LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE II. — LA FAMILLE.

 

 

SOMMAIRE. — 1. La famille primitive. — 2. La famille fondée sur la religion. — 3. Le célibat. — 4. Objet du mariage en Grèce. —5. Rites religieux du mariage. — 6. La dot. — 7. Condition juridique de la femme. — 8. La femme athénienne. — 9. Rôle de la femme dans la maison d’après Xénophon. —10. Les femmes spartiates. — 11. Énergie des femmes spartiates. —12. Courage des Argiennes. — 13. Divorce. — 14. Les cérémonies du septième et du dixième jour après la naissance. —15. Les noms propres. —16. L’adoption. — 17. L’autorité paternelle. — 18. Devoirs des enfants envers leurs parents. — 19. Règles relatives à la transmission des successions. — 20. Règles relatives au mode de partage des successions. — 21. Le testament. — 22. Testament de Platon. — 23. Partage amiable d’une succession. — 24. Pillage d’une succession. — 25. Prétentions frauduleuses à une succession. — 26. La fille épicière. — 27. La tutelle.

 

1. — LA FAMILLE PRIMITIVE.

Dans les temps primitifs de la Grèce, la famille (γένος) différait beaucoup de ce qu’elle fut ultérieurement, au Ve et au IVe siècle. Elle était d’abord très nombreuse, et ses membres demeuraient tous groupés sous le même toit. Homère, qui n’établit aucune distinction entre les institutions des Grecs et celles des Troyens, décrit ainsi le palais de Priam : A l’intérieur, il y a cinquante appartements, construits l’un près de l’autre, en pierres polies. Là reposent, auprès de leurs épouses, les fils de Priam. De l’autre côté et en face, dans la cour des femmes, s’élèvent l’un près de l’autre, construits en pierres polies, douze appartements, où reposent auprès de leurs chastes épouses les gendres du roi.

Plus tard, quand le γένος fut remplacé par Poix«, c’est-à-dire par la famille entendue au sens moderne du mot, on fut tenté de le considérer comme une association factice, où la parenté n’était pour rien. Cependant nous savons qu’on appliquait encore aux membres des γένη l’épithète d’όμογάλακτες (nourris du même lait) ; ce qui indique bien une parenté par le sang. Peu importait d’ailleurs que l’on y entrât par la naissance ou par l’adoption ; le fils adoptif était mis sur le même pied qu’un fils ordinaire ; sa présence n’était pas une dérogation à la règle qui voulait que tous les γεννήται fussent du même sang ; son initiation au culte d’une maison nouvelle l’avait complètement détaché de son père naturel, et lui avait donné pour père l’adoptant.

Le γένος était donc une réunion de personnes qui toutes descendaient d’un ancêtre commun. Mais, pour cela, une condition était indispensable. Ces personnes ne faisaient partie du γένος, elles n’étaient parentes entre elles, que si elles se reliaient par les mâles à cet aïeul plus ou moins éloigné. Les enfants de la sœur et les enfants du frère étaient les uns pour les autres des étrangers.

Le chef de la famille possédait une autorité très forte. C’était généralement le père qui l’exerçait. Si le père était mort, elle passait à son fils aîné, et le pater familias était, dans ce cas, le plus âgé des frères vivants. On sait d’ailleurs que le mot pater contenait en lui non pas l’idée de paternité, mais celle de puissance (Fustel de Coulanges), et qu’il servait notamment à désigner la souveraineté des dieux. Dans le principe, le père avait chez les Grecs un droit absolu de vie et de mort sur ses enfants. Même innocents, il était libre de les faire périr. Laïus est informé par un oracle que son fils Œdipe lui sera un jour fatal ; pour conjurer ce danger, il l’expose sur une montagne déserte. Les vents sont contraires au départ de la flotte achéenne ; Agamemnon n’hésite pas à immoler sa fille Iphigénie pour apaiser t malveillance des dieux. A plus forte raison, le père a-t-il ce droit quand ses enfants sont coupables. Dracon n’avait édicté aucune peine contre le parricide, parce que le châtiment de ce crime incombait exclusivement au chef de la maison. On racontait à Athènes l’histoire d’un archonte de la fin du VIIIe siècle qui, pour punir l’inconduite de sa fille, la laissa dévorer par un cheval. Avant Solon, le père avait la faculté de vendre ses filles, et le frère ses sœurs, s’il était lui-même chef de famille. Il n’était pas nécessaire qu’elles eussent commis un acte répréhensible ; la misère du père suffisait pour l’y autoriser. Les vieux législateurs, Solon, Pittacos, Charondas, reconnaissaient au père le droit d’expulser le fils qui lui manquait de respect. Dans Homère, le mariage est un contrat passé entre deux pères de famille ; le plus souvent, on néglige de consulter les goûts des futurs conjoints. Les présents que le fiancé offre à celui qui sera son beau-père sont un véritable prix d’achat ; parfois même il y a une sorte de mise aux enchères de la jeune fille. Dans la maison, le premier devoir de la femme est l’obéissance. Pénélope descend de sa chambre pour prier l’aède Phémios de cesser un chant qui l’importune. A peine a-t-elle paru, voilée, sur le seuil de la pièce, que son fils Télémaque l’interpelle ainsi : Retourne à ton appartement ; occupe-toi de tes travaux, du fuseau, de la toile ; ordonne à tes servantes d’achever leur tâche ; les discours sont réservés aux hommes, à moi surtout qui commande dans ce palais.

Tous ces traits nous montrent que la famille hellénique était, au début, gouvernée despotiquement par son chef. La puissance du père établissait entre tous ses membres une étroite cohésion et empêchait que le groupe ne se disloquât. Sans doute il arrivait de temps en temps qu’un individu indigne en fût chassé, ou qu’un homme en sortit volontairement, par fantaisie, par esprit d’insubordination, par désir de chercher fortune ailleurs. Mais ceux qui restaient auprès du maître étaient pour lui comme les sujets d’un roi absolu. Ils étaient tous solidaires les uns des autres. Que l’un d’eux empruntât quelque chose à un étranger, la communauté répondait de la dette ; que l’un d’eux fût victime ou auteur d’un acte délictueux, toute la famille s’unissait pour accorder on poursuivre la réparation du dommage. Elle possédait des biens ; mais ceux-ci, surtout les immeubles, étaient la propriété collective de tous. La terre n’appartenait pas au chef ; elle était au γένος tout entier, et le chef n’en avait, pour ainsi dire, que le dépôt et la garde. Bien plus, chacune des générations qui se succédaient sur ce domaine indivis était obligée de le transmettre à la suivante, au moins tel qu’elle l’avait reçu, car chacune n’était en réalité qu’un moment dans l’existence de la famille ; aucune d’elles n’avait le droit d’accaparer le fruit du long labeur qu’avaient fourni les précédentes ; elle pouvait en bénéficier ; mais il fallait que ses successeurs en profitassent à leur tour. Platon reproduit fidèlement les idées des anciens sur ce point, lorsqu’il dit : Je ne vous considère ni vous ni vos biens comme étant à vous-mêmes, mais comme étant à votre famille, tant à votre postérité qu’à vos ancêtres.

Des causes multiples amenèrent peu à peu la dissolution de la famille patriarcale. Les différentes branches d’un même γένος s’isolèrent à la longue les unes des autres ; chaque ménage se constitua à part, pour vivre de sa vie propre, sans avoir avec les ménages apparentés de relations plus étroites que chez nous. C’est tout au plus si, dans certaines cérémonies religieuses et dans certains actes judiciaires, on voyait parfois reparaître quelque souvenir de l’ancienne unité. Comme il arrive toujours, ce fut dans les familles nobles, surtout dans les familles sacerdotales, que persista le plus longtemps le vieil esprit de solidarité, mais sous une forme de plus en plus atténuée.

 

2. — LA FAMILLE FONDÉE SUR LA RELIGION.

Pour comprendre l’organisation de la famille hellénique, il faut se rendre compte d’un fait que M. Fustel de Coulanges a mis en pleine lumière, et qui est absolument contraire à nos habitudes.

Les Grecs pensaient que les morts continuaient de vivre dans le tombeau. L’existence d’un mort n’était pas purement spirituelle ; il avait besoin de manger et de boire comme jadis, quand il était sur la terre. Je verse sur le tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin ; car c’est avec cela qu’on réjouit les morts. Oreste adresse à son père mort cette prière : Si je vis, tu recevras de riches banquets ; mais si je meurs, tu n’auras pas ta part des repas fumeux dont les morts se nourrissent. Les morts, écrit Lucien, mangent les mets que nous plaçons sur leur tombeau, et boivent le vin que nous y versons ; en sorte qu’un mort à qui l’on n’offre rien est condamné à une faim perpétuelle. (Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 14-15, 7e édit.) C’était pour le fils une obligation stricte que de fournir à son père les aliments nécessaires. Il n’y était pas seulement tenu par devoir de reconnaissance ; son intérêt même l’y forçait. Les morts, en effet, étaient à certains égards des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu’ils pussent trouver ; ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la vénération que l’homme peut avoir pour la divinité qu’il aime ou qu’il redoute. Dans leur pensée, chaque mort était un dieu. (Ibid., p. 16.) Aussi puissant pour le bien que pour le mal, ce mort faisait le bonheur ou lé malheur des siens, suivant qu’il était lui-même l’objet de leurs hommages ou de leurs dédains.

Ainsi toute famille avait ses dieux particuliers, qui étaient ses ancêtres, et, par suite, sa religion. Mais cette religion était fort exclusive. Les morts n’acceptaient pas les offrandes du premier venu ; les seules qui leur fussent agréables étaient celles que leur apportaient leurs descendants. Un étranger était pour eux un inconnu, presque un ennemi. Il fallait donc multiplier les précautions pour que leur postérité ne s’éteignît jamais. Il fallait en outre, si quelque étranger s’introduisait dans la famille, l’initier tout d’abord au culte domestique et le présenter aux aïeux. C’est de ce double principe que découlèrent toutes les règles relatives à la famille hellénique.

 

5. — LE CÉLIBAT.

La religion s’unissait à l’intérêt public pour combattre le célibat. Si l’État était intéressé à ce que le mariage donnât naissance à un grand nombre de citoyens et de soldats, il n’était pas moins nécessaire que la perpétuité des familles fût assurée, et que les ancêtres fussent certains de recevoir sans interruption le culte qui leur était dû. L’homme qui restait dans le célibat se rendait donc coupable d’un double délit, envers ses aïeux et envers la société. Platon (Lois, p. 721) veut que l’on se marie entre trente et trente-cinq ans. C’est un crime, dit-il, que de se refuser à prendre femme. Quiconque négligera ce soin payera chaque année une amende, afin qu’il ne s’imagine pas que le célibat soit un état commode et avantageux, et il n’aura non plus aucune part aux honneurs que la jeunesse rend à ceux d’un âge avancé. Dans un passage du Banquet (p. 192), il fait allusion aux lois qui concernent l’obligation du mariage. Ce texte, joint au témoignage de Plutarque et de Pollux, semblerait indiquer que, même à Athènes, le célibat était puni. Quant au silence des orateurs attiques sur ce point, il prouverait simplement que dans le cours du IVe siècle la loi était à peu près tombée en désuétude. Pourtant il subsistait encore quelque chose de l’ancienne prohibition, s’il est vrai, comme l’affirme Dinarque (C. Démosthène, 71), que l’orateur, que le stratège, pour inspirer confiance au peuple, dût justifier qu’il avait des enfants légitimes. A Sparte, des peines étaient portées contre les célibataires, et thème contre ceux qui se mariaient tard ou mal ; mais nous ne les connaissons pas. Plutarque et Athénée disent seulement qu’on s’efforçait de les tourner en ridicule, et que les jeunes gens les respectaient peu. En tout cas, ils ne perdaient pas les droits du citoyen, puisqu’on nous en signale un qui fut un illustre chef d’armée.

 

4. — OBJET DU MARIAGE EN GRÈCE.

Dans les idées primitives, le mariage n’est institué que pour assurer la perpétuité de la famille et la continuation des sacrifices héréditaires. Il n’est question ni d’inclination mutuelle ni de convenances d’affection ; les deux époux ne s’unissent pas pour mettre en commun leurs pensées et leurs sentiments, pour se soutenir l’un l’autre dans les épreuves de la vie : ils s’acquittent d’une obligation à la fois patriotique et religieuse. Ces idées, mêmes affaiblies avec le temps, gardèrent toujours de l’empire sur les âmes.... De là vient que dans le mariage, tel que les Grecs le comprenaient, la personne de la femme n’est rien. On ne compte pas ses sentiments ; elle n’est pas choisie pour elle-même, mais acceptée comme un instrument nécessaire à la conservation de la famille et de la cité. Il semble qu’elle ne puisse rendre d’autre service et qu’elle soit incapable d’aucune autre vertu ; sa tâche est remplie quand elle a donné le jour à des fils. Ce n’est pas tout : du moment que le mariage n’est plus qu’un devoir civique, auquel on ne peut se soustraire sans être criminel envers la religion et envers l’État, le charme de la vie domestique est supprimé, et du même coup l’influence de la femme amoindrie. L’Athénien se prêtait au mariage comme on s’acquitte d’une dette, sans empressement et d’assez mauvaise grâce. Il introduisait une épouse légitime dans la maison, parce que l’intérêt de la république l’exigeait ; du reste, il mesurait strictement la part qu’elle aurait dans son existence, et, une fois ces limites tracées, il ne s’embarrassait pas davantage de jouir de la famille.

Lallier, De la condition de la femme dans la famille athénienne, pp. 14-17 ; Thorin, édit.

 

5. — RITES RELIGIEUX DU MARIAGE.

Le mariage était la cérémonie sainte qui avait pour effet d’initier la jeune fille au culte de sa nouvelle famille. Il est habituel aux écrivains grecs de lui appliquer des mots qui indiquent un acte religieux. Pollux dit que dans les anciens temps, au lieu de le désigner par son nom particulier, γάμος, on le désignait simplement par le mot τέλος, qui signifie cérémonie sacrée, comme si le mariage avait été la cérémonie sacrée par excellence.

Cette cérémonie n’avait pas lieu dans un temple ; elle était accomplie dans la maison, et c’était le dieu domestique qui y présidait. A la vérité, on invoquait aussi les dieux du ciel dans les prières ; on prit même l’habitude de se rendre préalablement dans des temples et d’offrir à ces dieux des sacrifices que l’on appelait les préludes du mariage (προτέλεια, προγάμια) Mais la partie principale et essentielle de la cérémonie devait toujours s’accomplir devant le foyer domestique.

Le mariage se composait, pour ainsi dire, de trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, έγγύσις ; le troisième au loyer du mari, τέλος ; le second était le passage de l’un à l’autre, πομπή.

1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père, entouré ordinairement de sa famille, offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu’il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller tout à l’heure adorer le foyer de l’époux, si son père ne l’avait pas préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu’elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.

2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c’est le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes, la charge d’amener la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus d’un caractère sacerdotal et qu’ils appelaient hérauts. La jeune fille est ordinairement placée sur un char ; elle a le visage couvert d’un voile et porte sur la tête une couronne ; la couronne était en usage dans toutes les cérémonies du culte. Sa robe est blanche : le blanc était la couleur des vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau ; c’est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d’elle un hymne religieux, qui a pour refrain : Ώ Ύμήν, ώ Ύμέναιε. La jeune fille n’entre pas d’elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que son mari l’enlève, qu’il simule un rapt, qu’elle jette quelques cris et que les femmes qui l’accompagnent feignent de la défendre. On veut sans doute marquer par là que la femme qui va sacrifier à ce foyer n’y a par elle-même aucun droit, qu’elle n’en approche pas par l’effet de sa volonté, et qu’il faut que le maître du lieu et du dieu l’y introduise par un acte de sa puissance. Après cette lutte simulée, l’époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.

3° Ce qui précède n’est que l’apprêt et le prélude de la cérémonie. L’acte sacré va commencer dans la maison. On approche du foyer ; l’épouse est mise en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d’eau lustrale ; elle touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau, un pain, quelques fruits. Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques.

Fustel de Coulanges, la Cité antique, pp. 43-45 ; 7e édit.

 

6. — LA DOT.

La femme apportait généralement une dot à son mari. On a prétendu à tort que le père était tenu de doter sa fille ; s’il le faisait, c’était de son plein gré. En revanche, le fils devenu chef de la famille, était astreint à cette obligation envers sa sœur. Le fils, en effet, héritait seul, et il paraissait juste qu’on détachât une partie du patrimoine pour aider sa sœur à s’établir, d’autant plus que si elle ne se mariait pas, elle demeurait à sa charge. La loi athénienne prescrivait aux plus proches parents de doter l’orpheline pauvre ou de l’épouser.

Les dots n’étaient jamais considérables, sauf peut-être à Sparte dans la seconde moitié du IVe siècle. Le chiffre le plus élevé que l’on ait rencontré jusqu’ici est celui de 10 talents (59.000 fr.). A Athènes, 30 mines (2.946 fr.) passaient pour une dot moyenne. Le plus souvent, elles consistaient en argent ou en objets mobiliers. Mais il n’était pas interdit d’y faire entrer des immeubles, et même des terres.

La constitution de dot n’exigeait l’intervention d’aucun officier ministériel. Une simple déclaration devant témoins suffisait. Il n’était pas défendu d’y joindre un acte écrit, ou de recourir à certains moyens de publicité ; mais ce n’était pas obligatoire, Lorsqu’un individu mariait sa fille, il avait soin, en versant la dot, de demander à son gendre une garantie hypothécaire sur ses biens. Le gage était constaté par une inscription placée sur l’immeuble. En voici un exemple : Terrain hypothéqué à Euthydiké pour sa dot.

Le mari avait l’administration des biens dotaux, mais il devait les transmettre intacts ii sa postérité. Si le mariage était rompu par le divorce, il restituait la dot aux parents, ou il leur en payait l’intérêt à raison de 18 % par an. Si la femme mourait la première, sans enfants, les biens faisaient retour à ceux qui les lui avaient donnés ou à leurs représentants.

Je cite quelques extraits d’une inscription de Myconos qui énumère des chiffres de dot.

Sostratos a marié sa fille Xanthè à Éparchidès, et lui a donné une dot de 1.300 drachmes.... Il a là-dessus versé 100 drachmes d’argent, et un trousseau estimé 200 drachmes....

Callippos a marié sa fille Aristolochè à Sostratos, avec une dot de 14.000 drachmes, et a ajouté 406 drachmes d’intérêts que Sostratos lui devait, pour la dot (payée à l’avance).

Ameinocratès a marié sa fille à Philotimos, avec une dot de 10.000 drachmes.

Callixénos a marié sa fille Timécratè à Rhodoclès, avec une dot de 700 drachmes, sur laquelle un trousseau de 300 ; Rhodoclès reconnaît avoir reçu le trousseau et 100 drachmes ; pour les 300 autres drachmes, Callixénos a hypothéqué à Rhodoclès sa maison de ville.

Dexiclès a marié sa fille Mnéso à Timéas, avec une dot de 3.500 drachmes.

Ctésonidès a marié sa sœur Dikaiè à Pappias, avec une dot de 1.000 drachmes d’argent et un trousseau de 500 drachmes ; Pappias reconnaît avoir reçu le trousseau et 100 drachmes d’argent.

Tharsagoras a marié Panthalis, fille de Mnésiboulos, à Pyrrhacos, et lui a donné la maison du faubourg, à condition que Tharsagoras restera propriétaire de la maison sa vie durant.

Ctésion a marié sa fille Hermoxénè à Hiéronidès, et lui a donné en dot 1.600 drachmes, une maison et deux esclaves, dont l’une s’appelle Syra.... (Inscriptions juridiques grecques, I, p. 48.)

 

7. — CONDITION JURIDIQUE DE LA FEMME.

Le premier effet du mariage était de soumettre la femme à l’autorité de son mari ; mais cette autorité n’est pas, à proprement parler, une puissance, et ne ressemble nullement à la manus du droit romain. C’est une magistrature, et, comme dit Aristote, un pouvoir qui a un caractère politique. Le mari devint le κύριος, c’est-à-dire le maître de sa femme, parce que toute femme doit avoir un κύριος, et que dans le mariage ce droit ne peut appartenir qu’au mari. Sans lui, la femme ne peut aliéner. Elle ne peut s’obliger que jusqu’à concurrence de la valeur de ½ hectolitre d’orge. Si la femme devient veuve, elle a pour κύριος son fils, ou, à défaut, son plus proche parent. Son mari a même le droit de lui choisir, avant e mort, un second époux. En somme, elle est considérée comme mineure toute sa vie.

Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, I, p. XXV : Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 95.

8. — LA FEMME ATHÉNIENNE.

On parle quelquefois des Athéniennes comme on parlerait des femmes de l’Orient moderne, et l’on s’exagère la rudesse des mœurs antiques, qui les auraient renfermées dans le gynécée comme dans une prison. La clôture n’était rigoureuse que pour les jeunes filles ; elle était moins sévère pour la femme mariée, et même dans certains cas disparaissait complètement. Il fallait bien tolérer ces exceptions, quelles que fussent les exigences de la coutume. L’épouse d’un citoyen riche pouvait sans peine se conformer à l’usage et rester au fond de ses appartements ; dans les familles peu aisées, la femme était à chaque instant attirée au dehors par les besoins du ménage. Elle devait aller au marché, acheter les provisions, et s’acquitter par elle-même de ces soins, qui d’ordinaire étaient abandonnés aux esclaves. Parfois même, il arrivait que des femmes fissent le commerce sur l’agora. La mère d’Euxithéos, client de Démosthène, vendait des rubans, et Aristophane prétend que la mère d’Euripide était marchande de légumes. Toutefois de pareils faits se produisaient rarement. La pauvreté pouvait contraindre quelques femmes à prendre ce parti, mais l’opinion était sévère pour elles et les condamnait.

Dans l’intérieur de la maison, les femmes étaient vraiment souveraines. Elles surveillaient les esclaves et dirigeaient le travail de leurs servantes ; elles étaient encore chargées de tous les détails de l’administration et des dépenses du ménage. Dans le discours de Lysias pour le meurtre’ d’Eratosthène, Euphilétos déclare qu’il avait remis à sa femme le personnel de toute la maison. Et ce n’était pas seulement chez Euphilétos, un homme de la petite bourgeoisie, que les choses se passaient de la sorte ; même dans les demeures les plus opulentes, la maîtresse de maison n’est pas complètement dispensée des soins domestiques. Elle a de nombreux auxiliaires pour la seconder, mais elle conserve la direction générale et ne se laisse guère effacer par ses intendants. En général, l’Athénienne était jalouse de son autorité dans les choses du ménage ; elle s’y attachait d’autant plus fortement qu’elle n’en était point distraite par d’autres occupations. Elle ne possédait qu’un pouvoir déterminé ; elle tenait à le garder, et puisqu’elle obtenait sur ce point seulement la confiance de son mari, elle prétendait l’avoir tout entière.

Il se produisait quelques abus. Plus d’une femme, soit insouciance, soit gourmandise, gaspillait les provisions. Le mari devait intervenir et lui retirer les clefs du garde-manger. Mais habituellement les Athéniennes méritaient l’éloge qu’Euphilétos donnait à sa femme : C’était une ménagère entendue.

Parfois même leur économie dégénérait en avarice. Il leur en coûtait de voir consommer ces provisions qu’elles administraient avec tant de soin ; elles ne distinguaient pas assez entre les dépenses nécessaires et les dépenses superflues, et se montraient aussi sévères pour les premières que pour les autres. Elles faisaient fête à leurs maris quand ils rapportaient de l’argent au logis, mais elles étaient trop promptes à leur reprocher aigrement ce qu’ils dépensaient.

Elles avaient encore un autre défaut. Souvent elles étaient d’un caractère impérieux, fières de leur autorité et désireuses de la faire sentir à tout le monde. Comme elles vivaient presque continuellement au milieu des esclaves, occupées à leur donner des ordres, à gourmander leur paresse, à les reprendre de leurs fautes, elles contractaient l’habitude du commandement, et, confondant quelquefois le maître avec les serviteurs, lui parlaient du même ton. J’ajoute qu’elles avaient l’orgueil de leur vertu ; et quand elles opposaient aux mœurs faciles des hommes la gravité de leur propre vie, leur application à remplir tous leurs devoirs, leur fidélité à garder intact l’honneur de la maison, elles étaient aisément convaincues de leur supériorité. Les griefs cachés qu’elles portaient au fond de leur âme aigrissaient leur humeur, et provoquaient, sur le moindre prétexte, ces paroles sèches et brusques, ces vives reparties que les comiques leur reprochent.

Tous ces défauts s’aggravaient chez les héritières qui enrichissaient leurs maris en les épousant. Elles tenaient davantage à une fortune qui était entrée avec elles dans le ménage. Elles étaient aussi plus arrogantes ; elles n’oubliaient pas et ne permettaient à personne d’oublier qui elles étaient et ce qu’elles possédaient. Si vous êtes pauvre et que vous épousiez une femme riche, dit un poète comique, vous vous donnez une maîtresse et non une femme ; vous vous réduisez à la condition d’être à la fois esclave et pauvre. A la fierté de son regard, tout le monde reconnaîtra ma femme, ou plutôt la maîtresse que je subis.... Malheur à moi ! Faut-il que j’aie épousé une Créobyla avec ses dix talents, une femme qui n’a qu’une coudée de haut ! Et avec cela une morgue intolérable ! Par Zeus Olympien et par Athéna, c’est à n’y pas tenir.... C’est elle qui m’a apporté cette maison et, ces champs ; mais, pour avoir tout cela, il a fallu la prendre, et de tous les mauvais marchés qu’on peut taire, c’est le plus mauvais de tous ; elle est un vrai fléau pour tout le monde, et non seulement pour moi, mais pour son fils et plus encore pour sa fille. (Ménandre.)

Les hommes souffraient de ces défauts, mais ils en étaient responsables. Ils avaient confiné la femme dans les soins du ménage ; elle s’y complaisait à l’excès, et y contractait des travers dont il lui était difficile de se garantir. Le vice principal de la famille athénienne, c’est que la femme n’est pas associée assez intimement à la vie de son mari. Il semble que les Grecs eux-mêmes l’aient compris ; ils reconnaissent quelquefois qu’ils ont fait trop bon marché du bonheur domestique. Un personnage de Ménandre déplore la légèreté avec laquelle les mariages se concluent. Ne vaudrait-il pas mieux songer un peu moins à la dot, et se préoccuper davantage des qualités et des défauts de la femme qu’on veut épouser ? Mais non, nous allons prendre mille renseignements inutiles ; nous demandons qui a été le grand-père, qui a été la grand’mère de la fiancée ; nous Liions apporter la dot sur la table, pour que l’expert vérifie si l’argent est de bon aloi, l’argent qui ne restera pas seulement cinq mois dans la maison ; pour celle qui devra demeurer toute sa vie auprès de nous, nous ne songeons pas à nous informer de ce qu’elle vaut, nous la prenons au hasard sans la connaître, au risque de trouver en elle une femme colère, d’une humeur difficile, bavarde peut-être. (Édit. Didot, p. 54, fr. 3.)

L’Athénien fait trop volontiers deux parts dans son existence En rentrant chez lui, il oublie ou plutôt il renferme en lui tout ce qui l’a occupé au dehors. Il a été sur la place publique, il a siégé à l’assemblée ou dans les tribunaux, il s’est mêlé à l’entretien des sophistes et des rhéteurs, il a discuté sur les affaires de l’État ou réglé celles de son commerce ; mais il se gardera de rien dire à sa femme de ce qu’il a vu ou entendu. Ce sont des pensées qui lui appartiennent, qu’il prétend se réserver à lui seul. Sans doute on voit, par l’exemple de Thémistocle[1], que le mari permettait parfois à sa femme de pénétrer plus avant dans sa vie, et qu’il subissait même sa domination. Mais quelle conclusion en tirer ? Thémistocle obéit à sa femme, qui obéit elle-même aux fantaisies d’un entant ; c’est une marque de condescendance ou de faiblesse, c’est une surprise de l’affection qui veut bien se soumettre sans discuter et sans réfléchir ; ce n’est pas une confiance éclairée, un assentiment raisonné accordé à des conseils dont il aurait reconnu et éprouvé la sagesse. On ne peut vraiment attacher aucune importance à de pareils exemples. Que des hommes d’un caractère faible ou lassés par l’activité qu’ils déployaient au dehors aient plié dans leur intérieur devant les caprices de leurs femmes, le fait est sans conséquence, et ne suffit pas à établir que l’Athénienne ait été admise à partager les pensées, les projets et les ambitions de son mari.

Elle n’a même pas une part considérable de l’éducation de ses enfants. Tout d’abord, ils sont confiés à des nourrices. Ce n’est pas que la mère les néglige ; elle s’intéresse à leurs jeux, elle les caresse ; mais entre elle et eux il y a une étrangère. Si la nourrice prend pour eux les soins les plus pénibles, elle détourne son profit une partie de cette affection que la mère lui abandonne, en lui abandonnant les devoirs qu’elle ne remplit pas elle-même. Les garçons vont de bonne heure se faire instruire au dehors. Les filles restent auprès de leurs mères, mais leur instruction était très sommaire. Quand vient le moment de marier les enfants, la mère n’est pas appelée à intervenir dans une décision que le père, en vertu des lois, se réserve à lui seul. Elle n’a pas été consultée, quand on a disposé de son sort ; elle n’est pas consultée davantage, quand il s’agit de régler l’établissement de ses fils ou de ses filles.

Les seuls incidents qui rompent la régularité de sa vie, ce sont les visites que les femmes se font entre elles et les cérémonies religieuses qu’elles célèbrent très fréquemment. Les maris se défiaient des visites qu’échangeaient les femmes, des conversations qu’elles avaient entre elles, comme si elles n’eussent pu se réunir que pour se raconter leurs griefs contre le chef de famille ou combiner quelque projet de vengeance. Elles faisaient plus que de se visiter entre voisines ; elles s’invitaient mutuellement à des repas. Ménandre avait composé une comédie intitulée le Souper des femmes, dont il nous reste des fragments. Dans les funérailles, elles avaient un rôle prépondérant. Leur place était marquée dans les festins si nombreux de la cité. Il leur était interdit de paraître dans les grands jeux de la Grèce ; mais elles étaient admises aux représentations dramatiques, du moins aux tragédies. Ces fêtes les arrachaient pour un jour à leurs occupations habituelles ; elles élevaient leur âme dans une région plus haute, les associaient aux émotions patriotiques des citoyens, et les intéressaient dans une certaine mesure aux fêtes et au culte de l’État. Outre les divinités nationales, elles avaient des divinités particulières pour lesquelles elles professaient une grande dévotion.... Platon se plaint qu’elles aillent en secret dans des espèces d’oratoires domestiques adresser des prières à une foule de dieux, de héros et de génies. Il en était de ces pratiques comme des festins qu’elles se donnaient entre elles. En les tenant à l’écart de leur propre existence, les hommes les poussaient, presque malgré elles, à s’isoler de leur côté et à se détourner vers des distractions et des croyances particulières.

La femme athénienne n’était pas méprisée. Elle n’aurait pas possédé le gouvernement de la maison, si l’on eût douté de son activité ou de son intelligence. Les attaques des poètes comiques ne doivent pas nous en imposer : elles semblent dictées par la crainte plus encore que par le dédain. D’ailleurs, Ménandre et les autres se réfutent eux-mêmes. Ils raillent le mariage, ils insultent la femme, mais ils trouvent aussi pour la louer des paroles touchantes. C’est un beau spectacle que de contempler la vertu d’une femme. Et ailleurs : Une femme vertueuse est le salut de la maison. (Ménandre.) Les orateurs insistent avec force sur la sainteté du mariage et sur la fidélité que se doivent les époux. Ils nous montrent la femme intervenant dans les conseils de la famille, sinon pour les diriger, du moins pour en être témoin et s’y associer. Ce qui est vrai, c’est que l’Athénien, tout en respectant et en aimant sa femme, ne la connaît pas. Distrait par les occupations et les plaisirs du dehors, il vit à côté d’elle, content des vertus qu’elle pratique dans la tache de chaque jour, et n’exigeant rien de plus. La femme elle-même ne soupçonne pas qu’elle soit faite pour une destinée plus haute et une existence mieux remplie. Comme les mœurs de son temps l’enfermaient dans un étroit domaine, elle s’habitue à cet amoindrissement de ses facultés, et d’ordinaire s’y résigne sans regret.

D’après Lallier, De la condition de la femme dans la famille athénienne, p. 62-84.

 

9. — RÔLE DE LA FEMME DANS LA MAISON D’APRÈS XÉNOPHON.

Ischomachos a épousé une jeune fille de quinze ans à peine, et il l’a conduite dans sa maison. Ils ne se connaissent guère. Avant le mariage, ils ne se sont même pas entrevus ; ce n’est pas une inclination naturelle qui a décidé de leur union, niais un lien de parenté peut-être, des convenances d’intérêt, et la volonté des deux familles. Devant cet homme, à qui son existence est liée pour l’avenir et qui est encore pour elle un étranger, la jeune femme est timide et craintive. Elle s’effraie de son ignorance ; elle s’effraie aussi de la supériorité que donnent à son mari un âge plus mûr et une raison plus formée. Ischomachos ne se dissimule pas qu’elle est sans expérience, qu’elle a vécu jusqu’ici entourée d’une surveillance étroite, dressée à ne rien voir, à ne rien entendre, à ne faire aucune question. Pour toute science, elle est habile à travailler la laine, et a vu comment on distribuait la tâche aux servantes. Mais son ignorance même et sa timidité la disposent à une sorte de condescendance affectueuse.

Quand il lui a laissé le temps de s’habituer et de s’apprivoiser, Ischomachos entreprend de l’instruire. Il s’efforce tout d’abord de lui rendre la confiance. Elle ne doit pas se considérer comme une esclave faite pour obéir, mais comme l’associée de son mari, ayant elle aussi sa part d’autorité. Ses devoirs sont différents, niais ils ne sont ni moins importants ni moins difficiles. L’homme et la femme s’unissent pour laisser après eux des enfants qui continueront leur race ; ces enfants, il faut les élever. Au mari, il convient d’aller chercher au dehors ce qui est nécessaire à la nourriture et à l’entretien des siens ; à la femme, de faire à l’intérieur un sage emploi de ces ressources que le travail du mari a procurées. Cette diversité des fonctions s’explique par l’inégalité des forces physiques et la différence des dispositions morales.

Ces principes établis, Ischomachos entre dans le détail des devoirs imposés à la femme. Elle doit rester dans son intérieur ; elle y est souveraine, et le mari ne saurait empiéter sur ses droits, sans se rendre à la fois ridicule et coupable. Le domaine est restreint, mais la tâche est grande, et capable de suffire à l’activité même la plus laborieuse. La reine des abeilles ne quitte pas la ruche, et pourtant n’est-ce pas elle qui dirige tous les travaux ? Elle ne permet à aucune de ses compagnes de demeurer inactive, elle les envoie travailler au dehors, elle reçoit les provisions que chacune d’elles rapporte, elle en assure la durée et en surveille l’emploi. De même, sans jamais sortir de la maison, la femme veille au départ des serviteurs qui vont aux champs, indique leur besogne à ceux qui restent, et ne les perd pas de vue ; elle dresse le compte de toutes les provisions qui sont apportées, distribue celles qui seront consommées immédiatement, net les autres en réserve, et règle la dépense avec une prudente économie. C’est elle encore qui enseigne aux esclaves l’art de filer et de tisser la laine ; c’est elle qui récompense les bons serviteurs et qui punit les mauvais ; c’est elle enfin qui gouverne la maison entière, et tous y sont soumis à son autorité. Le mari lui-même n’est pas excepté ; elle peut par ses qualités prendre sur lui un ascendant véritable, faire de lui son premier serviteur et s’assurer par son habileté dans la conduite des affaires domestiques une affection et un respect qui se soutiendront alors même que sa beauté aura disparu, et lui prépareront une vieillesse heureuse et honorée.

Ischomachos ajoute d’autres conseils. C’est l’ordre, dit-il, qui fait la beauté des chœurs et la force des armées ; sans l’ordre, les marins ne pourraient ranger dans un vaisseau, où l’espace est si étroitement mesuré, un si grand nombre d’objets. Et nous, quand nous disposons d’un espace si vaste dans une maison, et quand la maison est solidement bâtie en terre ferme, nous ne saurions pas trouver pour chaque objet une place bien convenable ? Ce serait faire preuve de peu d’intelligence. Choisir pour les vêtements et pour les provisions de toute nature un endroit approprié, établir partout une ordonnance exacte, et veiller à ce que rien ne vienne troubler cet arrangement, ce n’est pas seulement travailler à la prospérité de la famille et au développement de sa richesse, c’est encore réjouir les yeux et contenter l’esprit par l’agréable spectacle de la symétrie. Les meubles les plus vulgaires et d’un usage journalier, les ustensiles de ménage les plus communs s’embellissent par cette disposition régulière, et des marmites mêmes, quand elles sont rangées avec intelligence, présentent un aspect harmonieux. Ischomachos montre à sa femme les différentes pièces du logis et lui indique la destination de chacune d’elles. Ils font une sorte d’inventaire de leur avoir, et assignent à chaque objet la place qu’il doit occuper.

Ce n’est pas tout. Il faut aussi une intendante qui secondera la femme et gouvernera les esclaves sous sa direction. Il ne suffit pas de désigner pour ce poste de confiance l’esclave la plus sobre, la plus vigilante et la plus chaste ; il est bon de l’associer aux joies et aux tristesses de la maison, de l’intéresser à l’accroissement de la fortune de ses maîtres en lui faisant voir qu’elle aura sa part dans cette prospérité. A ces conditions, la femme trouvera dans l’intendante une auxiliaire dévouée, qui sera comme le premier ministre de cette royauté domestique, mais un premier ministre qui sait se tenir à son rang et ne rien entreprendre sur les attributions de la souveraineté. L’intendante soulagera sa maîtresse sans la remplacer jamais, et surtout sans la dispenser de tout surveiller par elle-même.

Un jour, la jeune femme se farde afin de paraître plus belle, et elle met des chaussures à talons hauts pour se grandir. Ischomachos lui reproche doucement cette innocente coquetterie. En se mariant, ils se sont fait un don mutuel de leur corps, et pour lui, il croirait tromper sa femme si, au lieu de lui offrir un corps robuste et bien portant, il ne lui donnait que du vermillon à voir et à toucher. Pourquoi donc aurait-on recours à ces ornements empruntés, qui d’ailleurs ne font illusion à personne et nuisent à la vraie et solide beauté ? Celle-ci ne s’entretient point par de pareils artifices ; il y faut moins de raffinements et de recherches. Ne pas vivre perpétuellement assise, à la manière des esclaves, mais debout près du métier des servantes, dans l’attitude du commandement, diriger leurs travaux, inspecter la boulangerie, se tenir auprès de l’intendante lorsqu’on mesure les provisions, parcourir toute la maison pour voir si chaque chose est à sa place, voilà les moyens pour nos femmes d’acquérir et de conserver la seule beauté qui soit franche et durable, celle qui vient de la santé.

D’après Xénophon, l’Économique, ch. VII et suiv., et Lallier, pp. 45-55.

 

10. — LES FEMMES SPARTIATES.

Les femmes jouissaient à Sparte d’une considération plus haute que dans le reste de la Grèce. Leur éducation les rapprochait davantage des hommes ; elles étaient habituées, dès l’enfance, à se sentir citoyennes, et prenaient vivement à cœur les intérêts publics. Pour le courage, le patriotisme et l’abnégation, elles ne le cédaient pas à l’autre sexe : de là le respect dont elles étaient entourées. L’éloge ou le blâme des femmes importait fort ; on tenait grand compte de leur sentiment, même pour des choses qui étaient en dehors de leur compétence. Telle était leur influence, que les Grecs affectaient de regarder le gouvernement de Sparte comme un gouvernement de femmes.

Cela ne les empêchait pas d’ailleurs d’être soumises à leurs devoirs d’épouses et de mères. Aussitôt mariée, la femme spartiate s’appliquait aux soins de la maison. Platon dit qu’elle ne tissait ni ne filait, ces occupations étant abandonnées aux esclaves, mais qu’elle dirigeait les travaux du ménage. Elle veillait, autant que son mari, à l’éducation de ses enfants. Les relations des femmes avec les hommes étaient moins libres que celles des jeunes filles. Le mot de Périclès, que le mieux pour une femme est de ne faire parler d’elle ni en bien ni en mal, était vrai aussi de Sparte. Les femmes ne se montraient que voilées, tandis que les jeunes filles allaient à visage découvert. Un Spartiate, interrogé sur l’origine de cette coutume, répondit : Il faut bien qu’une fille cherche un mari ; une femme n’a qu’à garder le sien. Cette parole prouve que le goût personnel tenait plus de place à Sparte qu’ailleurs dans le choix d’une épouse. Elle est de plus l’indice qu’en ces matières les mœurs spartiates avaient quelque analogie avec les mœurs anglaises ou américaines.

Schömann, Antiquités grecques, I, pp. 308-309, trad. Galuski.

 

11. — ÉNERGIE DES FEMMES SPARTIATES.

— Une mère ayant appris que son fils s’était sauvé des mains de l’ennemi et avait pris la fuite, lui envoya cette lettre : Un bruit odieux s’est répandu sur toi ; il faut t’en laver, ou cesser de vivre.

— Un Spartiate racontait la mort glorieuse de son frère à leur mère commune : N’es-tu pas honteux, lui dit-elle, d’avoir manqué à lui tenir compagnie en semblable voyage ?

— Une Lacédémonienne qui avait envoyé à la guerre ses fils, au nombre de cinq, se tenait aux portes de la ville, attendant avec impatience l’issue de la bataille. Ayant interrogé le premier individu qui se présenta, elle apprit que tous ses fils étaient morts : Ce n’est pas cela que je demande, dit-elle. Où en sont les affaires du pays ?Sparte est victorieuse. — Eh bien ! c’est avec joie que j’apprends aussi la mort de mes fils.

— Une Lacédémonienne était exposée en vente, et on l’interrogeait sur ce qu’elle savait faire. Elle répondit : Je sais être fidèle.

— Une autre répliqua dans une circonstance analogue : Je sais être libre. Son maître lui ayant prescrit un travail qui ne s’accordait pas avec la condition d’une femme libre, elle lui dit : Tu te repentiras d’avoir perdu une femme telle que moi, et elle se tua.

Plutarque, Apophtegmes de Lacédémoniennes inconnues, 2, 5, 6, 26, 29 ; trad. Bétolaud.

 

12. — COURAGE DES ARGIENNES.

Cléomène, roi de Sparte, ayant détruit un grand nombre d’Argiens, marchait contre leur ville. A ce moment, une ardeur et une audace toute divine s’empara des femmes qui étaient à la fleur de l’âge, et elles résolurent de sauver Argos en repoussant l’ennemi. Guidées par Télésilla, elles saisissent des armes, se campent sur les murs, et forment une ceinture de défense autour des remparts, à la grande stupéfaction des assiégeants. Cléomène est repoussé, après avoir perdu beaucoup de monde, et Démarate, l’autre roi, qui avait pénétré jusqu’à l’intérieur et occupé un quartier, est chassé par elles de cette position. La ville ainsi délivrée, les femmes qui avaient succombé dans l’action furent ensevelies dans la voie Argienne, et aux survivantes on permit d’élever, en témoignage de leur valeur, une statue au dieu Arès. Tous les ans on célèbre encore cet anniversaire. C’est une fête où l’on revêt les femmes de tuniques et de chlamydes d’hommes, tandis que les hommes prennent des habits de femme.

Plutarque, Sur les vertus des femmes, 4 ; trad. Bétolaud.

 

13. — DIVORCE.

Le divorce, à peu près inconnu dans les premiers temps de la Grèce, était devenu très fréquent à l’époque classique, si fréquent que les orateurs grecs nous représentent la constitution d’une dot comme une précaution nécessaire pour donner quelque solidité au lien du mariage. Le mari, très souvent, ne gardait sa femme que parce qu’il craignait d’être obligé, en la renvoyant, de restituer la dot.

Les Athéniens ont deux mots pour désigner le divorce. Ils appelaient άποπομπή (renvoi) le divorce prononcé par le mari, et άπόλειψις (délaissement) le divorce qui avait lieu par la volonté de la femme. Le premier n’était soumis à aucune formalité ; le mari pouvait, quand bon lui semblait, renvoyer sa femme ; celle-ci était répudiée sans intervention d’aucun magistrat ; elle retournait auprès de son père ou de son κύριος, les enfants restant auprès du mari. C’est d’ordinaire par-devant témoins que le mari répudiait ainsi sa femme, bien que cette solennité ne fût pas obligatoire. Quant à la femme, elle ne pouvait agir par elle seule ; il fallait qu’elle allât trouver l’archonte, et l’archonte ne prononçait le divorce, sur sa demande, qu’autant qu’elle justifiait, dans une requête écrite, qu’elle avait de bonnes raisons pour divorcer. Si simple que fût cette démarche, elle était rendue fort difficile par l’état de dépendance où la femme était tenue[2]. L’opinion publique se montrait d’ailleurs très défavorable à celles qui divorçaient[3].

Le divorce pouvait donc avoir lieu soit du consentement des deux époux, soit par la volonté d’un seul, malgré les résistances de l’autre. Dans ce dernier cas, celui qui se refusait au divorce pouvait intenter contre l’autre un procès civil.

Le divorce pouvait être provoqué même par un tiers. Le père, par exemple, avait le .droit de séparer sa fille du mari soit pour la reprendre chez lui, soit pour la marier à un autre. Après la mort du père, l’orpheline pouvait être sommée par son plus proche parent d’abandonner son mari et de l’accepter lui-même pour époux.

Le mari était libre de donner sa femme en mariage à autrui. Il semble qu’il n’eût même pas besoin pour cela de son assentiment. Plutarque, il est vrai, lorsqu’il nous dit que Périclès céda sa femme à un autre homme, ajoute que ce fut avec le consentement de celle-ci ; mais les textes ne s’accordent pas tous sur ce dernier point. Strymodore d’Égine maria sa femme à son esclave Hermée. Socrate, le banquier, donna la sienne à Satyros, son affranchi.

Le divorce avait pour conséquence la restitution de la dot, sauf peut-être quand il était provoqué par l’adultère de la femme. En cas de retard dans le remboursement, le mari devait des intérêts, calculés à raison de 18 pour 100.

L’enfant né après le divorce, mais conçu avant, était en principe l’enfant du mari ; mais le mari avait la faculté de le désavouer, s’il doutait de sa paternité.

A Thurium, celui des deux époux qui avait pris l’initiative du divorce ne pouvait se remarier qu’avec une personne plus âgée que celle dont il s’était séparé.

A Gortyne en Crète, le divorce par consentement mutuel était permis ; mais la volonté d’un seul des conjoints suffisait aussi. Toutefois, on distinguait entre le divorce arbitraire et le divorce justifié par des motifs sérieux. Le mari, par exemple, qui renvoie sa femme sans raison, ou qui l’oblige, par son inconduite ou ses mauvais traitements, à le quitter, est tenu de lui payer des dommages et intérêts. Si les époux étaient en désaccord sur la question de savoir qui était responsable du divorce, les tribunaux statuaient.

Caillemer, Dict. des ant. de Daremberg et Saglio, II, pp. 519- 321.

 

14. — LES CÉRÉMONIES DU SEPTIÈME ET DU DIXIÈME JOUR, APRÈS LA NAISSANCE.

Quelques jours après la naissance de l’enfant, probablement le septième, avait lieu une cérémonie appelée άμφιδρόμια. La porte de la maison était ornée de couronnes d’olivier, si le nouveau-né était un garçon, et de guirlandes de laine, si c’était une fille. Les femmes qui avaient assisté la mère dans ses couches se lavaient les mains en signe de purification. L’enfant tenu par l’une d’elles était porté rapidement autour du foyer et associé ainsi au culte domestique ; puis un repas réunissait les parents et les amis de la famille.

Le dixième jour était celui où l’on donnait son nom à l’enfant ; il n’était pas rare pourtant que cette formalité s’accomplît le septième jour. Les parents et amis étaient conviés à un sacrifice et à un festin. L’usage voulait qu’ils fissent à l’enfant quelques cadeaux ; c’étaient des jouets ou de petits objets qu’on suspendait ensuite à son cou.

L’accomplissement de cette cérémonie était la preuve que le père considérait l’enfant comme, sien. Nul de vous n’ignore, dit Démosthène, qu’on ne célèbre jamais le dixième jour d’un enfant si l’on ne croit pas en être le père légitime, et, d’autre part, qu’après avoir célébré le dixième jour, après avoir donné à un enfant l’affection qu’on porte à un fils, on ne se permet pas de le désavouer. (Contre Bœotos, I, 22.)

D’après Becker-Göll, Chariklès, II, pp. 21-24 ; et Saglio, Dict. des antiq., I, p. 238.

 

15. — LES NOMS PROPRES.

Les Grecs n’étaient pas désignés, comme nous, par un nom héréditaire, le nom de famille, et par un nom variable, le prénom. Ils ne portaient ordinairement qu’un nom, auquel on ajoutait le nom du père au génitif. Exemple : Κλέων Δίωνος (Cléon, fils de Dion).

Souvent, on donnait au fils le nom de son père : tel fut le cas de Démosthène. Mais souvent aussi on lui donnait le nom de son grand-père paternel, surtout s’il était l’aîné ; c’est ce que fit Miltiade pour son fils Cimon. De même les filles recevaient fréquemment le nom de leur grand’mère. Parfois on prenait le nom d’un oncle de l’enfant ou d’un ami. Il n’était même pas rare qu’on empruntât le nom d’un peuple étranger. C’est ainsi que Cimon appela ses trois fils Lakédaimonios, Éléos et Thessalos.

Les parents choisissaient volontiers des noms qui fussent en rapport avec leur profession ou avec celle qu’ils destinaient à leurs enfants. De là des coïncidences entre le sens des noms des Grecs et les talents qui les ont rendus célèbres (Périclès, c’est-à-dire celui dont la gloire s’étend au loin ; Démosthène, la force du peuple). Ces coïncidences sont particulièrement fréquentes chez les artistes, qui suivaient généralement la carrière de leur père (Χερσίφρων, Χειρίσοφος, Εΰχειρος).

Beaucoup de noms propres étaient composés avec un nom de divinité ou dérivés d’un de ces noms : Théodore, Théodote, Zénodote, Diodore, Hérodote. Si un dieu ou un héros était honoré comme le protecteur d’une famille, l’enfant recevait un nom rappelant cette protection : Diogène, Apollonios, Démétrios, Dionysios.

Enfin certains noms étaient de simples qualifications morales (Σοφία, Άνδράγαθος, Άείμνηστος, Εΰκλεια).

D’après S. Reinach, Traité d’épigraphie grecque, pp. 503 et suiv. ; et Hermann-Blümner, Griechische Privatalterthümer, pp. 284-285.

 

16. — L’ADOPTION.

Les adoptions étaient très fréquentes en Grèce. Isée nous en donne la raison : Tous ceux, dit-il, qui voient arriver la mort, se préoccupent de ne point laisser leur maison déserte, et d’avoir, au contraire, quelqu’un qui apporte à leurs mânes les offrandes funèbres et qui leur rende tous les honneurs prescrits par l’usage. Si donc on est exposé à mourir sans enfants, on s’en crée par l’adoption. (Sur l’héritage d’Apollodore, 30.) Ménéclès, dit-il ailleurs, songeait à ne pas demeurer sans enfants, mais à trouver quelqu’un qui pendant sa vie eût soin de sa vieillesse, l’ensevelit après sa mort, et d’année en année honorât sa tombe. (Sur l’héritage de Ménéclès, 10.) C’est donc une pensée religieuse qui multipliait les adoptions. On adoptait un fils pour être certain de recevoir plus tard les hommages dus aux morts.

Pour adopter, il fallait être sans enfants. Cependant l’acte n’était pas annulé, s’il survenait après coup à l’adoptant un enfant légitime ; la succession se partageait alors entre celui-ci et l’adopté. Il va de soi qu’un mineur ne pouvait être adopté par autrui qu’avec le consentement de ses parents ; pour l’adopté majeur, aucune autorisation n’était nécessaire.

L’adoption se faisait soit par acte entre-vifs, soit par testament.

Dans le premier cas, l’adoptant réunissait ses proches, les membres de sa phratrie, et, après un sacrifice, il leur présentait l’adopté. On votait et, si le résultat du scrutin était favorable, l’adopté était inscrit, avec son nouveau titre, sur le registre de la phratrie. Cette formalité, bien qu’elle fût généralement usitée, n’était pas pourtant obligatoire.

L’adoption testamentaire n’avait d’effet qu’à la mort de l’adoptant. On pouvait adopter de la sorte non seulement un individu déjà né, mais encore un individu à naître. Ainsi le père qui n’avait que des filles adoptait parfois le fils qu’aurait l’une d’elles. Il y avait même des adoptions posthumes ; si quelqu’un mourait sans postérité, son plus proche parent était tenu de lui assigner un de ses enfants pour fils adoptif.

L’adopté devenait l’héritier de l’adoptant et continuait sa personne, à charge de remplir ses obligations envers lui, notamment celle de pourvoir à sa sépulture et d’honorer ses mânes. En revanche, il rompait tout lien avec sa famille primitive. S’il lui plaisait d’y rentrer, il devait laisser dans sa famille adoptive des enfants issus de lui.

Gide et Caillemer, Dict. des antiq., I, p. 75.

 

17. — L’AUTORITÉ PATERNELLE.

Cette autorité avait beaucoup diminué depuis les temps primitifs, et l’on peut dire, d’une façon générale, qu’au Ve siècle elle était à peu près telle que chez nous. Il existait pourtant quelques différences notables.

Dans les premiers jours qui suivaient la naissance, le père avait le droit de désavouer l’enfant, s’il doutait de sa légitimité. Même s’il le considérait comme sien, il avait le droit de l’abandonner, et il n’est pas douteux qu’on le faisait parfois, surtout quand il s’agissait d’une fille. A Thèbes, la loi interdisait formellement cette pratique. Toutefois si un individu était trop pauvre pour nourrir son enfant, il était libre de le porter aux magistrats ; ceux-ci se chargeaient de le mettre en nourrice aux frais de l’État, et il était entendu que le père nourricier, pour se dédommager de. sa peine, se servirait plus tard de l’enfant comme d’un esclave. Pareillement à Éphèse, l’exposition des nouveau-nés n’était autorisée qu’en cas d’indigence absolue.

Le père avait encore le droit de répudier et, par conséquent, de déshériter le fils qui se conduisait mal envers lui. Ce droit lui était reconnu en particulier par les législations de Solon, de Pittacos et de Charondas. Platon impose au père l’obligation de consulter au préalable un conseil de famille et de se soumettre à la décision de la majorité. Mais ce n’était pas l’habitude, même à Athènes, et il suffisait que le père signifiât publiquement sa volonté par l’organe d’un héraut ; il n’avait d’autre contrôle à subir que celui de l’opinion. On appelait cet acte άποκήρυξις. Il convient d’ajouter qu’il était excessivement rare.

Le père avait enfin le droit de nommer les tuteurs de ses enfants mineurs, et de désigner dans son testament le mari que sa fille devrait épouser.

Le pouvoir du père sur ses enfants cessait à leur majorité, qui commençait soit à l’âge de dix-huit ans révolus, soit avec la dix-huitième année.

 

18. — DEVOIRS DES ENFANTS ENVERS LEURS PARENTS.

Les enfants étaient tenus à des devoirs généraux de respect et d’obéissance envers leurs parents. Il est inutile d’énumérer ici en détail toutes leurs obligations ; il suffira d’insister sur deux d’entre elles

D’abord le fils doit pourvoir à l’entretien de ses parents, s’ils sont dans le besoin. La loi, dit Isée, ordonne de nourrir les parents ; les parents sont le père, la mère, l’aïeul, l’aïeule, le bisaïeul et la bisaïeule. (Sur l’héritage de Ciron, 52.) Il y avait une étroite corrélation entre le droit d’hériter et le devoir de fournir des aliments, et un client d’Isée, pour réclamer la succession d’un individu, se fonde précisément sur ce fait que, si ce dernier vivait encore et se trouvait sans ressources, ce serait lui qui l’aurait à sa charge. (Sur l’héritage de Cléonymie, 39-40.) Le fils n’échappait à cette nécessité que dans un seul cas. Si son père, malgré sa pauvreté, avait négligé de lui apprendre un métier, il perdait tout droit à une pension alimentaire. (Plutarque, Solon, 22.)

En second lieu, le fils devait rendre à ses parents morts les honneurs prescrits par la loi religieuse. Parmi les griefs que l’orateur Lycurgue allègue contre Léocrate figure le crime d’outrage à l’égard des parents, puisqu’il a, pour sa part, anéanti leurs tombeaux et aboli les cérémonies funèbres qu’ils exigent. (148)

Le fils qui manquait à ses devoirs pouvait être traduit en justice. Le choix de la peine était laissé à l’appréciation du tribunal, qui allait parfois jusqu’à prononcer une sentence de mort. Dans tous les cas, le coupable était déchu de tous ses droits politiques.

 

19. — RÈGLES RELATIVES À LA TRANSMISSION DES SUCCESSIONS.

Les successions sont déférées d’abord aux descendants, c’est-à-dire aux fils, et, à défaut de fils, aux filles. Le partage se fait également. L’héritier en ligne directe se saisit lui-même des biens et n’a pas besoin de demander un envoi en possession. Les enfants adoptifs sont entièrement assimilés aux enfants nés du sang. Quant aux enfants illégitimes, ils n’ont aucun droit de succession. La loi les exclut de la famille, et permet seulement de leur faire un legs jusqu’à concurrence de 1000 drachmes (982 fr.).

Après les descendants, la loi appelle les collatéraux, sans s’arrêter aux ascendants. Faire remonter la succession eût été, pour les anciens, une idée contradictoire. La succession en ligne collatérale est déférée suivant le degré de parenté. La loi appelle d’abord la descendance du même père, c’est-à-dire les frères du défunt et leurs enfants, puis les sœurs et leurs enfants ; en seconde ligne, elle appelle la descendance de l’aïeul paternel, c’est-à-dire les cousins du défunt et les enfants des cousins, toujours en préférant le mâle. Elle s’arrête aux enfants de cousins. A défaut de parents dans la descendance du père ou de l’aïeul, viennent dans le même ordre les parents qui descendent de la mère, puis la descendance de l’aïeule maternelle. On passe ensuite aux plus proches parents du côté paternel.

Les collatéraux ne peuvent recueillir la succession qu’en demandant l’envoi en possession.

Tous les héritiers peuvent s’abstenir ; on ne trouve, du reste, aucune trace d’une institution analogue au bénéfice d’inventaire[4].

Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, I, p. XXVII-XXIX.

 

20. — RÈGLES RELATIVES AU MODE DE PARTAGE DES SUCCESSIONS.

Les opérations du partage d’une succession n’étaient pas moins compliquées à Athènes que chez nous.

Il fallait avant tout former la masse partageable.

Cette masse se composait d’abord de tous les biens que le défunt possédait au moment de sa mort. Pour prévenir toute incertitude sur leur consistance, les héritiers s’empressaient de dresser, immédiatement après le décès, un inventaire. Aux biens existants dans la succession on ajoutait les biens rapportés par les héritiers. Chaque héritier, en effet, était tenu de rapporter à la masse les dons qui lui avaient été faits par le défunt et les sommes dont il était débiteur envers lui.

Lorsque la masse était formée, les héritiers, avant de faire les lots, pouvaient être admis à exercer certains prélèvements. Si, par exemple, le père de famille avait, par testament, donné à l’un de ses enfants un préciput (πρεσβεΐα), ce préciput devait être délivré préalablement au partage. Si l’un des héritiers avait dissipé des choses héréditaires, les autres héritiers pouvaient prélever une valeur égale à celle que leur cohéritier avait détruite. Enfin, si l’un des héritiers était créancier du défunt, il était autorisé soit à prélever sur l’actif de la succession le montant de sa créance, soit à en exiger de ses cohéritiers le payement.

Quand on procédait à l’amiable au partage d’une succession, les héritiers pouvaient composer les lots à leur guise et les répartir par la voie du sort ou d’après les convenances de chacun. Souvent aussi l’un d’eux faisait les lots, et les autres choisissaient. S’ils ne pouvaient pas se mettre d’accord, les lots étaient formés par les δατηταί et attribués par la voie du sort. Dans la formation des lots, on ne tenait pas compte seulement de la valeur des biens ; on se préoccupait surtout de leur solidité Ainsi, une usine pour la fabrication des boucliers, qui ne rapportait que soixante mines par an, fut considérée comme l’équivalent d’une maison de banque dont les bénéfices s’élevaient chaque année à cent mines. Les cohéritiers voyaient dans l’usine une propriété stable, tandis qu’ils étaient effrayés par les risques attachés à l’exploitation d’une banque.

Quelquefois, pour ne pas laisser un seul des héritiers exposé à toutes les éventualités d’un partage aléatoire, on décidait que certains biens, une maison de banque, par exemple, une usine, resteraient provisoirement en dehors du partage ; les autres biens étaient distribués entre les successibles. Les biens exclus du partage continuaient d’être la propriété commune, et leurs revenus étaient répartis à des époques déterminées.

Caillemer, le Droit de succession légitime à Athènes, pp. 499- 204 ; Thorin, édit.

 

21. — LE TESTAMENT.

Le testament a été inconnu des Athéniens jusqu’au commencement du vie siècle, et des Spartiates jusqu’au commencement du IVe.

Plusieurs conditions étaient requises pour qu’un acte de ce genre fût valable. Il fallait avant tout que le testateur se trouvait en pleine possession de lui-même. Celui qui subissait : une contrainte physique ou morale, celui à qui la vieillesse, la maladie, la folie, ôtaient l’usage de ses facultés ne pouvait, aux termes de la loi, disposer de ses biens. Tout citoyen qui avait eu à manier les deniers publics était privé du droit de tester tant que ses comptes n’étaient pas approuvés. L’enfant mineur et la femme étaient dans le même cas. L’enfant adoptif n’avait pas non plus la liberté de léguer ses biens, parce que, s’il mourait sans postérité, sa fortune devait retourner à la famille de l’adoptant

L’acte était habituellement rédigé par le testateur devant témoins, et déposé soit chez un ami, soit dans un temple, ou chez un magistrat. II était rare que le contenu fût porté à la connaissance des témoins ; ceux-ci savaient seulement qu’un testament avait été fait. On avait toujours le droit de modifier un testament par un codicille ou même de le révoquer.

Une phrase de Plutarque semble indiquer qu’à Sparte la liberté de tester était absolue. A Athènes, la loi ne permettait de tester au profit d’un parent ou d’un étranger que si l’on n’avait pas d’enfant mâle. Dans ce cas, d’ailleurs, il n’était pas rare qu’on s’en créât un par voie d’adoption testamentaire. Si le père n’avait qu’une fille, il pouvait tester, mais à la condition d’imposer au légataire le devoir d’épouser sa fille. Lorsqu’il avait plusieurs filles, il ne désignait pas autant d’héritiers ; il en choisissait un, qui prenait la succession, à charge de marier et de doter toutes les autres.

Parfois le père ne testait que pour partager également ses biens entre ses enfants ; mais, d’ordinaire, c’était pour déroger au droit commun et pour leur assigner à chacun des parts inégales. Il était libre d’avantager celui qu’il préférait ; le plus souvent c’était lainé qu’il favorisait. Il pouvait, du reste, à côté de ses fils, inscrire parmi ses héritiers un individu quelconque. En Crète, la quotité disponible parait avoir été réduite à une cinquantaine de francs. A Athènes, il n’y avait peut-être pas de limite légale, mais simplement des usages.

Tout testament pouvait être attaqué devant les tribunaux. Les juges exigeaient sans doute des motifs sérieux pour casser, quand c’étaient des magistrats, comme à Sparte, à Élis, à Gortyne. Au contraire les grands jurys d’Athènes, de Chio, de Milet, d’Érésos, et en général des États démocratiques, étaient beaucoup moins portés à respecter les volontés du défunt. Peu versés dans la connaissance des lois et peu soucieux d’en appliquer strictement les règles, ils se laissaient volontiers guider par des raisons de fait ou par des considérations étrangères à la cause.

 

22. — TESTAMENT DE PLATON.

Platon a laissé les objets ci-après désignés et a disposé comme il suit :

Le terrain situé à Iphæstiades.... ne pourra être aliéné ni par vente ni par échange, mais restera autant que possible la propriété de mon fils Adimante ;

De même le terrain situé à Érésides, que j’ai acheté de Callimaque ;

3 mines d’argent (295 fr.) ;

Une aiguière d’argent pesant 165 drachmes (720 grammes) ; une coupe pesant 45 drachmes (196 grammes) ; un anneau d’or et un pendant d’oreille en or pesant ensemble 4 drachmes et 3 oboles (20 grammes) ;

Euclide, le tailleur de pierres, me doit 3 mines ;

J’affranchis Artémo ;

Je laisse les esclaves dont les noms suivent : Tychon, Bicta, Apolloniadès, Dionysios ;

Les meubles désignés dans un écrit dont Démétrios a le double ;

Je ne dois rien à personne ;

Les tuteurs sont Sosthène, Speusippe, Démétrios, Hégias, Eurymédon, Callimaque, Thrasylle.

Diogène de Laërte, Vies des philosophes, liv. III, ch. trad. par Dareste.

 

23. — PARTAGE AMIABLE D’UNE SUCCESSION.

Nous convînmes, Olympiodore et moi, que chacun de nous prendrait la moitié de la succession de Conon. Nous rédigeâmes là-dessus un contrat écrit, et nous nous engageâmes l’un envers l’autre, par les serments les plus forts, à partager loyalement et selon le droit tout ce qui se trouvait de biens apparents[5], sans que l’un pût avoir plus que l’autre dans la succession, à faire en commun la recherche et le recouvrement du surplus, en nous concertant ensemble toutes les fois qu’il serait nécessaire.... Nous primes à témoin de ces conventions les dieux au nom desquels nous nous prêtions un serment réciproque, puis nos parents, et enfin Androclide, chez qui nous déposâmes le contrat. Je fis ensuite deux lots. L’un comprenait la maison que Conon habitait lui-même et les esclaves attachés au tissage. L’autre comprenait l’autre maison et les esclaves employés à broyer les drogues. Tout ce que Conon pouvait avoir laissé d’argent apparent à la banque d’Héraclide fut à peu près entièrement dépensé pour les funérailles et les autres cérémonies, et pour l’érection du monument. Après avoir fait ces deux lots, l’en donnai le choix à Olympiodore, le laissant libre de prendre celui des deux qui lui conviendrait le mieux, et il prit les broyeurs de drogues et la maison. J’eus donc pour ma part les tisserands et l’autre maison.

Démosthène, Discours contre Olympiodore, 8-13 ; trad. Dareste.

 

24. — PILLAGE D’UNE SUCCESSION.

Voici à quel point d’audace ils en sont arrivés. Euctémon venait d’expirer ; son corps était là sur le lit, dans la maison. Leur première pensée fut de consigner les esclaves au logis, pour qu’aucun d’eux n’allât annoncer cette mort aux deux filles, à la femme ou à l’un des parents du défunt ; puis, avec la femme (la vieille maîtresse du mort), ils se mirent à emporter le mobilier dans la maison contiguë, qu’avait louée tout exprès quelqu’un de leur bande, un certain Antidoros. Les filles et l’épouse finirent par apprendre le décès : elles se présentèrent ; on ne les laissa pas entrer ; on leur ferma la porte ; on leur dit que ce n’était point à elles d’ensevelir Euctémon. C’est à grand’peine que vers le coucher du soleil elles purent enfin pénétrer dans l’habitation. Elles y trouvèrent le cadavre qui, leur dirent les serviteurs, gisait là abandonné depuis déjà deux jours ; quant à ce que contenait auparavant la maison, tout était déménagé par ces gens-là. Les femmes, comme c’était leur devoir, ne s’occupèrent que du cadavre ; mais les autres parents firent aussitôt constater par les assistants l’état des lieux, et ils commencèrent par interroger les serviteurs pour savoir où avait été transporté tout le mobilier. Ceux-ci répondirent que tout avait été déposé dans la maison voisine ; on voulut exercer alors, suivant la loi, le droit de suite sur les objets volés, et se faire livrer les esclaves qui avaient concouru à l’enlèvement des effets ; ces gens se refusèrent à rien faire qui fût conforme à la justice.

Isée, Sur l’héritage de Philoctémon, 39-42 ; trad. par Perrot.

 

25. — PRÉTENTIONS FRAUDULEUSES À UNE SUCCESSION.

Le discours d’Isée Sur l’héritage de Nicostrate, mort à l’étranger en laissant deux talents, nous offre un vif et curieux tableau de toutes les convoitises que suscitait l’ouverture d’une succession.

Qui ne coupa ses cheveux en signe de deuil, quand arrivèrent les deux talents ? Qui ne se couvrit de vêtements sombres, comme si ce deuil devait lui donner des droits à l’héritage ? Combien on vit paraître de prétendus parents et de fils qui se disaient adoptés par acte testamentaire de Nicostrate 1 C’était Démosthène, qui se présentait comme son neveu ; quand on l’eut convaincu de mensonge, il se désista. C’était Télèphe, qui prétendait que Nicostrate lui avait donné tous ses biens ; lui aussi, au bout de peu de temps, y renonça. C’était Aminiadès, qui amenait à l’archonte un enfant de moins de trois ans ; il l’attribuait à Nicostrate, quand on savait que celui-ci n’avait pas paru à Athènes depuis onze ans. Pyrrhos de Lamptra soutenait que Nicostrate avait consacré sa fortune à la déesse Athéna, tout, sauf une portion laissée à lui-même. Ctésis de Bésa et Cranaos dirent d’abord qu’ils avaient gagné contre Nicostrate un procès où celui-ci avait été condamné à leur payer un talent ; puis, quand il leur fut impossible de le prouver, ils affirmaient que le défunt avait été leur affranchi ; là encore ils ne pouvaient arriver à confirmer leurs dires. Ce sont là tous ceux qui, dès le début, convoitèrent l’héritage de Nicostrate. Chariadès n’élevait alors aucune prétention. Ce fut plus tard qu’il présenta comme héritiers institués non seulement lui-même, mais encore l’enfant qu’il avait eu d’une courtisane. Il faudrait, ô juges, que tous ceux qui viennent ainsi réclamer une fortune à titre de donation testamentaire, quand le tribunal déclarerait leur demande mal fondée, fussent frappés d’une amende égale à la valeur du patrimoine dont ils avaient espéré se rendre indûment possesseurs. On ne verrait plus alors les lois méprisées, les familles outragées par ces spéculateurs, et la mémoire des morts insultée par tous leurs mensonges.

Isée, Sur l’héritage de Nicostrate, 7-11 ; trad. par Perrot.

 

26. — LA FILLE ÉPICLÈRE.

Les femmes, en matière de succession, étaient moins bien traitées que les hommes.

D’abord, quand elles venaient en concurrence avec un homme de parenté égale, celui-ci leur était toujours préféré.

En second lieu, la fille, du moins à Athènes, n’héritait pas légalement, s’il y avait un fils. La dot qu’elle avait reçue ou qu’elle recevrait un jour était tout ce qu’elle avait à prétendre, et cette dot n’était pas équivalente à la part de son frère. Ainsi le père de Démosthène, qui avait deux enfants, ne laissa à sa fille que deux talents de dot sur une fortune de quatorze talents. En Crète, la fille n’avait droit qu’à une demi-part des biens mobiliers et des redevances dues par les colons.

Si le défunt n’avait qu’une fille, elle était héritière, ou plutôt elle était adjointe à l’héritage ; on l’appelait la fille épiclère. Souvent le père prenait soin, de son vivant ou par testament, de la marier ou de la fiancer. S’il ne l’avait point fait, c’était à l’autorité publique, au roi chez les Spartiates, à l’archonte chez les Athéniens, d’y pourvoir. Les magistrats d’ailleurs n’étaient pas libres de la marier à qui ils voulaient, ni à qui elle voulait. Il y avait un ordre de prétendants déterminé par la loi. Platon, d’accord avec la loi de Gortyne[6], atteste qu’elle devait épouser d’abord un de ses oncles paternels, en commençant par le plus âgé, puis un de ses cousins germains, puis quelque autre patent, en suivant de proche en proche les degrés de parenté. Tous ces mariages étaient obligatoires pour la jeune fille, sous peine de perdre la moitié de la succession. Si, au moment où elle devenait épicière, elle était déjà mariée, elle pouvait être forcée d’abandonner son mari. Les parents successivement appelés à la main de l’épicière n’étaient pas absolument obligés de l’épouser ; chacun d’eux était libre de céder son droit au suivant. Ces sortes de substitutions n’étaient pas rares à Athènes. En Crète, le parent récalcitrant pouvait être condamné par les tribunaux à épouser dans les deux mois. Si tous les parents, l’un après l’autre, se récusaient, l’épicière était libre de choisir à volonté dans la tribu. Enfin, si personne dans la tribu ne se présentait, les parents disaient : Quelqu’un veut-il épouser ? Un homme répondait parfois à cet appel, et le mariage avait lieu dans un délai de trente jours ; si nul ne bougeait, la fille épousait qui elle pouvait, même en dehors de la tribu. Quand plusieurs parents se la disputaient, les tribunaux prononçaient.

A vrai dire, l’épicière n’avait pas la propriété de la succession paternelle ; elle n’en avait que le dépôt. Le véritable héritier de son père était le fils qui naîtrait d’elle. Elle n’était elle-même que l’intermédiaire par lequel les biens de l’aïeul se transmettaient à son petit-fils.

Ces règles, en apparence si singulières, ont été inspirées par la religion. Le législateur voulait donner au défunt, mort sans héritiers mâles, un continuateur posthume, un héritier qui recueillerait sa fortune et perpétuerait le culte du foyer. Il voulait de plus que cet héritier fût, autant que possible, du sang du défunt, et il le cherchait dans le mariage de la fille avec le plus proche parent. Aussitôt qu’un fils naissait du mariage, il était regardé comme le fils de son grand-père. Par lui, la maison du défunt devait être restaurée, et les sacrifices domestiques reprendre leur cours interrompu. (Caillemer, Le droit de succession légitime à Athènes, p. 45-46.)

 

27. — LA TUTELLE.

A la mort du père, les enfants mineurs passent sous l’autorité d’un tuteur qui est désigné par le testament du défunt. A définit de cette désignation, la tutelle passe au parent le plus proche, dans l’ordre suivi par la loi pour les successions ; et enfin, à défaut de parents, un tuteur est nommé, à Athènes, par l’archonte. Le tuteur a l’administration des biens du mineur et peut en disposer. Mais la loi l’oblige à les affermer devant l’archonte, en prenant hypothèque sur les biens personnels du fermier. (Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, I, p. XXVI.)

Il y avait des tuteurs honnêtes ; niais il y en avait aussi qui remplissaient mal leurs devoirs. Rien de curieux à cet égard comme l’exemple de Démosthène.

Mon père, dit-il, laissa une fortune d’environ 14 talents (82.000 fr.), un fils âgé de sept ans, c’était moi, une fille de cinq, et notre mère qui avait apporté 50 mines (4910 fr.) dans la maison. Sur le point de mourir, il prit ses dispositions à notre égard, et remit le tout entre les mains d’Aphobos et de Démophon, ses deux neveux, issus, l’un de son frère, l’autre de sa sœur. Il leur adjoignit Thérippide, qui ne lui tenait par aucun lien de famille, mais qui était son ami d’enfance. Il donna à ce dernier l’usufruit de 70 mines (6.874 fr.), à prendre sur mes biens pendant tout le temps à courir jusqu’au jour de ma majorité, pour éviter que la convoitise ne le poussât à mal administrer mes biens. A Démophon il donna ma sœur et 2 talents (11.788 fr.) payables sur-le-champ ; à Aphobos, notre mère avec 80 mines (7.856 fr.) de dot, et de plus la jouissance de ma maison et de mes meubles. En resserrant ainsi entre eux et moi les liens de famille, il pensait que ma tutelle n’en irait que mieux. (Démosthène, Premier discours contre Aphobos, 4-5 ; trad. Dareste.)

Cet espoir fut déçu. D’abord Aphobos n’épousa pas la mère de Démosthène, ni Démophon, sa sœur ; ce qui ne les empêcha pas de s’approprier les deux dots, en même temps que Thérippide mettait la main sur le capital dont il devait toucher les revenus. En second lieu, les tuteurs dilapidèrent le patrimoine qui leur était confié. Pour s’acquitter de leur charge, deux moyens s’offraient à eux. Ils pouvaient gérer eux-mêmes la fortune de leur pupille au mieux de ses intérêts. Ils pouvaient aussi, et c’était le procédé le plus sûr, louer ses biens devant l’archonte. Ils ne songèrent pas un seul instant à les affermer ; par contre, ils s’entendirent pour gaspiller et détourner presque toute la succession.

Ils vendirent à vil prix les matières premières qui étaient en magasin, pour compter à Thérippide ses 70 mines. Pour procurer à Aphobos les 80 mines qui lui revenaient, ils vendirent la moitié des esclaves armuriers, de telle sorte que l’atelier fut du coup désorganisé. Pendant les deux premières années, Aphobos dirigea la fabrique d’armes, et il prétendit que, loin d’en tirer aucun bénéfice, il avait dû débourser 5 mines (491 fr.). Puis il y eut un long chômage. Finalement Thérippide s’en chargea, mais sans lui rendre son ancienne prospérité. Quant à la fabrique de sièges, elle disparut par la faute d’Aphobos. Bref, la négligence et la cupidité des tuteurs furent telles, qu’à la majorité de Démosthène, c’est-à-dire après dix ans, ils lui offrirent en tout la somme dérisoire de 70 mines (6.874 fr.), plus sans doute la maison, qui avait une valeur de 30 mines (2.946 fr.). Or, d’après des calculs très plausibles de Démosthène, la succession, si elle avait été bien administrée, aurait dû, à ce moment-là, atteindre 30 talents (177.000 fr.).

Après deux ans d’attente, il se décida à porter plainte contre ses tuteurs, et il attaqua d’abord Aphobos, à qui il réclama 10 talents. Malgré les difficultés de tout genre que son adversaire souleva, il obtint gain de cause. Mais Aphobos ne paya pas dans les délais légaux ; de plus, quand Démosthène voulut saisir ses immeubles, il se heurta à l’opposition d’Onétor, qui se déclara créancier hypothécaire d’Aphobos. Cette créance, semble-t-il, était purement fictive ; elle n’avait d’autre objet que de garantir les biens d’Aphobos contre toute saisie. Mais Démosthène fut alors obligé de s’en prendre à Onétor ; on ignore d’ailleurs quelle fut l’issue de ce second procès. On ne sait pas davantage si les deux autres tuteurs, Démophon et Thérippide, furent également poursuivis. Il est probable qu’une transaction intervint, et que Démosthène, en fin de compte, se trouva beaucoup moins riche qu’à la mort de son père.

 

 

 



[1] Thémistocle disait en plaisantant que son fils, tout jeune encore, était le plus puissant de tous les Grecs : Les Athéniens commandent aux Grecs, moi je commande aux Athéniens, sa mère me commande, et lui commande à sa mère. (Plutarque, Thémistocle, 18.)

[2] Hipperète, la femme d’Alcibiade, était vertueuse et aimait son mari, mais elle avait beaucoup à souffrir de ses désordres. Elle quitta la demeure conjugale pour se réfugier auprès de son frère. Alcibiade ne parut pas s’en soucier et continua sa vie de débauches. Il fallait qu’Hipparète déposât la demande de son divorce entre les mains de l’archonte, et aucun intermédiaire ne pouvait faire cette démarche. Comme elle s’avançait sur la place publique pour remplir la formalité légale, Alcibiade se précipita sur elle, l’enleva, et la ramena dans sa maison, sans que personne s’y opposât et osât la lui soustraire. Elle resta avec lui jusqu’à l’époque de sa mort, qui arriva peu de temps après, alors qu’Alcibiade était à Éphèse. (Plutarque, Vie d’Alcibiade, 8.)

[3] Il est rude et difficile le chemin que suit une femme pour abandonner la demeure de son mari et rentrer dans celle de son père ; c’est une route que l’on parcourt la rougeur au front. (Anaxandride.)

[4] Le bénéfice d’inventaire est un expédient qui permet à l’héritier de n’accepter la succession qu’après qu’il en a été dressé un inventaire ; il peut ainsi la répudier s’il s’aperçoit que le passif est supérieur à l’actif.

[5] C’est-à-dire dont l’existence pouvait être facilement constatée.

[6] Gortyne était une ville de Crète. On a découvert récemment une longue inscription qui reproduit une bonne partie de son code civil.