LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE XII. — L’ARMÉE ET LA MARINE.

 

 

SOMMAIRE. — 1. Le patriotisme. — 2. Obligation pour le citoyen de défendre sa patrie. — 3. Chant de guerre du VIe siècle av. J.-C. — 4. L’armement à l’époque homérique. — 5. Un combat homérique. — 6. Le recrutement. — 7. Les abus dans le recrutement, d’après Aristophane. — 8. Les mercenaires. — 9. Les différentes armes. — 10. Le commandement à Sparte. — 11. Le commandement à Athènes. — 12. Un chef de mercenaires. — 13. La solde des troupes. — 14. L’ordre de marche. — 15. Tactique de combat. — 16. Bataille de Marathon. —17. Bataille de Mantinée en 418. — 18. Fortifications. — 19. Siège de Platées. — 20. La trière. — 21. L’équipage. — 22. La hiérarchie. — 23. Le triérarque sur son navire. — 24. Le Pirée et la flotte athénienne. —25. Bataille de Salamine. — 26. Honneurs rendus aux citoyens morts pour la patrie.

 

I. — LE PATRIOTISME.

Le mot patrie, chez les anciens, signifiait la terre des pères. La patrie de chaque homme était la part de sol que la religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l’enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. Terre sacrée de la patrie, disaient les Grecs. Ce n’était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l’homme, car il était habité par ses dieux. État, cité, patrie, ces mots n’étaient pas une abstraction, comme chez les modernes : ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l’âme.

On s’explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus venaient aboutir. Tout ce que l’homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle, il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque impossible que l’intérêt privé fût en désaccord avec l’intérêt public. Platon dit : C’est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. Et Sophocle : C’est la patrie qui nous conserve.

Une telle patrie n’est pas seulement pour l’homme un domicile. Qu’il quitte ces saintes murailles, qu’il franchisse les limites sacrées du territoire, et il ne trouve plui pour lui ni religion ni lien social d’aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie, il est en dehors de la vie régulière et du droit ; partout ailleurs il se trouve déchu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d’homme et ses droits. Il ne peut être heureux que là.

La patrie tient l’homme attaché par un lien sacré. Il faut l’aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. Il faut l’aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l’aimer dans ses bienfaits et l’aimer encore dans ses rigueurs. Il faut surtout savoir mourir pour elle. Le Grec ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d’honneur ; mais à la patrie il doit sa vie. Car, si la patrie est attaquée, c’est sa religion qu’on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers ; car, si l’ennemi s’empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L’amour de la patrie, c’est la piété des anciens.

Fustel de Coulanges, la Cité antique, pp. 233-234.

 

2. — OBLIGATION POUR LES CITOYENS DE DÉFENDRE LA PATRIE.

Un certain Léocrate s’était enfui d’Athènes au moment où elle venait d’être vaincue à Chéronée par Philippe de Macédoine, et il s’était par là dérobé à l’obligation de défendre sa patrie. Quand il revint en Attique après une assez longue absence, l’orateur Lycurgue le traduisit devant les tribunaux. Voici en quels termes il flétrit sa conduite :

Vous devez à Athènes le supplice de Léocrate, vous le devez aux dieux.... Par une seule sentence, vous allez prononcer en ce jour sur tous les crimes les plus grands, les plus odieux, tous commis publiquement par Léocrate : crime de trahison, puisque, en abandonnant la ville, il l’a livrée aux mains des ennemis ; crime de lèse-démocratie, puisqu’il a refusé de combattre pour la liberté ; crime d’impiété, puisque autant qu’il dépendait de lui, il a laissé ravager les bois sacrés, renverser :es temples ; crime d’outrage envers ses parents, puisqu’il a, pour sa part, détruit leurs tombeaux et aboli les honneurs funèbres qui leur sont dus ; crime enfin de désertion et d’insoumission, puisqu’il ne s’est pas mis à la disposition des stratèges pour être enrôlé. Qui de vous, après cela, pourrait le renvoyer absous et laisser impunis tant de crimes volontaires ? Seriez-vous assez dépourvus de raison pour livrer, en sauvant un liche, votre propre salut à quiconque voudra vous abandonner, pour vous exposer de gaîté de cœur, par pitié pour cet homme, à être la proie d’un ennemi impitoyable, et pour user d’indulgence envers un traître à la patrie, au risque d’encourir ainsi la vengeance des dieux ?

Lycurgue, Contre Léocrate, 146-148 ; trad. Hinstin.

 

3. — CHANT DE GUERRE DU VIIe SIÈCLE AV. J.-C.

Il est beau de mourir, lorsqu’on tombe aux premiers rangs, en combattant vaillamment pour sa patrie. Mais quitter sa cite et ses champs fertiles pour mendier est le sort le plus fâcheux de tous ; on erre avec sa mère chérie et son vieux père, avec ses petits enfants et sa jeune femme ; on est un objet de haine partout où l’on va, poussé par le besoin et par l’odieuse pauvreté ; on déshonore sa famille ; on dément la noblesse de son visage ; et l’on traîne après soi tous les opprobres et tous les vices. Si le vaincu, ainsi errant, ne rencontre aucune estime, si le mépris s’attache désormais à sa personne, combattons avec courage pour cette terre, et mourons pour nos enfants sans épargner notre vie. Jeunes gens, combattez fermes l’un près de l’autre ; que nul de vous ne donne l’exemple de la fuite honteuse ni de la peur ; mais plutôt faites-vous un grand et vaillant cœur dans votre poitrine, et attaquez l’ennemi sans vous soucier de vivre. Pour les anciens, les vieillards dont les genoux ne sont plus agiles, ne les abandonnez pas, ne fuyez pas ; car il est honteux de voir tomber aux premiers rangs, devant les jeunes gens, un homme vieux qui a déjà la tête et la barbe blanches ; il est honteux de le voir gisant, exhalant dans la poussière sa vaillante âme, et serrant de ses mains sa plaie sanglante sur sa peau nue. Au contraire, tout convient aux jeunes, quand ils ont la fleur éclatante de l’adolescence. Admirés par les hommes, aimés par les femmes, ils sont encore beaux s’ils tombent aux premiers rangs.... Que chacun après l’élan reste ferme, fixé au sol par ses deux pieds, mordant sa lèvre avec ses dents, les cuisses, les jambes, les épaules, au-dessous la poitrine jusqu’au ventre, tout le corps couvert par un large bouclier.... Qu’il combatte pied contre pied, bouclier contre bouclier, casque contre casque, aigrette contre aigrette, poitrine contre poitrine, tout proche, et que, de tout près, corps à corps, frappant de sa longue pique ou de son épée, il perce et tue son ennemi.

Tyrtée, fragments 10 et 11 de l’édit. Bergk ; trad. par Taine.

 

4. — L’ARMEMENT À L’ÉPOQUE HOMÉRIQUE.

L’armure défensive, faite en bronze, se composait du casque, de la cuirasse, du bouclier et des jambières ou cnémides. Ajoutez-y des bandes ou ceintures de métal qui s’attachaient à l’endroit où finissait la cuirasse, pour protéger le ventre et les reins. Au-dessus du heaume flottait un panache en crin, parfois teint en rouge ; le casque était pourvu de joues, mais n’avait pas encore de nasal. Deux plaques épaisses, qui s’attachaient sur les côtés, formaient la cuirasse ; l’une d’elles couvrait le devant, l’autre le derrière du corps. Le bouclier était rond ou ovale ; dans le premier cas, il avait deux poignées, l’une où l’on passait le bras, et l’autre que serraient les doigts ; lorsque sa forme allongée lui donnait presque la hauteur du corps, on ne pouvait le tenir qu’avec la main. Lorsqu’on marchait ou qu’on fuyait, une courroie de cuir permettait de le rejeter sur le dos.

Les armes offensives sont aussi de bronze ; c’est à peine si, dans deux ou trois vers, peut-être interpolés, il est question d’une pointe de flèche, d’une épée et d’une massue de fer. L’arme principale est une longue épée à deux tranchants. Des clous d’or ou d’argent servaient à fixer sur la poignée une enveloppe d’os ou de bois qui permettait de saisir l’arme et de l’avoir bien en main. Le fourreau était souvent incrusté d’argent ou d’ivoire. Une dague plus courte était quelquefois rattachée à cette gaine pour remplacer l’épée rompue. La lance était une perche de frêne armée aux deux bouts d’une pointe de métal ; l’une de ces pointes était disposée pour l’attaque, et l’autre servait à piquer le javelot en terre. On frappait avec la lance et on la jetait aussi contre l’ennemi. Les têtes de flèche étaient à trois arêtes ; elles ne pouvaient pas être retirées des chairs ; elles y faisaient hameçon. Les archers ne jouaient d’ailleurs qu’un rôle secondaire ; les guerriers en renom allaient à la bataille sur des chars attelés de deux chevaux. Debout, auprès d’eux, le cocher guidait l’attelage ; il maintenait les chevaux, pendant que le soldat, ayant mis pied à terre, se mesurait avec ses adversaires ; il le ramenait, vainqueur ou vaincu, quand la lutte avait pris fin.

Perrot, Revue des Deux Mondes, t. LXX (1885), p. 305.

 

5. — UN COMBAT HOMÉRIQUE.

Les Grecs, couverts de leurs armes, marchent en ordre et suivent le magnanime Patrocle, jusqu’au moment où, pleins d’un noble orgueil, ils se ruent sur les Troyens.... Une immense clameur s’élève. Patrocle d’une voix tonnante, encourage ses guerriers.... Son discours ranime toutes les forces et enflamme tous les courages ; les rangs serrés, ils tombent sur les Troyens ; autour d’eux, la flotte retentit de leur terrible cri de guerre. Les Troyens ont le cœur troublé ; leurs rangs tourbillonnent ; ils pensent que l’impétueux Achille, renonçant à sa colère, accourt de ses vaisseaux, réconcilié avec les autres Grecs. Ils cherchent du regard comment ils éviteront la mort.

Patrocle se dirige au centre de la mêlée, et, le premier, fait voler son javelot brillant au fort du tumulte. Il atteint à l’épaule droite Pyrechme, qui des rives du large Axios conduisit les Péoniens d’Amydone. Le héros tombe dans la poussière en gémissant. Les Péoniens aussitôt prennent la fuite, saisis d’épouvante à la chute de leur chef, le plus vaillant de tous au combat....

Cependant la mêlée s’étend, se disperse, et chacun des chefs immole un guerrier. Le vaillant fils de Ménétios perce de son javelot aigu la cuisse d’Aréilycos fuyant, lui brise l’os, et le renverse la tête en avant. Ménélas blesse à la poitrine Thoras qui se couvre mal de son bouclier ; il fait évanouir ses forces. Mégès prévient l’attaque d’Amphiclos et le frappe au mollet ; l’airain tranche et traverse tous les muscles du héros ; les ténèbres couvrent ses yeux.... Ajax, fils d’Oïlée, saute sur Cléobule et le prend vivant, embarrassé dans la foule, mais à l’instant il l’immole et lui enfonce son glaive dans la gorge ; la lame entière est tiède de sang ; la mort aux teintes violettes et la Parque cruelle éteignent les yeux de Cléobule. Lycon et Pénélée s’attaquent mutuellement, mais leurs javelots s’égarent et volent inutiles. Tous deux alors tirent l’épée. Lycon laisse tomber la sienne sur le cône du casque à la flottante crinière, mais elle se brise à la poignée, tandis que Pénélée lui perce le cou au-dessous de l’oreille et plonge dans la blessure son glaive tout entier. La tête se détache du corps, à peine retenue par la peau ; le cadavre s’affaisse....

Les Troyens ne songent plus qu’à la fuite tumultueuse et oublient leur impétueuse valeur.... Combien de coursiers fougueux, en se précipitant, brisent le timon et abandonnent les chars de leurs maîtres ! Patrocle, encourageant les Achéens, médite la ruine des vaincus ; il les poursuit, et fuyant à grands cris, ils courent éperdus tous les chemins ; des tourbillons de poussière s’élèvent jusqu’aux nues ; les coursiers, au sortir du camp, retournent vers la ville.

Homère, Iliade, XVI, 257 et suiv. ; trad. Giguet.

 

6. — LE RECRUTEMENT.

Athènes. — A Athènes, comme dans toutes les cités grecques, le service militaire est à l’origine un droit et un devoir pour tous ceux qui prennent part à la chose publique. Sans doute, dans les combats de l’âge héroïque, le roi et les chefs ont partout le premier rôle, si bien que les batailles de l’Iliade ressemblent à des tournois ou à des duels. Mais les soldats qui forment le gros de l’armée, et qui parfois se rangent en ligne pour engager une action générale, ne sont ni des esclaves ni des mercenaires ; dans le camp, image de la cité, ils représentent le δήμος, qui assiste aux délibérations de l’Agora.

Aristote dit qu’après la chute de la royauté le plus ancien gouvernement des Grecs fut composé des citoyens qui allaient à la guerre. Cela se voit nettement dans le système institué par Solon. Les hommes de la dernière classe, appelés thètes, furent exclus du service militaire, parce qu’ils n’avaient presque aucun droit politique. Ce principe fut constamment respecté par les Athéniens, tant qu’ils eurent une armée nationale.

La liste officielle qui servait de base au recrutement de l’armée était le ληξιαρχικόν γραμματετεΐον, c’est-à-dire le registre de l’état civil, tenu dans chaque dème par le démarque, et composé, chaque année, de la liste des jeunes gens qui avaient atteint leur dix-huitième année. L’inscription sur ce registre marquait pour les Athéniens leur admission dans la cité ; jusque-là, ils ne devaient rien à l’État, et ne jouissaient pas des droits civiques. L’ensemble des listes formait, dans chaque tribu, le catalogue des hommes astreints au service, et la réunion de ces catalogues était appelée ό κατάλογος. Pour y figurer, il fallait justifier qu’on remplissait les conditions légales d’âge et de cens ; il fallait en outre subir un examen physique. On y demeurait inscrit de dix-huit à soixante ans.

Ces hommes ne sont pas tous admis à servir dans les mêmes conditions. Les plus jeunes, de dix-huit à vingt ans, éphèbes et περίπολοι, ne prennent part à aucune expédition lointaine ; ils gardent le territoire et les forts qui protègent les frontières de l’Attique. D’autre part, les plus âgés (au-dessus de cinquante ans) paraissent avoir été assimilés aux éphèbes. La levée des hoplites, en vue d’une campagne extérieure, ne porte donc que sur les citoyens âgés de vingt à cinquante ans. Quand tous les citoyens de cette catégorie sont levés à la fois, l’expédition est dite πανδημεί ou πανστρατιά. Ainsi la levée en masse elle-même n’atteint que les citoyens régulièrement enrôlés. Seulement à ces hoplites se joignent d’ordinaire, en ce cas, les métèques aptes à être hoplites, et la foule de ceux qui composent l’infanterie légère. D’après Thucydide, au commencement de la guerre du Péloponnèse, le nombre des hoplites âgés de moins de vingt ans et de plus de cinquante s’élevait à 13.000, celui des hoplites de vingt à cinquante ans, à 10.000, et il faut ajouter à l’une et à l’autre de ces deux catégories 3.000 métèques faisant fonction d’hoplites.

Quand le décret de l’Assemblée ne comporte pas une levée en masse, c’est par un choix fait sur le catalogue (έκ καταλόγου) que les hoplites sont appelés. Ces levées partielles peuvent se faire de deux manières. Quelquefois le peuple détermine, suivant l’expression d’Aristote, depuis quel archonte éponyme jusqu’à quel archonte il faut faire campagne. Telle est la στρατείς έν τοΐς έπωνύμοις. Il n’y a d’exception ou d’excuse que pour ceux qui à ce moment s’acquittent de quelque autre service public. D’autres fois, le peuple se contente d’indiquer le chiffre des hoplites qu’il faut lever, et alors l’opération consiste à prendre, non tous les citoyens d’une même classe, niais des portions de classe (στρατεία έν τοΐς μέρεσι). La tâche des stratèges et des taxiarques est alors beaucoup plus délicate. C’est là, il est vrai, un moyen de constituer des troupes d’élite, mais c’est aussi une occasion de favoriser les uns au détriment des autres. Aristophane se plaint des abus qui en étaient la conséquence, et qui donnaient lieu fréquemment à des procès intentés par les citoyens lésés. Mais, en attendant la décision des juges, l’hoplite appelé doit prendre les armes et se présenter à jour fixe. Le taxiarque note les noms des absents, qui seront plus tard poursuivis en justice.

La cavalerie est, sinon un corps permanent, du moins une troupe d’élite entretenue même en temps de paix, et plus souvent convoquée que l’infanterie, à cause des cérémonies religieuses et des processions où elle parade. De plus, le chiffre des cavaliers est fixe, et le devoir de l’hipparque est de veiller à ce que l’effectif reste toujours complet. Le catalogue des cavaliers est dressé à nouveau tous les ans. Le phylarque de chaque tribu prend sur le ληξιαρχικόν γραμματεΐον un certain nombre de jeunes gens appartenant à la première ou à la seconde des classes de Solon ; il les choisit parmi les plus riches et les plus robustes. Avant de les incorporer, il les appelle à subir devant le conseil un examen préalable (δοκιμασία). Cet examen est nécessaire pour que le citoyen devienne cavalier ; mais en revanche il lui confère un droit absolu. Une fois choisi par l’hipparque et approuvé par le Conseil, le cavalier est sûr de ne plus être changé de corps pendant l’année ; ni le stratège ni le taxiarque ne l’enrôleront comme hoplite.

Sparte. — Tout citoyen devait le service militaire de vingt à soixante ans. Aristote prétend que les pères de trois fils en étaient exemptés ; mais on ignore à quelle époque se rapporte cette mesure. La levée se faisait comme à Athènes dans la στρατεία έν τοΐς έπωνύμοις ; les éphores déterminaient les classes qui auraient à fournir le contingent nécessaire. On ne se contentait pas d’ailleurs d’enrôler les Spartiates proprement dits ; on convoquait également les périèques, en aussi grand nombre qu’il le fallait. A l’époque des guerres médiques, ceux-ci formaient des corps distincts ; pendant la guerre du Péloponnèse, ils étaient confondus avec les citoyens.

Hérodote nous apprend qu’aux Thermopyles Léonidas avait avec lui les trois cents hommes d’élite de l’armée, choisis parmi les pères de famille. Ce sont les mêmes que Thucydide appelle les trois cents cavaliers. On leur donnait le nom de cavaliers, bien qu’ils ne fussent pas à cheval. Xénophon nous indique de quelle manière on les recrutait. Tous les ans, les éphores désignaient trois individus dans la force de l’âge, qui désignaient à leur tour cent jeunes gens chacun. Les trois cents formaient en temps de guerre la garde du roi, et restaient constitués même en temps de paix.

A côté de la puissante infanterie des Spartiates, la cavalerie fait triste figure. Créée assez tard, vers 424 av. J.-C., elle ne fut jamais en honneur, s’il est vrai, comme le dit Xénophon, que les chevaux, fournis par les riches, fussent montés par les hommes jugés incapables de servir dans l’infanterie.

Hauvette, Dict. des Antiq., t. II, pp. 206 et suiv.

 

7. — LES ABUS DANS LE RECRUTEMENT D’APRÈS ARISTOPHANE.

Les taxiarques sont chargés à Athènes de recruter les troupes. Ils usent de leur pouvoir de la manière la plus scandaleuse. La faveur et le soupçon inspirent tous leurs actes. Courtisans de la populace, ils ne reculent devant aucune complaisance pour elle, et par eux l’armée se désorganise. Les démocrates poussent à la guerre, mais en faisant tout pour n’y point prendre part. Les citoyens les plus pauvres, qui ne pouvaient être enrôlés ni parmi les cavaliers ni même en général parmi les hoplites, étaient embarqués sur les trières en qualité de marins. C’était la petite bourgeoise qui devait former l’infanterie, des gens de condition moyenne et de mœurs pacifiques, bons démocrates comme le Philocléon des Guêpes. Or on comptait parmi eux un grand nombre de fonctionnaires, et beaucoup d’exemptés de droit, comme les membres du Sénat. Les autres cherchaient à se soustraire au service. Si parmi les hommes inscrits sur les rôles du recrutement il y en avait que la pureté de leurs sentiments démocratiques eût signalés à la faveur des taxiarques, ceux-ci savaient bien, par de faciles interversions dans l’ordre des noms, les affranchir de la corvée. Quand l’Assemblée avait décidé qu’une levée partielle serait faite et avait fixé le chiffre des soldats à engager, les taxiarques devaient prendre à la suite, dans la liste des inscrits de chaque année, un certain nombre d’hoplites. Il leur arrivait, paraît-il, de choisir les uns et d’oublier les autres. Ils font des choses odieuses, inscrivant ceux-ci, effaçant ceux-là à tort et à travers jusqu’à deux et trois fois. Demain, c’est le départ, et un tel n’a pas acheté de vivres ; il ne savait pas qu’il allait partir. Tout à coup, en regardant l’affiche, il y voit son nom, et il court, éperdu, l’œil mouillé de larmes. Voilà ce qu’ils nous font à nous, paysans, tandis qu’ils épargnent davantage les citadins. La campagne fournit donc à l’armée les hommes que la ville lui refuse. Aussi, au nombre des réformes que Démos (le peuple) se promet de réaliser, celle du recrutement est-elle une des plus importantes. Désormais, tout hoplite inscrit sur le rôle ne pourra plus, par faveur, être changé de place.

Couat, Aristophane, p. 86.

 

8. — LES MERCENAIRES.

Après la guerre du Péloponnèse, on remarque en Grèce, notamment à Athènes, un affaiblissement progressif de l’esprit militaire. Le citoyen répugne à faire la guerre en personne, et il aime mieux se servir de soldats mercenaires. C’est le mal que déplore Isocrate dans un discours daté de 355 av. J.-C.

Quelle différence entre nos ancêtres et nous ! Eux n’hésitèrent pas à abandonner leur patrie pour le salut de la Grèce, et ils vainquirent ainsi les Perses sur terre et sur mer. Nous, au contraire, nous ne voulons courir aucun danger. Nous prétendons commander à tous, et nous ne voulons pas prendre les armes ; nous déclarons la guerre pour ainsi dire au monde entier, et, au lieu de nous préparer nous-mêmes à la soutenir, nous enrôlons des vagabonds, des transfuges, un ramassis de misérables de toute espèce, prêts à marcher contre nous avec celui qui leur offrira une plus forte solde. Et telle est notre faiblesse pour eux, que si nos enfants avaient commis une faute envers qui que ce fût, nous refuserions d’en accepter la responsabilité, tandis que, s’il s’agit des brigandages, des violences, des excès de ces gens-là, le blême en doit retomber sur nous ; loin de nous en irriter, nous nous réjouissons d’entendre dire qu’ils ont commis quelque méfait de ce genre. Nous en sommes venus à un tel degré de folie que, manquant nous-mêmes du nécessaire de chaque jour, nous avons voulu entretenir des mercenaires, et que nous pressurons nos alliés, nous les rançonnons, pour soudoyer les communs ennemis de tous les hommes.... Quand nos ancêtres avaient décrété une guerre, bien que le Trésor fût rempli d’argent et d’or, ils regardaient comme un devoir de marcher au combat pour assurer le succès de leur résolution ; nous, dans la pauvreté où nous sommes réduits, et lorsque nous possédons une population si nombreuse, nous faisons comme le roi de Perse, nous avons des armées de mercenaires.

Isocrate, Discours sur la paix, 43-17 ; trad. Hinstin.

 

9. — LES DIFFÉRENTES ARMES.

Les armées grecques comprenaient ordinairement trois sortes de troupes : les hoplites, les troupes légères, la cavalerie.

Hoplites. — Les hoplites sont les troupes de ligne proprement dites. Ils se recrutent dans la classe des citoyens et ils forment la partie essentielle de l’armée. Ils portent un armement complet, bon pour la défensive comme pour l’offensive ; leur tunique (χιτών) est de couleur rouge.

Les armes défensives sont : le casque, jadis en cuir non tanné (κυνέη), plus tard en airain (κράνος), la cuirasse, les jambières (κνημΐδες), plaques de métal, probablement doublées d’airain ou de drap à l’intérieur, qui couvraient la partie antérieure de la jambe depuis la cheville jusqu’au genou, le bouclier, soit rond, soit ovale, fait de peaux de bœuf superposées et d’une plaque de métal clouée par-dessus.

Les armes offensives sont : la lance ou pique (δόρυ), longue de 2m,04 à 2m, 33, pesant 2 kilogr., et munie d’une pointe à deux tranchants de 0m,14, l’épée droite (ξίφος) ou légèrement courbée (μάχαιρα), que l’on portait à l’aide d’un baudrier, parfois aussi un poignard droit (έγχειδιον), et un couteau en forme de faucille (ξυήλη).

Le poids total de ces armes était d’environ 35 kilogr. ; mais l’hoplite ne les portait toutes que dans la retraite ; en marche, une partie était portée par les chars, une partie par les esclaves.

Troupes légères. — Avant les guerres Médiques, les esclaves qui suivaient les hoplites prenaient souvent part au combat et pouvaient être considérés comme des troupes légères. Mais ce ne fut qu’après ces guerres qu’on organisa des corps spéciaux d’infanterie légère ; et encore ne firent-ils partie intégrante de l’armée qu’au IVe siècle. On recrutait ces troupes légères parmi les peuples qui cultivaient spécialement le maniement des armes de jet, telles que le javelot, l’arc, la fronde. On enrôlait des archers crétois, des frondeurs rhodiens ou thessaliens, des peltastes thraces ; les Acarnaniens et les Étoliens fournissaient des soldats habiles à lancer le javelot.

Les troupes armées à la légère (γυμνήτες, γυμνοί, ψιλοί), n’avaient pas d’armes défensives, puisqu’elles combattaient de loin. Elles comprenaient : les lanceurs de javelots (άκοντισταί), armés d’un javelot (άκόντιον) ou lance longue de 1m,45, munie d’une courroie où le soldat passait ses doigts ; les archers, armés d’un arc et d’un carquois pouvant contenir de 12 à 15 flèches ; les frondeurs, armés d’une fronde et d’une poche pour contenir les projectiles (pierres ou balles de fronde) ; les peltastes, qui avaient un petit bouclier, un javelot et un glaive.

Ces troupes étaient placées, suivant le besoin, en avant ou en arrière de la ligne, ou bien dans les intervalles, quelquefois sur les côtés. Souvent elles attaquaient en ligne, souvent aussi en colonnes dispersées comme nos tirailleurs. Leur rôle était de reconnaître le pays, de se mettre en embuscade, de s’emparer des hauteurs, d’occuper l’ennemi qui approchait, de refouler la cavalerie et de poursuivre les vaincus.

La cavalerie. — La cavalerie grecque resta longtemps à l’état rudimentaire. Les chevaux étaient plutôt un moyen de transport qu’un moyen d’attaque. La cavalerie ne combattait que contre la cavalerie ; elle n’osait attaquer l’infanterie que lorsqu’elle la voyait en désordre ou en fuite. Dans l’armée macédonienne, son rôle était à peu près nul ; à Athènes, elle avait plus d’importance ; mais là encore elle servait partout à parader dans les fêtes. Elle ne comptait véritablement qu’en Thessalie, en Béotie, en Phocide et en Locride. Ce ne fut guère qu’avec Épaminondas qu’elle prit une part active aux batailles.

Le harnachement du cheval se composait de la selle, ou plutôt d’une couverture-selle (έφίππιον) avec sa sangle, d’un mors, des rênes et du licou pour l’attacher au campement. La ferrure du sabot n’était pas connue des Grecs ; on se contentait de le durcir par l’exercice. Le cheval était protégé par un frontal, un pectoral, et une espèce de cuirasse appliquée aux flancs.

Le cavalier portait une cuirasse, une ceinture à franges de métal autour du ventre, une enveloppe de cuir ou de bronze autour des bras, des cuissards, des jambières de cuir et un casque ; il n’avait ni boucliers ni étriers. Ses armes offensives étaient une épée droite et une lance longue et mince. Il avait avec lui un écuyer monté, qui marchait en dehors de la colonne.

Pascal, l’Armée grecque, d’après Vollbrecht et Köchly, pp. 15 et suiv.

 

10. — LE COMMANDEMENT À SPARTE.

L’armée spartiate était, au IVe siècle, divisée en 6 mores, la more en 2 λόχοι, le λόχος en 2 cinquantaines, la cinquantaine en 2 énomoties. L’effectif de ces différents corps était variable. On trouve, dans les auteurs, des mores de 500 hommes, de 600, 700, 800, 900, et même de 1000. Les officiers tiraient leurs noms des corps qu’ils commandaient : c’étaient l’énomotarque, le pentécostère (ou cinquantenier), le lochage, et, pour la more, le polémarque. En campagne, le chef de l’armée était généralement un des deux rois. Il y eut pourtant des cas où l’on plaça un simple particulier à la tête des troupes ; tel fut Lysandre, vers la fin de la guerre du Péloponnèse.

Les anciens étaient très frappés de la forte cohésion de l’armée spartiate. Isocrate attribue ces paroles au roi Archidamos : Si nous l’emportons sur les autres peuples de la Grèce, cela vient de ce que la république est organisée comme un camp, où règnent la discipline et l’obéissance. Platon s’exprime à peu près de même lorsqu’il dit que les Spartiates ressemblent à une armée campée sous la tente. Le Spartiate ne pouvait pas s’absenter de la Laconie, sans la permission des magistrats ; l’État voulait avoir constamment tous ses soldats à sa disposition. L’habitude qu’avaient les citoyens de prendre leurs repas en commun développait en eux l’esprit de corps, comme fait, chez nous, la vie de caserne. Par une exception rare en Grèce, il y avait même en temps de paix des exercices militaires. Dans une société de mœurs si aristocratiques, où les rangs étaient nettement marqués, chacun était naturellement discipliné, et cette tendance était encore fortifiée par la puissante organisation du gouvernement et par la sévérité de la loi. Enfin toutes les institutions de Sparte, à commencer par le système d’éducation, avaient pour effet d’inspirer au citoyen une espèce de patriotisme surchauffé, qui augmentait sa valeur guerrière.

 

11. — LE COMMANDEMENT À ATHÈNES.

Le chef de l’armée athénienne fut d’abord un des neuf archontes, le polémarque. A partir du Ve siècle, le commandement passe aux dix stratèges. Quand il y a plusieurs expéditions simultanées, ceux-ci sont placés, soit isolément, soit par groupes, à la tête des différents corps. Parfois une même armée est conduite par sept ou huit d’entre eux.

Les fantassins étaient répartis en dix bataillons (τάξεις), correspondant aux dix tribus. Chacun d’eux était commandé par un taxiarque. Le bataillon se subdivisait à son tour en λόχοι.

Les officiers de cavalerie étaient les deux hipparques, et au-dessous d’eux, les dix phylarques.

Ce qui caractérise l’armée athénienne, c’est la douceur de la discipline. N’est-il pas étrange, dit Xénophon, que les hoplites et les cavaliers, qui paraissent être l’élite des honnêtes gens, soient les plus indisciplinés de tous ? Ils vivaient avec leurs chefs sur un pied de familiarité toute démocratique, et ne se gênaient pas pour critiquer leurs actes.

Plutarque, parlant d’une campagne de Phocion, raconte ce qui suit : Tous s’empressent autour de lui, veulent lui donner des conseils et trancher du général. L’un déclare qu’il faut occuper telle hauteur ; un autre prétend que la cavalerie doit être envoyée en tel endroit ; un troisième fixe le lieu où il serait bon de camper. Grands dieux ! s’écria Phocion, que de capitaines je vois ici, et combien peu de soldats !

L’officier athénien emploie rarement les moyens de rigueur. C’est surtout par l’exemple et par la parole qu’il agit sur ses hommes. Xénophon, qui était pourtant un bon militaire, fournit à cet égard de singuliers aveux. Veut-il engager les cavaliers à bien s’exercer ? Il convient, dit-il, de leur rappeler que si l’État s’impose une dépense annuelle d’environ 40 talents pour avoir une cavalerie en cas de guerre, ce n’est pas afin d’en manquer, mais pour la trouver prête au besoin. Cette pensée stimulera sans doute leur zèle ; ils ne voudront pas, s’il survient une guerre, être pris au dépourvu, quand il s’agira de combattre pour la patrie, pour l’honneur et pour la vie. Plus loin il ajoute : Pour rendre les soldats obéissants, il est essentiel de leur représenter quels avantages résultent de la soumission, de leur montrer par la pratique combien d’avantages la discipline assure à ceux qui l’observent, et combien de maux à ceux qui la violent. (Xénophon, le Commandant de la cavalerie, 1.) Les Athéniens, en un mot, comptaient autant sur l’ascendant moral des officiers que sur la rigueur des règlements. Le procédé n’était pas toujours bien efficace ; mais il était impossible d’en adopter un autre avec des hommes qui n’étaient soldats que par occasion, et qui, même à l’armée, restaient citoyens ; d’autant plus que les chefs étaient élus, responsables de leurs actes devant le peuple, et qu’au retour de l’expédition chaque soldat avait le droit de se faire leur accusateur.

 

12. — UN CHEF DE MERCENAIRES.

Cléarque avait au plus haut degré le goût et le talent de la guerre. Tant qu’il y eut guerre entre les Lacédémoniens et les Athéniens, il resta en Grèce. Quand la paix fut faite, ayant persuadé aux Spartiates que les Thraces faisaient tort aux Grecs, et s’étant procuré comme il put le consentement des éphores, il s’embarqua pour combattre les Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Lui parti, les éphores eurent quelque regret de cette entreprise ; il était déjà à l’isthme, lorsqu’ils essayèrent de le faire revenir. Mais il n’obéit point et fit voile vers l’Hellespont. Là-dessus, il fut condamné à mort par les magistrats de Sparte pour rébellion. Banni dès ce moment, il va trouver Cyrus. J’ai dit ailleurs par quel discours il gagna Cyrus, et comment Cyrus lui donna 10.000 dariques. II ne tomba point pour cela dans la mollesse ; mais, ayant avec cet argent rassemblé une armée, il fit la guerre aux Thraces, les vainquit dans un combat, puis ravagea et pilla leur port, et continua la guerre jusqu’au moment où Cyrus eut besoin de cette armée. Il partit alors pour recommencer la guerre avec lui. C’est, ce me semble, avoir le goût de la guerre, que choisir la guerre lorsqu’on peut jouir de la paix sans honte ni dommage, préférer les travaux de la guerre, lorsqu’on peut vivre dans l’oisiveté et le bien-être, diminuer ses richesses par la guerre, lorsqu’on peut les posséder entières sans danger. Cléarque aimait à dépenser pour la guerre comme un autre pour ses amours ou pour tout autre plaisir. Voilà comme il avait le goût de la guerre.

On voyait en outre qu’il en avait le talent, parce qu’il aimait le danger, que nuit et jour il conduisait les troupes contre l’ennemi, parce qu’il était avisé dans le danger, comme tous ceux qui l’y ont vu en toute occasion le reconnaissent. On le disait aussi bon général que possible, à cause des deux qualités que voici : il savait mieux que personne prévoir comment l’armée aurait les choses nécessaires, et les lui procurer, et il savait imprimer à tous ceux qui l’entouraient l’idée qu’il fallait obéir à Cléarque. Son moyen était la sévérité. Il avait l’air sombre, la voix rude, et il punissait toujours durement, quelquefois avec colère, tellement que parfois il s’en repentait. Il punissait par principe. Il pensait que sans punition une armée n’est bonne à rien. Il disait même que le soldat doit craindre son chef plus que les ennemis, si l’on veut qu’il garde son poste, qu’il se sépare de ses amis, et marche à l’ennemi sans chercher d’excuses. Aussi, dans les dangers, les soldats souhaitaient fort de l’entendre, et ne voulaient point d’autre chef que lui ; car son visage sombre prenait, dit-on, une apparence de joie, et son air dur semblait une menace contre les ennemis, en sorte qu’on ne le trouvait plus dur, mais encourageant. Lorsque les soldats étaient sortis de danger et avaient la facilité de passer sous d’autres chefs, beaucoup l’abandonnaient ; car il n’avait rien d’aimable, mais toujours il était sévère et dur, de façon que ses soldats étaient avec lui comme des enfants avec leur maître. Jamais il n’y avait d’homme qui le suivit par amitié ou bon vouloir. Tous ceux qui étaient attachés à sa personne, soit par ordre de l’État, soit parce qu’ils avaient besoin de lui, soit par quelque autre nécessité, étaient tenus dans une stricte obéissance. Lorsqu’ils commençaient, sous lui, à vaincre, il y avait de grandes causes pour qu’ils devinssent bons soldats ; car ils acquéraient de la hardiesse contre les ennemis, et la crainte de ses punitions les rendait dociles. Ainsi commandait Cléarque. On disait qu’il n’aimait pas beaucoup d’être commandé par d’autres. Il avait, quand il mourut, environ cinquante ans.

Xénophon, Anabase, livre II, ch. 6 ; trad. par Taine.

 

13. — LA SOLDE DES TROUPES.

La solde militaire date à Athènes de Périclès. Elle fut instituée parce que les expéditions furent alors plus lointaines et plus longues. Elle n’était donnée naturellement qu’aux troupes en campagne.

Les Grecs distinguaient dans la solde ce qui est proprement le salaire du soldat (μισθός) et les subsistances (σΐτος) ; les deux étaient distribuées en argent. On admettait qu’un hoplite ne devait pas toucher par jour moins de deux oboles (0 fr. 32) pour sa nourriture, et autant pour son salaire ; de là le proverbe : la vie à quatre oboles, pour désigner la vie du soldat.

La solde de l’hoplite a été en moyenne de deux à six oboles (0 fr. 52 à 0 fr. 98). Böckh, en comparant divers témoignages, conclut que celle du cavalier a été tantôt le double, tantôt le triple, ou même le quadruple de la solde de l’hoplite. A Athènes, elle était en général le triple. Démosthène, par exemple, fixe la solde des troupes qu’il propose d’envoyer contre Philippe à dix drachmes par mois pour l’hoplite, à trente pour la cavalerie.

Comme les cavaliers étaient obligés d’entretenir leurs chevaux même en temps de paix, l’État leur attribuait pour cela une certaine somme, qui figure parfois dans les inscriptions sous cette rubrique : σΐτος ϊπποις. De plus, tout individu nouvellement incorporé dans la cavalerie recevait du Trésor une petite indemnité qui l’aidait à se monter ; c’est ce qu’on appelait la κατάστασις.

Les citoyens riches ou aisés s’armaient eux-mêmes ; les autres étaient armés par la république.

Alb. Martin, les Cavaliers athéniens, pp. 346 et suiv.

 

14. — L’ORDRE DE MARCHE.

Voici, d’après l’Anabase de Xénophon où se trouve racontée l’expédition des Dix Mille, quel était l’ordre de marche.

Dès que les troupes sont rassemblées et les préparatifs terminés, on fait les sacrifices, et, si les présages sont favorables, on entre en campagne. On marche par étapes, sous la conduite des guides, et on envoie sur les côtés ou en avant des éclaireurs chargés de reconnaître le pays. Les étapes sont ordinairement de 27 kilomètres, parfois de 58 à 44 kilomètres. Vers 10 ou 11 heures, on fait halte et on déjeune, puis on se remet en route jusqu’au soir. Après chaque journée de marche, il y a un repos d’un ou plusieurs jours.

Dans les marches de jour, la cavalerie et les troupes légères sont habituellement en tête et en queue ; les hoplites sont au milieu. Dans les marches de nuit, les hoplites tiennent toujours la tête de la colonne.

On distinguait la marche en colonne, la marche en ordre de bataille, et la marche en carré. — Dans la marche en colonne, les loches et les énomoties marchent les uns derrière les autres, sur deux, quatre ou plusieurs hommes de front, suivant la nature du pays. Si l’ennemi apparaît en tête, on s’arrête, puis le loche se déploie à gauche et se range en ligne. Si l’ennemi apparaît en queue, la colonne fait volte-face sur place, et se déploie en ligne, soit par la droite, soit par la gauche. — Dans la marche en ordre de bataille, l’infanterie est en ligne, flanquée de la cavalerie et des troupes légères. Cette disposition était adoptée, quand on arrivait dans le voisinage de l’ennemi ; on était alors tout prêt pour le combat, et on n’avait pas à craindre de surprise. — Dans la marche en carré, les hoplites forment les quatre côtés ; les troupes légères et les bagages sont au centre ; la cavalerie reste en dehors. C’est l’ordre préféré, quand on est harcelé par l’ennemi, et qu’il faut se tenir constamment sur la défensive ; on ne peut guère l’utiliser que dans les pays de plaines. — Xénophon signale encore une marche en cercle. Dans ce cas, les soldats se serrent les uns contre les autres, le bouclier tourné en dehors ; les soldats de la queue le portent sur le dos, ceux du flanc droit sur l’épaule droite, ceux du flanc gauche au bras gauche, comme à l’ordinaire. Ce rempart de boucliers a l’avantage d’amortir un peu la force des traits de l’ennemi.

Le bagage (σκευή) d’une armée hellénique était toujours considérable. Le Grec, armé en campagne, voulait se priver le moins possible des commodités de la vie. Aussi emportait-il des ustensiles de table et de cuisine, des couvertures, des vêtements, etc. Il y avait en outre les tentes avec leurs piquets, les vivres, les marchands, et parfois les prisonniers avec le butin. On chargeait les tentes, les ustensiles et les vivres sur des bêtes de somme ou des chariots que conduisait un personnel spécial. On y mettait également une partie des armes.

En marche, il fallait que le bagage fût à l’abri des coups de main, et qu’il se trouvât en même temps à la disposition des soldats. On le plaçait en queue, sur les flancs, ou au milieu de l’armée, selon que l’ennemi était plus ou moins à craindre. Il n’était pas rare qu’il se divisât en deux, les armes étant à la portée immédiate de la troupe, les provisions et les autres objets demeurant un peu en arrière.

D’après Pascal, l’Armée grecque, pp. 44 et suiv.

 

15. — TACTIQUE DE COMBAT.

A l’époque homérique, la masse des troupes n’avait souvent d’autre rôle que de servir de cortège aux chefs, et de livrer à leur exemple des combats singuliers. Plus tard, les hoplites, manœuvrant en phalanges compactes, devinrent l’élément principal du combat. Depuis les guerres Médiques jusqu’à l’expédition des Dix Mille, c’est le combat des hoplites qui seul est décisif ; quelquefois ils ont à leurs ailes de la cavalerie et de l’infanterie légère ; mais il y a alors trois combats distincts : celui du centre est le plus important ; les deux autres le sont si peu que les historiens ne prennent souvent pas la peine de les mentionner. Avec l’expédition des Dix Mille, un progrès s’accomplit, c’est l’union plus étroite des différentes armes et leur action commune pour obtenir la victoire.

A l’approche de l’ennemi, le commandant en chef désigne l’ordre de bataille dans lequel on devra s’avancer ou se ranger devant l’ennemi. Les hoplites commencent par débarrasser leur bouclier de son enveloppe protectrice, et à se parer eux-mêmes de leur mieux ; c’est ainsi que, dans l’Anabase, les Lacédémoniens ornent leur tête d’une couronne. Puis ils se forment en phalange compacte, c’est-à-dire en ordre de combat.

La profondeur ordinaire était de 8 hommes ; mais, suivant les circonstances, elle pouvait être plus considérable et le front plus étroit. Pour éviter d’être débordé par les ailes de l’ennemi, on pouvait aussi diminuer la profondeur et étendre la ligne de front.

Les premiers rangs étaient disposés de manière à être prêts pour une attaque immédiate ; les premiers, qui probablement tenaient leur lance droite ou la faisaient reposer sur l’épaule de leur voisin de devant, n’avaient qu’à se maintenir solidement, à appuyer les rangs antérieurs s’ils étaient pressés, à les pousser en avant et à les remplacer au besoin.

La phalange avait deux ailes, la droite et la gauche, et un centre.

L’infanterie légère se plaçait soit en avant de la phalange, soit en arrière, soit à une seule aile, soit enfin sur les deux à la fois. La cavalerie était généralement sur les ailes.

Quand l’armée était ainsi rangée en bataille, on sacrifiait aux dieux, et le chef haranguait ses troupes. Ensuite, il entonnait le péan, ou chant de guerre, que tous les soldats accompagnaient en invoquant Arès. On s’avançait en s’exhortant les uns les autres, tout d’abord au pas, et autant que possible en gardant sa ligne. Les hoplites tenaient leur lance toute prête ; les peltastes enroulaient la lanière autour de leur javelot, les archers armaient leur arc, et les frondeurs préparaient leur fronde.

Dès qu’on se trouvait en présence de l’ennemi, les trompettes sonnaient l’attaque. Alors, sous cette sonnerie éclatante et en poussant le cri de guerre : έλελεΰ et άλαλά, les soldats partaient au pas de course. Les hoplites abaissaient leur lance ; d’autres les heurtaient contre leurs boucliers pour effrayer les chevaux ennemis, et les troupes légères lançaient leurs traits. Si l’ennemi résistait au choc, les hoplites des deux armées cherchaient à se frapper de leurs lances et à rompre la ligne opposée ; les lances venaient-elles à se briser, on se livrait à ce que le poète Archiloque appelle le travail douloureux des glaives. Entre Grecs, les batailles étaient plutôt des duels de masse que des combats d’extermination ; l’essentiel était de rester maître du terrain. Aussi, quand l’ennemi pliait, on ne poursuivait guère les fuyards ; du moins, on ne lançait contre eux que de l’infanterie légère ou de la cavalerie. Parfois, la retraite avait lieu en bon ordre ; le vaincu s’éloignait pas à pas, en faisant front vers l’ennemi ; puis, quand il était hors de portée, il faisait demi-tour, et accélérait la retraite.

Quant au vainqueur, il offrait aux dieux un sacrifice d’actions de grâces ; après quoi, il élevait un trophée sur le champ de l’action. Ce trophée était en pierre ou en bois ; il se composait habituellement d’un tronc d’arbre, que l’on revêtait d’une armure complète, et au pied duquel on entassait quelques débris du butin. On y ajoutait aussi une inscription. Enfin on ensevelissait les morts, et on élevait un cénotaphe à la mémoire de ceux qui n’avaient pas été retrouvés.

Pascal, l’Armée grecque, pp. 74 et suiv.

 

16. — BATAILLE DE MARATHON.

Quand l’armée athénienne fut rangée en bataille, ses lignes s’étendirent autant que les lignes médiques ; le centre se trouva formé d’un petit nombre de files ; c’était le côté faible de l’armée ; niais les ailes présentaient des ailes formidables.

Les positions prises, les auspices se montrèrent favorables, et les Athéniens, dès qu’on leur en donna le signal, s’élancèrent à la course sur les Barbares. Il n’y avait pas moins de huit stades (1 kil. ½) entre les deux armées. Les Perses, voyant leurs adversaires charger à la course, attendirent le choc. A leur petit nombre, à cette manière d’attaquer en courant, ils les jugèrent atteints d’une folie qui allait en un clin d’œil les perdre, d’autant plus qu’ils n’avaient ni cavalerie ni archers : voilà ce que crurent les Barbares. Les Athéniens engagèrent la mêlée et combattirent avec une bravoure digne de mémoire. En effet, les premiers des Grecs à nia connaissance, ils tombèrent à la course sur des ennemis ; les premiers aussi, ils envisagèrent sans trouble le costume médique et les hommes qui le portaient Jusque-là, parmi les Grecs, le nom seul des Mèdes inspirait

La bataille de Marathon dura longtemps. Au centre, les Barbares l’emportèrent. Le leur était composé des Perses et des Saces ; sur ce point, ils furent vainqueurs ; ils rompirent les Athéniens et les poursuivirent dans les terres. Mais, aux deux ailes, Athéniens et Platéens eurent le dessus ; ils mirent en déroute les corps qui leur étaient opposés ; puis, s’étant réunis, ils se tournèrent contre ceux qui avaient enfoncé leur centre. La victoire des Athéniens fut complète ; ils serrèrent de près les fuyards, les taillèrent en pièces, et les poussèrent jusqu’à la mer....

Les Barbares perdirent 6400 hommes ; les Athéniens 192.

Hérodote, VI, 111-113 et 117 ; trad. Giguet.

 

17. — BATAILLE DE MANTINÉE EN 418.

Du côté des Lacédémoniens, les Scirites occupaient l’aile gauche. Au centre se trouvaient les Lacédémoniens et les Arcadiens ; à l’aile droite, les Tégéates et d’autres Lacédémoniens. La cavalerie flanquait les deux ailes.

Dans l’armée opposée, les Mantinéens étaient à droite, les Arcadiens et les Argiens au centre, les Athéniens à gauche, soutenus par leurs cavaliers.

La ligne des Lacédémoniens comptait 448 combattants de front, sur 8 de profondeur.

Les deux armées s’ébranlèrent. Les Argiens et leurs alliés s’avancèrent au pas accéléré et avec véhémence ; les Lacédémoniens lentement, et au son d’un grand nombre de flûtes ; ce qui n’est point un usage religieux, mais un moyen de régler leur marche par la cadence et d’éviter que leur ligne ne se rompe, comme il arrive fréquemment aux grands corps d’armée allant à l’ennemi....

Quand le combat s’engagea, l’aile droite, où étaient les Mantinéens, culbuta les Scirites ; puis les Mantinéens, leurs alliés et une partie des Argiens, se jetant dans la brèche, défirent les Lacédémoniens, les enveloppèrent, les mirent en déroute, et les poussèrent jusqu’à leurs chariots, où ils tuèrent quelques-uns des vétérans préposés à la garde des bagages.

Sur ce point, les Lacédémoniens eurent donc le dessous ; mais le reste de leur armée, surtout le centre où était le roi Agis, chargea les vétérans d’Argos, ainsi que les Cléonéens, les Ornéates et les Athéniens rangés près d’eux. Tous ces gens furent mis en fuite ; la plupart n’attendirent même pas le choc des Lacédémoniens, et plièrent dès leur approche. Quelques-uns furent foulés aux pieds, pour n’avoir pu éviter le mouvement enveloppant de l’ennemi.

Ce point enfoncé, l’armée des Argiens et de leurs alliés se trouva coupée en deux. Pendant ce temps, l’aile droite des Lacédémoniens et des Tégéates tourna les Athéniens qu’elle débordait, et les mit dans une fâcheuse situation, car ils étaient cernés d’un côté et rompus de l’autre. De toute l’armée, ils auraient été les plus maltraités sans l’appui de leur cavalerie. Par bonheur, Agis, apprenant la défaite de son aile gauche, ordonna à toutes ses troupes de se rabattre à son secours. Ce mouvement dégagea les Athéniens et leur permit d’opérer à leur aise leur retraite. Dès lors les Mantinéens et leurs alliés ne songèrent plus à pousser l’ennemi ; mais, voyant la déroute des leurs et l’approche des Lacédémoniens, ils s’enfuirent. D’ailleurs la retraite ne fut ni violente ni prolongée ; car les Spartiates ont pour règle de combattre obstinément et de pied ferme, tant que l’ennemi résiste ; mais, une fois la fuite déclarée, leur poursuite dure peu et ne s’étend pas loin.

Les Lacédémoniens, après s’être rangés en avant des ennemis tués, érigèrent sur-le-champ un trophée et dépouillèrent les cadavres. Ils relevèrent leurs propres morts, les rapportèrent à Tégée pour leur donner la sépulture, et rendirent par composition ceux de l’ennemi. Il périt en cette journée 700 Argiens, Ornéates ou Cléonéens, 200 Mantinéens, 200 Athéniens avec leurs deux stratèges. Les alliés de Sparte ne souffrirent pas d’une manière sensible. Quant aux Lacédémoniens eux-mêmes, il n’est pas facile de savoir la vérité ; cependant on évaluait leurs pertes à 300 hommes environ.

Thucydide, V, 67-74 ; trad. Bétant.

 

18. — FORTIFICATIONS.

M. Rochas d’Aiglun décrit ainsi les fortifications de Messène et d’Athènes :

Messène. — Cette forteresse a été établie par Épaminondas, en 370 av. J.-C., sur les flancs du mont Ithôme, dont le sommet portait déjà un fort qui fut conservé et aménagé pour servir d’acropole (citadelle).

Le rempart, qui subsiste encore, suit les crêtes que présente le terrain ; il est massif, d’une épaisseur d’environ 2m,50 et haut seulement de 4m,50 depuis le pied de l’escarpe jusqu’au sommet des créneaux. Cette médiocre hauteur avait pour but de permettre aux défenseurs de se servir de leur lance contre l’assaillant. On y accède par des escaliers de pierre accolés à l’intérieur.

Il est flanqué de tours carrées à cheval sur le mur et à un ou deux étages. Le toit de ces tours était à une seule pente et allait s’inclinant de l’extérieur vers l’intérieur ; il servait de plate-forme pour les défenseurs, ainsi que le montrent les créneaux dont il est surmonté, et cette inclinaison servait à les protéger contre les projectiles lancés du dehors. Le premier étage est percé de créneaux rétrécis vers l’extérieur, de façon à ne pas permettre le passage d’un homme, tandis que le second, quand il y en a un, est éclairé par des fenêtres assez larges, mais qui pouvaient être fermées par des volets intérieurs.

Les tours sont espacées en moyenne de 100 mètres, et ont de 6 à 7 mètres de saillie ; leur rez-de-chaussée est massif ; à partir du premier étage, les murs sont composés d’un seul rang de pierre de taille épais de 0m,60 environ.

Les points saillants de l’enceinte sont renforcés par de grosses tours, rondes à l’extérieur et planes à l’intérieur.

Toutes les tours sont percées de deux portes à hauteur du chemin de ronde, pour établir la continuité des communications sur le rempart.

La porte principale, dite de Mégalopolis, est flanquée de deux tours carrées à deux étages, et présente à l’intérieur une avant-cour circulaire terminée par une seconde porte qui donne accès à la ville. Les défenseurs pouvaient se tenir sur le mur qui enceint l’avant-cour et frapper l’assaillant qui aurait forcé la première porte.

Toutes les maçonneries sont en magnifiques pierres de taille à bossages, disposées par assises horizontales.

Un mur isolé se détache de l’enceinte pour aller jusqu’au fond d’un ravin où coule un ruisseau. Ce mur servait probablement à protéger les gens qui allaient puiser de l’eau.

Athènes. — Les fortifications d’Athènes se composaient : de l’Acropole située sur une hauteur et fortifiée de toute antiquité, de l’enceinte de la ville, réédifiée par Thémistocle au Ve siècle et ayant environ 8 kilomètres de circuit, puis d’une enceinte spéciale pour la presqu’île du Pirée. Celle-ci était reliée à la ville par deux murs parallèles, longs de 5 kilomètres ½ ; un autre mur, long de 7 kilomètres, partait d’Athènes et s’en allait en divergeant de manière à aboutir au port de Phalères. Les Athéniens avaient toujours ainsi une voie ouverte sur la mer, quand bien même l’un des murs extérieurs serait tombé au pouvoir de l’ennemi.

On a retrouvé les traces de l’enceinte de la ville en plusieurs endroits. On y voit notamment, d’une façon distincte, deux tours quadrangulaires reliées par une courtine de 170 pieds. Ces tours, complètement en saillie sur le mur, devaient avoir un front large de 40 pieds ; leurs flancs avaient 28 pieds, et leurs murailles paraissent avoir une épaisseur de 2 à 3 mètres.

Pour ce qui concerne l’enceinte, il y avait d’abord un soubassement de moellons jusqu’à deux pieds au-dessus du sol. Sur ce soubassement était une assise de grosses pierres ; puis s’élevait un mur plein en briques, d’une épaisseur de 6 mètres. A 6 mètres de hauteur était établi le chemin de ronde, protégé contre le dehors par un parapet crénelé.

De Rochas d’Aiglun, Principes de la fortification antique, pp. 65 et 81.

 

19. — SIÈGE DE PLATÉES (423-421).

Le roi de Sparte Archidamos fit d’abord entourer la ville d’une palissade pour empêcher les sorties ; puis il construisit une levée contre le rempart. Des troncs d’arbres furent mis sur les flancs de cet ouvrage. Ces poutres entrecroisées lui servaient de revêtement extérieur et devaient prévenir les éboulements. A l’intérieur, on entassa du bois, des pierres et de la terre. Cela demanda soixante-dix jours de travail ininterrompu.

Les Platéens, de leur côté, exhaussèrent leur rempart, là où il était le plus menacé, au moyen d’un mur de briques serrées entre des pièces de bois ; sur cette charpente ils appliquèrent des peaux et des cuirs pour abriter les travailleurs et le bois lui-même contre les traits enflammés.

Cet appareil avait une hauteur considérable, mais la levée ennemie avançait aussi vite. Les Platéens eurent alors l’idée de percer la partie du rempart contiguë à la levée, et de soutirer la terre de celle-ci. Mais les Péloponnésiens remplirent d’argile des corbeilles de jonc et les jetèrent dans les interstices ; cette terre visqueuse glissait moins facilement.

Privés de cette ressource, les assiégés creusèrent une galerie de mine qu’ils dirigèrent, par conjecture, sous la levée, et ils recommencèrent à extraire les matériaux. Les assiégeants furent longtemps à s’en apercevoir ; ils avaient beau entasser la terre, c’était peine perdue ; la levée, minée en dessous, s’affaissait continuellement.

Les Platéens eurent encore recours à un autre système. En arrière du rempart, ils bâtirent un mur, en forme de demi-lune, dont la convexité était tournée vers la ville, et qui s’appuyait, par ses deux extrémités, au rempart lui-même ; ils espéraient que, si ce dernier était emporté, ce nouvel obstacle arrêterait l’assaillant.

Cependant l’ennemi approchait de la ville ses machines, tout en continuant ses travaux. Une d’elles, placée sur la levée, ébranla fortement l’appareil en bois qui surmontait le mur d’enceinte, tandis que d’autres battaient le rempart sur divers points. Mais les Platéens les saisissaient avec des nœuds coulants et les tiraient à eux, ou bien ils suspendaient par les deux bouts de grosses poutres à des chaînes de fer, et les laissaient tomber violemment sur les béliers, qu’ils brisaient.

Comme la ville était petite, les Péloponnésiens essayèrent de l’incendier. Ils se pourvurent de fagots, et les lancèrent du haut de leur levée ; par-dessus ils jetèrent du soufre et de la poix, et y mirent le feu. Il en résulta un immense embrasement, et peu s’en fallut que les Platéens, après avoir échappé aux autres périls, ne succombassent à celui-là. Mais une forte averse survint, qui éteignit le feu et conjura le danger....

Les assiégeants se résignèrent alors au blocus. Ils entourèrent la ville d’une double circonvallation. L’une des deux faces regardait Platées, l’autre était tournée vers la campagne, pour s’opposer aux secours qui pouvaient arriver d’Athènes. L’intervalle, large de 16 pieds (5 mètres), était distribué en logements pour l’armée de siège. Ces logements étaient contigus, de telle sorte que le tout ensemble présentait l’aspect d’un mur unique, crénelé des deux côtés. De dix en dix créneaux se dressaient de grandes tours, à cheval sur cette double enceinte. La nuit, par les temps pluvieux, les sentinelles abandonnaient la garde des créneaux, et s’abritaient dans les tours.

Thucydide raconte comment, à la faveur d’une nuit d’orage, 212 Platéens, pourvus d’échelles, réussirent à franchir les lignes ennemies. Ceux qui rentrèrent dans la ville se virent bientôt à bout de vivres et de forces. Ils capitulèrent, et furent tous égorgés, tandis que leurs femmes étaient réduites en esclavage.

Le siège avait duré plus d’un an.

Thucydide, II, 75-77 ; III, 20-24, 52, 68 ; trad. Bétant.

 

40. — LA TRIÈRE.

La trière est à la fois un navire à voiles et à rames. Son nom vent de ce qu’elle a trois rangs de rames superposés sur chaque côté. Ce n’est pas ici le lieu d’en décrire toutes les parties ni de dire comment elle était construite. Il suffira d’en indiquer, d’après M. Cartault, les principales qualités.

Elle était fine et bonne marcheuse ; on sait qu’elle pouvait faire jusqu’à 9 ou 10 milles (16 à 18 kil.) à l’heure, ce qui est encore aujourd’hui pour les bateaux à vapeur une très bonne vitesse. Elle était fort élevée sur l’eau, et peut-être moins stable que nos vaisseaux modernes ; mais ce défaut n’avait pas pour les Grecs l’importance qu’il aurait pour nous. En Grèce, la navigation commençait au printemps et cessait à l’automne ; ce n’était que par exception et en cas d’absolue nécessité qu’on naviguait l’hiver. Or, pendant la saison d’été, la Méditerranée est ordinairement d’un calme parfait. La trière n’était pas destinée, comme nos navires, à affronter les rigueurs de l’Océan, presque toujours houleux, mais à sillonner les eaux paisibles de l’Archipel semé de ports et de refuges. Nous savons, du reste, quels ravages la tempête faisait dans les flottes des anciens, qu’un ouragan brusquement déchaîné suffisait pour anéantir. C’est ainsi qu’à l’époque des guerres Médiques, les Grecs durent leurs victoires sur l’escadre perse autant au mauvais temps qu’à leur propre valeur.

Comme navire de combat, la trière réunissait un ensemble de qualités rarement associées. Toute sa force semblait aboutir à l’éperon, dont le choc, moins puissant que dans nos vaisseaux, était cependant meurtrier, quand la trière, mise en mouvement par ses rameurs, allait donner de la tête dans les flancs de l’ennemi. Si l’avant était admirablement agencé pour l’offensive, il avait aussi ses engins défensifs. Les larges épotides[1], arc-boutées par de solides contreforts, pouvaient soutenir un choc sans faiblir, et le stolos[2] était une protection sérieuse. Enfin, du haut des mâts tombaient souvent de lourds projectiles en fer ou en plomb, capables de fracasser le pont du navire ennemi et mère de le couler. La trière était d’ailleurs gardée par des archers et des soldats, et leur offrait un nombre considérable de postes appropriés à l’attaque comme à la défense.

Cartault, la Trière athénienne, pp. 253 et suiv.

 

21. — L’ÉQUIPAGE.

Il y avait sur chaque trière 174 rameurs et une vingtaine de matelots pour la mâture et les voiles. Les uns et les autres se recrutaient généralement parmi les métèques et les citoyens les plus pauvres.

Les premiers dépendaient d’un officier appelé le kéleuste. Celui-ci avait pour fonction principale de commander la manœuvre, avec l’aide d’un joueur de flûte qui marquait la cadence ; il faisait en outre distribuer à ses hommes leurs vivres et veillait au maintien de la discipline. Quant aux matelots, ils étaient probablement sous les ordres de quartiers-maîtres dont nous ne connaissons pas les noms.

Le capitaine du navire était le triérarque. Il avait un second, le κυβερνήτης, à qui il abandonnait toute la partie technique de ses attributions, d’autant plus qu’il n’était pas toujours lui, même compétent. L’importance du rôle assigné à ce second se voit dans un texte de Démosthène : L’erreur d’un matelot ne cause qu’un faible dommage ; mais si le κυβερνήτης se trompe, il entraîne tous ceux qui montent le vaisseau dans une perte commune. Le proreus, assis ou debout à la proue, portait ses regards en avant, au-dessous et autour de lui, surveillait l’arrivée des grains, tâchait de découvrir les écueils, faisait jeter la sonde quand il craignait de ne pas trouver assez de fond, communiquait avec le κυβερνήτης par des cris ou par des signaux, et lui donnait tous les renseignements nécessaires pour diriger le navire en connaissance de cause.... C’est aussi par son intermédiaire que les ordres du second étaient transmis au reste de l’équipage. » (Cartault, p. 231-232). Le pentécontarque assistait le capitaine dans l’administration proprement dite de la trière.

Enfin l’usage était d’embarquer un certain nombre d’hoplites, une dizaine environ, qui pussent, dans un abordage, se mesurer avec l’ennemi, ou l’écarter en lui lançant des traits, ou même, à l’occasion, descendre à terre pour brûler et dévaster. (Cartault, p. 236) ; c’étaient les έπιβάται.

L’équipage d’une trière comptait, en somme, avec les officiers, un peu plus de 200 hommes.

 

22. — LA TRIÉRARCHIE.

La triérarchie était une liturgie, et la plus ancienne de toutes. Il est inutile d’exposer ici les règles assez compliquées et plusieurs fois modifiées d’après lesquelles cette charge était répartie entre les citoyens ; il suffit de rappeler qu’elle pesait exclusivement sur les plus riches.

Dans la seconde moitié du IVe siècle, le triérarque recevait de l’État le vaisseau, avec ses agrès et sa voilure, en outre l’équipage avec la solde et les frais d’entretien pour les hommes. Il était tenu, à la fin de l’année, de remettre tout le matériel soit à son successeur, si la campagne n’était pas achevée, soit aux commissaires de la marine. Il avait à payer dans le courant de l’année les dépenses éventuelles que demandait l’entretien du navire, et à restituer, à la fin, tout ce qui s’était perdu ou avarié par sa faute ; ces frais sont évalués à une moyenne de 40 à 60 mines par triérarchie (4 à 6.000 fr.). Le vaisseau ou les agrès, soit détériorés, soit perdus, devaient être ou remplacés ou remboursés à l’État ; un catalogue qui servait aussi de tarif fixait la valeur légale du matériel. Certaines circonstances, comme une tempête, un combat naval, où le bâtiment et ses agrès étaient perdus, constituaient des cas de force majeure et dispensaient le triérarque de tout remboursement ; mais il fallait que l’exception fût établie en justice. La dette était, en effet, fixée par les magistrats compétents ; si la valeur du navire n’était pas acquittée dans l’année, la dette pouvait être doublée par le Sénat.

Il n’était pas rare qu’un triérarque s’imposât des sacrifices supplémentaires, soit qu’il donnât à l’État la trière même ou les agrès, soit qu’il assumât une partie des frais dont il n’était pas tenu.

Dürrbach, l’Orateur Lycurgue, p. 62.

 

23. — LE TRIÉRARQUE SUR SON NAVIRE.

Il est incontestable que le stratège, chef responsable de l’escadre, donnait pour la marche et pour la bataille les ordres que chaque triérarque était tenu d’exécuter, et qu’il prescrivait les manœuvres d’ensemble ; de telle sorte que les mouvements de l’armée navale fussent sans cesse dirigés par une volonté unique. Il est également incontestable que chaque triérarque était maître à son bord, et que, quand le stratège voulait y donner des ordres directs et particuliers, il pouvait se produire des conflits, dans lesquels l’autorité du stratège n’avait pas toujours le dessus. Nous en avons un exemple intéressant dans le discours de Démosthène contre Polyclès. La flotte athénienne étant en station à Thasos, le stratège Timomachos envoie au triérarque Apollodore l’ordre d’appareiller pour une destination inconnue ; il désigne, pour diriger cette expédition, un représentant de son autorité, Callippos, qui monte à bord et ordonne au κυβερνήτης de se diriger vers la Macédoine. Callippos prend donc momentanément le commandement, sans résistance de la part d’Apollodore. Mais, en route, Apollodore apprend que sa trière va chercher à Méthone Callistratos, parent du stratège, condamné deux fois à mort par les Athéniens ; or il était formellement interdit de transporter les bannis sur les trières de la république. II en résulte entre Apollodore et Callippos une altercation, à la suite de laquelle Apollodore reprend le commandement de son navire : Je dis au κυβερνήτης de faire route vers Thasos ; Callippos s’y oppose et donne l’ordre de se diriger vers la Macédoine, selon les instructions du stratège. Le κυβερνήτης lui répond que je suis triérarque du navire et responsable, que c’est de moi qu’il reçoit la solde et qu’il s’en retournera à Thasos. Ainsi, dans ce conflit entre les deux autorités, c’est celle du triérarque qui demeure prépondérante. De retour à Thasos, Apollodore est mandé par le stratège et n’ose pas se rendre auprès de lui, parce qu’il craint d’être jeté aux fers ; il n’est pas autrement inquiété. Il faut conclure de tous ces faits que le triérarque devait obéissance au stratège comme à son supérieur hiérarchique, mais que, responsable devant le peuple de sa conduite et de ce qui se passait à bord de son navire, il pouvait, dans certains cas spéciaux, comme ici où il s’agit de violer la loi, et à ses risques et périls, refuser d’exécuter les ordres donnés. Nous voyons, dans la circonstance présente, que le stratège ne peut ou ne veut pas employer les moyens coercitifs qu’il avait à sa disposition pour contraindre Apollodore à l’obéissance. Dans tous les cas, il ne s’en prend pas aux officiers inférieurs qui, dans le conflit, s’étaient rangés du côté de leur triérarque.

On voit par ce texte de Démosthène que le triérarque avait le commandement effectif de son navire. La triérarchie n’était donc pas uniquement un impôt établi sur la fortune des citoyens riches, auquel on satisfaisait en supportant la part de dépenses qui, dans l’équipement d’un navire, n’incombait pas à l’Etat. D’autre part, le triérarque n’était pas à son bord un simple agent comptable, responsable du navire et des agrès qu’on lui confiait et qui représentaient une grande valeur, ainsi que des sommes qu’il recevait du stratège pour le payement de la solde. Il devait en outre remplir les fonctions exercées chez nous par le capitaine du vaisseau. Il s’en acquittait avec d’autant plus de compétence, qu’il était ordinairement lui-même un armateur parfaitement au courant des choses de la mer, et que la triérarchie revenait assez souvent, pour que ceux qui l’exerçaient acquissent une véritable expérience. Toutefois il ne faut pas oublier que le triérarque n’était pas nécessairement un homme du métier. Il pouvait y avoir des triérarques fort inexpérimentés ; de là la nécessité pour eux de trouver à bord un second très au courant des manœuvres et capable de guider un commandant novice ; ce second était le κυβερνήτης.

Cartault, la Trière athénienne, pp. 224-226.

 

24. — LE PIRÉE ET LA FLOTTE ATHÉNIENNE.

Le centre de la puissance maritime d’Athènes était au Pirée. Il y avait là trois ports spécialement affectés à la maritime militaire : le port de Kantharos dans la baie du Pirée, le port de Zéa, et celui de Munychie. Ils étaient protégés par un ensemble de fortifications très solides qui embrassait toute la presqu’île à laquelle ils étaient adossés, et qui les rattachait aux murs d’Athènes. Le pourtour des trois ports était garni de loges (νεώσοικοι) destinées à abriter les navires. Chaque trière avait la sienne, Vers l’année 330 av. J.-C., on en comptait 82 à Munychie, 496 à Zéa, 94 à Kantharos, soit au total 372. Il y avait en outre au Pirée des chantiers de constructions navales et un arsenal dont nous connaissons exactement les dimensions. C’était un rectangle de 125 mètres de long et de 17 mètres de large.

L’effectif de la flotte varia aux différentes époques. D’après Thucydide, Athènes, au temps de Périclès, possédait 300 bâtiments de guerre ; elle en eut 400 au siècle suivant.

 

25. — BATAILLE DE SALAMINE.

UN MESSAGER PERSE : Un soldat grec de l’armée athénienne était venu dire à Xerxès qu’au moment où les ombres de la nuit seraient descendues, les Grecs abandonneraient la position, que, pour sauver leur vie, ils allaient se rembarquer en hâte et se disperser dans les ténèbres. A cette nouvelle, Xerxès, qui ne se méfiait ni de la ruse du Grec ni de la jalousie des dieux, ordonne à tous les commandants de sa flotte que, à l’instant où la terre cesserait d’être éclairée par les rayons du soleil et où les ombres de la nuit rempliraient les espaces célestes, ils disposent sur trois rangs leurs innombrables navires, qu’ils ferment tous les passages, tous les détroits, que d’autres vaisseaux enfin investissent l’île de Salamine. Si les Grecs évitent leur fatal destin, si leur flotte trouve moyen d’échapper furtivement, vous serez tous décapités. Tels furent les ordres qu’il donna dans sa confiance ; car il ne savait pas ce que lui réservaient les dieux.

Les troupes se préparent sans confusion, sans négligence ; elles prennent le repas du soir ; les matelots attachent par la courroie leurs rames aux bancs, toutes prêtes pour la manœuvre. Quand la lumière du soleil a disparu, quand la nuit est survenue, rameurs, soldats, chacun regagne son navire. Les rangs de la flotte guerrière se suivent dans l’ordre prescrit. Tous les vaisseaux se rendent à leur poste, et durant toute la nuit les pilotes tiennent leurs équipages en haleine.

Cependant la nuit se passait, et nulle part l’armée des Grecs ne tentait de s’échapper à la faveur des ténèbres. Bientôt le jour aux blancs coursiers répandit sur le monde sa resplendissante lumière. A ce moment, une clameur immense, modulée comme un cantique sacré, s’élève dans les rangs des Grecs, et l’écho des rochers de l’île répond à ces cris par l’accent de sa voix éclatante. Trompés dans leur espoir, les Barbares sont saisis d’effroi ; car il n’était point l’annonce de la fuite, cet hymne saint que chantaient les Grecs ; pleins d’une audace intrépide, ils se précipitaient au combat. Le son de la trompette enflammait tout ce mouvement.

Le signal est donné ; soudain les rames retentissantes frappent d’un battement cadencé l’onde salée qui frémit ; bientôt leur flotte apparaît tout entière à nos yeux. L’aile droite marchait la première en bel ordre ; le reste de la flotte suivait, et ces mots retentissaient au loin : Allez, ô fils de la Grèce, délivrez la patrie, délivrez vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux. Un seul combat va décider de vos biens. A ce cri nous répondons de notre côté par le cri de guerre des Perses. La bataille allait s’engager. Déjà les proues d’airain se heurtent contre les proues ; un vaisseau grec a commencé ce choc, il fracasse les agrès d’un vaisseau phénicien. Ennemi contre ennemi, les deux flottes s’élancent. Au premier effort, le torrent de l’armée des Perses ne recula pas. Mais bientôt, entassés dans un espace resserré, nos innombrables navires s’embarrassent les uns les autres, s’entrechoquent mutuellement de leurs éperons d’airain ; des rangs de rames entiers sont brisés. Cependant la flotte grecque, par une manœuvre habile, forme cercle alentour, et porte de toutes parts ses coups. Nos vaisseaux sont culbutés ; la mer disparaît sous un amas de débris flottants et de morts ; les rivages, les écueils, se couvrent de cadavres. Tous les navires de la flotte des Barbares ramaient pour fuir en désordre ; comme des thons, comme des poissons qu’on vient de prendre au filet, à coups de tronçons de rames, de débris de madriers, on écrase les Perses, on les met en lambeaux. La mer résonne au loin de gémissements, de voix lamentables. Enfin la nuit montre sa sombre face, et nous dérobe au vainqueur.

Eschyle, les Perses, 355-428 ; trad. Pierron.

 

26. — HONNEURS RENDUS AUX CITOYENS MORTS POUR LA PATRIE.

Les Athéniens, conformément à la coutume du pays, célébrèrent aux Irais de l’État les funérailles des premières victimes de la guerre. Voici en quoi consiste la cérémonie. On expose les ossements des morts sous une tente dressée trois jours à l’avance, et chacun apporte ses offrandes à celui qu’il a perdu. Quand vient le moment du convoi, des chars amènent des cercueils de cyprès, un pour chaque tribu ; les ossements y sont placés d’après la tribu dont les morts faisaient partie. Un lit vide, couvert de tentures, est porté en l’honneur des invisibles, c’est-à-dire de ceux dont les corps n’ont pu être retrouvés. Tout citoyen ou étranger est libre de se joindre au cortège. Les parents viennent auprès du tombeau faire leurs lamentations. Les cercueils sont déposés au monument public, dans le plus beau faubourg de la ville (le Céramique). C’est toujours là qu’on enterre ceux qui ont perdu la vie dans les combats. Les guerriers de Marathon furent seuls exceptés ; leur vaillance incomparable les fit juger dignes d’être inhumés dans le lieu même où ils avaient trouvé la mort. Dès que les ossements ont été recouverts de terre, un orateur choisi par la république parmi les hommes les plus éloquents et les plus considérés, prononce un éloge approprié à la circonstance ; après quoi l’on se sépare. (Thucydide, II, 34 ; trad. Bétant.)

Nous possédons de nombreuses listes de citoyens honorés de la sorte par l’État. Un de ces documents, qui est au musée du Louvre, commence ainsi :

Les citoyens dont les noms suivent, appartenant tous à la tribu Érechtheïs, sont morts à la guerre, dans le courant de la même année, à Chypre, en Egypte, en Phénicie, à Halia, à Égine, et à Mégare. (Corp. inscript. Attic., t. I, 455.)

D’autre part, Thucydide nous a conservé, sinon le texte, du moins les idées essentielles de l’oraison funèbre que Périclès fut chargé de prononcer dans la première année de la guerre du Péloponnèse. Les deux tiers du discours renferment un magnifique éloge des institutions, des mœurs, du courage des Athéniens en général. Après quoi, l’orateur en vient à parler des morts eux-mêmes. Il exalte leur vaillance, et les propose comme exemple aux survivants. Tels ont été ces citoyens, dignes serviteurs de l’État. Quant à vous, vous devez, en souhaitant plus de bonheur dans le péril, montrer une résolution aussi intrépide contre les ennemis, et vous inspirer, non pas seulement de discours qui ne vous apprendraient rien en insistant sur tous les biens qui dépendent de la résistance aux ennemis, mais du spectacle chaque jour présent de la puissance de votre patrie ; vous devez vous éprendre d’elle, et songer, en la trouvant si grande, que cette grandeur a été le prix de l’audace, de l’intelligence des intérêts et du dévouement à l’honneur, et que, si la fortune trahissait les efforts de ceux qui l’ont acquise, ils ne voulaient pas pour cela priver la ville de leur courage, mais lui payaient généreusement le tribut le plus glorieux. Car, s’ils faisaient l’abandon public de leur vie, ils recevaient comme leur bien particulier une louange immortelle et un magnifique tombeau, qui sert moins à recouvrir leur corps qu’à conserver le souvenir éternel de leur gloire, pour le mêler désormais, en chaque occasion, aux discours et aux actions de la postérité. Les hommes illustres ont toute la terre pour tombeau ; et, non seulement dans leur patrie les inscriptions gravées sur la pierre rendent témoignage pour eux, mais, même dans les contrées étrangères, un souvenir non écrit habite dans toutes les âmes et y représente leur générosité plus encore que leurs actions. Soyez donc leurs émules, mettez le bonheur dans la liberté et la liberté dans la noblesse d’âme, et n’hésitez pas à affronter les dangers de la guerre.

Thucydide, II, 43 ; trad. par J. Girard.

 

 

 



[1] Les épotides étaient de solides pièces de bois qui formaient saillie des deux côtés de la proue.

[2] Le stolos s’élevait verticalement au-dessus de l’éperon, en s’appuyant sur l’avant de la trière ; il avait la forme bombée.