ÉTUDES ÉCONOMIQUES SUR L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE III. — L’IMPÔT SUR LE CAPITAL À ATHÈNES[1].

 

 

I

Théorie de Böckh sur l’eisphora. — La dîme sous Pisistrate. — Création de l’eisphora en 428 av. J.-C. — Intermittence et affectation militaire de la taxe.

Le plus éminent peut-être des philologues allemands du dernier siècle, Böckh, attribue à Solon la création de l’impôt athénien sur le capital, qu’il fait ainsi remonter aux environs de l’année 590 avant l’ère chrétienne. D’après lui, cette taxe pesait exclusivement sur la terre. On déterminait le capital de chacun en multipliant par douze le chiffre de son revenu foncier ; puis on groupait les citoyens en quatre classes ; la quatrième ne payait rien et les trois autres étaient frappées suivant un tarif uniforme, qui s’appliquait pour la première à la totalité du capital, pour la seconde aux cinq sixièmes, pour la troisième aux cinq neuvièmes[2].

Cette hypothèse a longtemps obtenu l’assentiment universel, et elle rencontre toujours beaucoup d’adhérents. On a pourtant objecté qu’un tel impôt ne convenait guère à une époque où la science financière était encore dans l’enfance. C’était en effet à la fois un impôt foncier, un impôt progressif, ou, si l’on veut, dégressif, et un impôt de classe. De pareilles taxes s’aperçoivent dans l’histoire, mais seulement dans les sociétés où la civilisation est déjà avancée et où l’État est puissamment armé. Il est donc douteux que Solon ait accompli une réforme de ce genre[3].

Il faudrait néanmoins l’admettre, si des documents précis l’attestaient. Le malheur est que les textes se taisent sur ce point. Il y a dans un grammairien de l’Empire, Pollux, une phrase équivoque d’où il serait possible à la rigueur de déduire un système analogue à celui de Böckh. Mais l’auteur ne dit pas que l’impôt dont il parle ait existé dès le temps de Solon ; il dit simplement qu’il existait à Athènes, sans indiquer la date, et cet impôt a pu être d’une origine plus tardive. Depuis la découverte du traité d’Aristote sur le gouvernement des Athéniens, nous connaissons un peu mieux que Böckh l’œuvre du législateur. Or il est manifeste qu’en établissant quatre classes de citoyens fondées sur la propriété foncière, il eut en vue tout autre chose que l’assiette de l’impôt. Ces classes étaient à ses yeux des listes de notabilité, qui devaient servir à la répartition des fonctions publiques. Selon qu’on était plus ou moins riche, on était éligible à telle où telle magistrature, et les pauvres n’avaient accès qu’à l’assemblée populaire et aux tribunaux.

Peut-être cette organisation avait-elle aussi un objet militaire. C’est une règle constante que dans les états primitifs, du moins tant qu’ils restent aristocratiques, les citoyens supportent seuls les frais du service. Ils s’arment, s’équipent et se nourrissent eux-mêmes, sans le concours pécuniaire de l’État, et leur unique dédommagement est le butin qui accompagne la victoire. C’est notamment le caractère que présentent les troupes homériques. Il en fut ainsi également à Athènes avant Solon et même longtemps après lui. Le nom de deux de ses classes est à ce propos bien significatif. La seconde était celle des cavaliers, et ce terme est suffisamment clair. La troisième était celle des zeugites. Or ce mot était probablement synonyme d’hoplite et s’appliquait à la grosse infanterie. Pour figurer dans l’une et dans l’autre, comme aussi dans la première, celle des pentacosiomédimnes, il fallait justifier d’un certain chiffre de récolte, et cette obligation ne se conçoit que si l’homme était assujetti à des dépenses personnelles.

Sous Pisistrate et ses fils les charges du trésor s’accrurent. Les tyrans entreprirent des travaux considérables ; ils eurent une marine et firent des guerres ; ils s’entourèrent d’une cour brillante ; ils donnèrent un grand éclat aux fêtes ; ils installèrent sur l’Acropole une troupe de mercenaires qui veillait à leur sûreté. Ils furent donc forcés de chercher des ressources nouvelles, et c’est ce qui les amena à percevoir une dîme de 5 ou de 10 p. 100 sur les produits du sol. Cela montre qu’avant eux il n’y avait à Athènes aucun impôt, direct ; sans quoi, il est probable qu’ils se seraient contentés de le maintenir, peut-être avec des retouches ; car leur souci paraît avoir été d’innover le moins possible, sauf en ce qui concerne leur pouvoir.

Cette dîme elle-même fut abolie après eux. Mais la perte fut largement compensée par deux sortes de revenus.

Le trésor athénien avait toujours tiré quelques profits de l’exploitation des gisements de plomb argentifère qui se trouvaient dans la région du Laurion. En 484 av. J.-C. cette recette s’éleva brusquement à 100 talents (600.000 fr.)[4]. On se disposait à la distribuer entre les citoyens, quand Thémistocle, en prévision d’un retour offensif de la Perse, persuada à ses compatriotes d’affecter ce boni à la construction d’une flotte. Nous ignorons si dans la suite le rendement fut aussi fort. En tout cas nous avons la preuve que pendant le cours du Ve siècle il y eut là pour l’État une source abondante de bénéfices réguliers.

Ce n’est pas tout : au lendemain des guerres médiques les Grecs eurent l’idée d’englober dans une vaste confédération la plupart des cités maritimes de l’Archipel, afin de conjurer toute invasion asiatique. Athènes fut placée à la tête de cet empire, et elle y exerça une autorité de plus en plus grande. Elle en arriva bientôt à gérer sans contrôle les fonds de la ligue ; son budget finit par se confondre avec celui des alliés, et d’assez bonne heure toute distinction s’effaça entre ses propres revenus et les tributs fédéraux. Or ces tributs, d’abord fixés à 460 talents (2.760.000 fr.), atteignirent 600 talents (3.600.000 fr.) vers 431 et 1.300 (7.800.000 fr.) en 425 ; si bien que les Athéniens, enrichis par ces subsides annuels, purent former une réserve métallique qui monta à 56 millions, malgré les dépenses qu’entraînait la politique démocratique de Périclès[5].

Cette prospérité financière fut interrompue par la guerre du Péloponnèse. Les frais énormes qu’elle coûta ne furent pas imputables seulement à sa durée et à son extension ; ils tinrent encore à une autre cause. Ce fut, à ce qu’il semble, sous le gouvernement de Périclès que l’on établit la solde militaire. Nous ne savons pas si cette réforme est bien antérieure à l’année 433-2, qui inaugura les hostilités. Toujours est-il qu’il en résulta un surcroît très sensible des charges budgétaires, par rapport aux guerres précédentes. La solde complète, avec la nourriture, était en effet d’une drachme (1 franc) par jour pour l’hoplite et autant pour son valet, de deux drachmes pour le cavalier, et d’une drachme pour le matelot. Aussi le déficit commença-t-il presque immédiatement, et il devait persister désormais dans toutes les années de guerre. Il fallut donc toucher à la réserve que Périclès avait eu la sagesse de constituer. Ces fonds étant gardés dans les temples étaient censés appartenir aux dieux ; mais en réalité ils étaient à la discrétion de l’État, qui se les appropriait au besoin par voie d’emprunt et moyennant le paiement d’un faible intérêt. C’est ce qui permit dans les premiers temps de faire face aux dépenses.

On a prétendu pourtant que déjà l’impôt sur le capital était en vigueur ; car, dit-on, un décret de 434 en parle comme d’une chose courante. Mais l’attribution du document à cette date est certainement erronée, puisqu’il s’y trouve des formes d’orthographe qui empêchent de le reporter plus haut que l’année 420-419, et ceux mêmes qui s’obstinent à le croire plus ancien en sont réduits à cette hypothèse absurde que le décret, rendu en 434, n’a été gravé sur la pierre que quatorze ans après. Au contraire la date de 418-7, adoptée par Böckh, est d’autant plus plausible qu’elle est confirmée par la teneur même du texte. On y constate que les Athéniens avaient depuis peu remboursé à la déesse la somme de 6.000 talents. Or une opération de cette nature ne fut possible qu’à la faveur de la paix, et la paix avait été rétablie au début de 421 par le traité de Nicias.

La première mention qui soit faite de l’impôt en question ou de l’eisphora est de l’année 428. A ce moment eut lieu la révolte de Mytilène et son alliance avec Sparte. Elle donnait par là aux confédérés un mauvais exemple dont il fallait à tout prix arrêter les suites. De plus, en changeant de parti, elle déplaçait un appui qui n’était point négligeable. Un grand effort était donc nécessaire de la part des Athéniens pour punir la cité rebelle. Comme les réserves étaient sérieusement entamées, ils amassèrent de l’argent par trois moyens différents. Ils allèrent ravager la contrée d’Asie Mineure qu’arrose le Méandre ; ils pressèrent la rentrée des tributs des alliés ; puis, pour montrer qu’ils savaient à l’occasion s’imposer à eux-mêmes des sacrifices, ils votèrent une eisphora de 200 talents (1.200.000 fr.)[6]. Ce ne fut ni en vertu d’une conception théorique ni par goût des nouveautés qu’on imagina cette contribution. Elle fut, comme l’income-tax au début, une aide pour la continuation de la guerre, et jamais elle ne perdit ce caractère.

Il est naturel que cet impôt ait été fréquemment levé tant que dura la lutte contre Sparte. L’accroissement démesuré des dépenses, la ruine de l’agriculture, la diminution du commerce et de l’industrie, la défection de presque tous les alliés jetèrent les Athéniens dans un tel état de gêne qu’ils en vinrent, par une dérogation inouïe à leurs principes, jusqu’à altérer les monnaies. Cette détresse témoigne qu’ils durent souvent frapper les fortunes individuelles, et nous voyons qu’ils le firent en effet.

Ils le firent également au IVe siècle, mais toujours d’une façon accidentelle. Les modernes sont tentés de s’étonner qu’on n’ait pas songé à convertir cet impôt en une recette régulière. Après une vaine tentative pour restaurer cet empire maritime d’où elle tirait jadis de si beaux revenus, Athènes ne put dorénavant compter que sur elle-même, et, par une fâcheuse coïncidence, il y avait alors un appauvrissement général du pays. On n’avait pas néanmoins le courage de restreindre les dépenses ; on vivait en pleine démocratie, et ce régime d’ordinaire est coûteux. Bien plus, on gaspillait pendant la paix les excédents, et l’on proclamait ce principe que le chapitre essentiel du budget était celui des réjouissances publiques. Des utopistes s’ingéniaient à découvrir des moyens de faire affluer l’argent au trésor ; on lançait des plans admirables de réformes fiscales ; et c’est là le propre d’une société qui a des embarras pécuniaires. On ne remarque pas pourtant que les Athéniens aient eu la pensée de rendre l’eisphora permanente. Peut-être étaient-ils persuadés que la richesse était déjà assez chargée ; peut-être aussi préféraient-ils se ménager pour les circonstances critiques des ressources qu’en temps normal il valait mieux laisser intactes. Quelles qu’aient été leurs raisons, cette taxe ne fut jamais annuelle.

Elle n’était pas seulement intermittente ; elle eut toujours une destination militaire. Les termes qui désignent là guerre et l’impôt sur le capital sont perpétuellement associés par les écrivains grecs. Ce n’est pas que l’eisphora ait été exclusivement consacrée à couvrir les frais des expéditions de terre ou de mer ; parfois elle fut quelque peu détournée de cet objet. Le gouvernement des Trente avait contracté un emprunt à Sparte ; après sa chute, les Lacédémoniens exigèrent qu’on le remboursât, et la dette fut éteinte à l’aide d’une eisphora. Ce fut encore l’eisphora qui fournit plus tard de quoi réparer l’arsenal du Pirée. Mais ces deux exemples n’infirment en rien la règle qui affectait le produit de cet impôt, en paix comme en guerre, aux besoins de la défense nationale.

Pour en autoriser la levée, un décret du peuple était indispensable. Mais quiconque, magistrat ou particulier, voulait présenter à l’assemblée une motion de ce genre, devait obtenir au préalable le vote de l’adeia ; sinon il encourait une responsabilité dont les limites nous échappent. Cette formalité équivalait, semble-t-il, à notre prise en considération ; elle avait pour but de garantir les Athéniens contre les inconvénients d’une décision improvisée. La loi voulait qu’on ne touchât au capital qu’après mûre réflexion. Toutefois, lorsqu’on voit avec quelle liberté Démosthène demande à plusieurs reprises le vote d’une eisphora, on devine qu’au milieu du IVe siècle cette précaution était tombée en désuétude.

 

II

Détermination du capital. — Déclarations individuelles. — Contrôle administratif. — Contrôle de l’opinion publique.

L’Attique du Ve et du IVe siècle n’était pas un de ces pays où prédomine la propriété foncière et où l’impôt sur le capital est avant tout un impôt sur la terre. Le sol y était un élément des fortunes privées, mais il n’était pas le seul. Dans une cité où l’industrie, le commerce, la banque, la navigation avaient tant d’activité, il était inévitable que la richesse mobilière fût prépondérante ou du moins qu’elle balançât l’autre. En général le patrimoine d’un Athénien aisé se composait à la fois d’immeubles ruraux et de capitaux. Nous possédons de nombreux inventaires de successions ; presque tous ont ce caractère. Un certain Stratoclès laissa en mourant deux maisons, un petit domaine et 5.000 drachmes de créances. Ciron avait une terre, deux maisons de ville et beaucoup d’argent placé à intérêt. Le père de Timarque légua à son fils une maison située derrière l’Acropole, deux fonds de terre, une fabrique de chaussures et des titres sur plusieurs débiteurs. Il serait aisé de multiplier ces exemples et de montrer que le capital né du commerce et de l’industrie avait acquis une importance égale, sinon supérieure, à celle du capital foncier. Il y avait même des gens riches, comme Nicias et le père de Démosthène, qui n’avaient pas un pouce de terre au soleil. Aussi, quand l’État athénien établit l’eisphora en 428, il ne la restreignit pas au sol ; il l’étendit à l’ensemble des biens.

La grosse difficulté, quand il s’agit de l’impôt sur le capital, c’est de déterminer la fortune de chacun. D’une part, en effet, les déclarations individuelles sont souvent mensongères, et, d’autre part, la taxation administrative est fort vexatoire. Adam Smith estime que le premier procédé offre peu d’abus dans une petite république où le peuple a une confiance entière en ses magistrats, où il est convaincu que l’impôt est nécessaire aux besoins de l’État et où il croit qu’on l’appliquera fidèlement à son objet. Cette règle est loin d’être absolue, et jadis à Florence les fraudes étaient très fréquentes, comme elles le sont aujourd’hui dans les cantons suisses.

A Athènes chaque citoyen indiquait le chiffre de son actif ; mais les erreurs volontaires n’étaient pas rares. Isée proclame que le devoir d’un bon citoyen est de fournir des subsides à la république, quand elle les exige, et « de ne rien cacher de ce qu’il a ». On ne se gênait donc pas pour faire autrement. Le même orateur nous apprend qu’on reprochait à un de ses clients de garder secret le montant véritable de son avoir, pour que la cité en profitât le moins possible. L’avocat d’un individu nommé Polystrate le loua un jour du mérite que voici : Il lui eût été facile de se soustraire à l’impôt ; il n’avait qu’à ne pas dire ce qu’il possédait. Il aima mieux cependant être véridique, pour être dans l’impossibilité de se dérober à l’eisphora, si par hasard il en avait eu la tentation. Il y a ici, remarquait Démosthène, autant de ressources qu’ailleurs ; mais ceux qui les ont s’évertuent à les dissimuler[7].

L’esprit pratique des Athéniens chercha les moyens de déjouer ces manœuvres.

D’abord les déclarations des particuliers n’étaient pas acceptées de confiance et on ne manquait pas d’en vérifier l’exactitude. Les stratèges avaient en cette matière des droits qui pouvaient aller jusqu’à l’abus, puisque Cléon, dans une comédie d’Aristophane, menace un charcutier de le faire inscrire parmi les riches.

Pour les biens fonciers, les chefs des districts ruraux qu’on appelait les dèmes étaient de précieux auxiliaires. On savait à qui chaque parcelle appartenait ; on en connaissait le revenu annuel, par suite la valeur vénale ; enfin, qu’elle fût affermée ou non, qu’elle fût grevée ou libre d’hypothèques, c’était toujours au nom du propriétaire en titre qu’elle figurait sur les rôles des contributions.

Le contrôle était beaucoup plus malaisé pour la propriété mobilière. Dans les sociétés modernes, la perception des droits de mutation et d’enregistrement, la nécessité de recourir aux officiers ministériels pour certains actes juridiques, l’obligation pour les commerçants de tenir des livres où sont consignées toutes leurs opérations, sont autant de moyens dont dispose le fisc, lorsqu’il a quelque intérêt à pénétrer dans le secret des affaires d’un particulier. Rien de pareil à Athènes. Les négociants avaient bien des livres ; mais ils y notaient ce qu’ils voulaient, et ils n’étaient pas forcés de les communiquer. Les contrats se faisaient sous seing privé, et s’il arrivait qu’on invoquât le concours  d’une tierce personne, par exemple d’un banquier, soit pour rédiger, soit pour garder un document de ce genre, cet homme n’était rien de plus qu’un témoin ordinaire, et on ne pouvait le contraindre à produire les pièces qu’il avait en dépôt. Enfin l’État n’intervenait dans les actes de transfert de propriété qu’en cas de vente et il n’y avait de publicité que pour les hypothèques. La tâche des agents du Trésor se compliquait donc de toute la peine qu’ils avaient à recueillir des éléments d’information. S’il y avait désaccord entre eux et les contribuables, un procès s’engageait devant le jury, et là les seules preuves légales étaient les témoignages oraux. Les témoins étaient même appelés à certifier l’authenticité des pièces écrites que les parties versaient aux débats.

Je me demande s’il n’existait pas, en dehors de l’action administrative, une autre manière de constater et de réprimer la fraude. Tout citoyen avait qualité pour remplir l’office dévolu chez nous au ministère public ; s’il avait connaissance d’un délit, il était libre de le dénoncer et d’en poursuivre le châtiment. N’y avait-il pas lieu pour l’eisphora d’agir de la sorte ? Un homme faisait aux magistrats une déclaration fausse de ses biens ; son voisin le savait ; celui-ci n’était-il pas autorisé à l’actionner en justice ? Je me hâte de dire que nous n’en avons aucun exemple ; mais la conjecture n’est peut-être pas dénuée de vraisemblance, surtout si l’on juge que les débiteurs de l’État, quand ils exagéraient leur pauvreté, étaient souvent accusés par les particuliers. Il y avait quelque parenté entre ce délit et la fraude en matière fiscale, et il est possible que les dénonciations privées aient été admises dans les deux cas. Le plaignant courait des risques personnels, qui le déterminaient parfois à se substituer un homme de paille. Si son adversaire était acquitté à la majorité des quatre cinquièmes des voix, il payait lui-même une amende et il subissait une légère diminution de ses droits civiques. S’il triomphait, la déclaration de l’inculpé était rectifiée, et ce dernier se voyait infliger une amende, dont l’autre recevait une part.

Dans les procès, le jury avait une tendance irrésistible à condamner l’accusé. La petite bourgeoisie qui dominait dans les tribunaux éprouvait à l’égard des riches l’envie habituelle aux pauvres, et ici l’irritation des juges était d’autant plus vive que la fraude portait sur l’impôt spécialement affecté à la défense du pays. C’était à Athènes une idée très répandue que lorsque l’État, se trouvait à court d’argent, il était excusable de s’en procurer même par des confiscations iniques. On devine dès lors les sentiments des jurés envers tout citoyen soupçonné d’avoir voulu soustraire une partie de sa fortune à la taxe de guerre. Il fallait qu’il eût vingt fois raison pour qu’on ne lui donnât pas tout à fait tort.

Mais de toutes les garanties la meilleure était encore l’opinion publique. L’attachement des modernes à la patrie n’est pas comparable à celui des anciens. On s’étonne, à première vue, de l’étendue des sacrifices que l’État pouvait imposer à un Grec ou qu’un Grec s’imposait pour le service de l’État. Tout se réunissait pour les lui faire accepter : l’amour très ardent qu’inspirait le sol natal, la vanité, le désir de renchérir sur les générosités d’autrui, le goût de la popularité, la conviction que le zèle à remplir les devoirs civiques était la sauvegarde de la sécurité extérieure et par conséquent des intérêts de tous. De là cette pensée qu’il fallait se soumettre docilement aux exigences fiscales de l’État et même lui donner plus qu’il ne demandait.

Chacun était moralement tenu de dépasser ici la mesure de ses obligations, et l’on savait presque mauvais gré à ceux qui faisaient strictement le nécessaire. J’ai supporté les charges qui m’étaient prescrites, disait un individu aux jurés, avec plus d’entrain que je n’y étais forcé. Dans mon privé, disait un autre, je suis économe ; je suis plus heureux de dépenser pour vous que de dépenser pour moi. Un Athénien se vante, dans un plaidoyer d’Isée, de toucher le moins possible à ses revenus et de les réserver pour les besoins de la cité. Quand même ce ne serait là que des paroles en l’air, ces textes auraient néanmoins de la valeur comme indice du sentiment général, puisque de tels arguments étaient invoqués devant les juges[8].

Dans la réalité, les choses se passaient vraiment de la sorte. Les libéralités des riches envers l’État étaient très communes à Athènes, et elles se produisaient sous toutes les formes : dons d’argent, de navires, d’armes, distributions de blé, prestations onéreuses. Il arrivait même parfois qu’un décret du peuple ouvrît une souscription nationale. Un fait pareil eut lieu dans une circonstance où l’on voulait pourvoir au salut de la cité et à la garde du territoire. On fixa le minimum et le maximum des cotisations ; la pierre où furent gravés les noms, bien qu’elle soit mutilée, n’en contient pas moins de cent seize ; presque tous versèrent le maximum, c’est-à-dire 200 francs. Si les Athéniens montraient ce désintéressement dans les cas où il n’était pas obligatoire, j’en conclus qu’ils avaient quelque scrupule à tromper les agents de l’eisphora, et que la fraude était moins grande qu’on ne s’y attendrait de la part d’un peuple chez qui l’habileté se confondait trop souvent avec la fourberie.

 

III

Assiette de l’eisphora d’après Böckh. — Le capital imposable depuis 378.

Pour l’assiette de l’impôt on doit distinguer deux périodes séparées par l’année 378 avant Jésus-Christ.

Dans la première, il n’est pas douteux que tout le capital mobilier était taxé. Mais, d’après Böckh, il n’en était pas de même de la terre. On a vu qu’il existait quatre classes où les citoyens étaient répartis selon leur revenu foncier. Les pentacosiomédimnes récoltaient au minimum soit 500 médimnes de grain (262 hectolitres), soit 500 métrètes de vin ou d’huile (197 hect.). Les cavaliers récoltaient 300 mesures, les zeugites 150, et les thètes moins de 150. Pour passer de là au capital, on commençait par attribuer à la mesure la valeur d’une drachme ; puis on multipliait les sommes de 500, 300, 150 drachmes ainsi obtenues, par 12, taux habituel de l’intérêt, et il en résultait que le capital de la première classe était de 6.000 drachmes ou un talent, celui de la deuxième de 3 600 drachmes, celui de la troisième de 1.800 drachmes. Mais, quand on avait à percevoir l’eisphora, on établissait une différence entre le capital réel et le capital imposable. Ce dernier, égal au premier pour les pentacosiomédimnes, se réduisait à 3.000 drachmes ou un demi-talent pour les cavaliers, et à 1.000 drachmes ou un sixième de talent pour les zeugites. Le tableau suivant, que j’emprunte à l’ouvrage de Böckh, rendra plus claires toutes ces combinaisons.

Ce système est ingénieux ; mais il soulève plusieurs objections.

S’il est exact qu’au début du vie siècle avant Jésus-Christ le médimne de grain valait une drachme, les prix étaient tout autres à la fin du va. Alors c’était l’orge seulement qui se vendait une drachme ; quant au blé, il devait se vendre trois drachmes, comme en 393. Pour le vin, le cours normal était au IVe siècle de quatre drachmes le métrète et pour l’huile de douze drachmes. Or il serait étrange qu’en 428, lorsqu’on organisa l’eisphora, on se fût référé aux prix de l’année 600. Ce serait aussi absurde que si de nos jours l’administration des contributions directes se guidait d’après les mercuriales du règne de Louis XV. A cela on répond, il est vrai, qu’il est légitime d’appliquer ici les prix de l’époque solonienne, puisque c’est Solon qui créa l’eisphora. Mais ce dernier point est loin d’être démontré.

J’ajoute qu’il n’y a pas de motif de prendre le chiffre 12 comme taux de capitalisation. Peu importe que ce fût là le taux usuel de l’intérêt en Attique. Il s’agit, dans l’espèce, de la terre, et la terre ne donnait pas un aussi gros revenu. A en juger par les prix de fermage, on sait qu’elle donnait ordinairement 8 p. 100. C’est donc à ce chiffre qu’il faudrait s’en tenir. M. Beloch n’y a pas manqué ; mais il a voulu aboutir tout de même aux chiffres proposés par Böckh pour le capital des trois classes censitaires, et il n’y est arrivé que par des calculs fantaisistes, en évaluant par exemple, sans la moindre preuve, le rendement net du sol à 50 p. 100 du revenu brut.

Enfin le seul texte qui sert de base à la théorie de Böckh est tout à fait suspect. Le lexicographe Pollux y parle d’un talent au sujet des pentacosiomédimnes, d’un demi-talent au sujet des cavaliers et d’un sixième de talent au sujet des zeugites. Mais pour lui ces trois sommes ne désignent pas le capital ; elles désignent l’impôt. Le mot qu’il emploie est en effet celui de άναλίσκω, et ce terme ne peut être traduit que par payer, dépenser. Il ne peut même pas signifier : payer sur le pied de... ; car Pollux dit des thètes, qui formaient la quatrième classe, et qui étaient affranchis de l’impôt : Άνάλισκον ούδέν, ils ne payaient rien[9]. Or un Athénien de la première classe, qui récoltait 500 mesures de blé à 3 drachmes la mesure, n’encaissait que 1 500 drachmes ; il était donc impossible que le fisc lui en réclamât à la fois 6.000. Un texte entaché d’une erreur si forte est dépourvu de toute autorité, et il convient de l’écarter sans hésitation. Mais par cela même on écarte tout le système de Böckh, dont il est l’unique support.

Si rien n’atteste qu’il y ait eu primitivement une marge entre le capital réel et le capital imposable, on n’en saurait dire autant de la période qui suivit l’année 378. A ce moment s’accomplit à Athènes un grave événement ; ce fut la reconstitution partielle de la confédération maritime dont elle avait eu l’hégémonie au siècle précédent. Elle voulut approprier ses ressources au rôle que semblait lui présager la restauration de son ancienne puissance, et elle améliora ses finances en même temps qu’elle étendait son action extérieure. De là la réforme de l’eisphora.

Polybe raconte qu’en 378 on fit l’estimation officielle du timèma de l’Attique, et qu’il fut fixé à 5.750 talents (33 à 34 millions de francs[10]). Ce renseignement si précis a dû être puisé à bonne source, et il paraît digne de foi, vu surtout l’habituelle véracité de l’historien. D’autre part, Démosthène déclare, dans un discours prononcé en 354, que le timèma atteignait 6.000 talents[11], et la plupart des érudits prétendent que c’est la même somme que dans Polybe, mais exprimée en chiffres ronds. J’ai peine à partager cet avis. Qu’on ajoute en pareil cas quelques unités à un nombre, c’est un procédé usuel et légitime ; mais ici l’écart est de 250 talents (1 million ½), et on avouera qu’il n’est pas sans importance. Dès lors pourquoi ne pas supposer tout simplement qu’entre les années 378 et 354 il y eut une nouvelle évaluation et qu’elle accusa un accroissement de la richesse publique ?

La question est maintenant de savoir si, ces chiffres de 5.750 et de 6.000 talents représentent le total ou seulement une partie de la richesse nationale. J’ai tâché de montrer dans mon livre sur la Propriété en Grèce, conformément d’ailleurs à l’opinion commune, qu’ils n’en représentent qu’une fraction, et je me borne à rappeler un de mes arguments, le plus décisif à mon gré. Vers la fin du IVe siècle, sur 21.000 citoyens, 12.000 possédaient moins de 2.000 drachmes. Prenons une moyenne entre ceux qui n’avaient rien et ceux qui avaient 1.999 drachmes, et admettons que les citoyens de cette catégorie avaient l’un dans l’autre 1.000 drachmes. Nous obtiendrons pour l’ensemble 2.000 talents. Défalquons cette somme des 6.000 talents de Démosthène ; il restera 4.000 talents à répartir entre 9.000 individus, soit pour chacun 2.640 drachmes. Je demande s’il est croyable que des citoyens qui passaient pour être riches, ou tout au moins dans l’aisance, aient été réduits à un capital aussi insignifiant. Ce n’est pas tout : parmi ces derniers, 1.200 avaient un cens minimum de 2 talents, soit pour eux tous 2 400 talents, si bien que les 7.800 autres, dans l’hypothèse que nous combattons, n’auraient eu en bloc que 1.600 talents, ou 1.230 drachmes par tête. Nous arrivons ainsi, par un calcul mathématique, à ce résultat bizarre que, si vraiment la richesse de l’Attique était égale à 6.000 talents, une multitude de citoyens qualifiés aisés étaient plus pauvres que les citoyens pauvres.

Une phrase de Démosthène nous révèle le rapport qui existait entre le capital réel et le timèma, ou, en d’autres termes, le capital imposable, et il est clair qu’elle s’applique à chaque individu isolé comme au pays tout entier. Un timèma de trois talents, dit-il, équivaut à un capital de quinze talents[12]. Ce langage ne laisse place à aucune équivoque ; mais, en vertu de cette opinion préconçue que l’eisphora devait être un impôt progressif, on a soutenu que le rapport de 20 p. 100 n’était vrai que de la première classe et que pour les autres il était moindre. Böckh notamment a imaginé à ce sujet un système d’habiles arrangements qui se résument dans le tableau que voici.

Par malheur, rien de tout cela n’est dans les documents. Nulle part on n’aperçoit que le cens minimum de la première classe fût de 12 talents, ni qu’il fût de 6 pour la deuxième, ou de 2 pour la troisième. Tout ce qu’on est en droit d’affirmer, c’est qu’un citoyen riche de 15 talents, comme Démosthène, figurait dans la première, et que la catégorie inférieure à la sienne ne descendait pas au-dessous de 2 talents. Quant à l’échelle des proportions, nous n’en connaissons que le degré supérieur, et là le taux était de 20 p. 100. Pour établir que le second était de 16 p. 100, on s’est appuyé sur un texte d’où il ressort que ce taux était celui des étrangers ; mais pourquoi veut-on qu’il y en ait eu un pareil pour les citoyens ? Le passage de Démosthène que j’ai cité plus haut ne comporte pas le sens restrictif qu’on lui a prêté. Il faut le prendre tel qu’il est, au lieu de l’interpréter arbitrairement, et en conclure qu’on ne taxait que le cinquième des biens, quels qu’en fussent les détenteurs.

Le timèma était considéré comme la propriété de l’État. On l’assimilait à la mise de fonds d’un banquier, et la comparaison eût été très inexacte, si l’État n’avait pas eu, au moins virtuellement, le droit d’y prélever tout ce qu’il lui plaisait. Si le timèma était la part de toute fortune privée dont la société pouvait à tout moment exiger le complet sacrifice, il fallait que la marge fût assez grande entre les deux.

Un exemple emprunté à l’histoire de Florence jettera quelque lumière sur tout ceci. Au XIVe siècle il y avait dans cette ville une taxe appelée l’estimo, analogue à l’eisphora athénienne. Elle frappait le patrimoine de tout citoyen, ou, selon l’expression consacrée, sa substance. Mais on retranchait de cette substance ses frais d’entretien, et une somme de 200 florins par tête pour les personnes à sa charge. Dans l’évaluation du passif on avait coutume de se montrer extrêmement large. Un certain Rinuccini y inscrivit avec lui ses fils, les femmes de ses fils, dont une en couches, deux serviteurs, deux servantes, la nourrice, la femme de chambre, le jardinier et sa femme ; il ajouta qu’il avait des réparations à faire à ses maisons de Florence et du Comtat, et qu’il devait payer 200 florins par an à ses paysans pour provisions et cheptel, et 130 florins d’or à ses fermiers et à ses commis[13]. Ce qui restait était la surabondance du citoyen, c’est-à-dire son superflu, seul imposable, et le capital réel était beaucoup plus fort. Le timèma était en quelque sorte la surabondance des Athéniens.

 

IV

L’eisphora, impôt de répartition. — Les contribuables. — Établissement des Symmories en 378. — La perception en régie. — La prœisphora depuis 362.

Tout impôt direct peut avoir deux caractères différents. C’est un impôt de répartition, si l’État fixe d’abord la somme qu’il veut encaisser, puis la distribue entre les contribuables. C’est un impôt de quotité, si le produit total de la taxe n’est pas connu d’une manière précise au moment où on l’établit, et si chacun paie une quote-part déterminée de son revenu ou de son capital[14]. L’eisphora athénienne parait avoir été un impôt de répartition. Toutes les fois que les auteurs nous renseignent sur le montant de cette taxe, ils donnent des chiffres ronds, comme 60 ou 200 talents ; ce qui ne s’accorde guère avec le premier système. De plus, les termes dont se servent les lexicographes pour désigner, soit le travail qui consistait à taxer les citoyens, soit les personnes chargées de ce soin, impliquent l’idée de répartition plutôt que de quotité.

D’ordinaire, quand il s’agit d’un impôt de répartition, l’autorité suprême de l’État se contente d’arrêter la somme qui sera due par chacune des grandes circonscriptions du pays ; dans celles-ci les autorités locales procèdent de même à l’égard des districts secondaires ; et, de proche en proche, on finit par atteindre les individus. L’Attique était subdivisée en dèmes. Il eût été, semble-t-il, naturel de faire entre les dèmes une première répartition. Mais, comme la matière imposable était ici le capital tout entier et que d’ailleurs les domaines des particuliers étaient souvent dispersés dans toute la contrée, la loi exigeait que les biens fussent déclarés à la ville. C’est donc à Athènes qu’étaient réunies les matrices des rôles, et c’est là qu’avait lieu la répartition.

Une ligne d’Isocrate laisse entendre que les douze cents individus dont l’avoir égalait au moins 2 talents (12.000 francs) étaient seuls astreints à l’impôt[15]. Cet auteur, en effet, a l’air d’identifier ceux qui supportent l’impôt sur le capital, et ceux qui ont le cens requis pour les liturgies. Mais, à examiner le texte de près, on voit qu’il ne parle que des hommes sur qui pèse à la fois ce double fardeau, et il est possible que d’autres, moins fortunés, n’aient eu à subir que le fardeau de l’eisphora. Le langage de Démosthène serait souvent incompréhensible, si la taxe n’avait frappé que douze cents riches. Dans ses discours politiques il développe à satiété’ cette idée que les circonstances commandent aux Athéniens de servir eux-mêmes dans l’armée et de s’imposer, des sacrifices d’argent. Il faut, dit-il, vous appliquer à la guerre en y contribuant de votre bourse et en prenant une part personnelle aux expéditions.... Montrez que vous avez changé de résolution par votre zèle à verser l’eisphora.... Puisque les recettes du budget se gaspillent en fêtes, vous n’avez plus qu’à décréter une taxe sur chacun de vous[16]. Ces exhortations s’adressaient à l’assemblée du peuple, où les riches étaient en petite minorité, et il est clair que la foule se serait plus vite rangée à son avis, si la majorité qui décidait n’avait rien eu à payer. Du reste on trouve parfois la mention d’individus pauvres qui ont été soumis à cet impôt et qui ont eu beaucoup de peine à se libérer.

S’ensuit-il que tout le monde acquittât l’eisphora, ou bien était-on exempté au-dessous d’un certain capital ? Böckh est d’avis qu’en 378 on adopta comme ligne de démarcation la somme de 2.500 drachmes (2.500 fr.), et il en découvre la preuve dans ce fait que les tuteurs de Démosthène déclarèrent son patrimoine à raison de 500 drachmes sur 2.500. Cette expression n’a de sens à ses yeux que si on commençait d’être contribuable à partir de 2.500 drachmes ; sans quoi, il y aurait : à raison d’une drachme sur cinq. Il est inutile d’insister sur la faiblesse de l’argument. D’ailleurs on verra plus loin que la phrase de Démosthène a une tout autre signification.

Peut-être le chiffre de 2.000 drachmes serait-il plus voisin de la vérité. En 323, Antipater, gouverneur d’Athènes au nom du roi de Macédoine, décida que les droits politiques seraient désormais le monopole des individus qui justifieraient au moins d’un cens pareil ; les autres, considérés comme une cause de troubles dans la cité, seraient, s’ils y consentaient, transplantés en Thrace, où on leur promettait des terres. Il se pourrait que ce chiffre de 2.000 drachmes eût marqué jusque-là la limite inférieure de la liste des contribuables. Si cette hypothèse était fondée, ceux-ci auraient été au nombre de 9.000 et les exemptés au nombre de 12.000[17].

Mais je m’empresse d’ajouter que cette opinion est purement conjecturale, et qu’en réalité nous ignorons quelle était la ligne de partage, et même s’il y en avait une, abstraction faite des indigents. L’exemple de la colonie athénienne de Potidée, qui, ayant voté une eisphora, taxa la personne de chaque citoyen pauvre d’après une valeur imposable de 200 drachmes[18], indique peut-être qu’on répugnait à dégrever complètement la basse classe, et Démosthène, lorsqu’il se prononce dans la deuxième Olynthienne pour l’établissement d’une eisphora, dit que tous auront à la payer.

Les enfants mineurs étaient assujettis à la loi commune. Toute association qui possédait un bien indivis acquittait également la taxe. Quand une phratrie louait une terre, elle la cédait généralement à son fermier, libre de toute charge ; ce qui veut dire qu’elle prenait l’impôt à son compte. Les dèmes eux-mêmes ne jouissaient d’aucune immunité ; s’ils étaient propriétaires ils payaient comme un simple citoyen. On ne respectait que le domaine de l’État, même s’il avait été donné à bail. C’est ainsi que les concessionnaires de mines déduisaient de leur timèma là valeur de leurs exploitations.

Il est d’usage chez les modernes que les étrangers soient assimilés aux nationaux pour tout ce qui touche l’impôt, et cela est juste, du moment que la loi couvre les uns et les autres de la même protection. Les Athéniens se conformaient à ce principe. Tout étranger domicilié devait l’eisphora. Pour ces individus comme pour les citoyens, la déclaration servait de base à l’évaluation des biens, mais toujours sous le contrôle des Magistrats, des particuliers et des tribunaux. La suprême ambition pour beaucoup d’entre eux étant d’acquérir les droits civiques, la plupart affectaient à l’égard du peuple une générosité dont ils espéraient obtenir tôt ou tard la récompense. Une phrase, malheureusement trop vague, de Démosthène, donne à penser qu’ils payaient tous le sixième de leurs biens[19]. Mais l’énormité de la taxe, même en supposant de grosses dissimulations, rend cette assertion suspecte, et l’on a dit que ce sixième est le rapport du capital imposable au capital brut reste pourtant cette difficulté que les étrangers regardaient comme une faveur d’être mis, quant à l’eisphora, sur le même pied que les Athéniens ; ce qui serait assez singulier, si la proportion, dans ce cas, s’était élevée du sixième au cinquième. Peut-être jugeaient-ils que le sacrifice était peu de chose en comparaison des avantages qu’ils en retiraient. Être taxé aux mêmes conditions que les citoyens, c’était passer au rang d’isotèle et conquérir presque le droit de cité. Le privilège n’était pas acheté trop cher par une légère augmentation de taxe.

L’eisphora des étrangers, ou, comme on les désignait, des métèques, offrait encore une particularité. Il est probable qu’elle n’était pas toujours perçue dans les mêmes occasions que celle des citoyens, et que, sans être permanente, elle était parfois plus fréquente. De 347 à 323, deux individus ont eu à l’acquitter chaque année[20] et les Athéniens, dans cet intervalle, ne furent pas astreints à la même obligation. Le produit en fut employé à réparer l’arsenal du Pirée et les loges des navires. C’était là une dépense d’ordre militaire ; mais ce n’était pas proprement une dépense de guerre, et il est possible qu’on taxât de préférence les métèques, quand il y avait lieu d’exécuter un travail de cette nature. D’ailleurs on évitait de les surcharger ; dans l’exemple que je cite, la somme annuelle à recueillir n’était que de 10 talents (60.000 fr.).

Jusqu’en 378 l’impôt fut réparti entre les contribuables par des agents élus ou nommés au sort, et j’imagine que les contestations étaient tranchées par le jury. Les étrangers avaient aussi les leurs, choisis parmi eux.

En 378, lorsqu’on remania l’eisphora, on créa des groupes de citoyens appelés symmories. Tous les Athéniens n’y étaient pas incorporés ; on excluait ceux qui ne payaient pas l’impôt. Il règne quelque obscurité sur le nombre de ces sections. On répète volontiers qu’il n’y en avait pas plus de vingt. Démosthène donne en effet ce chiffre, mais seulement pour la trièrarchie. L’historien Clidème en compte cent, et, quoiqu’il n’ajoute pas expressément que c’étaient là les symmories de l’eisphora, la chose va de soi. On néglige ordinairement ce témoignage, sous prétexte que l’auteur a confondu les symmories avec les dèmes. Mais Clidème était Athénien ; il vivait au IVe siècle, et il n’est pas probable qu’il se soit trompé à ce point, d’autant mieux que de son temps il existait beaucoup plus de cent dèmes en Attique. Quant à Photius, qui nous a conservé cet extrait, nous n’avons pas la moindre raison de penser qu’il l’a mal copié.

Chaque symmorie avait sans doute à l’origine un capital imposable de même valeur et était taxée au même chiffre d’impôt. Mais les oscillations de la richesse, surtout dans une société industrielle et commerçante, la ruine ou la prospérité des individus, la création de nouveaux citoyens, les partages des successions, tendirent peu à peu à rompre l’équilibre établi d’abord entre les groupes, et l’on sentit la nécessité de procéder à la péréquation de la taxe. Deux moyens s’offraient : on pouvait diviser l’eisphora, non plus en fractions égales, mais au prorata du capital de la symmorie ; on pouvait aussi réviser périodiquement la composition des symmories, de manière que leur timèma demeurât immuable. Lequel de ces deux partis fut adopté ? Je présume qu’on préféra le second ; car il semble que les symmories n’étaient pas des cadres fixes et qu’on les reformait assez fréquemment.

Il fallait ensuite arrêter dans la symmorie la quote-part de chaque contribuable. Il y avait encore des agents pour cet office, peut-être les mêmes qui avaient réparti la somme totale entre les diverses symmories. Le principe était celui de la proportionnalité. Démosthène l’énonce nettement dans une de ses harangues[21] et nous ne voyons pas qu’on y ait jamais dérogé. Toutefois les citoyens restaient libres de dépasser leur part. Les Athéniens étaient persuadés que les riches avaient pour devoir d’assumer des suppléments de charges, et les riches, par patriotisme, par vanité, par respect humain, par ambition, s’y résignaient sans trop de peine. Quand Démosthène était mineur, sa symmorie fut une fois taxée à 2 500 drachmes. Par une générosité qui ne leur coûtait rien, ses tuteurs déclarèrent en son nom qu’il en fournirait à lui seul le cinquième. Ils imitaient en cela Timothée, Conon, et les citoyens les plus opulents. Isocrate cite un étranger qui, pour se rendre populaire, ou peut-être simplement par gloriole, s’imposa lui même au delà du taux que comportaient ses facultés. Ces libéralités n’étaient obligatoires pour personne et chacun avait le droit de les éviter. Mais l’opinion publique était sévère pour ceux qui usaient de ce droit. On trouvait naturel que quelques-uns acceptassent de plein gré un surcroît d’impôt, afin d’alléger le fardeau des autres. Il arrivait ainsi que l’eisphora, sans cesser d’être en théorie proportionnelle, devenait au fond fortement progressive, par le libre consentement des gros censitaires[22].

L’impôt fut d’abord perçu en régie par des fonctionnaires tirés au sort. Soit mauvaise volonté, soit insuffisance de ressources, les contribuables se montraient parfois récalcitrants. La loi était alors très dure pour eux ; ils inspiraient au peuple une véritable colère, et on allait jusqu’à  les traiter de voleurs. Habituellement leurs biens étaient confisqués et vendus au profit du Trésor. Mais on procédait aussi d’une façon plus sommaire. Pour recouvrer un arriéré de quatorze talents, Androtion fut armé de pouvoirs extraordinaires, dont il usa avec la dernière rigueur. Il pénétrait dans les maisons, accompagné de ces commissaires de police qu’on appelait les Onze, et non content de saisir le mobilier, il arrêtait les citoyens eux-mêmes, les injuriait, les traînait en prison, à moins que les malheureux ne parvinssent à se cacher sous les lits ou à s’enfuir par les toits chez les voisins. Démosthène condamne avec force ces excès ; mais Androtion n’en fut point puni ; car il était couvert par un décret du peuple et on lui savait gré d’avoir fait rentrer sept talents. En revanche l’homme qui se hâtait de porter son argent à la caisse publique méritait par là un utile certificat de civisme, et s’il avait plus tard quelque méchant procès, il n’oubliait pas de rappeler au juge tel cas où il avait été un des premiers à payer l’eisphora.

Ce mode de perception dura jusqu’en 362. A ce moment les Athéniens furent assaillis par de graves embarras. Un tyran de Thessalie, Alexandre de Phères, leur enleva l’île de Ténos. Un prince thrace sollicita leur appui, avec promesse de conquérir pour eux la Chersonèse (presqu’île de Gallipoli). Les Proconnésiens, leurs alliés, imploraient en même temps des secours contre Cyzique, qui les assiégeait. Enfin les navires qui étaient allés charger du blé dans le Pont-Euxin étaient arrêtés au passage, avec leurs précieuses cargaisons, par Byzance et Chalcédoine, si bien que le grain était rare et cher au Pirée. Pour tenir tête à toutes ces difficultés, on décréta une eisphora, et, comme on avait besoin de cet argent sur l’heure, on dressa une liste de citoyens qui seraient contraints de l’avancer à l’État. L’innovation eut un plein succès, et depuis, cet expédient fut la règle.

Parmi les citoyens classés dans les Symmories, les plus riches, au nombre de trois cents, étaient assujettis à la prœisphora, c’est-à-dire que, lorsqu’on votait un impôt sur le capital, ils versaient aussitôt la somme totale, sauf à se retourner ensuite vers les autres contribuables. Ce système procurait à la cité le double avantage de mettre immédiatement dans sa caisse le produit intégral de l’impôt et de lui épargner les ennuis de la perception. Par contre, c’était là pour un particulier une corvée fort pénible, qui se traduisait souvent par des pertes d’argent. On pouvait, il est vrai, s’adresser à la justice pour se faire rembourser ; mais la ressource était très précaire, étant dénuées les dispositions traditionnelles du juge athénien à l’égard des riches. Il y avait au surplus des situations qui commandaient l’indulgence. Un individu honnête et de condition aisée se ruinait brusquement ; quelle voie de rigueur employer contre lui, s’il était insolvable ? Un autre tombait aux mains de l’ennemi et rachetait sa liberté au prix d’une grosse rançon ; était-il humain de le poursuivre après tant de souffrances et de sacrifices ?

Pour comble de malheur, un citoyen, même appauvri, n’était rayé de la liste des Trois Cents qu’après avoir découvert quelqu’un qui fût en état de le remplacer. Si ce dernier refusait de se prêter à cette substitution, le tribunal examinait lequel des deux adversaires était le plus riche. Vaincu, le défendeur avait le choix entre deux alternatives : il était libre de se soumettre au devoir civique, à la liturgie qu’il avait déclinée, ou bien il échangeait sa fortune contre celle de son rival, qui restait chargé de la prœisphora. Généralement on s’arrêtait au premier parti.

 

V

Place de l’eisphora dans le système fiscal d’Athènes. — Comparaison de l’eisphora et des liturgies. — Influence du système sur la politique intérieure et extérieure.

Cette étude serait incomplète, si nous ne recherchions, en terminant, quelle était la place exacte de l’impôt sur le capital dans le système fiscal des Athéniens.

Pendant la guerre de Péloponnèse, le chiffre le plus haut qu’on nous signale est celui de 428, qui s’éleva à 200 talents (1.200.000 francs). C’était le sixième environ du budget des recettes. Il est possible qu’après la désastreuse expédition de Sicile, quand l’empire maritime d’Athènes se disloqua et que les tributs des alliés cessèrent d’affluer, il ait été perçu des sommes plus fortes ; mais aucun auteur ne nous les fait connaître. Toutefois, lorsqu’on voit dans un pays où les fortunes étaient médiocres un individu payer d’un seul coup un demi-talent (3.000 francs) et peu après deux tiers de talent (4.000 francs)[23], on est fondé à croire que l’impôt était excessivement lourd.

Une réserve pourtant est ici nécessaire. Pour mesurer avec précision l’étendue des sacrifices que l’État réclame des citoyens, il faut envisager non pas le capital, même quand c’est lui qui est taxé, mais le revenu ; car c’est de leur revenu que les particuliers tirent leurs contributions. Or à Athènes le capital était plus productif que chez nous. En France le taux des fermages, pour les terrains de première catégorie, est de 3 ½ p. 100 ; en Attique le rapport ordinaire entre la valeur vénale de la terre et le prix de fermage était de 8 p. 100. L’industrie procurait couramment un bénéfice de 12 à 20 p. 100. Quant à l’intérêt de l’argent, il variait entre 12 et 16 p. 100, et, s’il y avait des risques sérieux, comme dans les prêts maritimes, il atteignait et dépassait même 30 p. 100. Démosthène fait allusion à des mineurs dont la fortune, sagement administrée, doubla ou tripla en peu d’années. L’eisphora aurait donc pu, sans trop d’inconvénients, monter bien au-dessus du taux que ne devrait pas franchir aujourd’hui un impôt analogue, d’autant plus que les impôts indirects étaient insignifiants.

Mais il arriva que l’ennemi s’installa en permanence au cœur de la contrée, de sorte que la culture du sol et l’exploitation des mines furent à peu près interrompues. L’industrie déclina ; le commerce extérieur disparut presque, parce que la mer n’était plus libre et que la plupart des cités étaient hostiles, et ainsi c’est au moment où l’on gagnait le moins d’argent que le fisc en exigea le plus. De là souvent l’obligation d’entamer largement son capital.

En outre, l’eisphora n’était qu’une des charges du patrimoine ; celui-ci était encore soumis aux prestations très dispendieuses des liturgies. L’État athénien avait coutume de rejeter sur les particuliers certaines dépenses qui normalement incombaient au budget. Fallait-il célébrer une fête, représenter une tragédie ou une comédie, régaler la multitude dans un banquet gratuit, équiper une flotte, ce n’était pas l’État qui fournissait les fonds, c’étaient les riches. Quand on avait au moins deux talents de fortune, on n’avait pas le droit de fuir ces diverses corvées ; on était même tenu d’aller au-devant, et on donnait une mauvaise opinion de soi dès qu’on se dérobait ou qu’on lésinait. Comment espères-tu te concilier la faveur des juges ? disait un plaideur à son adversaire. As-tu rempli plusieurs liturgies ? T’es-tu imposé dans l’intérêt public de gros sacrifices pécuniaires ? As-tu été triérarque ? As-tu versé des contributions considérables ? Non, tu n’as rien de tout cela à ton actif[24]. Ce moyen de chantage était perpétuellement usité dans les procès, et le peuple l’encourageait de son mieux parce qu’il en profitait. Quel avantage, au contraire, quand on pouvait se rendre ce témoignage qu’on s’était appauvri ou ruiné pour la cité ! Le cas n’était pas aussi rare qu’on le croirait. Nous connaissons des gens qui, dans l’espace de quelques années déboursèrent 38000 et 53000 francs en liturgies[25]. Sans doute quelques-uns faisaient du zèle et dépensaient beaucoup plus qu’ils n’auraient dû ; mais qu’importe, si les mœurs renchérissaient sur les lois ? On avait beau être accablé ; on n’osait pas s’en plaindre ostensiblement ; on feignait même de s’en réjouir. Mais quand on était plus sincère ou moins timoré, on s’irritait d’un fardeau si pesant, et Isocrate exagérait à peine en prétendant que tous ces ennuis rendaient l’existence du riche plus malheureuse que celle du pauvre[26].

Le poids des liturgies dépassait notablement le poids de l’eisphora, et pourtant c’était peut-être l’eisphora qu’on subissait avec le plus d’impatience. Un homme qui armait un beau navire de guerre ou qui organisait un magnifique spectacle en était récompensé au moins dans son amour-propre. Pendant quelques jours la cité avait les yeux sur lui ; son nom courait de bouche en bouche ; on vantait sa générosité, son patriotisme, et il recevait en plein visage des compliments qui flattaient sa vanité. Pour l’eisphora, rien de pareil. On allait chez le percepteur ; on en revenait allégé d’argent ; et personne ne s’en doutait, personne ne songeait à exalter cet acte de désintéressement. Le sacrifice n’avait pour témoin qu’un agent du fisc, lequel avait autre chose à faire que de féliciter les contribuables. L’impôt en était singulièrement alourdi, et il paraissait plus agréable de vider sa bourse par la voie liturgique.

Quelle que fût la route que prenaient les drachmes, on ne s’apercevait que trop de leur fuite, et il en résultait un vif mécontentement. Or ceci entraîna de graves conséquences politiques. On sait combien furent funestes à Athènes les discordes dont elle fut troublée vers la fin de la guerre de Péloponnèse. Alors que l’union de tous eût été indispensable pour lutter avec chance de succès, une faction naquit, dont l’unique souci était de détruire le régime démocratique et de conclure la paix. Sa composition même nous éclaire sur la nature de ses griefs. Elle se recruta parmi les riches, c’est-à-dire parmi ceux qui souffraient le plus des ravages de la guerre et de l’excès des dépenses. Atteints dans leurs intérêts matériels par les fautes du parti dominant, ces hommes finirent par entrer en hostilité ouverte contre les institutions nationales, et se firent, volontairement on non, les complices des Lacédémoniens. Les iniquités fiscales tuèrent en eux l’esprit de loyalisme et affaiblirent leur patriotisme. Ils réussirent à opérer une révolution qui leur livra le pouvoir en 411 ; mais ils ne le gardèrent que quelques mois. Il se produisit là une série d’événements désastreux pour Athènes. Ils dévoilèrent et accrurent encore l’état d’anarchie morale où se débattait la république ; ils envenimèrent les haines qui divisaient les citoyens ; ils ajoutèrent aux préoccupations militaires, qui auraient dû être les seules du moment, celles qu’engendre la peur des complots, et ils montrèrent à Sparte qu’elle avait des alliés secrets jusque dans le camp ennemi. Leur connivence ne lui fut pas inutile, lorsqu’elle asséna les derniers coups à sa rivale. On n’a qu’à lire dans l’Histoire grecque de Curtius les intrigues des aristocrates, de ce parti peu nombreux, mais compact, qui ne tenait pas à l’indépendance de la cité, et qui s’entendait avec les Lacédémoniens, parce qu’il avait besoin d’eux pour asseoir sa domination sur les ruines de la démocratie. C’est lui qui travailla à décourager le peuple et à lui ôter toute espérance ; c’est lui qui traita avec Lysandre, le général de l’armée spartiate ; c’est lui, qui, après la paix, reçut du vainqueur la mission de gouverner ou plutôt d’opprimer Athènes. Son rôle dans ces tristes conjonctures fut odieux ; mais un régime qui suscite contre lui d’aussi ardentes animosités n’est pas non plus à l’abri de tout reproche.

Au Ive siècle le capital continua d’être frappé par l’eisphora et par les liturgies. On n’eut pas alors à traverser une crise comparable à celle du siècle précédent, et par conséquent, le taux de l’impôt de guerre se maintint à un niveau plus bas. Quelques érudits se sont figuré qu’en 378 il y eut une eisphora de 300 talents ; mais cette assertion ne se justifie que par une correction arbitraire d’un texte de Démosthène. En réalité ces 300 talents s’échelonnèrent sur une période de vingt-deux années ; ce qui fait une moyenne annuelle de 86.000 francs. Il est probable qu’ordinairement on allait de 60 à 120 talents[27]. Comme le capital imposable de l’Attique était de 6.000 talents et le capital réel de 30.000, l’eisphora représentait 1 ou 2 p. 100 du premier et 0,20 ou 0,40 p. 100 du second. Durant les dix années de sa minorité, Démosthène versa en tout 18 mines (1.800 fr.), sur un capital déclaré de 15 talents (90.000 fr.), c’est-à-dire qu’il fut taxé à raison de 2 p. 100 de la valeur de ses biens[28], et il fut très surchargé par rapport aux autres citoyens. 2 p. 100 en dix ans équivalent à 2 p. 1000 par an. L’eisphora n’avait donc rien d’exorbitant à cette époque, surtout si l’on se rappelle combien le capital était rémunérateur et combien les impôts indirects étaient légers.

Il est vrai que les liturgies venaient s’y ajouter. Malgré les atténuations qu’on apporta à ces prestations, elles restèrent fort lourdes, plus lourdes en tout cas que l’eisphora. J’ai calculé ailleurs qu’au cours de sa minorité Démosthène déboursa à cet effet une moyenne de 575 francs par an, soit plus du triple de ce que lui coûta l’impôt sur le capital, et ce qui les faisait paraître encore plus onéreuses, c’est que l’immense majorité des citoyens y échappaient[29].

Parmi elles il y en avait une qui était en corrélation étroite avec l’eisphora, c’était la triérarchie. On n’armait une flotte, comme on ne frappait le capital, que pendant la guerre. Tout le monde, sauf les indigents, était donc intéressé au maintien de la paix, les simples bourgeois, parce qu’ils payaient la taxe de guerre, les riches parce qu’ils payaient à la fois la taxe de guerre et les frais de la triérarchie. Or ce fait exerça une grande influence sur la politique étrangère, qui était dirigée par ceux-là mêmes qui votaient l’impôt, je veux dire par l’assemblée générale des citoyens.

Sauf de rares exceptions, les Athéniens semblèrent désormais se replier sur eux-mêmes et renoncer à prendre aucune initiative hardie au dehors. Ils eurent en Grèce une attitude timide, hésitante, et l’on sait les difficultés que Démosthène éprouva pour secouer leur apathie. On aurait tort d’imputer ce changement à une cause unique ; il s’explique toutefois, en partie, par leur répugnance à payer de leur personne et de leur bourse. Jadis, disait l’orateur, vous avez défendu contre Lacédémone les intérêts helléniques ; vous étiez empressés alors à acquitter l’eisphora et à vous enrôler, tandis qu’aujourd’hui, quand vos propres intérêts sont en jeu, vous reculez devant tout sacrifice pécuniaire, et vous hésitez à vous mettra en campagne[30]. Ces paroles nous livrent le secret de leur mollesse. Toute action énergique au loin entraînait des dépenses qui ne pouvaient être couvertes que par des saignées faites au capital de chacun, et les Athéniens, pour préserver leur fortune contre tout appel de fonds, évitaient les occasions de dépenser. Il ne fallait rien moins que l’imminence d’une catastrophe pour les y décider ; car dans ce cas on n’avait que le choix entre la perte totale et une diminution partielle de ses biens. En temps normal on se confinait dans une espèce de recueillement où l’on ne songeait guère à réparer ses forces ; on s’abandonnait au far-niente des peuples en décadence ; on rétrécissait de plus en plus son horizon ; on obéissait aux suggestions d’une politique à courtes vues qui s’interdirait d’interroger l’avenir, et tout cela dérivait, dans une large mesure, des défauts de l’organisation financière.

L’impôt sur le capital, aggravé par les liturgies, avait au Ve siècle incliné les riches vers la paix et les, avait poussés à l’insurrection, à la trahison même. Au IVe il ne compromettait pas la tranquillité intérieure ; mais, en rendant plus sensibles aux contribuables les charges militaires, il inspira aux Athéniens une telle horreur de la guerre qu’ils ne se risquèrent à combattre leur grand ennemi, Philippe de Macédoine, qu’au moment où il était trop tard pour triompher de lui.

 

 

 



[1] Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1888 (remanié).

[2] Staatshaushaltung der Athener, livre IV, § 5.

[3] Beloch dans l’Hermès, XX, p. 245.

[4] Pour simplifier les calculs j’attribue au talent la valeur de 6.000 francs et à la drachme la valeur d’un franc.

[5] Thucydide, II, 13.

[6] Thucydide, III, 19.

[7] Isée, VII, 40 ; XI, 47 ; Lysias, XX, 23 ; Démosthène, XIV, 25.

[8] Lysias, VII, 31 ; XXI, 16 ; Isée, VII, 39.

[9] Pollux, VIII, 130.

[10] Polybe, II, 62, 7.

[11] Démosthène, XIV, 19.

[12] XXVII, 9.

[13] L. Say, les Solutions démocratiques de la question des impôts, I, p. 210 et suiv.

[14] P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, p. 321.

[15] Isocrate, XV, 145.

[16] Démosthène, I, 2 et 6 ; IV, 7.

[17] Diodore, XVIII, 18.

[18] Pseudo-Aristote, Économiques, II, 2, 5.

[19] XXII, 61.

[20] Corp. inscr. attic., II, 270.

[21] Démosthène, II, 31.

[22] Propriété foncière, p. 531-532.

[23] Lysias, XXI, 3.

[24] Isée, V, 45.

[25] Lysias, XIX, 42-43 ; XXI, 1-5.

[26] VIII, 128.

[27] Démosthène, III, 4 ; XIV, 27.

[28] XXVII, 37.

[29] 1.200 citoyens sur 21.000 y étaient assujettis.

[30] Démosthène, II, 24.