COURS D'HISTOIRE MODERNE

PREMIER COURS - 1828.

Histoire générale de la civilisation en Europe, depuis le chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française.

Cinquième leçon — 16 mai.

 

 

Messieurs,

Nous avons examiné la nature et l’influence du régime féodal ; c’est de l’église chrétienne, du cinquième au douzième siècle, que nous nous occuperons aujourd’hui ; je dis de l’église, et j’en ai déjà fait la remarque, parce que ce n’est point du christianisme proprement dit, du christianisme comme système religieux, mais de l’église comme société ecclésiastique, du clergé chrétien que je me propose de vous entretenir.

Au cinquième siècle, cette société était à peu près complètement organisée ; non qu’elle n’ait subi depuis cette époque de nombreux et importants changements ; mais on peut dire que dès lors l’église, considérée comme corporation, comme gouvernement du peuple chrétien, était parvenue à une existence complète et indépendante.

Il suffit d’un premier regard pour reconnaître, entre l’état de l’église au cinquième siècle, et celui des autres éléments de la civilisation européenne, une différence immense. J’ai indiqué, comme éléments fondamentaux de notre civilisation, le régime municipal, le régime féodal, la royauté et l’église. Le régime municipal, au cinquième siècle, n’était plus qu’un débris de l’empire romain, une ombre sans vie et sans forme arrêtée. Le régime féodal ne sortait pas encore du chaos. La royauté n’existait que de nom. Tous les éléments civils de la société moderne étaient dans la décadence ou l’enfance. L’église seule était à la fois jeune et constituée ; seule elle avait acquis une forme définitive, et conservait toute la vigueur du premier âge ; seule elle possédait à la fois le mouvement et l’ordre, l’énergie et la règle, c’est-à-dire les deux grands moyens d’influence. N’est-ce pas, je vous le demande, par la vie morale, par le mouvement intérieur, d’une part, et par l’ordre, par la discipline, de l’autre, que les institutions s’emparent des sociétés ? L’église avait remué d’ailleurs toutes les grandes questions qui intéressent l’homme ; elle s’était inquiétée de tous les problèmes de sa nature, de toutes les chances de sa destinée. Aussi son influence sur la civilisation moderne a-t-elle été très grande, plus grande peut-être que ne l’ont faite même ses plus ardents adversaires ou ses plus zélés défenseurs. Occupés de la servir ou de la combattre, ils ne l’ont considérée que sous un point de vue polémique, et n’ont su, je crois, ni la juger avec équité, ni la mesurer dans toute son étendue.

L’église se présente au cinquième siècle comme une société indépendante, constituée, interposée entre les maîtres du monde, les souverains, les possesseurs du pouvoir temporel d’une part, et les peuples de l’autre, servant de lien entre eux et agissant sur tous.

Pour connaître et comprendre complètement son action, il faut donc la considérer sous trois aspects ; il faut la voir d’abord en elle-même, se rendre compte de ce qu’elle était, de sa constitution intérieure, des principes qui y dominaient, de sa nature ; il faut ensuite l’examiner dans ses rapports avec les souverains temporels, rois, seigneurs ou autres ; enfin, dans ses rapports avec les peuples. Et lorsque de ce triple examen, nous aurons déduit un tableau complet de l’église, de ses principes, de sa situation, de l’influence qu’elle a dû exercer, nous vérifierons nos assertions par l’histoire ; nous rechercherons si les faits, les événements proprement dits, du cinquième au douzième siècle, sont d’accord avec les résultats que nous aura livrés l’étude de la nature de l’église, et de ses rapports, soit avec les maîtres du monde, soit avec les peuples.

Occupons-nous d’abord de l’église en elle-même, de son état intérieur, de sa nature.

Le premier fait qui frappe, et le plus important peut-être, c’est son existence même, l’existence d’un gouvernement de la religion, d’un clergé, d’une corporation ecclésiastique, d’un sacerdoce, d’une religion à l’état sacerdotal.

Pour beaucoup d’hommes éclairés, ces mots seuls, corps de prêtres, sacerdoce, gouvernement de la religion, paraissent juger la question. Ils pensent qu’une religion qui a abouti à un corps de prêtres, à un clergé légalement constitué, une religion gouvernée enfin exerce une influence, à tout prendre, plus nuisible qu’utile. à leur avis, la religion est un rapport purement individuel de l’homme à Dieu ; et toutes les fois que ce rapport perd ce caractère, toutes les fois qu’une autorité extérieure s’interpose entre l’individu et l’objet des croyances religieuses, c’est-à-dire Dieu, la religion s’altère et la société est en péril.

Nous ne pouvons nous dispenser, messieurs, d’examiner cette question. Pour savoir quelle a été l’influence de l’église chrétienne, il faut savoir quelle doit être, par la nature même de l’institution, l’influence d’une église, d’un clergé. Pour apprécier cette influence, il faut chercher avant tout si la religion est en effet purement individuelle, si elle ne provoque et n’enfante rien de plus qu’un rapport intime entre chaque homme et Dieu, ou bien si elle devient nécessairement, entre les hommes, une source de rapports nouveaux, desquels découlent nécessairement une société religieuse, un gouvernement de cette société.

Si on réduit la religion au sentiment religieux proprement dit, à ce sentiment très réel, mais un peu vague, un peu incertain dans son objet, qu’on ne peut guère caractériser qu’en le nommant, à ce sentiment qui s’adresse tantôt à la nature extérieure, tantôt aux parties les plus intimes de l’âme, aujourd’hui à la poésie, demain aux mystères de l’avenir, qui se promène partout, en un mot, cherchant partout à se satisfaire, et ne se fixant nulle part ; si on réduit la religion à ce sentiment, il me paraît évident qu’elle doit rester purement individuelle. Un tel sentiment peut bien provoquer entre les hommes une association momentanée ; il peut, il doit même prendre plaisir à la sympathie, s’en nourrir et s’y fortifier. Mais, par sa nature flottante, douteuse, il se refuse à devenir le principe d’une association permanente, étendue, à s’accommoder d’aucun système de préceptes, de pratiques, de formes ; en un mot, à enfanter une société et un gouvernement religieux.

Mais, messieurs, ou je m’abuse étrangement, ou ce sentiment religieux n’est point l’expression complète de la nature religieuse de l’homme. La religion est, je crois, tout autre chose, et beaucoup plus.

Il y a dans la nature humaine, dans la destinée humaine, des problèmes dont la solution est hors de ce monde, qui se rattachent à un ordre de choses étranger au monde visible, et qui tourmentent invinciblement l’âme de l’homme, qu’elle veut absolument résoudre. La solution de ces problèmes, les croyances, les dogmes qui la contiennent, qui s’en flattent du moins, tel est le premier objet, la première source de la religion.

Une autre route y conduit les hommes. Pour ceux d’entre vous qui ont fait des études philosophiques un peu étendues, il est, je crois, évident aujourd’hui que la morale existe indépendamment des idées religieuses ; que la distinction du bien et du mal moral, l’obligation de fuir le mal, de faire le bien, sont des lois que l’homme reconnaît dans sa propre nature aussi bien que les lois de la logique, et qui ont en lui leur principe comme, dans sa vie actuelle, leur application. Mais ces faits constatés, la morale rendue à son indépendance, une question s’élève dans l’esprit humain : d’où vient la morale ? Où mène-t-elle ? Cette obligation de faire le bien, qui subsiste par elle-même, est-elle un fait isolé, sans auteur, sans but ? Ne cache-t-elle pas, ou plutôt ne révèle-t-elle pas à l’homme une origine, une destinée qui dépasse ce monde ? Question spontanée, inévitable, et par laquelle la morale, à son tour, mène l’homme à la porte de la religion, et lui ouvre une sphère dont il ne l’a point empruntée.

Ainsi d’une part les problèmes de notre nature, de l’autre, la nécessité de chercher à la morale une sanction, une origine, un but, voilà pour la religion des sources fécondes, assurées. Ainsi, elle se présente sous de bien autres aspects que celui d’un pur sentiment tel qu’on l’a décrit ; elle se présente comme un ensemble, 1) de doctrines suscitées par les problèmes que l’homme porte en lui-même ; 2) de préceptes qui correspondent à ces doctrines, et donnent à la morale naturelle un sens et une sanction ; 3) de promesses, enfin, qui s’adressent aux espérances d’avenir de l’humanité. Voilà ce qui constitue vraiment la religion ; voilà ce qu’elle est au fond, et non une pure forme de la sensibilité, un élan de l’imagination, une variété de la poésie.

Ainsi ramenée à ses vrais éléments, à son essence, la religion apparaît, non plus comme un fait purement individuel, mais comme un puissant et fécond principe d’association. La considérez-vous comme un système de croyances, de dogmes ? La vérité n’appartient à personne ; elle est universelle, absolue ; les hommes ont besoin de la chercher, de la professer en commun. S’agit-il des préceptes qui s’associent aux doctrines ? Une loi obligatoire pour un individu l’est pour tous ; il faut la promulguer, il faut amener tous les hommes sous son empire. Il en est de même des promesses que fait la religion au nom de ses croyances et de ses préceptes : il faut les répandre, il faut que tous soient appelés à en recueillir les fruits. Des éléments essentiels de la religion, vous voyez donc naître la société religieuse ; et elle en découle si infailliblement que le mot qui exprime le sentiment social le plus énergique, le besoin le plus impérieux de propager des idées, d’étendre une société, c’est le mot de prosélytisme, mot qui s’applique surtout aux croyances religieuses, et leur semble presque exclusivement consacré.

La société religieuse une fois née, quand un certain nombre d’hommes se sont réunis dans des croyances religieuses communes, sous la loi de préceptes religieux communs, dans des espérances religieuses communes, il leur faut un gouvernement. Il n’y a pas une société qui subsiste huit jours, que dis-je ? Une heure, sans un gouvernement. à l’instant même où la société se forme, et par le seul fait de sa formation, elle appelle un gouvernement qui proclame la vérité commune, lien de la société, qui promulgue et maintienne les préceptes que cette vérité doit enfanter. La nécessité d’un pouvoir, d’un gouvernement de la société religieuse, comme de toute autre, est impliquée dans le fait de l’existence de la société. Et non seulement le gouvernement est nécessaire, mais il se forme tout naturellement. Je ne puis m’arrêter longtemps à expliquer comment le gouvernement naît et s’établit dans la société en général. Je me bornerai à dire que, lorsque les choses suivent leurs lois naturelles, quand la force ne s’en mêle pas, le pouvoir va aux plus capables, aux meilleurs, à ceux qui mèneront la société à son but. S’agit-il d’une expédition de guerre ? Ce sont les plus braves qui prennent le pouvoir. L’association a-t-elle pour objet une recherche, une entreprise savante ? Le plus habile sera le maître. En tout, dans le monde livré à son cours naturel, l’inégalité naturelle des hommes se déploie librement, et chacun prend la place qu’il est capable d’occuper. Eh bien ! Sous le rapport religieux, les hommes ne sont pas plus égaux en talents, en facultés, en puissance que partout ailleurs ; tel sera plus capable que tout autre de mettre en lumière les doctrines religieuses, et de les faire généralement adopter ; tel autre porte en lui plus d’autorité pour faire observer les préceptes religieux ; tel autre excellera à entretenir, à animer dans les âmes les émotions et les espérances religieuses. La même inégalité de facultés et d’influence qui fait naître le pouvoir dans la société civile, le fait naître également dans la société religieuse.

Les missionnaires se font, se déclarent comme les généraux. En sorte que, d’une part, de la nature de la société religieuse découle nécessairement le gouvernement religieux ; de l’autre, il s’y développe naturellement par le seul effet des facultés humaines, et de leur inégale répartition. Ainsi, dès que la religion naît dans l’homme, la société religieuse se développe ; dès que la société religieuse paraît, elle enfante son gouvernement.

Mais une objection fondamentale s’élève : il n’y a ici rien à ordonner, à imposer ; rien de coercitif ne peut être légitime. Il n’y a pas lieu à gouvernement, puisque la liberté doit subsister tout entière.

Messieurs, c’est, je crois, se faire du gouvernement en général une bien petite et grossière idée que de croire qu’il réside uniquement, qu’il réside même surtout dans la force qu’il déploie pour se faire obéir, dans son élément coercitif.

Je sors du point de vue religieux ; je prends le gouvernement civil. Suivez, je vous prie, avec moi le simple cours des faits. La société existe : il y a quelque chose à faire, n’importe quoi, dans son intérêt, en son nom ; il y a une loi à rendre, une mesure à prendre, un jugement à prononcer. à coup sûr, il y a aussi une bonne manière de suffire à ces besoins sociaux ; il y a une bonne loi à faire, un bon parti à prendre, un bon jugement à prononcer. De quelque chose qu’il s’agisse, quel que soit l’intérêt mis en question, il y a en toute occasion une vérité qu’il faut connaître, et qui doit décider de la conduite.

La première affaire du gouvernement, c’est de chercher cette vérité, de découvrir ce qui est juste, raisonnable, ce qui convient à la société. Quand il l’a trouvé, il le proclame. Il faut alors qu’il tâche de le faire entrer dans les esprits, qu’il se fasse approuver des hommes sur lesquels il agit, qu’il leur persuade qu’il a raison.

Y a-t-il dans tout cela quelque chose de coercitif ? Nullement. Maintenant, supposez que la vérité qui doit décider de l’affaire, n’importe laquelle, supposez, dis-je, que cette vérité une fois trouvée et proclamée, tout à coup toutes les intelligences soient convaincues, toutes les volontés déterminées, que tous reconnaissent que le gouvernement a raison, et lui obéissent spontanément ; il n’y a point encore de coaction, il n’y a pas lieu à employer la force. Est-ce que par hasard le gouvernement ne subsisterait pas ? Est-ce que, dans tout cela, il n’y aurait point eu de gouvernement ? évidemment, il y aurait eu gouvernement, et il aurait accompli sa tâche.

La coaction ne vient que lorsque la résistance des volontés individuelles se présente, lorsque l’idée, le parti que le pouvoir a adopté n’obtient pas l’approbation ou la soumission volontaire de tous. Le gouvernement emploie alors la force pour se faire obéir ; c’est le résultat nécessaire de l’imperfection humaine ; imperfection qui réside à la fois et dans le pouvoir et dans la société.

Il n’y aura jamais aucun moyen de l’éviter absolument ; les gouvernements civils seront toujours obligés de recourir, dans une certaine mesure, à la coaction. Mais évidemment la coaction ne les constitue pas ; toutes les fois qu’ils peuvent s’en passer, ils s’en passent, et au grand bien de tous ; et leur plus beau perfectionnement, c’est de s’en passer, de se renfermer dans les moyens purement moraux, dans l’action exercée sur les intelligences ; en sorte que, plus le gouvernement se dispense de la coaction, plus il est fidèle à sa vraie nature, et s’acquitte bien de sa mission. Il ne se réduit point, il ne se retire point alors, comme on le répète vulgairement ; il agit d’une autre manière, et d’une manière infiniment plus générale et plus puissante. Les gouvernements qui emploient le plus la coaction font bien moins de choses que ceux qui ne l’emploient guère. En s’adressant aux intelligences, en déterminant les volontés libres, en agissant par des moyens purement intellectuels, le gouvernement, au lieu de se réduire, s’étend, s’élève ; c’est alors qu’il accomplit le plus de choses, et de grandes choses. C’est, au contraire, lorsqu’il est obligé d’employer sans cesse la coaction qu’il se resserre, se rapetisse, et fait très peu, et fait mal ce qu’il fait.

L’essence du gouvernement ne réside donc nullement dans la coaction, dans l’emploi de la force ; ce qui le constitue avant tout, c’est un système de moyens et de pouvoirs, conçu dans le dessein d’arriver à la découverte de ce qu’il convient de faire dans chaque occasion, à la découverte de la vérité qui a droit de gouverner la société, pour la faire entrer ensuite dans les esprits, et la faire adopter volontairement, librement. La nécessité et la présence d’un gouvernement sont donc très concevables, quand même il n’y aurait lieu à aucune coaction, quand elle y serait absolument interdite.

Eh bien, messieurs, tel est le gouvernement de la société religieuse ; sans doute la coaction lui est interdite ; sans doute, par cela seul qu’il a pour unique territoire la conscience humaine, l’emploi de la force y est illégitime, quelqu’en soit le but : mais il n’en subsiste pas moins ; il n’en a pas moins à accomplir tous les actes qui viennent de passer sous vos yeux. Il faut qu’il cherche quelles sont les doctrines religieuses qui résolvent les problèmes de la destinée humaine ; ou, s’il y a déjà un système général de croyances dans lequel ces problèmes soient résolus, il faut que, dans chaque cas particulier, il découvre et mette en lumière les conséquences du système ; il faut qu’il promulgue et maintienne les préceptes qui correspondent à ses doctrines ; il faut qu’il les prêche, les enseigne, que lorsque la société s’en écarte, il les lui rappelle. Rien de coactif ; mais la recherche, la prédication, l’enseignement des vérités religieuses ; au besoin, les admonitions, la censure ; c’est là la tâche du gouvernement religieux ; c’est là son devoir. Supprimez aussi complètement que vous voudrez la coaction, vous verrez toutes les questions essentielles de l’organisation du gouvernement s’élever et réclamer une solution. La question de savoir, par exemple, s’il faut un corps de magistrats religieux, ou s’il est possible de se fier à l’inspiration religieuse des individus, cette question qui se débat entre la plupart des sociétés religieuses et celle des quakers, elle existera toujours, il faudra toujours la traiter. De même la question de savoir si, quand on est convenu qu’un corps de magistrats religieux est nécessaire, on doit préférer un système d’égalité, des ministres de la religion égaux entre eux, et délibérant en commun, ou une constitution hiérarchique, divers degrés de pouvoir, cette question-là ne périra point parce que vous aurez retiré aux magistrats ecclésiastiques, quels qu’ils soient, tout pouvoir coercitif.

Au lieu donc de dissoudre la société religieuse, pour avoir le droit de détruire le gouvernement religieux, il faut reconnaître que la société religieuse se forme naturellement, que le gouvernement religieux découle aussi naturellement de la société religieuse ; et que le problème à résoudre, c’est de savoir à quelles conditions ce gouvernement doit exister, quelles sont les bases, les principes, les conditions de sa légitimité. C’est-là la véritable recherche qu’impose l’existence nécessaire du gouvernement religieux comme de tout autre.

Messieurs, les conditions de la légitimité sont les mêmes pour le gouvernement de la société religieuse que pour tout autre ; elles peuvent être ramenées à deux : la première, que le pouvoir parvienne et demeure constamment, dans les limites du moins de l’imperfection des choses humaines, aux mains des meilleurs, des plus capables ; que les supériorités légitimes qui existent dispersées dans la société y soient cherchées, mises au jour et appelées à découvrir la loi sociale, à exercer le pouvoir : la seconde, que le pouvoir, légitimement constitué, respecte les libertés légitimes de ceux sur qui il s’exerce. Un bon système de formation et d’organisation du pouvoir, un bon système de garanties pour la liberté, dans ces deux conditions réside la bonté du gouvernement en général, religieux ou civil. Ils doivent tous être jugés d’après ce criterion. Au lieu donc de reprocher à l’église, au gouvernement du monde chrétien, son existence, il faut rechercher comment il était constitué, et si ses principes correspondaient aux deux conditions essentielles de tout bon gouvernement.

Examinons l’église sous ce double rapport. Quant au mode de formation et de transmission du pouvoir dans l’église, il y a un mot dont on s’est souvent servi en parlant du clergé chrétien, et que j’ai besoin d’écarter : c’est celui de caste. on a souvent appelé le corps des magistrats ecclésiastiques une caste. Cette expression n’est pas juste : l’idée d’hérédité est inhérente à l’idée de caste. Parcourez le monde ; prenez tous les pays dans lesquels le régime des castes s’est produit, dans l’Inde, en Égypte ; vous verrez partout la caste essentiellement héréditaire ; c’est la transmission de la même situation, du même pouvoir de père en fils. Là où il n’y a pas d’hérédité, il n’y a pas de caste, il y a corporation ; l’esprit de corps a ses inconvénients, mais est très différent de l’esprit de caste. On ne peut appliquer le mot de caste à l’église chrétienne. Le célibat des prêtres a empêché que le clergé chrétien ne devînt une caste.

Vous entrevoyez déjà les conséquences de cette différence. Au système de caste, au fait de l’hérédité, est attaché inévitablement le privilège ; cela découle de la définition même de la caste.

Quand les mêmes fonctions, les mêmes pouvoirs deviennent héréditaires dans le sein des mêmes familles, il est clair que le privilège s’y attache, que personne ne peut les acquérir indépendamment de son origine. C’est en effet ce qui est arrivé : là où le gouvernement religieux est tombé aux mains d’une caste, il est devenu matière de privilège ; personne n’y est entré que ceux qui appartenaient aux familles de la caste. Rien de semblable ne s’est rencontré dans l’église chrétienne ; et non seulement rien de semblable ne s’y est rencontré, mais l’église a constamment maintenu le principe de l’égale admissibilité de tous les hommes, quelle que fût leur origine, à toutes ses charges, à toutes ses dignités. La carrière ecclésiastique, particulièrement du cinquième au douzième siècle, était ouverte à tous. L’église se recrutait dans tous les rangs, dans les inférieurs comme dans les supérieurs, plus souvent même dans les inférieurs. Tout tombait autour d’elle sous le régime du privilège ; elle maintenait seule le principe de l’égalité, de la concurrence ; elle appelait seule toutes les supériorités légitimes à la possession du pouvoir. C’est la première grande conséquence qui ait découlé naturellement de ce qu’elle était un corps et non pas une caste.

En voici une seconde ; il y a un esprit inhérent aux castes, c’est l’esprit d’immobilité. L’assertion n’a pas besoin de preuve. Ouvrez toutes les histoires, vous verrez l’esprit d’immobilité s’emparer de toutes les sociétés, politiques ou religieuses, où le régime des castes domine. La crainte du progrès s’est bien introduite, à une certaine époque et jusqu’à un certain point, dans l’église chrétienne. On ne peut dire qu’elle y ait dominé ; on ne peut dire que l’église chrétienne soit restée immobile et stationnaire ; pendant de longs siècles, elle a été en mouvement, en progrès, tantôt provoquée par les attaques d’une opposition extérieure, tantôt déterminée, dans son propre sein, par des besoins de réforme, de développement intérieur. à tout prendre, c’est une société qui a constamment changé, marché, qui a une histoire variée et progressive. Nul doute que l’égale admission de tous les hommes aux charges ecclésiastiques, que le continuel recrutement de l’église par un principe d’égalité, n’aient puissamment concouru à y entretenir, à y ranimer sans cesse le mouvement et la vie, à prévenir le triomphe de l’esprit d’immobilité.

Comment l’église, qui admettait tous les hommes au pouvoir, s’assurait-elle qu’ils y avaient droit ? Comment découvrait-on et allait-on puiser, dans le sein de la société, les supériorités légitimes qui devaient prendre part au gouvernement ?

Deux principes étaient en vigueur dans l’église : 1) l’élection de l’intérieur par le supérieur, le choix, la nomination ; 2) l’élection du supérieur par les subordonnés, ou l’élection proprement dite, telle que nous la concevons aujourd’hui.

L’ordination des prêtres, par exemple, la faculté de faire un homme prêtre, appartenait au supérieur seul ; le choix se faisait du supérieur à l’inférieur. De même, dans la collation de certains bénéfices ecclésiastiques, entre autres des bénéfices attachés à des concessions féodales, c’était le supérieur, roi, pape ou seigneur, qui nommait le bénéficier. Dans d’autres cas, le principe de l’élection proprement dite agissait. Les évêques ont été longtemps et étaient souvent encore, à l’époque qui nous occupe, élus par le corps du clergé ; les fidèles y intervenaient même quelquefois. Dans l’intérieur des monastères, l’abbé était élu par les moines. à Rome, les papes étaient élus par le collège des cardinaux, et même auparavant, tout le clergé romain y prenait part. Vous trouvez donc les deux principes, le choix de l’inférieur par le supérieur, et l’élection du supérieur par les subordonnés, reconnus et en action dans l’église, particulièrement à l’époque qui nous occupe ; c’était par l’un ou l’autre de ces moyens, qu’elle désignait les hommes appelés à exercer une portion du pouvoir ecclésiastique.

Non seulement ces deux principes coexistaient, mais, essentiellement différents, ils étaient en lutte. Après bien des siècles, après bien des vicissitudes, c’est la désignation de l’inférieur par le supérieur, qui l’a emporté dans l’église chrétienne. Mais, en général, du cinquième au douzième siècle, c’était l’autre principe, le choix du supérieur par les subordonnés, qui prévalait encore. Et ne vous étonnez pas, messieurs, de la coexistence de ces deux principes si divers ; regardez à la société en général, au cours naturel du monde, à la manière dont le pouvoir s’y transmet ; vous verrez que cette transmission s’opère, tantôt suivant l’un de ces modes, tantôt suivant l’autre. L’église ne les a point inventés ; elle les a trouvés dans le gouvernement providentiel des choses humaines ; elle les lui a empruntés. Il y a du vrai, de l’utile dans l’un et dans l’autre. Leur combinaison serait souvent le meilleur moyen de découvrir le pouvoir légitime. C’est un grand malheur, à mon avis, qu’un seul des deux, le choix de l’inférieur par le supérieur, l’ait emporté dans l’église ; le second cependant n’y a jamais complètement péri ; et sous des noms divers, avec plus ou moins de succès, il s’est reproduit à toutes les époques, assez du moins pour protester et interrompre la prescription.

L’église chrétienne, messieurs, puisait, à l’époque qui nous occupe, une force immense dans son respect de l’égalité et des supériorités légitimes. C’était la société la plus populaire, la plus accessible, la plus ouverte à tous les talents, à toutes les nobles ambitions de la nature humaine. De là surtout sa puissance, bien plus que de ses richesses et des moyens illégitimes qu’elle a trop souvent employés.

Quant à la seconde condition d’un bon gouvernement, le respect de la liberté, celui de l’église laissait beaucoup à désirer.

Deux mauvais principes s’y rencontraient : l’un avoué, incorporé pour ainsi dire dans les doctrines de l’église ; l’autre introduit dans son sein par la faiblesse humaine, nullement par une conséquence légitime des doctrines.

Le premier, c’était la dénégation des droits de la raison individuelle, la prétention de transmettre les croyances de haut en bas dans toute la société religieuse, sans que personne eût le droit de les débattre pour son propre compte. Il est plus aisé de poser en principe cette prétention que de la faire réellement prévaloir. Une conviction n’entre point dans l’intelligence humaine si l’intelligence ne lui ouvre la porte ; il faut qu’elle se fasse accepter. De quelque manière qu’elle se présente, quel que soit le nom qu’elle invoque, la raison y regarde, et si elle pénètre, c’est qu’elle est acceptée. Ainsi, il y a toujours, sous quelque forme qu’on la cache, action de la raison individuelle sur les idées qu’on prétend lui imposer. Il est très vrai cependant que la raison peut être altérée ; elle peut, jusqu’à un certain point, s’abdiquer, se mutiler ; on peut l’induire à faire un mauvais usage de ses facultés, à n’en pas faire tout l’usage qu’elle a le droit d’en faire. Telle a été en effet la conséquence du mauvais principe admis par l’église ; mais quant à l’action pure et complète de ce principe, elle n’a jamais eu lieu, elle n’a jamais pu avoir lieu.

Le second mauvais principe, c’est le droit de coaction que s’arrogeait l’église, droit contraire à la nature de la société religieuse, à l’origine de l’église même, à ses maximes primitives, droit contesté par plusieurs des plus illustres pères, saint Ambroise, saint Hilaire, saint Martin, mais qui prévalait cependant et devenait un fait dominant. La prétention de forcer à croire, si on peut mettre ces deux mots ensemble, ou de punir matériellement la croyance, la persécution de l’hérésie, c’est-à-dire le mépris de la liberté légitime de la pensée humaine, c’est là l’erreur qui, déjà bien avant le cinquième siècle, s’était introduite dans l’église, et lui a coûté le plus cher.

Si donc on considère l’église dans ses rapports avec la liberté de ses membres, on reconnaît que ses principes à cet égard étaient moins légitimes, moins salutaires que ceux qui présidaient à la formation du pouvoir ecclésiastique. Il ne faut pas croire cependant qu’un mauvais principe vicie radicalement une institution, ni même qu’il y fasse tout le mal qu’il porte dans son sein. Rien ne fausse plus l’histoire que la logique : quand l’esprit humain s’est arrêté sur une idée, il en tire toutes les conséquences possibles, lui fait produire tout ce qu’en effet elle pourrait produire, et puis se la représente, dans l’histoire, avec tout ce cortége. Il n’en arrive point ainsi ; les événements ne sont pas si prompts dans leurs déductions que l’esprit humain. Il y a dans toutes choses un mélange de bien et de mal si profond, si invincible, que, quelque part que vous pénétriez, quand vous descendez dans les derniers éléments de la société ou de l’âme, vous y trouvez ces deux ordres de faits coexistants, se développant l’un à côté de l’autre, se combattant, mais sans s’exterminer. La nature humaine ne va jamais jusqu’aux dernières limites, ni du mal, ni du bien ; elle passe sans cesse de l’un à l’autre, se redressant au moment où elle semble plus près de la chute, faiblissant au moment où elle semble marcher le plus droit. Nous retrouvons encore ici ce caractère de discordance, de variété, de lutte, que j’ai fait remarquer comme le caractère fondamental de la civilisation européenne. Il y a de plus un fait général qui caractérise le gouvernement de l’église, et dont il faut se bien rendre compte. Aujourd’hui, messieurs, quand l’idée d’un gouvernement se présente à nous, quel qu’il soit, nous savons qu’il n’a guère la prétention de gouverner autre chose que les actions extérieures de l’homme, les rapports civils des hommes entre eux : les gouvernements font profession de ne s’appliquer qu’à cela. Quant à la pensée humaine, à la conscience humaine, à la moralité proprement dite, quant aux opinions individuelles et aux moeurs privées, ils ne s’en mêlent pas ; cela tombe dans le domaine de la liberté.

Messieurs, l’église chrétienne faisait, voulait faire directement le contraire : ce qu’elle entreprenait de gouverner, c’était la pensée humaine, la liberté humaine, les moeurs privées, les opinions individuelles. Elle ne faisait pas un code, comme les nôtres, pour n’y définir que les actions à la fois moralement coupables et socialement dangereuses, et ne les punir que sous la condition qu’elles porteraient ce double caractère, elle dressait un catalogue de toutes les actions moralement coupables, et, sous le nom de péchés, elle les punissait toutes, elle avait l’intention de les réprimer toutes ; en un mot, le gouvernement de l’église ne s’adressait pas, comme les gouvernements modernes, à l’homme extérieur, aux rapports purement civils des hommes entre eux ; il s’adressait à l’homme intérieur, à la pensée, à la conscience, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus intime, de plus libre, de plus rebelle à la contrainte. L’église était donc, par la nature même de son entreprise, combinée avec celle de quelques-uns des principes sur lesquels se fondait son gouvernement, mise en péril de tyrannie, d’un emploi illégitime de la force. Mais, en même temps, la force rencontrait là une résistance qu’elle ne pouvait vaincre.

Pour peu qu’on leur laisse de mouvement et d’espace, la pensée et la liberté humaine réagissent énergiquement contre toute tentative de les assujettir, et contraignent le despotisme même qu’elles subissent, à s’abdiquer lui-même à chaque instant. C’est ce qui arrivait au sein de l’église chrétienne. Vous avez vu la proscription de l’hérésie, la condamnation du droit d’examen, le mépris de la raison individuelle, le principe de la transmission impérative des doctrines par la voie de l’autorité. Eh bien ! Trouvez une société où la raison individuelle se soit plus hardiment développée que dans l’église ! Que sont donc les sectes, les hérésies, sinon le fruit des opinions individuelles ? Les sectes, messieurs, les hérésies, tout ce parti de l’opposition dans l’église chrétienne, sont la preuve incontestable de la vie, de l’activité morale qui y régnait ; vie orageuse, douloureuse, semée de périls, d’erreurs, de crimes, mais noble et puissante, et qui a donné lieu aux plus beaux développements d’intelligence et de volonté. Sortez de l’opposition, entrez dans le gouvernement ecclésiastique lui-même ; vous le trouverez constitué, agissant d’une tout autre manière que ne semblent l’indiquer quelques-uns de ses principes. Il nie le droit d’examen, il veut retirer à la raison individuelle sa liberté ; et c’est à la raison qu’il en appelle sans cesse ; c’est le fait de la liberté qui y domine. Quelles sont ses institutions, ses moyens d’action ? Les conciles provinciaux, les conciles nationaux, les conciles généraux, une correspondance continuelle, la publication continuelle de lettres, d’admonitions, d’écrits. Jamais gouvernement n’a procédé à ce point par la discussion, par la délibération commune. Vous vous croiriez dans le sein des écoles de la philosophie grecque ; et pourtant ce n’est pas d’une pure discussion, de la pure recherche de la vérité qu’il s’agit ; il s’agit d’autorité, de mesures à prendre, de décrets à rendre, d’un gouvernement enfin. Mais tel est, dans le sein de ce gouvernement, l’énergie de la vie intellectuelle, qu’elle devient le fait dominant, universel, auquel cèdent tous les autres, et que ce qui éclate de toutes parts, c’est l’exercice de la raison et de la liberté.

Je suis fort loin d’en conclure, messieurs, que les mauvais principes que j’ai essayé de démêler, et qui existaient, à mon avis, dans le système de l’église, y soient restés sans effet. à l’époque qui nous occupe, ils portaient déjà des fruits très amers ; ils en ont porté plus tard de bien plus amers encore ; mais ils n’ont pas fait tout le mal dont ils étaient capables ; ils n’ont pas étouffé le bien qui croissait dans le même sol.

Telle était l’église, messieurs, considérée en elle-même, dans son intérieur, dans sa nature. Je passe à ses rapports avec les souverains, avec les maîtres du pouvoir temporel : c’est le second point de vue sous lequel je me suis promis de la considérer.

Quand l’empire fut tombé, messieurs ; quand, au lieu de l’ancien régime romain, de ce gouvernement au milieu duquel l’église était née, avec lequel elle avait grandi, avec lequel elle avait des habitudes communes, d’anciens liens, elle se vit en face de ces rois barbares, de ces chefs barbares errants sur le territoire, ou fixés dans leurs châteaux, et auxquels rien ne l’unissait encore, ni traditions, ni croyances, ni sentiments, son danger fut grand, et son effroi aussi. Une seule idée devint dominante dans l’église, ce fut de prendre possession de ces nouveaux venus, de les convertir. Les relations de l’église avec les barbares n’eurent d’abord presque aucun autre but.

Pour agir sur les barbares, c’était surtout à leurs sens, à leur imagination qu’il fallait s’adresser. Aussi voit-on, à cette époque, augmenter beaucoup le nombre, la pompe, la variété des cérémonies du culte. Les chroniques prouvent que c’était surtout par ce moyen que l’église agissait sur les barbares ; elle les convertissait par de beaux spectacles.

Quand une fois ils furent établis et convertis, quand il y eut quelques liens entre eux et l’église, elle ne cessa pas de courir, de leur part, d’assez grands dangers. La brutalité, l’irréflexion des moeurs des barbares étaient telles que les nouvelles croyances, les nouveaux sentiments qu’on leur avait inspirés, exerçaient sur eux très peu d’empire. Bientôt la violence reprenait le dessus, et l’église en était victime comme le reste de la société. Pour s’en défendre, elle proclama un principe déjà posé sous l’empire, quoique plus vaguement, la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et leur indépendance réciproque. C’est à l’aide de ce principe que l’église a vécu libre à côté des barbares ; elle a maintenu que la force n’avait aucune action sur le système des croyances, des espérances, des promesses religieuses, que le monde spirituel et le monde temporel étaient complètement distincts.

Vous voyez tout de suite quelles salutaires conséquences ont découlé de ce principe. Indépendamment de l’utilité temporaire dont il a été pour l’église, il a eu cet inestimable effet de fonder en droit la séparation des pouvoirs, de les contrôler l’un par l’autre. De plus, en soutenant l’indépendance du monde intellectuel en général, dans son ensemble, l’église a préparé l’indépendance du monde intellectuel individuel, l’indépendance de la pensée. L’église disait que le système des croyances religieuses ne pouvait tomber sous le joug de la force ; chaque individu a été amené à tenir pour son propre compte le langage de l’église. Le principe du libre examen, de la liberté de la pensée individuelle, est exactement le même que celui de l’indépendance de l’autorité spirituelle générale, à l’égard du pouvoir temporel.

Malheureusement il est aisé de passer du besoin de la liberté à l’envie de la domination. C’est ce qui est arrivé dans le sein de l’église : par le développement naturel de l’ambition, de l’orgueil humain, l’église a tenté d’établir non seulement l’indépendance, mais la domination du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Il ne faut pas croire cependant que cette prétention n’ait eu d’autre source que les faiblesses de l’humanité ; il y en a de plus profondes et qu’il importe de connaître.

Quand la liberté règne dans le monde intellectuel, quand la pensée, la conscience humaine ne sont point assujetties à un pouvoir qui leur conteste le droit de débattre, de décider, et emploie la force contre elles, quand il n’y a point de gouvernement spirituel visible, constitué, réclamant et exerçant le droit de dicter les opinions ; alors l’idée de la domination de l’ordre spirituel sur l’ordre temporel ne peut guère naître. Tel est à peu près aujourd’hui l’état du monde. Mais quand il existe, comme il existait au dixième siècle, un gouvernement de l’ordre spirituel ; quand la pensée, la conscience tombent sous des lois, sous des institutions, sous des pouvoirs qui s’arrogent le droit de les commander et de les contraindre ; en un mot, quand le pouvoir spirituel est constitué, quand il a pris effectivement possession, au nom du droit et de la force, de la raison et de la conscience humaine, il est naturel qu’il soit conduit à prétendre la domination sur l’ordre temporel, qu’il dise : comment ! J’ai droit, j’ai action sur ce qu’il y a de plus élevé, de plus indépendant dans l’homme, sur sa pensée, sur sa volonté intérieure, sur sa conscience, et je n’aurais pas droit sur ses intérêts extérieurs, matériels, passagers ! Je suis l’interprète de la justice, de la vérité, et je ne pourrai pas régler les rapports mondains selon la justice et la vérité ! Il devait arriver par la seule vertu de ce raisonnement, que l’ordre spirituel tendît à envahir l’ordre temporel. Et cela devait arriver d’autant plus, que l’ordre spirituel embrassait alors tous les développements possibles de la pensée humaine ; il n’y avait qu’une science, la théologie, qu’un ordre spirituel, l’ordre théologique ; toutes les autres sciences, la rhétorique, l’arithmétique, la musique même, tout rentrait dans la théologie.

Le pouvoir spirituel se trouvant ainsi à la tête de toute l’activité de la pensée humaine, devait naturellement s’arroger le gouvernement général du monde.

Une seconde cause l’y poussait également : l’état épouvantable de l’ordre temporel, la violence, l’iniquité qui présidaient au gouvernement temporel des sociétés.

Depuis quelques siècles, on parle à son aise des droits du pouvoir temporel ; mais à l’époque qui nous occupe, le pouvoir temporel c’était la force pure, un brigandage intraitable. L’église, quelque imparfaites que fussent encore ses notions de morale et de justice, était infiniment supérieure à un tel gouvernement temporel ; le cri des peuples venait continuellement la presser de prendre sa place. Lorsqu’un pape ou des évêques proclamaient qu’un souverain avait perdu ses droits, que ses sujets étaient déliés du serment de fidélité, cette intervention, sans doute sujette à de graves abus, était souvent, dans le cas particulier, légitime et salutaire. En général, messieurs, quand la liberté a manqué aux hommes, c’est la religion qui s’est chargée de la remplacer. Au dixième siècle les peuples n’étaient point en état de se défendre, de faire valoir leurs droits contre la violence civile : la religion intervenait au nom du ciel. C’est une des causes qui ont le plus contribué aux victoires du principe théocratique.

Il y en a une troisième, à mon avis, trop peu remarquée : c’est la complexité de la situation des chefs de l’église, la variété des aspects sous lesquels ils se présentaient dans la société. D’une part, ils étaient prélats, membres de l’ordre ecclésiastique, portion du pouvoir spirituel, et à ce titre, indépendants ; de l’autre, ils étaient vassaux, et comme tels, engagés dans les liens de la féodalité civile. Ce n’est pas tout ; outre qu’ils étaient vassaux, ils étaient sujets ; quelque chose des anciennes relations des empereurs romains avec les évêques, avec le clergé, avait passé dans celles du clergé avec les souverains barbares. Par une série de causes qu’il serait trop long de développer, les évêques avaient été conduits à regarder, jusqu’à certain point, les souverains barbares comme les successeurs des empereurs romains, et à leur en attribuer tous les droits. Les chefs du clergé avaient donc un triple caractère, un caractère ecclésiastique, et comme tel indépendant ; un caractère féodal, et comme tel engagé à certains devoirs, tenu de certains services ; enfin un caractère de simple sujet, et comme tel tenu d’obéir à un souverain absolu. Voici ce qui en arrivait. Les souverains temporels, qui n’étaient pas moins avides ni moins ambitieux que les évêques, se prévalaient souvent de leurs droits, comme seigneurs ou comme souverains, pour attenter à l’indépendance spirituelle, et pour s’emparer de la collation des bénéfices, de la nomination aux évêchés, etc. De leur côté, les évêques se retranchaient souvent dans l’indépendance spirituelle, pour se refuser à leurs obligations comme vassaux ou comme sujets ; en sorte qu’il y avait des deux côtés une pente presque inévitable qui portait les souverains à détruire l’indépendance spirituelle, les chefs de l’église à faire de l’indépendance spirituelle un moyen de domination universelle.

Ce résultat a éclaté dans des faits que personne n’ignore : dans la querelle des investitures ; dans la lutte du sacerdoce et de l’empire. Les diverses situations des chefs de l’église et la difficulté de les concilier ont été la vraie source de l’incertitude et du combat de toutes ces prétentions.

Enfin, l’église avait avec les souverains un troisième rapport, pour elle le moins favorable et le plus funeste. Elle prétendait à la coaction, au droit de contraindre et de punir l’hérésie ; mais elle n’avait aucun moyen de le faire : elle ne disposait d’aucune force matérielle ; quand elle avait condamné l’hérétique, elle n’avait rien pour faire exécuter son jugement. Que faisait-elle ? Elle invoquait ce qu’on a appelé le bras séculier ; elle empruntait la force du pouvoir civil comme moyen de coaction. Elle se mettait par-là, vis-à-vis du pouvoir civil, dans une situation de dépendance et d’infériorité. Nécessité déplorable où l’a conduite l’adoption du mauvais principe de la coaction et de la persécution.

Je m’arrête, messieurs : l’heure est trop avancée pour que j’épuise aujourd’hui la question de l’église. Il me reste à vous faire connaître ses rapports avec les peuples, quels principes y présidaient, quelles conséquences en devaient résulter pour la civilisation générale. J’essayerai ensuite de confirmer par l’histoire, par les faits, par les vicissitudes de la destinée de l’église, du cinquième au douzième siècle, les inductions que nous tirons ici de la nature même de ses institutions et de ses principes.