LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE VI. — LE TRAVAIL ET LA RICHESSE.

 

 

SOMMAIRE. — 1. Opinion des Grecs sur le travail. — 2. Éloge de l’agriculture. — 3. Le servage. — 4. Contrat de fermage. — 5. Les petits propriétaires. — 6. Les propriétaires riches. — 7. Productions du sol. — 8. Production du bétail. — 9. L’industrie en Grèce. — 10. Division du travail industriel. —11. Organisation du travail industriel. — 12. Les mines. — 13. Le commerce en Grèce. — 14. Le marché des villes grecques. — 15. Pratiques des marchands. — 16. Foires. — 17. Législation commerciale. — 18. La politique d’Athènes et le commerce du blé. — 19. Le commerce de l’argent. — 20. Le banquier Pasion. — 21. Une ville riche de la Grande-Grèce. — 22. La richesse à Athènes. — 23. Détail sur quelques fortunes athéniennes. — 24. Le socialisme.

 

1. — OPINION DES GRECS SUR LE TRAVAIL.

La Grèce homérique n’éprouva pas pour le travail manuel ni pour ceux qui y consacraient leur vie les dédains que l’on constate à une époque moins reculée. Les héros les plus illustres faisaient volontiers œuvre de leurs mains. Péris avait construit sa maison en se faisant aider par les plus habiles ouvriers de Troie. Ulysse, dans File de Calypso, abat des arbres, les ébranche, les équarrit et les dresse au cordeau ; puis il les perce, les ajuste avec des clous et des chevilles, et en forme un vaisseau ; plus tard, il taille les voiles de son navire et prépare tous les agrès. C’est lui qui a fabriqué seul le lit qui occupe sa chambre nuptiale.

A cette époque, les artisans de profession, armuriers, tanneurs, charpentiers, orfèvres, portaient un nom honorable ; ils étaient des δημιουργοί, c’est-à-dire qu’ils travaillaient pour le public, comme les médecins, les devins, les musiciens et les hérauts. Pourquoi les eût-on méprisés ? Le chef de famille, pendant que les femmes tissaient les vêtements, cultivait le sol, confectionnait avec ses serviteurs tous les objets mobiliers, armes, ustensiles domestiques ou aratoires, qui ne réclamaient pas une habileté particulière. C’était seulement quand l’œuvre exigeait des aptitudes spéciales qu’il s’adressait aux artisans.

Hésiode recommandait à tous le travail. L’homme oisif est également en horreur aux dieux et aux hommes : c’est cet insecte sans aiguillon, ce frelon avide, qui s’engraisse en repos du labeur des abeilles.... L’homme qui se livre au travail voit augmenter ses troupeaux et croître sa fortune. Par le travail tu deviendras cher aux dieux et aux hommes ; car ils ne peuvent souffrir l’oisiveté. Travailler n’a rien de honteux ; la honte n’est que pour la paresse....

Avec le temps, les mœurs de la haute classe changèrent. Les grands propriétaires fonciers s’emparèrent du gouvernement et organisèrent une aristocratie terrienne. Les revenus de leurs domaines, exploités par des fermiers ou colons, leur permirent de se consacrer exclusivement aux intérêts de l’État et au maniement des armes, et de rejeter tous les embarras de la vie sur des esclaves ou sur des ouvriers pauvres. Ces riches propriétaires, qui faisaient déjà peu de cas du maître d’un petit domaine, méprisèrent profondément ceux dont ils utilisaient les services. Un ouvrier, disaient-ils, ne doit savoir qu’obéir : il est incapable de commander, tant que la nécessité de pourvoir à sa subsistance par le travail le met dans la dépendance de ceux qui l’emploient. Aristote était l’interprète fidèle de leurs sentiments lorsqu’il écrivait : Les artisans sont presque des esclaves ; jamais une cité bien ordonnée ne les admettra au rang des citoyens, ou si elle les y admet, elle ne leur accordera pas la plénitude des droits civiques ; ces droits doivent être réservés à ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre. Aussi, dans les républiques véritablement aristocratiques, un artisan ne pouvait être citoyen, ou, s’il était citoyen, il ne pouvait aspirer aux magistratures.

Dans les États où le pouvoir était donné à la richesse, la condition du travail était un peu meilleure ; là il suffisait d’être riche pour avoir accès aux fonctions publiques. C’est ainsi qu’à Athènes Solon ne se montra pas défavorable aux artisans. Les lois qui lui sont attribuées prouvent qu’il n’avait pas de prévention même contre le travail manuel. D’après lui, le fils n’était pas tenu de nourrir son père, quand celui-ci avait négligé de lui apprendre un métier. L’individu qui n’avait pas de ressources personnelles et qui ne faisait rien était poursuivi devant les tribunaux. Le droit de cité était offert aux étrangers qui venaient s’établir à Athènes pour y exercer un métier. Les artisans pauvres étaient exclus des magistratures, mais ils avaient accès à l’Assemblée et même à la tribune. Il était défendu de reprocher à une personne sa profession, si infime qu’elle fût.

Dans les démocraties, les travailleurs étaient assimilés par la loi aux autres citoyens. Chez nous, disait Périclès (Thucydide, II, 40), ce n’est pas une honte que d’avouer la pauvreté ; ce qui en est une, c’est de ne rien faire pour en sortir. On voit ici les mêmes hommes soigner à la Ibis leurs propres intérêts et ceux de l’État, de simples artisans entendre suffisamment les questions politiques. On trouve dans les Mémorables de Xénophon un chapitre entier où Socrate engage les hommes libres qui ont peu de ressources à en demander au travail ; il leur prouve que par là ils se rendront utiles à eux-mêmes et à leurs concitoyens. (II, 7.) Thémistocle conseillait d’exempter de tout impôt les artisans, afin d’encourager les citoyens au travail. Périclès enfin se vantait d’avoir entrepris de grands travaux publics parce qu’il avait par ce moyen dirigé l’activité des Athéniens vers les arts, vers l’industrie, et contribué à enrichir la cité tout en la rendant plus belle.

Mais l’opinion publique ne suivait pas volontiers, à cet égard, l’inspiration de Thémistocle et de Périclès. Après avoir dit qu’en Égypte les guerriers vivent dans l’oisiveté, Hérodote ajoute : Je ne sais si les Grecs ont reçu ces usages des Égyptiens, puisque je vois les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens et presque tous les Barbares mettre au dernier rang dans leur estime ceux des citoyens qui ont appris les arts mécaniques, ainsi que leurs descendants, et considérer comme plus nobles les hommes qui s’affranchissent du travail manuel, notamment ceux qui s’adonnent à la guerre. Ces idées sont celles de tous les Grecs, surtout des Lacédémoniens ; les Corinthiens sont ceux qui méprisent le moins les artisans. (II, 467.)

Ce préjugé était encouragé par les philosophes les plus éminents qui, sur ce point, ne faisaient qu’exagérer les idées des classes supérieures. Les arts manuels, dit Xénophon (Économique, IV, 2), sont justement décriés ; car ils minent le corps de ceux qui les exercent ; ils les forcent à vivre assis, à demeurer dans l’ombre, parfois à séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. Les arts manuels, dit Aristote, ne laissent pas le temps de songer à l’État ; ils ne permettent pas à l’intelligence de se développer librement et de s’élever. Aussi interdit-il aux jeunes gens les occupations d’artisans. Il n’y a, d’après lui, qu’une légère- différence entre l’ouvrier libre et l’esclave. Travailler pour un individu, c’est être esclave ; travailler pour le public, c’est être ouvrier et mercenaire.

Caillemer, Dict. des antiq., I, pp. 441-443.

 

2. — ÉLOGE DE L’AGRICULTURE.

Socrate : L’agriculture est une source de plaisir, de prospérité pour la maison, et d’exercice pour le corps qu’elle met en état d’accomplir tous les devoirs d’un homme libre. D’abord, tout ce qui est essentiel à l’existence, la terre le procure à ceux qui la cultivent ; et les douceurs de la vie, elle les leur donne par surcroît. Ensuite, les parures des autels et des statues, celles des hommes eux-mêmes, avec leur cortège de parfums suaves et de délices pour la vue, c’est encore elle qui les fournit. Ajoute mille aliments qu’elle produit ou qu’elle développe ; car l’élève des troupeaux se lie étroitement à l’agriculture ; de telle sorte qu’elle nous donne de quoi sacrifier pour apaiser les dieux et subvenir à nos propres besoins.

D’ailleurs, en nous offrant une variété si abondante, elle n’en fait point le prix de la paresse ; elle nous apprend à supporter les froids de l’hiver et les chaleurs de l’été. L’exercice qu’elle impose à ceux qui travaillent la terre de leurs mains leur donne de la vigueur ; et, quant à ceux qui dirigent les travaux, elle les trempe virilement en les éveillant de bon matin, et en les obligeant à de longues marches....

La terre encourage les cultivateurs à défendre leur pays les armes à la main, par ce fait que ses productions sont offertes à qui veut et deviennent la proie du plus fort. Est-il, en outre, un art qui rende plus apte à courir, à lancer, à sauter, qui paye d’un plus grand retour ceux qui l’exercent, qui offre enfin plus de charmes ?... Pour moi, je m’étonnerais qu’un homme libre cherchât une position plus attrayante, ou une occupation plus agréable et plus utile à la vie. Ce n’est pas tout ; la terre enseigne d’elle-même la justice à quiconque est en état de l’apprendre ; car ses bienfaits sont en proportion des soins qu’on a pour elle. L’agriculture nous enseigne encore à nous aider les uns les autres. Pour marcher contre les ennemis, il faut des hommes, et c’est avec des hommes que se façonne la terre. Celui donc qui veut être bon cultivateur doit se préparer des ouvriers actifs et dociles ; de même celui qui marche contre les ennemis doit avoir pour système de récompenser les hommes vaillants et de punir les gens indisciplinés. Ainsi le cultivateur ne doit pas encourager moins souvent ses travailleurs, que le général ses soldats. L’espérance, en effet, n’est pas moins nécessaire aux esclaves qu’aux hommes libres ; elle l’est même plus, puisque c’est elle qui les engage à rester auprès de leur maître.

On a dit une grande vérité, à savoir que l’agriculture est la mère et la nourrice des autres arts. Dès que l’agriculture va bien, tous les autres arts fleurissent avec elle ; mais partout où la terre demeure en friche, la plupart des autres arts s’éteignent.

Xénophon, Économique, ch. V ; trad. Talbot.

 

3. — LE SERVAGE.

La terre était exploitée soit par des serfs ou colons, soit par des fermiers libres, soit directement par le propriétaire.

Le servage ou colonat se maintint partout dans les cités aristocratiques, là où la loi et les mœurs interdisaient tout travail au citoyen. Il disparut, au contraire, assez vite dans les démocraties, notamment à Athènes.

En Laconie, les serfs portaient le nom d’Hilotes. L’État en était, à certains égards, le propriétaire, puisqu’ils ne pouvaient être affranchis que par son initiative ou avec son consentement ; c’est en ce sens que Strabon les appelle des esclaves publics. Cela n’empêchait pas d’ailleurs que chacun d’eux eût son maître particulier. Il était défendu de vendre l’ilote à l’étranger, comme un esclave ordinaire ; on le fixait habituellement sur un lot de terre qu’il ne quittait jamais et qui passait à ses enfants. Il était astreint au payement d’une redevance annuelle. Le tarif variait, semble-t-il, selon qu’on avait affaire à un Messénien ou à un Laconien. Dans le premier cas, la part du maître était égale à la moitié de la récolte brute ; dans le second, la proportion était sans doute un peu moindre. Elle avait été fixée une fois pour toutes à l’origine, et une imprécation religieuse frappait le propriétaire qui aurait essayé de l’augmenter. Comme le remarque Plutarque, c’était un moyen d’intéresser l’ilote à la culture, puisqu’il bénéficiait seul de la plus-value du rendement. Il faut croire que la charge n’était pas trop lourde, puisqu’elle permettait à beaucoup d’entre eux d’amasser quelque argent. Vers le milieu du IIIe siècle av. J.-C., le roi Cléomène offrit la liberté à tous ceux qui voudraient l’acheter pour cinq mines : six mille acceptèrent. Ils étaient assujettis à une autre obligation ; ils servaient à l’armée, non pas accidentellement, comme les esclaves, mais régulièrement. Il est vrai que, s’ils se conduisaient bien, l’affranchissement venait parfois récompenser leur bravoure. Les auteurs prétendent qu’on les traitait de parti pris avec une extrême dureté. Cette assertion paraît tout au moins fort exagérée. En réalité, les Spartiates les craignaient, parce qu’ils les savaient nombreux et prompts à la révolte. Ils exerçaient par suite sur eux une surveillance très active ; ils multipliaient les mesures de police pour empêcher leurs conciliabules, pour conjurer leurs complots, et, si quelque trouble éclatait, ils se montraient impitoyables dans la répression, sauf quand ils étaient impuissants à les réduire par la force et que la prudence les obligeait à leur faire des concessions.

La condition des Pénestes de Thessalie, des Mariandyniens d’Héraclée Pontique, des Clarotes de Crète, était à peu près identique. Sur ces derniers, la loi de Gortyne nous fournit quelques détails nouveaux. Le serf crétois pouvait se marier et divorcer, sans avoir besoin d’aucune autorisation. Il devait prendre sa femme dans sa classe, mais non pas nécessairement parmi le personnel de son maître. Il n’avait pas toutes les prérogatives du père. L’enfant du serf était au propriétaire du mari, ou, sur son refus, au propriétaire de la femme. Le sert avait le droit d’acquérir et de posséder, tout au moins des objets mobiliers et du bétail. Nous ignorons si ces traits conviennent aux colons de tous les autres pays.

 

4. — CONTRAT DE FERMAGE.

Beaucoup d’individus affermaient leurs terres. Le document ci-dessous donnera une idée des conditions ordinaires du contrat ; il s’agit là d’un bien qui appartenait à un dème attique. Quand le propriétaire était un simple particulier, la durée du bail était assez courte ; mais il n’y avait point de règle.

Voici à quelles conditions les gens du dème d’Aixoné louent la terre de Phelleis à Autoclès, et à son fils Autéas, pour quarante ans, au prix de cent cinquante-deux drachmes par an, avec cette clause qu’ils devront planter cette terre et qu’ils la cultiveront à leur guise.

Le loyer sera payé au mois d’Hécatombéon. S’ils ne le payent pas, les Aixonéens auront la faculté de saisir les récoltes de la terre, et tout autre objet appartenant aux fermiers.

Les Aixonéens s’interdisent de vendre ou de louer l’immeuble avant quarante années.

Si les ennemis empêchent la culture ou font des dégâts, les Aixonéens recevront pour tout loyer la moitié des fruits produits par la terre.

A l’expiration des quarante années, les fermiers remettront inculte la moitié de la terre, avec la même quantité d’arbres qu’aujourd’hui. Pendant les cinq dernières années, les Aixonéens auront le droit d’envoyer un vigneron sur le fonds.

Le bail commencera, pour les céréales, avec l’archontat d’Eubule (345-344 av. J.-C.) ; pour ce qui concerne les plantations, l’année suivante.

Les trésoriers du dème feront graver le contrat sur des stèles de pierre, que l’on placera l’une à l’intérieur du temple d’Hébé, l’autre dans le portique. lis feront planter sur l’immeuble des bornes de trois pieds au moins de dimension, deux de chaque côté.

Si quelque impôt (είσφορά) est établi sur l’immeuble par la république, les Aixonéens le payeront ; si les fermiers le payent, ils en retiendront le montant sur leur loyer.

Défense est faite de transporter aucune parcelle du sol ailleurs que sur un autre point du fonds.

Si quelqu’un propose ou fait voter une modification à ce contrat avant les quarante années, les fermiers pourront lui intenter une action de dommage.

Corpus inscriptionum Atticarum, t. II, 1055.

 

5. — LES PETITS PROPRIÉTAIRES.

Il y avait en Grèce toute une classe de petits propriétaires qui faisaient eux-mêmes valoir leurs biens avec le concours de leur famille et de quelques esclaves. Hésiode nous en a nettement retracé la condition, les mœurs et les sentiments. Le propriétaire dont il parle possède deux charrues, dont une de rechange, une paire de bœufs, et un personnel domestique. Il ne se contente pas de donner des ordres et de surveiller ses ouvriers ; il travaille au milieu d’eux ; il prend part à leur besogne ; il sème, il moissonne, il fabrique lui-même ses instruments de labour ; il montre surtout cette âpreté au gain, cet égoïsme, cet esprit d’ordre et d’économie qui caractérisent habituellement le paysan. Il est favorisé de la fortune, celui qui en a obtenu un honnête voisin  Emprunte à ton voisin dans une mesure convenable, et sois fidèle à rendre dans la même mesure ; fais même davantage, si tu le peux, afin de t’assurer un secours pour le jour du besoin. — Un peu mis avec peu, si la chose se répète, fera bientôt beaucoup. Qui ajoute à ce qu’il a est sûr d’éviter la faim. Ce qu’on garde en sa maison ne donne point de soucis. Votre bien est plus sûrement chez vous que dehors. Il y a du plaisir à prendre de ce qu’on a ; il est dur de n’avoir où prendre  Plus de biens demandent plus de soins, mais produisent davantage. — Que ta demeure soit pourvue de tous les instruments de culture ; n’aie jamais à les emprunter ; on te les refuserait, et tu perdrais ainsi le moment favorable, la saison du travail. Ne remets pas au lendemain, au surlendemain. Qui craint la peine, qui la diffère, ne remplit pas son grenier. C’est l’activité qui fait aller l’ouvrage, et le paresseux est toujours en lutte avec la misère.

Plusieurs poètes comiques eurent l’idée de mettre en scène le campagnard athénien, et nous connaissons au moins par les titres une foule de pièces qui roulent sur ce sujet ; preuve que cette classe avait quelque importance en Attique. C’est à elle qu’appartiennent ce Dercétès des Acharniens d’Aristophane, qui vient se plaindre que les Béotiens lui ont enlevé une paire de bœufs, ce Chrémyle du Plutus, qui mange les mêmes oignons sauvages que ses esclaves, ce Chrémès emprunté sans doute par Térence à Ménandre, et qui peine perpétuellement sur son bien, comme s’il n’avait point de serviteurs. On peut y rattacher encore ce Cliton et ce Héronax qui, dans l’Anthologie, s’expriment ainsi : Cette petite métairie est à Cliton ; ils sont à lui, ces quelques sillons à ensemencer, cette petite vigne qui est auprès, ce petit bois où l’on coupe quelques bourrées. Eh bien ! sur ce petit domaine, Cliton a vécu quatre-vingts ans. — A Démèter, protectrice des vanneurs, aux Heures protectrices des sillons, le laboureur Héronax consacre de sa pauvre moisson cette part d’épis et de légumes variés. Il pose sur ce trépied de pierre cette petite offrande, prélevée sur sa petite récolte ; il ne possède en effet qu’un bien mince héritage sur cette triste colline.

 

6. — LES PROPRIÉTAIRES RICHES.

L’Économique de Xénophon nous montre un type de propriétaire riche, qui, tout en exploitant lui-même ses terres, se borne à diriger les travaux, sans y prendre une part directe. Ischomachos a son domicile à Athènes ; mais il va tous les jours sur son domaine, peu éloigné de la ville. Toute la besogne y est faite par des esclaves ou des affranchis. Il les achète encore mal dégrossis, et il s’applique à les dresser. Il sait à fond son métier ; aucune partie de l’art agricole ne lui est étrangère ; il n’a pas seulement les qualités morales d’un bon agronome, il en a encore toutes les connaissances techniques. Convaincu que rien ne vaut l’œil du maître, il est toujours au milieu de ses ouvriers, redressant celui-ci, louant celui-là, offrant à tous un modèle accompli d’application et de zèle, traitant chacun suivant son mérite, ayant enfin au suprême degré le don du commandement.

Tous les Athéniens n’étaient pas aussi attentifs, ni aussi experts. On en voyait qui n’aimaient pas la terre, et qui ne cherchaient qu’à s’en débarrasser. D’autres ne visitaient leurs exploitations qu’à de rares intervalles, par exemple au moment des semailles et de la moisson, et faisaient gérer leur domaine par un régisseur de condition servile. Mais, à côté des propriétaires que les nécessités de la politique, que les soucis du commerce ou de l’industrie, que leurs goûts même détournaient de la campagne, il n’en manquait pas qui, trouvant dans la vie rurale un grand charme ou un grand profit, prenaient fort à cœur leur métier. Le Strepsiade d’Aristophane, cet homme qui, malgré son mariage avec une femme distinguée, continuait d’habiter la banlieue, et d’exhaler une odeur de vendange, de fromage et de laine, n’est pas un personnage de convention. Les orateurs nous en signalent plus d’un dont l’existence est à peu près pareille. Beaucoup de riches, tout en possédant une maison de ville, avaient leur domicile principal dans les dèmes rustiques. Au début de la guerre du Péloponnèse, quand les campagnards durent fuir devant l’ennemi et se réfugier dans Athènes, l’émigration fut considérable. Thucydide, qui a été témoin de ce spectacle, déclare que la plupart des anciennes familles n’avaient jamais cessé de résider en toute saison sur leurs terres ; leur départ fut pour elles un véritable exil.

La description que fait Théocrite du domaine d’Augias donne quelque idée du régime des terres en Sicile. En l’absence du maître, un esclave de confiance, assisté d’un nombreux personnel, remplit les fonctions d’intendant. Mais Augias s’occupe le plus possible de ses biens, espérant en retirer de cette façon un meilleur revenu, et, quand s’ouvre le récit, il est justement en train de surveiller les travaux. Xénophon nous représente les aristocrates de Mantinée vivant au milieu de leurs propriétés, et les exploitant sans intermédiaire. Philopœmen avait, aux environs de Mégalopolis, une belle ferme ; il s’y rendait chaque fois que les affaires publiques lui en laissaient le loisir ; c’était un plaisir pour lui de voir ses pâtres et ses vignerons à l’œuvre. Un historien vante les cultures de Corcyre, la beauté des maisons de campagne, le bon état des bâtiments ruraux, la multitude des bestiaux et des esclaves ; ce qui atteste un système d’exploitation directe plutôt que d’affermage.

Les travaux agricoles étaient exécutés surtout par des esclaves, et on plaçait à la tête de ceux-ci un régisseur qui était esclave lui-même ou affranchi. Parfois aussi on employait des ouvriers libres (μισθωτοί).

D’après Guiraud, La propriété en Grèce, liv. III, ch. IV.

 

7. — PRODUCTIONS DU SOL.

Céréales. — Les seules que l’on connût étaient le blé et l’orge. Les textes permettent aisément de constater qu’on les récoltait en tout lieu. La culture pourtant n’en était pas répandue partout d’une manière uniforme. En Attique, l’orge était dix fois plus abondante que le blé, dans le cours du IVe siècle, sauf sur les confins de la Béotie, où la proportion était de deux à un. A Scyros et à Myrina de Lesbos, le rapport était de trois à un ; à Héphæstia, de cinq à un ; à Imbros, de un à deux ; à Salamine, il n’y avait que de l’orge. Tanagra et Anthédon étaient pauvres en céréales. Il en était de même évidemment de toutes les contrées qui avaient de vastes pâturages, comme l’Arcadie, la Thessalie, l’Étolie, l’Acarnanie, ou d’importants vignobles, comme la plupart des lies.

Vin. — Dès l’époque homérique, le vin était la boisson ordinaire. On s’en servait encore dans les sacrifices et dans les cérémonies funèbres. Aussi la vigne était-elle fort commune. Un domaine ne paraissait bien constitué que s’il renfermait un vignoble. Il existait des vins de différentes qualités. Homère vante celui de Pramné, près de Smyrne, et celui de Maronée, sur la côte de Thrace ; ce dernier pouvait supporter vingt fois son volume d’eau. Au temps d’Aristophane, le vin était un des principaux produits de l’Attique. On savait reconnaître les mérites et les défauts de chaque vin. Donnez à vos amis, les jours de fête, le vin qu’on appelle saprias, dit un poète comique, et à vos ennemis le vin de Péparèthe. Le vin de Chio, surtout celui du canton d’Ariousia, avait la réputation d’être le meilleur de tous. Le littoral asiatique et la plupart des îles voisines, sauf Samos, produisaient des vins analogues, très recherchés des gourmets et excellents pour les malades ; tels étaient, d’après Strabon, les vins d’Éphèse, de Métropolis, du Mésogis, du Tmole, de la Catakékaumène, de Cnide et de Smyrne. Le même auteur loue le vin de Messine. Quelques-uns étaient assez chargés d’alcool pour se conserver pendant de longues années.

Fruits et légumes. — Parmi les arbres fruitiers, le plus répandu était l’olivier. Parfois c’était le fruit lui-même que les Grecs consommaient, généralement après l’avoir fait mariner ; mais on l’employait surtout à fabriquer l’huile. Le jardin d’Alcinoos, l’enclos de Laërte, dans l’Odyssée, renferment déjà des oliviers. Ils abondaient en Attique, et la loi défendait expressément de les déraciner. Cette culture y était sans doute fort rémunératrice, car certaines propriétés en étaient totalement couvertes. Diodore déclare que ces arbres occupaient une bonne partie du territoire d’Agrigente, au grand profit des agriculteurs. Xénophon s’étonne qu’une contrée riveraine du Pont-Euxin en soit dépourvue. On les aperçoit en effet dans toute la Grèce, à Épidamne, à Sicyone, en Asie Mineure, dans les Cyclades, à Samos, en Crète, en Italie. — Le pays n’était pas moins riche en figuiers. On sait qu’e les figues étaient un des aliments préférés des Athéniens ; c’est au point que l’exportation en était prohibée. Elles étaient aussi produites par la Laconie, par Cythère, par Rhodes, Chio, Naxos, Paros, Ithaque ; les plus grosses étaient celles d’Olynthe. — Les Grecs récoltaient beaucoup d’autres fruits, en particulier la pomme, la poire, le coing, la grenade, l’amande, la châtaigne, la noix, la prune. — Ils avaient de même une grande variété de légumes ; il suffira d’indiquer la fève, la lentille, le pois chiche, le,lupin, le chou, le navet, le radis, l’artichaut, la laitue, l’oignon, l’ail, le poireau, le cornichon, le potiron, le melon ou la pastèque, la carotte.

Plantes textiles. — Les auteurs nous signalent une espèce de lin, que l’on semait à Amorgos, et dont on faisait des étoffes très estimées pour les costumes de femmes. L’Élide donnait à l’industrie une matière analogue appelée byssos et qui servait à fabriquer des tissus très légers. Néanmoins les Grecs allaient de préférence chercher leur lin au dehors, surtout en Égypte et en Colchide. Pline vante le chanvre d’Alabanda et de Mylasa en Asie ; il n’ajoute pas que cette plante ne vint que là.

Bois. — L’Hellade était primitivement très boisée. Il semble même que les montagnes eussent gardé leurs forets jusqu’à une époque assez voisine du Ve siècle. Mais les progrès des constructions navales et du défrichement détruisirent peu à peu les hautes futaies, sauf en Arcadie, en Eubée, et dans les régions de l’Olympe et du Parnasse. Partout ailleurs, il n’y eut guère que des taillis, bons tout au plus à procurer du bois de chauffage et du charbon. Quant aux bois de charpente, il fallait les importer de la Macédoine, de la Thrace ou des bords de la mer Noire.

D’après Guiraud, La propriété en Grèce, liv. III, ch. VI.

 

8. — PRODUCTION DU BÉTAIL.

Les pâturages n’étaient pas rares dans le monde hellénique. Euripide appelle la Messénie une contrée « sillonnée en tout sens de cours d’eau, et favorable aux bœufs et aux moutons ». Dicéarque dit que la plaine de Thèbes était très propre à nourrir des chevaux. Strabon loue beaucoup à cet égard l’Arcadie, l’Étolie, l’Acarnanie, la Thessalie. D’après Xénophon, on rencontrait dans la Chersonèse de Thrace d’excellents terrains de pâture. Les vallées d’Asie Mineure, celles par exemple de Magnésie et de Colophon, étaient dans le même cas. Au reste, il n’était pas de canton si âpre et si stérile qui n’offrît quelque subsistance aux moutons et aux chèvres. Partout où le sol s’y prêtait, on pratiquait volontiers l’élevage. A Orchomène de Béotie, les pacages publics étaient si vastes qu’un seul individu obtint la faveur d’y envoyer deux cent vingt têtes de gros bétail et mille de petit. La Thessalie ne cessa jamais d’être riche en chevaux, et l’Arcadie en moutons.

Le cheval était peu employé dans les travaux des champs ; niais on s’en servait pour la monture et pour le trait. Par devoir civique, autant que par goût, la classe aristocratique aimait de concourir dans les jeux, et l’on sait que les courses de chevaux et de chars étaient le grand attrait de ces solennités. Il fallait enfin compter avec les besoins de l’armée. Les principaux centres de production étaient : l’Étolie, la Thessalie, l’Acarnanie, l’Épire, l’Eubée, la Béotie, Sicyone, Épidaure, l’Arcadie, l’Élide, la Sicile, la Cyrénaïque et certaines parties de l’Asie Mineure.

L’âne n’est mentionné qu’une fois dans Homère, et pas une fois dans Hésiode ; il est donc probable qu’à l’origine il était peu utilisé. Dans la suite, il lut beaucoup plus prisé comme bête de somme et de monture ; on en arriva même à manger sa chair. Les plus estimés étaient ceux d’Arcadie. Ceux de Cyrène, de Thessalie et d’Épire avaient également quelque réputation.

Le mulet était fort précieux dans un pays aussi accidenté que la Grèce ; il labourait, portait les fardeaux, traînait les chars et les autres véhicules ; enfin il figurait aux courses d’Olympie.

Le bœuf était l’animal de travail par excellence. A l’époque homérique, sa viande entrait pour une large part dans l’alimentation. Avec le temps, les goûts changèrent, et, sans y renoncer tout à fait, on adopta peu à peu un régime différent. Dans les villes gouvernées par la législation de Pythagore il était défendu d’envoyer à la boucherie un bœuf de labour. En Attique, on évitait d’immoler ces animaux aux dieux, quand cela était préjudiciable à l’agriculture. Partout, du reste, on était libre de transformer un bœuf vieilli et fatigué en bœuf d’engraissement. La race la meilleure était originaire d’Épire. L’Eubée, la Cyrénaïque, la Messénie, le Pont, la Béotie, avaient aussi les leurs. On tirait parti du lait de vache pour la fabrication du fromage ; pourtant cette denrée ne commença à être largement consommée que, dans les deux derniers siècles avant notre ère.

D’après l’historien Philochore, il y eut un temps où la loi athénienne défendait de manger de l’agneau, et Androtion va jusqu’à dire qu’on devait s’abstenir de tuer les brebis dont la toison n’avait jamais été coupée et qui n’avaient pas porté. Cette règle, si elle exista, tomba bientôt en désuétude. Néanmoins les Grecs élevaient l’espèce ovine moins pour sa chair que pour son lait et sa laine. De tous les fromages de brebis, le plus fameux était celui de Cythnos. Sa bonté venait d’une espèce d’herbe qui poussait dans cette île. On eut l’idée de la semer dans les autres Cyclades, puis dans le reste de la Grèce, et l’industrie fromagère y gagna. Les plus belles laines étaient fournies par l’Attique, Tarente et Milet. On citait encore les races d’Épire, de Béotie, d’Arcadie, de Sicile, de Mégare, d’Achaïe, d’Eubée et de la mer Égée.

Les chèvres offraient cet avantage d’être très faciles à nourrir ; elles étaient par suite la ressource des contrées montueuses et stériles. Aussi abondaient-elles dans les îles, notamment à Scyros, Icaria, Naxos et aux Arginuses. En Attique, elles étaient également très nombreuses. Leur lait donnait une quantité considérable de fromage.

Il résulte d’un passage de Platon que les porchers étaient un élément essentiel de la population d’une cité. La viande de porc était en effet fort goûtée chez les Grecs. Dans les campagnes de l’Attique, il n’y avait presque pas de petit ménage qui n’eût son cochon. Mis à l’engrais, cet animal procurait de jolis bénéfices ; il pullulait surtout à Mégare, en Béotie, en Arcadie, en Étolie, en Acarnanie, en Sicile.

A tous ces produits il faut ajouter les volailles, telles que le paon, la pintade, le faisan, le poulet, le pigeon, l’oie et le canard.

D’après Guiraud, ouvrage cité, liv. III, ch. VI.

 

9. — L’INDUSTRIE EN GRÈCE.

Dès l’époque homérique, il y eut une certaine industrie en Grèce ; mais cette industrie, encore très rudimentaire, se bornait à fabriquer les objets les plus usuels et les plus communs. Tous les objets de luxe venaient de l’étranger. Jusqu’au milieu du vue siècle, les familles riches s’habillèrent d’étoffes égyptiennes ou phéniciennes, couvrirent le sol de leurs maisons de tapis de Sardes, burent ou mangèrent dans de la vaisselle de métal faite à Tyr ou à Sidon. (Rayet, Hist. de la céramique grecque, p. 41.)

A la longue pourtant l’industrie hellénique se développa, d’abord en imitant de fort près les produits orientaux, puis en inventant à son tour. Les Grecs attirèrent à eux des ouvriers du dehors ; ils se procurèrent des moules, des modèles ; ils en créèrent eux-mêmes, quand leur goût se fut formé ; si bien qu’ils finirent par ne plus guère importer d’objets fabriqués, et par en exporter dans toutes les directions. Nous n’avons pas à suivre ici tous ces progrès. Ils furent loin d’ailleurs d’être uniformes pour les différentes cités. Tout dépendit des circonstances plus ou moins favorables où chacune d’elles se trouva, de sa situation, des ressources naturelles de son territoire, parfois de son gouvernement. Une de celles qui furent à cet égard le plus précoces est Corinthe ; dès le VIIIe siècle, ses vases peints pénétraient jusqu’en Étrurie. Athènes fut plus en retard ; mais, à peine engagée dans cette voie, elle ne tarda pas à éclipser tous ses rivaux. Sous l’influence des lois de Solon et de la domination intelligente de Pisistrate, la ville, auparavant petite et pauvre, atteignit, au milieu du Ve siècle, un haut degré de prospérité. L’exploitation du plomb argentifère du Laurion mit entre les mains de ses habitants de grandes quantités d’argent, et cette richesse nouvelle donna un rapide essor à l’industrie et au commerce : La population libre demanda à l’industrie et à la marine les ressources que la stérilité du sol lui refusait, et qu’elle ne voulait pas chercher dans le pénible travail des mines. De tontes parts se fondèrent des fabriques de meubles, d’armes, d’étoffes, de vases surtout. Athènes devint et resta désormais une cité manufacturière, et la conquête de Salamine, une guerre victorieuse contre Égine, lui permirent de lancer sans crainte sur la mer Égée des navires, chargés d’aller répandre au loin les produits de ses ateliers. (Ibid., p. 97.)

Dans le domaine industriel, les Grecs déployèrent les mêmes qualités que partout ailleurs ; ils eurent une habileté de main extraordinaire, un génie d’invention toujours en éveil, un flair singulier pour deviner les goûts de leurs clients, enfin une adresse surprenante à s’ouvrir sans cesse des débouchés nouveaux.

 

10. — DIVISION DU TRAVAIL INDUSTRIEL.

Dans les petites villes, ce sont les mêmes individus qui font lit, porte, charrue, table, et qui même bâtissent les maisons ; heureux quand ces métiers donnent de quoi manger à qui les exerce ! Or il est impossible qu’un homme qui fait tant de métiers les fasse bien tous. Dans les grandes villes, au contraire, où une foule de gens ont besoin des mêmes objets, un seul métier nourrit son homme ; quelquefois même il n’exerce pas tout son métier : l’un fait des chaussures d’hommes, l’autre des chaussures de femmes ; l’un vit seulement de la couture des souliers, l’autre de la coupe du cuir ; l’un taille les tuniques (χιτώνας), l’autre se contente d’en assembler les parties. Nécessairement un homme dont le travail est borné à un ouvrage restreint doit y exceller.

Xénophon, Cyropédie, VIII, 2-5 ; trad. Talbot.

 

11. — ORGANISATION DU TRAVAIL INDUSTRIEL.

Il y avait à Athènes deux sortes d’ouvriers, les esclaves et les hommes libres.

Les esclaves eux-mêmes se divisaient en deux catégories, suivant qu’ils travaillaient pour le compte de leur maître ou pour leur propre compte. Les premiers étaient groupés dans des ateliers. Il existait des usines en Grèce, mais elles étaient beaucoup moins vastes que chez nous, par la raison que l’on ne s’y servait point de machines et que tout s’y faisait à la main. On réunissait dans un même atelier vingt, trente, quarante, cent, cent vingt esclaves, pas davantage ; en tout cas, nous ne connaissons pas de chiffre supérieur à ce dernier. Ces hommes étaient nourris, logés, vêtus par leur maître, et tout le bénéfice de leur travail était pour lui.

On pratiquait encore un autre système. Pour se garantir contre tout risque et pour s’affranchir des ennuis de la surveillance, le maître autorisait souvent ses esclaves à travailler pour autrui, sous la condition qu’ils lui abandonneraient une partie déterminée de leur salaire ; c’est ainsi que Nicias louait aux concessionnaires de mines 1000 esclaves qui lui rapportaient un revenu net de 1600 francs par jour. Parfois aussi un maître permettait à ses esclaves de travailler pour leur compte, moyennant une redevance fixe de tant par tête et par jour. Timarque, par exemple, possédait une dizaine d’esclaves corroyeurs qui formaient une espèce de société coopérative dirigée par l’un d’entre eux ; chacun versait entre ses mains 2 oboles par jour (0 fr. 32), et leur chef, 3 (0 fr. 48). Tous ces revenus étaient assez élevés, si on les compare au prix habituel des esclaves. Il atteignait 40 pour 100 dans les mines, et 15, 20, même 30 pour 100 dans les autres industries. Mais on sait qu’en Grèce le taux normal de l’intérêt était de 12 pour 100 ; de plus l’esclave était un capital qui se détériorait par le travail même, et il fallait que cette dépréciation fût compensée par un supplément d’intérêt.

Ces gros industriels à esclaves étaient soit des citoyens, soit des étrangers domiciliés. Les documents nous en font connaître un assez grand nombre. Nausicydès, minotier ; Cyrénos, boulanger vivant largement ; Déméas, fabricant de chlamydes ; Cléon et Anytos, corroyeurs ; le père de Démosthène, armurier et ébéniste ; le banquier Pasion, fabricant de boucliers ; Hyperbolos, fabricant de lampes ; le père d’Isocrate, luthier ; Cléophon fabricant de lyres ; Léocrate, qui occupe des ouvriers forgerons ; Képhalos, le père de l’orateur Lysias, fabricant de boucliers.

Il y avait en outre, à Athènes et ailleurs, de petits patrons. Ainsi l’on voyait sur l’agora une foule de boutiques de droguistes, de coiffeurs, de cordonniers et d’autres gens de métier. D’après Xénophon, l’Assemblée du peuple comprenait en majorité des foulons, des cordonniers, des maçons, des chaudronniers, des laboureurs, des marchands, des brocanteurs. Ces individus, avec une mise de fonds très modeste, se procuraient l’outillage nécessaire, et ils travaillaient directement pour la clientèle. Ils se faisaient aider soit de leurs enfants, soit d’un ouvrier libre, soit d’un esclave qui leur appartenait en propre ou qu’ils louaient. Les professions étaient généralement héréditaires. C’est la règle ordinaire dans les sociétés simples, comme dans la société hellénique ; de plus la loi imposait à tout citoyen pauvre ou peu aisé l’obligation d’apprendre un métier à son fils, et il était naturel qu’il lui apprît le sien.

Quelques indices donnent à penser que la concurrence des esclaves amena la diminution graduelle de cette classe, et qu’après les malheurs de la guerre du Péloponnèse beaucoup de petits patrons tombèrent au rang d’ouvriers mercenaires. Ceux-ci furent donc, au IVe siècle, plus nombreux qu’au Ve, et ils ne trouvaient pas toujours de l’emploi.

On distinguait en Grèce le travail à la journée et le travail à la tâche. Nous possédons une inscription où certains ouvriers sont payés d’après le travail accompli, tandis que d’autres travaillent à tant par jour. A Paros, un officier de police appelé l’agoranome veillait à ce que les journaliers et leurs patrons ne se fissent mutuellement aucun tort, obligeant les premiers à remplir leurs engagements, les seconds à payer leurs salaires sans procès. (Rangabé, Antiquités helléniques, 770 B.) Platon veut que les litiges de cette nature soient jugés par les commissaires de police (astynomes) jusqu’à concurrence de 50 drachmes, et au-dessus par les tribunaux. (Lois, VIII, p. 847.) Nous ignorons s’il reproduit ici une loi athénienne.

Le taux des salaires était évidemment très variable. Voici quelques chiffres qu’on rencontre dans les documents. Un portefaix gagnait 4 oboles par jour (0 fr. 64) ; un manœuvre de maçon, 3 oboles (0 fr. 48). Les scieurs de pierre qui furent employés à la construction du temple d’Érechthée recevaient une drachme (0 fr. 98) ; on paya de même les ouvriers qui travaillèrent à un autre édifice public, peut-être le Parthénon ou les Propylées. Le travail de nuit était plus lucratif ; on cite deux jeunes gens qui, occupés la nuit dans un moulin, gagnaient 2 drachmes (1 fr. 96) chacun.

Pour peindre à l’encaustique une cimaise du Parthénon, on payait 5 oboles (0 fr. 80) par pied courant ; pour la cannelure d’une colonne, on comptait de 18 à 20 drachmes (17 à 19 fr.), et on en comptait 60 (59 fr.) pour de petites statues travaillées seulement à leur partie antérieure ; pour fouler un himation, on ne demandait pas plus de 3 oboles (0 fr. 48).

Un dernier point à noter, c’est que les femmes étaient employées dans l’industrie, principalement au tissage des étoffes.

D’après Büchsenschütz, Besitz und Erwerb im griechischen Alterthume, pp. 336 et suiv. ; Brants, De la condition du travailleur libre dans l’industrie athénienne, pp. 6 et suiv., et Caillemer, Dict. des antiq., I, pp. 321 et 445.

 

12. — LES MINES.

La Grèce produisait trois métaux principaux : le cuivre, l’or et l’argent. Le cuivre se trouvait surtout dans l’île de Chypre et dans l’île d’Eubée ; l’or, dans l’île de Siphnos, dans celle de Thasos, en Thrace, en Macédoine, dans quelques contrées de la Thessalie, et en Épire ; l’argent, à Siphnos, en Macédoine, en Épire, et en Attique. De tous les districts miniers, le plus célèbre était celui du Laurion, dans l’Attique méridionale, où le plomb argentifère abondait. Le gisement métallique, dit un écrivain du IVe siècle av. J.-C., loin de s’épuiser, semble s’étendre chaque jour davantage ; dans le temps même qu’on y employait le plus de bras, pas un seul homme n’a manqué d’ouvrage ; c’était l’ouvrage, au contraire, qui excédait le nombre des ouvriers. Et maintenant encore, pas un propriétaire de mines ne réduit son personnel ; chacun même s’efforce de l’accroître le plus possible. (Xénophon, Revenus d’Athènes, ch. IV.)

La législation athénienne sur les mines était fondée sur les mêmes principes que la nôtre. Les mines étaient concédées par l’État aux particuliers moyennant un prix fixe. Le concessionnaire s’engageait à exploiter, et à payer à l’État une redevance annuelle égale au vingt-quatrième du produit. L’inexécution de ces obligations pouvait entraîner la déchéance de la concession. Les demandes de concession étaient publiées par affiches. La concession était faite d’après un plan indiquant le périmètre de la surface concédée. (Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, t. I, p. 272.)

Une mine appartenait tantôt à un seul individu, tantôt à un groupe d’actionnaires ; Hypéride en cite une où la plupart dis citoyens riches avaient des parts.

L’usage des machines étant inconnu, tout le travail était fait par des esclaves. On exploitait de deux façons différentes. Ou bien le concessionnaire affermait la mine, garnie ou non d’esclaves, à un ou plusieurs individus, qui lui payaient une redevance fixe, en gardant pour eux le surplus du produit ; c’est de quoi le discours de Démosthène Contre Panténète nous offre un exemple. Ou bien encore le concessionnaire exploitait lui-même en se procurant, par achat ou par location, les esclaves nécessaires ; ce dernier système paraît avoir été le plus usité.

L’imperfection de leurs procédés métallurgiques empêchait les Athéniens de retirer du minerai tout l’argent qu’il renfermait. C’est au point qu’aujourd’hui les usines du Laurion ne font guère que traiter les scories entassées par les anciens. Néanmoins le rendement des mines était fort rémunérateur. L’auteur du traité des Revenus d’Athènes atteste qu’il enrichissait une foule de particuliers ; nous savons d’ailleurs qu’un esclave loué à un exploitant rapportait en moyenne à son maître 40 pour 100 de sa valeur.

 

13. — LE COMMERCE EN GRÈCE.

Au temps d’Homère, il y avait déjà dans le monde hellénique une certaine activité commerciale. Mais, outre qu’elle était entravée par la piraterie, alors très florissante, on remarque que le trafic avec le dehors se faisait principalement par l’intermédiaire des étrangers. Peu à peu, pourtant, les Grecs se familiarisèrent avec la nier. L’exemple fut donné par les villes du littoral asiatique, et suivi par celles de la Grèce propre. Le grand mouvement d’expansion coloniale qui commença au VIIIe siècle accrut encore ce goût pour le commerce, dont il était d’ailleurs un indice fort significatif, et les Grecs devinrent bientôt les premiers négociants de la Méditerranée orientale. Depuis le fond de la mer d’Azof jusqu’à la Toscane actuelle, leurs navires allèrent partout chercher des objets d’alimentation ou des matières premières, et porter les produits de l’industrie nationale. Pendant plusieurs siècles, les grandes places de commerce furent Égine, Corinthe, les villes d’Eubée, l’île de Délos, Milet, Samos, Phocée, Rhodes, Éphèse, et la plupart des cités d’Asie Mineure. Mais, à partir du VIe et surtout du Ve siècle, Athènes les éclipsa toutes. Tout ce qu’il y a de meilleur en Sicile, disait un Athénien, en Italie, à Chypre, en Égypte, en Lydie, dans le Pont, dans le Péloponnèse et ailleurs, tout cela se concentre chez nous. Il suffit de parcourir les plaidoyers civils de Démosthène pour se convaincre qu’Athènes était en relations d’affaires avec le Bosphore (Crimée), l’Égypte, Rhodes, la Thrace, Byzance, Chalcédoine, Cyrène, la Sicile. Parmi les étrangers qui fréquentaient son port du Pirée, le même auteur nous signale des individus de Marseille, de Byzance, de Phénicie, de Phasélis, d’Halicarnasse, de Chypre, d’Héraclée Pontique. La diffusion des céramiques de provenance attique permet de tracer, pour ainsi dire, les limites de l’horizon commercial des Athéniens. Or ces poteries se trouvent en abondance à Éleusis, Tanagra, Thèbes, Thespies et Thisbé de Béotie, dans la Locride et la Phocide, à Tégée dans le Péloponnèse, à Rhodes et Chypre, en Cyrénaïque, en Asie Mineure, en Crimée, en Sicile, et dans l’Italie centrale.

 

14. — LE MARCHÉ DES VILLES GRECQUES.

Le marché des villes grecques ou agora n’était pas une place exclusivement réservée aux marchands. A Athènes, on y trouvait des édifices importants, le palais du sénat, des tribunaux, des temples ; on y voyait ces belles allées de platanes et de peupliers que Cimon avait fait planter ; là aussi étaient les statues des héros éponymes dont le piédestal recevait certaines affiches officielles, et la tribune où montait le héraut pour les proclamations et les adjudications. C’était au milieu de tous ces édifices et autour d’eux que se groupaient les marchands.

Il y avait des emplacements affectés à chaque genre de produits, et chacun était désigné par le nom de la denrée qu’on y vendait ; c’est ainsi qu’on allait au fromage, au poisson, aux poteries, au vin, etc. Les marchands étaient installés les uns en plein air, d’autres sous de modestes tentes d’étoffe, d’autres dans de petites boutiques mobiles, faites de clayonnage ou de roseaux. Quelques-uns avaient de véritables magasins. Des ateliers de toutes sortes étaient établis dans le voisinage et finissaient par se confondre avec l’agora. Sur la place même, assis devant leurs comptoirs (τράπεζαι), se tenaient les banquiers ou trapézites. A peu de distance stationnaient les hommes libres ou esclaves qui voulaient louer leurs services.

Quelquefois les cités firent construire des bâtiments spéciaux pour les marchés. A Athènes, il y avait, depuis Périclès, une halle pour la vente des farines ; à Mégare, il y en avait une pour la vente des parfums. Dans quelques villes, surtout en Asie Mineure, il existait de véritables bazars, distincts les uns des autres, et séparés par de petites rues.

Une femme riche ou aisée n’allait jamais au marché ; elle n’y envoyait même pas habituellement ses femmes de service. C’était le mari lui-même qui, s’il ne chargeait pas de ce soin un esclave, allait acheter les provisions et les faisait ensuite transporter chez lui par un commissionnaire. Il n’était pas rare de voir un soldat en grande tenue marchandant des sardines ou des figues, et l’on pouvait à la rigueur rencontrer, comme la Lysistrata d’Aristophane, des officiers de cavalerie qui portaient gravement une purée de légumes dans leur casque. Théophraste et Pollux mentionnent, il est vrai, le marché des femmes ; mais c’était là sans doute soit le marché où se vendaient les articles destinés aux femmes, soit le marché où les vendeuses étaient des femmes.

Il y avait des règlements de police que les agoranomes faisaient respecter. Ainsi le marché au poisson ne pouvait commencer que lorsqu’une cloche en avait donné le signal. Les poètes comiques mentionnent encore certains détails : défense aux poissonniers d’arroser les poissons qui n’étaient point frais, défense au vendeur de rien rabattre du prix d’abord demandé ; mais ces détails, le second notamment, sont suspects.

Caillemer, Dict. des antiq., I, p. 15.

 

15. — PRATIQUES DES MARCHANDS.

Voici un passage de Platon où l’auteur fait allusion aux pratiques habituelles des marchands :

Tout homme doit mettre sur la même ligne l’altération des marchandises, le mensonge et la tromperie, et c’est une maxime détestable que celle qui est dans la bouche du vulgaire, à savoir que ces sortes de fraudes, quand elles sont faites à propos, n’ont rien que de légitime.... Que personne ne se rende coupable, ni en paroles ni en actions, de mensonge, de fraude, d’altération, prenant en même temps les dieux à témoin qu’il ne trompe point.... Que celui qui vend au marché un objet quelconque ne mette jamais deux prix à sa marchandise ; mais qu’après le premier prix fait, s’il ne trouve point d’acheteur, il la remporte, pour la remettre en vente une autre fois ; et que, dans le même jour, il ne hausse ni ne baisse sa première estimation. Qu’il s’abstienne aussi de vanter sa marchandise et d’y ajouter des serments.

Platon, Lois, XI, p. 916-917.

 

16. — FOIRES.

Des foires avaient lieu auprès de tous les grands sanctuaires, qui, on le sait, attiraient une foule de pèlerins et de curieux. Les lignes suivantes d’une inscription du Péloponnèse donneront une idée des règlements de police qui y étaient en vigueur :

Les hieroï détermineront l’emplacement où se feront les ventes. L’agoranome de la ville aura soin que les marchands vendent sans fraude et avec honnêteté, et qu’ils se servent de poids et de mesures qui soient d’accord avec les poids et les mesures de l’État. Il ne fixera ni un prix ni un temps pour la vente. Il n’exigera des marchands aucun droit de place. Les marchands qui ne se conformeront pas à ces prescriptions seront fouettés, si ce sont des esclaves, et condamnés à l’amende si ce sont des hommes libres.

Dittenberger, Sylloge inscript. Græcar., 388, lignes 99 et suiv.

 

17. — LÉGISLATION COMMERCIALE.

Les marchandises importées en Attique ou exportées au dehors payaient un droit de douane égal à 2 pour 100 de leur valeur. Mais ce n’était pas là une taxe protectionniste ; c’était une taxe purement fiscale ; car le blé lui-même y était astreint, bien que la production indigène fût très inférieure à la consommation. — Par contre, la loi, dans certains cas, édictait des prohibitions fort rigoureuses. Ainsi il était défendu d’exporter le blé, les bois et d’autres denrées agricoles. Tout commerce fut pendant quelque temps interdit avec Mégare.

Il n’y avait à Athènes ni monopoles ni compagnies privilégiées, et chacun, citoyen ou métèque, faisait le commerce comme il l’entendait. Cette règle pourtant fléchissait quand l’intérêt public paraissait l’exiger. On voit par exemple que certains individus n’avaient pas le droit de naviguer vers l’Hellespont ou vers l’Ionie ; c’était peut-être parce qu’ils y avaient commis auparavant des fraudes préjudiciables au renom d’Athènes. Il était interdit de prêter de l’argent sur un navire ou sur sa cargaison, si l’armateur ne s’engageait pas à rapporter au Pirée des céréales ou d’autres marchandises. Pour empêcher les accaparements du blé, la loi fixait la quantité que chaque particulier pouvait acheter.

Des faveurs spéciales étaient accordées aux commerçants. Habituellement on les dispensait du service militaire. Un texte ajoute même qu’on les exemptait do l’impôt sur le capital ; mais ce n’est guère probable. Nulle part les marchands étrangers n’étaient aussi bien traités qu’à Athènes. Une loi citée par Démosthène portait que les commerçants et les capitaines de navires pourraient se plaindre aux thesmothètes, s’il leur était fait quelque tort sur la place ; les coupables étaient jetés en prison jusqu’à parfait payement des condamnations prononcées contre eux. Le même auteur signale une autre loi dirigée contre ceux qui cherchent chicane aux armateurs et aux négociants ; elle défendait d’intenter aucun procès à ces personnes, à moins que le dénonciateur ne fût bien assuré de pouvoir faire la preuve de ses imputations. On savait à Athènes que le temps est de l’argent. Aussi les procès commerciaux étaient-ils jugés, au IVe siècle, dans le mois qui suivait l’introduction de l’instance, et de préférence l’hiver, quand la navigation chômait.

 

18. — LA POLITIQUE D’ATHÈNES ET LE COMMERCE DU BLÉ.

Athènes tirait du dehors une bonne partie du blé qu’elle consommait ; elle était donc intéressée à se ménager l’accès des contrées où il était le plus abondant, notamment de cette région du Bosphore Cimmérien qui correspond à la Russie méridionale. C’est pour cette raison que Périclès eut soin d’y installer, sur quelques points fortifiés, des garnisons athéniennes. Après la guerre du Péloponnèse, on évacua ces postes lointains ; mais dès lors la politique constante d’Athènes fut d’entretenir les relations les plus cordiales avec les maîtres du pays. Nous avons toute une série de décrets rendus en l’honneur des souverains du Bosphore ; ils sont autant de témoignages du prix qu’on attachait à leur alliance.

Il fallait en outre que les communications fussent toujours libres avec les ports des terres à blé. Jamais les Anglais ne surveillèrent la route des Indes d’un œil plus jaloux que les Athéniens celle du Bosphore. Il y avait un passage qu’il importait surtout de garder, c’étaient les deux détroits qui relient l’Archipel à la mer Noire. Au temps de leur empire maritime (Ve siècle), les Athéniens s’étaient empressés de rattacher à leur autorité la ville de Byzance (Constantinople) ; de plus ils avaient envoyé dans l’Hellespont (Dardanelles) des commandants militaires, sans doute avec des troupes et une escadre, pour en faire la police ; enfin la. Chersonèse de Thrace (presqu’île de Gallipoli) était tout entière une colonie d’Athènes, en relations permanentes avec la métropole. La victoire définitive de Sparte mit un terme à cet état de choses. Mais, aussitôt qu’ils se furent relevés de leurs défaites, les Athéniens portèrent de nouveau leurs regards sur les détroits, et une des premières cités qu’ils incorporèrent à leur empire restauré fut Byzance. La Propontide (mer de Marmara) était si bien pour eux le point vulnérable par excellence, que Philippe de Macédoine employa toutes les forces de son armée et toutes les ressources de sa diplomatie pour les y supplanter, et l’on vit Démosthène faire tout exprès le voyage pour conquérir l’amitié des inconstants Byzantins.

Guiraud, De l’importance des questions économiques dans l’antiquité, p. 6.

 

19. — LE COMMERCE DE L’ARGENT.

Les Athéniens connaissaient comme nous l’art de faire valoir les capitaux. Ils distinguaient l’argent oisif et l’argent qui travaille. Ils se rendaient même compte que le crédit est l’âme du commerce. Ce ne sont pas les emprunteurs, dit l’auteur du discours Contre Phormion, ce sont les prêteurs qui font la prospérité de toutes les professions maritimes.

Il y avait parfois des prêts purement verbaux. Mais le plus souvent on rédigeait devant témoins un acte écrit qui était déposé chez une tierce personne.

Le créancier exigeait habituellement des garanties. Tantôt il prenait hypothèque sur les biens de son débiteur ; tantôt il recevait de lui un objet en gage ; enfin il arrivait presque toujours qu’un ou plusieurs individus se portassent caution de la solvabilité de l’emprunteur.

Deux clauses essentielles figuraient dans ces sortes de contrats : l’une stipulait le remboursement du capital à telle date ; l’autre, le payement des intérêts.

Si à l’échéance le capital n’était pas remboursé, on distinguait le cas où il y avait un gage hypothécaire ou autre, et le cas où il n’y en avait pas. Dans le premier cas, le créancier s’appropriait le gage jusqu’à concurrence de la somme due ; dans le second, la dette était doublée.

Quant à l’intérêt, la loi n’en fixait pas le taux ; elle s’en rapportait aux conventions des parties. Il variait suivant les circonstances, surtout suivant les risques que courait le capital. On a un exemple d’un intérêt de 3,14 pour 100 ; mais le taux le plus ordinaire était de 12 pour 100 ; parfois même on allait jusqu’à 20, 30 et 36 pour 100.

On trouvait beaucoup de particuliers qui prêtaient leur argent à autrui. Il n’est pas rare de voir mentionner des titres de créances dans les inventaires de successions. Mais il y avait toute une classe de personnes qui avaient la spécialité de faire le commerce de l’argent ; c’étaient les banquiers, appelés trapézites, parce que leur comptoir s’appelait trapéza (table). Tous ceux que l’on connaît étaient étrangers ou affranchis. Voici quelles étaient leurs principales opérations :

1° Ils aidaient leurs clients dans la rédaction des contrats et les recevaient en dépôt.

2° Ils se chargeaient de faire les payements, soit avec les fonds que leur remettait le débiteur, soit en avançant eux-mêmes de l’argent. — Exemple : Lycon d’Héraclée, étant sur le point de partir pour l’Afrique, régla ses affaires avec son banquier, et lui donna ordre de payer à Céphisiade 16 mines et 40 drachmes qu’il laissait chez lui. (Démosthène, Contre Callippe, 3.) Timothée va quitter Athènes ; il attend des bois de Macédoine, et il convient avec son banquier qu’à leur arrivée, celui-ci payera les frais de transport (1.750 drachmes) ; le banquier paye, et inscrit Timothée comme son débiteur. (Id., Contre Timothée, 29-50.)

5° Ils ouvraient à leurs clients des comptes courants. Un jeune étranger vient à Athènes ; il confie au banquier Pasion les capitaux qu’il a apportés, et il les retire au fur et à mesure de ses besoins. (Isocrate, le Trapézitique, 4.)

4° Ils faisaient le change de place. Un Athénien allait à Milet, et il ne voulait pas prendre des fonds avec lui, de peur de les perdre. Il versait une certaine somme à son banquier, et celui-ci écrivait à son correspondant de Milet qu’il eût à compter une somme égale au voyageur.

5° Ils prêtaient de l’argent soit à des particuliers, soit, mais plus rarement, à des cités.

Un banquier opérait avec ses capitaux propres, et aussi avec les capitaux de ses clients. Pour inspirer de la confiance au public, il associait à son entreprise des espèces de commanditaires, qui lui fournissaient de l’argent et se portaient caution pour lui. Ceux-ci avaient droit à une partie des bénéfices, et, en revanche, ils étaient personnellement responsables à l’égard des créanciers. Les déconfitures étaient assez fréquentes, et il y avait alors liquidation ou faillite. C’est pour ce motif que les gens prudents plaçaient leurs fonds chez plusieurs banquiers différents ; ils divisaient ainsi les chances de perte. Le père de Démosthène notamment avait 2.400 drachmes à la banque de Pasion, 600 à celle de Pylade, et 1.600 chez Démomélès.

 

20. — LE BANQUIER PASION.

Vers la fin de la guerre du Péloponnèse, il y avait au Pirée une maison de banque dirigée par deux associés, Archestrate et Antisthène. Le premier avait un esclave, Pasion, qui s’était fait remarquer de bonne heure par son intelligence. Archestrate finit par l’affranchir, et par lui céder son affaire, de concert avec son associé. C’est contre ce Pasion qu’Isocrate écrivit, en 394, le discours intitulé le Trapézitique. Il le rédigea pour le fils de Sopæos, un de ces aventuriers grecs qui faisaient leur fortune auprès des princes à demi barbares du Bosphore Cimmérien et de la Thrace. Sopæos avait un fils qui voulut aller voir Athènes. Le père mit à sa disposition une forte somme et l’envoya au Pirée avec plusieurs cargaisons de blé et d’autres denrées. Le parvenu tenait à ce que l’héritier de sa fortune fit bonne figure à Athènes. Tout en jouissant des plaisirs de la grande ville, le jeune homme ne négligerait pas les affaires ; il placerait les marchandises de son père ; il entretiendrait ses relations, recouvrerait ses créances et surveillerait l’emploi de ses fonds.

Tout alla d’abord pour le mieux. Adressé par Sopæos à Pasion, le jeune homme trouva près de lui un accueil empressé et obséquieux. Pasion et ses associés étaient tout au service du voyageur. On lui procura des amis et des plaisirs ; on reçut en dépôt tout l’argent qu’il tira de la vente des marchandises ; on promit de l’intéresser dans les spéculations de la banque. Notre fils de ministre se livrait sans inquiétude aux enchantements de ce séjour longtemps désiré, et il trouvait qu’à Athènes les banquiers mêmes étaient de bien aimables gens.

Au bout de quelques semaines, on apprit qu’il y avait eu là-. bas, dans le Pont, une révolution de palais. Sopæos avait déplu au prince ; il avait été jeté en prison ; ses biens étaient confisqués, et son maître Satyros allait envoyer à Athènes des délégués  chargés de rechercher et de saisir toutes les sommes que son ancien ministre y possédait. Peut-être même réclamerait-il l’extradition de son fils. Athènes avait pour son commerce des blés un tel besoin du bon vouloir de ces princes du Bosphore, que l’on ne risquerait pas de se brouiller avec lui pour une pareille bagatelle.

Éperdu, l’étranger alla trouver son bon ami Pasion, et lui conta son affaire. Le rusé personnage parut prendre une grande part à sa peine. Il s’agissait d’abord pour la banque de ne point se dessaisir des sommes qu’elle faisait valoir. Pasion conseilla donc au jeune homme de remettre sans difficulté aux représentants de Satyros les marchandises et le peu d’argent qu’il avait entre les mains ; quant aux capitaux déposés chez Pasion, il en dissimulerait l’existence ; il soutiendrait que, loin de rien posséder, il était débiteur du banquier et de plusieurs autres citoyens. L’étranger fut enchanté de l’idée, sans se douter que Pasion se préparait à le duper. Il ne tarda pas pourtant à s’en apercevoir. Inquiet des mesures que les Athéniens pourraient prendre contre lui, il résolut de partir pour Byzance. Il espérait que là il trouverait peut-être à recouvrer des sommes dues à son père ; en tout cas, sa liberté et sa vie y seraient en sûreté. Byzance, ayant les blés de Thrace, n’avait pas besoin de ceux du Bosphore, et elle ne craignait pas les petits rois du Pont. Avant de s’embarquer, il voulut retirer son argent des mains de Pasion. Celui-ci le reçut avec politesse, mais avec embarras ; il reconnaissait la dette, mais il avait engagé les fonds dans l’intérêt du déposant ; il fallait du temps pour les recouvrer. Le client accepta la raison ; mais, comme à de nouvelles démarches le banquier répondait toujours par les mêmes prétextes, il finit par concevoir des soupçons. Il envoya à Pasion deux de ses amis. Pasion alors changea de ton ; il ne savait, disait-il, ce qu’on voulait ; il n’avait rien reçu et ne devait rien ; c’était au contraire lui qui était créancier de 300 drachmes. Il n’y avait pas à en douter : Pasion avait décide de s’approprier les dépouilles du malheureux. Porter plainte était impossible. Il n’y avait point d’écrit, et le dépôt n’avait pas eu d’autre témoin qu’un esclave, préposé à la caisse de la banque. Au reste le volé n’avait-il pas répété partout qu’il n’avait plus rien et qu’il vivait d’emprunts ? Pasion était donc sûr de l’impunité.

Tout à coup la nouvelle arriva que Sopæos était rentré en grâce ; le prince était même allé jusqu’à fiancer son propre fils à la fille du ministre. Cela changeait complètement la situation du client de Pasion. Aussi ce dernier se hâta-t-il de prendre ses précautions. Le plus pressé, c’était d’éloigner le caissier Kittos, unique témoin du versement fait par l’étranger. Pasion l’expédie secrètement au dehors, puis, payant d’audace, il accuse deux amis du plaignant, dont l’un s’appelait Ménexène, d’avoir suborné son employé, soustrait 6 talents à la banque par son entremise, et favorisé sa fuite. L’autre fut abasourdi d’une attaque aussi imprévue ; il dut fournir caution, pour éviter d’être incarcéré, et brusquement il dut passer de l’état de demandeur à l’état de défendeur. Au lieu de démontrer qu’il était victime d’un vol, il fallait qu’il commençât par démontrer qu’il n’était point lui-même un suborneur et un voleur.

Heureusement, son ami Ménexène était un homme de tête. Loin de renoncer à la lutte, il partit à la recherche de Kittos. Il eut la chance de mettre la main sur lui et de le ramener à Athènes. Là, il pria Pasion de laisser appliquer son esclave à la torture. Pour empêcher son caissier d’entrer dans la voie des aveux, voici ce que Pasion imagina. Il affirma que Kittos était de condition libre et ne pouvait par conséquent être traité en esclave. Ménexène répond que Pasion ne veut que gagner du temps ; il s’oppose à la mise en liberté provisoire de Kittos, à moins que Pasion ne fournisse à son tour une caution dont la valeur soit égale à celle des sommes dont la banque était débitrice. Pasion s’exécute et dépose 7 talents, plus de 40.000 francs, afin de conjurer la question et d’assurer les privilèges de la liberté à l’employé qu’il avait accusé récemment d’un grave abus de confiance. L’inconséquence était évidente. Pris à son propre piège, Pasion semblait se contredire. Il sentit qu’il lui serait difficile d’expliquer toutes ses démarches et qu’il était dans une impasse ; il tenta de revenir sur ses pas. Il dit à ses adversaires qu’ils pouvaient interroger Kittos à leur guise. Ceux-ci acceptèrent et convinrent de se rencontrer dans un temple avec Pasion, son esclave, et les personnes chargées de le faire parler. Mais, au jour fixé, le banquier s’opposa formellement à ce qu’on eût recours à la torture.

Cette obstination produisit un mauvais effet, et Pasion comprit qu’il était sage de transiger. Il eut une entrevue secrète avec le fils de Sopæos. Là, loin de toute oreille et de tout regard indiscret, il fut tout autre. D’un pan de son manteau il se cachait le visage comme un homme honteux de sa conduite ; il pleurait, il disait qu’il avait fallu, pour le décider à nier le dépôt, de graves embarras d’argent ; il s’engageait à restituer, pourvu qu’on n’ébruitât point l’affaire, et qu’on ne le perdit point de réputation. L’étranger crut à un repentir sincère ; il promit à Pasion de se taire et lui accorda des délais. Trois jours après, dans un nouvel entretien, il fut stipulé que Pasion s’embarquerait pour le Bosphore avec son client, et que ce serait là qu’il lui rendrait l’argent. De cette manière, on n’en saurait rien à Athènes. S’il ne payait pas, Satyros serait pris pour arbitre ; et au cas où le, prince se prononcerait contre lui, il aurait à verser, outre le principal de la dette, une moitié en sus de la somme réclamée. Les clauses du contrat furent consignées par écrit, et l’acte fut confié à un capitaine du navire appelé Pyron, de Phères en Thessalie. Mais aussitôt Pasion corrompt un des esclaves du capitaine ; il se procure ainsi le texte même de l’acte, le falsifie et le fait remettre en place par son complice. Il relève alors la tête et reprend son impudence ordinaire. Aux premières sommations de son client, qui le prie de partir avec lui, il répond qu’il s’y refuse. On insiste ; il demande la production du contrat. On ouvre la pièce ; et l’on y trouve, à la place de la convention primitive, une décharge générale donnée par l’étranger à son banquier. Il ne restait plus qu’une ressource au volé, c’était d’établir que Pasion avait commis un faux en écriture privée.

La chose souffrit encore quelque retard. L’étranger se rendit dans le Bosphore, accompagné par Kittos. Le jeune homme et l’esclave exposèrent l’affaire .devant Satyros. Le prince se déclara incompétent. Il donna pourtant au fils de son favori une marque de sympathie : il réunit les négociants athéniens qui étaient alors dans le port, et leur recommanda son sujet. De plus il écrivit au peuple athénien une lettre où il appelait sur lui la bienveillance des magistrats et des jurés. Ce fut ainsi, sous les auspices de son souverain et fort de son appui moral, que le client de Pasion, à son retour, soumit sa plainte devant le tribunal. Isocrate écrivit un plaidoyer pour lui ; mais nous ignorons s’il gagna son procès.

L’opinion publique ne paraît pas avoir été très sévère à Athènes pour des malices comme celles de Pasion : elles pouvaient entraîner une condamnation à des dommages-intérêts, mais non une condamnation pénale, ni par suite une véritable flétrissure. De plus la race grecque n’a jamais été exigeante en fait de moralité. Au surplus rien n’atteste que Pasion fût coupable. Nous connaissons l’accusation ; nous ne connaissons pas la défense, et il serait possible que le jeune étranger fût une espèce d’aventurier, qui en faisant sonner bien haut le crédit de son père auprès de Satyros, ami d’Athènes, espérait intimider Pasion par la menace d’un procès scandaleux et lui extorquer de l’argent.

La meilleure raison que nous ayons de suspendre notre jugement, c’est que la prospérité de Pasion ne fit que grandir, et cette prospérité ne pouvait naître que de l’estime inspirée à toute une vaste clientèle d’Athéniens et d’étrangers. Rappelant quarante ans plus tard les origines de cette fortune, très humble à ses débuts, Démosthène disait : Pasion inspira confiance : or dans le monde qui vit à la Bourse et fait des affaires, la réputation d’homme laborieux jointe à celle d’honnête homme a une puissance merveilleuse. Admettrait-on que, dans les premières années de sa carrière, Pasion aurait un jour cédé à la tentation ? Toujours est-il qu’il aurait profité de la leçon. Intelligent comme il l’était, il sentit bien vite que le plus habile était d’être probe. Son ancien maître Archestrate avait laissé des fonds dans la banque. Entre les mains de son successeur, cette maison devint la première d’Athènes ; les citoyens les plus riches et les mieux posés, Agyrrhios, Démosthène le père, Timothée, lui remirent leurs capitaux ou lui empruntèrent de l’argent. Il rendit à l’État plus d’un service pécuniaire ; il obtint donc aisément le titre de citoyen.

Il était encore à la tête de la maison en 372, et il mourut en 370, après une longue et douloureuse maladie. Dans l’intervalle, se sentant déjà âgé et souffrant, il mit ordre à ses affaires et régla l’avenir avec une sagesse qui fait honneur à son jugement. Son homme de confiance était alors Phormion, d’origine étrangère et servile, comme Kittos, qui s’était établi pour son compte. Phormion avait reçu la liberté ; puis, à mesure que son maître vieillissait, il avait pris une importance de plus en plus grande dans la banque, et Pasion avait fini par le charger de tout le détail. On aurait pu croire que ce dernier laisserait sa maison à son fils Apollodore. Mais Apollodore avait d’autres visées. Son père l’avait élevé en fils de famille ; il lui avait donné une éducation très soignée ; il l’avait laissé fréquenter les écoles des rhéteurs, se lier avec des jeunes gens ambitieux et riches. Apollodore rêvait la politique, les honneurs, la puissance ; peut-être eût-il rougi de s’asseoir derrière le comptoir paternel. Peut-être aussi Pasion n’avait-il pas une assez bonne opinion de lui pour en faire son successeur. Toujours est-il qu’il jeta les yeux sur Phormion pour continuer son œuvre. Il lui loua à la fois sa banque et une fabrique de boucliers. La location portait, pour la fabrique, sur le matériel et sur les esclaves qui y travaillaient ; pour la banque, sur l’achalandage et sur l’usage des capitaux déposés. De plus, Pasion donnait sa garantie pour le remboursement de 11 talents, provenant des fonds de dépôt prêtés à divers par la banque sur hypothèque ; Phormion, encore simple affranchi, aurait eu quelque peine à poursuivre devant les tribunaux le recouvrement de ces créances. Afin qu’il fût couvert de ce côté au regard des déposants, Pasion s’était reconnu débiteur de ces 11 talents. Le prix du bail était pour l’usine d’un talent (5.894 fr.), et il semble qu’elle rapportât aisément cette somme ; mais le loyer annuel de la banque avait été fixé à 100 mines (9.820 fr.). Il paraît bien qu’il était très onéreux ; car, huit ans après, quand Phormion se retira, les héritiers de Pasion ne louèrent pas la banque à un prix supérieur, quoiqu’elle eût prospéré dans l’intervalle.

Peu avant sa mort, Pasion prit ses dernières dispositions. Sa fortune était considérable. Il avait pour 20 talents d’immeubles, et près de 40 talents placés dans les affaires, en prêts maritimes, en hypothèques, en créances de toute nature, qui devaient être appuyées sur de solides garanties ; c’était un total d’environ 60 talents (353.000 fr.). Comme il avait deux fils, dont un mineur, il choisit Phormion pour tuteur, tout en associant à cette responsabilité quelques parents et amis. Puis, pour être encore plus sûr de lui, il lui fit promettre d’épouser sa veuve Archippé ; celle-ci aurait en dot 2 talents placés en Attique et dans l’île de Péparèthos, une maison d’habitation évaluée à 100 mines, le mobilier qui la garnissait, des servantes, des bijoux, tout ce qu’il lui fallait enfin pour soutenir son train de vie habituel. Nous savons par Démosthène que beaucoup de trapézites, à Athènes, à Égine et ailleurs, faisaient comme fit ici Pasion.

D’après Isocrate, le Trapézitigue ; Démosthène, Discours pour Phormion ; et Perrot, Mémoires d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire, pp. 379-414.

 

21. — UNE VILLE RICHE DE LA GRANDE-GRÈCE.

Sybaris comptait, en dehors des esclaves, 300.000 habitants de condition libre. Son enceinte avait plus de 9 kilomètres de pourtour. Un fait donnera une idée de la richesse qui accompagnait ce développement de population ; dans ses processions solennelles, Sybaris déployait 5.000 cavaliers revêtus de l’équipement le plus somptueux. Or, dans les cités grecques, on n’était admis dans la cavalerie qu’en justifiant d’un revenu considérable. Qui disait cavalier voulait dire jeune homme riche appartenant à la classe des plus imposés. Athènes, dans son plus beau temps, n’en eut que le quart de ce qu’en avait Sybaris.

De grands travaux avaient assaini le sol naturellement humide qui servait d’assiette à la ville. Un système de canaux bien conçu procurait un écoulement vers la mer aux eaux de la partie basse de la plaine, aujourd’hui revenue à l’état de maremme. Ces canaux étaient navigables, et les Sybarites s’en servaient pour transporter par bateaux à la ville ou jusqu’au port le vin très estimé qu’ils récoltaient en abondance sur les collines entourant cette région inférieure.

La fertilité du territoire était prodigieuse ; Varron prétend que le blé y produisait au centuple. Athénée dit cependant que les céréales indigènes suffisaient à peine à la consommation de la ville. En dehors des vins, signalés comme l’objet d’un commerce étendu, l’agriculture fournissait à Sybaris beaucoup d’articles d’exportation. Ses campagnes produisaient de l’huile. Elle livrait au commerce le cuir des troupeaux de ses riches prairies, la laine des moutons qui paissaient dans les montagnes environnantes, les bois des forêts de ses montagnes et en particulier de la Sila, très recherchés pour les constructions navales, la poix recueillie sur la même montagne et qui passait pour la meilleure du bassin de la Méditerranée, la cire des abeilles qu’on y élevait en grande quantité. Elle avait aussi des mines d’argent, qui expliquent son abondant monnayage. Enfin, comme les Sybarites possédaient un port sur la mer Tyrrhénienne à Laos, et qu’ils étaient alliés d’une part avec les Milésiens, de l’autre avec les Étrusques, ils servaient d’entrepositaires à ces deux peuples. Les navires de Milet apportaient leurs marchandises à Sybaris même ; les Étrusques apportaient les leurs à Laos ; et entre ces deux points, les Sybarites se chargeaient du transit par terre. La chose était facile, car la distance n’est pas grande ; il y avait même un col qui favorisait le passage. Cette cité tenait tellement à rester une sorte de grand marché international, qu’elle exemptait de tout droit de douane les produits les plus estimés de l’Asie Mineure et de la Tyrrhénie.

F. Lenormant, la Grande-Grèce, II, pp. 260-262, 274-275.

 

22. — LA RICHESSE À ATHÈNES.

On trouve une foule de petites fortunes au Ve et au IVe siècle. Combien de gens possédaient moins d’un talent (5.894 fr.), et même moins de 10 mines (982 fr.) ! Un talent pouvait suffire pour vivre, de manière à n’être pas précisément au nombre des nécessiteux. On voit mentionner souvent des fortunes de 2 à 5 talents. L’héritage d’Eschine l’orateur était de 5 talents (29.470 fr.). Le bien de Critobule est estimé par Xénophon 500 mines (49.100 fr.), et il passait pour un homme riche. Timocrate possédait plus de 10 talents (58.940 fr.). Dicéogène avait 80 mines (7.856 fr.) de revenu annuel ; ce qui suppose un fonds d’environ 11 talents (65.000 fr.), et cela était regardé comme quelque chose de considérable. Un négociant appelé Diodotos avait 14 talents (82.516 fr.) ; le père de Démosthène en laissa une quinzaine (88.000 fr.). Avec un tel avoir, on était assez riche, vu le taux élevé des intérêts et le bas prix des denrées. Cependant beaucoup d’Athéniens avaient encore plus. Onétor possédait 30 talents (176.000 fr.) ; Conon, 40 (256.000 fr.) ; Stéphanos, fils de Thallos, et le banquier Pasion, 50 (295.000 fr.) chacun.

Au premier rang des familles les plus opulentes se place celle de Nicias. Les biens de ce personnage étaient évalués à 100 talents (598.000 fr.). Son fils Nicératos était cité comme le plus riche des Athéniens ; c’est même là ce qui causa sa perte sous les Trente Tyrans. La famille des Callias était encore plus riche. Callias Ier acheta les biens de Pisistrate aussi souvent qu’il fut chassé d’Athènes ; il faisait de grandes dépenses pour élever des chevaux ; il vainquit aux jeux olympiques, et donna de grosses dots à ses trois filles. Son petit-fils Callias II avait, disait-on, 200 talents (1.179.000 fr.). Il laissa cette fortune à son fils Hipponicos, qui demanda, paraît-il, l’autorisation de construire une maison sur l’Acropole pour y mettre ses trésors en sûreté ; sa fille, qui épousa Alcibiade, reçut 10 talents de dot (58.940 fr.) ; ce qui était énorme à cette époque. Son fils dissipa cet énorme patrimoine, et l’on prétend que vers l’année 385 il ne lui restait pas plus de 2 talents. La fortune d’Alcibiade montait à une centaine de talents. Dans la seconde moitié du IVe siècle, les biens confisqués d’un certain Diphile produisirent 160 talents (945.000 fr.). Le bruit public en attribuait 600 (3.536.000 fr.) à Épicrate.

En somme, il y avait à Athènes quelques grosses fortunes ; mais elles étaient rares, et de plus elles ne se conservaient guère. Ce qui dominait, c’étaient les fortunes moyennes et les petites fortunes. Les pauvres étaient fort nombreux, s’il est vrai qu’en 322 neuf mille citoyens seulement, sur vingt et un mille, possédassent 1960 francs et plus. Il faut ajouter toutefois que ces 1960 francs en vaudraient près de 6000 des nôtres.

D’après Böckh, Économie politique des Athéniens, IV, III.

 

23. — DÉTAIL DE QUELQUES FORTUNES ATHÉNIENNES.

1. Stratoclès (Isée, Sur l’héritage d’Hagnias, 42-43).

Une terre valant 2 talents ½ (14.735 fr.) et affermée pour 12 mines (1.178 fr.).

Une maison à délite valant 50 mines (2.946 fr.) et une maison à Éleusis valant 5 mines (491 fr.), affermées ensemble pour 5 mines (294 fr.).

4.000 drachmes (3.920 fr.), placées à 18 pour 100.

Mobilier, troupeaux, provisions, le tout valant 4 900 drachmes (4.800 fr.).

Neuf mines d’argent en caisse (884 fr.).

1.000 drachmes (982 fr.) prêtées à des amis.

Total : 29.000 fr. environ.

2° Euctémon (Isée, Sur l’héritage de Philoctémon, 55-54).

Une terre valant 75 mines (7.565 fr.).

Un établissement de bains, 3.000 drachmes (2.940 fr.).

Une maison de ville, 44 mines (4.320 fr.).

Un troupeau de chèvres et un chevrier, 15 mines (1.276 fr.).

Deux attelages de mules, 1 550 drachmes (1.523 fr.).

Esclaves.

Total : plus de 3 talents (17.700 fr.).

3° Père de Timarque (Eschine, Contre Timarque, 97-99).

Une maison de ville, 20 mines (1.964 fr.),

Terre à Sphettos, valeur inconnue.

Terre à Alopékè, 2000 drachmes (1.960 fr.).

10 esclaves corroyeurs, qui rapportent par jour 21 oboles (3 fr. 56).

Une tisseuse.

Un tisseur.

Titres de créances.

Mobilier.

4° Père de Démosthène (Démosthène, Contre Aphobos, I, 9-11).

Deux ateliers rapportant 42 mines de revenu net (4.124 fr.).

Matières premières, 150 mines (1.473 fr.).

Maison, 3000 drachmes (2.940 fr.).

Mobilier, 10.000 drachmes (9.800 fr.).

Capitaux, 31.000 fr. environ.

Total : 14 talents (82.000 fr.).

 

21. — LE SOCIALISME.

Il y a eu en Grèce des théories socialistes ; mais elles ont été l’œuvre des philosophes, et il ne semble pas qu’elles aient eu grande influence. Platon lui-même, qui dans sa République se montre partisan de la communauté des biens, organise fortement la propriété individuelle dans ses Lois, c’est-à-dire dans l’ouvrage où il prétend déterminer les institutions d’un État réel.

Les Grecs, toutefois, ont été moins soucieux que nous de garantir le droit de propriété. Ils n’admettaient pas que l’intérêt public s’effaçât jamais devant un intérêt privé, si bien qu’une atteinte portée à ce droit leur paraissait légitime, du moment que la société devait en retirer quelque avantage. En second lieu, les droits du citoyen, même les droits civils, n’étaient respectables à leurs yeux que si ce dernier remplissait lui-même ses devoirs envers l’État, et il suffisait qu’il fût ou qu’on le crût mauvais citoyen, pour que la loi cessât de le protéger.

Il suit de là que la richesse était, dans la Grèce antique, bien plus précaire qu’aujourd’hui. Un homme qui n’était certes pas un révolutionnaire, Démosthène, pour provoquer une sentence de confiscation contre son adversaire Midias, allègue cette raison que son opulence le rend insolent à l’égard des gens du peuple. Puisqu’elle lui fournit les moyens de nous outrager, dit-il, il serait imprudent de la laisser entre ses mains ; la lui ravir, c’est lui ôter l’instrument de ses crimes. Au surplus, ajoute-t-il, Midias ne sera pas bien à plaindre ; quand son avoir sera égal à celui de la plupart d’entre vous, qu’il insulte maintenant, et qu’il traite de mendiants, ni quand on lui aura ôté ces richesses dont l’excès lui inspire un orgueil coupable. A Athènes, l’impôt et la justice étaient organisés de telle sorte que l’État pouvait, sans sortir de la légalité, s’approprier une portion souvent notable des fortunes privées, et en faire bénéficier ensuite, sous des formes diverses, la multitude. Dans la plupart des autres cités, on avait recours franchement à la violence.

Quoique la vie fût en Grèce beaucoup plus facile que chez nous, il y avait dans tout citoyen pauvre un socialiste latent. Ces esprits simples et pratiques ne couvraient leurs appétits d’aucun principe théorique ; ils n’imaginaient pas de beaux systèmes, comme en ont élaborés les modernes, pour résoudre ces graves problèmes. Leur unique pensée était de dépouiller les riches et de se substituer à eux. On tentait pour cela une révolution ; si on avait la chance de réussir, on tuait, on exilait les vaincus, on s’emparait de leurs biens, et on les répartissait entre les adhérents de la faction triomphante. Tout se réduisait en somme à un changement de personnes.

L’histoire des cités helléniques est pleine d’excès de ce genre. Au IVe siècle, Sparte se vantait d’avoir seule échappé à ce fléau, et Aristote déclare que les questions relatives à la propriété sont l’origine de toutes les dissensions. Vers la fin du règne d’Alexandre, il existait dans le monde oriental une masse flottante d’individus sans feu ni lieu, dont l’unique ressource était la guerre. Ces hommes n’étaient pas des aventuriers ni des soldats de profession ; s’étaient presque tous des bannis que le hasard des révolutions avait arrachés au sol natal et jetés dans la misère ; ils étaient au nombre de 20.000. Alexandre leur rouvrit les portes de leurs patries ; Polysperchon fit de même un peu plus tard ; mais c’était toujours à recommencer. Le mal redoubla au ne et au ne siècle. Polybe nous explique d’un mot la raison de ce phénomène. De tels faits, dit-il, se produisent dans les villes comme dans les familles, lorsqu’on se trouve dans la gêne. La Grèce était alors très appauvrie, et, par une suite naturelle, la classe indigente se montrait encore plus cupide qu’autrefois. On ne se disputait guère le pouvoir ; l’objet réel des luttes entre les factions était la richesse, surtout la richesse foncière, et l’on ne s’efforçait de conquérir l’autorité que pour faire main basse sur les biens d’autrui. Chaque coup d’État, a-t-on dit, était signalé ou par une confiscation ou par une restitution forcée. Ces dépossessions étaient toujours violentes et s’opéraient brutalement. Aratus étonna beaucoup ses contemporains, lorsque, après la chute du tyran de Sicyone, il indemnisa les propriétaires qui durent céder la place aux bannis. D’habitude, on y mettait moins de ménagements. Il y eut pendant cette période une véritable débauche de spoliations. Beaucoup de démagogues invitaient ce Molpagoras de Kios qui massacrait les gens aisés, ou les exilait, et distribuait leurs biens au peuple. Beaucoup de cités furent longtemps bouleversées, comme Cynætha d’Arcadie, par les meurtres, les proscriptions, les pillages. La plèbe ne cessait de convoiter les biens des riches, et, à la moindre occasion, elle s’en saisissait. Les aristocrates de leur côté s’engageaient volontiers par serment à être toujours les ennemis du peuple, et à lui nuire le plus possible. Bref la richesse, soit qu’on prétendît la garder, soit qu’on voulût se l’approprier, était une cause de haines profondes et d’agitations perpétuelles.