées.

Nulle part la réforme n’était plus nécessaire et plus vivement sollicitée que dans l’administration intérieure. La plupart de ses fonctionnaires, instruments empressés ou dociles d’un système de fraude et de violence, avaient encouru la juste animadversion du pays. Ceux-là même dont les efforts avaient tendu à atténuer le mal s’étaient usés dans cette lutte ingrate, et manquaient auprès de la population de cet ascendant moral, de cette confiance prompte et facile, première force du pouvoir, surtout quand il vit en présence de la liberté. 76 préfets sur 86, 196 sous-préfets sur 277, 53 secrétaires généraux sur 86, 127 conseillers de préfecture sur 315, ont été changés. En attendant la loi qui doit régénérer l’administration municipale, 393 changements ont déjà été prononcés ; et une circulaire a ordonné aux préfets de faire, sans retard, tous ceux qu’ils jugeraient nécessaires, sauf à en demander la confirmation définitive au ministre de l’intérieur.

Le ministre de la justice a porté toute son attention sur la composition des parquets, tant des cours souveraines que des tribunaux de première instance. Dans les premières, 74 procureurs généraux, avocats généraux et substituts, dans les secondes, 254 procureurs du Roi et substituts ont été renouvelés. Dans la magistrature inamovible, le ministère s’est empressé de pourvoir aux sièges vacants, soit par démission, soit par toute autre cause. A ce titre, ont déjà eu lieu 103 nominations de présidents, conseillers et juges. A mesure que les occasions s’en présentent, les changements continuent. Les justices de paix commencent à être l’objet d’un scrupuleux examen.

Dans le conseil d’État, et en attendant la réforme fondamentale qui se prépare, le nombre des membres en activité de service a été provisoirement réduit de 55 à 38 ; sur ces 38,20 ont été changés. Le Conseil de l’instruction publique était composé de 9 membres ; 5 ont été écartés. La même mesure a été prise à l’égard de 5 inspecteurs généraux et de 14 recteurs d’académie sur 25. Un travail se prépare pour apporter dans les collèges, pendant les vacances, les changements dont la convenance sera reconnue. Une commission est chargée de faire un prompt rapport sur l’École de médecine, et d’en préparer la réorganisation.

Dans le département des affaires étrangères, la plupart de nos ambassadeurs et ministres au dehors ont été révoqués.

La situation du ministre des finances, quant au personnel, était particulièrement délicate. Il n’en est pas des principaux agents financiers comme des autres fonctionnaires. Leurs affaires sont mêlées, enlacées dans celles de l’Etat, et veulent du temps pour s’en séparer. Il faut plusieurs mois pour qu’un receveur général en remplace complètement un autre ; celui qui se retire a une liquidation à faire ; celui qui arrive a la confiance à obtenir. Au milieu d’une crise dont l’ébranlement ne pouvait manquer de se faire sentir dans les finances publiques, il y eût eu péril à écarter brusquement des hommes d’un crédit bien établi, et qui s’empressaient de le mettre au service du Trésor. Dans les autres parties de l’administration, une confusion de quelques jours est un mal ; dans l’administration financière, un embarras de quelques instants serait une calamité. La réserve est donc ici commandée par la nature des choses et l’intérêt général. Le ministre des finances a dû s’y conformer. Il a commencé, du reste, dans son administration, une réforme qu’il poursuivra, de département en département, avec une scrupuleuse attention.

Vous voyez, messieurs ; nous nous sommes bornés au plus simple exposé des faits ; il en résulte clairement que le personnel de l’administration de la France a déjà subi un renouvellement très étendu, et que si, dans l’un des services publics, le renouvellement n’a pas été aussi rapide qu’ailleurs, ce ménagement était dû à l’un des plus pressants intérêts de l’État.

En écartant les anciens fonctionnaires, nous avons cherché pour les remplacer des hommes engagés dans la cause nationale et prêts à s’y dévouer ; mais la cause nationale n’est point étroite ni exclusive ; elle admet diverses nuances d’opinions ; elle accepte quiconque veut et peut la bien servir. A travers tant de vicissitudes qui depuis quarante ans ont agité notre France, beaucoup d’hommes se sont montrés, dans des situations différentes, de bons et utiles citoyens ; il n’est aucune époque de notre histoire contemporaine qui n’ait à fournir d’habiles administrateurs, des magistrats intègres, de courageux amis de la patrie. Nous les avons cherchés partout ; nous les avons pris partout où nous les avons trouvés. Ainsi, sur les 76 préfets que le Roi a choisis, 47 n’ont occupe aucune fonction administrative depuis 1814 ; 29 en ont été revêtus. Parmi ces derniers, 18 avaient été successivement destitués depuis 1820. Parmi les premiers, 23 avaient occupé des fonctions administratives avant 1814 ; 24 sont des hommes tout à fait nouveaux et portés aux affaires par les derniers événements. Le moment est venu pour la France de se servir de toutes les capacités, de se parer de toutes les gloires qui se sont formées dans son sein.

Malgré son importance prédominante en des jours de crise, le personnel n’a pas seul occupé l’attention du gouvernement ; il a pris aussi des mesures pour rendre promptement à l’administration des choses la régularité et l’ensemble dont elle a besoin.

Dès le 6 août, le ministre de la guerre a donné des ordres pour arrêter la désertion et faire rejoindre les hommes qui avaient quitté leurs corps. Il a pourvu au retrait des armes et des chevaux abandonnés par les déserteurs.

De nombreux mouvements de troupes ont été opérés, soit dans le but de la réorganisation des corps, soit pour porter des forces sur les points où leur présence était jugée utile.

Des désordres se sont manifestés dans quelques régiments de cavalerie et d’artillerie, et dans un seul régiment d’infanterie. Mais de promptes mesures ont été prises pour rétablir l’ordre, resserrer les liens de la discipline, et rendre justice à chacun.

Tous les services de l’armée ont été assurés. Les corps de l’ancienne garde royale et les régiments suisses ont reçu religieusement en solde, masses, etc., tout ce qu’ils pouvaient prétendre. Les approvisionnements pour l’armée d’Afrique ont été complétés jusqu’au 1er novembre, en se servant, forcément et à cause de l’urgence, du marché précédemment conclu. Les rapports du nouvel intendant en chef de cette armée amèneront à de meilleurs moyens pour régler cet important service.

L’armement des gardes nationales est l’un des objets qui attirent spécialement les soins du ministre. Des ordres sont donnés pour rassembler et fournir promptement tous les fusils dont on pourra disposer ; un grand nombre est déjà délivré.

L’activité la plus régulière se déploie dans l’administration de la marine. Des vaisseaux de l’État sillonnent en ce moment toutes les mers pour porter sur tous les points du globe nos grandes nouvelles. Ils feront respecter partout les couleurs nationales ; partout ils protégeront le commerce et rassureront les navigateurs français. Des croisières sont établies dans ce but à l’entrée du détroit de Gibraltar et sur toutes nos côtes.

Notre escadre continuera de seconder les opérations de notre armée de terre en Afrique ; elle assurera nos communications entre Alger et la France, et aucun approvisionnement ne sera compromis.

Le Conseil d’amirauté s’occupe de réunir les matériaux d’une législation complète sur les colonies : une commission sera chargée de mettre le gouvernement en mesure de la présenter bientôt aux Chambres.

Des travaux nouveaux sont entrepris à Dunkerque et dans d’autres ports. Partout règne la plus exacte discipline ; l’ordre est partout maintenu sur les vaisseaux comme sur terre, dans les arsenaux et dans les ateliers.

L’irrégularité des communications, le renouvellement des fonctionnaires, le nombre et la gravité des affaires générales, avaient pendant trois semaines un peu ralenti les travaux ordinaires du ministère de l’intérieur. Non seulement ils ont repris leur cours, mais aucune trace de cet arriéré momentané ne subsiste plus. Une organisation plus simple de l’administration centrale a permis de porter dans la correspondance une activité vraiment efficace. Des instructions ont été partout données sur les affaires de l’intérêt le plus général et le plus pressant, sur l’organisation des gardes nationales, sur la prestation de serment des fonctionnaires, sur la publication des listes électorales et du jury, sur les prisons, etc. Tous les préfets sont maintenant à leur poste ; l’autorité est partout reconnue et en vigueur. Sans doute elle rencontre encore des obstacles ; quelque agitation subsiste sur un certain nombre de points. Elle a éclaté à Nîmes ; on la redoute dans deux ou trois autres départements du Midi. Ceux de l’Ouest, si longtemps le théâtre des discordes civiles, en contiennent encore quelques vieux ferments. C’est le devoir du gouvernement de ne pas perdre de vue ces causes possibles de désordre, il n’y manquera point ; déjà il est partout en mesure ; des troupes ont marché vers le Midi, d’autres sont cantonnées dans l’Ouest. Une surveillance active et inoffensive à la fois est partout exercée. Elle suffira pour prévenir un mal que rêvent à peine les esprits les plus aveugles. La promptitude avec laquelle les troubles de Nîmes ont été réprimés est bien plus rassurante que ces troubles mêmes ne peuvent paraître inquiétants.

Une autre inquiétude se fait sentir. On craint que notre révolution et ses résultats ne rencontrent, dans une partie du clergé français, des sentiments qui ne soient pas en harmonie avec ceux du pays. Le gouvernement du Roi n’ignore, messieurs, ni les imprudentes déclamations de quelques hommes, ni les menées ourdies à l’aide d’associations ou de congrégations que repoussent nos lois. Il les surveille sans les redouter. Il porte à la religion et à la liberté des consciences un respect sincère ; mais il sait aussi jusqu’où s’étendent les droits de la puissance publique, et ne souffrira pas qu’ils reçoivent la moindre atteinte. La séparation de l’ordre civil et de l’ordre spirituel sera strictement maintenue. Toute infraction aux lois du pays, toute perturbation de l’ordre seront fortement réprimées, quels qu’en soient les auteurs.

Le gouvernement compte sur le concours des bons citoyens pour porter remède à un mal d’une autre nature, dont la gravité ne saurait être méconnue ; il s’occupe avec assiduité de la préparation du budget, et ne tardera pas à le présenter aux Chambres. Mais la perception de certains impôts a rencontré depuis six semaines d’assez grands obstacles : ils ont disparu en ce qui concerne les douanes ; leur service, un moment interrompu sur deux points de la frontière, dans les départements des Pyrénées-Orientales et du Haut-Rhin, a été promptement rétabli. L’impôt direct est partout payé avec une exactitude, disons mieux, avec un empressement admirable. Mais des troubles ont eu lieu dans quelques départements à l’occasion de l’impôt sur les boissons, et en ont momentanément suspendu la perception. Aussi, sur quinze millions de produits qu’on devait attendre des contributions indirectes, pendant le seul mois d’août, y aura-t-il perte de deux millions. Décidé à apporter dans cet impôt les réductions et les modifications qui seront jugées nécessaires, le gouvernement proposera incessamment aux Chambres un projet de loi-concerté avec la Commission qu’il a nommée à cet effet. La France peut compter aussi que, dans les divers services du budget, il poussera l’économie aussi loin que le permettra l’intérêt public, et qu’il ne négligera aucun moyen d’alléger les charges des contribuables. Mais il est de son devoir le plus impérieux, il est de l’intérêt public le plus pressant, que rien ne vienne jeter l’incertitude et le trouble dans le revenu de l’État. C’est sur la perception régulière et sûre de l’impôt que repose le crédit ; c’est sur l’étendue et la solidité du crédit que repose le développement rapide, facile, des ressources de l’État et de la prospérité nationale. Certes, le crédit du Trésor est grand et assuré, il ne restera point au-dessous de ses charges ; il va suffire aisément dans le cours de ce mois au payement de plus de 100 millions qu’exigent les besoins du service. Mais pour qu’il subsiste et se déploie de plus en plus, il importe essentiellement que ses bases ne soient pas ébranlées.

Elles ne le seront point, messieurs, pas plus que notre ordre social ne sera compromis par la fermentation momentanée qui s’est manifestée sur quelques points, et que repousse de toutes parts la sagesse de la France. Sans doute, dans son gouvernement comme en toutes choses, la France désire l’amélioration, le progrès, mais une amélioration tranquille, un progrès régulier. Satisfaite du régime qu’elle vient de conquérir, elle aspire avant tout à le conserver, à le consolider. Elle veut jouir de sa victoire, et non entreprendre de nouvelles luttes. Elle saura bien mettre elle-même le temps à profit pour perfectionner ses institutions, et elle regarderait toute tentative désordonnée comme une atteinte à ses droits aussi bien qu’à son repos.

Ce repos, messieurs, le gouvernement, fort de ses droits et du concours des Chambres, saura le maintenir, et il sait qu’en le maintenant il fera prévaloir le vœu national. Déjà, à la première apparence de troubles, les bons citoyens se sont empressés au-devant de l’autorité pour l’aider à les réprimer, et le succès a été aussi facile que décisif. Partout éclaterait le même résultat. Les lois ne manquent point à la justice ; la force ne manquera point aux lois. Que les amis du progrès de la civilisation et de la liberté n’aient aucune crainte ; leur cause ne sera point compromise dans ces agitations passagères. Le perfectionnement social et moral est le résultat naturel de nos institutions ; il se développera librement et le gouvernement s’empressera de le seconder. Chaque jour, de nouvelles assurances amicales lui arrivent de toutes parts. Chaque jour l’Europe reconnaît et proclame qu’il est pour tous un gage de sécurité et de paix. La paix est aussi son vœu. Au dedans comme au dehors, il est fermement résolu à conserver le même caractère, à s’acquitter de la même mission.

 

IV

Rapport présenté au Roi le 21 octobre 1830, par M. Guizot, ministre de l’intérieur, pour faire instituer un inspecteur général des monuments historiques en France.

 

SIRE,

Les monuments historiques dont le sol de la France est couvert font l’admiration et l’envie de l’Europe savante. Aussi nombreux et plus variés que ceux de quelques pays voisins, ils n’appartiennent pas seulement à telle ou telle phase isolée de l’histoire, ils forment une série complète et sans lacune ; depuis les druides jusqu’à nos jours, il n’est pas une époque mémorable de l’art et de la civilisation qui n’ait laissé dans nos contrées des monuments qui la représentent et l’expliquent. Ainsi, à côté de tombeaux gaulois et de pierres celtiques, nous avons des temples, des aqueducs, des amphithéâtres et autres vestiges de la domination romaine qui peuvent le disputer aux chefs-d’œuvre de l’Italie : les temps de décadence et de ténèbres nous ont aussi légué leur style bâtard et dégradé ; mais lorsque le XIe et le XIIe siècles ramènent en Occident la vie et la lumière, une architecture nouvelle apparaît, qui revêt dans chacune de nos provinces une physionomie distincte, quoique empreinte d’un caractère commun : mélange singulier de l’ancien art des Romains, du goût et du caprice oriental, des inspirations encore confuses du génie germanique. Ce genre d’architecture sert de transition aux merveilleuses constructions gothiques qui, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, se suivent sans interruption, chaque jour plus légères, plus hardies, plus ornées, jusqu’à ce qu’enfin succombant sous leur propre richesse, elles s’affaissent, s’alourdissent et finissent par céder la place à la grâce élégante mais passagère de la Renaissance. Tel est le spectacle que présente cet admirable enchaînement de nos antiquités nationales et qui fait de notre sol un si précieux objet de recherches et d’études.

La France ne saurait être indifférente à cette partie notable de sa gloire. Déjà, dans les siècles précédents, la haute érudition des bénédictins et d’autres savants avait montré dans les monuments la source de grandes lumières historiques ; mais sous le rapport de l’art, personne n’en avait deviné l’importance.

A l’issue de la Révolution française, des artistes éclairés, qui avaient vu disparaître un grand nombre de monuments précieux, sentirent le besoin de préserver ce qui avait échappé à la dévastation : le musée des Petits-Augustins, fondé par M. Lenoir, prépara le retour des études historiques et fit apprécier toutes les richesses de l’art français.

La dispersion fatale de ce musée reporta sur l’étude des localités l’ardeur des archéologues et des artistes ; la science y gagna plus d’étendue et de mouvement ; d’habiles écrivains se joignirent à l’élite de notre École de peinture pour faire connaître les trésors de l’ancienne France. Ces travaux, multipliés pendant les années qui viennent de s’écouler, n’ont pas tardé à produire d’heureux résultats dans les provinces. Des centres d’étude se sont formés ; des monuments ont été préservés de la destruction ; des sommes ont été votées pour cet objet par les conseils généraux et les communes : le clergé a été arrêté dans les transformations fâcheuses qu’un goût mal entendu de rénovation faisait subir aux édifices sacrés.

Ces efforts toutefois n’ont produit que des résultats incomplets : il manquait à la science un centre de direction qui régularisât les bonnes intentions manifestées sur presque tous les points de la France ; il fallait que l’impulsion partît de l’autorité supérieure elle-même, et que le ministre de l’intérieur, non content de proposer aux Chambres une allocation de fonds pour la conservation des monuments français, imprimât une direction éclairée au zèle des autorités locales.

La création d’une place d’inspecteur général des monuments historiques de la France m’a paru devoir répondre à ce besoin. La personne à qui ces fonctions seront confiées devra avant tout s’occuper des moyens de donner aux intentions du gouvernement un caractère d’ensemble et de régularité. A cet effet, elle devra parcourir successivement tous les départements de la France, s’assurer sur les lieux de l’importance historique ou du mérite d’art des monuments, recueillir tous les renseignements qui se rapportent à la dispersion des titres ou des objets accessoires qui peuvent éclairer sur l’origine, les progrès ou la destruction de chaque édifice ; en constater l’existence dans tous les dépôts, archives, musées, bibliothèques ou collections particulières ; se mettre en rapports directs avec les autorités et les personnes qui s’occupent de recherches relatives à l’histoire de chaque localité, éclairer les propriétaires et les détenteurs sur l’intérêt des édifices dont la conservation dépend de leurs soins, et stimuler enfin, en le dirigeant, le zèle de tous les conseils de département et de municipalité, de manière à ce qu’aucun monument d’un mérite incontestable ne périsse par cause d’ignorance et de précipitation, et sans que les autorités compétentes aient tenté tous les efforts convenables pour assurer leur préservation, et de manière aussi à ce que la bonne volonté des autorités ou des particuliers ne s’épuise pas sur des objets indignes de leurs soins. Cette juste mesure dans le zèle ou dans l’indifférence pour la conservation des monuments ne peut être obtenue qu’au moyen de rapprochements multipliés que l’inspecteur général sera seul à même défaire ; elle préviendra toute réclamation et donnera aux esprits les plus difficiles la conscience de la nécessité où le gouvernement se trouve de veiller activement aux intérêts de l’art et de l’histoire.

L’inspecteur général des monuments historiques préparera, dans sa première et générale tournée, un catalogue exact et complet des édifices ou monuments isolés qui méritent une attention sérieuse de la part du gouvernement ; il accompagnera, autant que faire se pourra, ce catalogue de dessins et de plans, et en remettra successivement les éléments au ministère de l’intérieur, où ils seront classés et consultés au besoin. Il devra s’attacher à choisir dans chaque localité principale un correspondant qu’il désignera à l’acceptation du ministre, et se mettre lui-même en rapport officieux avec les autorités locales. Communication sera donnée aux préfets des départements, d’abord, des instructions de l’inspecteur général des monuments historiques de la France, puis de l’extrait du catalogue général en ce qui concerne chaque département. Le préfet en donnera connaissance à tous les conseils et autorités qu’ils intéressent.

 

L’inspecteur général des monuments historiques devra renouveler le plussouvent possible ses tournées, et les diriger chaque année d’après les avis qui seront donnés par les préfets et les correspondants reconnus par l’administration. Lorsqu’il s’agira d’imputations à faire sur le fonds de la conservation des monuments de la France, ou de dépenses analogues votées par les départements ou les communes, l’inspecteur général des monuments historiques sera consulté.

Le traitement annuel de ce fonctionnaire est fixé à huit mille francs.

Le tarif des frais de tournée sera déterminé par une mesure ultérieure.

Je suis avec respect, Sire, de Votre Majesté, le très humble et très fidèle sujet,

Le Ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur,

GUIZOT.

 

Approuvé : Au Palais-Royal, le 23 du mois d’octobre 1830.

LOUIS-PHILIPPE.

 

V

1° Décret de l’empereur Napoléon Ier (20 février 1806), qui règle la destination des églises de Saint-Denis et de Sainte-Geneviève.

 

TITRE II.

7. L’église de Sainte-Geneviève sera terminée et rendue au culte, conformément à l’intention de son fondateur, sous l’invocation de Sainte-Geneviève, patronne de Paris.

8. Elle conservera la destination qui lui avait été donnée par l’Assemblée constituante, et sera consacrée à la sépulture des grands dignitaires, des grands officiers de l’Empire et de la couronne, des sénateurs, des grands officiers de la Légion d’honneur, et, en vertu de nos décrets spéciaux, des citoyens qui, dans la carrière des armes ou dans celle de l’administration et des lettres, auront rendu d’éminents services à la patrie ; leurs corps embaumés seront inhumés dans l’église.

9. Les tombeaux déposés au Musée des monuments français seront transportés dans cette église pour y être rangés par ordre de siècles.

10. Le chapitre métropolitain de Notre-Dame, augmenté de six membres, sera chargé de desservir l’église de Sainte-Geneviève. La garde de cette église sera spécialement confiée à un archiprêtre choisi parmi les chanoines.

11. Il y sera officié solennellement le 3 janvier, fête de Sainte-Geneviève ; le 15 août, fête de Saint-Napoléon, et anniversaire de la conclusion du Concordat ; le jour des Morts, et le premier dimanche de décembre, anniversaire du couronnement et de la bataille d’Austerlitz ; et toutes les fois qu’il y aura lieu à des inhumations en exécution du présent décret. Aucune autre fonction religieuse ne pourra être exercée dans ladite église qu’en vertu de notre approbation.

12. Nos ministres de l’intérieur et des cultes sont chargés de l’exécution du présent décret.

 

2° Ordonnance du roi Louis XVIII (12 décembre 1821) qui confirme et complète la restitution au culte de l’église de Sainte-Geneviève.

 

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, A tous ceux qui ces présentes verront, salut.

L’église que notre aïeul le roi Louis XV avait commencé de faire élever sous l’invocation de Sainte-Geneviève est heureusement terminée. Si elle n’a pas encore reçu tous les ornements qui doivent compléter sa magnificence, elle est dans un état qui permet d’y célébrer le service divin. C’est pourquoi, afin de ne pas retarder davantage l’accomplissement des intentions de son fondateur et de rétablir, conformément à ses vœux et aux nôtres, le culte de la patronne dont notre bonne ville de Paris avait coutume d’implorer l’assistance dans tous ses besoins ;

Sur le rapport de notre ministre de l’intérieur et notre Conseil entendus,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

ARTICLE PREMIER.

La nouvelle église fondée par le roi Louis XV sera incessamment consacrée à l’exercice du culte divin sous l’invocation de cette sainte ; à cet effet, elle est mise à la disposition de l’archevêque de Paris qui la fera provisoirement desservir par des ecclésiastiques qu’il désignera.

ART. II

Il sera ultérieurement statué sur le service régulier et perpétuel qui devra y être fait, et sur la nature de ce service.

ART. III

Notre ministre secrétaire d’État de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné en notre château des Tuileries, le 12 décembre de l’an de grâce mil huit cent vingt et un, et de notre règne le vingt-septième.

Signé : LOUIS.

Par le Roi :

Le ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur.

Signé : SIMÉON.

 

VI

Circulaire adressée aux préfets (29 septembre 1830) par M. Guizot, ministre de l’intérieur, sur les élections à la Chambre des députés.

 

Monsieur le Préfet,

Par ordonnances royales des 13, 15, 28 et 29 septembre 1830, cent onze collèges électoraux ont été convoqués. Près de 60.000 électeurs exerceront leurs droits ; plus d’un quart de la Chambre des députés doit sortir d’une élection nouvelle.

Cette élection, quoique partielle, suffira pour indiquer l’état général de la France. Elle est attendue comme un événement grave ; elle contribuera puissamment à déterminer le caractère de notre révolution ; elle présagera notre avenir.

Dans une circonstance si importante, monsieur le préfet, vous ne serez pas surpris que je vous entretienne plus spécialement des devoirs de l’administration. Ses intentions ne sauraient être que conformes à ses devoirs.

Ces devoirs sont simples. La mauvaise politique d’un pouvoir trop faible pour se passer d’artifices les compliquait en les défigurant. Un gouvernement national se fie à la France du choix de ses députés. Il ne rend pas l’administration responsable des votes que recèle l’urne électorale. Assurer l’entière liberté des suffrages en maintenant sévèrement l’ordre légal, voilà toute son ambition. Comme la Charte, les élections désormais doivent être une vérité.

Vous sentez, monsieur le préfet, quelle scrupuleuse impartialité vous est imposée. Le temps n’est pas si éloigné où la puissance publique, se plaçant entre les intérêts et les consciences, s’efforçait de faire mentir le pays contre lui-même, et de le suborner comme un faux témoin. En dénaturant sa mission, en excédant ses droits, elle a compromis ainsi même sa légitime influence. Ce n’est que par une réaction de justice, de probité, de modération, que l’administration peut reconquérir cette autorité morale qui lui est si nécessaire, et qui fait sa principale force. Il faut que les pouvoirs s’honorent pour s’affermir.

Ainsi, monsieur le préfet, quelque importance que le gouvernement attache au résultat des élections, n’oubliez jamais qu’il l’attend avec trop de sécurité pour prétendre, même indirectement, à les dominer. C’est par votre administration seule que vous devez influer sur l’opinion publique.

La France, d’ailleurs, ne connaît-elle pas sa situation ? Heureuse et fière d’une révolution qu’elle a faite, elle n’aspire qu’à en recueillir les fruits ; elle ne veut que jouir en paix, de sa conquête. La liberté dans l’ordre, le progrès dans le repos, le perfectionnement sans combat, voilà ce qu’elle ne pouvait obtenir du gouvernement qui n’est plus ; voilà ce qu’elle espère du gouvernement qu’elle s’est donné. Sa longue persévérance, sa générosité dans la victoire, lui semblent des droits à tous les biens d’une civilisation croissante et d’une constitution réglée. Mais elle n’entend pas que ces biens soient ajournés par la faiblesse, compromis par l’imprudence, détruits par les passions. Elle a mis toute sa force aux ordres de sa sagesse.

Les élections en feront foi, monsieur le préfet ; telle est ma conviction. Celles qui présagèrent, il y a trois mois, la chute du pouvoir absolu élevèrent la France bien haut dans l’opinion des peuples. Celles qui se préparent, moins difficiles, moins laborieuses, attesteront encore, après le triomphe, tout ce que quinze années d’amélioration lente, de liberté combattue, donnent aux peuples d’expérience, de prudence et de fermeté.

La France agira, monsieur le préfet, et l’administration veillera pour elle. Votre tâche est de maintenir liberté aux opinions et force à la loi. En l’accomplissant, vous aurez aussi une part honorable dans le résultat des élections.

Les lois qui règlent parmi nous les questions électorales ont été éclaircies, complétées par l’expérience et la discussion. Les modifications que la loi transitoire du 12 septembre a dû apporter à cette législation ne sauraient amener de difficultés essentielles. Si toutefois quelques questions vous semblaient encore obscures et incertaines, ne craignez pas de me consulter ; je vous ferai connaître les précédents et mon opinion. Vous saurez cependant que la règle, en ces sujets, réside dans le texte des lois et la jurisprudence des cours royales. Vous demeurerez donc responsable des décisions que vous aurez à prendre ; les tribunaux les jugeraient, et ce n’est pas le ministre de l’intérieur que les lois ont constitué le gardien de l’unité de jurisprudence, c’est la Cour de cassation.

Vous le voyez, monsieur le préfet, le gouvernement n’exige de vous que l’observation religieuse des lois ; il n’attend de vous que ce que lui offrent déjà votre loyauté et votre patriotisme. Vous pouvez dire à tous quelle est sa pensée, il ne la cache ni ne l’impose. Venu de la nation, il ne la redoute pas ; il compte sur elle comme elle peut compter sur lui. Imitez-le, monsieur le préfet ; que l’administration soit consciencieuse pour que l’élection le soit aussi. Le gouvernement n’en sera pas moins puissant. Sous l’heureuse constitution que nous possédons, l’autorité doit s’appuyer sur la liberté même et se relever en la protégeant.

Recevez, monsieur le préfet, l’assurance de ma parfaite considération.

Le ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur,

GUIZOT.

 

VII

Notice sur madame de Rumford par M. Guizot. (Écrite en 1841.)

 

Il y a cinq ans, dans une bonne et agréable maison qui n’existe plus, située au milieu d’un beau jardin qu’a remplacé une rue, se réunissait deux ou trois fois par semaine une société choisie et variée ; des gens du monde, des savants, des lettrés, des étrangers et des nationaux ; des hommes d’autrefois et des hommes d’aujourd’hui ; des vieillards et des jeunes gens ; des membres du gouvernement et de l’opposition. Parmi les personnes qui se voyaient là, beaucoup ne se rencontraient point ailleurs ; et ailleurs, si elles s’étaient rencontrées, elles se seraient probablement mal accueillies, peut-être même à peine tolérées. Mais là, tous se traitaient avec une extrême politesse, presque avec bienveillance. Non que personne y fût attiré par quelque intérêt, quelque dessein qui le contraignît de dissimuler ses sentiments ; ce n’était pas une maison de patronage politique ou littéraire, où l’on vînt pour pousser sa fortune ou préparer son succès. Le goût de la bonne compagnie, les plaisirs de l’esprit et de la conversation, le désir de prendre sa part dans ces incidents journaliers de la vie sociale qui font l’amusement du monde poli et le délassement du monde occupé, c’était là le seul motif, c’était l’attrait qui réunissait chez madame de Rumford une société si empressée, et, dans cette société, tant d’hommes distingués et si divers.

Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Turgot, d’Alembert, s’ils revenaient parmi nous, seraient bien surpris de nous voir remarquer une telle maison et ses habitudes comme quelque chose de singulier et de rare. C’était l’esprit général, la vie habituelle de leur temps : temps de noble et libérale sociabilité, qui a remué de bien grandes questions et de bien grandes choses, et n’en a pris que ce qu’elles ont de doux, le mouvement de la pensée et de l’espérance, laissant à ses héritiers le fardeau de l’épreuve et de l’action.

Quand l’héritage s’est ouvert, quand notre génération, au début de l’Empire, est entrée en possession de la scène du monde, le XVIIe siècle, clos la veille, était déjà loin, bien loin de nous. Un abîme immense, la Révolution, nous en séparait. Le passé tout entier, un passé de plusieurs siècles, et le XVIIIe siècle comme les autres, s’y était englouti. Aucun des grands hommes qui avaient fait la force et la gloire de cette grande époque ne vivait plus. Ces salons de Paris, théâtre et instrument de leurs succès, cette société si brillante, si passionnément adonnée aux plaisirs de l’esprit, avaient disparu comme eux. Au lieu de se chercher et de se réunir, comme naguère, pour s’animer ensemble du même mouvement, la noblesse, l’Église, la robe, les hommes d’affaires, les lettrés, toutes les classes de l’ancien régime, ou plutôt leurs débris, car de toutes choses il ne restait que des débris, se séparaient, s’évitaient presque, rentraient chacune dans les habitudes et les intérêts de leur situation spéciale. A l’élan commun des idées succédaient la dispersion et l’isolement des coteries. Émigrés, constituants, conventionnels, fonctionnaires impériaux, savants, gens de lettres, autant de coteries pensant et vivant chacune à part, indifférentes ou malveillantes l’une pour l’autre.

Le XVIIIe siècle avait aussi la sienne ; pure coterie comme les autres, mais seule héritière du caractère dominant de l’époque, seule fidèle aux mœurs et aux goûts de cette société philosophique qui avait péri elle-même dans la ruine de la grande société qu’elle avait démolie.

Une femme de soixante-dix-neuf ans, deux académiciens, l’un de quatre-vingt-deux ans, l’autre de soixante-seize, voilà quels centres restaient, en 1809, à cette société qu’en 1769 tant de gens, et de si puissants, s’empressaient d’attirer et de grouper autour d’eux. Le salon de madame d’Houdetot, celui de M. Suard, celui de l’abbé Morellet, étaient presque les seuls asiles où l’esprit du vieux siècle se déployât encore à l’aise et avec vérité. Non que sa mémoire ne fût en grand honneur ailleurs, et que beaucoup de gens ne fissent profession de lui appartenir ; comment les hommes nouveaux, les enfants de la Révolution et de l’Empire, auraient-ils renié le XVIIIe siècle ? Mais qu’ils étaient loin de lui ressembler ! La politique les absorbait, la politique pratique, réelle ; toutes leurs pensées, toutes leurs forces étaient incessamment tendues, soit vers les affaires du maître, soit vers leurs propres affaires ; point de méditation, point de loisir ; du mouvement, du travail, puis encore du travail et du mouvement. Le XVIIIe siècle aussi s’occupait fort de politique, mais par goût, non par nécessité ; elle tenait beaucoup de place dans les esprits, peu dans la vie ; on réfléchissait, on dissertait, on projetait beaucoup ; on agissait peu. En aucun temps les matières politiques n’ont été l’objet d’une préoccupation intellectuelle si générale et si féconde ; aucun temps peut-être n’a été plus étranger à l’esprit politique proprement dit, à cet esprit simple, prompt, judicieux, résolu, léger dans la pensée, sérieux dans l’action, qui ne voit que les faits et ne s’inquiète que des résultats.

A part même cette opposition de la science et de la pratique, quel abîme entre la politique qu’on faisait il y a trente ans, et celle que, cinquante ans plus tôt, on aurait voulu faire ! Qu’étaient devenues les doctrines, les espérances qui avaient enchanté et remué tout un peuple, tous les peuples ? Comment les hommes d’affaires du XIXe siècle tenaient-ils les promesses des philosophes du XVIIIe ? Les uns hardiment, les autres timidement et avec embarras, désertaient les idées et les institutions dont le nom seul, la seule perspective avaient fait leur fortune. Le despotisme, un despotisme savant, raisonneur, et qui prétendait s’ériger en système, voyait à son service les enfants des plus doctes théories de liberté. Plusieurs, gens d’honneur et de cœur, attachés dans l’âme à leur ancienne foi, protestaient de temps en temps, mais sans conséquence, contre les insultes et les coups qu’on lui portait autour d’eux. La plupart, en défendant Voltaire contre Geoffroi et les incrédules contre les dévots, se jugeaient quittes envers la philosophie et la liberté. Mais qu’auraient dit les philosophes, qu’aurait dit Voltaire lui-même, malgré ses dédains pour la métaphysique et ses complaisances pour le pouvoir, s’ils avaient assisté à un dîner de l’archichancelier, ou à une séance du Conseil d’État impérial ? Croit-on que le XVIIIe siècle se fût reconnu là, qu’il eût accepté ses héritiers pour représentants ?

Ils ne lui ressemblaient pas davantage pour les manières, le tour d’esprit, le ton, les habitudes et les formes extérieures. Hommes du monde autant que lettrés, les philosophes du XVIIIe siècle avaient passé leur vie dans les plus douces et plus brillantes régions de cette société par eux tant attaquée. Elle les avait accueillis, célébrés ; ils s’étaient mêlés à tous les plaisirs de son élégante et agréable existence ; ils partageaient ses goûts, ses mœurs, toutes ses finesses, toutes les susceptibilités d’une civilisation à la fois vieillie et rajeunie, aristocratique et littéraire ; ils étaient de cet ancien régime démoli par leurs mains. Mais les philosophes de la seconde génération, les vrais fils de la Révolution et de l’Empire, n’étaient point de l’ancien régime, et ne l’avaient connu que pour le renverser. Entre ceux-ci et la bonne compagnie du XVIIIe siècle, aucun lien, rien de commun ; au lieu des salons de madame Geoffrin, de mademoiselle de Lespinasse, de madame Trudaine, de la maréchale de Beauvau, de madame Necker, ils avaient vécu dans les assemblées publiques, les clubs et les camps. Des événements immenses, terribles, Avaient remplacé pour eux les plaisirs de société et les succès d’Académie. Bien loin d’être façonnés pour l’agrément des relations sociales dans une vie oisive et facile, tout en eux portait l’empreinte des temps si actifs et si lourds qu’ils avaient eu à traverser. Leurs manières n’étaient ni élégantes, ni douces ; ils parlaient et traitaient brusquement, rudement, comme toujours pressés et n’ayant pas le loisir de songer à tout et de tout ménager. Corrompus, ils s’établissaient sèchement dans un égoïsme grossier et cynique ; honnêtes gens, il manquait aux formes de leur conduite, aux dehors de leurs vertus, ce fini, cette harmonie qui semblent n’appartenir qu’à la longue et paisible possession d’une situation ou d’un sentiment. Peu de goût pour la conversation, les lectures, les visites, toutes ces occupations sans but, ces délassements sans nécessité, où naguère tant de gens trouvaient un emploi demi-sérieux, demi-frivole, de leur esprit et de leur temps. Pour eux, leur temps et leur esprit étaient absorbés par leurs affaires et leurs intérêts ; leur plaisir, c’était le repos.

Parmi ces hommes du régime nouveau, quelques philosophes, quelques écrivains, la plupart sans fonctions et suspects à l’Empire, avaient presque seuls quelque besoin et quelque habitude de se réunir, de causer, de rechercher et de goûter en commun quelques jouissances intellectuelles. Ils formaient une coterie libérale, grande admiratrice du XVIIIe siècle, et qui se flattait bien de le continuer. Mais, née surtout de la Révolution, elle en portait le sceau bien plus que celui de l’époque antérieure. Quoique des hommes fort étrangers à tout acte révolutionnaire y fussent mêlés, à tout prendre, l’esprit révolutionnaire y dominait avec ses mérites et ses défauts, plus d’indépendance que d’élévation, plus d’âpreté que d’indépendance, ami de l’humanité et de ses progrès, mais méfiant, envieux, insociable pour quiconque n’acceptait pas son joug, unissant aux préjugés de coterie les haines de faction. La coterie était d’ailleurs fort concentrée en elle-même ; peu de mélange des classes et des habitudes diverses ; peu de familiarité avec les gens du monde proprement dit ; rien qui rappelât la composition et le mouvement de l’ancienne société philosophique ; toutes les petites manies des lettrés de profession vivant seuls et entre eux ; sans parler de je ne sais quelle discordance dans les manières, tour à tour familières et tendues, également dépourvues de réserve et d’abandon. Ou je me trompe fort, ou dans les réunions de la Décade philosophique, et malgré la communauté de beaucoup d’idées, les maîtres du XVIIIe siècle que je nommais tout à l’heure, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Turgot, d’Alembert, Diderot même et Rousseau, les moins mondains de leur temps, se seraient quelquefois sentis dépaysés et étrangers.

Dans des salons bien différents, au faubourg Saint-Germain, au milieu des restes de l’aristocratie, remise, ou à peu près, de ses désastres, ils n’auraient pas, au premier abord, éprouvé la même surprise ; ils auraient reconnu les manières, le ton, toutes les formes et les apparences sociales de leur époque. Peut-être même auraient-ils pris plaisir à retrouver certaines traditions de l’ancien régime, et ce lien des souvenirs communs, si puissant entre les hommes même les plus divers. Mais en revanche, que de choses plus graves les auraient bientôt repoussés ! Quelle profonde opposition de sentiments et d’idées ! En vain auraient-ils cherché là quelque trace de cette ouverture d’esprit, de cette libéralité de cœur, de ce goût pour les plaisirs et les progrès intellectuels qui distinguaient, cinquante ans auparavant, une si notable portion de l’aristocratie française, et avaient si puissamment concouru au mouvement du siècle. Au lieu de cela, le retour de toutes les prétentions, de toutes les pédanteries aristocratiques ; un repentir amer de s’en être un moment départi ; un puéril empressement à rentrer sous le joug, à reprendre du moins la livrée des vieilles habitudes, des vieilles maximes ; une arrogante antipathie pour les lumières, l’esprit, les philosophes, et tout ce qui pouvait leur ressembler.

Dans quelques coins pourtant de ce camp de l’ancien régime, l’opposition au gouvernement impérial, l’influence de M. de Chateaubriand, le seul fait de l’indépendance envers un despote et de l’enthousiasme pour un grand écrivain, ramenaient du mouvement moral, de la générosité politique, et devenaient même çà et là, entre les débris de l’aristocratie et ceux de la philosophie du dernier siècle, une source de sympathie. A coup sûr Montesquieu et Voltaire se seraient trouvés plus à l’aise dans le salon de madame de Duras que dans celui de l’archichançelier ; et M. Suard causait plus librement, plus sympathiquement avec M. de Chateaubriand qu’avec Chénier. Mais cette petite coterie, plus animée, plus libérale, était alors comme perdue dans la grande coterie aristocratique ; les idées religieuses la séparaient des philosophes dont les idées politiques l’auraient rapprochée ; et malgré quelques points de contact avec eux, malgré une assez fréquente similitude de sentiments, de vœux, de goûts, de mœurs, en somme elle leur paraissait plus opposée que favorable, et se livrait au mouvement de réaction dont le XVIIIe siècle était l’objet.

Une autre coterie, plus restreinte encore, il est vrai, tenait de plus près à ce siècle, et semblait devoir en reproduire assez bien l’image. Elle ralliait les débris de cette portion du côté gauche de l’Assemblée constituante qui voulait, en 1789, la monarchie constitutionnelle, rien de moins, rien de plus, et où siégeaient MM. de Clermont-Tonnerre, de La Rochefoucauld, de Broglie, Mounier, Malouet, etc. : pur et patriotique parti, dont les idées devaient ouvrir et clore notre révolution, mais ne suffisaient pas à l’accomplir. Parmi ces hommes de sens et de bien, ceux qui restaient, la plupart du moins, fidèles à leurs principes et à leur cause, étrangers au gouvernement impérial, ou ne le servant qu’avec réserve et dignité, formaient chez madame de Tessé, chez la princesse d’Hénin, etc., une petite société de mœurs élégantes, d’opinions libérales, étrangère à la sottise aristocratique, à la rancune révolutionnaire, liée par ses habitudes à l’ancien régime, par ses sentiments au nouvel état, aux besoins nouveaux du pays.

Il semble que là fût aussi la place des débris philosophiques du XVIIIe siècle, et que les hommes si peu nombreux qui en restaient se dussent fondre dans cette coterie, où plusieurs d’entre eux allaient en effet souvent et avaient des amis. Mais une différence réelle les en séparait et ne permettait pas que la société du XVIIIe siècle se trouvât là vraiment représentée. La politique avait été la principale, presque l’unique affaire des Constituants ; elle était le lien, le caractère dominant de leur coterie. Issus de la philosophie et de la littérature de leur temps, ils n’étaient cependant ni lettrés ni philosophes ; ils honoraient les doctrines et les lettres, mais en gens qui les tiennent de la seconde main, et n’en font ni leur affaire ni leur plaisir. Or, l’école du XVIIIe siècle, sa véritable école, celle qui lui servait de centre et lui donnait l’impulsion, était essentiellement philosophique et littéraire : la politique l’intéressait, mais comme l’un des objets de sa méditation, comme une application d’idées qui venaient de plus loin et s’étendaient fort au delà. De nos jours, purs politiques que nous sommes, nous nous figurons que c’est là la plus attrayante, la première préoccupation de l’esprit, et c’est presque uniquement pour avoir enfanté des constitutions et rappelé les peuples à la liberté que le XVIIIe siècle nous paraît grand. Étroite présomption ! Un champ bien plus vaste, bien plus varié que la société humaine, s’ouvre devant l’esprit humain ; et dans ses jours de force et d’éclat, il est loin de se satisfaire et de s’épuiser dans l’étude des relations des hommes. Politique sans doute dans ses vœux et ses résultats, le XVIIIe siècle était bien autre chose encore, et prenait à ses idées, à leur vérité, à leur manifestation, un plaisir tout à fait indépendant de l’emploi qu’en pourraient faire des publicistes ou des législateurs. C’est là le caractère de l’esprit philosophique, bien différent de l’esprit politique qui ne s’attache aux idées que dans leur rapport avec les faits sociaux et pour les appliquer. Certaines fractions, certaines coteries du XVIIIe siècle, les économistes, par exemple, s’occupaient spécialement de politique ; mais le siècle en général, la société du siècle dans son ensemble aspirait surtout aux conquêtes et aux jouissances intellectuelles de tout genre, en tout sens, à tout prix ; et la pensée de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, se fût trouvée en prison si on l’eût astreinte à ne s’exercer que sur les formes de gouvernement et la destinée des nations.

Les derniers contemporains de ces grands hommes, les survivants de l’école philosophique, M. Suard et M. l’abbé Morellet n’étaient pas doués à coup sûr d’une pensée si active et si étendue. M. Suard n’avait aucun vif désir de savoir ni de produire ; quoique la littérature lui eût seule ouvert les portes du monde, il était bien plus homme du monde qu’homme de lettres. Esprit difficile, paresseux, d’une élégance et d’un dédain aristocratique, pourvu qu’il menât une vie honorable, semée d’intérêts doux et de relations agréables, peu lui importait de déployer ses facultés et de se faire un nom. Depuis que le travail n’était plus pour lui une nécessité, il le prenait et le quittait comme un passe-temps, lisant et écrivant à loisir, sans but, pour son seul plaisir, avec une sorte d’épicurisme intellectuel qui n’avait pourtant rien d’égoïste ni d’indifférent. Les études de l’abbé Morellet avaient été plus sérieuses, plus patientes, mais très spéciales ; l’économie politique et quelques applications de ce qu’il avait appris en Sorbonne l’avaient presque exclusivement occupé. Il semble qu’à l’un et à l’autre de ces deux hommes la société des Constituants, avec les traditions de leur temps, ses habitudes élégantes, son estime des lettres et ses principes politiques, dût pleinement suffire. Pourtant il n’en était rien ; à l’exemple de leurs maîtres, ils avaient tous deux des besoins intellectuels plus variés ; ils prenaient aux idées, aux mouvements de l’esprit humain, un intérêt plus désintéressé, si je puis ainsi parler, plus exempt de toute direction particulière, de toute application prochaine. Et séparés, comme on vient de le voir, de toutes des coteries que j’ai nommées d’abord, ils ne sympathisaient qu’à demi avec celle-là même qui tenait de plus près à leurs opinions, à leurs souvenirs ; il leur en fallait une qui fût une image plus complète, plus fidèle, de leur temps et de la société au sein de laquelle ils s’étaient formés.

Telle était, en effet, la leur. D’anciennes relations de même origine et de même goût, M. de Boufflers, M. Dupont de Nemours, M. Gallois, etc., quelques académiciens dont M. Suard avait appuyé la candidature, et qui lui formaient un petit parti dans l’Académie, quelques jeunes gens dont il encourageait le talent avec une bienveillance qui n’avait rien de banal, quelques membres du Sénat ou d’autres corps, qui faisaient profession d’indépendance, quelques étrangers qui ne se seraient pas pardonné de quitter Paris sans avoir connu les derniers contemporains de Voltaire et de ce siècle dont la gloire a pénétré plus loin que celle d’aucun autre, voilà de quoi cette société se composait. On se réunissait le jeudi chez l’abbé Morellet, le mardi et le samedi chez M. Suard ; quelquefois plus souvent pour un cercle choisi. Les mercredis, madame d’Houdetot donnait à dîner à un certain nombre de personnes invitées une fois pour toutes, et qui pouvaient y aller quand il leur plaisait. Elles s’y trouvaient en général huit, dix, quelquefois davantage. Point de recherches, point de bonne chère ; le dîner n’était qu’un moyen, nullement un but de réunion. Après le dîner, assise au coin du feu, dans son grand fauteuil, le dos voûté, la tête inclinée sur la poitrine, parlant peu, bas, remuant à peine, madame d’Houdetot assistait en quelque sorte à la conversation, sans la diriger, sans l’exciter, point gênante, point maîtresse de maison, bonne, facile, mais prenant à tout ce qui se disait, aux discussions littéraires, aux nouvelles de société ou de spectacle, au moindre incident, au moindre mot spirituel, un intérêt vif et curieux ; mélange piquant et original de vieillesse et de jeunesse, de tranquillité et de mouvement.

On trouvait chez M. Suard moins de facilité, moins de laisser-aller ; là, peu d’a parte entre les voisins, peu d’interruptions au gré de telle ou telle fantaisie, une conversation presque toujours générale et suivie. C’était l’usage de la maison et on y tenait ; il en résultait quelquefois, surtout au commencement de la soirée, un peu de gêne et de froideur. Mais en revanche, là régnaient une liberté plus sérieuse et bien plus de variété réelle. M. Suard ne craignait d’aborder ni de voir aborder chez lui aucun sujet. Nulle part la franchise de la pensée et du langage n’était aussi grande, aussi ouvertement autorisée, provoquée par le maître de la maison. Les hommes qui ne l’ont pas vu ne sauraient se figurer, et bien des hommes qui l’ont vu ont oublié quelle était alors la timidité des esprits, la retenue des entretiens ; à quel point, dès que le moindre contact avec la politique se laissait entrevoir, les figures devenaient froides et les paroles officielles. Un censeur de cette époque montrait à quelqu’un de ses amis certains passages d’une pièce de théâtre qu’il était chargé d’examiner : Vous ne voyez là point d’allusions, lui disait-il ; le public n’en verra point eh bien ! monsieur, il y en a, et je me garderai bien de les autoriser. De 1809 à 1814, tous étaient à peu près comme le censeur ; tous se conduisaient comme s’il y eût eu des allusions là où personne n’en eût pu voir ; et sur tout sujet politique, ou seulement philosophique, toute conversation un peu sérieuse en était frappée de mort. M. Suard n’avait jamais souffert que cette mort pénétrât chez lui : nul homme n’était plus étranger à toute menée, à toute intention politique, plus modéré au fond dans ses opinions et ses désirs ; il n’avait même, pour l’action et les affaires, ni goût ni talent. Mais la liberté de la pensée et de la parole était sa vie, son honneur ; il se fût senti avili à ses propres yeux d’y renoncer, et il la maintenait au profit de tous. La conversation ne manquait pas d’ailleurs chez lui d’étendue et de variété ; aucune habitude, aucune préoccupation spéciale n’en rétrécissait le champ ; philosophie, littérature, histoire, arts, antiquité, temps modernes, pays étrangers, tous les sujets y étaient accueillis avec faveur. Les idées jeunes et nouvelles, fussent-elles même peu en accord avec les traditions du XVIIIe siècle, n’y rencontraient point une hostilité repoussante ; on leur pardonnait de déplaire en faveur du mouvement d’esprit qu’excitait leur nouveauté ; car on avait besoin surtout de ce mouvement ; on vivait, en fait d’idées et de connaissances, sur un fonds depuis longtemps exploité ; ainsi que les mêmes personnes, les mêmes réflexions, les mêmes anecdotes revenaient souvent ; et l’activité, bien que réelle, n’était ni féconde ni progressive. Mais on y sentait incessamment cette sincérité, ce désintéressement de l’esprit qui font peut-être le plus grand charme de la pensée et de la conversation. On se réunissait, on causait sans nécessité, sans but, par le seul attrait des communications intellectuelles. Ce n’était pas sans doute le sérieux d’amis passionnés de la vérité et de la science ; mais c’était encore moins l’étroit égoïsme ou le mesquin travail des gens qui ne font cas que de l’utile et n’agissent ou ne parlent qu’avec un dessein spécial, en vue de quelque résultat déterminé. On ne recherchait pas, il est vrai, on ne reproduisait pas les idées pour elles-mêmes et pour elles seules ; on leur demandait quelque chose au delà, un plaisir social, mais rien de plus.

Et c’était précisément là ce qui distinguait, il y a trente ans, cette coterie de toutes les autres, ce qui en faisait l’image la plus vraie, la seule image de la société qui, cinquante ans auparavant, avait animé Paris, et l’Europe au nom de Paris.

Image bien froide sans doute, bien pâle. Cinquante ans auparavant, la coterie philosophique ne se resserrait pas autour de deux vieillards ; elle était partout, chez les gens de cour, d’église, de robe, de finance ; hautaine ici, complaisante là, tantôt endoctrinant, tantôt divertissant ses hôtes, mais partout jeune, active, confiante, recrutant et guerroyant partout, pénétrant et entraînant la société tout entière. Et le mouvement ne se renfermait pas dans Paris ; il en partait pour se répandre en tous sens et y revenir plus vif, plus général. Grimm adressait sa correspondance à l’impératrice de Russie, à la reine de Suède, au roi de Pologne, à huit ou dix princes souverains tous avides des moindres faits, des moindres bruits venus de ce grand atelier de travail et de plaisir intellectuel. Il n’était pas besoin d’être prince souverain pour entretenir à Paris un correspondant : en Allemagne, en Italie, en Angleterre, de simples particuliers, riches et curieux, voulaient avoir le leur, et de mois en mois, de semaine en semaine, être tant bien que mal informés de tout ce qu’on faisait, disait ou pensait à Paris. On s’adressait à d’Alembert, à Diderot, à Grimm lui-même pour leur demander des correspondants de moindre figure ; et des jeunes gens sans fortune, sans nom, à leur début dans les lettres, trouvaient là un moyen d’existence, comme ils en trouvent maintenant dans les journaux.

Certes, c’était là une autre société que cette petite coterie philosophique de 1809, si faible, si isolée. C’était un autre état intellectuel que celui dont le salon de M. Suard pouvait donner l’idée. Cependant le fond, sinon l’éclat, la direction, sinon le mouvement, étaient les mêmes ; c’était le même goût des plaisirs et des progrès de l’esprit, également éloigné de la méditation pure et de l’application intéressée ; le même mélange de sérieux et de légèreté ; le même besoin de nouveauté pour la pensée sans désir bien vif d’innovation dans les situations sociales et la vie ; le même penchant à s’occuper des questions et des intérêts politiques, avec la même prépondérance de l’esprit philosophique et littéraire sur l’esprit politique. Le grand tableau n’existait plus ; le dessin qui en restait était fidèle et pur.

Madame de Rumford avait été élevée au milieu de ce monde dont les diverses coteries que je viens de rappeler étaient, en 1809, les derniers débris. Son père, M. Paulze, d’abord receveur général, ensuite fermier général des finances, homme très éclairé dans la science et très habile dans la pratique de son état, avait épousé une nièce du fameux contrôleur général, l’abbé Terrai. Celui-ci faisait grand cas des lumières et de l’expérience de son neveu, qui donnait souvent à son oncle, sur l’administration des finances, d’excellents conseils, fort bien compris, car l’abbé Terrai était homme de beaucoup d’esprit, et assez mal suivis, comme il devait arriver à un ministre qui ne voulait se brouiller avec personne à la cour, et qui ne recevait pas du pays de quoi suffire en même temps aux besoins de l’État et aux fantaisies de tout le monde. Une longue correspondance, entre l’abbé Terrai et M. Paulze, a été conservée, en grande partie du moins, dans la famille du fermier général, et contient, sur les mesures financières de ce temps, des renseignements fort curieux.

L’administration compte en France trois grandes époques. Elle a été créée au XVIIe siècle sous Louis XIV. Au XVIIIe, de 1750 à 1789, elle est entrée dans les voies du progrès scientifique et de la civilisation universelle. C’est de nos jours, et d’abord par l’impulsion de l’Assemblée constituante, qu’elle a reçu sa forme systématique, et pris dans la société, aussi bien que dans le gouvernement, une influence destinée, si je ne me trompe, à s’accroître encore, en se combinant avec les institutions libres.

La seconde de ces époques a rendu à la France des services à mon avis, trop peu connus et mal appréciés. Aux grandes questions de l’ordre moral appartient la prééminence. Je ne m’en étonne ni ne m’en plains. Ces questions, soulevées alors avec tant d’éclat et d’effet, ont éclipsé toutes les autres. L’administration s’est effacée devant la politique ; ses travaux, ses projets étaient modestes au milieu, selon les uns, du bouleversement, selon les autres, de la régénération de la société. Un grand fait pourtant date de ce temps, la création des sciences qui planent au-dessus de l’administration et lui révèlent les lois des faits qu’elle est appelée à régir. Personne n’a encore entrevu, et peut-être ne saurait encore entrevoir le rôle que ces sciences sont destinées à jouer dans le monde. Rôle immense, quoiqu’il ne doive et ne puisse jamais être le premier. Au XVIIIe siècle en appartiendra le principal honneur : c’est là son œuvre la plus originale.

La partie théorique de cette œuvre n’a point à se plaindre de la renommée. Elle fit grand bruit en naissant. Les diverses écoles économistes, leurs systèmes, leurs débats n’ont jamais cessé d’attirer puissamment l’attention publique. Mais la partie pratique de l’administration française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’esprit général qui y présidait, son respect pour la science et pour l’humanité, ses efforts, d’une part pour assurer l’empire des principes sur les faits, de l’autre pour diriger les faits et les principes vers le bien de la société tout entière, les résultats positifs de ces efforts, les innombrables et inappréciables améliorations accomplies, ou commencées, ou préparées, ou méditées à cette époque dans tous les services publics, les travaux, en un mot, et les mérites des administrateurs de tout genre et de tout rang qui ont eu alors en main les affaires du pays, c’est ce qu’ont trop effacé les orages et les triomphes de la politique, ce qui n’a pas obtenu sa juste part de reconnaissance et de célébrité.

La maison de M. Paulze était l’un des foyers de ces utiles études, de ces salutaires réformes. Là se réunissaient Turgot, Malesherbes, Trudaine, Condorcet, Dupont de Nemours ; là dans des conversations à la fois sérieuses et faciles, sans préméditation savante, sans autre but que la vérité, les questions étaient posées, les faits rapportés, les idées débattues. M. Paulze n’y fournissait pas seulement le tribut de ses lumières personnelles ; il avait institué à la ferme générale un bureau chargé de recueillir, sur l’impôt et le commerce de la France, sur le mouvement des ports, sur tout ce qui intéresse la richesse nationale, tous les renseignements statistiques. Il entretenait, dans le même dessein, avec un grand nombre de négociants et de banquiers étrangers, une correspondance assidue. Ces documents étaient libéralement communiqués aux hommes éclairés qui fréquentaient sa maison. L’abbé Raynal, entre autres, ami particulier de M. Paulze, y puisa la plupart des faits et des détails qu’il a consignés dans son Histoire philosophique des deux Indes, et qui en sont la seule partie encore importante aujourd’hui.

Cette société, ces conversations, n’avaient rien qui pût entrer dans l’éducation de mademoiselle Paulze, ni influer directement sur elle. Mais, à vivre et à se développer dans une telle atmosphère, elle apprit deux choses, le plus salutaire enseignement que l’enfance puisse recevoir et léguer à toute la vie, l’estime des études sérieuses et le respect du mérite personnel.

Elle avait à peine treize ans quand l’abbé Terrai voulut la marier à la cour. Son père, peu touché de cette fantaisie, préféra un de ses collègues dans la ferme générale, M. Lavoisier, et l’abbé Terrai n’en prit point d’humeur. Le mariage fut célébré dans la chapelle de l’hôtel du contrôleur général, le 16 décembre 1771.

En passant de la maison de son père dans celle de son mari, madame Lavoisier changea d’horizon sans changer d’habitudes. Au mouvement des sciences économiques succéda celui des sciences physiques, et la société des savants à celle des administrateurs. Les hommes spéciaux témoignent quelquefois un grand dédain pour l’intérêt que les gens du monde peuvent porter à leurs travaux ; et s’il s’agissait en effet d’en juger le mérite scientifique, ils auraient pleinement raison. Mais l’estime, le goût du public pour la science, et la manifestation fréquente, vive, de ce sentiment, sont pour elle d’une haute importance, et jouent un grand rôle dans l’histoire. Les temps de cette sympathie, un peu fastueuse et frivole, ont toujours été pour les sciences, des temps d’élan et de progrès ; et à considérer les choses dans leur ensemble, l’histoire naturelle et la chimie ont profité de l’existence sociale de M. de Buffon et de M. Lavoisier, aussi bien que de leurs découvertes.

Soit affection pour son mari, soit disposition naturelle, madame Lavoisier s’associa à ses travaux comme un compagnon ou un disciple. Ceux-là même qui ne l’ont connue que bien loin de la jeunesse ont pu démêler que, sous une apparence un peu froide et rude, et presque uniquement préoccupée de sa vie de société, c’était une personne capable d’être fortement saisie par un sentiment, par une idée, et de s’y adonner avec passion. Elle vivait dans le laboratoire de M. Lavoisier, l’aidait dans ses expériences, écrivait ses observations sous sa dictée, traduisait, dessinait pour lui. Elle apprit à graver pour qu’il fût sûr d’un ouvrier exact jusqu’au scrupule, et les planches du Traité de Chimie furent bien réellement l’œuvre de ses mains. Elle publia, parce qu’il le désirait, la traduction d’un ouvrage du chimiste anglais Kirwan sur la force des acides et la proportion des substances qui composent les sels neutres ; et elle avait acquis, de la science qu’ils cultivaient ensemble, une intelligence si complète que lorsque, en 1803, onze ans après la mort de Lavoisier, elle voulut réunir et publier ses mémoires scientifiques, elle put se charger seule de ce travail, et l’accomplit en effet, en y joignant une préface parfaitement simple, où ne se laisse entrevoir aucune ombre de prétention.

Un intérieur ainsi animé par une affection réciproque et des occupations favorites, une grande fortune, beaucoup de considération, une bonne maison à l’Arsenal, recherchée par les hommes les plus distingués, tous les plaisirs de l’esprit, de la richesse, de la jeunesse, c’était là, à coup sûr, une existence brillante et douce. Cette existence fut frappée, foudroyée par la Révolution, comme toutes celles qui l’entouraient. En 1794, madame Lavoisier vit monter le même jour sur l’échafaud son père et son mari, et n’échappa elle-même, après un emprisonnement assez court, qu’en se plongeant, avec la patience la plus persévérante, dans la plus complète et silencieuse obscurité.

Dès le début de la Révolution, M. Lavoisier, quelque favorables que fussent ses idées à la réforme de l’État, avait considéré l’avenir avec effroi. C’était un homme d’un esprit juste et calme, d’un caractère doux et modeste, qui poursuivait avec désintéressement, au sein d’une vie heureuse, de nobles et utiles travaux, et que les orages politiques dérangeaient beaucoup trop pour qu’il y plaçât ses espérances. En juin 1792, le roi lui fit offrir le ministère des contributions publiques. M. Lavoisier le refusa par cette lettre pleine d’élévation, de simplicité et de droiture :

Sire,

Ce n’est ni par une crainte pusillanime, bien éloignée de mon caractère, ni par indifférence pour la chose publique, ni, je l’avouerai même, par le sentiment de l’insuffisance de mes forces que je suis contraint de me refuser à la marque de confiance dont Votre Majesté veut bien m’honorer en me faisant offrir le ministère des contributions publiques. Témoin, pendant que j’ai été attaché à la trésorerie nationale, des sentiments patriotiques de Votre Majesté, de ses tendres sollicitudes pour le bonheur du peuple, de son inflexible sévérité de principes, de son inaltérable probité, je sens, plus vivement que je ne puis l’exprimer, ce à quoi je renonce en perdant l’occasion de devenir l’organe de ses sentiments auprès de la nation.

Mais, Sire, il est du devoir d’un honnête homme et d’un citoyen de n’accepter une place importante qu’autant qu’il a l’espérance d’en remplir les obligations dans toute leur étendue.

Je ne suis ni jacobin, ni feuillant. Je ne suis d’aucune société, d’aucun club. Accoutumé à peser tout au poids de ma conscience et de ma raison, jamais je n’aurais pu consentir à aliéner mes opinions à aucun parti. J’ai juré, dans la sincérité de mon cœur, fidélité à la Constitution que vous avez acceptée, aux pouvoirs constitués par le peuple, à vous, Sire, qui êtes le Roi constitutionnel des Français, à vous dont les vertus et les malheurs ne sont pas assez sentis. Convaincu, comme je le suis, que le Corps législatif est sorti des limites que la Constitution lui avait tracées, que pourrait un ministre constitutionnaire ? Incapable de composer avec ses principes et avec sa conscience, il réclamerait en vain l’autorité de la loi à laquelle tous les Français se sont liés par le serment le plus imposant. La résistance qu’il pourrait conseiller, par les moyens que la Constitution donne à Votre Majesté, serait présentée comme un crime ; il périrait victime de ses devoirs et l’inflexibilité même de son caractère deviendrait la source de nouveaux malheurs.

Sire, permettez que je continue de consacrer mes veilles et mon existence au service de l’État dans des postes moins élevés, mais où je pourrai rendre des services peut-être plus utiles, et probablement plus durables. Dévoué à l’instruction publique, je chercherai à éclairer le peuple sur ses devoirs. Soldat citoyen, je porterai les armes pour la défense de la patrie, pour celle de la loi, pour la sûreté du représentant inamovible du peuple français.

Je suis avec un profond respect, de Votre Majesté,

Sire, le très humble, etc., etc.

L’illustre savant prétendait trop quand il demandait la permission d’employer sa vie à éclairer le peuple. On l’envoya à la mort, au nom du peuple ignorant et opprimé.

Il légua à sa veuve toute sa fortune, et elle en dut en partie la conservation au dévouement habile d’un serviteur fidèle, à qui elle témoigna à son tour, jusqu’à son dernier moment, la plus fidèle reconnaissance.

En 1798, lorsqu’une proscription à la fois cruelle et honteuse d’elle-même frappa quelques-uns de ses amis, entre autres l’un des plus intimes, M. de Marbois, une lettre de crédit de madame Lavoisier, sur son banquier de Londres, alla les chercher dans les déserts de Sinamary.

Quand les proscriptions cessèrent, quand l’ordre et la justice revinrent apaiser et ranimer en même temps la société, madame Lavoisier reprit sa place dans le monde, entourée de toute une génération de savants illustres, les amis, les disciples, les successeurs de Lavoisier, Lagrange, Laplace, Berthollet, Cuvier, Prony, Humboldt, Arago, charmés, en honorant sa veuve, de trouver dans sa maison, en retour de l’éclat qu’ils y répandaient, les agréments d’une hospitalité élégante. M. de Rumford arriva parmi eux. Il était alors au service du roi de Bavière, et jouissait dans le public d’une grande popularité scientifique. Son esprit était élevé, sa conversation pleine d’intérêt, ses manières empreintes de bonté. Il plut à madame Lavoisier. Il s’accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait presque dire avec ses souvenirs. Elle espéra recommencer en quelque sorte son bonheur. Elle l’épousa le 22 octobre 1805, heureuse d’offrir à un homme distingué une grande fortune et la plus agréable existence.

Leurs caractères ne se convinrent point. A la jeunesse seule il est facile d’oublier, au sein d’un tendre bonheur, la perte de l’indépendance. Des questions délicates furent élevées ; des susceptibilités s’éveillèrent. Madame de Rumford, en se remariant, avait formellement stipulé dans son contrat qu’elle se ferait appeler madame Lavoisier de Rumford. M. de Rumford, qui y avait consenti, le trouva mauvais. Elle persista : J’ai regardé comme un devoir, comme une religion, écrivait-elle en 1808, de ne point quitter le nom de Lavoisier... Comptant sur la parole de M. de Rumford, je n’en aurais pas fait un article de mes engagements civils avec lui si je n’avais voulu laisser un acte public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité de M. de Rumford. C’est un devoir pour moi de tenir à une détermination qui a toujours été une des conditions de notre union ; et j’ai dans le fond de mon âme l’intime conviction que M. de Rumford ne me désapprouvera pas, et qu’après avoir pris le temps d’y réfléchir... il me permettra de continuer à remplir un devoir que je regarde comme sacré.

Ce fut encore là une espérance trompée. Après des agitations domestiques que M. de Rumford, avec plus de tact, eût rendues moins bruyantes, la séparation devint nécessaire ; et elle eut lieu à l’amiable le 30 juin 1809.

Depuis cette époque, et pendant vingt-sept ans, aucun événement, on pourrait dire aucun incident ne dérangea plus madame de Rumford dans sa noble et agréable façon de vivre. Elle n’appartint plus qu’à ses amis et à la société, tantôt étendue, tantôt resserrée, qu’elle recevait avec un mélange assez singulier de rudesse et de politesse, toujours de très bonne compagnie et d’une grande intelligence du monde, même dans ses brusqueries de langage et ses fantaisies d’autorité. Tous les lundis elle donnait à dîner, rarement à plus de dix ou douze personnes, et c’était ce jour-là que les hommes distingués, français ou étrangers, habitués de la maison ou invités en passant, se réunissaient chez elle dans une sorte d’intimité momentanée promptement établie, entre des esprits si cultivés, par le plaisir d’une conversation sérieuse ou piquante, toujours variée et polie, dont madame de Rumford jouissait elle-même plus qu’elle n’en prenait soin. Le mardi, elle recevait tous ceux qui venaient la voir. Pour le vendredi étaient les réunions nombreuses, composées de personnes fort diverses, mais appartenant toutes à la meilleure compagnie de leur sorte, et venant toutes avec un grand plaisir entendre là l’excellente musique que faisaient ensemble les artistes les plus célèbres et les plus habiles amateurs.

Sous l’Empire, outre son agrément général, la maison de madame de Rumford avait un mérite particulier ; la pensée et la parole n’y étaient pas officielles ; une certaine liberté d’esprit et de langage y régnait, sans hostilité, sans arrière-pensée politique ; uniquement de la liberté d’esprit, l’habitude de penser et de parler à l’aise sans s’inquiéter de ce qu’en saurait et dirait l’autorité. Précieux mérite alors, plus précieux qu’on ne peut le supposer aujourd’hui. Il faut avoir vécu sous la machine pneumatique pour sentir tout le charme de respirer.

Quand la Restauration fut venue, au milieu du mouvement des partis et des débats parlementaires, ce ne fut plus la liberté qui manqua aux hommes de sens et de goût : un autre mal pesa sur eux : le mal de l’esprit de parti, des préventions et des animosités de parti ; mal incommode et funeste, qui rétrécit tous les horizons, répand sur toutes choses un faux jour, roidit l’intelligence, aigrit le cœur, fait perdre aux hommes les plus distingués cette étendue d’idées, cette générosité de sentiments qui leur conviendraient si bien, et enlève autant d’agrément à leur vie que de richesse à leur nature et de charme à leur caractère. Ce fléau de la société, dans les pays libres, pénétra peu, très peu dans la maison de madame de Rumford ; comme naguère la liberté, l’équité ne s’en laissa point bannir. Non seulement les hommes des partis les plus divers continuèrent de s’y rencontrer, mais l’urbanité y régnait entre eux : il semblait que, par une convention tacite, ils laissassent à la porte de ce salon leurs dissentiments, leurs antipathies, leurs rancunes, et qu’évitant de concert les sujets de conversation qui les auraient contraints de se heurter, ils eussent d’ailleurs l’esprit aussi libre, le cœur aussi tolérant que s’ils ne se fussent jamais enrôlés sous le joug des partis.

Ainsi se perpétuait, dans la maison de madame de Rumford et selon son désir, l’esprit social de son temps et du monde où elle s’était formée. Je ne sais si nos neveux reverront jamais une société semblable, des mœurs si nobles et si gracieuses, tant de mouvement dans les idées et de facilité dans la vie, un goût si vif pour le progrès de la civilisation, pour l’exercice de l’esprit, sans aucune de ces passions âpres, de ces habitudes inélégantes et dures qui l’accompagnent souvent, et rendent pénibles ou impossibles les relations les plus désirables. Ce qui manquait au XVIIIe siècle, ce qu’il y avait de superficiel dans ses idées et de caduc dans ses mœurs, d’insensé dans ses prétentions et de vain dans sa puissance créatrice, l’expérience l’a révélé avec éclat ; nous l’avons appris à nos dépens. Nous savons, nous sentons le mal que nous a légué cette époque mémorable, Elle a prêché le doute, l’égoïsme, le matérialisme. Elle a touché d’une main impure, et flétri pour quelque temps de nobles et beaux côtés de la nature humaine. Mais si le XVIIIe siècle n’eût fait que cela, si tel eût été seulement son principal caractère, croit-on qu’il eût amené à sa suite tant et de si grandes choses, qu’il eût à ce point remué le monde ? Il était bien supérieur à tous ses sceptiques, à tous ses cyniques. Que dis-je, supérieur ? Il leur était essentiellement contraire, et leur donnait un continuel démenti. En dépit de la faiblesse de ses mœurs, de la frivolité de ses formes, de la sécheresse de telle ou telle doctrine ; en dépit de sa tendance critique et destructive, c’était un siècle ardent et sincère, un siècle de foi et de désintéressement. Il avait foi dans la vérité, car il a réclamé pour elle le droit de régner en ce monde. Il avait foi dans l’humanité, car il lui a reconnu le pouvoir de se perfectionner et a voulu qu’elle l’exerçât sans entrave. Il s’est abusé, égaré dans cette double confiance ; il a tenté bien au delà de son droit et de sa force. Il a mal jugé la nature morale de l’homme et les conditions de l’état social. Ses idées comme ses œuvres ont contracté la souillure de ses vices. Mais, cela reconnu, la pensée originale, dominante, du XVIIIe siècle, la croyance que l’homme, la vérité, la société sont faits l’un pour l’autre, dignes l’un de l’autre et appelés à s’unir, cette juste et salutaire croyance s’élève et surmonte toute son histoire. Le premier, il l’a proclamée et a voulu la réaliser. De là sa puissance et sa popularité sur toute la face de la terre.

De là aussi, pour descendre des grandes choses aux petites et de la destinée des hommes à celle des salons, de là la séduction de cette époque et l’agrément qu’elle répandait sur la vie sociale. Jamais on n’avait vu toutes les conditions, toutes les classes qui forment l’élite d’un grand peuple, quelque diverses qu’elles eussent été dans leur histoire et fussent encore par leurs intérêts, oublier ainsi leur passé, leur personnalité, se rapprocher, s’unir au sein des mœurs les plus douces, et uniquement occupées de se plaire, de jouir et d’espérer ensemble pendant cinquante ans, qui devaient finir entre elles par les plus terribles combats.

C’est là le fait rare, le fait charmant que j’ai vu survivre encore et s’éteindre dans les derniers salons du XVIIIe siècle. Celui de madame de Rumford s’est fermé le dernier.

Il s’est fermé avec une parfaite convenance, sans que le découragement y eût pénétré, sans avoir accepté aucune métamorphose, en demeurant constamment semblable à lui-même. Les hommes ont leur caractère original qu’ils tiennent à garder jusqu’au bout, leur brèche où ils veulent mourir. Le maréchal de Villars enviait au maréchal de Herwick le coup de canon qui l’avait tué. Le parlement britannique n’avait point d’orateur qui ne vît d’un œil jaloux lord Chatham tombant épuisé dans les bras de ses voisins, au milieu d’un sublime accès d’éloquence. Le président Molé eût tenu à grand honneur de finir ses jours sur son siège, en rendant justice à l’État contre les factieux. Vespasien disait : Il faut qu’un empereur meure debout. Madame de Rumford avait passé sa vie dans le monde, à rechercher pour elle-même et à offrir aux autres les plaisirs de la société. Non que le monde l’absorbât tout entière, et qu’elle n’eût, dans l’occasion, les plus sensés et les plus sérieux conseils à donner à ses amis, les bienfaits les plus abondants et les plus soutenus à répandre sans bruit sur le malheur. Mais enfin le monde, la société étaient sa principale affaire ; elle vivait surtout dans son salon. Elle y est morte en quelque sorte debout, le 10 février 1836, entourée, la veille encore, de personnes qu’elle se plaisait à y réunir, et qui n’oublieront jamais ni l’agrément de sa maison, ni la solidité de ses amitiés.

 

VIII

Procès-verbal de l’audience donnée et de la réponse faite le 17 février 1831, par le roi Louis-Philippe aux députés du Congrès national de la Belgique venus à Paris pour lui annoncer l’élection de S. A. R. Mgr le duc de Nemours, comme roi des Belges.

 

Paris, le 17 février 1834.

Aujourd’hui, à midi, la députation du congrès national de la Belgique s’est rendue au Palais-Royal ; deux aides de camp de Sa Majesté l’ont reçue au haut du grand escalier pour la conduire dans le premier salon, où l’attendait M. le ministre des affaires étrangères qui l’a introduite dans la salle du trône. Le Roi l’a reçue, étant placé sur son trône, ayant à sa droite monseigneur le duc d’Orléans, et à sa gauche monseigneur le duc de Nemours. Sa Majesté la Reine était présente, ainsi que LL. AA. RR. les princes ses fils, les princesses ses filles, et la princesse Adélaïde, sœur du Roi. Les ministres et les aides de camp du Roi entouraient le trône. M. le président du congrès a prononcé le discours suivant :

SIRE,

Organe légal du peuple belge, le congrès souverain, dans sa séance du 3 février, a élu et proclamé roi S. A. R. Louis Charles-Philippe d’Orléans, duc de Nemours, fils puîné de Votre Majesté, et nous a confié la mission d’offrir la couronne à S. A. R. dans la personne de Votre Majesté, son tuteur et son roi.

Cette élection, qu’ont accueillie les acclamations d’un peuple libre, est un hommage rendu à la royauté populaire de la France et aux vertus de votre famille : elle cimente l’union naturelle des deux nations sans les confondre ; elle concilie leurs vœux et leurs intérêts naturels avec les intérêts et la paix de l’Europe, et donnant à l’indépendance de la Belgique un nouvel appui, celui de l’honneur français, elle assure aux autres États un nouvel élément de force et de tranquillité.

Le pacte constitutionnel sur lequel repose la couronne de la Belgique est achevé. La nation, reconnue indépendante, attend avec impatience et le chef de son choix et les bienfaits de la constitution qu’il aura jurée. La réponse de Votre Majesté comblera son attente fondée, et notre juste espoir. Son avènement a prouvé qu’elle connaît toute la puissance d’un vœu véritablement national, et la sympathie de la France nous est un gage de sa vive adhésion aux suffrages de la Belgique.

Nous remettons en vos mains, sire, le décret officiel de l’élection de S. A. R. le duc de Nemours, et une expédition de l’acte constitutionnel arrêté par le congrès.

M. le président du congrès a ensuite donné lecture de l’acte du congrès ainsi conçu :

Au nom du peuple belge,

Le congrès national décrète :

Article 1er. Son Altesse Royale Louis-Charles-Philippe d’Orléans, duc de Nemours, est proclamé roi des Belges, à la condition d’accepter la constitution telle qu’elle sera décrétée par le congrès national.

ART. 2. Il ne prend possession du trône qu’après avoir solennellement prêté, dans le sein du congrès, le serment suivant :

Je jure d’observer la constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire.

Bruxelles, palais de la nation, le 3 février 1831.

Le président du congrès, E. SURLET CHOKIER.

Les secrétaires membres du congrès, le vicomte VILAIN XIV, LIEDTZ,

HENRI DE BROUCKÈRE, NOTHOMB.

 

Le Roi a répondu à la députation :

Messieurs,

Le vœu que vous êtes chargés de m’apporter au nom du peuple belge, en me présentant l’acte de l’élection que le congrès national vient de faire de mon second fils, le duc de Nemours, pour roi des Belges, me pénètre de sentiments dont je vous demande d’être les organes auprès de votre généreuse nation. Je suis profondément touché que mon dévouement constant à ma patrie vous ait inspiré ce désir, et je m’enorgueillirai toujours qu’un de mes fils ait été l’objet de votre choix.

Si je n’écoutais que le penchant de mon cœur et ma disposition bien sincère à déférer au vœu d’un peuple dont la paix et la prospérité sont également chères et importantes à la France, je m’y rendrais avec empressement. Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l’amertume que j’éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j’ai à remplir m’en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je n’accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui offrir.

Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de la France, et par conséquent, de ne point compromettre cette paix que j’espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique et pour celui de tous les États de l’Europe, auxquels elle est si précieuse et si nécessaire. Exempt moi-même de toute ambition, mes vœux personnels s’accordent avec mes devoirs, Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l’honneur de voir une couronne placée sur la tête de mon fils qui m’entraîneront à exposer mon pays au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite, et que les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser, quelque grands qu’ils fussent d’ailleurs. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d’ériger des trônes pour mes fils, et pour me faire préférer le bonheur d’avoir maintenu la paix à tout l’éclat des victoires, que, dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d’assurer de nouveau à nos glorieux drapeaux.

Que la Belgique soit libre et heureuse ! qu’elle n’oublie pas que c’est au concert de la France avec les grandes puissances de l’Europe qu’elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance nationale ! et qu’elle compte toujours avec confiance sur mon appui pour la préserver de toute attaque extérieure ou de toute intervention étrangère ! Mais que la Belgique se garantisse aussi du fléau des agitations intestines, et qu’elle s’en préserve par l’organisation d’un gouvernement constitutionnel qui maintienne la bonne intelligence avec ses voisins, et protège les droits de tous, en assurant la fidèle et impartiale exécution des lois ! Puisse le souverain que vous élirez consolider votre sûreté intérieure, et qu’en même temps son choix soit pour toutes les puissances un gage de la continuation de la paix et de la tranquillité générale ! Puisse-t-il se bien pénétrer de tous les devoirs qu’il aura à remplir, et qu’il ne perde jamais de vue que la liberté publique sera la meilleure base de son trône, comme le respect de vos lois, le maintien de vos institutions et la fidélité à garder ses engagements seront les meilleurs moyens de le préserver de toute atteinte, et de vous affranchir du danger de nouvelles secousses !

Dites à vos compatriotes que tels sont les vœux que je forme pour eux, et qu’ils peuvent compter sur toute l’affection que je leur porte. Ils me trouveront toujours empressé de la leur témoigner, et d’entretenir avec eux ces relations d’amitié et de bon voisinage qui sont si nécessaires à la prospérité des deux États.

 

IX

Lettre du général Chlopicki à l’empereur Nicolas (décembre 1830).

 

Sire,

L’assemblée délibérante (la Diète), malgré le talent et même la popularité de ses membres, est trop faible pour pouvoir ramener la tranquillité au milieu de l’orage. Convaincu de cette vérité, d’autant plus que j’ai devant les yeux l’expérience des jours de terreur qui viennent de s’écouler, j’ai résolu de réunir en ma personne le pouvoir exécutif dans toute son étendue, afin qu’il ne devînt pas la proie d’une foule d’agents provocateurs et de perturbateurs qui, timides à l’heure du danger, possèdent cependant l’art de tromper les masses par des mensonges, et de faire tourner à leur profit les nobles sentiments du peuple. Ennemi de l’anarchie, après avoir vu renverser par elle trois sortes de gouvernements, je me suis proposé d’appuyer le gouvernement provisoire par une force organisée, et de rendre l’autorité à un seul homme, en l’entourant du secours de l’armée et de l’obéissance du peuple.

Cette mesure, Sire, a déjà rétabli la tranquillité dans les esprits ; le soldat observe la discipline militaire ; la populace retourne à ses occupations habituelles ; tous confient sans crainte ce qu’ils ont de plus cher à une autorité qui désire le bien public, et qui atteindra désormais ce noble but. En un mot, les troubles ont cessé et les traces de désordre s’effacent.

Mais, Sire, ces sentiments qui, dans le cours de quelques heures, ont armé toute la capitale, qui ont réuni toute l’armée sous un même étendard, ces sentiments qui, comme une étincelle électrique, pénètrent tous les palatinats, et y produisent les mêmes effets, ces sentiments, dis-je, brûlent dans tous les cœurs, et ne s’éteindront qu’avec leur dernier soupir.

Il en est ainsi, Sire ; la nation veut une liberté modérée ; elle ne veut point en abuser ; mais par cela même, elle veut qu’elle soit à l’abri de toute violation et de toute agression ; elle veut une constitution applicable à la vie pratique. Par un concours inouï de circonstances, se trouvant dans une position peut-être trop hardie, elle n’en est pas moins prête à tout sacrifier pour la plus belle des causes, pour son indépendance nationale. Cependant, Sire, loin d’elle est la pensée de rompre les liens qui l’unissent à votre auguste volonté. Le gouvernement provisoire a déjà reconnu la nécessité d’envoyer à Saint-Pétersbourg deux députés qui ont été chargés de déposer au pied du trône de Votre Majesté Impériale et Royale l’expression des volontés et des désirs de la nation, que les provinces polonaises, anciennement incorporées à l’Empire, fussent admises à la jouissance des mêmes libertés que le royaume.

Daignez, Sire, par humanité et par égard pour les bienfaits que vous avez répandus sur nous au commencement de votre règne, accueillir avec bonté les prières dont ils sont l’interprète ! Que la Pologne, déjà reconnaissante à Votre Majesté Impériale et Royale pour les bonnes intentions que vous lui avez toujours montrées, que cette Pologne, dis-je, puisse vous entourer, Sire, de cet amour qu’elle conserve dans son cœur pour son auguste régénérateur ! Que notre destinée s’accomplisse ! Et vous, Sire, remplissant à notre égard les promesses de votre prédécesseur, prouvez-nous par de nouveaux bienfaits que votre règne n’est qu’une suite non interrompue du règne de celui qui a rendu l’existence à une partie de l’ancienne Pologne. Du reste, la jouissance des libertés qui nous sont assurées par la Charte n’est point une concession que le trône nous fera ; ce ne sera que la simple exécution d’un contrat passé entre le roi et la nation, et confirmé par un serment réciproque.

Connaissant, Sire, votre magnanimité, je dois espérer qu’une députation, qui n’a pour but que la paix, obtiendra l’effet qu’elle se propose ; les travaux du gouvernement provisoire sont consacrés à l’organisation intérieure du pays ; ses ordonnances seront respectées, comme les miennes propres, jusqu’au moment de la réunion du sénat et de la chambre des nonces, auxquels il appartiendra de prendre des mesures ultérieures.

Sire, en ma qualité d’ancien soldat et de bon Polonais, j’ose vous faire entendre la vérité ; car je suis persuadé que Votre Majesté Impériale et Royale daignera l’écouter. Vous tenez, Sire, dans votre main les destinées de toute une nation : d’un seul mot, vous pouvez la mettre au comble du bonheur ; d’un seul mot, la précipiter dans un abîme de maux.

Plein de confiance dans la magnanimité de votre cœur, Sire, j’ose espérer qu’une effusion de sang n’aura pas lieu, et je me regarderai comme le plus heureux des hommes si je puis atteindre au but que je me propose par la réunion intime de tous les éléments de bon ordre et de force.

 

X

Mémorandum présenté le 21 mai 1831, par la Conférence de Rome, au pape Grégoire XVI.

 

I

Il paraît aux représentants des cinq puissances que, quant à l’État de l’Église, il s’agit, dans l’intérêt général de l’Europe, de deux points principaux :

1° Que le gouvernement de cet État soit assis sur des bases solides par des améliorations méditées et annoncées par Sa Sainteté elle-même, dès le commencement de son règne ;

2° Que ces améliorations, lesquelles, selon l’expression de l’édit de S.E. Mgr le cardinal Bernetti, fonderont une ère nouvelle pour les sujets de Sa Sainteté, soient, par une garantie intérieure, mises à l’abri des changements inhérents à la nature de tout gouvernement électif.

II

Pour atteindre ce but salutaire, ce qui, à cause de la position géographique et sociale de l’État de l’Église, est d’un intérêt européen, il paraît indispensable que la déclaration organique de Sa Sainteté parte de deux principes vitaux : 1° De l’application des améliorations en question, non seulement aux provinces où la révolution a éclaté, mais aussi à celles qui sont restées fidèles et à la capitale ;

2° De l’admissibilité des laïques aux fonctions administratives et judiciaires.

III

Les améliorations mêmes paraissent devoir embrasser le système judiciaire et celui de l’administration municipale et provinciale.

A. — Quant à l’ordre judiciaire, il paraît que l’exécution entière et le développement conséquent des promesses et principes du motu proprio de 1816 présentent les moyens les plus sûrs et les plus efficaces de redresser les griefs assez généraux relatifs à cette partie si intéressante de l’organisation sociale.

B. — Quant à l’administration locale, il paraît que le rétablissement et l’organisation générale des municipalités élues par la population et la fondation de franchises municipales pour régler l’action de ces municipalités, dans les intérêts locaux des communes, devraient être la base indispensable de toute amélioration administrative.

C. — En second lieu, l’organisation des conseils provinciaux, soit d’un conseil administratif permanent, destiné à aider le gouverneur de la province dans l’exécution de ses fonctions avec des attributions convenables, soit d’une réunion plus nombreuse, prise surtout dans le sein des nouvelles municipalités et destinée à être consultée sur les intérêts les plus importants de la province, paraît extrêmement utile pour conduire à l’amélioration et à la simplification de l’administration provinciale, pour contrôler l’administration communale, pour répartir les impôts et pour éclairer le gouvernement sur les véritables besoins de la province.

IV

L’importance immense d’un état réglé des finances et d’une telle administration de la dette publique qui donnerait la garantie si désirable pour le crédit financier du gouvernement, et contribuerait essentiellement à augmenter ses ressources et à assurer son indépendance, paraît rendre indispensable un établissement central dans la capitale, chargé, comme Cour suprême des comptes, du contrôle de la comptabilité du service annuel dans chaque branche de l’administration civile et militaire, et de la surveillance de la dette publique avec les attributions correspondantes au but grand et salutaire qu’on se propose d’atteindre. — Plus une telle institution portera le caractère d’indépendance et l’empreinte de l’union intime du gouvernement et du pays, plus elle répondra aux intentions bienfaisantes du souverain et à l’attente générale.

Il paraît que, pour atteindre ce but, des personnes devraient y siéger choisies parmi les conseils locaux et formant, avec des conseillers du gouvernement, une junte ou consulte administrative. Une telle junte formerait ou non partie d’un conseil d’État, dont les membres seraient nommés par le souverain parmi les notabilités de naissance, de fortune et de talent du pays.

Sans un ou plusieurs établissements centraux de cette nature, intimement liés aux notabilités d’un pays si riche en éléments aristocratiques et conservateurs, il paraît que la nature d’un gouvernement électif ôterait nécessairement, aux améliorations qui formeront la gloire éternelle du Pontife régnant, cette stabilité dont le besoin est généralement et puissamment senti, et le sera d’autant plus vivement que les bienfaits du Pontife seront grands et précieux.

Rome, 21 mai 1831.

 

XI

1° Je n’insère pas ici le texte même des cinq édits du pape Grégoire XVI qui forment plus de 200 pages in-4°, et entrent dans des détails peu intéressants et peu clairs pour le public français ; mais je donne un résumé exact de leurs dispositions essentielles, résumé fait sur les lieux mêmes et au moment de leur publication.

 

L’édit du pape Grégoire XVI en date du 5 juillet 1831 était divisé en trois titres. Le premier réglait l’administration des communes, le second celle des provinces, le troisième confirmait, en les améliorant, certaines dispositions qui avaient été établies par le motu proprio du pape Pie VII du 6 juillet 1816, et qui étaient depuis tombées en désuétude.

L’ancienne division du territoire en dix-sept délégations de première, deuxième et troisième classe était provisoirement maintenue.

Rome et ses dépendances (la Comarque) restant soumises à un régime particulier, un chef, dont les attributions étaient analogues à celles de nos préfets, administrait, sous le nom de prolégat, chacune des provinces. En fait, ces magistrats étaient tous laïques. L’édit prévoyait, comme mesure exceptionnelle, que des cardinaux pourraient être mis à la tête des délégations de première classe. Une congrégation governative composée de quatre propriétaires nés ou domiciliés dans la province, y ayant exercé des emplois administratifs ou la profession d’avocat, siégeait auprès du prolégat et délibérait sur toutes les affaires. Celles qui touchaient aux finances locales se décidaient à la majorité des voix. Pour celles qui touchaient à l’administration générale, la congrégation governative n’avait que voix consultative ; mais les avis de ses membres, quand ils étaient contraires à celui du prolégat, devaient être visés, enregistrés et transmis à l’autorité supérieure.

Chaque délégation était divisée en districts, et à la tête de chaque district des gouverneurs remplissaient des fonctions analogues à celles de nos sous-préfets, et servaient d’intermédiaires pour la correspondance entre le prolégat et les gonfalonieri ou maires des communes.

Dans chaque chef-lieu de délégation, sous la présidence du prolégat, un conseil provincial se réunissait à des époques déterminées ; le nombre des membres de ces conseils était proportionné à la population des provinces. Aucun ne pouvait être composé de moins de dix membres ; les conseillers étaient nommés par le souverain, mais sur une liste de candidats présentés en nombre triple par des électeurs choisis librement par les conseils municipaux.

Les conseils provinciaux réglaient le budget, assuraient les comptes des dépenses de la province, faisaient la répartition des impôts entre les districts, ordonnaient les travaux publics, en adoptaient les plans et en faisaient suivre l’exécution par des ingénieurs placés dans leur dépendance. Dans l’intervalle de leurs sessions, une commission de trois membres nommés par la majorité restait en permanence, pourvoyait à l’exécution des mesures arrêtées par les conseils, et exerçait son contrôle sur les actes du prolégat et de la congrégation governative.

Le titre II de l’édit du 5 juillet 1831 réglait, d’après des principes analogues, l’administration des communes. Toutes recevaient des conseils municipaux de quarante-huit, trente-six et vingt-quatre membres. Ce dernier nombre s’appliquait aux villes d’une population de mille habitants. Les bourgs et les moindres villages avaient aussi des conseils composés de neuf membres, et les vacances survenues par cause de mort ou autrement étaient remplies par les conseils se recrutant ainsi librement eux-mêmes.

Des combinaisons habiles et conformes à l’esprit des localités réglaient le mode d’élection des conseils municipaux. On n’avait point visé à l’uniformité, à faire peser partout le même niveau. S’il arrivait que, dans quelques communes, les anciennes franchises parussent, à la majorité des habitants, préférables à la législation nouvelle, il était loisible de réclamer le maintien ou la remise en vigueur des statuts antérieurs.

 La réunion des conseils avait lieu toutes les fois que les besoins de la commune le requéraient et sur la convocation d’un membre, tenu seulement à mentionner l’objet de la détermination à intervenir. Le gonfalonier et les anciens (maire et adjoints) étaient nommés par le souverain, mais parmi les candidats présentés sur une liste triple dressée par les conseils municipaux.

Enfin le cardinal Bernetti, en envoyant l’édit du 5 juillet 1831 dans les provinces, invitait expressément les congrégations governatives à lui faire connaître les vœux des habitants sur les améliorations à apporter dans les diverses branches des services publics. Il annonçait l’intention de Sa Sainteté d’y avoir égard. Une voie était ainsi ouverte aux progrès ultérieurs que les habitants voudraient poursuivre légalement.

Les édits réformateurs de l’ordre judiciaire furent conçus dans le même esprit que cet édit du 5 juillet sur la réforme de l’ordre administratif. Un règlement organique de la justice civile parut le 5 octobre et fut suivi, le 31 du même mois, d’un autre édit beaucoup plus développé qui établissait sur des bases toutes nouvelles l’instruction des affaires criminelles, la hiérarchie et la compétence des tribunaux. Ces deux actes législatifs, les plus importants du pontificat de Grégoire XVI, opéraient dans l’ordre judiciaire une réforme fondamentale, et faisaient disparaître les griefs les plus généralement imputés au gouvernement pontifical.

Le reproche le plus grave adressé au système en vigueur dans l’État Romain pour l’administration de la justice était la multiplicité des tribunaux exceptionnels. Dans la seule ville de Rome, il n’existait pas moins de quinze juridictions diverses dont la compétence et les formes de procédure arbitraires jetaient les plaideurs dans un labyrinthe inextricable, et remettaient indéfiniment en question l’autorité de la chose jugée. Entre ces tribunaux d’exception, celui de l’auditeur du pape (Uditore santissimo) subsistait encore en 1831, comme un monument monstrueux d’injustice et d’absurdité. La juridiction de l’auditeur du pape au civil et au criminel n’avait pas de limites ; il pouvait à volonté interrompre le cours de toute procédure à un degré quelconque, casser, réformer les jugements rendus en dernier ressort. Ce droit ne périssait jamais. Les plus vieilles contestions pouvaient être renouvelées, et sans instruction dans la procédure, sans motif dans le jugement, une famille se voyait journellement privée de ses propriétés les mieux acquises. Et comme si un tel instrument d’arbitraire n’était pas suffisant, les papes se réservaient le droit personnel d’évoquer toutes les causes et de les renvoyer à des commissions extraordinaires créées ad hoc. Les familles puissantes pouvaient ainsi se faire donner des juges complaisants, choisis sans égard à leur capacité, à leur instruction, et les habitants des provinces, enlevés à leurs magistrats naturels, pouvaient être traînés à Rome pour y défendre leur fortune contre des attaques inattendues. Cet incroyable abus trouvait des défenseurs parmi les gens de loi résidant à Rome. Il assurait la fortune et l’importance de cette classe dans laquelle se trouvaient les libéraux les plus accrédités, et ne pouvait cesser sans provoquer des clameurs intéressées.

L’édit du 5 octobre 1831 supprima la juridiction de l’Uditore santissimo et l’intervention personnelle du pape dans les causes civiles, qui toutes furent renvoyées à leurs juges naturels dans l’ordre établi par le droit commun. Il supprima pareillement les tribunaux d’exception et ne permit d’appel contre la chose jugée que pour vice de forme ou fausse application de la loi.

En France la vérité légale sort de l’ordre des juridictions, et la décision des juges d’appel est considérée comme ayant une valeur supérieure à celle des juges de première instance. A Rome la vérité légale sort de la majorité des jugements. Il y a trois degrés de juridiction, et deux jugements conformes font la chose jugée ; si un second tribunal confirme la sentence rendue par le premier, elle devient définitive ; s’il l’infirme, l’une ou l’autre des parties peut faire appel à un troisième tribunal auquel appartient la solution définitive du litige, à moins que les formes de la procédure n’aient été violées. En ce cas, il y a recours devant le tribunal de la signature, dont les attributions sont analogues à celles de notre cour de cassation et qui couronne l’édifice judiciaire depuis qu’on ne voit plus s’élever au-dessus de lui la monstrueuse puissance de l’Uditore santissimo.

Dans les provinces, les trois degrés de juridiction, établis par le nouveau règlement organique du 5 octobre 1831, étaient :

1° Les gouverneurs, magistrats locaux qui correspondent à nos juges de paix avec des attributions plus étendues ;

2° Les tribunaux civils établis dans chaque chef-lieu de délégation ; ils devaient être composés de cinq juges et remplaçaient les préteurs, qui précédemment jugeaient seuls en seconde instance. Dans un pays où malheureusement la corruption est fréquente, c’était un grand bienfait que l’organisation collégiale des tribunaux. L’obligation fut imposée aux juges de tous les degrés de ne prononcer leurs jugements qu’après discussion, de les motiver et aussi de les rédiger en langue vulgaire ; jusqu’alors, deux mots latins, obtinuit et petiit, inscrits sur la requête des parties, avaient formé tout le libellé des sentences, rendues sans publicité et sans être précédées de plaidoiries ;

3° Deux tribunaux supérieurs, dits tribunaux d’appel, composés chacun d’un président et de six juges, étaient établis l’un, à Bologne, pour les Légations ; l’autre, à Macerata, pour la Romagne et pour les Marches. Les habitants de ces provinces ne devaient plus, comme par le passé, porter à Rome l’appel de leurs procès. C’était pour eux un fort grand avantage qu’ils ne pouvaient manquer de sentir vivement, mais qui devait naturellement causer des sentiments contraires parmi les gens de loi de la métropole.

Les tribunaux de province, à tous les degrés de juridiction, n’étaient composés que de laïques.

A Rome et dans la Comarque, l’administration de la justice ne recevait pas des améliorations moins importantes. Par le règlement organique du 5 octobre 1831, douze juridictions, composées presque exclusivement de prélats, étaient supprimées. Il ne restait plus en exercice que le tribunal du Capitole, celui de l’A. C. et celui de la Rote.

Le tribunal du Capitole, magistrature municipale, était présidé par le sénateur de Rome et composé de trois avocats. Il jugeait cumulativement, en première instance, avec le tribunal de l’A. C., toutes les causes où des laïques étaient intéressés. Le demandeur pouvait à son choix porter sa cause devant l’une ou l’autre des juridictions. Le tribunal de l’A. C. (ainsi nommé par contraction de Auditor Camerœ) était composé de cinq avocats et trois prélats, divisés en deux sessions. L’appel au premier degré était porté de l’une à l’autre. Si les jugements étaient conformes, il n’y avait point lieu à procédure ultérieure ; en cas de dissentiment, la cause arrivait devant le tribunal de la Rote, cour d’appel pour Rome et la Comarque. La Rota Romana restait, comme par le passé, composée exclusivement de prélats, et elle continuait à rendre ses arrêts en langue latine. Les formes de la procédure étaient cependant simplifiées et améliorées. L’autorité suprême ne pouvait plus choisir arbitrairement parmi ses membres ceux qui connaîtraient de telle ou telle cause, et former ainsi des commissions particulières. Toutes les causes devaient arriver aux diverses chambres par la voie régulière, et y être jugées collégialement.

L’ancienne réputation de lumière et d’intégrité de la Sacra Rota Romana n’avait souffert aucune atteinte. Cette cour jouissait d’une considération générale en Italie et à l’étranger. L’Europe catholique prenait part à sa composition : l’Allemagne, l’Espagne, le Milanais, la Toscane nommaient des auditeurs de Rote, et, après la révolution de 1830, Mgr Isoard continuait à y représenter la France.

Le tribunal suprême de la Signature couronnait l’édifice de l’ordre judiciaire romain, et, comme nous l’avons dit, ses attributions étaient analogues à celles de la Cour de cassation en France.

Si à toutes ces améliorations on ajoute la suppression des droits que, dans tous les tribunaux, les plaideurs étaient tenus de payer aux juges, à leurs secrétaires, à leurs domestiques, et l’obligation aux procureurs et aux avocats de rédiger en langue vulgaire des actes de procédure, on ne pourra contester que la réforme ne fût, sinon complète, au moins très profonde, et que le pape Grégoire XVI et son ministre le cardinal Bernetti ne fussent entrés résolument dans la voie que le mémorandum du 21 mai avait ouverte.

L’organisation, le nombre, la compétence et la hiérarchie des tribunaux étant déterminés par l’édit du 5 octobre, un autre édit du 31 régla la manière de procéder devant eux. L’article 1er remettait en vigueur le code de procédure de Pie VII, œuvre de sagesse qui avait illustré son pontificat et que son successeur avait malheureusement laissé tomber en désuétude. Depuis 1816, l’expérience avait suggéré quelques améliorations qui trouvèrent place dans l’édit du 31 octobre. Cet important travail était le résultat des délibérations, continuées pendant plusieurs mois, des jurisconsultes les plus éclairés de l’État romain ; et dans une telle matière, il est difficile de comprendre qu’ils n’eussent pas cherché à faire le mieux possible. Le pape et son ministre, loin de repousser les lumières et l’action de l’opinion publique, les appelaient au contraire, et l’article qui terminait le nouvel édit enjoignait expressément à tous les tribunaux de faire connaître officiellement leurs vues à la secrétairerie d’État, sur les réformes et les améliorations dont leur paraîtrait encore susceptible le système de la procédure.

Cinq jours après la publication du code de procédure civile, le gouvernement pontifical promulgua un règlement organique de la procédure criminelle (5 novembre 1831), travail plus considérable encore que le précédent. Pour la première fois, par cet édit, des règles fixes et invariables étaient établies pour l’instruction et le jugement des causes criminelles. Les accusés ne pouvaient plus être soustraits à leurs juges naturels. Des formes substantielles, ennemies de l’arbitraire, réglaient avec précision tout ce qui regarde les juges, les tribunaux, l’instruction des procès, les preuves du crime ou du délit, l’interrogatoire des accusés, le récolement des témoins. Jadis les procès s’instruisaient à huis-clos en l’absence du prévenu ; il avait un défenseur qui n’assistait ni aux débats, ni à l’audition des témoins, et qui devait seulement fournir des mémoires dans l’intérêt de son client. Pie VII avait ordonné en 1816 que les sentences fussent motivées et que les juges ne prononçassent que des peines prescrites par la loi. Ces dispositions, oubliées sous Léon XII, furent remises en vigueur par l’édit du 5 novembre.

Si la publicité des débats n’était pas complète, au moins l’accusé et son défenseur prenaient connaissance de toutes les pièces de l’instruction, communiquaient librement ensemble, et faisaient appeler à l’audience tous les témoins nécessaires à la défense (art. 386, 389 et 394). Au jugement de la cause, l’accusé comparaissait devant ses juges, assisté d’un ou de plusieurs conseils (art. 406). Il était mis en présence de la partie plaignante, de son dénonciateur et des témoins dont il discutait les dépositions (art. 417). L’avocat de l’accusé résumait sa défense et parlait le dernier (art. 431). L’accusé déclaré innocent était mis de suite en liberté et ne pouvait être poursuivi de nouveau pour la même cause (art. 445). Toute condamnation au grand ou petit criminel était sujette à l’appel. L’instruction se devait faire dans les mêmes formes qu’en première instance. Les mêmes tribunaux, tant à Rome que dans les provinces, connaissaient des causes civiles et criminelles.

Ainsi, la Conférence de Rome avait prétendu seulement, par son mémorandum du 21 mai, obtenir du saint père en faveur de ses sujets : 1° La sécularisation de son gouvernement, 2° des institutions municipales et provinciales protectrices des intérêts locaux, 3° des réformes judiciaires favorables à la liberté ; et sur ces trois points les édits pontificaux du 5 juillet, des 5 et 31 octobre, et du 5 novembre, donnaient plus que les puissances n’avaient dû espérer après le refus du pape de prendre aucun engagement envers elles. Il semblait même que Sa Sainteté eût l’intention de tenir compte de la quatrième demande du mémorandum touchant la junte centrale à établir à Rome pour y maintenir l’ordre dans les finances, et la régularité dans les diverses branches de l’administration. Un édit du 21 novembre 1831 institua une commission permanente pour le contrôle des comptes des diverses administrations ; cette commission, sous le titre de Congrégation de révision, fut composée d’un cardinal président, de quatre prélats et de quatre députés laïques, choisis à Rome ou dans les provinces. Les affaires devaient y être discutées librement et votées à la majorité des voix. La surveillance générale des recettes et des dépenses de l’État, la rédaction des budgets, l’apurement des comptes étaient dans ses attributions ; elle devait aussi s’occuper de la liquidation et de l’amortissement de la dette publique, et généralement de toutes les fonctions de notre Cour des comptes ; et dans l’article 23 de cet édit, la Congrégation de révision était mise en demeure de rechercher et de soumettre directement à Sa Sainteté toutes les réformes qui sembleraient nécessaires dans le système général des finances, comme les congrégations provinciales et les corps judiciaires y avaient été invités, chacun selon sa compétence.

 

2° Lettre de M. Rossi à M. Guizot.

 

10 avril 1832.

Mon cher ami, je ne saurais vous dire tout le plaisir que m’a fait votre lettre, quoique déjà l’arrivée de votre beau discours sur les affaires extérieures de la France m’eût prouvé que vous ne m’aviez pas complètement oublié. J’ai cherché une occasion pour vous répondre ; mais grâce au choléra, on revient de Paris, on n’y va pas. — Vous pensiez à moi, et vous ne vous trompiez pas en pensant que c’était de l’Italie que je m’occupais ; c’est ma pensée, ma pensée de tous les jours ; elle le sera tant que j’aurai un souffle de vie. J’ai compris votre système, comme vous avez compris mon chagrin. On ne saurait empêcher le malade qui a faim de se plaindre, lors même que le médecin est obligé d’être inexorable. Mais assez du passé. Vous me demandez quels sont mes rêves et mes espérances raisonnables. Laissons les rêves de côté. Tout le monde en fait ; y croire c’est autre chose ; les coucher sérieusement par écrit, c’est encore pis. Ils sont bons tout au plus pour passer une soirée au coin du feu quand on n’a rien de mieux à faire. — Mes espérances de bon sens sont plus faciles à dire. J’espérais que, tout n conservant la paix, la France exercerait sur certaines parties de la péninsule une intervention diplomatique, propre à préparer à ce malheureux pays un meilleur avenir, à cicatriser un grand nombre de laies, à faire cesser beaucoup d’infortunes et de souffrances, et à y assurer à la France elle-même une influence plus solide et plus profonde que celle de cent mille baïonnettes. J’espérais que, grâce à la France, l se formerait du moins en Italie quelques oasis où des hommes qui se respectent pussent vivre, et respirer, et attendre sans trop d’impatience un avenir plus complet pour eux et pour leurs enfants. Les pays où cela me paraissait possible étaient plus particulièrement le Piémont, les États Romains, et même le royaume de Naples. Mais ne parlons pas, ce serait trop long, de ce dernier. Laissez-moi vous dire quelques mots des deux autres. Quant au Piémont, mes espérances sont presque évanouies. J’ai par devers moi des preuves de fait qui ne me laissent guère de doute sur le système qui a prévalu dans ce pays-là : c’est le système jésuitique, anti-italien, anti-français, comme on voudra l’appeler. Si quelqu’un croit le contraire, il se paye de paroles. Encore une fois, j’ai là-dessus des renseignements positifs. Le gouvernement de Piémont est de l’autre côté. Au surplus le pays entier le sait, le voit, le touche avec la main. Ce qu’on a eu l’air de faire, ce sont de pures simagrées dont il serait ridicule de parler. Maintenant comment cela est-il arrivé ? n’a-t-on pas eu les moyens de l’empêcher ? ou bien s’est-on abstenu par crainte de déplaire trop au gros voisin, de réveiller sa jalousie ? Inutile de le dire. Ainsi les choses restant comme elles sont, les États sardes restent sous le coup d’une révolution future. Quand ? comment ? avec quel succès ? Dieu le sait : mais les conditions y sont, et leur énergie va crescendo. Aujourd’hui que le système français est mieux assis à l’extérieur et même à l’intérieur, veut-il, peut-il reprendre ce travail sous œuvre et essayer de faire modifier le système piémontais ? C’est à vous que je le demanderai. Mais puisque vous me demandez mes espérances, je vous dirai que je l’espère peu, très heureux cependant si je me trompe. Car je suis, mon cher ami, tout aussi peu jacobin que vous ; seulement vous avez le sang-froid d’un homme qui est arrivé ; moi, l’impatience d’un homme qui veut partir. Et malgré cela, c’est avec un profond chagrin que je vois, grâce aux obstacles croissants, se développer au delà des Alpes, des opinions que je ne professe pas. C’est encore un fait bien positif, et croyez-moi, plus étendu qu’on ne pourrait le penser. Je connais le pays. Je disais en septembre 1830, à Paris, à MM... et plus tard ici à B... que je ne croyais pas qu’il se passerait six mois sans quelque éclat en Italie. Je ne me trompais point, et certes je n’étais point dans le secret, si secret il y avait. Malgré ce qu’il y avait de sérieux dans certaines assurances, ce n’est pas moi qui aurais donné le conseil ; je ne suis pas assez enfant.

Venons aux États Romains. Je n’ai pas approuvé la première révolution, quoique légitime, très légitime dans son principe. Une fois opérée, j’aurais voulu la diriger autrement. Mais que peut un homme à deux cents lieues de distance ? Mettons de côté le passé. Je vous dirai aussi, comme preuve de ma franchise, que le ton de la première intervention diplomatique de la France me déplut souverainement. Aujourd’hui, je vois les choses autrement. Je retrouve la France, sa dignité, son poids, ses principes. Je ne me fais point d’illusion sur ce qui vous est possible. Je crois en entrevoir la mesure, et cependant je ne suis nullement au nombre de ceux qui ne vous savent pas gré de votre intervention, moins encore de ceux qui la maudissent. Ainsi de ce côté-là, au lieu de s’affaiblir, mes espérances se sont confirmées. Qu’est-ce que j’espère ?

J’espère qu’on est bien convaincu que la révolution, dans le sens d’une profonde incompatibilité entre le système actuel du gouvernement romain et la population, a pénétré jusque dans les entrailles du pays. Toute opinion contraire serait une pure illusion. Qu’on évacue demain en laissant les choses à peu près comme elles sont, et on le verra après-demain. Mais la chose ne se bornera plus au territoire des Légations et des Marches.

J’espère qu’en partant de là on insistera fortement sur des changements sincèrement proportionnés au besoin.

J’espère qu’au nombre de ces changements il y aura une administration générale, sinon exclusivement, du moins essentiellement laïque ; une administration communale et provinciale qui ne soit pas une dérision ; un conseil central au siège du gouvernement composé, en partie du moins, d’hommes envoyés par les provinces et dont le préavis soit nécessaire, du moins pour les affaires intérieures, la législation, les impôts, etc. ; un changement radical dans l’administration de la justice, changement dont les effets seraient immenses sur l’esprit public et pourraient seuls réconcilier la population avec le gouvernement papal ; une commission législative chargée de préparer, sans retard, la réforme des lois civiles, criminelles et commerciales ; c’est encore un de ces besoins, de ces nécessités sur lesquelles la population ne transigera pas ; enfin un système de force publique qui ne soit ni écrasant pour le pays ni propre à le livrer soit à l’anarchie, soit à la fureur d’une soldatesque vendue et déhontée. Je n’ignore pas les difficultés de ce dernier arrangement. Il y a cependant moyen de les lever par l’organisation d’une milice qui offrirait toutes les garanties désirables au gouvernement et au pays. Les éléments existent ; il s’agit de savoir les mettre en œuvre. Il est impossible d’expliquer la chose en détail dans une lettre qui n’est déjà que trop longue.

Je voudrais enfin espérer, mais je n’espère guère, qu’on trouvera moyen de garantir au pays ces concessions. Ne nous faisons pas d’illusion. Rome est toujours Rome. Tant que vous serez en Italie, c’est bon ; mais après ? De véritables garanties constitutionnelles, directes, positives, vous en voudrez et vous ne pourrez en obtenir. Le pape ne voudra pas, l’Autriche non plus. Dès lors que restera-t-il ? L’influence française, les stipulations, l’ambassade du roi à Rome ; c’est sans doute quelque chose ; mais sérieusement, est-ce tout, une fois que vos troupes n’y seront plus, et que le parti apostolique nombreux, puissant, irrité, aura ou croira avoir le champ libre ? Quand la garantie des choses manque, il faut au moins celle des hommes, de leur caractère, de leurs opinions, de leurs affections. Les uns, Rome ne voudra pas les employer ; elle dira qu’ils sont ses ennemis, qu’ils viennent d’agir contre elle. Les autres (ceux-là elle saura les trouver) seront ennemis apparents ou cachés du nouveau système et de la France. Au fait, de quoi s’agit-il ? de faire marcher d’accord un gouvernement qui cédera à contrecœur et un pays qui pendant longtemps se méfiera du gouvernement. Il faudrait pour cela des hommes acceptés d’un côté par le gouvernement et de l’autre bien vus du pays, également propres à modérer les uns, à se tenir en garde contre les autres et à faire marcher le système sans secousses, avec bonne foi, et sans alarmer aucune opinion, des hommes à qui le pays puisse en quelque sorte confier ses secrets sans craindre qu’ils en abusent, et la cour de Rome ses alarmes sans craindre de les confier à l’ennemi. Encore une fois, où les prendra-t-on ?

N’oublions pas que si le pays, se croyant joué, éclate de nouveau après le départ des Français, le mouvement sera de plus en plus général et sérieux, car on n’ôtera de la tête de personne que le drapeau tricolore s’est déployé en Italie en faveur du pays, et qu’au besoin il y reparaîtrait suivi de forces plus nombreuses. Toutes les déclarations et toutes les protestations n’y feraient rien. Quant aux conséquences, je n’ai pas besoin de les dire. Reste à savoir si elles seraient dans les convenances de la France. — Mon cher ami, je termine par un mot. Si on vous dit qu’en Italie il peut naître des faits qui ne seraient pas bien liés, qui n’amèneraient pas un résultat heureux pour l’Italie, vous pouvez le croire. C’est peut-être la vérité. Mais si on vous dit que des faits il ne peut plus en éclater, qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus d’éléments, qu’il n’y existe pas de matières auxquelles il suffit qu’un homme, le jour qu’il voudra, approche une mèche pour exciter un embrasement quelconque, utile, pernicieux, durable, passager, partiel, général, peu importe, mais toujours embarrassant pour le système de la paix, n’en croyez rien.

Vous le voyez ; mes espérances sont tellement raisonnables qu’en vérité vous les devez trouver timides et au-dessous de ce qu’on doit espérer de l’influence que la France a le droit et la puissance d’exercer.

Car enfin, si je vous avais dit, à côté de l’exemple de la Belgique, que j’espérais voir les Marches et les Légations former un pays se gouvernant, par lui-même, sous la suzeraineté du pape et en lui payant un tribut annuel garanti par la France, l’Angleterre et l’Autriche, qu’y aurait-il là de si étrange ? Ce serait peut-être le seul moyen raisonnable de faire cesser un état de choses qui peut devenir de jour en jour plus sérieux et plus dangereux. Mais je ne vais pas si loin. Heureux si j’apprends que le peu que j’espère sera accompli !

 

XII

1° M. Casimir Périer à M. le comte de Sainte-Aulaire.

 

Février 1832.

Monsieur le comte,

En répondant à la lettre que vous m’avez écrite pour me recommander M. votre fils, et bien qu’elle n’ajoutât rien à ce que me disaient vos dépêches, je veux joindre à ma lettre officielle de ce matin quelques considérations plus intimes, quelques instructions plus particulières.

Je vous avouerai que j’ai été surpris que vous ayez cru voir, dans les intentions du gouvernement du Roi, l’idée d’une collision qu’il a constamment cherché à éviter de tous ses efforts. Rien ne serait plus opposé à nos vues ; et en occupant aujourd’hui une partie du nord de l’Italie, nous ne formons pas d’autres vœux que de pouvoir le plus tôt possible retirer nos troupes. Mais cela, nous ne voulons le faire que le jour où l’honneur de la France et sa dignité le permettront. Nous sommes entrés en Italie parce que, du moment où les Autrichiens y paraissaient, nos intérêts autant que l’amour-propre national étaient exposés ; nous ne pouvons avoir la pensée de favoriser des rébellions que nous avons toujours désapprouvées ; mais nous devons faire respecter un territoire sur lequel nous ne saurions souffrir, de la part de l’Autriche, une occupation, même momentanée. L’occupation simultanée de nos troupes remédie jusqu’à un certain point au mal que nous voulons éviter ; mais nous espérons que le saint-siège comprendra ce qu’une pareille position a de difficile, et que, malgré l’espèce de refus que vous nous ayez transmis, il ne croira pas devoir s’opposer davantage à une mesure que le gouvernement du Roi, parfaitement d’accord avec l’Angleterre, regarde comme indispensable.

Il faut bien le dire aussi : si les puissances désirent la paix comme elles nous l’assurent, elles doivent faire quelque chose pour le prouver, et ne pas créer des embarras à une administration qui leur offre seule peut-être des garanties et qui, si elle a des chances de succès, a des ennemis actifs, prêts à profiter de ses embarras passagers pour essayer de la renverser.

Je vous le répète donc, Monsieur, faites valoir de toutes vos forces ces raisons auprès du saint-siège ; montrez-lui ses véritables intérêts. Travaillez enfin avec constance et fermeté dans le sens des instructions que le gouvernement du Roi vous transmet aujourd’hui, et sur le but desquelles son opinion et sa volonté ne sauraient changer. Nous avons jusqu’ici beaucoup fait pour éviter la guerre, mais il nous faut trouver chez nos alliés loyauté et franchise. Nous comptons, Monsieur le comte, sur votre bonne et utile coopération dans cette circonstance, et le succès que nous en attendons ajoutera aux obligations que le gouvernement du Roi vous a déjà.

 Je vous renvoie M. votre fils qui m’a témoigné le désir de vous rejoindre immédiatement, et qui vous répétera encore tout ce que je vous ai déjà marqué.

Agréez, Monsieur le comte, les assurances de ma haute considération.

 

3° M. Casimir Périer à M. le prince de Talleyrand.

 

Février 1832.

Prince,

J’ai tardé plus que je ne l’aurais voulu à répondre aux deux lettres particulières que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, car les premières discussions du budget ont été pour nous pénibles et laborieuses. Nous avons jusqu’ici gagné toutes les questions importantes. Nous avons surtout à combattre la Chambre sur des retranchements et des économies qui pourraient devenir embarrassantes pour le gouvernement. Au reste, nous sommes toujours décidés à lutter jusqu’au bout, à ne pas faire des questions ministérielles de celles qui ne seront que purement financières, et nous continuerons de faire tous nos efforts pour consolider au dedans ce système politique à l’affermissement duquel vous avez, Prince, si puissamment contribué au dehors.

J’ai reçu hier, Prince, avec les ratifications belges que vous m’avez envoyées, votre dépêche du.....J’y ai vu avec la plus grande satisfaction ce que vous me dites du discours de lord Palmerston que je me suis fait représenter ce matin. Le gouvernement du Roi s’applaudit vivement de cette conformité de vues et de sentiments dont les deux pays peuvent attendre de si heureux résultats. Cette manifestation franche et sincère peut répondre à bien des choses et nous être véritablement utile. Nous y trouvons un gage nouveau de cet accord de la France et de l’Angleterre que nous nous efforcerons toujours de fonder sur des bases solides ; nous y trouvons une confirmation de notre système de politique étrangère justifié par un aussi heureux succès dans son but le plus important.

Ma première dépêche officielle, Prince, vous donnera des détails étendus sur les affaires d’Italie ; mais pour répondre à votre désir je m’empresse de vous informer aujourd’hui que nous avons lieu d’espérer que Sa Sainteté cédera aux pressantes instances que nous lui avons fait faire, et sera déterminée par elles à ne pas laisser subsister définitivement l’espèce de refus de nous permettre d’occuper Ancône, refus dont M. de Sainte-Aulaire fils nous avait apporté la nouvelle.

Nos troupes ont reçu provisoirement l’ordre d’entrer à Ancône, le seul cas excepté où les Autrichiens les y auraient devancées. Dans cette supposition, elles se porteraient sur Civita-Vecchia qu’elles occuperaient.

Nous ne varierons pas du but que nous nous proposons : montrer à l’Autriche que nous ne pouvons consentir à l’occupation de la Romagne qu’autant qu’elle ne sera que de courte durée ; montrer au saint-siège que nous voulons obtenir de lui les concessions qu’il a solennellement promises aux puissances.

Du reste, sans nous départir en rien de cette volonté bien constante, nous ne comptons pas non plus nous éloigner de notre système politique que nous avons voulu rendre modéré et juste en même temps que ferme et digne de la France, et nous éviterons, aussi longtemps que nous le pourrons, une collision contre laquelle ont toujours été dirigés nos efforts.

 

XIII

De la charité et de sa place dans la vie des femmes, par madame Eliza Guizot[1].

 

On entend souvent les femmes se plaindre des étroites limites où leur vie est renfermée ; elles la comparent à l’existence si vaste et si variée des hommes ; elles accusent les lois de la société et presque celles de la Providence, qui les vouent à l’inaction et à l’obscurité.

De quelles classes de la société partent ces plaintes, ces reproches ? Est-ce de celles où les femmes ont le plus à souffrir, où la brutalité d’un mari met quelquefois leurs jours en péril, où son inconduite expose à la plus affreuse misère de pauvres enfants qui ne savent que pleurer, où sa perte plonge dans un complet dénuement sa famille entière ? Non ; les femmes qui ont à porter un tel fardeau ne déplorent point avec amertume la condition de leur sexe ; leur esprit n’a pas assez d’oisive liberté pour se sentir à l’étroit dans la sphère que lui assigne la volonté de Dieu ; et lorsqu’elles peuvent réfléchir un moment sur leur destinée, c’est du repos et non du mouvement qu’elles invoquent.

Nous seules, heureuses du siècle, nous seules élevons ces réclamations contre la condition des femmes telle que la font les lois divines et humaines. Et cependant en quel temps, en quel lieu cette condition a-t-elle jamais été ce qu’elle est de nos jours, et en France ? Où le père a-t-il eu plus d’affection, le frère plus de tendres égards, le mari plus de confiance, le fils plus de doux respect, la société tout entière plus de soin et de protection ?

Regretterions-nous cette époque encore près de nous où la vie domestique obtenait si peu d’honneur et de place, où les visites, la conversation, les intérêts et les plaisirs de société remplissaient les journées, où les hommes et les femmes abandonnaient, pour des relations frivoles, mobiles, coupables, ces liens puissants et purs qui sont d’institution divine, et procurent seuls un long et un vrai bonheur ?

J’en ai la confiance : parmi les femmes mêmes que ne satisfait pas aujourd’hui leur situation, la plupart ne voudraient pas l’échanger contre cette vie tout extérieure et mondaine qui avait pour l’âme si peu de vraies joies et tant de périls. Ce n’est pas, à coup sûr, pour les dépenser ainsi en plaisirs vaniteux, en affections sans règle et sans dignité, que Dieu leur a si libéralement départi le don de plaire et la puissance d’aimer.

Il faut pourtant en convenir : ce mouvement, cet empire de salon accordé aux femmes dans le dernier siècle, était précieux à beaucoup d’entre elles, moins pour satisfaire de mauvaises passions que pour animer une vie qui leur semble à la fois trop courte et trop lente. L’ennui, ce fléau de ceux qui n’en connaissent pas d’autre, l’ennui est le mal réel dont se plaignent les femmes nées dans les classes aisées de la société et pour qui tout est facile : c’est à l’ennui qu’il faut attribuer ce malaise, ce mécontentement douloureux dont elles sont atteintes. En veut-on une preuve évidente ? Jamais ce mal et les plaintes qui le révèlent n’éclatent aussi vivement que dans ces temps à la fois oisifs et animés, où le mouvement des événements ne répond pas à celui des intelligences, où c’est en soi-même, et non dans le monde extérieur, qu’il faut chercher l’aliment d’une énergie morale d’autant plus pénible aux femmes qu’elles ont moins d’occasions de l’employer et moins de ressources pour s’en distraire. Que la société au contraire se trouve fortement agitée, que les plus grands intérêts soient chaque jour mis en question et toutes les existences en péril, dans ces moments où l’activité, l’intelligence, la force du corps même sont si précieuses, on n’entend point les femmes regretter d’avoir été, sous tous ces rapports, moins bien traitées que les hommes : confiantes en leurs protecteurs naturels, elles ne demandent plus pourquoi il faut qu’elles en aient besoin ; et dans ces jours où toutes les puissances de leur âme arrivent au plus haut degré d’exaltation, lorsqu’elles sentent tout ce qu’il leur est donné d’être, elles ne songent plus à s’étonner de n’être pas davantage.

Comment croire cependant que les temps de trouble, de bouleversement social, soient pour les femmes des temps de faveur, de bien-être moral, et l’ordre habituel un état pesant et triste qui les condamne à se débattre en vain contre de nobles et légitimes besoins de l’âme ? Descendons au fond de nos cœurs ; soyons sincères : cet ennui si lourd, si amer, n’est-il pas un tort encore plus qu’un malheur ? S’il y a certains emplois de nos facultés que nous refusent notre faible nature et les lois de la société, avons-nous exploité tous ceux qui nous sont permis ? Si beaucoup de portes sont fermées à notre activité, avons-nous frappé à toutes celles qui peuvent s’ouvrir ? Parce que Dieu nous a dispensées de la nécessité matérielle du travail, ne nous sommes-nous pas affranchies du devoir moral de l’occupation ? Parce que nous ne sommes point appelées à jouer un rôle dans les affaires de notre pays, ne nous sommes-nous point regardées quittes envers lui de toute responsabilité ? C’est souvent l’erreur des femmes du monde de croire qu’elles ont rempli leur mission sur la terre lorsqu’elles ont accompli leurs devoirs de famille : certes, c’est bien là pour elles la grande affaire de la vie ; et l’épouse, la mère qui se voit obligée de s’y consacrer entièrement, accomplit bien toute sa tâche : ni Dieu ni les hommes ne lui en demanderont davantage. Mais dans les classes aisées de la société, la femme qui a le plus à cœur ces chers et saints devoirs se repose cependant, sur des mains étrangères, de mille soins qui absorberaient un temps qu’elle peut mieux employer. Combien ne lui reste-t-il pas d’heures libres après qu’elle s’est acquittée de tout ce qu’elle doit à son mari, à ses enfants, à son ménage ? Ce sont là les heures dont le vide est un poids si lourd, et que je viens réclamer au nom du devoir comme dans l’intérêt du bien-être de l’âme.

Bien des femmes, je le sais, se contentent de les perdre, et se flattent d’en éluder ainsi le fardeau. L’expérience ne tarde pas à dissiper leur illusion ; l’ennui ne cède point à une activité vaine, à un mouvement sans but et sans résultat. D’ailleurs, il ne nous a pas été donné pour le perdre, ce temps, le prix de l’éternité ; nous l’avons reçu pour le remplir de notre perfectionnement moral et du bien que nous pouvons faire sur la terre : si nous le prodiguons dans l’unique vue de nous en débarrasser, où le retrouverons-nous au moment du besoin, lorsque la vie se fermera pour nous, lorsque notre mémoire prête a s’éteindre se reportera avec inquiétude sur les années écoulées ? La violence des passions et la fragilité de la nature humaine atténueront peut-être, devant le souverain juge, beaucoup de fautes et d’erreurs graves ; mais une existence frivolement oisive, le mépris ignorant et futile des dons reçus de Dieu et des obligations qui en découlent, une indifférence égoïste pour les intérêts du prochain.... où serait la justification ? où serait seulement l’excuse ? Le monde lui-même, dans sa légèreté et sa paresse, blâme une vie toute inutile, et retire sa considération à qui n’emploie pas un peu sérieusement son temps et ses facultés.

Il est une façon plus dangereuse, car elle est plus noble, sinon de perdre son temps, au moins de ne pas l’employer suivant l’intention de la Providence ; c’est de se livrer entièrement aux plaisirs de l’esprit, aux occupations intellectuelles recherchées uniquement pour elles-mêmes, sans application ni utilité pour autrui : tentation bien séduisante pour les âmes élevées, car elle les nourrit d’émotions généreuses et de hautes pensées, mais qui leur sera comptée pour bien peu au jour de la rétribution. Le développement de nos facultés, considéré comme moyen, est un devoir ; pris comme but, c’est une belle mais fâcheuse illusion. Sans doute le goût de l’étude, le plaisir de la méditation intérieure, de la contemplation pieuse, ne sauraient être taxés de frivolité ni de lâcheté ; ce sont des besoins, des instincts sublimes, gages de notre glorieuse origine et de notre glorieuse destinée, mais qui ne sauraient absorber toute notre vie et auxquels ne se borne pas notre mission sur la terre. Peut-être y a-t-il quelques âmes destinées par une vocation spéciale à concevoir et à conserver dans leur pensée solitaire les plus hautes comme les plus mystérieuses vérités, à qui il n’a été commandé que d’être tout ce qu’il leur est donné d’être, et de développer en elles-mêmes des facultés et des vertus difficiles à acquérir dans le commerce des hommes. Quoique sans action visible et immédiate, de tels êtres exercent quelquefois une grande influence sur les destinées de l’humanité ; ils frappent les imaginations, ils donnent des exemples ; qui pourrait dire que leur carrière a été oisive, leur passage sur la terre inutile ? Mais tels ne sont point la vocation générale, le devoir habituel ; chacun sent dans sa conscience la loi qui lui prescrit d’employer ce qu’il a reçu ; Dieu, qui a semé partout, a droit de recueillir partout. Quelle sera donc notre excuse, à nous dont la Providence a rendu la vie facile, si nous nous contentons de jouir de ses bienfaits sans penser aux devoirs qui leur correspondent ?

Est-ce pour que nos jours se passent mollement que Dieu nous a accordé les douceurs de l’aisance ? Est-ce pour les faire servir à notre vanité ou à nos fantaisies qu’il a attaché quelques privilèges de considération et d’influence à certaines positions sociales ? Est-ce pour qu’il reste sans fruit en nos mains qu’il nous a prodigué le loisir dont, pour beaucoup de nos semblables, il semble avoir été si avare ? N’a-t-il voulu que nous fournir de quoi satisfaire notre intelligence et peut-être notre orgueil, lorsqu’il nous a entourées de toutes les facilités de l’éducation, de tous les secours des lumières d’autrui ? Cela ne se peut supposer, à moins de supposer aussi que nous vivons uniquement pour ce monde qui passe et pour nous-mêmes, que notre destinée est essentiellement égoïste et fugitive. Mais si nous portons plus loin et plus haut nos regards, si nous nous considérons ici-bas comme les ouvriers de Dieu, si pour nous le temps n’est qu’un moyen et la vie le chemin de l’éternité, tout ce qui a lieu dans le présent doit se rapporter alors à ce qui nous attend dans l’avenir ; nous n’avons rien reçu dans la vue de si courts instants, de si étroits intérêts ; tous les dons de Dieu, même les plus frivoles en apparence, nous ont été accordés dans l’intention du salut, du salut de nos semblables comme de nous-mêmes, et il nous en sera demandé compte un jour.

Quel moyen avons-nous donc d’employer, selon le vœu de la sagesse divine, nos loisirs, nos ressources, nos facultés ?

Il en est un qui, dans son immense étendue, suffit, et bien au delà, à toutes ces conditions, l’exercice de la charité ; non de cette charité bornée, superficielle, qui se contente de donner des aliments et des vêtements aux malheureux que le sort jette devant ses pas, mais de cette charité prévoyante, élevée, qui va au-devant de toutes les infortunes, s’adresse à tous les besoins, aux misères de l’âme comme à celles de la vie, et ne nourrit pas seulement de pain ceux qu’elle prend sous sa protection.

Le moment est opportun, car jamais l’action de cette grande, de cette vraie charité n’a été à la fois plus nécessaire et plus facile. Malgré ses torts, malgré sa faiblesse morale, le siècle dernier a eu un mérite nouveau, immense ; il a aimé les hommes, tous les hommes. La justice envers tous, la sympathie pour tous, le désir de la dignité et du bonheur de tous, l’humanité, pour tout dire en un mot et en prenant ce mot dans son acception la plus étendue, c’est là l’idée sainte et puissante qui, au milieu de tant de folies et de maux, a déjà valu, et vaudra encore à nos sociétés modernes tant et de si beaux progrès. Elle a été étrangement interprétée, défigurée, travestie, obscurcie ; immorale et odieuse sous le nom d’égalité, ridicule sous celui de philanthropie. Elle a résisté à tout, survécu à tout ; après toutes les épreuves, malgré toutes les réactions et tous les mécomptes, elle a toujours reparu et repris son empire ; l’esprit d’humanité, le respect et le soin de l’homme dans toutes les conditions et sous toutes les faces de sa destinée, c’est là vraiment l’esprit du siècle, l’esprit nouveau et fécond qui anime le monde et présidera à son avenir.

Que la charité s’empresse donc : son temps est venu ; c’est à elle que l’esprit d’humanité prépare de la besogne ; c’est pour elle qu’on travaille en recherchant incessamment toutes les souffrances, toutes les misères de la société humaine, en les mettant en lumière, en propageant avec tant d’ardeur ce besoin d’amélioration, cette soif du bien-être qui caractérisent notre époque. Longtemps les riches, les puissants, les heureux de la terre ont pu en quelque sorte ignorer les pauvres, les faibles ; il n’en est plus rien aujourd’hui ; de toutes parts les faibles, les pauvres sont mis en avant, se mettent en avant eux-mêmes ; de toutes parts on réclame pour eux, on leur fait de magnifiques promesses. J’espère qu’elles ne seront pas toutes corruptrices et trompeuses ; j’espère que l’amélioration, déjà si grande, du sort des pauvres et des faibles ira se développant, et qu’on apprendra à concilier, avec le progrès du bien-être, celui de la moralité. Mais je suis bien sûre qu’ici comme ailleurs les hommes promettront beaucoup plus qu’ils ne pourront tenir. Je suis bien sûre qu’on mettra au jour plus de souffrances qu’on n’en saura soulager, qu’on excitera plus de prétentions de bonheur qu’on n’en pourra satisfaire ; et lorsque la science et les institutions politiques auront atteint leurs limites, à quelle puissance s’adressera-t-on pour accomplir ce qu’on n’aura pas fait, sinon à la charité ? Qui, sinon la charité, entreprendra de guérir, d’adoucir du moins tant de misères qu’on aura révélées pour les laisser retomber ensuite sur elles-mêmes ?

A vous, ô mon Dieu ! je le sais, à vous seul il appartient de verser sur les plaies de tant d’hommes le baume véritable, le baume de la foi et de l’espérance en vous, et en vous seul. Mais vous permettez, vous commandez à la charité de consacrer ses efforts à cette œuvre ; et jamais, j’ose le dire, au milieu des perspectives si brillantes qu’on ouvre maintenant devant tous les yeux, jamais son zèle n’aura été plus indispensable, jamais elle n’aura eu plus à faire que de notre temps.

Jamais aussi, il en faut convenir, plus de facilités n’ont été offertes et plus de succès assurés à ses efforts. Ardente et infatigable, la charité avait jadis à lutter contre beaucoup d’obstacles, et n’agissait souvent qu’au hasard, à l’aveugle, sans bien connaître les faits avec lesquels elle avait à traiter, ni le vrai résultat de ses travaux ; aussi a-t-elle pu être quelquefois accusée de manquer son but et de propager les maux qu’elle voulait guérir. Aujourd’hui on s’empresse de toutes parts à la seconder et à l’éclairer ; non seulement elle peut compter sur le concours des lois, de l’administration publique ; mais des clartés nouvelles et chaque jour plus vives se répandent sur la route. Les hommes les plus puissants, les plus distingués, s’appliquent à recueillir pour elle tous les renseignements dont elle a besoin, à résoudre pour elle tous les problèmes qu’elle rencontre. L’amélioration de la condition humaine, le soulagement des misères humaines devient une science dont les limites et les moyens d’action sont étudiés, expliqués avec soin, et qui préviendra désormais, souvent du moins, un résultat profondément triste, les mécomptes des bonnes œuvres, un mal nouveau sortant d’une pensée pieuse et bienfaisante.

Et en même temps que la charité, élevée ainsi au rang d’une science, attire à son service les plus grands esprits, elle acquiert dans la société d’innombrables agents. Une puissance qui satisfait à la fois aux deux conditions imposées à toute œuvre humaine, l’unité d’intention et la division du travail, l’esprit d’association pénètre chaque jour plus avant dans l’exercice de la charité. L’esprit d’association ne s’effraye point des hautes théories et ne dédaigne pas d’intimes coopérateurs ; semblable à ces machines merveilleuses où la main d’un enfant fait mouvoir les ressorts les plus compliqués, il admet la faiblesse, l’inexpérience, l’ignorance même à accomplir les desseins de la science, à réaliser les inspirations du génie, et il assure ainsi aux plus grandes entreprises des moyens d’exécution, aux plus obscurs efforts une grande efficacité.

Plus de prétexte donc, plus d’excuse : aujourd’hui quiconque a un peu de temps à donner peut faire beaucoup de bien. Les femmes ont du temps ; elles ont aussi ce qui importe encore plus au succès de la charité ; elles ont de l’affection, de la sympathie, une imagination facile à émouvoir, des larmes promptes à couler, des paroles tendres et pénétrantes, tout ce qui fait que des créatures humaines se comprennent, s’acceptent réciproquement, s’aiment presque, bien qu’elles ne se voient qu’en passant. A ce prix seulement, la charité fait réellement le bien qu’elle promet, et encore un bien qu’elle ne songe pas à promettre. On l’oublie trop de nos jours ; l’esprit de science et de règlement nous dominent ; fiers de notre habileté méthodique, de notre civilisation régulière, nous penchons à croire que tout peut se calculer, s’administrer, et qu’avec des tableaux imprimés, des commissaires et des distributions, tout le bien qu’il y a à faire sera fait. On ne soulage pas les hommes si aisément et avec si peu ; la science et l’administration y servent, mais n’y suffisent point. Il faut à la charité plus que de l’intelligence, plus que de l’activité bien ordonnée ; il lui faut une âme, une âme sensible, qui s’inquiète de tout autre chose que du soulagement matériel, qui s’applique à rendre le bienfait doux en même temps qu’utile, et provoque à chaque instant, entre le bienfaiteur et le malheureux, cet attendrissement mutuel, seul gage de l’efficacité morale de leurs relations. C’est là ce que les femmes surtout peuvent porter dans l’exercice de la charité ; c’est par là qu’elles seules peut-être peuvent lui rendre cet attrait, cette vie que la sécheresse scientifique et administrative de notre siècle court risque de lui faire perdre. Ce n’est pas seulement du loisir de temps, c’est aussi du loisir d’imagination, du loisir de cœur, que les femmes ont à offrir à ceux qui souffrent ; leur destinée, même heureuse, n’épuise point en ce genre les facultés de leur nature ; hors d’état d’apporter à leur pays un tribut de forces et de lumières, elles ont à répandre des trésors infinis d’affection, de sympathie ; et placées au-dessous des hommes pour la prévoyance et la raison, elles s’élèvent, par la puissance d’aimer, jusqu’à l’Être qui récompense la foi, qui accomplit l’espérance, mais qui réserve à la seule charité le privilège d’être éternelle comme lui.

Ma conviction est profonde ; je voudrais la faire partager à d’autres femmes ; je voudrais qu’elles vissent dans la charité une partie de leur mission en ce monde, et je suis sûre qu’elles y trouveraient aussi un remède au mal dont elles se plaignent, le vide du temps et de l’âme. Mais ce double bien n’est possible qu’à une condition, à la condition de contenir, de resserrer dans une sphère prochaine et bornée l’ambition et le travail de la charité. Là où il y a tant à faire, beaucoup de personnes hésitent à commencer ; il ne faut pas hésiter : d’autres voudraient tout faire ; il ne faut entreprendre que peu. Je viens de lire l’ouvrage du docteur Chalmers, Civic and Christian Oeconomy ; il démontre avec une clarté admirable la folie de vouloir toujours agir en grand, et de dédaigner les petites œuvres, bien plus sûres, seules sûres. Sans parler du danger moral qui s’attache à des projets si brillants que l’on se sait déjà gré de les avoir conçus, et que, de leur flatteur aspect, on descend avec peine à la charité pratique et à ses humbles fatigues, n’est-il pas évident que personne, aucune femme surtout, ne dispose d’assez de temps, d’assez de moyens de tout genre pour suffire à une tâche étendue ou très variée, et que des bienfaits qui, portés sur un seul point, y seraient efficaces, perdent, en se divisant, presque toute leur vertu ? Aussi, je le dis avec une ferme confiance, appuyée de l’autorité de Chalmers : c’est un impérieux devoir que de limiter, de régler sévèrement sa compassion. Il est très douloureux, je le sais, de voir près de soi le malheur, de n’en être séparé que par une ligne imaginaire, et d’avoir cependant les mains liées à son égard ; le cœur se révolte à ce spectacle, et l’on s’accuse soi-même d’injustice : mais si cette modestie, cette retenue dans les espérances et les œuvres de la charité sont les conditions d’un véritable succès, si l’activité et la fortune, qui suffisent au soulagement de quelques familles voisines de notre demeure, ne peuvent manquer, en se répandant dans la vaste enceinte d’une grande ville, de s’y engloutir comme la goutte d’eau dans l’Océan, et de s’épuiser inaperçues même des misères qui les auront absorbées, n’est-ce pas un bien mauvais calcul à faire, dans l’intérêt même des pauvres, que de s’abandonner toujours et partout à l’émotion que cause leur vue ? Il n’y a personne, si sévère que soient envers eux ses théories, qui résiste toujours à leurs prières, qui puisse entendre, sans céder à l’instant même, ces mots : J’ai faim. Eh bien ! je le demande : si l’on réunissait, à la fin de l’année, tout ce qui se donne de la sorte dans Paris, et qu’on l’employât avec ordre et intelligence, n’en résulterait-il pas infiniment plus de bien ? Et cependant, pour agir ainsi, combien de fois ne faudrait-il pas que la bienfaisance fit taire la charité ? On a beaucoup disputé sur ces deux mots ; les partis se les sont même appropriés et en ont fait des bannières ; il serait aisé, ce me semble, de les leur enlever en les rendant à leur sens naturel et vrai. Les expressions bienfaisance et charité ne désignent point, si je ne m’abuse, les mêmes dispositions, les mêmes actes ; la bienfaisance ne me paraît pas plus la charité des philosophes que la charité n’est la bienfaisance des dévots ; la bienfaisance me semble la science de la charité, la lumière de son feu, la raison de son sentiment. La bienfaisance et la charité ne sont ni semblables ni opposées ; elles existent à part, mais elles se donnent la main ; les sévères exigences, les sages combinaisons de la bienfaisance ne sont point étrangères à l’âme chrétienne de Chalmers lorsqu’il s’occupe du sort actuel des pauvres, surtout en vue de leur salut éternel. Elles n’ont point manqué au cœur du philanthrope Howard, ces émotions de la charité qui donnent, aux actions imposées par le devoir, le charme et la récompense de l’affection. Laissons donc les choses à leur place, les mots en paix, et tâchons, à l’exemple de ces illustres amis des hommes, d’unir toujours les vues de la raison aux mouvements du cœur, la science à l’amour, la bienfaisance à la charité.

Et qu’on ne croie pas que, pour y réussir, on ait besoin d’un effort toujours également pénible, et que nous devions éternellement nous condamner à voir, sinon d’un œil sec, au moins d’un regard oisif, toutes les misères que nous ne travaillerions pas à soulager, des misères plus affreuses peut-être que celles que nous soulagerions. Plus on donne, plus on donnera, a-t-on dit souvent ; on ne l’a pas encore dit autant que cela est vrai ; mais c’est surtout lorsque la charité se règle qu’elle devient féconde. Répandez des bienfaits sans discernement, ils auront trop peu de résultats pour vous encourager beaucoup vous-même et pour exciter vivement le zèle d’autrui : essayez au contraire de vous charger, soit d’un genre spécial de malheur, soit d’un espace limité ; que bientôt l’on voie, par vos soins, cette plaie de l’humanité soulagée, l’aspect de ce lieu changé ; qu’on mesure aisément ce qu’ont obtenu la force et la patience d’une personne, d’une association ; et bientôt d’autres associations, d’autres personnes se viendront placer à côté de vous, empressées d’exploiter le terrain que vous n’aurez pu vous approprier, de subvenir aux nécessités que vous aurez été contraint de négliger. Fiez-vous à l’esprit, de justice inhérent au cœur de l’homme, et qui ne pourra soutenir, à côté de misères complètement secourues, la vue de misères complètement délaissées. Ce que d’autres ont fait pour cette infortune, il faut le faire pour celle-ci aussi douloureuse à supporter, aussi facile à soulager : voilà une rue voisine qui doit à tel de ses habitants tel ou tel avantage ; celle que j’habite a le même besoin, a droit au même bienfait ; et de proche en proche, les améliorations se propageront avec les vertus, et l’Esprit renouvellera la face de la terre.

Nous avons vu naguère combien il importe de se partager ainsi le travail et de faire le sien sans empiéter sur celui d’autrui. Le malheur et l’héroïsme des Grecs avaient profondément touché les cœurs ; partout éclatait le désir de venir à leur aide. Le comité grec ordonna des quêtes : des femmes s’en chargèrent ; elles se mirent à l’œuvre avec ce zèle et cette irrégularité, cette précipitation confiante qui leur sont naturels. Qu’en arriva-t-il ? A certaines personnes on demanda six fois ; à d’autres on ne demanda point ; quelques rues furent visitées à plusieurs reprises, d’autres furent entièrement négligées ; des plaintes s’élevèrent de toutes parts ; l’humeur, excitée par ces instances répétées ou ces oublis désobligeants, refroidissait et choquait ; la quête ne rapportait point ce qu’on s’en était promis : que fit-on ? on régla les aspirations des dames quêteuses ; on leur assigna le lieu précis où elles devaient essayer leurs prières ; chacune dut accomplir toute sa tâche et nulle ne dut la dépasser. L’effet de cette régularité, de cet ensemble dans les démarches se fit bientôt sentir : et un peu d’ordre imposé au plus noble élan aura conservé, pour le jour du triomphe et du repos, quelques fils de la Grèce, aura sauvé de la mort, et peut-être de pis, leurs femmes et leurs enfants.

Cette division du travail, cette modestie dans les desseins sont absolument nécessaires pour que chaque personne charitable connaisse bien ce qu’elle a à faire et puisse s’en acquitter. On épargne ainsi beaucoup de temps en évitant toute incertitude, en prévenant tout double emploi, et surtout en permettant à chacun de choisir la part d’occupation qui convient le mieux à ses goûts, à sa position, à ses habitudes. Quiconque agit isolé est obligé d’accomplir en entier une certaine œuvre, ou d’y renoncer tout à fait. Dans les associations, au contraire, et surtout dans celles qui n’embrassent pas de trop vastes projets, quelque peu que l’on fasse, on avance le succès général ; on ne met point à soi seul la roue en mouvement, et cependant on contribue à presser sa marche. Vous trouveriez difficilement peut-être dix personnes qui pussent donner à l’intérêt du prochain un jour entier par semaine ; demandez seulement une heure, et des milliers se présenteront ; bien plus de temps sera employé au service des malheureux, et aucun devoir particulier n’en souffrira.

Un autre motif encore plus important, car il est plus élevé, nous prescrit de ne pas trop étendre la sphère de nos bienfaits. Tous les besoins de l’homme ne se rapportent pas à sa vie matérielle ; il en est de plus nobles, de plus délicats, et par cela même, comme le remarque le docteur Chalmers, ils sont moins clairement aperçus, moins vivement sentis de ceux qui les éprouvent ; au rebours des besoins physiques qui, moins ils sont satisfaits, plus ils sont impérieux, les besoins de notre nature morale s’éteignent par la privation. Cet homme pleure pour avoir du pain, c’est qu’il n’a pas mangé de la journée ; celui-ci n’aspire pas même à sortir de sa brutalité, de son apathie ; il n’a pourtant pas été rassasié de la justice, mais il n’en a ni faim ni soif. Si donc nous pouvons nous fier à l’impulsion de la nature qui porte les malheureux à venir entretenir de leur souffrance ceux qui peuvent quelque chose pour la soulager, si nous pouvons sans grand péril ni tort bien grave attendre que les pauvres nous avertissent de leurs misères corporelles, il n’en est pas ainsi de leurs misères intellectuelles ; n’espérons pas les apprendre d’eux ; ils les ignorent encore plus que nous, ou, s’ils les connaissent, ils ne s’en inquiètent pas. Gardons-nous donc de nous contenter, pour cette plaie sociale, des méthodes et des remèdes qui suffisent aux autres. A quoi seraient bons les hôpitaux où les malades ne voudraient pas aller ? Que serviront des écoles, des prédications, si les personnes pour qui elles sont instituées passent chaque jour et n’entrent jamais ? Le festin était préparé, dit l’Évangile, mais ceux qui y étaient invités ne s’y présentèrent pas. Nous contenterons-nous comme ce maître de maison de remplir la salle au hasard et abandonnerons-nous à leurs vaines excuses ceux pour qui nous l’avions disposée ? Non, forçons-les d’entrer, mais comme force la charité ; allons les chercher ; montrons-leur le trésor caché qu’ils dédaignent ; enseignons-leur à en connaître toute la valeur ; prions, pressons, agissons par voie d’invasion, comme le dit ingénieusement Chalmers ; pénétrons dans l’intérieur des familles ; apprenons à cette mère, obligée par son travail de se séparer tout le jour de ses enfants, qu’il y a des lieux d’asile où ils passeraient innocemment leur temps à l’abri de la contagion des mauvaises habitudes et dressés à en contracter de bonnes. Donnons l’Évangile à ce vieillard privé de mouvement, et dont les jours s’écoulent dans un engourdissement stupide. Envoyons à l’école ce petit garçon qui use sa force en querelles et son intelligence en mensonges. Trouvons un bon apprentissage à cette jeune fille qui erre dans les rues pour vendre des gâteaux ou des fleurs, et expose à tous leurs scandales un front qui sait encore rougir ; engageons ce chef de famille à consacrer à d’utiles délassements le temps qu’il consumait au cabaret ; parlons-lui de ses devoirs, de ses vrais intérêts, de sa femme, de ses enfants, de leur avenir ; faisons appel à ces sentiments simples, honnêtes, qui sont toujours à la portée du cœur de l’homme parce qu’ils tiennent aux relations les plus puissantes comme les plus naturelles ; et peut-être l’ordre rentrera dans cette maison, les liens domestiques se resserreront, la misère sera moins grande ; et une famille sera rendue à la paix, à la vertu, et par conséquent au Dieu qui se glorifie dans le bien et se souvient du fils de l’homme.

Certes, si nous avions à nous féliciter d’un tel résultat, n’eussions-nous fait que cela dans notre vie, nous devrions remercier la bonté divine de nous avoir choisis pour une si belle tâche, et nous pourrions nous écrier avec saint Paul : J’ai accompli ma course, j’ai combattu le bon combat ; j’attends la récompense que Dieu prépare à ses élus.

Les difficultés sont grandes, je le sais ; il y aura beaucoup de démarches désagréables, de peines perdues, et ce qui est pis peut-être, beaucoup d’espérances trompées. Quand on entre en relation avec les classes pauvres, on se heurte à chaque instant contre un mur de préjugés opiniâtres, de méfiances injurieuses et grossières ; mais qui tentera de les surmonter sinon les femmes ? Elles y semblent appelées par leur nature ; leur faiblesse même devient ici une puissance. L’homme du peuple le plus ombrageux, le plus brutal, ne peut voir en elles un maître ; dans leur bouche, les exhortations tiennent encore de la prière, les reproches de l’affection ; elles peuvent parler avec vivacité, avec insistance, sans avoir rien de plus à craindre que de ne pas réussir. Les malheurs de la vie privée, de l’intérieur du ménage, les atteignent d’ailleurs plus complètement que les hommes, car ils leur enlèvent ce qui fait toute leur joie, toute leur existence : qu’elles les aient une fois ressentis, et elles sympathiseront avec toutes les douleurs de l’âme ; et leur cœur se fendra à la vue d’une mère qui perd son fils ; et celle-ci oubliera, en présence de leurs pleurs, la vanité de leur rang, le luxe de leur richesse ; elles seront des femmes, rien de plus. Les hommes auraient beau faire : ils n’arriveraient jamais à cette prompte et facile intimité.

Nous avons encore auprès du pauvre un autre avantage. Chargés de faire exécuter les lois, représentants de la justice divine sur la terre, les hommes ne peuvent pas toujours se montrer indulgents. Obligés de réprimer, il ne leur est guère loisible de pardonner, de tolérer ; et cependant où en serait la pauvre nature humaine si l’on comptait toujours avec elle au poids de la balance du sanctuaire ? Nous n’avons point cette dure mission : ce n’est pas dans les sociétés, mais dans les âmes que nous sommes appelées à rétablir l’ordre, et l’on y réussit moins par la sévérité que par la patience. Si la rigueur peut convenir quelquefois à ceux qui ont reçu la force en partage, elle n’appartient jamais aux femmes, êtres faibles et qui ont toujours besoin d’appui. Quelle est celle qui oserait dire qu’elle eût été tout ce qu’elle devait être si son père eût été dur, sa mère corrompue, son frère indifférent, son mari dérangé ? Qui sait ce que serait devenue cette frêle créature privée de tous les secours qui l’ont soutenue ? et si elle a le juste sentiment de tout ce qu’elle doit aux circonstances propices de sa vie, sera-t-elle jamais sans pitié pour les fautes du prochain ?

Enfin, un mot bien redoutable, le mot égalité retentit sans cesse autour de nous : que de terribles passions, que de folles espérances il éveille ! Sans doute elles n’atteindront point leur but, elles ne bouleverseront pas chaque jour le monde sous prétexte de répartir également le bonheur. Gardons-nous cependant de ne leur opposer que la force ; la justice même des lois ne suffira point à les guérir. Il y faut la charité, la charité amicale, sympathique, ardente non seulement à soulager les pauvres, mais à attendrir leur âme, à en bannir l’envie, la colère, à rétablir, à entretenir entre les classes diverses ces relations faciles et douces qui sont la véritable paix de la société. L’inégalité ne disparaîtra point de la terre ; les hôpitaux, les distributions de secours, les ateliers de travail, tous les établissements imaginables de philanthropie et de bienfaisance ne suffiront point à la faire accepter sans murmure. Lazare n’eût pas été fort reconnaissant pour avoir ramassé quelques miettes à la table du riche ; et maintenant plus que jamais l’homme demande à l’homme autre chose que son or ; il veut être connu, compris, aimé, il veut être traité en frère : c’est à nous de lui donner cette consolation. Effaçons tout ce que l’inégalité a de sec et d’amer ; allons chercher le pauvre ; apprenons-lui que, dans ces appartements dont le luxe l’offense, habitent des personnes qui songent à lui, se préoccupent vivement de ses maux et travaillent de cœur à les adoucir. Qu’il nous pardonne d’être riches, car nous n’oublions jamais qu’il ne l’est pas ; élevées dans la société, car notre main serre la sienne ; heureuses, car nous pleurons sur ses peines. Mettons-nous à l’œuvre avec courage ; voici des jours favorables, voici des jours de salut. Notre belle France en paix appelle toutes les améliorations ; les esprits sont en mouvement, les cœurs animés : jamais circonstances n’ont été plus favorables. Un moment viendra peut-être où nous regretterons profondément de n’en avoir pas profité ; et, s’il ne venait pas pour notre pays, il viendrait sûrement pour chacune de nous. Quand les temps ne seraient pas mauvais, les jours sont courts ; nous marchons avec rapidité vers le lieu d’où l’on ne revient pas ; travaillons pendant qu’il fait jour. Avons-nous le cœur triste ou trop peu occupé ; le travail de la charité est la plus sûre consolation dans les épreuves de la vie, le plus doux passe-temps au milieu de ses langueurs ; et si une destinée heureuse nous est réservée en ce monde, pouvons-nous jamais faire assez pour ceux qui soupirent après le bonheur ?

 

XIV

Extrait du Moniteur universel du 5 avril 1832, sur les troubles et les meurtres survenus dans Paris à l’occasion du choléra.

 

En rendant compte de l’agitation qu’on avait cherché à répandre dans le public, sous prétexte de prétendues tentatives d’empoisonnement qui auraient eu lieu depuis deux jours chez les débitants de vin, nous devions penser que les habitants de Paris, avertis que la sollicitude du gouvernement était éveillée sur ce point, s’en rapporteraient à son zèle pour rechercher la source et les auteurs de ces alarmes, ou pour découvrir, s’il y avait lieu, les artisans de pareils crimes.

Cependant des inquiétudes nouvelles ont été propagées, et à la faveur de soupçons aussi légers que cruels, des violences ont été commises sur des  hommes paisibles ; et des groupes exaspérés ont osé donner la mort à des citoyens inoffensifs, désignés aux fureurs populaires par le nom d’empoisonneur appliqué au hasard.

Le gouvernement a dû prendre les mesures les plus actives, d’abord pour prévenir d’odieux attentats du même genre, ensuite pour éclaircir tous les faits à l’aide desquels on chercherait à égarer les esprits d’une manière si funeste.

Des chimistes expérimentés ont été chargés d’analyser des vins de toutes qualités recueillis chez un grand nombre de débitants, chez cent cinquante environ ; pas une trace de poison n’a été reconnue. Dans quelques qualités de vins inférieures, ils ont signalé seulement la présence d’une petite quantité de cidre.

Des fioles, du pain, des dragées, de la viande saisis et signalés comme empoisonnés, ont été soumis également à l’analyse ; ils ont été reconnus purs de toute substance vénéneuse.

Des personnes arrêtées sur la clameur publique ont été attentivement visitées, interrogées. Il n’est résulté de toutes les recherches que la preuve de leur parfaite innocence.

Ainsi, toutes les vérifications les plus scrupuleuses n’ont abouti qu’à démontrer, de la manière la plus évidente, la fausseté, l’absurdité des bruits répandus.

Et cependant, c’est sur la foi de ces alarmes vagues que des citoyens ont été insultés, frappés, meurtris ou tués.

Hier, un employé a été dépouillé dans la rue Saint-Denis et assassiné. C’était un homme digne de l’estime de tous ceux qui le connaissaient.

Ce malin, un médecin se rendant par la rue Lafayette à la barrière du Combat, pour y faire, conjointement avec un vétérinaire d’Alfort, l’autopsie d’un chien, a été assailli par un attroupement, et n’a dû son salut, ainsi qu’un autre individu, inspecteur de la salubrité, qu’à son refuge dans la caserne la plus proche.

Le 4, à cinq heures, les attroupements poursuivaient du nom d’empoisonneur, sur la place de Grève, un homme qui s’est réfugié à l’Hôtel-de-Ville, d’où l’on voulait l’arracher de vive force. Deux individus ont été saisis par quelques furieux, et jetés, dit-on, dans la rivière par-dessus le pont d’Arcole. La force armée est accourue ; les attroupements ont été dissipés, et de nouveaux désordres évités. Un homme était menacé par un groupe, parce qu’il portait une bouteille à la main : c’était du vinaigre. Un commissaire de police arrive et boit une partie de la bouteille pour rassurer la foule, qui se rend à cette démonstration.

Le préfet de police a publié une proclamation qui éclairera le public. Que les chefs de famille, que les chefs d’atelier, que tous les bons citoyens secondent les efforts de l’autorité, et les esprits, si perfidement égarés, seront ramenés à des idées plus saines. Quant aux agitateurs qui se feraient de ces alarmes vaines un prétexte de désordre, les lois veillent et le gouvernement saura les faire respecter.

Ce soir, la tranquillité est parfaitement rétablie. Nous ne saurions trop répéter qu’au moment où nous écrivons, il n’existe pas, après les plus actives recherches, un seul fait qui donne la moindre apparence de vérité aux bruits d’empoisonnement. Que l’on se rassure donc, et qu’on se mette en garde surtout contre ces mensonges qui produisent des résultats si funestes.

Cette avidité à se repaître des bruits les plus mensongers, cette cruauté sanguinaire qui se signale par la violence et par les assassinats, sont indignes de la nation française ! Des ordres sont donnés pour atteindre les auteurs ou les provocateurs des crimes commis : le premier devoir du gouvernement est de protéger l’existence des citoyens ; espérons que de nouveaux attentats ou que de nouvelles tentatives ne rendront pas nécessaires les mesures que cette protection provoquerait. S’il en était autrement, les citoyens éclairés, les bons citoyens, souvent avertis de ne pas ravir à l’action de la justice les vrais coupables qui se perdent dans la foule, comprendraient que leur devoir est de ne pas grossir, par un sentiment de vaine curiosité, des attroupements qui ont été souillés par le crime.

 

XV

1. Discours de M. Royer-Collard aux obsèques de M. Casimir Périer (19 mai 1832).

 

L’inexprimable tristesse de cette cérémonie est plus éloquente que nos vaines paroles. Il y a peu de jours, nous avons vu s’éteindre la plus vaste intelligence du siècle, et voilà qu’un grand cœur est frappé, une âme héroïque se retire ; sa dépouille mortelle est devant vos yeux, elle va descendre au tombeau, elle reçoit en ce moment notre dernier adieu.

Que vous dirai-je, Messieurs, que vous ne sachiez, que vous ne sentiez douloureusement ? Comment M. Casimir Périer s’est-il élevé tout d’un coup au premier rang des hommes d’État ? A-t-il gagné des batailles, ou bien avait-il lentement illustré sa vie par d’importants travaux ? Non ; mais il avait reçu de la nature la plus éclatante des supériorités et la moins contestée, un caractère énergique jusqu’à l’héroïsme, avec un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l’art de gouverner. La Providence l’avait marqué de ce double signe ; par là, il lui fut donné de prévaloir entre les hommes de son temps, quand son heure serait venue. Il ne fallait pas moins que les circonstances extraordinaires où nous vivons pour révéler à la France, à l’Europe, à la postérité, cette haute vocation de M. Casimir Périer. Jusqu’à ces derniers temps, nous l’ignorions, il l’ignorait lui-même. D’orateur de la liberté constitutionnelle, devenu homme d’État et chef du cabinet dans une révolution qu’il n’avait point appelée, il l’a souvent dit et je l’en honore, sa probité généreuse et la justesse de son esprit lui font aussitôt comprendre que si l’ordre est la dette de tout gouvernement, c’est surtout la dette d’un gouvernement nouveau, pour qui l’ordre est la garantie la plus efficace de sa sûreté au dehors, comme de son affermissement au dedans.

L’ordre est donc la pensée de M. Casimir Périer ; la paix en sera le prix ; il se dévoue à cette grande pensée. Je dis, Messieurs, qu’il se dévoue : là est l’héroïsme. A tout risque, il veut sauver l’ordre, sans considérer s’il se perd lui-même, sans trop compter sur le succès, sans détourner son regard vers la gloire qui devait être sa récompense. Dans cette noble carrière, soutenu par les vœux, par la confiance, par les acclamations presque unanimes de son pays, il a combattu jusqu’au dernier jour avec une intrépidité qui ne s’est jamais démentie ; quand ses forces ont été vaincues, son âme ne l’a point été.

La gloire de M. Casimir Périer est pure et inattaquable. Sortie comme un météore de ces jours nébuleux où il semble qu’autour de nous tout s’obscurcisse et s’affaisse, elle sera durable, car elle n’est point l’œuvre artificielle et passagère d’un parti qu’il avait servi ; il n’a servi que la cause de la justice, de la civilisation, de la vraie liberté dans le monde entier. Il a succombé trop tôt ; que les bons citoyens, que les amis de l’humanité qu’il avait ralliés achèvent son ouvrage. Élevons sur sa tombe le drapeau de l’ordre ; ce sera le plus digne hommage que nous puissions rendre à sa mémoire.

 

2° Portrait et caractère de M. Casimir Périer, par M. de Rémusat.

 

Il était d’une très grande taille ; sa figure mâle et régulière offrait une expression de pénétration et de finesse qui contrastait avec l’énergie imposante qui l’animait par instants. Sa démarche, son air, son geste, avaient quelque chose de prompt et d’impérieux, et il disait lui-même en riant : Comment veut-on que je cède avec la taille que j’ai ? Un portrait peint par M. Hersent, et un médaillon sculpté par M. David, donnent une assez juste idée de sa physionomie. Dans les dernières années, ses traits s’étaient altérés, et portaient une empreinte de souffrance plus que d’affaiblissement. Il avait des jours, ou plutôt des moments d’un abattement douloureux, auquel l’arrachaient soudain toute provocation extérieure, toute nécessité présente, toute épreuve que réclamait son honneur ou sa conviction. En lui luttaient sans cesse une raison froide et une nature passionnée. C’est là ce qui faisait une partie de sa puissance. Toujours fortement ému, il réagissait énergiquement sur les autres, tantôt les soumettant par la force, tantôt les troublant par son émotion. Sa pensée se présentait à son esprit comme une illumination soudaine ; elle s’emparait de lui avec tant de véhémence qu’elle l’emportait pour ainsi dire, et sa parole brève et pressée avait peine à la suivre. Cependant, son idée était si nette et son impression si vive qu’il était sur-le-champ compris, et qu’il étendait autour de lui l’ébranlement qu’il éprouvait. C’est par là surtout qu’à la tribune il influait sur les assemblées, et c’est de lui plus que de tout autre qu’on aurait pu dire que l’éloquence est toute d’action, et que la parole est l’homme même. Ces luttes intérieures donnaient souvent à ses mouvements une impétuosité qui trompait sur son caractère, et ne laissait pas apercevoir que sa raison restait calme, et que l’esprit d’observation et de calcul ne l’abandonnait guère dans ses relations avec les hommes. Presque toujours, il offrait le spectacle de l’effort d’une âme puissante qui veut en vain rendre à sa pensée toute la vivacité et toute la force de l’impression qu’elle lui cause. Il ne pouvait jamais se satisfaire lui-même, ni réussir a se communiquer tout entier. Car ce qu’on fait est toujours au-dessous de ce qu’on sent.

L’esprit de M. Casimir Périer devait plus à l’expérience qu’à l’étude, et puisait dans son activité propre des ressources qu’il exploitait habilement. Il se refusait au travail méthodique, et ne pouvait supporter le désœuvrement ; il voulait agir, mais en agissant il réfléchissait toujours ; il revenait incessamment sur lui-même, tournait et retournait sa pensée comme pour s’assurer dans sa croyance et consolider sa conviction. Peu curieux des théories, il procédait cependant toujours par quelques idées générales qu’il saisissait d’instinct, et auxquelles il rattachait tout. Il se fiait à son premier coup d’œil. — Il me manque bien des choses, disait il, mais j’ai du cœur, du tact et du bonheur. — Cependant il raisonnait à l’infini sur toutes ses résolutions. Déterminé sur les grandes choses, la décision journalière lui coûtait. Il hésitait longtemps, ajournait tant qu’il pouvait, et ne prenait son parti qu’à grand’peine. Quand sa résolution était formée, elle était inébranlable, car il était circonspect et intrépide. Dans le gouvernement, il avait certes un don bien rare, une forte volonté ; mais il lui manquait peut-être des volontés assez nombreuses.

M. Périer avait des moments d’abandon, peu de confiance habituelle et constante. En général, il jugeait rigoureusement les hommes, et son langage était sans indulgence, quoique son cœur n’eût aucune haine. Jamais, j’oserais l’attester, on ne lui a surpris le désir de faire le moindre mal à ses ennemis politiques, quoiqu’il leur prodiguât d’amers reproches et de hautains mépris. Il avait la passion de vaincre et non de nuire, et il concevait difficilement, n’apercevait qu’avec surprise l’inimitié que lui suscitaient parfois ses dédains et ses succès. Car il était porté à juger les hommes plutôt par leurs intérêts que par leurs passions, et ne tenait pas assez compte, à mon avis, de tout ce qu’il y a de mauvaises pensées et d’actions mauvaises qu’on ne peut imputer à aucun calcul. Le cœur humain est souvent désintéressé dans le mal.

Et cependant il a eu de tendres amis. Il gagnait aisément ceux qui l’approchaient ; il inspirait du dévouement sans trop y croire ; il se faisait aimer en se faisant un peu craindre. Pour qui le voyait avec intimité, il était attachant, et son commerce, quoiqu’il ne fallût pas y porter trop de liberté, avait du charme et du piquant. Rien n’était aisé pour qui le connaissait, je voulais dire pour qui l’aimait (car on ne connaît bien que ceux qu’on aime) comme de lui dire la vérité, toute vérité. Il cherchait les conseils, en demandait toujours, ne craignant pas d’être contredit, mais seulement d’être méconnu. Dans le monde, on le trouvait réservé, froid, un peu inquiet ; dans sa famille, sa conversation était gaie et moqueuse ; il riait quelquefois de ce rire des jeunes gens d’une autre époque, et s’amusait de mille puérilités de la vie intime dédaignées aujourd’hui que l’affectation du sérieux est la mode de l’esprit.

 

XVI

Lettre de M. de La Fayette à M...... sur la mort de M. Casimir Périer.

 

On trouve dans les Mémoires de M. de La Fayette (t. VI, p. 660) une lettre par lui adressée le 16 mai 1832, à une personne dont le nom est laissé en blanc, et qui porte : Le pauvre Casimir Périer est mort ce matin à huit heures. Il laisse, dans une des deux grandes divisions de la France et de l’Europe, de profonds regrets et une haute renommée, dans l’autre des sentiments d’amertume qui s’adouciront à mesure qu’on saura mieux qu’il n’était pas le chef du déplorable système adopté au dedans et au dehors. Déjà le Moniteur de ce matin en revendique la pensée pour qui de droit[2]. Quant à nous, nous n’éprouvons que des sentiments de famille et d’amitié, et nous voudrions empêcher, dans le peu qui dépend de nous, qu’on attaquât sa mémoire au delà de la condamnation de l’administration dont il a été l’organe.......... On a beaucoup dit que j’avais causé avec le Roi sur notre situation actuelle. Plusieurs patriotes, même parmi les plus ardents, me pressaient de faire cette démarche. Je m’y suis refusé, parce que j’ai l’intime conviction de son inutilité, et que j’y vois des inconvénients.

 

XVII

Note sur la mise en état de siège de Paris par l’ordonnance royale du 6 juin 1831, par M. Vincens de Saint-Laurent, président de Chambre à la Cour royale de Paris.

 

§ Ier. La loi du 10 juillet 1791, concernant la conservation et le classement des places de guerre et postes militaires, la police des fortifications et autres objets y relatifs, considère les places de guerre et postes militaires sous trois rapports, savoir : dans l’état de paix, dans l’état de guerre et dans l’état de siège.

L’état de paix est l’état ordinaire dans lequel l’autorité civile conserve toutes ses attributions dans leur indépendance.

L’état de guerre doit être déclaré par un décret du Corps législatif, ou, dans l’intervalle des séances de ce corps, par le Roi. Il laisse à l’autorité civile ses attributions, mais à la charge de se prêter aux mesures que l’autorité militaire croit nécessaires pour le salut de la place.

Quant à l’état de siège, trois articles de cette loi sont à considérer. L’article 11 indique d’où résulte cet état, l’article 12 quand il finit, l’article 10 quelles sont ses conséquences relativement aux attributions de l’autorité militaire. En voici le texte :

ART. 11.

Les places de guerre et postes militaires seront en état de siège non seulement dès l’instant que les attaques seront commencées, mais même aussitôt que, par l’effet de leur investissement par des troupes ennemies, les communications du dehors au dedans et du dedans au dehors seront interceptées à la distance de 1800 toises des crêtes des chemins couverts.

ART. 12.

L’état de siège ne cessera que lorsque l’investissement sera rompu ; et, dans le cas où les attaques auraient été commencées, qu’après que les travaux des assiégeants auront été détruits et que les brèches auront été réparées ou mises en état de défense.

ART. 13.

Dans les places de guerre et postes militaires, lorsque les places et postes seront en état de siège, toute l’autorité dont les officiers civils sont revêtus par la constitution, pour le maintien de l’ordre et de la police intérieure, passera au commandant militaire, qui l’exercera  exclusivement sous sa responsabilité personnelle.

Il faut remarquer sur cette loi :

1° Qu’elle ne concerne que les places de guerre et postes militaires ;

2° Qu’elle ne fait résulter l’état de siège que d’une attaque ou d’un investissement réels, sans donner au gouvernement le droit de mettre en état de siège une place qui ne serait pas investie ;

3° Qu’elle n’explique point si l’autorité des tribunaux pour la répression des délits passe à l’autorité militaire.

§ II. La loi du 10 fructidor an V a rendu toutes les communes de l’intérieur, sans distinction entre celles qui sont places de guerre ou postes militaires et celles qui ne le sont pas, susceptibles de l’état de guerre et de l’état de siège, dans les termes suivants :

ART. 1er.

Le Directoire exécutif ne pourra déclarer en état de guerre les communes de l’intérieur de la République, qu’après y avoir été autorisé par une loi du Corps législatif.

ART. 2.

Les communes de l’intérieur seront en état de siège aussitôt que, par l’effet de leur investissement par des troupes ennemies ou des rebelles, les communications du dedans au dehors et du dehors au dedans seront interceptées à la distance de 3502 mètres (1800 toises) des fossés ou des murailles : dans ce cas, le Directoire exécutif en préviendra le Corps législatif.

Cette loi ne fait qu’étendre les dispositions de celle du 10 juillet 1791 aux villes qui ne sont point places de guerre ou postes militaires. Elle ne se compose que des deux articles ci-dessus.

1° Sous son empire, l’état de siège ne peut résulter que de l’investissement réel et non d’une déclaration du gouvernement ;

2° Bien qu’elle ne dise point quand cet état cesse, il est évident que, résultant du fait même de l’investissement, il doit cesser, comme sous la loi de 1791, lorsque le fait qui y donne lieu a lui-même disparu ;

3° Cette loi, muette sur les conséquences que l’état de siège doit avoir relativement aux attributions respectives de l’autorité civile et de l’autorité militaire, se réfère nécessairement sur ce point à la loi de 1791.

Une loi du 19 fructidor an V, rendue après le coup d’État de la veille, après avoir annulé les opérations d’un grand nombre d’assemblées électorales, frappé de la déportation plusieurs membres de la représentation nationale et rapporté diverses lois récentes, contient, dans son dernier article, une disposition qui a pour objet de rendre au Directoire le pouvoir de mettre une commune en état de siège. Mais il faut remarquer que ce pouvoir ne lui avait jamais légalement appartenu ; il est vraisemblable qu’il l’avait usurpé, et que la loi du 10 fructidor an V avait été rendue pour mettre un terme à cette usurpation. Dans ces circonstances, la loi du 19 ne peut être considérée comme donnant au gouvernement le droit de déclarer l’état de siège. Cependant deux décrets du 26 mars 1807 ont déclaré les villes de Brest et d’Anvers en état de siège.

§ III. Avant d’aller plus loin, il convient de remarquer :

1° Que la loi du 10 juillet 1791 ne peut être invoquée pour justifier l’ordonnance du 5 juin 1832, puisque, d’après sa rubrique et ses termes exprès, elle ne concerne que les places de guerre et postes militaires, et que Paris n’est ni l’un ni l’autre ;

2° Que la loi du 10 fructidor an V ne peut pas l’être davantage, puisqu’elle exige pour l’état de siège l’investissement et l’interception des communications entre le dedans et le dehors, et que ces circonstances n’ont point existé pour Paris les 5 et 6 juin 1832 ;

3° Que, d’après ces deux lois, l’état de siège cesse avec le fait de l’investissement qui seul a pu lui donner naissance, et qu’ainsi l’ordonnance dont il s’agit peut d’autant moins être justifiée par ces lois que sa date et surtout sa promulgation sont postérieures à la répression de la révolte.

§ IV. Mais la législation a reçu de notables modifications par le décret du 24 décembre 1811, relatif à l’organisation et au service des états-majors des places. Trois articles de ce décret doivent être rappelés ici.

ART. 53.

L’état de siège est déterminé par un décret de l’empereur, ou par l’investissement, ou par une attaque de vive force, ou par une surprise, ou par une sédition intérieure, ou enfin par des rassemblements formés dans le rayon de l’investissement sans l’autorisation des magistrats.

Dans le cas d’une attaque régulière, l’état de siège ne cesse qu’après que les travaux de l’ennemi ont été détruits et les brèches mises en état de défense.

ART. 101.

Dans les places en état de siège, l’autorité, dont les magistrats étaient revêtus pour le maintien de l’ordre et de la police, passe tout entière au commandant d’armes qui l’exerce ou leur en délègue telle partie qu’il juge convenable.

ART. 103.

Pour tous les délits dont le gouverneur ou le commandant n’a pas jugé à propos de laisser la connaissance aux tribunaux ordinaires, les fonctions d’officier de police judiciaire sont remplies par un prévôt militaire, et les tribunaux ordinaires sont remplacés par les tribunaux militaires.

Si l’on compare ces articles aux dispositions correspondantes de la loi de 1791, on est frappé des dispositions suivantes :

1° L’investissement ou une attaque régulière ont cessé d’être les seuls faits déterminant l’état de siège. Il a pu résulter, soit d’une surprise, de rassemblements illégaux dans le rayon militaire, d’une sédition intérieure, toutes circonstances qui n’emportent point avec elles, comme l’investissement ou le siège proprement dit, l’interruption des communications entre le dedans et le dehors, soit aussi d’un simple décret du chef du gouvernement.

Quelques personnes confondant l’état de siège et l’état de guerre, et partant de ce principe que le droit de déclarer une place en état de guerre est une conséquence du droit de déclarer la paix et la guerre, ont pensé que la constitution de l’an VIII, donnant ce dernier droit au chef du gouvernement, lui donnait aussi le droit de déclarer une ville en état de siège. C’est sous ce point de vue que M. Merlin, dans son Répertoire de jurisprudence, considère les décrets qui, avant celui de 1811, ont mis diverses places en état de siège. D’après cette opinion, le décret de 1811, faisant résulter l’état de siège d’un décret de l’empereur, n’innoverait point et ne serait que l’exécution des lois antérieures et de la constitution elle-même. Mais cette opinion ne peut se soutenir en présence du texte des lois de 1791 et de l’an V.

Quelques autres personnes ont soutenu que le décret qui déclare l’état de siège devait être fondé sur l’une des circonstances qui sont énumérées dans l’article 53 ; c’est une erreur manifeste. La forme alternative dans laquelle l’article est rédigé ne permet pas de douter qu’une seule des causes qu’il signale ne suffise pour déterminer l’état de siège ; et d’ailleurs ces circonstances sont de nature à exiger que l’état de siège commence, que l’autorité militaire devienne plus forte, dès qu’elles existent, et sans attendre une déclaration du gouvernement qui risquerait le plus souvent d’arriver trop tard. L’état de siège, qu’on pourrait appeler fictif, résultant d’un simple décret, doit sans doute être déterminé par des motifs graves ; mais ces motifs peuvent exister avant ou après l’investissement ou la sédition.

2° D’après la loi de 1791, l’état de siège cessait avec l’investissement, et, en cas de siège, après la destruction des ouvrages de l’ennemi et la réparation des brèches. Le décret a une disposition pareille pour ce dernier cas, et il est muet pour tous les autres.

Il semble impossible de ne pas étendre cette disposition au cas de l’investissement déjà prévu parla loi de 1791 et aux nouveaux cas de la surprise, des rassemblements illégaux dans le voisinage de la place et de la sédition intérieure. L’analogie le demande ainsi et on ne voit rien dans le décret qui puisse faire décider le contraire. La cause cessant, l’effet doit cesser aussi.

Mais l’état de siège déterminé par une déclaration du gouvernement ne peut cesser que de la même manière qu’il a commencé. C’est au gouvernement seul, qui sait quels dangers l’ont décidé à recourir à une telle mesure, qu’il appartient de calculer leur durée et par conséquent celle du remède qu’il leur oppose.

3° La loi de 1791 faisait passer au commandant militaire toute l’autorité des officiers civils pour le maintien de l’ordre et de la police intérieure. Le décret, en répétant cette disposition, y substitue le mot magistrats aux mots officiers civils ; et dans un second article plus explicite, il dépouille la juridiction criminelle ordinaire de ses attributions qu’il transporte aux tribunaux militaires.

Ces dispositions sont-elles dérogatoires à la loi de 1791 ou en sont-elles l’exécution ?

On a soutenu qu’elles innovaient, que la loi de 1791 ne contenait aucun déplacement de juridiction ; et l’on s’est fondé sur ce qu’elle ne parle point des tribunaux ni de la justice.

Il peut être répondu avec avantage que les mots officiers civils, employés dans la loi, et le mot magistrats, employé dans le décret, sont synonymes ; que par officiers civils, la loi entend tout aussi bien les fonctionnaires de l’ordre judiciaire que ceux de l’ordre administratif ; que l’autorité nécessaire pour le maintien de l’ordre et de la police intérieure, autorité que la loi de 1791 fait passer aux commandants militaires, ne peut être, au moins en partie, que l’autorité des tribunaux.

L’article 103 du décret n’est donc que le développement, le règlement du principe posé dans l’article 101 du même décret, et dans l’article 10 de la loi du 10 juillet 1791.

Au surplus, cette loi a de tout temps été exécutée dans ce sens que les tribunaux d’une ville assiégée ne continuaient leurs fonctions qu’avec l’autorisation du commandant militaire.

§ V. C’est sur ce décret que doit être appuyée la légalité de l’ordonnance du 6 juin.

Les objections, de nature fort diverses, qui ont été faites, ont été le plus souvent mêlées et confondues ensemble. Il est nécessaire de bien les distinguer pour les mieux apprécier. Elles peuvent se réduire aux quatre suivantes :

1° L’ordonnance ne s’appuie que sur un simple décret ; 2° Elle est même rendue hors des termes de ce décret ; 3° Dans tous les cas, elle ne peut rétroagir ; 4° Enfin le décret a été, au moins en partie, abrogé par la Charte.

La question de rétroactivité a été soulevée la première et a paru quelque temps considérée comme la principale. Il n’en pouvait guère être autrement ; les organes de l’opposition, ayant eux-mêmes sollicité cette mesure pour la Vendée et loué le gouvernement d’y avoir eu recours, ne pouvaient, dans le premier moment, avoir l’idée de la combattre comme illégale. C’est cette question de rétroactivité qu’a tranchée la Cour royale dans son arrêt du 7 juin 1832.

Mais bientôt le cercle de l’attaque s’est agrandi ; c’est le droit même du gouvernement qui a été mis en doute ; c’est la légalité de l’ordonnance qui a été contestée et surtout la compétence des tribunaux militaires. C’est dans ce sens que le défenseur de Geoffroy a plaidé devant la Cour de cassation.

§ VI. La première objection n’en est réellement pas une. La jurisprudence constante de la Cour de cassation et de toutes les Cours royales a reconnu aux décrets impériaux force de loi, lorsqu’ils n’avaient point été attaqués dans les dix jours de leur promulgation pour cause d’inconstitutionnalité, et avaient été au contraire reçus et exécutés comme lois.

Devant la Cour de cassation, le ministère public, voulant sans doute placer son argumentation sur une base plus respectable que l’usurpation du pouvoir législatif tant reprochée à Napoléon, a soutenu que le décret avait été rendu pour l’exécution de la loi du 10 juillet 1791 et y était conforme. Il l’a fait avec quelque avantage, parce que son adversaire a cherché l’innovation dans la disposition relative à la juridiction, où, d’après ce qui a été dit, § IV n° 3, elle n’existe pas. Mais cette argumentation n’en doit pas moins être rejetée, parce que le décret a innové sur un point important, en n’exigeant plus l’investissement pour condition déterminante de l’état de siège, ainsi que cela est expliqué au § IV, n° 1.

§ VII. La deuxième objection se divise en deux branches :

Et d’abord on dit que le décret de 1811 ne concerne que les places de guerre et postes militaires, et ne pouvait, par conséquent, être appliqué à Paris.

On appuie cette proposition sur la signification ordinaire du mot place, qui s’emploie surtout pour désigner les places de guerre, et sur ce qu’un grand nombre d’articles de ce décret, par leur objet et par les termes dans lesquels ils sont conçus, supposent clairement que c’est des places de guerre qu’il y est question.

Sans nier ces deux points, il semble que les considérations suivantes établissent solidement l’opinion contraire :

1° Le décret de 1811, si l’on consulte son intitulé, est relatif à l’organisation et au service des états-majors des places ; il règle, entre autre choses, les attributions des gouverneurs et commandants d’armes avec les autorités civiles. Or, d’après l’art. 12, des gouverneurs peuvent être nommés dans les principales places de guerre ou villes de l’empire ; d’après l’art. 8, des états-majors peuvent être entretenus dans des villes de garnison non fortifiées. Les attributions de ces gouverneurs, de ces états-majors, ne peuvent être réglées que par le décret. Il n’est donc pas exclusivement relatif aux places de guerre ;

2° Lorsque le décret est intervenu, la législation reconnaissait l’état de guerre et l’état de siège, non seulement pour les places de guerre, d’après la loi de 1791, mais pour toutes les villes ou communes, d’après la loi de l’an V. Comment admettre que le décret, qui règle, ou, si l’on veut, qui modifie les causes et les résultats de cet état, ne se rattache pas également aux deux lois antérieures ?

3° Les villes qui ne sont pas places de guerre peuvent être, si ce n’est assiégées, au moins investies et attaquées par l’ennemi. Paris ne l’a-t-il pas été en 1814 ? Elles sont donc susceptibles de l’état de siège comme les places de guerre elles-mêmes ; et lorsque le décret de 1811 a donné au gouvernement le droit de déclarer l’état de siège, même avant tout investissement et sur la seule prévision du danger, il a dû le lui donner pour toutes les places, de guerre ou non, qui pouvaient être exposées à une attaque.

§ VIII. — La seconde partie de l’objection consiste à dire que l’état de siège ne pouvait être déclaré après la cessation des troubles qui l’ont motivé.

Cette objection, sous le rapport de la légalité, ne pourrait avoir quelque poids qu’autant que, d’après les termes du décret, le droit de mettre une ville en état de siège serait subordonné au fait d’un investissement, d’une surprise ou d’une sédition. Mais il n’en est rien, et il a été expliqué, § IV, n° 1, que ce droit était abandonné à la sagesse du gouvernement, bien entendu sous la responsabilité des ministres qui ont conseillé la mesure.

Cette responsabilité donne lieu à une autre question sur la nécessité ou la convenance d’une mise en état de siège après que la révolte a été réprimée et que la perturbation a cessé ; mais cette question n’a rien de judiciaire, elle est toute parlementaire.

§ IX. — On dit en troisième lieu que l’ordonnance ne peut rétroagir et soumettre à la juridiction militaire les délits consommés avant la déclaration de l’état de siège.

Cette difficulté doit se résoudre par les principes du droit qui veulent que tout ce qui tient aux formes et à la compétence soit réglé par la loi en vigueur à l’époque de la poursuite et non par la loi en vigueur à l’époque où le délit a été commis, principes consacrés par divers arrêts et par une décision du conseil d’État du 5 fructidor an IX, relative, il est vrai, à une affaire civile, mais qui s’applique d’autant mieux à la question qu’elle a pour objet d’attribuer à l’autorité administrative, par suite des lois qui l’ont chargée de connaître du contentieux des domaines nationaux, le jugement de difficultés qui avaient pris naissance avant ces lois.

Sans doute il ne s’agit pas ici d’une loi, mais d’une ordonnance. Mais en reconnaissant que l’ordonnance ne peut pas rétroagir plus que la loi, on doit reconnaître aussi que les effets d’une ordonnance, lorsqu’elle est conforme aux lois, doivent être réglés par les mêmes principes que les effets d’une loi.

Les objections qu’on a faites contre l’application de ces principes à la question de l’état de siège ne sont guère prises que de l’importance de cette question et de la gravité des conséquences qui s’y rattachent. Mais, dans une discussion judiciaire, le plus ou moins de gravité des résultats n’est pas une raison de décider.

Le ministère public, devant la Cour de cassation, s’est appuyé sur un autre argument : c’est que l’ordonnance qui déclare l’état de siège ne le crée pas, que cet état préexistait dans les faits qui motivent l’ordonnance, laquelle ne fait que le constater ; d’où la conclusion que les conséquences de l’état de siège et notamment l’attribution de juridiction doivent remonter à l’instant même où ces faits ont commencé. Mais cette argumentation a le grave inconvénient de confondre l’état de siège réel avec l’état de siège fictif, de supposer que le gouvernement ne peut déclarer une ville en état de siège que lorsqu’elle se trouve investie, en proie à une sédition, ou dans quelqu’une des circonstances que précise l’art. 53 du décret ; ce qui n’est pas exact, ainsi que la chose a été expliquée ci-dessus, § IV, n° 1. Cette confusion a un danger qu’il importe de signaler. Comme dans ce système la déclaration de l’état de siège, pour une ville quia été investie mais qui ne l’est plus, serait évidemment illégale, puisque d’après les lois de 1791 et de l’an V, même d’après le décret de 1811, l’état de siège cesse avec l’investissement, il serait assez naturel de conclure de là, dans le silence du décret, que la déclaration de cet état pour une ville qu’une sédition a troublée ; faite après la fin de la sédition, est pareillement illégale. Les troubles des 5 et 6 juin doivent être allégués non comme justifiant la légalité du décret, mais comme justifiant son opportunité ; non comme constituant l’état de siège, ou donnant naissance au droit du gouvernement de le déclarer, mais comme expliquant l’exercice qu’il a fait de ce droit.

§ X. — Enfin la Charte n’a-t-elle pas abrogé la faculté donnée par le décret au gouvernement de déclarer l’état de siège ? N’a-t-elle pas au moins abrogé la disposition particulière de ce décret qui substitue, durant l’état de siège, la juridiction des tribunaux militaires à celle des tribunaux ordinaires ? C’est la dernière objection soulevée contre l’ordonnance du 6 juin.

Il ne peut être ici question d’une abrogation expresse, aucun article de la Charte n’ayant littéralement abrogé les art. 53 et 103 du décret du 24 décembre 1811.

Quant à l’abrogation tacite, c’est un principe professé par tous les auteurs qu’on ne doit l’admettre qu’avec beaucoup de réserve et de discernement, parce que ce serait ébranler la force morale dont les lois ont besoin d’être environnées que de présumer facilement leur changement ; on exige, pour qu’il y ait abrogation tacite, que la nouvelle loi soit incompatible avec l’ancienne.

Sans méconnaître cette règle ; on a soutenu qu’une loi qui permettait au gouvernement de mettre, par une ordonnance, une ville non investie en état de siège, c’est-à-dire de la soumettre à un régime exceptionnel, de la placer en quelque sorte hors de la constitution, était contraire à la Charte et incompatible avec elle.

On a soutenu que cela était surtout vrai de la disposition de l’art. 103 du décret qui change, dans les lieux en état de siège, l’ordre des juridictions ; et ici l’on ne s’est pas borné à opposer à cette disposition les principes généraux de notre nouveau droit public, mais on a invoqué particulièrement les art. 53 et 54 de la Charte de 1830, qui portent que nul ne pourra être distrait de ses juges naturels, et qu’il ne pourra être créé de commissions ni de tribunaux extraordinaires, à quelque titre et sous quelque dénomination que ce puisse être.

 L’abrogation tacite en vertu des principes généraux que proclame la Charte est un argument qu’on a employé un très grand nombre de fois, soit avant, soit depuis la révolution de Juillet, et que les Cours de justice n’ont jamais accueilli. On peut citer pour exemples les tentatives faites depuis juillet 1830 pour faire déclarer abrogés, soit l’article 291 du Code pénal relatif aux associations de plus de vingt personnes, soit la loi qui soumet les imprimeurs à avoir un brevet, ou celle qui exige des journalistes un cautionnement.

L’article 53 de le Charte s’explique par l’article 54, puisque celui-ci dit : En conséquence, il ne pourra être créé de tribunaux extraordinaires. Ce qu’ils contiennent, l’un et l’autre, c’est une défense de créer à l’avenir des tribunaux autres que ceux dont les lois actuelles reconnaissent l’existence. Qu’est-ce qu’une pareille défense peut avoir d’incompatible avec un changement de compétence déterminé à l’avance, pour certains cas spécifiés, par une loi préexistante ?

Un second principe de droit, aussi généralement reconnu que le précédent, c’est que les lois générales ne sont jamais censées abolir les lois spéciales et exceptionnelles, à moins qu’elles n’en aient une disposition formelle. Quoi de plus exceptionnel que le décret de 1811 ? Quoi de plus général que la Charte ? Elle a évidemment laissé subsister le décret dont elle ne s’est point occupée.

Une dernière considération se présente, si l’on fait attention aux suites qu’aurait l’abrogation résultant de la Charte. Cette abrogation devrait être appliquée, sans aucune distinction, à tout état de siège, non seulement à celui qui est déclaré par une simple ordonnance, mais encore à celui qui est déterminé par un investissement réel ; non seulement aux villes non fortifiées, mais encore aux places de guerre. Qui n’est frappé du danger que présenterait la continuation libre et entière de la juridiction ordinaire dans une place de guerre assiégée ?

§ XI. De toutes les questions ci-dessus, l’arrêt rendu par la Cour de cassation, le 29 juin 1832, dans l’affaire Geoffroy, n’en a jugé qu’une, l’abrogation par la Charte de l’article 103 du décret de 1811.

La solution que cette question a reçue pouvait dispenser la cour d’examiner les autres et de s’en expliquer en aucune manière. Elle a cru cependant devoir déclarer en tête de son arrêt que les lois et décrets qui régissent l’état de siège doivent être exécutés dans toutes les dispositions qui ne sont pas contraires au texte formel de la Charte. Elle semblerait par là avoir voulu décider implicitement en faveur du gouvernement quelques-unes des questions débattues devant elle.

Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’elle n’a point indiqué si, dans sa pensée, le gouvernement, en déclarant Paris en état de siège, le 6 juin, s’était renfermé dans les limites de ses pouvoirs ; elle n’a point, en un mot, tranché la seconde des objections, ci-dessus, § V.

Elle n’a rien décidé non plus sur la rétroactivité.

Enfin, on ne peut pas méconnaître que la Cour de cassation, tout en paraissant reconnaître au gouvernement, dans certains cas, le droit de déclarer l’état de siège, s’est néanmoins placée en opposition avec lui sur la question de compétence. Le gouvernement, en effet, ne s’est pas borné à déclarer l’état de siège, laissant aux tribunaux de l’une et de l’autre juridiction à prononcer sur ses conséquences ; le ministre de l’intérieur, dans son rapport au Roi qui a précédé l’ordonnance du 6 juin, et le ministre de la guerre, dans l’instruction qu’il a adressée le 7 juin au commandant de la première division militaire, ont expressément fait connaître que l’un des principaux objets que le gouvernement avait en vue, en prenant cette mesure, était le déplacement de la juridiction.

 

XVIII

Tableau des condamnations prononcées par la Cour d’assises contre les individus poursuivis à raison de l’insurrection des 5 et 6 juin 1832.

 

Par suite de l’insurrection de juin, le jury a condamné quatre-vingt-deux individus à diverses peines, savoir :

7 à mort ; les sieurs Cuny, Lepage, Lecouvreur, Toupriant, Bainsse, Lacroix et Forthom ; tous ont vu commuer leur peine en celle de la déportation.

4 à la déportation ; les sieurs Colombat, le même qui fut arrêté par Vidocq, et qui s’est évadé du Mont-Saint-Michel en 1835 ; Jeanne, O’Reilly, dont j’ai fait commuer la peine ; Saint-Étienne.

4  aux travaux forcés à perpétuité.

 5 — pour dix ans.

 1 — pour huit ans.

 1 — pour sept ans.

 1 — pour six ans.

 5 — pour cinq ans.

En général, ces peines ont été commuées en une détention  pour une même durée.

3 à dix années de détention.

2 à sept années de détention. (Les sieurs Thielmans et Marchands, chefs de la Société Gauloise.)

2 à six années de détention.

4 à cinq années de détention.

1 à huit années de réclusion.

3 à six années. (Parmi ces trois condamnés, figurait le sieur Vigouroux,  que j’ai fait gracier en 1835.)

4 à cinq années de réclusion.

10 à cinq années de prison.

3 à trois années.

1 à deux ans sept mois de prison.

5 à deux ans.

16 à dix-huit mois, treize mois, un an, six mois, trois mois, un mois de prison.

Total  82

(Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, écrits par lui-même. T. II, p. 281-283.)

 

XIX

1° Le roi Louis-Philippe au maréchal Soult, en mission pour réprimer l’insurrection de Lyon.

 

Paris, ce 29 novembre 1831, à 2 heures du soir.

J’ai reçu, mon cher maréchal, votre lettre datée de Mâcon le 27 et j’y réponds à la hâte. Toutes vos dispositions me paraissent excellentes et telles qu’on pouvait les attendre de vous. J’en dis autant de tout ce que vous me mandez. Déjà vous devez avoir reçu les ordonnances que vous demandiez, tant pour le licenciement des diverses gardes nationales de Lyon et de ses faubourgs, que pour la mobilisation des gardes nationales des départements voisins, avec la faculté de les en faire sortir. Ainsi vous êtes pourvu de tous ces moyens.

Quant à la mise de la ville de Lyon en état de siège, la question me paraît mériter un mûr examen, et j’ai convoqué le Conseil pour ce soir à huit heures et demie, afin qu’elle y soit bien discutée avant de me former une opinion et de prendre un parti. Je n’arrêterai donc aucune opinion finale avant ce soir, mais ma disposition actuelle est d’espérer que cette mesure ne sera pas nécessaire. Je crois que le seul cas où elle le serait est celui où l’entrée dans Lyon serait refusée aux troupes, ou que cette entrée ne serait accordée qu’avec des conditions. Alors il faudrait nécessairement cerner, bloquer, attaquer, et par conséquent l’état de siège deviendrait un fait qu’on devrait déclarer. Mais si au contraire, comme je l’espère et comme je le crois, et surtout comme je le désire vivement, les portes de la ville de Lyon s’ouvrent sans coup férir et sans conditions, et que les troupes y rentrent sans que nous ayons à déplorer une nouvelle effusion de noire précieux sang français, alors la mesure de la mise en état de siège me paraîtrait superflue, et je craindrais que, malgré la douceur que vous apporteriez dans son exécution, il n’en résultât des alarmes et des irritations dangereuses.

Le grand point, le point culminant de notre affaire, c’est d’entrer dans Lyon sans coup férir et sans conditions. Tout sera, si ce n’est fini, au moins sûr de bien finir, quand cela sera effectué. Sans doute, il faudra le désarmement et les mesures nécessaires pour l’opérer. Il faudra de la sévérité, surtout pour ces compagnies du génie et autres militaires qui ont quitté leurs drapeaux et sont restés à Lyon ; mais vous savez pourtant que, quand je dis sévérité, ce n’est pas d’exécutions que je veux parler, et ce n’est pas à vous que j’ai besoin de le dire. Je suis bien sûr de votre modération sur tout ; et elle est toujours nécessaire dans le succès, car alors les conseils violents arrivent de toutes parts, et surtout de ceux qui se tenaient à l’écart pendant la lutte. La bonne politique est d’être sage sans faiblesse et ferme sans violence.

Vous connaissez toute mon amitié pour vous.

 

2° Le ministre du commerce et des travaux publics à M. le maréchal Soult, en mission à Lyon.

 

Paris, le novembre 1831.

Monsieur le maréchal et cher collègue,

Je crois utile de mettre sous vos yeux le fond de la contestation qui, ayant agité la manufacture lyonnaise, a donné lieu enfin aux fâcheux événements qui ont éclaté.

A Lyon, les fabricants n’ont point de grands ateliers. Ils donnent les soies préparées pour chaque pièce d’étoffe à des maîtres-ouvriers qui en font le tissage dans leur propre domicile, sur des métiers dont ils se fournissent.

Chaque maître-ouvrier a ordinairement dans sa demeure plusieurs métiers. Il travaille sur l’un de ses mains ; il fait travailler sur les autres ou par ses enfants ou par des ouvriers compagnons qu’il prend à son service.

La main-d’œuvre du tissage se règle à la mesure, et non à la journée. Il y a du fabricant au maître-ouvrier une convention à faire pour déterminer le prix de cette main-d’œuvre ou façon, et une autre convention du maître-ouvrier à l’ouvrier compagnon pour, savoir combien, sur ce même prix, il restera de salaire à l’ouvrier et combien au maître pour bénéfice, emploi de son métier, etc.

Il convient de remarquer, en passant, que le maître-ouvrier domicilié, propriétaire de métiers, offre plus de garanties d’ordre que la population plus nombreuse des ouvriers compagnons, population flottante qui circule sans cesse de Lyon à Avignon et à Nîmes, et sur laquelle on a peu de prise. Il est probable que ses exigences envers le maître-ouvrier ont contribué à pousser celui-ci dans ses prétentions, et que, quand le maître a été exaspéré, ses ouvriers n’ont pas tardé à s’abandonner aux excès.

Depuis quelque temps, les uns et les autres prétendaient que le cours des mains-d’œuvre était trop bas, qu’ils ne pouvaient vivre sur leurs salaires, qu’ils avaient le droit d’exiger davantage, et que l’autorité devait y pourvoir ; qu’à plusieurs reprises, et jusqu’en 1811, il avait été fait des tarifs concertés par les soins de l’autorité, garantis par elle, et que la sécurité ne pourrait régner que lorsqu’on aurait suivi cet exemple, qu’il y aurait un tarif reconnu et publié, en sorte que le fabricant ne pût plus essayer de faire agréer au plus misérable de moindres salaires qui finissaient par faire la loi à tous.

Il serait inutile aujourd’hui de rappeler comment leurs demandes se sont produites et ont été entendues, comment on a cru leur avoir procuré le tarif par voie de conciliation, comment un grand nombre de fabricants ont refusé de l’admettre, et comment les ouvriers, ayant cru en être légitimement en possession, ont regardé les refusants comme des réfractaires qui manquaient et à un traité et à un règlement public.

Quoi qu’il en soit, le tarif ne pouvait être admis. L’autorité n’a aucun droit de régler les salaires ; aucune loi ne le permet ; et dans l’ordre légal si universellement et si justement réclamé aujourd’hui, les exemples de 1811, pas plus que ceux de 1793 qu’on a cités aussi, ne sauraient être invoqués. Je le répète, aucune loi ne permet de donner un tarif à une manufacture. S’il y a des traités, ils n’engagent que ceux qui les consentent ; l’autorité administrative, loin de pouvoir y soumettre personne, ne saurait même s’en mêler envers les parties contractantes ; les tribunaux seuls pourraient connaître de leurs contestations ; et quant à ceux qui n’ont point adhéré à une transaction, aucun juge ne peut leur imposer un tarif qui leur est étranger. Si les prud’hommes s’y laissaient induire, la Cour de cassation en ferait justice.

Il est bon d’ajouter, pour empêcher toute méprise à venir, qu’on a particulièrement oublié à Lyon une loi très expresse, quand on a cru pouvoir convoquer une assemblée légale de tous les fabricants et leur faire nommer des commissaires. Les assemblées de professions sont défendues et ne peuvent donner des pouvoirs qui engagent qui que ce soit ; les assemblées des ouvriers, qui avaient précédé, étaient encore plus irrégulières, et, de plus, tombaient dans la disposition de l’art. 415 du Code pénal, car c’était évidemment une coalition pour renchérir le prix du travail.

Mais en laissant à l’écart ce qui s’est fait, sinon pour empêcher qu’on ne le refasse, et en examinant le tarif sous le rapport de la possibilité de l’exécuter, voici ce qu’il importe de savoir. Quel que soit le sort de l’ouvrier, il ne dépend pas du fabricant de l’améliorer, et il y a une grande injustice à croire que c’est pure dureté ou pure avidité que de ne pas accroître les salaires.

La fabrique de Lyon ne travaille en général qu’à mesure que des commandes lui arrivent ; celles de l’étranger sont considérables, et d’elles seules dépend le mouvement plus ou moins sensible de la fabrication ; le nombre des métiers occupés augmente ou diminue suivant que l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre elle-même et surtout l’Amérique demandent ou ne demandent pas.

Mais Lyon rencontre aujourd’hui une grande concurrence, surtout pour les étoffes unies, dont le monopole lui échappe. Non seulement l’Angleterre pourvoit à sa consommation, mais Zurich, Bâle, Creveldt, Elberfeldt, fabriquent en grand, à des prix beaucoup plus modérés que les Lyonnais, et fournissent au dehors, à ceux qui autrefois ne connaissaient que Lyon. Les commandes y viennent encore de préférence, mais c’est à condition de n’y payer les étoffes pas plus cher que dans les autres fabriques ; cette condition, on peut l’accepter ou la refuser, mais on ne saurait la changer. Elle est fondée sur la nature évidente des choses.

Quand la diminution du prix de l’étoffe fabriquée est ainsi imposée, il faut bien que le fabricant fasse économie ; il peut sacrifier une partie de son bénéfice, mais il ne saurait travailler à perte ; si l’ouvrier peut se contenter du prix qu’on lui offre, les commandes de l’étranger sont acceptées et Lyon travaille. Si l’ouvrier ne peut vivre et s’il ne peut accepter pour ressource le salaire que la circonstance comporte, il faut bien refuser la commission, et le travail est forcément interrompu.

On dira que ce partage du bénéfice étant fait par le fabricant, il se réserve un profit tandis qu’il laisse l’ouvrier en perte. Mais il n’en peut être ainsi, car le fabricant ne gagne rien s’il ne fait travailler ; il est évident qu’il offre à l’ouvrier tout le salaire qu’il peut donner plutôt que de refuser des commissions. D’ailleurs quand on pourrait l’astreindre à un tarif, s’il trouve qu’il lui est impossible de s’y accommoder et qu’il aime mieux ne pas faire travailler plutôt que de perdre, aucune puissance au monde ne peut l’obliger à donner de l’ouvrage aux ouvriers ; le tarif ne peut donc en aucun cas être pour eux une garantie, et c’est ce qu’il serait bien essentiel de leur faire entendre.

Enfin, monsieur le maréchal, je crois utile de vous bien faire remarquer de quel point on est parti. La première fois que M. le Préfet a parlé du tarif, il a déclaré que la fabrique de Lyon n’avait point eu les interruptions de travail qui ont affligé les autres manufactures, que tous les bras étaient occupés, qu’il en manquait à quelques milliers de métiers pour lesquels on avait de l’ouvrage ; ainsi, on se plaignait seulement que le travail fût trop peu rétribué. C’était là une position bien moins fâcheuse que celle de tant de villes où les ateliers étaient fermés ; ces villes ont souffert sans troubler l’ordre, et l’on ne peut assez regretter qu’à Lyon, où le travail abondait, une situation bien plus tolérable ait eu une semblable issue.

Veuillez agréer, monsieur le maréchal et cher collègue, l’assurance de ma haute considération,

Le pair de France, Ministre de l’agriculture et du commerce,

Comte D’ARGOUT.

 

En résumé, monsieur le maréchal et cher collègue, aucun tarif ne peut être maintenu à Lyon : 1° parce que cette mesure est illégale ; 2° parce qu’elle ne saurait être obligatoire, puisqu’aucun tribunal ne pourrait la reconnaître et forcer les fabricants à s’y conformer ; 3° parce qu’en supposant que cette mesure fût légale et que les tribunaux eussent la faculté d’en sanctionner l’exécution par des arrêts, il n’existe aucune puissance au monde qui puisse contraindre un fabricant à donner du travail aux ouvriers en leur payant un salaire qui mettrait le fabricant dans la nécessité de vendre à perte. La conséquence du tarif approuvé par M. Dumolard a donc été de tarir le travail et d’empirer la situation des ouvriers au lieu de l’améliorer. La conduite suivie par M. le président du Conseil et par moi, à l’égard de M. Dumolard, a été celle-ci ; nous lui avons fait connaître l’illégalité de la mesure qu’il avait approuvée ; nous l’avons éclairé sur les conséquences forcées qu’elle devait entraîner ; nous lui avons déclaré que nous ne voulions pas casser le tarif pour éviter de provoquer une secousse à Lyon, mais que nous voulions lui laisser l’honneur de réparer le mal, qu’il devait éclairer les ouvriers, leur faire comprendre le dommage que le tarif leur causait à eux-mêmes, et, lorsque les esprits y seraient préparés, abroger le tarif sans éclat ou le laisser tomber en désuétude. Tels sont, monsieur le maréchal, les renseignements que j’ai cru utile de vous donner ; il me semble en effet fort essentiel, maintenant que la révolte a éclaté, de ne laisser aucune espérance aux ouvriers (lorsqu’ils rentreront dans l’ordre) de conserver un tarif quelconque, car tant qu’ils en conserveront un, ou tant qu’ils auront l’espoir d’en obtenir un, Lyon se trouvera exposé à de nouvelles perturbations. Elles se manifesteront dès que les fabricants, mécontents d’un tarif qui ne leur permettrait pas de vendre avec profit, cesseront leurs commandes aux ouvriers.

 

 

 



[1] Écrit en 1828.

[2] Il y a dans cette lettre un anachronisme que la date de la lettre de M. de La Fayette (date fixée avec certitude par les premiers mots de cette lettre) rend bien difficile à expliquer. Le Moniteur du 16 mai ne dit absolument rien sur la politique de M. Casimir Périer, qui n’était pas mort au moment où il parut ; c’est le Moniteur du 17 mai seulement qui contient l’article auquel fait allusion la lettre de M. de La Fayette, datée du 16.