ÉTUDES ÉCONOMIQUES SUR L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE VII. — L’IMPÉRIALISME ROMAIN.

 

 

Si l’impérialisme est une tendance plus ou moins vague à la domination universelle, il faut bien avouer que ce n’est point là une nouveauté particulière à notre temps. La seule originalité qu’il présente aujourd’hui est l’étendue beaucoup plus vaste du domaine qu’il embrasse. Jadis les souverains ou les peuples les plus ambitieux n’avaient en vue qu’une faible partie du continent ; Napoléon lui-même, ne songea, dans ses rêves les plus grandioses, ni à l’Afrique ni à l’Amérique. De nos jours, au contraire, il semble que certains États ne conçoivent pour leur empire d’autres limites que celles du monde tout entier, et qu’ils visent, sinon à conquérir, du moins à placer sous leur contrôle tout ce qu’il existe de contrées habitables. Que sortira-t-il de tous ces projets ? La chimère deviendra-t-elle à la longue une réalité ? Arrivera-t-il un moment où la Terre sera soit possédée, soit régentée par un peuple unique, ou par une race privilégiée, comme cette race anglo-saxonne dont quelques hommes politiques préconisent l’étroite union ? Toute hypothèse à cet égard serait vaine. La seule chose qui nous soit permise, c’est de consulter l’histoire et d’examiner si des entreprises de ce genre ont été tentées avant nous, si elles ont réussi, si elles ont duré, et quelles en ont été les suites. Or rien n’est plus instructif dans cet ordre d’idées que l’exemple de l’Empire romain. Rome s’est rendue maîtresse, non pas de tout le globe terrestre, mais de presque toute la portion du globe que les anciens connaissaient. Elle l’a assujettie par les armes, elle l’a gouvernée pendant plusieurs siècles, et finalement elle l’a perdue. Il y a eu là un cycle complet d’événements qui se sont déroulés d’âge en âge avec cette rigueur logique qui détermine les grandes évolutions historiques. Ces faits sont par eux-mêmes curieux à étudier ; peut-être même fournissent-ils matière à de précieux enseignements.

 

I

Conquête de l’Italie. — La question de Sicile. — Établissement des Romains dans la vallée du Pô. — Les Carthaginois en Espagne. — La seconde guerre punique. — Les Romains en Espagne. — Leur intervention en Orient.

Les Romains se figuraient volontiers qu’ils avaient été de tout temps prédestinés à l’empire du monde. Déjà leur premier roi Romulus leur en avait donné l’assurance formelle, et plus tard, sous Tarquin, lorsqu’on jeta les fondations du temple de Jupiter, une tête humaine, découverte dans le sol, annonça plus clairement encore que le Capitole serait un jour la capitale de la Terre. Ces récits flattaient l’amour-propre national, mais ce n’étaient que des légendes ridicules. La vérité est que les Romains n’aspirèrent à dominer dans la Méditerranée qu’à partir de l’année 200 avant Jésus-Christ ; le clairvoyant Polybe le déclare en termes très nets[1], et les faits confirment son jugement. A cette date, Rome possédait l’Italie et les îles voisines ; elle avait vaincu Carthage ; elle s’était établie en Espagne, et elle allait s’engager à fond dans les affaires d’Orient. Jusque-là son horizon n’avait guère dépassé la péninsule de l’Apennin et les mers secondaires qui la baignent. Désormais son ambition prit un plus large essor ; elle commença à porter ses regards sur toutes les contrées qui bordent la Mer Intérieure, et à une politique purement italienne elle substitua, comme nous dirions aujourd’hui, une politique « mondiale ».

Le passage de l’une à l’autre est pour un peuple la crise la plus grave de son existence. Il en est qui y trouvent leur perte, parce que leurs desseins sont en disproportion avec leurs ressources. Les plus sages sont ceux qui étendent leur champ d’action au dehors dans la mesure où leurs forces les y autorisent. Tel fut le cas des Romains. Ce n’est pas en vertu d’un plan prémédité qu’ils conquirent tout le bassin de la Méditerranée ; ils s’agrandirent presque par nécessité. Ils furent conduits par les événements plus qu’ils ne les conduisirent eux-mêmes. Leurs guerres, surtout au début, furent pour la plupart des guerres défensives, et pendant longtemps ils éprouvèrent une véritable répugnance à opérer des annexions territoriales. J’ignore s’ils se seraient perpétuellement contentés de l’Italie, dans l’hypothèse où nul ne serait venu les y inquiéter ; mais il est certain que, s’ils en sortirent, ce fut parce qu’on les y obligea.

A peine eurent-ils réuni sous leur puissance toutes les populations de la péninsule, que le roi d’Épire, Pyrrhus, apparut dans le Midi pour répondre à l’appel de Tarente, mais au fond avec l’intention de se créer dans cette région à demi hellénisée une principauté, où il espérait englober probablement toute la Sicile. Le péril fut conjuré avec quelque difficulté, mais pour renaître presque aussitôt sous une forme nouvelle.

La Sicile était partagée entre les Grecs de Syracuse et les Carthaginois, et il était à craindre que ceux-ci, à la fois plus forts et plus riches, ne s’emparassent tôt ou tard de l’île entière. Or il est à peu près inévitable que l’Italie méridionale et la Sicile soient dans les mêmes mains, et de fait il en a toujours été ainsi au cours de l’histoire. Les Romains auraient pu à la rigueur s’accommoder de la proximité d’un État faible. Mais qu’une cité comme Carthage s’installât en face d’eux sur le détroit de Messine, dans une position qui menacerait les communications entre la mer Tyrrhénienne et la mer Ionienne, et d’où il serait aisé de multiplier les attaques contre toutes les côtes de l’Italie, c’est à quoi il leur était impossible de se résigner. Il y aurait eu de leur part un étrange aveuglement à tolérer que leur sécurité fût constamment à la merci d’une république rivale. Le conflit éclata donc, non pour une question de race, comme on l’a souvent répété, mais pour une question d’intérêt. L’amitié traditionnelle qui existait entre les deux États se rompit du jour où ils furent en contact, et Rome ne consentit à la paix que lorsqu’elle eut dépossédé Carthage d’une contrée qui rentrait évidemment dans l’orbite de son influence. L’occupation de la Sicile fut pour elle moins une conquête qu’une précaution nécessaire, bientôt complétée par celle de la Sardaigne et de la Corse.

L’Italie semblait désormais à l’abri de tout danger extérieur. Elle était protégée par les trois files qui en sont les dépendances naturelles ; les Carthaginois avaient été refoulés en Afrique ; les Grecs d’Orient se consumaient dans leurs querelles particulières. Elle n’avait plus qu’un point vulnérable, au Nord. La vallée du Pô était habitée par des Celtes encore mal fixés au sol, turbulents, avides de guerre et de butin, que Rome attirait et qui en connaissaient le chemin. Or c’était là un fâcheux voisinage pour une nation qui avait des habitudes de vie paisible et sédentaire. Il en résultait que la frontière septentrionale de l’Italie n’était jamais stable, et que les cités de l’Étrurie, de l’Ombrie et du Latium étaient en proie à des incursions ou à des alarmes continuelles. Il était urgent d’arrêter une fois pour toute ce flot toujours grondant d’envahisseurs qui avait tant de fois débordé, vers le Sud. A la suite d’une attaque formidable des Gaulois de la Cisalpine, les Romains pénétrèrent dans leur pays. Ils leur infligèrent de rudes échecs ; ils emportèrent les villes de Milan et de Côme, et en se retirant ils laissèrent sur les bords du Pô, à Plaisance et à Crémone, des garnisons capables de les tenir en respect. Ils espéraient n’avoir désormais rien à redouter de ce côté.

Pendant qu’ils se livraient à cette opération de police, les Carthaginois, avec leur souplesse ordinaire, se dédommageaient en Espagne de la perte de leurs fies. Deux grands hommes de guerre, Amilcar Barca et Asdrubal, soumirent en quelques années la péninsule ibérique, et donnèrent ainsi à leur patrie un surcroît de puissance et de richesse. Ce qu’ils cherchaient dans ce pays, ce n’était pas simplement la compensation des sacrifices récemment subis, c’était aussi le moyen de reprendre la lutte contre Rome. Un État comme Carthage ne peut pas se résigner à déchoir après une première défaite, alors surtout qu’il n’a pas été atteint dans ses œuvres vives ; il lui faut à tout prix sa revanche. Telle fut la pensée qui ne cessa d’inspirer Amilcar, Asdrubal, et, après eux, Hannibal. Ils trouvèrent en Espagne les ressources dont ils avaient besoin, de l’argent en abondance et des soldats d’élite.

On discutait déjà dans l’antiquité le point de savoir quel avait été l’agresseur ; Polybe par exemple consacre tout un chapitre de son Histoire à l’étude du problème[2]. Sans entrer dans une controverse qui serait ici hors de raison, on est fondé à dire que l’auteur responsable de la guerre fut Hannibal, et non pas le Sénat romain. Les Romains acceptaient volontiers le maintien du statu quo. Ils avaient si peu le désir de ruiner Carthage qu’ils la secoururent lors de la révolte des mercenaires. Ils ne convoitaient aucune de ses possessions, et, si après avoir essayé de l’arrêter par une convention diplomatique sur les rives de l’Èbre, ils se décidèrent tardivement à la menacer d’une intervention armée, ce fut là une mesure défensive suggérée par la prudence la plus vulgaire. Ils firent le minimum de ce qu’exigeait le souci de leurs intérêts. Ils ne furent ni tracassiers, ni jaloux, ni ambitieux ; ils furent seulement méfiants, et cet état d’esprit n’était que trop justifié par les préparatifs dont l’écho leur arrivait à travers les Pyrénées et les Alpes. Hannibal, au contraire, fut dès le premier jour résolu à combattre. Chez lui pas la moindre trace d’hésitation ; à peine proclamé général par ses troupes, il porte son plan bien ordonné dans sa tête, et il le met à exécution. Il assiège Sagonte, que Rome avait placée sous son protectorat ; il négocie avec les Gaulois, pour qu’ils lui accordent le libre passage et des auxiliaires ; il pourvoit à la sûreté de l’Espagne et de l’Afrique en prévision d’une attaque des Romains, et au printemps de l’année 218 av. J.-C. il part pour l’Italie. Il s’agissait pour lui non pas de venger les humiliations et de réparer les pertes antérieures, de recouvrer la Sicile et la Sardaigne, de consolider la conquête de l’Espagne, d’affranchir Carthage de la surveillance de plus en plus étroite que Rome exerçait sur elle, mais de frapper la cité ennemie d’un c up mortel, de l’anéantir et de la supplanter.

Rome se défendit avec une énergie admirable. Elle savait que son existence était en jeu, et la perspective des dangers qu’elle courait, loin de paralyser son patriotisme, ne fit que l’exciter davantage. Elle éprouva des revers éclatants ; une partie de ses sujets l’abandonna ; elle fut, à plusieurs reprises, épuisée d’hommes et d’argent ; mais elle ne désespéra jamais. Le bonheur voulut qu’Hannibal fût mal secondé par les autorités carthaginoises. On lui refusa ou on ne put lui fournir les renforts indispensables, si bien que ses victoires mêmes ne servaient qu’à l’affaiblir. Finalement il fut acculé au fond de l’Italie, et les prodiges d’activité, de hardiesse et d’habileté qu’il y accomplit ne furent que les derniers soubresauts d’un lutteur vaincu et terrassé. Rappelé en Afrique par l’invasion de Scipion, il fut battu à Zama, et il dut conseiller tout le premier à ses concitoyens de souscrire aux conditions de paix que le vainqueur leur dictait. Les Romains arrangèrent les choses de manière à ce que Carthage se trouvât dorénavant dans l’impossibilité de rien tenter contre eux ; ils diminuèrent son territoire ; ils limitèrent ses forces navales ; ils lui imposèrent un lourd tribut payable en cinquante annuités ; ils agrandirent à ses dépens un prince indigène qui fut chargé d’épier tous ses actes ; mais ils ne s’approprièrent pas la moindre parcelle du sol qu’ils lui enlevaient.

Pourtant ce moment marque l’instant précis où ils commencèrent à se répandre et à se fixer au loin.

Tandis que le gros des légions disputait pied à pied l’Italie aux soldats d’Hannibal, une autre armée romaine combattait les Carthaginois en Espagne. Le Sénat l’avait mise en route au début des hostilités, dans la persuasion que la guerre resterait concentrée au sud de l’Èbre ; puis, lorsque Hannibal eut franchi les Pyrénées et le Rhône, elle avait continué sa marche, sans se préoccuper davantage de l’envahisseur. Son rôle principal fut de couper ce dernier de sa base de ravitaillement. C’est en Espagne, dans ce domaine propre de sa famille, qu’il s’était procuré tous ses moyens d’attaque ; c’est de là qu’il était parti ; c’est de là probablement qu’il espérait tirer de quoi refaire ses forces. Les Romains s’appliquèrent à déjouer ce calcul. S’ils parvenaient à intercepter ses communications par mer avec l’Afrique, par terre avec l’Espagne, ils l’obligeraient à ne compter que sur lui-même et leurs chances de succès en seraient notablement accrues. Leur diversion dans la péninsule, ibérique avait donc une importance capitale et elle réussit pleinement ; car il arriva une seule fois qu’une armée carthaginoise put s’échapper vers l’Italie, où d’ailleurs elle fut écrasée. Peut-être l’issue de la guerre aurait-elle été toute différente, si un courant régulier avait sans cesse amené à Hannibal de nouveaux secours.

Quand la paix fut conclue, les Romains étaient à peu près maîtres de l’Espagne, et Carthage dut renoncer en leur faveur à tous ses droits. Ils furent ici moins désintéressés qu’en Afrique et ils gardèrent pour eux leur conquête. Sans parler de ses autres productions, blé, vin, huile, bétail, tissus, salaisons, la contrée était par excellence le pays des métaux précieux. C’était quelque chose comme la Californie ou le Transvaal de l’antiquité. Nulle part, dit Strabon, on n’a trouvé l’or, l’argent, le cuivre et le fer à l’état natif dans de telles conditions d’abondance et de pureté. L’or est extrait non seulement des mines, mais aussi du lit des rivières. Les pépites atteignent parfois un poids d’une demi-livre (163 gr.). Chez les Turdétans le cuivre pur représente le quart de la masse du minerai, et il est des mines d’argent qui rapportent en trois jours la valeur d’un talent euboïque (5.662 fr.). Il y avait dans les environs de Carthagène des exploitations qui occupaient toute l’année quarante mille ouvriers et qui donnaient à l’État un rendement journalier de 25.000 drachmes (23 500 fr.). La proie était trop riche pour que Rome consentît bénévolement à s’en dessaisir. En outre, les derniers événements avaient montré que l’Espagne, malgré son éloignement, était capable de lui susciter de graves embarras. Qu’un autre Hannibal, ou, à défaut d’un Carthaginois, qu’un chef indigène groupât autour de lui ces peuplades, dont on, avait tout récemment éprouvé les qualités militaires ; n’était-il pas à craindre qu’il fût tenté, lui aussi, de les entraîner vers la Gaule et vers l’Italie, et la sagesse la plus élémentaire ne conseillait-elle pas de prévenir à jamais un pareil risque, quand l’occasion était si propice ? Le Sénat voyait toujours un ennemi possible dans tout État puissant, et il inclinait plutôt à s’exagérer les périls qu’à les atténuer. Si chimérique que parût une seconde invasion d’Espagnols et d’Africains pardessus les Alpes, il jugea prudent de se prémunir contre une semblable éventualité, et il annexa l’Espagne pour n’avoir plus à la redouter. C’est ainsi que les Romains furent amenés à sortir du cercle naturel de leur action et à prendre pied dans la région la plus occidentale de la Méditerranée. On les aurait sans doute bien étonnés en les accusant d’un excès d’ambition territoriale. J’imagine qu’à leurs yeux la nouvelle province n’était qu’une sûreté de plus pour ta frontière de l’Italie, de même qu’aux yeux des Anglais l’Égypte est le boulevard de la frontière de l’Inde.

Ce ne fut pas uniquement contre l’Occident qu’ils voulurent se garantir, ce fut encore contre l’Orient.

Parmi les nombreux États qu’avait engendrés l’empire d’Alexandre, trois surtout étaient puissants, l’Égypte, la monarchie des Séleucides, et la Macédoine.

Sauf de rares exceptions, les Ptolémées d’Égypte s’enfermèrent dans la vallée du Nil ; c’est tout au plus s’ils essayèrent d’y rattacher la Cyrénaïque, la Syrie, Chypre, les Cyclades et le littoral méridional de l’Asie Mineure ; en tout cas, ils ne cherchèrent jamais à dépasser l’extrémité orientale du bassin méditerranéen. Leur politique invariable fut de cultiver l’amitié de Rome, et Rome s’y prêta d’autant mieux que ces princes en arrivèrent très vite à se considérer comme ses protégés. A plusieurs reprises, ils lui durent leur salut, et chaque service qu’ils en recevaient était une atteinte de plus à leur indépendance. Le Sénat pouvait donc être tranquille de ce côté ; car, à la cour d’Alexandrie, ses moindres volontés étaient des ordres.

Les Séleucides avaient des visées beaucoup plus vastes. Héritiers à la fois des Achéménides de Perse et d’Alexandre, ils paraissent avoir eu des prétentions à l’empire universel. Ils possédaient déjà toute l’Asie Mineure depuis les bords de l’Indus ; ils projetaient d’y joindre la Syrie, l’Égypte, la Grèce, et la Macédoine, et Polybe n’exagère pas lorsqu’il dit que les contemporains d’Antiochus le Grand s’attendaient à ce qu’il réalisât ce dessein.

Le roi de Macédoine Philippe avait une ambition inquiète qui oscillait au gré des événements. Ses convoitises tantôt avaient l’air de se borner à la péninsule des Balkans et aux îles de la mer Égée, tantôt se portaient jusque sur l’Égypte[3], en sorte qu’avec lui ses voisins n’étaient jamais sûrs de rien. Il n’en fallait pas davantage pour éveiller la sollicitude du Sénat romain. Mais à ce motif de défiance s’ajoutait un grief plus précis. Après la bataille de Cannes, Hannibal avait noué des relations avec Philippe, et une alliance en règle avait été formée entre eux. Le traité stipulait que le roi se ferait avec toutes ses forces le défenseur des Carthaginois, et en conséquence il avait équipé une flotte pour descendre en Italie. Il est vrai que l’expédition n’eut pas lieu ; mais Rome ne lui pardonna pas ses velléités d’intervention. Dès qu’elle se fut débarrassée de Carthage, elle se tourna contre lui et lui déclara la guerre. L’empressement qu’elle mit à engager ses armes dans les affaires d’Orient atteste l’intensité de ses craintes. Pour elle le péril hellénique était bien plus sérieux que le péril espagnol ou africain. Ce qu’elle apercevait à l’Est de l’Adriatique, ce n’était pas une république déchue, comme Carthage, ou des populations barbares et mal liées entre elles, comme les tribus ibériques, mais deux monarchies régulièrement organisées, largement pourvues de ressources et avides de domination. Il était à présumer que tôt ou tard on se heurterait au moins contre la plus proche, c’est-à-dire contre la Macédoine, puisque déjà le conflit avait failli éclater pendant la guerre punique. On se résolut donc à attaquer Philippe avant qu’il eût asservi la Grèce ; on était certain ainsi de rencontrer des alliés sur le théâtre même des hostilités.

La bataille de Cynocéphales suffit pour réduire Philippe à merci, et celle de Magnésie fit subir un sort analogue au roi Antiochus. Mais le Sénat appliqua à l’un et à l’autre les principes qui l’avaient guidé en Afrique. Il répudia toute idée de conquête et ne réclama rien pour Rome. Il ôta à Philippe tout ce qu’il avait acquis en dehors de la Macédoine ; il rejeta Antiochus au delà du Taurus et de l’Halys, et, à la stupéfaction générale, il rappela aussitôt les légions en Italie. Les cités enlevées aux- rois vaincus furent ou bien proclamées libres et abandonnées à elles-mêmes, ou bien cédées à des princes et à des républiques dont on n’avait pas pour le moment à suspecter les dispositions. Les Romains pratiquaient alors cette politique qui consiste non pas à absorber ses rivaux, mais à les affaiblir. Comme le remarque Montesquieu, leur maxime favorite était de diviser. Ils divisaient les territoires et ils divisaient aussi les esprits. D’un État unique ils formaient plusieurs États distincts ou plusieurs provinces qu’ils attribuaient à des États différents, et ils multipliaient entre leurs voisins les sujets de discorde et les motifs de jalousie, pour les empêcher de s’entendre et de se coaliser. Ils fondaient en un mot leur sécurité sur le morcellement des autres, et on eût dit qu’ils étaient plus soucieux d’abaisser les étrangers que de se grandir. Ils restèrent fidèles à cette ligne de conduite jusqu’au milieu du second siècle avant Jésus-Christ. Même quand ils supprimèrent le royaume de Macédoine après la bataille de Pydna, ils le partagèrent en quatre confédérations républicaines, qu’ils eurent soin d’isoler complètement, et ils ne lui prirent que ses trésors.

 

II

Politique de conquêtes, à partir de 150 av. J.-C. — Raisons économiques du fait. — Profits de la conquête pour le Trésor. — Pour la classe sénatoriale. — Pour les financiers. — Extension ininterrompue de l’Empire romain.

Tout changea vers l’année 150 avant Jésus-Christ. La Macédoine fut annexée en 146, et après elle on vit successivement la Dalmatie, la Grèce, la Crète, l’Asie Mineure, la Syrie, la Cyrénaïque, l’Afrique carthaginoise, la Numidie, et la Gaule devenir provinces romaines. En 50 la conquête du pourtour de la Méditerranée était presque achevée, et peu s’en fallait que Rome eût atteint son maximum d’extension. Ce n’est pas l’Empire qui a élevé l’édifice de la puissance romaine, c’est la république ; c’est elle qui a fixé les grandes lignes de cette immense domination, et s’il est vrai de dire que l’accomplissement de cette œuvre a demandé plusieurs siècles, le dernier a beaucoup plus fait à cet égard que tous les autres.

Rome recueillit alors le fruit de la politique habile et patiente qu’elle avait suivie jusque-là. Dans la période précédente, elle était contentée d’affaiblir les rois et les peuples ; mais, comme elle était seule à se fortifier quand tous déclinaient autour d’elle, il arriva que personne ne fut en état de lui tenir tête. Elle bénéficia à la fois de ses propres progrès et de la décadence à laquelle elle avait condamné ses rivaux et même ses amis. Sans doute elle rencontra encore de vives résistances. Jugurtha, Mithridate, Vercingétorix par exemple ne furent pas des adversaires méprisables. Mais, pour quelques-uns qui osèrent la braver ou qui purent se défendre, combien d’États qui tombèrent dans ses mains à la moindre secousse, comme un fruit mûr ! Tout cela était de nature à échauffer son ambition et à aiguiser ses appétits. Il faut. une singulière maîtrise de soi pour se refuser à saisir ce qu’il est si facile de prendre. Quand des cités lasses de leurs dissensions cherchaient dans l’obéissance la fin de leurs maux, quand un prince tel que Prusias se déclarait spontanément l’affranchi du peuple romain, quand un Attale, un Nicomède, ou un Apion lui léguait son royaume par testament, il n’était guère possible de se dérober. Encore si toutes ces acquisitions n’avaient fait que flatter l’orgueil national, on aurait pu à la rigueur s’en dispenser ; mais l’intérêt s’accordait avec l’amour-propre pour les concilier et même pour les rendre obligatoires.

L’impérialisme contemporain dérive en grande partie d’un ensemble de causes économiques. Il s’y mêle assurément un vif désir de prééminence politique ; mais ce sont surtout les besoins du commerce et de l’industrie qui l’ont engendré. Les Anglais produisent beaucoup plus qu’ils ne consomment ; de là pour eux la nécessité de s’ouvrir des débouchés au dehors : ils ont créé leur empire pour multiplier leurs marchés d’approvisionnement et de vente. Rome et l’Italie n’étaient pas un pays industriel. Elles recevaient de l’étranger une multitude de denrées alimentaires et d’objets manufacturés ; mais elles lui envoyaient peu de chose en échange. Les Romains étaient principalement des spéculateurs, des manieurs d’argent, et il leur fallait de vastes possessions extérieures pour les exploiter. Ils corrigeaient ainsi les inconvénients qui résultaient de l’excès de leurs importations. Le numéraire que leurs opérations financières tiraient des provinces leur permettait de payer le prix des céréales, du vin, de l’huile et des produits ouvrés que les provinces leur fournissaient, et d’équilibrer à leur avantage la balance des entrées et des sorties. Par là s’explique le phénomène, au premier abord incompréhensible, d’un peuple qui vendait infiniment plus qu’il n’achetait, et qui, loin de s’appauvrir, regorgeait de capitaux.

Toute guerre heureuse était plus ou moins lucrative pour le Trésor. La campagne de Zama contre Carthage, celle d’Asie Mineure contre Antiochus, et celle de Macédoine contre Persée donnèrent à elles seules 216 millions (valeur en poids). Dans la suite, les bénéfices turent encore plus beaux, puisque Sylla leva en Asie une contribution de 113 millions et que Pompée en apporta autant à Rome, sans compter une gratification de 1.200 francs pour chaque soldat[4].

Quand une nouvelle province était annexée, c’était l’usage que Rome gardât pour elle une partie du sol, notamment les domaines de la dynastie déchue, les mines les plus riches, les biens communaux des cités qu’elle voulait châtier, et même certaines propriétés privées. En principe toutes les terres lui appartenaient, et elle usait de son droit dans la mesure qu’il lui plaisait. Ainsi se forma cet ager publicus, que les documents nous montrent disséminé sur toute la superficie de l’Empire. On avait beau le diminuer incessamment par des lois agraires et par des fondations de colonies ; il se reconstituait toujours par la conquête. Il est malaisé d’en suivre les fluctuations à travers les figes ; il suffit de constater qu’en 63, d’après le témoignage de Cicéron, il existait des terres de cette catégorie en Espagne, en Afrique, en Cyrénaïque, en Grèce, en Macédoine, en Bithynie, en Asie Mineure, c’est-à-dire partout. On les affermait à intervalles réguliers et elles procuraient à l’État un assez beau revenu.

Enfin Rome percevait sur ses sujets des taxes que l’on peut appeler impériales, parce qu’elles servaient aux besoins généraux de l’Empire et qu’elles se distinguaient des taxes locales, destinées à alimenter les budgets des municipalités. On voit tout ce que la république gagnait à s’étendre. Nous voudrions posséder sur l’ensemble de ses ressources quelques chiffres précis ; mais nous avons là-dessus fort peu de renseignements. Il paraît qu’en 61 avant Jésus-Christ les impôts provinciaux s’élevaient à 47 millions et qu’ils furent presque doublés par les conquêtes de Pompée. Si cette évaluation est exacte (et il n’est pas sûr qu’elle le soit), elle nous donne une médiocre idée des recettes de l’État. Mais il ne faut pas oublier que l’État avait en ce temps-là de charges incomparablement moins lourdes que dans les temps modernes. Ses obligations se réduisaient au maintien de l’ordre et à la défense du pays ; quand il avait réussi à établir la paix, on le tenait quitte du reste. L’administration était si peu compliquée que les taxes de la province d’Asie, c’est-à-dire d’une petite partie de l’Asie Mineure, en couvraient aisément tous les frais. Les dépenses du budget impérial étaient loin d’absorber le produit intégral des recettes ; celles-ci présentaient toujours un excédent, dont Rome, la cité souveraine, bénéficiait. C’est à ce titre que le peuple romain considérait les provinces comme autant de propriétés (prædia), dont l’objet essentiel était de pourvoir à ses besoins.

Elles étaient également la proie des particuliers. Pendant de longs siècles la vie dans cette société avait été simple et les goûts modestes. Mais peu à peu l’amour du bien-être et du luxe fit des progrès ; l’afflux des métaux précieux, les relations avec l’Orient, et par-dessus tout l’évolution naturelle des idées au sein d’un État qui s’enrichissait, amenèrent de plus en plus la haute classe à rompre avec les vieilles traditions de parcimonie et la poussèrent à la dépense. On se logea dans des maisons plus belles et plus spacieuses ; on s’entoura d’un mobilier somptueux ; on entassa chez soi des œuvres d’art qu’on n’était pas toujours capable d’apprécier ; on s’encombra d’une foule d’esclaves qui coûtaient souvent fort cher et d’une masse de clients qu’il fallait à peu près nourrir ; on eut dans toute l’Italie des villas d’une magnificence onéreuse, et dans les repas, dans les voyages, dans tous les détails de l’existence, on se porta à de ruineuses prodigalités, autant par désir de paraître que par plaisir. Ajoutez à cela que les fonctions publiques ne s’acquéraient qu’au prix de lourds sacrifices. C’était un devoir pour un ambitieux d’offrir au peuple, durant son édilité, des jeux dont le souvenir persistât, et ce fut bientôt une nécessité d’acheter les suffrages des électeurs. Au premier siècle avant notre ère, les mœurs de l’aristocratie sénatoriale étaient telles que toutes les fortunes sombraient l’une après l’autre. La plupart des contemporains de Cicéron étaient criblés de dettes, et Cicéron lui-même, un homme sage et sérieux, se débattit au milieu de perpétuelles difficultés d’argent.

La politique, heureusement, les aidait à se tirer d’embarras, et il est indubitable que pour des gens dénués de scrupules elle était fort lucrative.

A Rome, la corruption parlementaire s’étalait au grand jour, surtout dans les affaires diplomatiques. Il n’était pas rare qu’un sénateur vendit son vote, son éloquence et jusqu’à son silence. En 123 deux princes d’Asie se disputaient une province ; le Sénat examina le litige, et on proposa de donner gain de cause au roi du Pont. Ceux qui défendent le projet, dit à ce sujet C. Gracchus, ont été achetés par Mithridate ; ceux qui le combattent ont été achetés par Nicomède ; ceux qui se taisent reçoivent des deux mains et trompent tout le monde. On connaît le mot que prononça Jugurtha en quittant une ville où il avait conclu tant de marchés scandaleux : « Ville à vendre pour quiconque y mettra le prix ! » Le récit de Salluste prouve que ce ne fut pas là une simple boutade. La vénalité des consciences ne se présenta jamais sous un aspect plus éhonté ; témoin cette scène fameuse où le roi numide, cité devant le peuple pour répondre de sa conduite et sommé par le tribun Memmius de se justifier, fut couvert par son compère le tribun Bæbius, qui lui refusa la parole. En 103 des ambassadeurs de Mithridate arrivèrent à Rome, la bourse bien garnie, pour corrompre le Sénat. Le tribun Saturninus ayant eu l’audace de dénoncer leurs intrigues, les sénateurs qui avaient touché engagèrent les envoyés à lui intenter un procès, et peu s’en fallut qu’il ne fût condamné à mort. César, pendant son consulat, vendit au roi d’Égypte l’amitié de Rome pour un pot-de-vin de 34 millions. Cicéron raconte tout au long dans sa correspondance les manœuvres du même prince qui, après avoir été renversé par une révolution, était venu implorer l’assistance du Sénat. Des spéculateurs avisés, escomptant la restauration, lui firent des avances de fonds considérables, dont il se servit pour répandre l’or à pleines mains. Nous sommes assaillis ouvertement à coups de sacs d’écus, écrivait Cicéron en janvier 56, et plusieurs de ses collègues capitulèrent. Pompée était un de ceux dont la cupidité s’intéressait le plus au souverain détrôné ; il l’avait installé chez lui, dans sa villa des monts Albains, et on devine qu’il lui vendit cher sa protection. De leur côté, les Égyptiens dépêchèrent des agents pour combattre leur ancien roi par les mêmes armes, et ce fut pendant quelques mois une pluie d’argent qui tomba sur la noble assemblée.

La justice était une source de profits, comme le gouvernement. Dans les deux derniers siècles de la république les crimes furent jugés par des jurys composés tantôt de sénateurs exclusivement, tantôt de chevaliers, tantôt de sénateurs, de chevaliers et d’une troisième classe de citoyens. Or il était notoire que dans ces tribunaux l’or et la passion politique décidaient tout. Quand les sénateurs étaient maîtres des jurys, ils condamnaient systématiquement les chevaliers, et ceux-ci prenaient leur revanche quand ils y dominaient à leur tour. D’ailleurs la vénalité des uns et des autres était pareille. Verrès, très expert en la matière, avait fait trois parts de l’argent qu’il avait volé en Sicile : la première était pour lui, la seconde pour ses avocats, et la troisième pour ses juges. Les historiens énumèrent une foule d’acquittements iniques qui furent obtenus de la sorte. Dans une circonstance on gagna seize jurés à raison de 8.600 francs par tête. On citait de nombreux sénateurs qui avaient trafiqué de leur vote, et Cicéron en connaissait un notamment qui avait reçu des fonds à la fois de l’accusateur et de l’accusé. Clodius dans un procès fut absous par trente et une voix contre vingt-cinq ; comme les juges avaient exigé qu’on les entourât d’une troupe de police afin de les défendre contre la populace. C’est donc pour mieux protéger votre argent, leur dit-on, que vous avez réclamé des gardes. Dans ses Verrines, Cicéron semble se préoccuper beaucoup moins de flétrir les rapines de Verrès devant les sénateurs réunis pour le juger que de stigmatiser la corruption des sénateurs devant l’opinion publique, et il leur parle sur un ton de menacer comme s’ils étaient eux-mêmes sur la sellette.

Mais c’est surtout dans l’administration des provinces qu’on avait des occasions de s’enrichir. Tout préteur, tout consul sorti de charge était investi d’un gouvernement provincial qui durait deux ou trois ans, et c’était une bonne aubaine que de tomber sur une contrée prospère et étendue. Quand Cicéron, dans sa lutte contre Catilina, voulut s’assurer le concours de son collègue Antonius, qui était suspect, il n’eut qu’à lui céder l’expectative de la Macédoine. En principe, la fonction était gratuite ; mais en réalité elle était accompagnée d’énormes profits. L’État allouait au gouverneur des frais d’établissement qu’on avait coutume d’évaluer largement ; pour un certain Pison ils s’élevèrent presque à quatre millions ; il est vrai que la somme était très exagérée. En outre, le proconsul avait droit pour lui et pour sa suite à des prestations considérables, fournies par les provinciaux, mais payées par le Trésor. Si l’on y joint quelques avantages accessoires, tels que les cadeaux des municipalités et les parts de butin en cas d’expédition militaire, on se convaincra que ces sortes de missions étaient fort enviables. Un chiffre en dira sur ce point plus que tout le reste. Cicéron ne demeura qu’un an en Cilicie, dans une province qui n’était pas riche, et il en rapporta 480.000 francs sans avoir commis la moindre illégalité (salvis legibus).

Les gouverneurs honnêtes se contentaient de ces bénéfices ; mais la plupart s’efforçaient de retirer le plus possible d’une magistrature qu’ils ne devaient exercer qu’une fois, et ils avaient pour cela toutes les facilités désirables. Qu’on se représente un proconsul arrivant dans un pays étranger, au milieu d’une population qu’il méprisait un peu et qu’il n’avait aucun intérêt à ménager. Il avait des pouvoirs à peu près illimités ; sur place point de contrôle ; si après son retour il était poursuivi devant les tribunaux de Rome, la répression était en général assez molle, à moins que la passion politique s’en mêlât, et il avait toujours la ressource de la corruption, si bien que des concussionnaires avérés échappaient fréquemment à toute punition ou ne subissaient qu’une peine dérisoire. De là toutes les malversations que les auteurs nous signalent. Cicéron se faisait fort de démontrer que Verrès avait extorqué indûment neuf millions aux Siciliens. Lepidus, avec l’argent qu’il vola dans cette province, acheta le consulat. Dolabella fut obligé de restituer 660.000 francs qu’il avait perçus en trop dans la sienne, sous forme de prestations. Un détail curieux jette un jour singulier sur la conduite de Pison en Macédoine ; les habitants d’Apollonie lui donnèrent 1.200.000 francs pour qu’il les autorisât à ne pas payer leurs dettes. Quand César partit pour son gouvernement d’Espagne en 62, il avait un passif de cinq millions et demi, et quand il revint, au bout d’un an, ses créanciers cessèrent de le tourmenter. Cicéron ne trouve pas d’expressions assez énergiques pour caractériser l’état de la Cilicie, telle qu’il l’a reçue de son prédécesseur. Appius, dit-il, n’a laissé que ce qu’il n’a pu enlever ; il a ruiné le pays de fond en comble, et tout son entourage a rivalisé de violence et de brutalité. Voici en quels termes il résume son jugement sur les effets de l’administration romaine. On ne saurait croire à quel point nous sommes détestés des étrangers pour les rapines des chefs militaires que nous avons envoyés chez eux dans ces derniers temps. Pas un temple qui ait été à l’abri de leurs sacrilèges, pas une ville qu’ils aient respectée, pas une maison qui ait été garantie de leurs brigandages. Il n’y a pas en Asie de cité assez opulente pour assouvir la rapacité d’un général, que dis-je ? d’un simple officier. Les plaies de nos sujets sont connues ; nous apercevons leurs désastres ; nous entendons leurs plaintes. Les revenus publics, au lieu d’enrichir le Trésor, sont la proie de quelques particuliers ; tant est grande la cupidité des hommes qui vont gouverner nos provinces ! A voir l’impunité dont ils jouissaient d’ordinaire, il est probable que le monde officiel les jugeait peu répréhensibles. Quand le scandale était vraiment excessif, on le réprimait quelquefois, avec modération ; mais au fond, dans ce milieu-là, il paraissait légitime de tondre, même de très près, le troupeau qu’on avait conquis ; il s’agissait seulement de ne pas le faire trop crier.

Au-dessous de la classe sénatoriale il existait toute une catégorie de citoyens qui, par d’autres moyens, prenaient part aussi à la curée ; c’était l’ordre des chevaliers ou des publicains. On peut ranger leurs opérations sous trois chefs principaux.

D’abord, les entreprises. L’État romain préférait au système de la régie celui de l’adjudication, et il l’appliquait à tout. Or, comme les sénateurs étaient rigoureusement exclus des contrats où il était en cause, le monopole en était forcément attribué aux chevaliers, les seuls qui, en dehors des sénateurs, eussent des capitaux suffisants. C’étaient eux qui se chargeaient des fournitures destinées aux armées, vivres, vêtements, chevaux’, matériel de guerre ; c’étaient eux qui, dans les limites des crédits accordés par le Sénat, construisaient et entretenaient les routes, les ponts, les égouts, les temples, les basiliques, les remparts ; c’étaient eux également qui percevaient les impôts, à la manière de nos traitants d’autrefois.

Les chevaliers avaient encore l’habitude de louer les terres domaniales. Au fer siècle avant J.-C., il y avait fort peu de ces terres en Italie ; mais dans les provinces elles occupaient des espaces immenses, et les capitalistes romains en avaient accaparé un grand nombre. Tels étaient les biens des anciens rois de Pergame, de Bithynie et de Macédoine ; d’autres étaient situées en Sicile, en Afrique, en Cilicie, en Cyrénaïque. Il leur était loisible de les sous-louer. Quand ils les exploitaient eux-mêmes, ils les convertissaient volontiers en pâturages, à moins que le sol fût d’une fertilité exceptionnelle ; ils réduisaient ainsi leur personnel et leurs frais de main-d’œuvre.

Enfin ils pratiquaient le commerce de l’argent. Les negotiatores romains, dont les documents nous révèlent la présence jusque dans de petites localités, étaient presque tous des banquiers ou des usuriers. Sur la place de Rome les capitaux étaient si abondants qu’à l’époque de Cicéron le taux normal de l’intérêt était de 4 p. 100, sauf en temps d’élections, quand les besoins des candidats le faisaient monter à 8 p. 100. Dans les provinces, au contraire, il n’était pas rare qu’il atteignît 48 p. 100, et en tout cas il ne descendait jamais au-dessous de 12 p. 100. C’était donc un excellent calcul que de se procurer de l’argent à Rome pour le prêter à des Gaulois, des Grecs ou des Asiatiques, et afin que ce privilège fût réservé aux citoyens, on avait décidé que les provinciaux ne pourraient emprunter qu’en province. Il en résultait que tout événement survenu au loin avait sa répercussion dans la capitale ; un krach qui se produisait en Asie jetait le trouble dans la Bourse de Rome et risquait d’y provoquer des catastrophes. Les publicains avaient dans le monde entier une clientèle extrêmement variée. Ils avançaient des fonds non seulement aux particuliers, mais encore aux cités obérées par suite de leur mauvaise administration ou de la lourdeur des impôts, et à des souverains étrangers qui se trouvaient dans la gêne, comme Hiempsal de Maurétanie, Ariobarzane de Cappadoce ou Ptolémée Aulète d’Égypte. Un chevalier n’était parfois que l’homme de paille d’un opulent sénateur qui, pour ne point figurer dans les contrats de ce genre, plaçait son argent sous le couvert d’autrui ; ainsi Cluvius de Pouzzoles servit fréquemment d’intermédiaire à Pompée. Mais la plupart spéculaient pour leur propre compte, soit isolément, quand l’affaire n’était pas au-dessus de leurs moyens, soit en se groupant. Les Romains avaient des compagnies financières, qui comprenaient à la fois des associés en nom et des commanditaires. Les publicains y entraient en masse et de plus ils en gardaient la direction. Mais il semble que beaucoup de petits rentiers y eussent des intérêts, et il en était de même des sénateurs. Ceux-ci, à condition de s’abriter sous le voile de l’anonymat, éludaient par là les dispositions légales qui leur défendaient de conclure un marché avec l’État et les sévérités du préjugé qui leur interdisait de rien gagner autrement que par l’agriculture. Il leur suffisait d’être actionnaires d’une de ces sociétés pour participer, sans se compromettre, à tous les bénéfices que réalisaient les manieurs d’argent.

Les financiers ne sont pas tendres pour ceux qu’ils exploitent. A Rome ils étaient peut-être plus durs qu’ailleurs, en raison de l’âpreté spéciale de ce peuple, et aussi parce que leurs victimes étaient des populations étrangères et vaincues. I1 s’écoula un long intervalle de temps avant que les Romains s’accoutumassent à considérer les provinciaux comme leurs égaux, et ce fut seulement sous l’Empire qu’on commença à les traiter avec humanité. L’essentiel pour un publicain c’était de rendre aussi fructueuse que possible l’opération dont il s’était chargé. S’agissait-il d’un travail à exécuter ? L’adjudicataire s’arrangeait de manière à ce qu’il coûtât cher à l’État et peu de chose à lui-même. Le fermier d’une terre domaniale cherchait toujours quelque subterfuge pour ne pas payer le prix de location mi pour le réduire. La société qui avait soumissionné la perception d’un impôt extorquait aux contribuables bien au delà de ce qu’ils devaient, et il n’était pas de fraudes, de violences, d’iniquités qu’elle n’imaginât pour élargir l’écart entre ses encaissements et ses versements au Trésor. Ce système avait pour effet de multiplier les dettes, tant des villes que des particuliers, et ce nouveau fléau engendrait des abus innombrables. Les capitalistes stipulaient des intérêts exorbitants qui, en s’accumulant, finissaient par conduire le débiteur à la banqueroute ; puis, quand ils voulaient rentrer dans leurs fonds, ils montraient une rapacité impitoyable. Emprisonnements, torture, garnisaires, tout leur était bon, et l’on voyait une foule de gens vendre leurs enfants, fuir chez les pirates, ou tomber en servitude[5]. On connaît l’histoire de la créance de Brutus sur Salamine de Chypre. Il avait prêté à cette cité une certaine somme au taux de 48 p. 100. Quand l’échéance arriva, elle se déclara insolvable. Alors l’agent de Brutus obtint du gouverneur de la province une troupe de cavalerie, et, pour forcer la main au conseil municipal, il établit autour de lui un blocus si rigoureux que cinq membres moururent de faim. Peine inutile d’ailleurs ! car les pauvres Salaminiens étaient sans le sou.

Dans cette mise en coupe réglée du monde romain, les chevaliers avaient la prétention d’exiger que l’autorité publique fût à leur dévotion ou du moins qu’elle fermât les yeux. Quiconque essayait d’empêcher leurs déprédations se faisait de l’ordre tout entier un ennemi mortel, et il était dangereux d’encourir leur hostilité ; car ils avaient à Rome une grande influence politique, et ils furent souvent maîtres des tribunaux criminels. Q. Mucius Scævola, proconsul d’Asie, avait combattu de son mieux, par son intègre justice, la cupidité des publicains qui, avant lui, remplissaient la province de leurs excès. Ceux-ci, dans leur colère, n’osèrent pas attaquer directement un homme à qui ses administrés avaient décerné des honneurs divins ; mais ils s’en prirent à son légat, l’honnête Rutilius, et ils le firent condamner pour corruption. La preuve que l’accusation n’était pas fondée, c’est que Rutilius exilé se retira à Smyrne, au milieu des gens qu’il était censé avoir pillés, et qu’il y vécut longtemps entouré du respect de tous. Lucullus avait publié en faveur des Asiatiques une série d’ordonnances conçues dans un excellent esprit, mais qui avaient le tort de léser les intérêts des capitalistes romains ; aussi ne négligèrent-ils rien pour provoquer sa destitution, qui fut prononcée quelque temps après. Un des motifs qui contribuèrent le plus à brouiller les chevaliers avec le Sénat vers l’année 60 av. J.-C. est le refus qu’il opposa à une pétition de la compagnie fermière des impôts d’Asie, qui sollicitait la résiliation ou la révision de son bail.

L’ordre équestre était si puissant et ses vengeances si redoutables que les gouverneurs provinciaux en général les laissaient faire ; ils toléraient leurs pires iniquités, quand ils ne s’y associaient pas, et les pots-de-vin triomphaient souvent de leurs derniers scrupules. S’il leur en restait encore, ils avouaient eux-mêmes que leur conscience était mise fréquemment à de rudes épreuves. Cicéron, malgré tant de raisons, personnelles et politiques, qu’il avait d’être indulgent aux publicains, écrivait ceci à son frère : Prendre parti pour eux, c’est aliéner de la république et de nous un corps à qui nous avons de grandes obligations et que nous avons rattaché étroitement au Sénat ; leur lâcher la bride, c’est consentir à la ruine de ces provinciaux dont les intérêts doivent nous être chers... A en juger par les plaintes des Italiens, je devine de quelle manière ils traitent nos sujets à l’extrémité de l’empire. Pour les satisfaire sans sacrifier complètement les indigènes, il ne faut pas moins qu’une vertu divine[6].

Cet amour passionné de l’argent que nous constatons dans la société romaine entraîna de graves conséquences politiques. Rome n’était pas la capitale d’un empire ; c’était une cité souveraine qui dominait d’autres cités et qui les exploitait sans vergogne. Par l’impôt, par l’usure, par l’ensemble des procédés que nous avons décrits, l’État et les particuliers s’enrichissaient à leurs dépens et par suite plus l’Empire s’agrandissait, plus aussi s’enflait le flot d’or qui des provinces coulait vers l’Italie. Le second siècle avant notre ère vit se manifester deux phénomènes simultanés,’ d’une part le développement de la classe des chevaliers et le perfectionnement de l’organisation capitaliste par la formation des sociétés financières, d’autre part l’élan qui poussa décidément le peuple romain dans la voie des conquêtes. S’il est vrai, comme l’affirme Polybe, que presque tous les citoyens étaient intéressés aux opérations diverses des manieurs d’argent, on conçoit que l’humeur envahissante de ceux-ci ait rencontré peu d’obstacles. Les chevaliers ne gouvernaient pas l’État ; ils n’étaient ni consuls, ni proconsuls, ni même sénateurs ; et pourtant ils exerçaient une influence prépondérante sur la marche des affaires publiques. Ils jouaient à peu près le rôle de ces milliardaires américains qui, sans entrer dans les assemblées ni dans les fonctions officielles, impriment à la politique des États-Unis la direction qu’il leur plaît. Rome fut conquérante parce qu’ils le voulurent, et ils le voulurent parce que chaque province nouvelle, en augmentant les terres domaniales qu’ils louaient, les impôts qu’ils percevaient, les débiteurs qu’ils pressuraient, leur apportait un supplément de bénéfices.

Les peuples modernes peuvent tirer parti de leurs capitaux, sans posséder de territoires au dehors. Nous plaçons volontiers les nôtres dans des contrées qui ne nous appartiennent pas, parce qu’il existe aujourd’hui un droit international qui protège partout les biens des étrangers. Rien de pareil dans l’antiquité. Là, une fois la frontière franchie, on n’avait plus de sécurité. Les mésaventures de Rabirius en Égypte montrent que môme dans un royaume client les Romains couraient de gros risques ; à plus forte raison y étaient-ils exposés dans les pays qui échappaient à leur contrôle. Voilà pourquoi les publicains exigèrent que l’Empire s’étendit à l’infini. Il leur fallait un champ d’action de plus en plus vaste, et ils ne pouvaient guère le trouver que chez des peuples soumis à la domination de Rome. Il n’y eut pas de limite aux annexions, parce que la richesse mobilière était en progrès constant, et c’est ainsi que de proche en proche on s’empara de tout le monde méditerranéen. Ces agrandissements perpétuels répondaient tellement à un besoin réel, qu’à peine les légions avaient-elles pénétré quelque part, aussitôt les capitalistes les suivaient, s’ils ne les avaient pas devancées. On voyait jusqu’à des soldats pratiquer l’usure pendant leurs expéditions. Il y avait tant d’argent en Italie que les spéculateurs allaient le faire valoir, dès le lendemain de la conquête, dans les provinces les plus pauvres et les plus barbares. Tout était une proie pour ces gens âpres au lucre et libres de scrupules, et c’est précisément parce que leur avidité était sans bornes qu’ils pressaient le Sénat et le peuple de reculer incessamment celles de l’Empire.

 

III

L’armée primitive. — Réforme militaire de Marius. — Mœurs nouvelles de l’armée. — Popularité des généraux. — Leur puissance. — Sylla, Pompée, César, Octave. — Le régime impérial né de l’impérialisme.

L’armée qui avait suffi pour conquérir l’Italie ne suffit plus pour conquérir le monde.

Tant que les Romains furent en guerre avec les peuples limitrophes, les campagnes avaient une courte durée. Chaque année on levait les troupes nécessaires, et on les licenciait en hiver, pour recommencer au printemps suivant. Dans l’intervalle le citoyen pouvait labourer et ensemencer ses champs, soigner ses vignes et son bétail, et si au moment de la récolte il était sous, les drapeaux, sa famille et ses esclaves le remplaçaient. D’ailleurs la solde qu’il touchait et le butin qu’il rapportait fréquemment chez lui le dédommageaient des sacrifices que la patrie lui avait imposés pendant quelques mois. J’ajoute qu’on était rarement appelé deux ans de suite et que les magistrats chargés de procéder au recrutement avaient égard habituellement à la situation personnelle des conscrits ; c’est ainsi qu’ils prenaient les jeunes gens et les célibataires plutôt que les pères de famille. Bref, dans ce système, l’armée n’était qu’une milice de citoyens ; de plus elle n’était pas permanente ; elle n’existait que dans la belle saison, quand les opérations de guerre étaient possibles.

Plus tard le cercle des hostilités s’élargit. On eut à faire non plus aux Latins, aux Étrusques et aux Sabins, c’est-à-dire à des ennemis tout proches, mais à des populations situées au fond de l’Italie ou dans la Cisalpine ; puis, allant plus loin, on poussa jusqu’en Afrique, en Espagne, en Grèce, en Orient. Les expéditions devinrent plus longues ; on cessa, vu la distance, de renvoyer les soldats dans leurs foyers au début de l’hiver ; on les retint alors même que la guerre était suspendue ; et il arriva de la sorte qu’une foule de citoyens restaient éloignés de leur maison et de leur famille pendant plusieurs années consécutives. Lorsqu’on les enrôlait, ils ne savaient jamais combien de temps ils demeureraient sous les armes. Liés à leur chef par un serment solennel qui leur interdisait de l’abandonner, ils ne pouvaient espérer leur congé que de son bon plaisir, et presque toujours il les gardait jusqu’à la conclusion de la paix. Tant qu’un homme n’avait pas fait seize campagnes dans l’infanterie ou dix dans la cavalerie, l’État avait, à tout moment, le droit de l’incorporer dans les légions, et comme les recrues étaient choisies, au lieu d’être désignées par le sort, on levait de préférence des soldats qui avaient déjà servi.

Cette organisation était trop défectueuse pour durer. Une armée de miliciens ne se conçoit que dans un pays et à une époque où les guerres se terminent rapidement. Si au contraire elles tendent à s’éterniser, si les années s’écoulent avant que le soldat rentre chez lui, le regret des affections dont il a été violemment séparé et le souci des intérêts qui souffrent de son absence ajoutent un tel poids à la lourdeur du service qu’il finit par le trouver intolérable. A cet égard, la condition des Romains était analogue à ce que serait la nôtre, si chacun de nous était astreint à passer, de temps à autre, deux ou trois ans de suite dans les troupes d’Algérie, d’Indochine ou de Madagascar. Sans doute le citoyen romain vivait du travail de ses esclaves, comme nous vivons du travail des ouvriers ; mais il vivait également de son travail propre. Pour cultiver ses terres, pour faire fructifier ses capitaux, pour diriger son personnel servile, pour élever aussi ses enfants, il avait besoin de séjourner à Rome ou en Italie. Les exigences du devoir militaire jetaient donc un grand trouble dans son existence, et on sentit assez vite la nécessité de les atténuer.

Depuis longtemps il était de règle que les alliés de Rome, c’est-à-dire ses sujets, fussent appelés à l’armée, non pas dans les légions, mais dans les corps auxiliaires. En 225 avant Jésus-Christ, sur 770.000 hommes qu’elle pouvait mettre en ligne, il y avait environ 443.000 Italiens et 325.000 Romains. On ne s’écarta jamais de cet usage ; à mesure qu’un peuple était assujetti, on l’obligeait à fournir des contingents, et on en vint même parfois à chercher des soldats, notamment des cavaliers, au delà des frontières, par exemple en Germanie et en Maurétanie. Mais les légions, qui formaient la partie la plus solide de l’armée, se recrutaient exclusivement parmi les citoyens, sauf quand la patrie était en danger. Tous les citoyens n’étaient pas autorisés à y figurer ; au-dessous d’un certain chiffre de fortune, on était relégué dans les troupes légères ou sur la flotte. Le cens requis était au minimum de 600 francs, et il semble bien qu’il suffisait pour éloigner une masse énorme d’individus.

Une première innovation, antérieure au milieu du second siècle, consista à l’abaisser jusqu’à 4.000 as (377 fr.[7]). Mais on ne s’arrêta pas là. En 107, quand Marius partit pour la guerre de Jugurtha, il enrôla les citoyens qui, sans posséder 4.000 as, consentirent à l’accompagner comme volontaires, et, à en croire Salluste, ceux qui se présentèrent furent surtout des hommes qui n’avaient pas 1.500 as (141 fr.). Cette pratique fut dès lors tout à fait courante. On n’abolit pas le principe ancien, qui voulait que tout citoyen restât à la disposition de l’État entre dix sept et quarante-sept ans, et il y eut encore des circonstances où l’on recourut à la conscription. Mais de plus en plus c’est par le volontariat que l’armée s’alimenta désormais. La base du recrutement se trouva par là bien élargie, et la classe moyenne, qui auparavant supportait seule la charge du service, fut notablement allégée. Ce n’est pas tout : en 87 les habitants de l’Italie reçurent en bloc le droit de cité romaine ; par suite ils eurent accès dans les légions, et ils s’accoutumèrent, eux aussi, à s’offrir comme volontaires. L’état économique de la péninsule était alors très mauvais et la petite propriété avait à peu près disparu ; les pâturages avaient remplacé les terrains de culture ; les esclaves abondaient, et une foule de paysans étaient sans emploi. L’exode qui les entraînait vers la capitale prouve que souvent ils n’avaient pas chez eux de quoi vivre. La même raison les entraîna vers l’armée. Il est visible qu’au Ier siècle avant Jésus-Christ les généraux se procuraient sans peine, par le simple jeu des engagements libres, tous les soldats qu’il leur fallait. L’afflux des Italiens dans les légions créait, il est vrai, des vides dans les troupes auxiliaires, que jadis ils remplissaient ; mais, pour les combler, on avait la ressource de s’adresser aux provinciaux, dont le nombre augmentait sans cesse. Cela donnait une facilité extrême pour accroître les effectifs. On n’était plus retenu par le souci de ménager les citoyens, puisque les citoyens demandaient eux-mêmes qu’on les prit ; on n’avait à ménager que le budget, et on pouvait réunir autant d’hommes que le permettait l’état des finances.

Les propriétaires ruinés, les ouvriers, sans travail, les pauvres de toute origine, les gens sans feu ni lieu qui envahissaient l’armée, y entraient avec le désir d’y rester. Ce n’étaient pas des soldats de passage, mais des soldats de métier. Ils s’engageaient dans une légion comme on s’engage dans une profession ordinaire. Le service militaire était pour eux un gagne-pain et non plus un devoir civique. Il leur importait donc au plus haut point qu’il ne fût jamais interrompu et qu’il durât le plus possible. Les renvoyer chez eux aux approches de l’hiver, leur délivrer trop tôt leur congé, c’eût été les priver brusquement de leurs moyens de subsistance et les jeter dans une oisiveté dont ils ne savaient que faire. Le licenciement prématuré d’une légion équivalait pour eux à un lock-out soudainement prononcé par un patron contre ses ouvriers. Des hommes pareils se laissaient aisément emmener au fond de l’Asie ou au cœur de la Gaule. Ils n’avaient aucune répugnance pour les expéditions lointaines et prolongées. Leurs pensées n’étaient pas tournées vers l’Italie à laquelle aucun intérêt sérieux ne les rattachait, et ils se livraient tout entiers à leur tâche, pourvu qu’ils eussent l’espoir d’en être récompensés.

Ils avaient des mœurs de mercenaires et cherchaient principalement à la guerre des avantages matériels. Ce n’était pas assez qu’on leur payât une solde journalière ; ils voulaient aussi des gratifications après la victoire, et souvent des terres au moment de leur congé définitif. Quand on forma l’armée destinée à combattre le roi de Macédoine Persée, beaucoup d’individus accoururent spontanément sous les drapeaux, parce que ceux qui avaient servi contre Philippe et Antiochus étaient revenus les poches pleines. Lorsque Marius enrôla l’armée d’Afrique, il lui promit un butin considérable, et pendant toute la campagne il la laissa piller à sa guise ; c’est là surtout, remarque Salluste, ce qui le rendit populaire. La loi obligeait le général vainqueur à verser dans la caisse du Trésor le produit des dépouilles de l’ennemi ; Marius la tourna en vendant à ses troupes, pour un prix dérisoire, les immenses bagages des Cimbres. La prise de Tigranocerte en Arménie fut suivie d’une distribution de 766 francs par tête. Lors du triomphe de Pompée, chaque homme reçut pour sa part 1.200 francs, et lors du triomphe de César, 4.730. Sylla se montra d’une générosité inouïe. Après la défaite de Mithridate, l’armée cantonnée dans les villes grecques de la province d’Asie, mena joyeuse vie aux frais des habitants. Chaque soldat recevait de son hôte 16 drachmes (15 francs) par jour, plus un repas pour lui et pour tous les amis qu’il lui plaisait d’inviter ; le centurion avait droit à 50 drachmes et à deux vêtements, l’un pour l’intérieur, l’autre pour la promenade. Dans ces contrées riches et voluptueuses, ils contractèrent des habitudes de luxe, de débauche et de licence. Ils commencèrent, dit un contemporain, à regarder avec convoitise les statues, les peintures, les vases précieux, à dépouiller les temples, à ravir indifféremment les choses sacrées et les choses profanes. De retour en Italie, on les combla de largesses. A tous on donna des terres fertiles, découpées dans le domaine de l’État ou confisquées aux particuliers. Il en est même qui furent désormais en situation de vivre dans l’opulence, d’avoir un train de roi, et on en vit qui arrivèrent au Sénat. Sylla ne fit que porter à ses derniers excès un système qui fut constamment en vigueur de son temps. Tous les soldats libérés réclamaient un traitement analogue. Il était admis qu’en rentrant dans la vie civile ils devaient devenir propriétaires fonciers, et on s’ingéniait pour leur ménager cette bonne fortune, non qu’on songeât à reconstituer ainsi la classe agricole, mais simplement parce qu’on voulait leur assurer une espèce de retraite. Le malheur est que la plupart d’entre eux gaspillaient le petit capital qu’on leur avait octroyé ; ils aliénaient leurs terres malgré la loi ; ils dépensaient l’argent qu’ils en avaient retiré, et, tombés de nouveau dans la pauvreté, ils attendaient impatiemment quelque occasion de reprendre du service.

L’armée d’alors, avec ses enrôlements volontaires, avec ses soldats sortis presque entièrement des bas-fonds de la société, avec son service prolongé, avec ses auxiliaires fournis par toutes les populations de l’Empire, rappelle par bien des côtés l’armée anglaise ; elle ne s’en distingue guère que par le mode de rémunération. Envisagée dans ses traits essentiels, elle est le type de ces troupes coloniales que certains États s’efforcent aujourd’hui d’organiser. Elle était très différente de la milice du IVe et du IIIe siècle ; mais elle ne lui cédait en rien, sinon comme valeur morale, du moins comme valeur militaire. L’exemple de Sylla et de César fit voir de quoi elle était capable entre les mains d’un grand général. Rome eut en elle un merveilleux instrument de conquête. Son armée de citoyens lui avait donné l’Italie et l’avait sauvée d’Hannibal ; les soldats de métier lui donnèrent le monde.

La médaille toutefois eut son revers. Si l’impérialisme triomphant rapporta beaucoup de gloire et beaucoup de richesses, il eut dans l’ordre politique des effets aussi funestes qu’imprévus ; c’est lui qui amena la chute du régime républicain[8].

Après avoir passé plusieurs années dans les camps, le Romain n’était plus citoyen que de nom. L’esprit civique s’atrophiait en lui ; il perdait jusqu’à la notion des principes fondamentaux de l’État, parce qu’il ne les voyait plus fonctionner sous ses yeux. La souveraineté du peuple, les lois, le Sénat, n’étaient pour lui que des termes vagues, dépourvus de toute réalité et de toute signification. La seule chose qu’il comprît, c’était l’autorité de son chef, qui était toujours là, présente et agissante, c’étaient les ordres que ce chef formulait, les punitions qu’il infligeait, les récompenses qu’il distribuait. Son regard et sa pensée se concentraient sur cet homme de qui il avait tout à craindre et à espérer, et il finissait par oublier complètement les pouvoirs lointains de Rome, dont il ne subissait jamais l’action directe. Il n’avait d’autre maître que son général, d’autres lois que les règlements militaires, d’autre cité que l’armée. L’armée était, pour ce déraciné de la vie civile, une sorte de monde à part, dont les limites bornaient son horizon. Il y trouvait l’aliment de son activité, la source de ses joies, la satisfaction de ses goûts et de ses intérêts. Il y entrait pauvre, et il en sortait avec l’aisance ou la richesse. Il avait donc tous les motifs pour la préférer à tout le reste. Le reste, à vrai dire, n’existait pas pour lui, sans en excepter même l’État, et il était à prévoir que le jour où il serait mis en demeure d’opter, c’est à l’armée qu’il sacrifierait la république. Qu’un conflit éclatât entre le Sénat et le général rebelle, celui-ci pouvait être assuré de l’appui de ses soldats, déshabitués depuis longtemps du respect des lois. Loin de faire obstacle à l’ambition de leurs chefs, ils étaient plutôt disposés à l’encourager. Il était naturel qu’ils s’attachassent surtout à l’homme qui leur procurait le plus de profits, puisqu’ils ne s’engageaient que pour cela. Plus il était puissant, plus il était en mesure de leur prodiguer ses largesses, et si par leur concours il réussissait à se rendre maître de l’État, l’État tout entier était appelé à devenir leur proie. Rien ne contribua autant que ce fâcheux calcul aux guerres civiles qui ensanglantèrent le Ier siècle avant Jésus-Christ. Il fut cause que les soldats cessèrent d’être des soldats de la république pour être les soldats de Sylla, de Marius, de Pompée et de César, et que, suivant les fortes paroles de Montesquieu, Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une armée dans une province était sen général ou son ennemi.

Tout conspirait alors pour placer les généraux hors de pair. De tout temps les Romains avaient été sensibles à la gloire militaire ; mais jamais cet engouement ne fut tel qu’à cette époque, et il était d’autant plus dangereux qu’il avait pour effet d’exalter des individus et non pas la patrie. Cette nouveauté apparut quand Scipion, vainqueur d’Hannibal, débarqua en Italie. Partout, sur son passage, citadins et campagnards accouraient pour le voir et l’acclamer. A Rome, la foule voulait lui conférer le consulat et la dictature à vie, lui dresser des statues dans le lieu des comices, sur la tribune aux harangues, dans la salle du Sénat et dans le sanctuaire de Jupiter. Il repoussa ces honneurs et se contenta d’accepter le titre d’Africain ; mais plus tard il montra qu’il se considérait comme étant au-dessus des lois. Un jour qu’un tribun lui intentait devant le peuple un procès régulier, il refusa dédaigneusement de se justifier, sous prétexte que c’était l’anniversaire de sa victoire de Zama, et il entraîna la multitude docile vers le Capitole, pour y remercier les dieux, donnant ainsi l’exemple, dit Tite-Live, d’un particulier qui triomphait de la république elle-même. Marius, après l’anéantissement des Teutons et des Cimbres, fut l’objet d’un véritable culte, qui se manifestait par des libations sacrées. Ce fut bien pis, lorsqu’il suffit à Pompée, encore simple chevalier, de battre Sertorius et Spartacus pour acquérir d’emblée une popularité à laquelle pas une loi ne résistait. Les aristocraties sont habituellement moins promptes à s’emballer ; elles se défient des chefs d’armée au moment même où elles les récompensent ; elles multiplient contre eux les précautions, et elles aiment mieux les enrichir que de leur accorder le pouvoir. La populace, au contraire, échappe rarement à la séduction qu’ils exercent. Éblouie par l’éclat des succès qu’ils ont remportés, gagnée à l’avance par la pensée de ceux qu’ils promettent, elle ne voit plus qu’eux dans l’État ; elle leur livre les libertés publiques, et elle va au-devant de la servitude, sans réflexion, sans dessein arrêté, sans se douter même de ce qu’elle fait. La démocratie romaine partagea ce travers avec toutes les autres, et c’est justement quand elle tendit à prévaloir que les progrès du militarisme s’accentuèrent.

Jadis les généraux étaient les magistrats mêmes de la cité. Si une guerre survenait, les consuls, les préteurs en étaient chargés, et, au bout de l’année, ils étaient remplacés à la tête des troupes, à moins qu’on ne jugeât indispensable de les y maintenir ; ce qui était assez rare. Mais la raison qui rendit l’armée permanente finit aussi par rendre les chefs permanents. Quand les hostilités avaient lieu loin de Rome, il importait souvent à la bonne conduite des opérations d’en laisser longtemps la direction au même individu. Ainsi Scipion resta quatre ans en Espagne et trois ans en Afrique. Marius fut réélu consul plusieurs fois de suite, tant que dura l’invasion cimbrique. Sylla partit pour l’Asie au début de 87 et ne revint qu’en 84. Lucullus y séjourna depuis la fin de 74 jusqu’en 67. Pompée fut envoyé comme général en chef dans la même contrée en 65 et il ne retourna en Italie que dans les derniers mois de 62. On fit plus en faveur de César ; quand on lui confia la guerre des Gaules, on la lui donna pour une période de cinq ans, et bien avant que le terme fût arrivé, on le prorogea pour cinq ans de plus. Le Sénat voyait d’un très mauvais œil ces vastes et longs commandements, qui lui paraissaient incompatibles avec le régime républicain. Mais, s’il se montrait récalcitrant, on s’adressait au peuple, et le peuple, cédant à son penchant naturel pour les hommes de guerre, comprenant peut-être aussi les avantages militaires du nouveau système, se montrait de meilleure composition ; c’est de lui que la plupart des personnages énumérés plus haut reçurent leur armée.

Dans ses Discours sur Tite-Live, Machiavel exprime l’avis que cette innovation fut une faute très grave. Tout en reconnaissant que la prolongation des commandements devint de plus en plus nécessaire, à mesure que les armées romaines s’éloignèrent du centre de l’empire, il estime que ce fut là, avec les dissensions provoquées par les lois agraires, la cause essentielle de la chute de la république.

S’il est vrai qu’en toute circonstance l’initiative des agents du gouvernement est en raison inverse de la rapidité des communications, il est clair que ces chefs étalent amenés par la force même des choses à s’arroger une liberté absolue. Le Sénat pouvait leur donner, au moment du départ, des instructions générales, et leur expédier, par intervalles, des ordres spéciaux : ils ne se’ croyaient liés ni par les uns ni par les autres ; car à chaque instant il se produisait sur les lieux des événements imprévus qui en rendaient l’exécution impossible, inutile ou dangereuse. Leurs habitudes d’indépendance étaient telles que parfois ils désobéissaient ouvertement. Murena savait que la paix avait été conclue avec Mithridate à Dardanos, et il recommença les hostilités sans autorisation. En 67, Lucullus fut destitué : il garda quand même son armée et continua la guerre jusqu’au jour où ses soldats refusèrent de le suivre. Sylla qui, pendant sa dictature, prit tant de mesures pour empêcher le renouvellement des abus qu’il avait lui-même commis, essaya d’assujettir les proconsuls à des règles ; mais, après comme avant lui, leurs pouvoirs de fait furent à peu près illimités. Ils n’étaient pas seulement maîtres de la marche de leurs opérations militaires ; on les voyait encore signer des traités de paix, nouer des alliances, disposer de leurs conquêtes, et organiser à leur guise les provinces annexées. Si une commission sénatoriale venait les assister, elle se contentait ordinairement d’approuver, d’autant plus qu’elle était formée presque toujours de personnes amies. Leurs actes avaient besoin d’être ratifiés par les pouvoirs publics ; mais il est sans exemple qu’on ait refusé de les sanctionner. Des chefs d’armée comme Sylla, Pompée ou César n’étaient pas les magistrats d’une république ; c’étaient de véritables potentats. On chercherait vainement dans l’histoire de leurs commandements la trace d’un contrôle quelconque exercé par le Sénat ou par le peuple. Ceux-ci se dépouillaient pour eux de leur souveraineté, tacitement ou en termes exprès, et dans l’immense région qu’ils leur assignaient, ils en faisaient des espèces d’empereurs anticipés. Ils ne les tenaient même pas par l’argent ; car ces hommes s’arrangeaient de manière à se suffire avec les ressources des pays où ils se trouvaient, et quand par hasard ils étaient obligés de demander des fonds ou des vivres, c’était sur un ton qui n’admettait pas de résistance. Si vous n’écoutez pas mes réclamations, écrivait Pompée au Sénat, j’aurai le regret de conduire mon armée en Italie.

Lorsqu’on avait atteint ce degré de puissance, on avait une extrême répugnance à descendre du rang où l’on était monté. Comment consentir à vivre désormais en simple particulier, quand on avait été, pendant plusieurs années, un monarque ? Peu de gens étaient capables d’un pareil désintéressement. Aussi remarque-t-on que tous les grands généraux du Ier siècle aspirèrent tour à tour au pouvoir suprême ; mais tous ne surent pas s’y prendre. Marius perdit tout le fruit de ses victoires dans des luttes politiques où des démocrates plus astucieux que lui l’exploitèrent sans le servir. Il s’aperçut de son erreur, et, pour la réparer, il tâcha de se procurer de nouveau une guerre et une armée ; mais il n’y réussit pas et il finit en aventurier. Sylla alla chercher en Orient les moyens de régner dans Rome. Pendant trois ans il eut le temps de gagner le dévouement de ses troupes en flattant leurs passions les plus viles, si bien qu’on put l’accuser de s’être comporté comme un démagogue au milieu des camps ; puis quand il les eut gorgées d’argent et qu’il eut fait luire à leurs yeux, pour le jour où il serait tout-puissant, l’espoir d’obtenir des libéralités plus amples encore, il les ramena en Italie. Là, elles combattirent vaillamment pour lui, parce que leur sort était étroitement lié au sien. Le coup d’État accompli, il s’occupa d’assurer la prépondérante du Sénat ; mais il n’en conserva pas moins, tant qu’il lui plut, la dictature. Cent vingt mille vétérans disséminés dans la péninsule et prêts à le rejoindre au premier signal lui répondaient de la docilité de tous.

Deux fois l’occasion s’offrit à Pompée de s’emparer de l’autorité absolue et deux fois il la laissa échapper. En 71, après ses succès sur Sertorius, il inspirait au Sénat une peur extrême ; on craignait qu’il ne tournât son armée contre la République et qu’il ne revendiquât l’héritage politique de Sylla. Mais Pompée n’eut jamais l’audace de son ambition ; il se contenta de réclamer le consulat, quoiqu’il ne remplit pas les conditions légales, et on fut enchanté d’en être quitte à si bon marché. En 62, lorsqu’il débarqua à Brindes, vainqueur de Mithridate, entouré du prestige de ses conquêtes, pourvu d’énormes richesses, soutenu par une armée fidèle et cupide, il n’avait qu’un mot à dire pour que Rome fût à lui. Mais, au lieu d’entraîner vers la ville ces soldats, qui seuls pouvaient lui donner le droit de parler et d’agir en maître, il les licencia, et aussitôt il ne fut plus rien. Dans la suite, il occupa encore de hautes fonctions, la potestas frumentaria, c’est-à-dire la charge de veiller aux approvisionnements, le consulat (deux fois, dont l’une sans collègue), le proconsulat d’Espagne avec résidence aux environs de Rome ; mais aucune d’elles ne lui rendit la situation qu’il avait à son retour d’Asie.

Tandis que par des manœuvres un peu gauches il essayait de se placer en dehors, sinon au-dessus de la constitution, un rival redoutable se préparait au delà des Alpes. César mit dix ans à forger en Gaule l’instrument de sa domination future, et en 49 ce fut avec des troupes non seulement aguerries, valeureuses et disciplinées, mais encore dressées au mépris des lois et au culte de leur chef, qu’il envahit l’Italie. Pompée reçut alors le grand commandement militaire qu’il attendait depuis treize ans. Avait-il le désir sincère de défendre la république ou la secrète pensée d’en tirer parti pour lui-même ? Nous l’ignorons ; en tout cas, même parmi ses amis, bien des gens craignaient, comme Cicéron, que la guerre civile ne fût, de toute façon, fatale à liberté et que la victoire, quelle qu’elle fût, n’engendrât un tyran. Leurs alarmes n’étaient pas vaines, au moins en ce qui concerne César. Après Pharsale il prit la dictature et la garda. Plus hardi que Sylla lui-même, dont il avait jusque-là imité l’exemple, il se proposa de faire de la monarchie le régime définitif de Rome et il fonda l’Empire. Les républicains eurent beau l’assassiner ; son œuvre lui survécut, et Octave n’eut qu’à achever la Révolution qu’il avait commencée.

 

L’Empire, comme on voit, fut à Rome le fruit naturel de l’impérialisme, de même que l’impérialisme fut la conséquence de l’état économique de la société. Entre tous ces faits il y eut un lien tellement étroit, qu’étant donné le point de départ, il semble que tout le reste devait suivre. Mais ce lien ne fut aperçu par aucun de ceux qui vivaient dans la mêlée ; c’est à peine si quelques-uns devinèrent à la longue qu’on marchait vers l’absolutisme. Polybe lui-même, malgré sa profonde perspicacité, ne se douta jamais qu’on allait au militarisme, et que le militarisme tuerait la liberté. Une génération d’hommes se rend compte très rarement de la besogne qu’elle accomplit. Elle prépare l’avenir ; mais cet avenir est souvent le contraire de ce qu’elle voulait. C’est l’historien qui constate après coup l’enchaînement et le sens de ses actes, et voilà précisément ce qui fait l’utilité pratique de cette science. Il ne faut pas assurément lui demander de nous tracer la conduite à tenir dans une circonstance déterminée. Mais, en nous montrant dans le passé certains courants d’idées, certaines directions générales d’événements, certains effets produits par certaines causes, elle peut nous aider à éviter bien des fautes et à conjurer bien des dangers. A ce titre, l’expérience de Rome est bonne à méditer ; car nulle part on ne saisit mieux sur le vif les perturbations politiques que l’esprit de conquête, amène dans un peuple libre.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Polybe, VI, I.

[2] III, 6 et suiv.

[3] Polybe, III, 2, 8. On a proposé de remplacer dans ce texte le mot Égypte par celui de mer Égée. Mais Tite-Live (XXXI, 14) et Justin (XXX, 2, 8) semblent contredire cette hypothèse.

[4] Polybe, XV, 18, 7 ; XXI, 14, 4 ; Pline, XXXIII, 55 ; Plutarque, Sylla, 25 ; Pompée, 45.

[5] Reinach, Mithridate Eupator, p. 83-88.

[6] Cicéron, Ad Quintum fratrem, I, 1, 32, 33.

[7] D’après Polybe, 4.000 as valaient alors 400 drachmes, et la drachme valait 0 fr. 9437.

[8] Voir un bel article de Fustel de Coulanges publié dans la Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1870.