GUIRAGOS DE KANTZAG, HISTOIRE D'ARMÉNIE

 

DEUX EXTRAITS TRADUITS SUR LES TEXTES ORIGINAUX

Par Edouard DULAURIER.

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

INTRODUCTION DU RECUEIL DES HISTORIENS DES CROISADES – Documents Arméniens – tome I

NOTE PRÉLIMINAIRE

Guiragos (Cyriaque), surnommé de Kantzag ou Guendjeh, comme originaire de cette ville, ou bien encore de Kédig, parce qu'il avait fait profession de la vie religieuse dans ce monastère, l'un des plus célèbres et des plus florissants de la Grande Arménie au moyen âge,[1] Guiragos a renfermé, dans la composition dont il est l'auteur, le récit des temps écoulés depuis l'apostolat de saint Grégoire l'Illuminateur, premier patriarche de l'Arménie, et depuis le règne de Tiridate II, qui en fut le premier souverain chrétien, vers le commencement du ive siècle de notre ère, jusqu'à l'année 718 de l'ère arménienne (13 janvier 1269 — 12 janvier 1270). Son ouvrage se divise, quant à la provenance des matériaux dont il se compose, en deux parties: la première est une compilation des travaux de ses devanciers; la seconde, beaucoup plus étendue, commence au règne de Léon II, et comprend la suite des faits accomplis du vivant de l'historien. Son style est simple ordinairement, mais inégal et quelquefois vulgaire. Il nous apprend lui-même qu'en l'année 690 de l'ère arménienne (20 janvier 1241 — 19 janvier 1242), il était âgé d'environ quarante ans; par conséquent, il était né au commencement du xiiie siècle.

LES CROISADES

Le fragment que je lui ai emprunté est surtout curieux par les renseignements qu'il fournit sur les relations qu'entretint, avec le Saint-Siège, Léon II, ce prince qui joua un si grand rôle dans les événements dont le nord de la Syrie fut le théâtre vers la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe; sur la politique ambiguë qu'il adopta pour satisfaire à la fois aux exigences de Célestin III, lorsque Léon voulait obtenir de ce pontife le titre de roi, et pour ménager l'antipathie de sa nation contre l'Eglise romaine. Le récit de la cession de la forteresse de Hrom-Gla au catholicos Grégoire III, par la veuve de Josselin II, et le mariage d'Isabelle, fille et unique héritière de Léon II, avec Philippe, fils de Raymond le Borgne, prince d'Antioche, s'y trouvent racontés avec des détails qui développent ou confirment ceux que nous devons à Michel le Syrien, Vartan et Vahram d'Edesse.

Ma traduction a été faite sur trois manuscrits: le premier, que je désignerai par la lettre A, est une copie très soigneusement exécutée par les RR. PP. Mékhitharistes de Vienne, sur l'exemplaire qu'ils possèdent dans leur bibliothèque; le second, marqué B, est la transcription que j'ai faite moi-même d'un exemplaire appartenant à M. Nikita Ossipitch Emïn, inspecteur et professeur à l'institut Lazareff des langues orientales, à Moscou; et le troisième, coté C, est la reproduction d'un manuscrit assez défectueux, mais précieux par les variantes et les additions que l'on peut y puiser, et qui est la propriété de M. Jean de Brousse Tchamourdji-Oglou, ancien professeur au collège arménien de Sainte Jérusalem, à Scutari. J'ai mis aussi à profit l'édition donnée à Moscou, par un jeune Arménien, M. Osgan Dêr-Kèorkian Ovhanniciants d'Erivan, in-12, 1858. Cette édition, que j'indiquerai par la lettre D, suit de près le manuscrit de M. Emïn, que M. Osgan paraît avoir eu constamment sous les yeux.

INTRODUCTION DU JOURNAL ASIATIQUE – Jan-Juin 1848 & Juil.-Déc. 1860

LES MONGOLS D’APRÈS LES HISTORIENS ARMÉNIENS

Quoique la période pendant laquelle les Tartares figurèrent sur la scène du monde et y promenèrent leurs dévastations soit de peu de durée, puisqu’elle n’embrasse guère plus de deux siècles, cependant leurs conquêtes furent si étendues, leur domination si vaste, et ils ont exercé une telle influence sur les destinées de l’Asie et d’une partie de l’Europe, qu’il n’est point d’histoire qui présente, comme la leur, une masse de faits accumulés dans un aussi court espace de temps et de points de contact aussi multipliés avec celle des peuples les plus divers. Les sources où l’on peut puiser les éléments de cette histoire sont certes très abondantes et elles ont été mises à profit par trois érudits de regrettable mémoire. MM. d’Ohsson, Hammer et Quatremère. Mais parmi les orientaux, ceux qu’a produits la littérature arménienne n’ont point encore été consultés, ou ne l’ont été que d’une manière partielle et très imparfaite. Dans son remarquable travail sur les Mongols, M. d’Ohsson, qui a tiré un parti si savant et si ingénieux des chroniques orientales et des documents occidentaux, a été réduit uniquement. pour les renseignements de provenance arménienne, à l’Histoire des Orbélians, dont Saint-Martin a publié une traduction sur un texte incorrect, qui a paru Madras en 1775 et à l’insuffisant abrégé de l’Histoire d’Arménie de Tchamitch, traduit en anglais par M. John Avdall. Et cependant, par un contraste assez singulier, M. d’Ohsson était Arménien d’origine. Les Additions et éclaircissements à l’Histoire de la Géorgie; de M. Brosset, membre de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, renferment la version d’un précis de l’Histoire des Mongols par Malachie le Moine. Mais Malachie ayant employé dans son style un assez grand nombre de formes de la langue arménienne vulgaire, dialecte à la connaissance duquel le traducteur paraît être peu initié, il en est résulté que sa version laisse encore à désirer.

Les ressources qu’offre la littérature arménienne pour de nouvelles études sur les Mongols ont pu être déjà pressenties par le fragment donné par Saint-Martin, et je parlais tout à l’heure. Ce fragment, comme on le sait aujourd’hui, est un chapitre détaché du livre, qu’Etienne Orbélian, métropolite de la province de Siounik’ au XIIIe siècle a consacré à retracer les origines de famille, et qu’il a intitulé Histoire de la maison de Siraçan. Les éditeurs, qui étaient trois Arméniens de Madras, Eléazar Schamirian, Moïse Pagh’rarnian et Garabed Méguérdôumian, n’ont point dépassé la mesure de la critique que l’on est en droit d’attendre des Orientaux s’ils se sont attachés à reproduire, même avec ses incorrections le manuscrit unique qu’ils ont eu sous les yeux, en revanche ils se sont crus autorisés à introduire des divisions qui n’existent point dans l’original, avec des intitulés de chapitres d’un style à leur façon, et à substituer partout, par un calcul approximatif et grossier, les dates de l’ère chrétienne aux dates de l’ère arménienne.

En ce qui touche aux invasions des Tatares dans l’Arménie et la Géorgie, les auteurs arméniens peuvent fournir un utile complément aux historiens Arabes et persans, et être acceptés comme des fidèles et exacts narrateurs. Ils ont été, en effet, contemporains ou témoins oculaires des événements qu’ils rapportent, et quelquefois même ils y ont été mêlés. Une fois les violences de l’invasion passées, la nation à laquelle ils se rattachent, douée de cette flexibilité de caractère qui lui permet de s’accommoder à toutes les formes de gouvernement, et façonnée déjà par le joug arabe et turc, cette nation ne tarda point à se plier à la domination mongole. Ses chefs prirent du service dans les rangs des Tartares, devinrent leurs auxiliaires et jouirent souvent auprès d’eux d’une grande faveur; le crédit qu’ils avaient acquis, grâces aux services qu’ils leur rendirent, arracha bien des fois les populations chrétiennes à la mort ou à l’esclavage.

Ces rapports devinrent encore plus étroits lorsque les Mongols sentirent le besoin de se faire un appui des chrétiens contre les musulmans. Les princes roupéniens de la Cilicie, qui comptaient parmi les feudataires du grand Caan, prirent part aux expéditions des Tartares dans la Syrie et l’on sait que ce fut cette alliance, non moins que les appels incessants adressés par ces princes aux souverains de l’Occident, qui provoquèrent le ressentiment de Musulmans d’Egypte et qui amenèrent la ruine des Roupéniens et l’extinction de la nationalité arménienne, dans la seconde moitié du XIVe siècle (1375). Parmi les renseignements que nous ont conservé des historiens arméniens, une grande partie est due à ceux de leurs compatriotes qui servaient dans les armées tartares.

Lorsque les Mongols, maîtres de la Perse, voulurent organiser politiquement leur conquête et imposer un régime administratif régulier aux populations diverses que la force des armes avait courbées sous leurs lois, lorsqu’ils voulurent se fortifier contre les musulmans, ils adoptèrent à l’égard de Arméniens, une ligne de conduite toute bienveillante, et leur témoignèrent une protection marquée. C’est dans ces vues que Houlagou, au faîte de la puissance, fit mander auprès de lui un Arménien, simple moine, mais écrivain remarquable par sa vaste érudition, l’historien Vartan. Il le reçut avec une haute distinction, et l’entretint avec une familiarité qui aurait lieu de surprendre, si on ne l’expliquait par la supposition que Vartan s’était acquis une très grande influence sur ses compatriotes. Le récit de cette entrevue et de la conversation du conquérant mongol avec le moine arménien forme un des épisodes les plus piquants du livre qu’il nous a laissé.

Les écrivains arméniens que l’on peut mettre à contribution pour l’histoire des Tartares depuis Tchinguiz-Khan jusqu’à Timour, sont Guiragos (Cyriaque), Vartan, Malachie le Moine, Étienne Orbélian, Sempad, connétable de Cilicie, et Thomas de Medzoph’. Les trois premiers ont emprunté une partie de leurs récits au vartabed (docteur) Jean Vanagan, abbé du couvent de Khoranaschad, lequel avait composé une Histoire des invasions des Tartares dans l’Arménie, la Géorgie et l’Agh’ouanie pendant une période de vingt-neuf ans (1336). Les ouvrages de Guiragos, Malachie et Vartan, qui avaient leurs études sous la direction de Vanagan, représentent pour nous, quoique en abrégé, la composition originale de leur maître aujourd’hui perdue. Je me suis proposée d’extraire de ces divers auteurs ce qui s’y trouve d’intéressant et de neuf pour le sujet qui nous occupe ici. Afin de ne point grossir mon travail, et de le réduire aux limites que ce recueil comporte, je n’ajoute à ma traduction que des notes courtes, relatives seulement à l’histoire et à la géographie arméniennes. Quant aux personnages et aux faits connus par les écrivains musulmans qui ont servi de guides aux orientalistes auxquels nous devons des travaux récents sur les Mongols, je ne saurais mieux faire que de m’en référer à ces travaux, déjà en possession d’une autorité incontestée. Le premier des historiens arméniens dont je reproduis la relation est Guiragos, surnommé Kanztzaguetzi, c’est-à-dire de Kantzag ou Guendjeh, parce qu’il était originaire de cette ville, on bien encore Kedguetsi, c’est-à-dire de Kedig parce qu’il avait fait profession de la vie religieuse dans ce monastère. Cette relation est tirée de son histoire d’Arménie, qui embrasse les temps écoulés depuis l’apostolat de saint Grégoire l’Illuminateur, premier catholicos (patriarche universel) de ce pays, et depuis le règne de Tiridate II, qui en fut le premier souverain chrétien, vers le commencement du ive siècle de notre ère jusqu’à l’année 718 de l’ère arménienne (13 janvier 1269 - 12 janvier 1270). Le Livre de Guiragos se divise en deux parties: la première est une compilation des ouvrages de ses devanciers; la seconde, beaucoup plus étendue, commence au règne de Léon II, le premier des barons de la Cilicie qui ait porté la couronne et le titre de roi; elle embrasse le récit des faits accomplis du vivant de l’auteur. Son style est simple ordinairement, mais inégal et quelquefois vulgaire. Il vaut beaucoup mieux cependant que celui de Malachie le Moine, quoique M. Brosset (Additions et éclaircissements à l’Histoire de la Géorgie, p. 438) affirme que « le style de Malachie est certainement meilleur que celui de Ciracos. » Ce jugement n’est qu’une simple répétition de celui qu’a porté sur ces deux auteurs feu Mgr Soukias Somal, dans son Quadro della storia letteraria di Armenia, p. 112-113, lequel s’exprime de manière à prouver qu’il ne les connaissait que très superficiellement

Guiragos nous apprend lui-même (chap. xvii) qu’en l’année 690 de l’ère arménienne (20 janvier 1241 - 19 janvier 1242) il était âgé d’environ quarante ans; par conséquent il était né au commencement du XIIIe siècle.

Ma traduction a été faite sur trois manuscrits: le premier, que je désignerai par la lettre A, est la reproduction d’un exemplaire que possède la bibliothèque des RR. PP. Mékhitharistes de Vienne, reproduction que je dois à leur obligeance; le second, marqué B, est une copie que j’ai exécutée moi-même sur un exemplaire appartenant à M. Emin, inspecteur et professeur de l’institut Lazareff des langues orientales, à Moscou et le troisième, coté C, une copie faite pour moi sur un manuscrit défectueux par M. Jean de Brousse Tchamourdji-Oglou, ancien professeur au collège arménien de Sainte Jérusalem à Scutari, et aujourd’hui directeur d’une revue mensuelle qui paraît à Constantinople sous le titre de Zôhal, en langue turque, écrite avec des caractères arméniens.

Je dois ajouter que, pour l’orthographe des noms propres et des mots mongols, j’ai suivi le mode de transcription que l’usage général a fait prévaloir, et qui est emprunté aux écrivains musulmans. J’ai placé à côté et en sous-ordre la forme arménienne, quoique celle-ci me paraisse philologiquement parlant, plus exacte; car il est certain que l’alphabet arménien, par la nature et la richesse des éléments qui le composent, est beaucoup plus propre que l’alphabet arabe à rendre les effets phoniques des idiomes de souche tartare.

 

EXTRAIT DU RECUEIL DES HISTORIENS DES CROISADES – Documents Arméniens – tome I

 (§1 [98]- §10)

Après Michel [Parapinace et Nicéphore Botaniate], régna Alexis Comnène. La dix-septième année de ce prince, les Romains (Francs) arrivèrent par la Thrace dans l'Asie, pour tirer vengeance des tribulations infligées aux Chrétiens par les Scythes (Turcs), les Perses et les Arabes (Dadjigs). Mais ils eurent à endurer bien des peines que leur suscita ce fils de Bélial, qui avait nom Alexis, souverain de Constantinople, et qui les trahit soit en secret, soit ouvertement; car ce scélérat donna l'ordre de mêler du poison aux aliments et aux boissons, et de les leur servir ainsi préparés. Les Francs mouraient après y avoir goûté. Sur mer, ils éprouvèrent pareillement la perfidie de ce prince, auquel ils se confiaient comme à leur frère par la foi. Il s'aida aussi, avec ruse, du bras des barbares. Que Dieu lui donne la rétribution qu'il mérite! car ce n'était pas un chrétien, non plus que sa mère [Anne Dalassène]. In grand nombre de Francs succombèrent, et ceux qui survécurent marchèrent, dépourvus de tout secours, contre Antioche. Cette ville et Jérusalem furent prises par deux chefs de race royale, Bohémond et Tancrède, aidés de sept comtes. Godefroy devint roi de Jérusalem, et après lui, Baudouin, qui gouverna dix-sept ans; puis Amaury, pendant dix-neuf ans. Ces événements arrivèrent en l'année 546 de l'ère arménienne (25 février 1097-24 février 1098).

Le tyran des Scythes, Kizil [Arslan][2] mourut, tué à la prise de Tévin par les Perses; ensuite l'empire des Turcs se divisa en un grand nombre de souverainetés; l'un régna dans le Khoraçan, l'autre dans l'Assyrie, un troisième dans la Cappadoce et l'Arménie, un quatrième en Egypte, et d'autres, ailleurs, dont les noms nous sont inconnus.

En l'année 562 (21 février 1113-20 février 1114), mourut le seigneur Basile [Ier, d'Ani], après avoir occupé le trône patriarcal pendant trente-trois ans. Il eut pour successeur le seigneur Grégoire [III, Bahlavouni], frère de Nersès (Schnorhali), qui revêtit glorieusement cette haute dignité. Grégoire et Nersès descendaient de saint Grégoire l’Illuminateur. Aussi, une fois monté sur le siège héréditaire, [Grégoire,] cet admirable pontife, embellit l'Eglise de diverses institutions, de règlements et de canons. Tous ses efforts tendaient à marcher sur les traces de ses ancêtres et à ressembler à saint Grégoire et à ses fils [Arisdaguès et Vèrthanès]. Ce fut lui qui transféra la résidence patriarcale dans la forteresse de Hrom-Gla. Car, lorsque les Grecs eurent attiré chez eux le roi Kakig et le seigneur Pierre,[3] dès lors le siège patriarcal cessa d'être fixé dans l'Orient (la Grande Arménie), et, passant sons la dépendance des Grecs, il fut établi tantôt à Sébaste, tantôt dans le lieu appelé Dzovk'.[4] Grégoire le transporta à Hrom-Gla. Voici la cause de ce changement: Ce prélat, tourmenté par les Turcs et les Arabes, errait çà et là, lorsque cette forteresse aux murailles solides s'offrit à ses regards. Il y déposa ses reliques et les objets du culte, et les mit ainsi en sûreté sous la garde d'une princesse bienveillante, franque de nation. A cette époque, le maître de cette forteresse [Josselin II] mourut, laissant sa femme veuve. Le saint patriarche sollicita cette pieuse dame de faire donation de la forteresse aux catholicos arméniens, afin qu'elle leur servît de demeure. Cette demande fut accueillie avec empressement; le patriarche ayant envoyé cette princesse dans la Cilicie, auprès du grand prince des princes, Thoros [II], celui-ci lui concéda des volages et des champs, ainsi que d'autres propriétés, et elle en fut très satisfaite; ensuite il la fit partir pour le pays d'où elle était originaire.

Thoros et son frère Sdéph’ané étaient fils du prince Léon, fils de Constantin, fils de Roupen et [arrière-] petit-fils de ce dernier, qui était parent et descendant du roi Kakig, de la famille des Ardzrounis.[5] Les deux frères étendirent leurs possessions par leur valeur, et s'emparèrent de beaucoup de districts et de villes de la Cilicie. Parmi leurs conquêtes il Tant compter les célèbres villes de Tarse, Sis, Adana, Séleucie, avec le territoire et les cités d'alentour. L'empereur Alexis, ayant appris les succès des princes arméniens Sdéph'ané et Thoros, envoya contre eux une armée considérable sous les ordres d'Andronic [Comnène]. Celui-ci, s'étant saisi de Sdéph'ané par trahison, le fit périr. Thoros prit les enfants de son frère, Roupen et Léon, et les mit en sûreté dans une forteresse. Puis il tira vengeance du meurtre de son frère sur les Grecs qui habitaient la Cilicie. Il immolait ceux qui tombaient entre ses mains, et chassait les autres de la contrée; il se rendit maître, par sa brillante valeur, de nombreux districts.[6]

Cette même année, 562, le plus brave des francs, Tancrède, prince d Antioche, mourut empoisonne par le patriarche de sa nation.[7]

Après Basile, la dignité de catholicos fut conférée à Grégoire [Bahlawuini], qui la conserva cinquante-trois ans.[8] Cet admirable prélat, s'étant mis à l'œuvre, bâtit dans la forteresse de Hrom-Gla une magnifique église, surmontée d'une coupole.

Il entreprit une traduction des Livres saints; des versions arméniennes d'une foule d'ouvrages furent faites, soit par lui-même, soit par d'autres à qui il confia cette tâche.

En 588 de l'ère (15 février 1139-14 février 1140),[9] un violent tremblement de terre se fit sentir et détruisit Kantzag, les édifices de cette ville s'écroulèrent sur les habitants. Le roi de Géorgie, Dimitri (Témédrè), père de David (Tavith) et de Giorgi (Kéorkè),[10] accourut, et, ayant enlevé les portes de Kantzag, les transporta dans son pays.[11] Les secousses firent écrouler le mont Alharag,[12] dont les débris interceptèrent le petit torrent qui coulait dans la vallée et qui forma un lac; ce lac existe encore aujourd'hui et nourrit d'excellents poissons.

Chaque jour, Grégoire, cet homme merveilleux, augmentait les bonnes institutions de l'Eglise et lui donnait plus d'éclat. Il était aimé de toutes les nations. S'étant mis en route pour la sainte cité de Jérusalem, afin d'aller adorer les lieux consacrés par la vie du Sauveur, lorsqu'il fut parvenu à Antioche, tous les habitants sortirent au-devant de lui, portant des torches et des flambeaux, et le conduisirent avec une pompe solennelle au trône de l'apôtre saint Pierre, où ils le firent asseoir. A son arrivée à Jérusalem, les Francs, maîtres de cette ville, ainsi que leur patriarche, resserrèrent, à cause de lui, et plus fortement que jamais, les liens d'amitié qui les unissaient à notre nation; car Grégoire était remarquable par son bel extérieur et par sa connaissance de l'Écriture sainte, ils renouvelèrent à cette occasion les anciens traités de Tiridate et de saint Grégoire avec l'empereur Constantin et le patriarche (pape) saint Sylvestre.[13] Grégoire, après avoir vécu dans des sentiments parfaits de foi, prit son essor vers le Christ, plein de jours et de mérites. Il eut pour successeur son frère Nersès [Schnorhali], qui fut catholicos pendant sept ans.

A l'empereur Alexis succéda Kalo-Jean, et à celui-ci Manuel.

En l'année 598 (13 février 1149-11 février 1150), les Latins, s'étant réunis en une armée immense, se dirigèrent de ce côté-ci de la mer Océane, en cheminant à travers la Thrace, et par la même route qu'ils avaient suivie précédemment, comme nous en avons fait mention à l'année 546. Ils avaient oublié les souffrances de toutes sortes qu'infligea le fils de Bélial à ceux qui ne connaissaient pas son esprit fourbe et perfide, et qui le considéraient comme étant leur frère par la foi, et comme un serviteur du Christ. Les nouveaux venus, ayant perdu de vue les malheurs et les tribulations de leurs devanciers, furent encore plus qu'eux les victimes de la trahison et des trames de, son petit-fils, ce prince dont le nom est le même que celui de l'Antéchrist; et qui, tout à fait étranger pour les œuvres et la foi à Emmanuel, s'appelle Manuel.[14] Il eut la cruauté de fournir aux Francs des vivres empoisonnés.

Du temps de son aïeul Alexis, un comte se rendit de Jérusalem à Antioche. Il entra dans l'église de l'apôtre saint Pierre, et lorsqu'il eut pris part aux divine mystères, saint Pierre lui apparut et lui dit: « Dans une niche de la muraille est renfermée la lance avec laquelle les Juifs percèrent notre Sauveur: prends-la et remporte dans ton pays. » Le comte, joyeux de la possession de cette relique, se rendit à Constantinople. L'empereur Alexis, ayant appris ce qui s'était passé, lui accorda les plus grands honneurs et lui donna des trésors en retour de la sainte lance; le comte, la lui ayant laissée, continua sa route.[15]

En l'année 636 (3 février 1187-2 février 1188), s'éleva un tyran, Kurde d'origine, nommé Saladin, du district de Maciats-öden. Il avait été l'esclave du sultan de Merdïn et d'Alep.[16] Ayant rassemblé des forces très considérables, il marcha contre Jérusalem. Le roi de la cité sainte, Frank de nation [Guy de Lusignan], s'avança à sa rencontre avec une puissante armée, mais il fut trahi par les troupes du littoral. Le seigneur de Tripoli, s'étant fait l'ami des infidèles, livra le roi entre leurs mains de la manière suivante: La chaleur du jour était extrême et le lieu où ils campaient dépourvu d'eau; le comte avait conseillé au roi de prendre ensemble position dans un endroit pierreux et aride, tandis que les ennemis se rangeaient sur la rive du Jourdain. Lorsque le combat fut engagé, vers midi, les chevaux de l'armée chrétienne, pressés par la soif, ayant aperçu l'eau, désarçonnèrent leurs cavaliers et les précipitèrent au milieu des ennemis; ceux-ci, ayant mis l'épée à la main, les massacrèrent impitoyablement. Cependant le roi, dont la bravoure était à toute épreuve, fit, de sa propre main, mordre la poussière à v«ne ioule d'ennemis; mais, voyant qu'il lui était impossible de se sauver, parce que son cheval avait été tué, il se Vendit volontairement. Les infidèles, ayant exigé de lui le serment de ne plus porter les armes contre eux, lui rendirent la liberté, et il partit pour s'en retourner dans la patrie des Francs.[17] De Jà ils marchèrent sur Jérusalem, prirent cette cité et toutes celles des environs; les populations furent exterminées, et le soleil se voila de ténèbres pondant plusieurs heures.

Les princes de la famille de Saladin devinrent maîtres de la Palestine, de l'Egypte, de la Mésopotamie et d'une grande partie de l'Arménie, eux et leurs descendants que l'on nomme Adéliens,[18] et parmi lesquels étaient Mélik Kamel et Mélik Aschraf, et autres sultans qui dominèrent sur une foule de contrées.

LÉON RÈGNE DANS L'OCCIDENT.

Lorsque mourut le grand prince Thoros, fils de Léon Ier, fils de Constantin, fils de Roupen, issu du sang royal, dans la Cilicie, il eut pour successeur son neveu (fils de frère), nommé Roupen, fils de ce Sdéph'ané qu'avait fait périr traîtreusement Andronic, général des Grecs. Au bout d'un temps assez court, Roupen mourut et fut remplacé par Léon, qui était un vaillant guerrier. Léon, à peine assis sur le trône, recula les limites de ses États; il attaqua ses voisins et les vainquit, déployant une bravoure dont son nom est le symbole, et qui l'égalait au lion; car Léon signifie [en arménien] ar'ioudz (lion). Dès que les tyrans Turcs et Dadjigs, qui portent le titre de sultans, virent ses succès, celui d'Alep et de Damas[19] rassembla des troupes, fit des armements immenses et marcha contre lui.

Léon, prince des princes, à la nouvelle de cette agression, réunit ses forces en toute hâte et s'avança rapidement, comme un aigle qui se précipite sur une troupe d'oiseaux. Il les mena rudement, et le sultan, prenant la fuite, se sauva avec peine de ses mains, lui qui venait avec arrogance pour lui imposer son joug. Les nations infidèles d'alentour, témoins Ie ce brillant fait d'armes, tremblèrent devant lui et lui payèrent tribut. C'est ainsi qu'il étendit partout sa domination.

Lorsqu'il eut vu sa puissance accrue bien au delà de celle de ses ancêtres, il délibéra, de concert -avec les chefs et les grands, de prendre le titre de roi. Il envoya une ambassade à Rome, cette illustre cité, vers l'empereur [Henri VI] et le pape [Célestin III], pour leur demander l'investiture et la couronne royale, car il ne voulait point paraître le vassal, ni tenir le pouvoir d'aucune autre nation, si ce n'est des Francs. En même temps, plein de vénération pour les apôtres saint Pierre et saint Paul, dont les reliques sont conservées à Rome, c'est d'eux qu'il désirait recevoir, en quelque sorte, son diadème bénit.

L'empereur et le pape lui envoyèrent une couronne, à l'instar de celle des anciens souverains, et députèrent un archevêque [Conrad de Wittelspach], personnage éminent, pour la poser sur son front et lui demander de souscrire à trois conditions: 1° de célébrer la fête [de la Nativité] et celle des saints le jour précis où tombent ces fêtes; 2° de réciter à l'église les offices des heures du jour et de la nuit, pratique que les Arméniens avaient cessée depuis longtemps, dès l'époque de l'invasion des Ismaélites (Arabes), se contentant de dire ces offices au montent de la célébration de la messe; 3° de ne rompre l'abstinence de la veille de la Nativité et de Pâques qu'en se permettant l'usage du poisson et de l'huile. « Lorsque vous aurez adopté ces rites, ajouta-t-il, vous n'aurez plus à vous inquiéter « des dons et des redevances que vous avez à offrir à l'empereur et au pape comme hommage pour votre couronne. Si vous vous y refusez, j'ai l'ordre d'exiger de vous des sommes très considérables en or, en argent et en pierres précieuses. »

Léon, ayant appelé le catholicos et les évêques, leur demanda quelle réponse il devait faire aux propositions des Latins. Ceux-ci refusant de les accepter, Léon leur dit: « Ne vous en inquiétez en rien, je les satisferai sur le moment par une «soumission apparente.[20] » D'après cela, il dit à l'archevêque latin: «Nous nous « conformerons sans délai et sans restriction aux ordres du grand empereur et « du souverain pontife. » L'archevêque ayant exigé que douze évêques scellassent cet engagement par un serment, Léon persuada à douze de ses prélats de prêter ce serment, et ils en jurèrent la formule. Dans le nombre étaient Nersès de Lampron, évêque de Tarse; Joseph, évêque du diocèse d'Antioche et supérieur du couvent des Jésuéens; Jean, qui devint plus tard catholicos; Ananie qui fut catholicos intrus à Sébaste, et autres. Il y eut ensuite une réunion très nombreuse, composée des chefs de l'armée, des troupes et de personnes de tout rang, et où figurèrent le patriarche grec de Tarse, le patriarche des Syriens, résidant au couvent de Saint Bar-Tzaumâ, sur le territoire de Mélitène, et le catholicos d'Arménie avec tous les évêques. Léon y fut sacré roi, et tous les peuples voisins vinrent offrir des présents au nouveau monarque.

L'empereur [Alexis l'Ange] ayant su que les Francs avaient envoyé une couronne à Léon, lui fit parvenir de son côté des présents et une couronne magnifique, rehaussée d'or et de pierreries, avec ces paroles: « Ne mets pas sur «ta tête là couronne des Latins, mais bien la mienne, car tes Etats sont plus «rapprochés de nous que de Rome.» Léon, qui était un prince avisé, loin de repousser les témoignages d'amitié qui lui venaient des deux côtés, des Latins et de Constantinople, fit aux deux souverains une réponse conforme à leurs désirs. Il reçut avec bienveillance les ambassadeurs, combla de présents ceux qui lui avaient apporté l'insigne de la royauté, et fut ainsi ceint d'un double diadème.

Bon par caractère, il était charitable envers les pauvres et les nécessiteux, ami des églises et des ministres de Dieu; il fonda des couvents dansons ses Etats, et pourvut abondamment à leurs besoins, de manière qu'ils ne manquassent de rien de ce qui est nécessaire à la vie, et que les religieux n'eussent à s'occuper que du service divin et de la prière. Parmi ces couvents était celui d'Agner, qui, par les institutions que lui donna Léon, acquit un grand éclat, et où l'on observe encore aujourd'hui la discipline qu'il y établit. Cette discipline exige que l'abstinence soit observée tous les jours de la semaine; le samedi et le dimanche seulement il est permis de manger du poisson et du laitage.

C'est ainsi que, par une sage administration, le pieux Léon gouverna son royaume, se montrant parfait en tout, un point excepté, sa passion pour le sexe.

Il répudia sa première femme,[21] sa compagne lorsqu'il n’était encore que prince, et épousa la fille du roi de Chypre,[22] franque d'origine, espérant trouver dans cette alliance un soutien et du secours.

Pendant un voyage qu'il fit à Chypre pour aller rendre visite à son beau-père et à sa belle-mère, ses ennemis, qui sur terre ne pouvaient rien contre lui, ayant eu vent de son départ, équipèrent une Hotte considérable pour le surprendre en route. Léon, instruit de leurs desseins, rebroussa chemin vers Chypre, car alors il se trouvait en mer pour s'en retourner; il prit des vaisseaux de guerre, et, par venu à l'endroit où cette embuscade l'attendait, il discerna avec cette pénétration qui lui était propre l'embarcation qui portait le chef des ennemis; il l'attaqua, monté sur un vaisseau léger, et la coula à fond avec tout l'équipage: les autres navires se dispersèrent rapidement. La crainte que Léon inspirait redoubla par tout, de près comme de loin.

Une fois, le sultan d'Alep[23] réunit des troupes pour marcher contre Léon, au temps de Pâques. Il lui envoya dire ceci: «Si tu ne te soumets pas, et si tu ne me payes tribut, j'irai, avec la multitude de mes soldats, passer au fil de l'épée toutes tes populations, sans épargner ni la mère ni l'enfant; et la fête que vous autres chrétiens vous célébrez avec des réjouissances, par honneur pour la prétendue résurrection de votre Christ, je la convertirai en deuil, et je ferai en sorte que le repas que vous préparez pour cette fête, vous le mangiez monté sur vos chevaux. Aussitôt après l'envoi de ce message, il partit avec toutes ses forces, et, ayant fait halte sur la frontière arménienne, il attendit le retour de ses envoyés. Léon, en apprenant l'arrivée des députés du sultan et cette invasion, ordonna que ces députés fussent détournés vers un autre point du pays, sous prétexte que le roi se trouvait la; en même temps, il rassemble les siens, et, se dirigeant d'un autre côté à la rencontre des infidèles, fond sur eux à l'improviste et les défait complètement; le sultan, s'échappant avec peine, prit la fuite. Léon s'empara des bagages et des tentes, et, emmenant tous les prisonniers, il alla asseoir son camp sur son propre territoire au bout du fleuve.[24] Ayant commandé à ses soldats de dresser les tentes des infidèles, et d'arborer, à l'entrée de la sienne, le drapeau distinctif de chaque corps, il fit appeler les envoyés.

Ceux-ci, en apercevant les tentes et les pavillons avec les étendards particuliers des leurs, furent tout surpris, dans l'ignorance où ils étaient de ce qui s'était passé; en ayant été instruits, ils se jetèrent aux pieds du roi, en lui demandant la vie sauve; Léon, dans sa bonté, leur fit grâce et les renvoya à leur maître; il imposa au sultan le tribut, augmenté même, que ce dernier voulait exiger, et courba les infidèles sous le joug.

Le règne de Léon date de l'an 646 de l'ère arménienne (31 janvier 1197 - 30 janvier 1198).

MORT DE LÉON.

Léon, roi d’Arménie, ce prince pieux et victorieux, outre les nombreuses prouesses par lesquelles il s'illustra, ut le mérite de soumettre les nations qui vivaient dans son voisinage.

Le catholicos Jean, qui résidait dans la forteresse de Hrom-Gla, et qui était brouillé avec lui, vint et fit la paix, dès que fut mort le seigneur David, du couvent d'Ark'agaghïn.[25]

Cependant Léon tomba malade et mourut, auparavant il avait mandé auprès de lui le catholicos Jean et tous les grands officiers militaires avec leurs soldats. Comme il n'avait pas d'enfant mâle, mais seulement une fille, il confia au catholicos et aux grands le soin de la placer sur le trône, leur recommandant de lui être fidèles et de lui choisir un époux d'un rang assorti. Il remit la jeune princesse entre les mains du catholicos et des deux chefs les plus puissants, Constantin, son parent, et sire Adam [de Gastim], qui professait la religion grecque. Il rendit tranquillement son âme à Dieu, en l'année 668 de l'ère arménienne (26 janvier 1219 - 25 janvier 1220), après avoir tenu le sceptre pendant vingt-quatre ans, et s'être illustré par ses victoires et ses vertus. Sa mort excita des regrets amers et universels parmi les populations et dans l'armée, car ce prince, ami du Christ, était chéri de tous.

 Lorsque le temps du deuil fut fini, on embauma son corps pour l'ensevelir. A cette occasion, il s'éleva une contestation: les uns voulaient qu'il fût déposé dans la ville royale de Sis, les autres à Agner, ce monastère objet de sa prédilection, à cause de la bonne discipline qui y régnait et des prières agréables à Dieu que faisaient les moines. Mais il y en eut qui pensèrent que ce lieu n'était pas convenable; car il se pourrait, disaient-ils, qu'à cause de sa proximité des frontières, et parce que le roi était détesté par la plupart des infidèles, il se pourrait que les ennemis vinssent exhumer son corps et le brûler, pour satisfaire leur violente rancune; enfin, on se mit d'accord, et il fut décidé que le corps serait enseveli à, Sis, et que le cœur et les entrailles seraient transportés, au couvent d'Agner. Ainsi mourut, dans des sentiments de piété, le brave et invincible roi Léon.

Le catholicos et les grands appelèrent le fils du seigneur d'Antioche, qui porto comme titre particulier celui de prince, et lui firent épouser la fille de Léon, en lui remettant les rênes de l'État. Il se nommait Philippe et la reine Isabeau; mais, au bout de quatre ans, sen père, l'ayant circonvenu, se fit donner par lui la couronne de Léon et le trône royal qui servait dans les jours solennels, ainsi que de fortes sommes d'or et d'argent. Les grands, voyant que Philippe n'était pas fidèle à son serment,[26] le mirent en prison jusqu'à ce qu'il eût fait revenir les objets précieux qu'il avait envoyés à son père. Mais celui-ci ne voulut rien rendre, et ne put pas même venir en aide à son fils, qui resta renfermé jusqu'à sa mort.

Le grand prince Constantin, avec l'assentiment du catholicos et de plusieurs d'entre les chefs, proclama roi son fils Héthoum, encore un tout jeune homme, mais plein de vigueur, et remarquable par sa belle prestance. La reine repoussa d'abord cette union, et, persistant dans son refus, se réfugia auprès des Francs, à Séleucie, car sa mère [Sibylle] était de cette nation et originaire de l'île de Chypre. Constantin, s'étant mis à la tête des troupes arméniennes, assiégea cette ville, jusqu'à ce qu'on lui eût remis, mais à regret, la reine. L'ayant emmenée, il la maria à son fils. Plusieurs jeunes princes naquirent de ce mariage.[27]

Isabeau était recommandable par sa piété et sa modestie, l'amie des gens pieux et des pauvres; elle passait sa vie dans le jeûne, la prière et les austérités. Constantin, administrant au nom de son fils Héthoum, dirigeait toutes les affaires et les réglait avec sagesse. Il gagnait les uns par sa bienveillance, et se défaisait des rebelles en forçant les uns à prendre la fuite, et en faisant mettre les autres à mort. Il fit amitié et alliance avec le sultan du pays de Roum, Ala ed-din [Keï-Kobad], qui possédait de vastes domaines. Il en agit de même envers, toutes les nations du voisinage, et de tous côtés il procura la paix au pays. Il nomma son fils aîné, Sempad, général des troupes arméniennes,[28] et l'autre, prince du royaume.[29] Aucun des monastères n'avait à s'inquiéter des besoins temporels; il y pourvoyait largement, voulant que les religieux n'eussent à songer qu'à la prière et au service des autels. La Cilicie se remplit d'une foule d'hommes, gens de peine m artisans, accourus de tous côtés et fuyant les dévastations des Tartares, qui, venus du nord-est, ruinèrent toutes les contrées.

A la suite de ces événements mourut, le catholicos Jean, après dix-huit ans de pontificat. Le grand prince [Constantin], de concert avec le roi, le remplaça sur le siège de saint Grégoire par le seigneur Constantin, homme vertueux, doux et de mœurs saintes; excellent guide pour lui-même, et qui régla la discipline de l'Église avec orthodoxie. Aussi tous le vénéraient, les chrétiens comme les musulmans.

Le règne de Héthoum commença en 673 de l'ère arménienne (25 janvier 1224 - 23 janvier. 1225).[30]

 

EXTRAIT DU JOURNAL ASIATIQUE

(§11 à la fin)

IRRUPTION DES TARTARES. ILS METTENT EN FUITE LE ROI DE GEORGIE.

I. En l’année 669 de l’ère arménienne (26 janvier 1220 - 24 janvier 1221), tandis que les Géorgiens étaient fiers de la victoire qu’ils avaient remportée sur les Dadjigs,[31] auxquels ils avaient enlevé nombre de provinces arméniennes, voilà que tout à coup, à l’improviste, un corps considérable d’une nombreuse armée, parfaitement équipé, se précipita comme un torrent par la porte de Derbend, dans le pays des Agh’ouans, pour arriver de là dans l’Arménie et la Géorgie. Tout ce que ces hordes rencontraient sur leur passage, hommes, animaux, et jusqu’aux chiens, elles le massacraient. Elles ne faisaient aucun cas des riches vêtements et autres objets précieux, si ce n’est des chevaux. Elles parvinrent rapidement jusqu’à Déph’khis, (Tiflis); puis elles retournèrent dans la contrée des Agh’ouans, sur le territoire de la ville de Schamk’or. Un bruit qui était sans fondement représentait ces peuples comme professant le magisme ainsi que la religion chrétienne, et comme opérant des prodiges. On disait qu’ils étaient venus pour venger les chrétiens de la tyrannie que les Dadjigs faisaient peser sur eux qu’ils avaient une église en forme de tente, et une croix miraculeuse; qu’ils prenaient de l’orge la quantité d’un gabidj[32] et la répandaient devant la croix, puis que toute l’armée amenait les chevaux et leur donnait de cette orge sans qu’elle diminuât; que lorsque tous ces animaux avaient été repus, la mesure était comble comme auparavant; qu’il en était de même pour la nourriture des hommes. D’aussi absurdes propos se répandirent partout; aussi les habitants ne songèrent nullement à se mettre en sûreté. Il arriva même qu’un prêtre séculier alla au-devant des Tartares avec ses paroissiens, les croix déployées. Les ennemis, mettant l’épée à la main, les exterminèrent tous. Avant trouvé aussi sur leurs pas nombre de populations, ils les massacrèrent et dévastèrent une foule de localités. La contrée fortifiée qui s’étend entre les villes de Bardav, et de Pélougan,[33] et que l’on nomme Pégamêdch, fut envahie par eux avec une irrésistible impétuosité, et livrée à leurs ravages dans une foule de districts.

Le roi de Géorgie, Lascha, et le général en chef, Ivanê,[34] ayant réuni leurs troupes se portèrent dans la plaine de Khounan, où campait un corps d’ennemis. Au premier choc, ils les mirent en déroute; mais comme les Tartares avaient disposé une embuscade, ils fondirent par derrière sur les Géorgiens, et les taillèrent en pièces. Les fuyards, dispersés de côté et d’autre, ayant de résister, furent cernés, et éprouvèrent de grandes pertes. Le roi prit la fuite, ainsi que ses officiers. Les Tartares, ayant rassemblé le butin laissé par les Géorgiens, l’emportèrent dans leur camp.

Cependant le roi de Géorgie réunit de nouvelles forces et en plus grand nombre que la première fois, et voulut leur livrer bataille. .Les Tartares, emmenant leurs femmes et leurs enfants, et toute leur suite, les acheminèrent vers la porte de Derbend. Mais les Dadjigs, qui occupaient ce défilé, leur refusèrent le passage. Alors les Tartares franchirent la chaîne du Caucase par des endroits impraticables, comblant les précipices en y jetant des pièces de bois, des pierres leurs bagages, leurs chevaux et leurs machines de guerre; de cette manière, ils regagnèrent leur pays. Leur chef se nommait Sabada-Bahadour.[35]

DEFAITE DES GEORGIENS DANS LES ENVIRONS DE LA VILLE DE KANTZAG.

II. Quelque temps s’écoula après les événements qui viennent d’être racontés, d’autres hordes sortirent de chez les Huns, que l’on appelait Khoutchakh, (Kiptchak), et arrivèrent en Géorgie auprès du roi Lascha et du grand général Ivanê. Elles leur demandèrent un lieu pour s’établir, promettant de les servir fidèlement; mais le roi et Ivanê ne voulurent pas consentir à leur donner asile. Sur ce refus, se mettant en marche, elles se dirigèrent vers Kantzag, dont les habitants les accueillirent avec empressement; ils étaient extrêmement tourmentés par les Géorgiens, qui saccageaient leur territoire et s’emparaient tout à la fois des populations et des bestiaux. Ils leur donnèrent pour résidence un endroit dans les environs, et leur fournirent en outre des vivres, afin de s’en faire un appui contre le roi de Géorgie. Ces Huns se fixèrent donc en ce lieu. Ce pendant Ivanê, à la tête de ses troupes, et plein de présomption, marcha contre eux. Dans son orgueil, il se flattait de les exterminer, ainsi que les habitants de Kantzag. Il mettait sa confiance en la multitude de ses soldats, et non en Dieu, qui donne la victoire à qui il veut. Dès que l’on en fut venu aux mains, les barbares sortirent de leur retraite et passèrent au fil de l’épée les Géorgiens fatigués et découragés. Ils firent quantité de prisonniers et mirent le reste en fuite. Ce jour-là les chrétiens subirent un rude échec, ils furent tellement abandonnés de Dieu, qu’ils n’eurent que le temps de faire entendre un seul cri de détresse. Les barbares poussaient devant eux une foule de guerriers d’une bravoure éprouvée, et qui s’étaient illustrés dans les combats, comme un berger chasse son troupeau; car Dieu avait retiré à leurs glaives son assistance et les avait abandonnés dans cette occasion. Ces nobles guerriers furent vendus à vil prix en échange de vêtements ou de vivres. Devenus la propriété des Perses, ils furent accablés de mauvais traitements; on leur demandait pour leur rançon une quantité si considérable d’or et d’argent qu’il n’y avait aucun moyen de se la procurer. Nombre d’entre eux moururent dans les fers. Parmi ceux qui furent pris, se trouvaient Grégoire, fils de Hagh’pag, et frère de Vaçag le Brave, et Babak’, fils de ce dernier. Vaçag avait, en effet, trois fils, Babak’, Megtem et Haçan, surnommé Br’ôsch, tous trois pleins de courage, et la terreur des armées Dadjigs. Babak’ périt les armes à la main. Grégoire, resté prisonnier, fut soumis à de longues tortures, pour qu’il abjurât le Christianisme; mais il tint ferme, et ne fit au contraire que maudire leur législateur Mahomet et leur abominable religion. Les infidèles, furieux, le traînèrent tout nu sur la terre et lui déchirèrent le corps avec des épines. Ils le maltraitèrent tellement qu’il succomba et reçut du Christ la couronne du martyre. Ces guerriers étaient du district de Khatchên,[36] d’une famille illustre, chrétiens orthodoxes et Arméniens d’origine. Ces infâmes Perses firent aussi souffrir des tourments à bien d’autres captifs, la faim, la soif, la nudité. Mais les chrétiens de Kantzag se montrèrent pleins de charité pour ces malheureux rachetant les uns et leur rendant la liberté, fournissant des aliments aux autres, à ceux-ci des vêtements, et ensevelissant les morts. C’est ainsi qu’ils firent éclater par toutes sortes de bonnes œuvres leur pieux dévouement. Au bout de quelques jours, le général en chef Ivanê réunit des troupes pour aller tirer vengeance de ceux qui avaient exterminé ses soldats. Il fondit à l’improviste sur les barbares, les tailla en pièces, et leur ayant enlevé leur butin et leurs enfants, s’en revint chez lui, chargé de ces dépouilles. Au Christ, notre Dieu, gloire éternelle! Amen.

DU SULTAN DJELÂL-EDDIN ET DE LA DEFAITE QU’IL FIT EPROUVER AUX GENS DE L’ERE ARMENIENNE (24 JANVIER 1225 - 23 JANVIER 1226).

III. Cette nation dont nous avons déjà parlé, venue du nord-est, et que l’on nomme Tartare, réduisit au plus fâcheux état le sultan du Khoraçan Djélal ed-din, le défit et dévasta son royaume. Forcé de se sauver dans la contrée des Agh’ouans, il marcha sur Kantzag, s’empara de cette ville, et versa des torrents de sang, exterminant les Perses, les Arabes et les Turks.[37] De là il passa en Arménie.

Ivanê, témoin, de ces désastres, les fit connaître au roi de Géorgie et réunit des forces considérables pour résister au sultan. Lui et Lascha, pleins de jactance, s’étaient promis, s’ils étaient vainqueurs, de forcer à embrasser la communion des Géorgiens tous les Arméniens vivant sous leur domination, et de mettre à mort ceux qui s’y refuseraient. Cette résolution ne leur avait pas été inspirée par Dieu; ils avaient concerté ce projet sans l’assistance de l’Esprit Saint; ils avaient conçu cette pensée sans interroger le Seigneur, qui dispose de la victoire à son gré. Le sultan étant entré dans le district de Godaik,[38] Ivanê accourut avec ses Géorgiens, et prit position au-dessus de l’ennemi. A la vue des infidèles, il eut des appréhensions, parce qu’il avait établi son camp en cet endroit. Cependant le sultan, faisant avancer son armée, vint se poster en face. En le voyant arriver, un des principaux d’entre les Géorgiens, nommé Schalouê, ainsi qu’Ivanê, son frère, tous deux guerriers intrépides et renommés, habitués à vaincre dirent aux leurs: « Faites halte et tenez-vous en repos quelques instants, tandis que nous nous précipiterons dans les rangs ennemis. Si nous parvenons à en faire reculer une partie, la victoire est à nous. Alors, en avant et vous serez sauvés. Schalouê et Ivanê, ayant fondu sur les soldats du sultan, commençaient déjà à les exterminer. Cependant les Géorgiens, sans faire attention à ce qui se passait se mirent à fuir avec tant de hâte, que dans leur course ils ne se reconnaissaient pas l’un l’autre. Sans que personne les poursuivît, ils se précipitèrent de la hauteur où ils campaient dans la vallée qui est au-dessous, et qui fut comblée. C’était à l’extrémité du bourg de Kar’ni. A ce spectacle ceux du sultan s’élançant en massacrèrent un grand nombre et culbutèrent les autres jusqu’à l’extrémité de la vallée. Témoin de cet épouvantable désastre, le sultan, en contemplant cette multitude de Géorgiens, hommes et chevaux, entassés comme des monceaux de pierres, branla la tête et dit: « Ceci n’est pas l’œuvre de l’homme, mais de Dieu, qui est tout puissant. » Il revint sur ses pas pour faire dépouiller les morts; puis, après avoir saccagé plusieurs districts, il arriva devant Dèph’khis aidé par les Perses qui étaient dans cette ville, il s’en rendit maître. Il massacra quantité d’habitants, et en força un plus grand nombre à abjurer le christianisme. Acceptant la fausse doctrine des Dadjigs, bien des gens que la mort effrayait échangèrent la vérité contre l’erreur. Les autres, préférant courageusement le trépas à une vie de remords, reçurent la couronne du martyre et quittèrent ce monde par une mort glorieuse. Après quoi le sultan donna l’ordre que, sans s’enquérir de ceux qui acceptaient ou repoussaient l’islamisme, on les circoncît tous indistinctement. Des hommes les prenaient de force par le deux mains et les conduisaient sur la place publique, où un des infidèles, armé d’une épée, leur coupait la peau sans entamer le membre viril. Ils violaient ignominieusement les femmes. Partout où ils trouvaient une croix ou une église, ils l’abattaient et la détruisaient. Ce n’est pas seulement à Dèph’khis qu’ils commirent ces excès, mais encore à Kantzag, à Nakhdjèvan, et autres lieux. Un des principaux d’entre les infidèles, nommé Ourkhan, qui avait épousé la mère du sultan, persécuta cruellement les habitants de Kantzag, chrétiens et Perses, et les accabla d’exactions. Il fut tué dans cette même ville par les Melahidé, (Ismaéliens) qui étaient dans l’usage de faire de semblables actions. Pendant qu’il passait dans une rue, des hommes se présentèrent à lui en faisant semblant d’avoir quelque sujet de plainte; ils s’approchèrent comme pour en appeler à lui, en montrant un écrit qu’ils tenaient à la main, et en criant: Justice, justice! Our khan, s’étant arrêté pour s’informer de leurs griefs, fut assailli des deux côtés, et frappé avec des épées que les assassins avaient cachées sur eux

C’est ainsi que périt le méchant avec sa malice. Les meurtriers expirèrent sous les coups de flèches qu’on dirigea contre eux, mais qui ne les atteignirent que difficilement, parce que, après avoir blessé quantité de monde, ils s’étaient sauvés à travers la ville. Telle est la manière de ces sectaires. Retranchés dans des lieux fortifiés qu’on appelle Thounithan elchah,[39] et dans les forêts du Liban, ils reçoivent de leur chef, qu’ils adorent comme un Dieu, le prix de leur sang, et le donnent à leurs fils pour leur assurer l’existence. Courant où ce chef leur commande d’aller, ils y séjournent longtemps, prenant les déguisements les plus variés jusqu’à ce que s’offre l’occasion de commettre le meurtre prémédité; alors ils immolent la victime désignée à leurs coups. C’est pourquoi tous les princes et les rois les redoutent et leur payent tribut. Les Melahidé accomplissent aveuglément les ordres de leur chef qu’ils soient, sacrifiant même leur vie. C’est ainsi qu’ils se défont des plus grands personnages qui leur refusent le tribut, comme cela arriva à cet impie dont il vient d’être question.

DEFAITE ET MORT DU SULTAN DJELAL-EDDIN.

IV. Après s’être livré à ces dévastations, le sultan marcha contre la ville de Khélath, qui est dans la contrée de Pèznounik’, et qui reconnaissait à cette époque pour maître le sultan Aschraf. Djélal ed-din, ayant attaqué cette ville, la prit. Là se trouvait l’épouse d’Aschraf, fille d’Ivanê, nommée Thamtha, il en fit sa femme, Puis il alla saccager plusieurs des provinces appartenant au sultan de Roum, appelé Ala ed-din. Cependant le sultan Aschraf et le sultan Kamel, son frère, qui régnait en Égypte, ainsi que Ala ed-din s’étant ligués ensemble, appelèrent à leur aide les troupes arméniennes de la Cilicie et les Francs du littoral de la Syrie, et s’avancèrent pour combattre les Khorazmiens de Djélal ed-din. Dès que les deux armées arrivèrent en présence, elles furent effrayées l’une de l’autre et n’osèrent point en venir aux mains. Mais les chrétiens, Arméniens et Francs, pleins de confiance en Dieu, fondirent sur les ennemis, quoiqu’ils fussent eux, en nombre, moins d’un millier. Soutenus par le puissant secours du Christ, ils battirent les Khorazmiens et les mirent en déroute. A cette vue, les Dadjigs, se précipitant alentour, ne cessèrent de les tailler en pièces jusqu’au coucher du soleil. Mais les sultans donnèrent l’ordre de ne pas s’acharner à la poursuite des fuyards, comme étant des coreligionnaires, et leurs soldats s’arrêtèrent. Ces princes qui étaient hommes de bien, ne se montrèrent pas ingrats envers les troupes chrétiennes, sachant bien que c’était grâce à elles que Dieu leur avait accordé la victoire. Chacun d’eux s’en retourna tout joyeux dans son pays. Partout où ils passaient, villes ou districts, les populations accouraient au-devant d’eux en formant des chœurs de danse et au son des instruments de musique,[40] et les accueillaient avec des félicitations. Le sultan Ala ed-din étant arrivé non loin de Césarée de Cappadoce, les habitants musulmans, ainsi que les chrétiens, avec leurs prêtres, leurs croix et leurs crécelles, se portèrent à sa rencontre jusqu’à une distance d’une journée de marche. Il approchait déjà, lorsque la foule des musulmans, au lieu de permettre aux chrétiens de se joindre à eux pour rendre hommage au sultan les repoussa par derrière. Mais ceux-ci montèrent sur une colline en face du camp. Le sultan ayant demandé qui étaient ces hommes, et ayant su que c’étaient des chrétiens, sortit seul du camp et vint se mêler parmi eux. Il leur ordonna de faire retentir les crécelles, et de chanter des cantiques à haute voix. C’est ainsi qu’il fit son entrée dans la ville, escorté par eux; après leur avoir donné des présents, il les congédia. Cependant le sultan Djélal ed-din couvert de bonté, était parvenu chez les Agh’ouans, dans la fertile et belle plaine de Mough’an;[41] s’étant arrêté là, il voulut réunir ses troupes; mais les Tartares qui l’avaient vaincu et chassé de ses États le surprirent et, l’ayant poursuivi jusqu’à la ville d’Amid, lui infligèrent une défaite complète. Il périt la mêlée; d’autres prétendent que, s’enfuyant à pied, il rencontra un homme qui, l’ayant reconnu, le tua, pour venger la mort d’un de ses parents, que le sultan avait fait périr précédemment. Telle fut la fin de ce méchant prince.

CAUSES DE L’IRRUPTION DES TARTARES.

V. Tous les récits de notre histoire et les préliminaires qui s’étendent jusqu’ici ont été consacrés à parler de notre nation. Ce que nous devons avec la grâce de Dieu, raconter par la suite, nous pensons que bien d’autres le diront aussi, mais que tous resteront inférieurs à cette tâche; car bien au delà de tout ce que la parole humaine peut exprimer se sont accrues les calamités qui ont frappé toutes les contrées. En effet, la fin des temps approche, et les précurseurs de l’Antéchrist, annoncent la venue du Fils de la perdition. Nous sommes effrayés des révélations faites par de saints hommes inspirés de Dieu, et que leur a suggérées l’Esprit Saint en prévision de l’avenir, et surtout par ces paroles à jamais véritables de notre Sauveur et Dieu: « Une nation se lèvera contre une autre nation, un royaume contre un autre royaume, et ce sera le commencement des afflictions. » Il en est de même de la prophétie que saint Nersès, notre patriarche a faite au sujet de la ruine de l’Arménie par la nation des Archers,[42] et dont nous avons vu l’accomplissement de nos propres yeux; témoins de la ruine et des malheurs que cette nation a causés. Dans une contrée lointaine, située au nord-est, pays que dans leur langue inculte, ils appellent Karakorum, sur les limites du Khataï, parmi une multitude de nations barbares que la plupart ne connaissent pas et ne sauraient nombrer, était celle des Tartares gouvernée par un chef suprême appelé Tchinguiz-khan qui vint à mourir. Avant de rendre le dernier soupir, il manda ses trois fils[43] et ses troupes, et tint à celles-ci ce langage: « Me voici près de ma’lin. Choisissez pour roi celui de mes trois fils que vous préférez, afin qu’il ait l’autorité à ma place. Ses soldats lui répondirent: Celui qu’il te plaira de désigner sera notre souverain, et nous le servirons avec fidélité. Il leur dit: Je vais vous faire malin le caractère et les habitudes de mes trois fils. L’aîné, Tchagataï, a des inclinations belliqueuses et aime la guerre; mais il est naturellement hautain et affecte de se montrer supérieur aux chances de la fortune. Mon second fils est pareillement enclin à la guerre mais avare. Le plus jeune a toujours été gracieux dès son enfance, généreux, libéral, et, depuis qu’il est né, ma gloire et ma puissance n’ont fait chaque jour que s’accroître. Maintenant je vous ai tout révélé avec sincérité; prosternez de celui que vous voudrez les soldats, s’avançant, s’inclinèrent devant le plus jeune, qui se nommait Ogotaï-khan. Son père, lui ayant placé la couronne sur la tête, expira. Dès que ce prince eut été investi du commandement, il rassembla des troupes innombrables comme le sable de la mer, qui échappe à tout calcul. Il y avait là sa propre tribu, nommée Mongol-Tartare, les Khazirs, les Huns, ceux du Khataï; les peuples en dehors du Khataï,[44] et beaucoup d’autres barbares, avec leurs bagages, leur attirail de campement, leurs femmes et leurs enfants, et leurs tentes. Il les partagea en trois corps, qu’il envoya; l’un vers le sud, sous le commandement de l’un de ses fidèles serviteurs et amis l’autre vers l’occident et le nord sous les ordres de son fils le troisième vers le nord-est, sous la direction d’un chef nommé Tcharmagh’an, homme heureux dans les combats, d’une habileté et d’une prudence consommées. Il leur avait prescrit de saccager et de ruiner toutes les contrées, de renverser tous les trônes et de ne revenir auprès de lui qu’après avoir achevé la conquête du monde et l’avoir soumis à son autorité. Quant à lui, il resta dans ses Etats, occupé à manger et à boire, à se divertir, et à vivre dans l’abondance, sans souci d’aucune espèce. Ses troupes, étant parties dans ces différentes directions, ravagèrent toutes les contrées qu’elles envahirent, renversant les souverainetés, enlevant les richesses et tout ce que possédaient les populations, s’emparant des jeunes femmes et des jeunes garçons pour en faire leurs esclaves. Les Tartares envoyaient les uns au loin dans leur pays, au Khakan, leur souverain; d’autres étaient gardés auprès d’eux, en servitude, pour avoir soin des bagages. Le corps qui marcha vers l’orient, et qui avait pour chef Tcharmagh’an-nouïn,[45] fut celui qui attaqua le sultan Djélal ed-din, souverain du Khoraçan et des provinces limitrophes. Il le battit et le força de prendre la fuite, comme nous l’avons raconté plus haut.

Les Tartares ravagèrent successivement toutes les parties de la Perse, l’Adèrbadagan, le Deïlem, de manière à ce qu’il ne resta plus d’obstacle devant eux. Ils prirent Reï et Ispahan, ces grandes et magnifiques cités regorgeant de richesses, et puis les rebâtirent en les plaçant sous leur domination. Ils agirent de même dans tous les pays traversaient. Arrivés chez les Agh’ouans avec leurs bagages et la multitude qu’ils traînaient avec eux, ils plantèrent leurs tentes dans la fertile et belle plaine de Mough’an, où abondent tous les biens de la terre, l’eau, le bois, les fruits, et le gibier. C’est là qu’était leur campement d’hiver. Au retour du printemps, ils se répandaient de tous côtés pour piller et faire des incursions, et puis de nouveau ils rentraient dans leurs quartiers pour passer la mauvaise saison.

SAC DE KANTZAG.

VI. Cette ville, qui renfermait une nombreuse population de Perses, mais très peu de chrétiens, était l’ennemie du Christ et de ses adorateurs, la contemptrice et la blasphématrice de la Croix et de l’Eglise; prodiguant le mépris et l’insulte aux prêtres et aux ministres des autels. Aussi, dès que la mesure de ses iniquités fut comble, la voix de sa malice se leva jusqu’au Seigneur, et d’abord apparurent des présages de sa ruine, comme autrefois à Jérusalem avant la destruction de cette cité, il en fut de même à Kantzag. La terre, s’entrouvrant tout à coup, vomit une eau noire. Un cyprès, que appelait djantarïn,[46] et qui s’élevait très haut, aux environs de la ville, fut vu, au moment où on s’y attendait le moins, se courbant spontanément. A cet aspect la population fut en émoi; après quoi on vit l’arbre se redresser dans l’attitude où il était auparavant. Ce phénomène se renouvela une seconde et une troisième fois; puis l’arbre tomba et ne se releva plus. Les sages parmi les habitants ayant cherché l'explication de ce prodige, comprirent que c’était l’annonce de leur ruine. Ils s’empressèrent de retirer et de soustraire aux outrages les croix qu’ils avaient clouées au seuil des portes la ville, et qui avaient été placées là par mépris afin qu’on les foulât aux pieds. Les Tartares survinrent, et ayant investi Kantzag, en entreprirent l’attaque avec de nombreuses machines; ils détruisirent les vignobles des alentours. Ils firent ensuite écrouler le rempart sur toute son étendue, à coups de balistes; mais aucun d’eux ne pénétra dans l’intérieur. Pendant une semaine, ils restèrent l’arme au bras, faisant bonne garde. Cependant les habitants, voyant la ville prise, rentrèrent dans leurs maisons, et y mirent le feu afin qu’elles ne devinssent pas la proie de l’ennemi tandis que d’autres brûlaient tout ce qui était de nature à être consumé par le feu puis ils demeurèrent seuls sur ces débris. Ce spectacle acheva d’exaspérer les Tartares; et dans leur rage, s’élançant l’épée à la main, ils massacrèrent toute la population, hommes, femmes et enfants. Aucun n’échappa, à l’exception d’un corps de troupes, qui, tout armé et équipé, se fit jour le fer à la main par un des côtés de la ville, pendant la nuit, et s’enfuit. Il y eut encore de sauvés un petit nombre de gens du peuple, que les Tartares mirent à la torture pour leur faire avouer où étaient enfouis les trésors. Après quoi ils en tuèrent quelques-uns et emmenèrent les autres captifs. Ayant creusé sous les maisons incendiées, ils en retirèrent ce qu’il y avait de caché. Après avoir été occupés à ce travail pendant plusieurs jours, ils partirent. Aussitôt les populations accoururent de tous les districts voisins à la recherche des effets et des meubles enfouis. On trouva beaucoup d’objets en or, en argent, bronze ou en fer, et divers meubles qui avaient été recélés dans des cachettes ou dans des maisons creusées sous terre. Par suite de cette catastrophe. Kantzag resta dépeuplée pendant quatre ans. Puis les Tartares ordonnèrent de la rebâtir, et il y revint peu à peu des habitants, qui en recommencèrent la construction, à l’exception du rempart.

LES TARTARES RAVAGENT L’ARMÉNIE ET LA GÉORGIE.

VII. Quelques années après le sac de Kantzag, cette nation, enragée et rusée à la fois, se partagea comme par lots toutes les contrées de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Agh’ouanie, qui étaient attribuées à chaque chef suivant son rang. Ces chefs avaient mission de prendre et de ruiner les villes, les provinces et les forteresses. Chacun de ces corps arriva dans la contrée qui lui était assignée avec les femmes, les enfants, les bagages de campement; ils firent dévorer sans aucun souci tout ce qu’il y avait de verdure dans les champs par leurs chameaux et leurs bestiaux. A cette époque, le roi de Géorgie était affaibli; car il était gouverné par une reine, nommée R’ouçoudan, fille de Thamar, sœur de Lascha, et petite-fille de Kêork (Giorgi III), femme amoureuse et impudique comme Sémiramis. Cette princesse, refusant tous les maris qui lui étaient présentés, se laissait dominer par une foule de courtisans. Demeurée veuve, elle administrait le royaume avec l’aide de ses généraux Ivanê et Avak, fils de ce dernier; de Schahenschah, fils de Zak’arê; de Vahram[47] et d’autres.

Ivanê, étant mort prématurément, fut enseveli à Begh’entzahank (Mines de cuivre) au couvent qu’il avait restauré en faveur des Géorgiens après l’avoir enlevé aux Arméniens. Son fils était à la tête de la principauté qu’il lui avait laissée. Comme la Géorgie était dans l’impossibilité de résister à la tempête près d’éclater, chacun, songeant à son propre salut, avait cherché un asile précaire dans les endroits fortifiés, partout où il avait pu. Les Tartares, répandus en tous lieu sur la surface des plaines, sur les montagnes, dans les vallées, étaient semblables, par leur multitude innombrable, à des sauterelles, ou à la pluie qui tombe à torrents sur les campagnes. Quel spectacle que celui de ces affligeantes calamités, de ces catastrophes bien propres à arracher des larmes ! La terre ne cachait pas ceux qui cherchaient un abri dans son sein: les rochers ni les forêts, ceux qui leur demandaient un asile; les murailles les plus solides des forteresses les profondeurs des vallées ne servaient à rien. Les Tartares en arrachaient tous ceux qui s’y dérobaient à leurs coups. Les plus intrépides étaient dans le découragement, et les bras des meilleurs archers, sans force. Quiconque possédait une épée la cachait, de peur que la découverte d’une arme chez soi ne le fit massacrer impitoyablement. La voix des ennemis les jetait tous dans la stupeur, le retentissement de leurs carquois les plongeait dans la consternation. Chacun voyait apparaître son dernier jour et se sentait le cœur paralysé. Le enfants, effrayés, se réfugiaient dans les bras de leurs parents, et les parents se précipitaient avec eux, avant même que les ennemis leur fissent subir ce supplice. Il fallait voir comment un glaive inexorable immolait hommes, femmes, jeunes gens, enfants, vieillards, évêques, prêtres, diacres et clercs. Les enfants à la mamelle étaient écrasés contre la pierre; les jeunes filles, parées de leur beauté, étaient violées et traînées en esclavage. Les Tartares avaient un aspect hideux, des entrailles sans miséricorde; ils restaient insensibles aux pleurs des mères, sans respect pour les cheveux blancs de la vieillesse. Ils couraient avec joie au carnage, comme une noce ou une orgie. Partout des cadavres, auxquels personne ne donnait la sépulture. L’ami n’avait plus de larmes pour celui qui lui était cher; nul n’osait en verser sur ceux qui avaient péri, retenu par la crainte de ces scélérats. L’Église se voila de deuil, sa beauté et sa splendeur disparurent; ses cérémonies furent empêchées, le saint sacrifice cessa d’être offert sur les autels, la voix des chantres ne se fit plus entendre, et les cantiques ne retentirent plus. La contrée était comme couverte d’un brouillard épais. Les populations préféraient la nuit au jour, et la terre resta privée de ses habitants.

Les fils de l’étranger la parcouraient, enlevant tout ce qu’il y avait de meubles et d'objets précieux. Leur sordide rapacité était insatiable. Toutes les maisons et les chambres furent fouillées; rien ne leur échappa. Ce qu’ils n’emportaient pas, ils le traînaient çà et là avec une rapidité égale celle des daims, le déchiraient et le mettaient en pièces semblables à des loups. Leurs chevaux étaient infatigables, et eux mêmes ne se lassaient jamais d’entasser du butin. C’est ainsi qu’ils accablèrent de maux maintes et maintes nations; car le Seigneur avait versé sur nous le calice de sa colère, afin de nous faire les crimes dont nous nous étions rendus coupables devant lui, et parce que nous avions excité son juste courroux. Aussi envahirent-ils facilement tous les pays. Lorsqu’ils eurent pris et rassemblé tous les bestiaux, tant ceux qu’on avait éloignés que ceux qui étaient restés, ainsi que les objets de prix et les captifs qu’ils avaient enlevés en masse dans les lieux ouverts, ils entreprirent d’attaquer les forteresses et les villes. Grâces à leur esprit plein d’artifices et fécond en expédients, ils réussirent à s’emparer d’une foule de places. On était alors dans l’été, et comme la chaleur était extrême, et qu’aucune provision n’était faite au moment où ils survinrent à l’improviste, tous, gens et animaux, épuisés de soif, et cédant aux tourments qu’ils enduraient, tombaient entre leurs mains, de gré ou de force. Ils massacraient les uns, et gardaient les autres pour les servir comme esclaves. Ils firent éprouver le même sort aux villes les plus populeuses dont leurs assauts les rendirent maîtres.

PRISE DE SCHAMK’OR.

III. Un des chefs tartares nommé Molar-nouïn, auquel cette contrée était échue, lorsque, se mettant en campagne, ils quittaient leurs quartiers d’hiver, dans la plaine de Mough’an, fit partir un détachement d’une centaine d’hommes environ, lesquels, étant arrivé à la porte de Schamk’or, empêchèrent d’y entrer et d’en sortir. Cette ville était alors en la possession de Vahram et de son fils Ak-bouga, qui l’avait enlevée aux Perses. Les habitants envoyèrent dire à Vahram et à son fils de venir à leur secours, en leur faisant connaître en même temps que les Tartares étaient en très petit nombre. Mais Vahram s'y refusa, et retint même son fils, qui était disposé à répondre à cet appel en lui suggérant l’idée de déclarer aux messagers que les ennemis étaient trop forts. Il ne prescrivit pas même au habitants de combattre. Cependant les rangs des infidèles s’accroissaient de jour en jour, jusqu’à ce qu’enfin arrivât leur chef Molar-nouïn, qui commença l’attaque. Avec du bois et des fascines il fit combler le fossé qui entourait le rempart, afin de monter à l’escalade; mais les habitants mirent le feu par-dessous pendant la nuit, et brûlèrent cet amas de bois. Le lendemain, Molar-nouïn commanda à ses soldats de prendre chacun une charge de terre et de la jeter dans le fossé. Après que cet ordre eut été exécuté, le fossé se trouva comblé jusqu’à la hauteur du rempart, et les Tartares et les assiégés combattirent face à face dans la ville; elle fut prise, toute la population massacrée et les édifices furent incendiés. Les Tartares firent main basse sur tout ce qu’ils y trouvèrent. Après cette victoire, ils investirent les forteresses qui appartenaient à Vahram, Dérounagan, Ërkèvank, ainsi que Madznapert,[48] que possédait Guriguè[49] le Bagratide, fils d’Agh’sarthan et Kartman;[50] mais ailleurs, à Tcharek’,[51] à Kèdapags,[52] ce fut un autre chef tartare nommé Gh’adagh’an-nouïn qui vint faire le siège de ces places. Vahram qui se trouvait alors à Kartman, se sauva à la dérobée pendant la nuit et s‘enfuit où il put trouver un abri. Les barbares avant attaqué les forteresses, les garnisons furent forcées de leur livrer les chevaux, les bestiaux et tout ce qu’ils exigèrent. Puis après les avoir assujetties un tribut, ils les laissèrent, en leur imposant leur domination. Les troupes qui avaient pris Schamk’or marchèrent, avec la multitude qu’elles traînaient à leur suite, sur Davousch, Gadzarèth, Nor-Pert, (Forteresse nouvelle),[53] Kak, et les forteresses circonvoisines, et les réduisirent toutes.

LE VARTABED (DOCTEUR) VANAGAN ET SES COMPAGNONS SONT FAITS PRISONNIERS PAR LES TARTARES.

IX. A cette époques le grand vartabed Vanagan[54] s’était creusé de ses mains une grotte au sommet d’un rocher élevé en face du village d’Öloroud, au sud de la forteresse de Davousch, et s’était construit une petite église. C’était là qu’il avait trouvé un asile, lorsque son ancien couvent, situé vis-à-vis de la forteresse d’Ërvèkan’k eut été ruiné dans les incursions du sultan Djélal ed-din. Il vivait dans cette retraite, où il avait réuni beaucoup de livres; car c’était un homme avide de science, et surtout plein de piété. Une foule de disciples accouraient pour faire auprès de lui leurs études théologiques. Ces disciples s’étant multipliés, il lui fallut descendre de sa grotte et il construisit au pied du rocher une église et des cellules. C’est là qu’il habitait lorsque les Tartares arrivèrent en dévastateurs. A l’approche de Molar-nouïn, les habitants des villages voisins se réfugièrent dans la grotte qui se trouva remplie d’hommes, de femmes et d’enfants. Les Tartares l’ayant investie, les vivres et l’eau finirent par manquer. On était alors dans l’été et la température était très ardente. Les assiégés commencèrent à être étouffés par la chaleur comme dans une prison; les enfants mouraient de soif, et deux étaient près d’expirer. Les Tartares criaient du dehors: « Pourquoi vous laissez-vous mourir? Sortez, venez à nous. Nous vous donnerons des chefs pour vous gouverner et nous vous laisserons chez vous. » Ils répétèrent ces paroles une seconde et une troisième fois en les accompagnant de serments. Alors les assiégés, se jetaient aux pieds du vartabed, le supplièrent de venir à leur aide. Sauve-nous, lui disaient-ils, descends vers eux et fais la paix. Il leur répondit: « Je n’épargnerai pas ma vie pour vous, s’il y a quelque chance de salut; car le Christ s’est dévoué pour nous jusqu’à la mort, et nous délivrés de la tyrannie de Satan. Nous devons à nos frères le même amour. Le vartabed, ayant pris avec lui deux prêtres des nôtres, Marc et Sosthène, lesquels reçurent plus tard de lui l’honneur du doctorat (car nous nous trouvions là dans ce temps, afin de nous instruire dans la science de l’Ecriture sainte), descendit vers les Tartares. Le chef se tenait, vis-à-vis de la grotte, sur une éminence, un parasol sur la tête pour se défendre contre les rayons du soleil; car c’était l’époque de la fête de la Transfiguration que les Tartares nous avaient ainsi renfermés. Dès que le vartabed et ses compagnons furent près du chef, les gardes leur ordonnèrent de fléchir trois fois le genou, comme font les chameaux lorsqu’ils s’accroupissent; car telle est la coutume de ces peuples. Puis, lorsqu’ils furent admis en sa présence, il leur ordonna de se prosterner vers l’orient, à l’intention du Khakan, souverain des Tartares. En même temps il dit au vartabed, en manière de reproche: « J’ai appris que tu es un homme sage et distingué, ton extérieur en fait foi. » En effet le vartabed avait un air de bonté et une contenance calme; sa barbe et ses cheveux blancs le rendaient vénérable. « Tu as su, ajouta le chef, notre arrivée dans les environs, pourquoi n’es-tu pas venu au-devant de nous, en paix et avec amitié ? J’ai ordonné que tous ceux qui sont à toi, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, seraient épargnés. » Le vartabed lui répondit: « Ne connaissant pas vos dispositions bienveillantes, nous tremblions de la frayeur que vous nous inspiriez; nous ignorions votre langue, personne n’est venu nous mander de votre part, c’est là ce qui nous faisait hésiter. Mais dès que vous nous avez appelés, nous sommes accourus. Nous ne sommes pas des militaires, ni des gens riches, mais des émigrés, des étrangers, rassemblés de divers lieux pour nous livrer à l’étude de la religion. Nous voici devant vous; faites de nous ce qu’il vous plaira, soit pour la vie, soit pour la mort.» Le chef leur dit: « Ne craignez rien », et il les fit asseoir devant lui. Il leur fit beaucoup de questions sur les forteresses qui appartenaient au prince Vahram, et sur le lieu où il devait se trouver alors; parce qu’il pensait qu’il était seigneur de cette contrée. Lorsque le vartabed lui eut dit ce qu’il savait, et l’eut assuré qu’il n’avait aucun maître temporel, il lui ordonna de faire descendre nos gens de leur retraite, sans qu’ils eussent rien à craindre, et promit qu’il laisserait chacun vivre chez soi, sous des chefs qu’il leur donnerait, et que les villages et les campagnes seraient administrés en son nom. Alors les prêtres qui avaient accompagné le vartabed nous crièrent: « Descendez à l’instant, et apportez tout ce qui est à vous. » Nous descendîmes donc en tremblant, comme des brebis au milieu des loups. Chacun de nous, ayant la mort en perspective, répétait notre profession de foi en la sainte Trinité; car avant de sortir de la grotte nous avions reçu Ta communion du corps et du sang sacrés du Fils de Dieu. Les Tartares nous conduisirent à une source qui jaillissait au milieu du couvent, et nous donnèrent de l’eau pour étancher la soif dont nous avions souffert pendant trois jours. Ensuite ils nous emmenèrent dans un endroit destiné à nous servir de prison et établirent les laïques dans les cours de l’église; ils formèrent un cordon autour de nous, faisant la garde pendant la nuit, car nous étions alors au soir. Le lendemain ils nous conduisirent en avant du couvent, sur un lieu élevé. Nous ayant soumis à une perquisition, ils prirent ce que possédait chacun de nous. Et qui leur était utile, tout ce qu’il y avait dans la grotte et les objets qui appartenaient à l’église, chapes, vases, croix d’argent, ainsi que deux évangiles incrustés d’argent, qu’ils remirent au vartabed et qu’ensuite ils nous enlevèrent. Après avoir choisi parmi nous les hommes qui pouvaient aller avec eux, ils donnèrent l’ordre de ramener les autres au couvent et dans les villages où ils les laissèrent sous la garde d’un des leurs, afin que d’autres ne vinssent pas les tourmenter. Le général commanda au vartabed de se tenir dans le couvent. Celui-ci avait un neveu (fils de frère) nommé Paul, qui était prêtre, et auquel le général dit de se joindre à nous pour l’accompagner. Le saint vartabed eut pitié de son neveu, encore tout jeune; il le suivit, espérant qu’il lui serait possible de le délivrer et nous aussi. Mais le général nous fit marcher à sa suite pendant longtemps sans nous épargner la contrainte et les mauvais traitements à pied sans chaussures. Les hommes chargés de nous surveiller étaient des Perses, altérés du sang chrétien, et acharnés à nous accabler en route de toutes sortes de vexations, ils nous conduisaient aussi rapidement que des chevaux dans une incursion, et s’il arrivait à l’un de nous, cause de sa faiblesse, ou par quelque infirmité, de s’arrêter un instant en chemin, ils lui brisaient le crâne et l’assommaient à coup de bâton, au point qu’il était impossible même de s’arracher une épine du pied, si elle venait à s’y enfoncer; impossible aussi de nous procurer de l’eau, tant nous étions forcés de nous hâter. Lorsqu’on faisait halte, ils nous renfermaient et nous entassaient dans des maisons étroites, autour desquelles ils se plaçaient en sentinelles, sans nous permettre d’en sortir pour vaquer à nos besoins. Les prisonniers étaient obligés d’y pourvoir dans ces maisons mêmes, et d’y séjourner plusieurs jours. Je ne pourrais consigner ici par écrit toutes les misères que nous éprouvâmes. Ils ne nous laissèrent pas le vartabed; ils l’éloignèrent de nous, et le confièrent à d’autres gardiens. Ils me prirent moi-même et quelques-uns de mes compagnons pour leur servir de secrétaires, pour écrire ou lire leurs lettres. Pendant le jour, ils nous tenaient auprès d’eux, et la nuit, ils nous réunissaient au vartabed, sous sa responsabilité; puis ils nous emmenaient de nouveau, nous faisant marcher à pied, ou tout nus sur des chevaux indomptés. C’est ainsi qu’ils nous conduisirent durant plusieurs jours. Lorsque la saison de l’été eut fait place à l’automne, et qu’ils furent sur le point de quitter le pays, qui était le notre, et qui nous était familier, pour passer dans des contrées étrangères, tous les prisonniers, au risque de leur vie commencèrent peu à peu se sauver pendant la nuit, chaque fois que l’occasion se présentait. Par la grâce du Christ, tous parvinrent à fuir, excepté deux prêtres, qui, ayant tenté de se dérober pendant le jour, furent repris. Les Tartares les conduisirent au camp, et les mirent à mort devant nous, afin de nous intimider car c’est le sort qu’ils réservaient à ceux qui tentaient de s’évader. Un jour notre admirable vartabed me dit: « Guiragos? — Que veux-tu, maître? lui répondis-je. — Mon cher fils, ajouta-t-il, il est écrit: « Lorsque les tribulations tomberont sur vous, supportez-les avec patience. » Il faut nous faire l’application de ces paroles de l’Écriture; car nous ne sommes pas au-dessus des saints de l’ancien temps, Daniel, Ananie et leurs compagnons Ezéchiel, Jérémie, qui, pendant la captivité, se sont montrés fermes dans la foi, jusqu’à ce que Dieu les visitât et les glorifiât dans la servitude. Restons ici à espérer le secours de la divine Providence, et attendons qu’elle daigne nous l’envoyer suivant sa volonté. — Eh bien, lui répondis-je, faisons comme tu le dis, ô saint père. »

Il arriva cependant un jour que le chef qui nous avait faits captifs vint dans le lieu ou nous étions renfermés. En nous apercevant, il se détourna vers nous, et nous, de notre côté, nous nous avançâmes vers lui. « Avez-vous besoin de quelque chose ? nous dit-il. Avez-vous faim? Je vous ferai servir de la chair de cheval. » Ces peuples en effet, se nourrissent indistinctement de tous les animaux purs et impurs, et même de rats et de serpents. Le vartabed lui répondit: Nous n’aimons pas la chair de cheval, ni aucun de vos aliments. Si tu veux nous faire une grâce, laisse-nous revenir chez nous, comme tu l’as promis; car je suis vieux et malade, et je ne puis vous être d’aucune utilité pour la guerre ou pour la garde des troupeaux, ou pourquoi que ce soit dont vous ayez besoin. Le général lui dit « Lorsque Tchoutchouka arrivera, je m’occuperai de cela. Ce Tchoutchouka était l’intendant de sa maison, et il était parti avec les troupes du général pour aller piller. Nous insistâmes auprès de lui trois fois, et il nous fit la même réponse. Enfin cet homme revint de son expédition, et nous fûmes mandés, la Porte du général nous envoya Tchoutchouka avec un interprète. « N’avez-vous pas affirmé, nous dit-il, que donner ce qui a appartenu à un mort, c’est faire du bien à son âme ? Si ces dons sont utiles aux morts, pourquoi ne rachèteraient-ils les vivants ? Livre donc ce que tu as, et paye ta rançon; puis va-t’en chez toi et restes-y. Le vartabed repartit: « Ce que nous possédions, vous nous l’avez pris, les croix et les évangiles; nous n’avions pas autre chose. Cet homme ajouta: Si tu es sans ressources, il n’est pas possible que tu t’en ailles. Le vartabed reprit: « Je t’assure, en toute vérité, que je n’ai rien à moi, pas même de quoi acheter la nourriture d’un jour; mais si vous y consentez; conduisez-nous à une des forteresses des environs, et les chrétiens payeront notre rançon. Ils l’avaient d’abord taxé à une somme énorme; mais ensuite ils la réduisirent et envoyèrent le vartabed vers la forteresse de Kak. Celui-ci demanda aussi notre liberté en payant notre rançon avec la sienne; mais ils n’y consentirent pas, prétendant que je leur étais nécessaire pour écrire et lire leurs lettres. Quand vous nous donneriez beaucoup d’argent, ajoutèrent-ils nous ne le rendrions pas. » Nous nous séparâmes donc, le vartabed et moi, en fondant en larmes. Mon cher fils, me dit-il, je vais me prosterner devant la croix qui est sous l’invocation de saint Sarkis (Serge), et prier le Seigneur que par elle, toi et nos autres frères qui sont au pouvoir des mécréants, vous soyez délivrés par la miséricorde divine. Il y avait, en effet, à Kak, une croix qui faisait des miracles en faveur des pauvres affligés, et principalement des captifs; et ceux qui l’invoquaient de tout cœur, voyaient le martyr Sarkis ouvrir lui-même la porte de leur prison ou de leur cachot, briser leurs fers, et les guider, sous une forme corporelle, jusque chez eux. La renommée de ces miracles s’était répandue chez toutes les nations. On disait que c’était saint Mesrob qui avait planté cette croix. Il arriva ce qu’a annoncé le vartabed. Il fut racheté pour une somme de 80 tahégans. Lorsqu’on l’eut reconduit, le même jour, Molar-nouïn me dit: « N’aie pas de chagrin du départ de ton vieux maître. Nous ne t’avons pas laissé partir avec lui, parce que tu nous es utile. Je t’élèverai au-dessus de mes plus grands officiers. Si tu as une femme, je te la ferai venir; si tu n’en as pas, tu en choisiras une des nôtres. » Et là i il me fit donner une tente et deux jeunes garçons pour me servir. Il ajouta: « Demain tu auras un cheval, et je te rendrai content; mais sois-nous fidèle. A ces mots, il me quitta. Cependant la Providence voulut que cette nuit même je parvinsse à leur échapper. Nous nous trouvions dans le lieu même où j’avais été élevé, au couvent de Kédig.[55] Ce monastère avait été saccagé par les Tartares, et brûlé. C’est là que je m’arrêtai.

RUINE DE LA VILLE DE LOR’E[56] - DÉTAILS A CE SUJET.

X. Le général de l’armée des païens, nommé Djagataï avait entendu dire que Lor’é était une place forte renfermant des trésors considérables, car là se trouvait la maison du prince Schahenschah avec ses richesses, prit avec lui ses meilleurs soldats armés de toutes pièces, quantité de machines de guerre, et, muni d’approvisionnements, marcha contre cette cité, qu’il investit et attaqua. Cependant Schahenschah en sortit à la dérobée avec sa femme et ses enfants, et se retira dans la vallée voisine, où il se retrancha dans des cavernes. Il avait remis le commandement de Lor’é à ses beaux-frères. Ceux-ci, qui étaient des efféminés, passant leur temps à manger, à boire et à faire des orgies, mirent toute leur confiance en la solidité de leurs murailles et non point en Dieu. Les ennemis, à leur arrivée, minèrent le rempart, et l’ayant fait crouler, s’établirent en surveillance tout autour pour empêcher que personne ne s’enfuit. Les habitants voyant la ville prise, et effrayés commencèrent à se précipiter et à s’entasser dans la vallée. Alors les Tartares, pénétrant dans Lor’ê, massacrèrent impitoyablement tout ce qu’ils rencontrèrent: femmes et enfants, et la livrèrent au pillage. Ils découvrirent les trésors appartenant à Schahenschah et qu’il avait enlevés à ses sujets à force d’exactions. Il les avait entassés dans une fosse solidement construite et impénétrable; car il avait pratiqué à cette fosse une ouverture étroite, de manière que, si l’on pouvait y jeter des trésors, il était impossible de les en retirer. Les Tartares tuèrent les beaux-frères de Schahenschah puis s’étant mis en quête de toutes les forteresses du district, i!s en prirent un grand nombre, soit par ruse, soit de force. En effet le Seigneur les livrait entre leurs mains. Ils traitèrent de même manière les autres cités, Toumanis, Schamschouïldè,[57] et Dèph’kis, la métropole, les mirent à sac massacrant les habitants ou les réduisant en esclavage: Ils étendaient partout leurs excursions que signalaient la violence, le pillage et l’effusion du sang. Nul ne leur résistait, nul ne les combattait. Aussi étaient-ils sans crainte d’aucun côté. La reine de Géorgie, R’ouçoudan, cherchant son salut dans la fuite, se réfugia où elle put; tous les chefs songèrent pareillement à se mettre en sûreté.

LE PRINCE AVAK TOMBE ENTRE LES MAINS DES TARTARES.

XI. Le prince Avak, fils aîné d’Ivanê, voyant ce déluge d’ennemis inonder tous les pays, se renferma dans un château très fort nommé Gaïan.[58] Les habitants de ce district accoururent et se cantonnèrent autour de la place. Les infidèles, ayant appris que le prince s’était retiré là, un de leurs chefs nommé Iteukata prit avec lui des forces considérables et vint l’assiéger; toute la contrée se remplit de troupes tartares. Comme les populations étaient accourues de tous cotés pour trouver: un refuge dans ces lieus fortifiés, les Tartares ceignirent d’une muraille le pied de la forteresse. En même temps ils envoyèrent un message à Avak pour l’inviter reconnaître leur autorité, l’assurance qu’il pouvait venir à eux sans crainte. Plusieurs fois ils renouvelèrent la même invitation. Mais Avak pensant les gagner, leur livra sa fille et beaucoup de richesses, dans l’espoir que peut-être ils abandonneraient le siège. Les Tartares, ayant accepté ce qui leur était offert, insistèrent encore plus vivement pour que le prince vînt lui-même. Cependant ceux des habitants qui se tenaient autour de la forteresse et ceux qui étaient dans l’intérieur commencèrent à souffrir cruellement de la soif. Ils remirent leurs chevaux et leurs bestiaux aux Tartares, afin qu’ils laissassent quelques-uns d’entre eux aller chercher de l’eau. Ceux-ci le leur ayant permis une foule de gens coururent se désaltérer; mais ils les empêchèrent de revenir sur leurs pas; cependant ils n’en tuèrent aucun; ils leur disaient de faire sortir leur familles de la forteresse. Se trouvant ainsi au milieu des Tartares, dans une situation périlleuse, ils appelèrent les leurs, quoique bien à regret et les nouveaux venus allèrent étancher leur soif. De cette manière, les ennemis tes tinrent cernés au milieu d’eux. Ils s’emparèrent des femmes qui leur plaisaient, mettant mort leurs maris, et laissèrent les autres à leurs époux. Avak voyant qu’ils continuaient toujours le siège, et qu’ils ne cessaient de verser le sang, résolut de se livrer, espérant que peut-être les populations éprouveraient un meilleur traitement. Il députa donc Grégoire, surnommé familièrement Degh’a (enfant), intendant de sa maison vers le général tartare Tcharmagh’an, alors campé sur le bords de la mer de Kegh’ark’ounik’.[59]

En apprenant cette nouvelle, ce grand nouïn fut dans la joie et il manda à Itoukata, qui conduisait le siège, de lui envoyer immédiatement le prince et de laisser en repos les gens de la forteresse et des districts environnants. Itoukata se rendit aussitôt avec Avak auprès du général en chef, qui, en voyant ce dernier dit: « Es-tu Avak? Oui, répondit le prince, c’est moi-même. — Pourquoi, répond le général, n’es-tu pas venu, dès mon arrivée sur les confins de ton pays Lorsque tu étais éloigné dit Avak, et que mon père vivait encore, il t’a fait soumission en t’envoyant de riches présents. Après sa mort, je t’ai servi suivant mon pouvoir; et maintenant, dès que tu es arrivé, je suis venu à toi avec empressement. Fais de moi ce qu’il te plaira. Le général reprit: Il y a un proverbe qui dit Je me suis miss à la fenêtre, tu n’es pas arrivé; je suis venu à la porte et alors tu es accouru. » En même temps il lui ordonna de s’asseoir au-dessous de ses principaux officiers, qui siégeaient en sa présence. Il fit servir un grand festin en son honneur; on apporta quantité de viandes d’animaux purs ou impurs, découpés par quartiers et rôtis, et du koumis, avec du lait de jument, suivant la coutume tartare et contenu dans des outres. Ces mets ayant été servis, ils se mirent à manger et à boire. Comme Avak et ceux qui l’avaient accompagné s’en abstenaient, le général leur dit: Pourquoi ne mangez vous pas vous aussi? » Avak lui répondit: Ce n’est point coutume des chrétiens d’user d’aliments et de boissons de ce genre. Nous nous nourrissons seulement de la viande d’animaux purs que nous avons égorgés et notre boisson est le vin. Le général ordonna de leur fournir ce qu’il demanderait. Le lendemain il le fit asseoir au-dessus de nombre de chefs les plus considérables. C’est ainsi qu’Avak voyait chaque jour croître son crédit, au point que le général mongol lui donna rang parmi ses principaux officiers. En même temps il ordonna à son armée d’attaquer les forteresses et les villes qui n’avaient point encore reconnu l’autorité des Tartares. Les habitants du pays commencèrent à respirer librement, et ure foule de captifs recouvrèrent leur liberté par considération pour lui. Tcharmagh’an, non seulement lui rendit les possessions qui lui appartenaient, mais encore y en ajouta d’autres, et contracta avec lui une indissoluble amitié; puis, l’ayant emmené ainsi que ses troupes, il marcha contre la ville d’Ani.

TOUCHANT ANI, ET COMMENT LE SEIGNEUR LIVRA CETTE VILLE ENTRE LES MAINS DU GENERAL MONGOL.

XII. Cette cité était remplie de population et d’animaux. Elle était protégée par de solides remparts; dans ses murs s’élevaient un si grand nombre d’églises que dans les serments que l’on proférait, on jurait par les mille et une églises d’Ani. Elle regorgeait de richesses. Cette prospérité l’entraîna à l’orgueil, et l’orgueil à sa ruine, comme cela a toujours eut lieu de l’origine des choses. Tcharmagh’an ayant envoyé des parlementaires aux habitants pour les inviter à se soumettre, les principaux n’osèrent point donner de réponse sans avoir consulté auparavant Schahenschah, sous la domination duquel était Ani; mais la multitude et la populace massacrèrent les parlementaires. Les infidèles, furieux, investirent la ville de toutes parts; ils dressèrent des balistes avec un art parfait; puis, l’ayant attaquée avec vigueur, ils l’emportèrent d’assaut. Plusieurs des principaux parmi les assiégés favorisèrent les ennemis, et obtinrent ainsi la vie sauve. Cependant les Tartares invitèrent les habitants à sortir des murs, leur promettant de ne leur faire aucun mal.

Lorsque tous furent accourus, ils se les partagèrent entre eux, et, mettant l’épée à la main, les égorgèrent impitoyablement. Un petit nombre de femmes, d’enfants, d’artisans furent épargnés et emmenés en esclavage. Après quoi, ayant pénétré dans Ani, ils s’emparèrent de tout ce qu’elle contenait de richesses, pillèrent les églises, saccagèrent la ville entière, détruisant et mutilant ses plus beaux monuments. Quel déchirant spectacle ! Les parents massacrés et gisant avec leurs enfants entassés les uns sur les autres comme des monceaux de pierres les prêtres et les ministres des saints autels étendus çà et là sur la surface de la plaine, la terre trempée du sang et de la graisse des blessés; des corps délicats et habitués à être lavés au savon devenus livides et tuméfiés. Ceux qui n’avaient jamais franchi la porte de la ville étaient traînés en servitude, sans chaussures et à pied; des fidèles qui participaient au corps et sang sacrés du Fils de Dieu se repaissaient d’animaux impurs et étouffés, et buvaient le lait d’immondes juments; des femmes modestes et vertueuses étaient livrées aux outrages d’hommes impudiques et lascifs; des vierges saintes, consacrées à Dieu, et qui avaient fait vœu de conserver leur corps dans la chasteté et leur âme sans tache, étaient la proie du premier venu et violées. Telle fut l’issue de ce siège.

RUINE DE LA VILLE DE GARS.

XIII. Les habitants de Gars, ayant vu ce que les Tartares avaient fait à Ani, s’empressèrent d’aller leur offrir les clefs de leur ville, espérant obtenir merci; mais, comme ces mécréants étaient affamés de butin, et qu’ils ne redoutaient rien, ils ne dérogèrent point à leur usage en leur faisant éprouver le même traitement qu’aux autres, en les pillant, en les massacrant, en ruinant leur cité, qu’ils dépouillèrent de ses richesses, et dont ils emmenèrent la population en captivité. Après y avoir laissé un petit nombre de gens de basse classe, ils s’éloignèrent mais plus tard les troupes du sultan de Roum prirent ceux qui avaient échappé aux Tartares les passèrent au fil de l’épée. Ainsi s’accomplit ce qui est écrit: «L’épouvante, la fosse et le piège vous menacent ô habitants de la terre! Celui qui fuira par crainte tombera dans la fosse, celui qui sortira de la fosse n’évitera point le piège, et celui qui échappera au piège, un serpent le piquera. »

C’est ce qui arriva aux malheureux habitants de Gars. Ces mêmes troupes prirent la ville de Sourp-Mari,[60] que quelques années auparavant Schahenschah et Avak avaient enlevées aux Dadjigs, et qu’ils avaient depuis peu restaurée. Tout à coup survint un des principaux chefs tartares, nominé Kara-Bahadour, avec des forces considérables; il se rendit maître de la ville et s’empara de tout ce qu’il y trouva.

Lorsque les Mongols eurent accompli ces dévastations, ils donnèrent l’ordre à ceux qui avaient échappé au tranchant du glaive et à la captivité de rentrer chacun chez soi, dans les villes et les villages, de les rebâtir au nom de leurs nouveaux maîtres et de leur rester soumis. Le pays commença peu à peu à refleurir; car Dieu se souvient toujours de sa miséricorde dans les moments de sa colère; et c’est ce qu’il fit en cette occasion car il traita ne nous traita pas suivant nos péchés, il ne nous punit pas suivant la mesure de notre impiété. C’était pendant l’été que les Tartares firent cette incursion chez nous et la moisson n’était pas encore recueillie et renfermée dans les greniers. Avec leurs chevaux et leurs animaux, ils détruisirent et foulèrent tout aux pieds. Aux approches de l’hiver, lorsqu’ils partirent pour rentrer dans la plaine de Mough’an, en Agh’ouanie, (car c’était là qu’ils établissaient leurs campements d’hiver, pour se répandre au printemps de côté et d’autre) les populations qui avaient évité la mort restèrent nues et sans provisions pour leur subsistance. Elles se nourrirent des épis qui étaient tombés et qui avaient été foulés aux pieds. Cet hiver ne fut pas aussi rude que dans les temps ordinaires, mais tempéré et à souhait. Comme on n’avait point de bœufs pour labourer, ni de semence pour la confier aux sillons des champs au retour du printemps, Dieu voulut que la terre produisit d’elle-même ce qui était nécessaire pour alimenter les populations: l’abondance régna partout. Les fugitifs qui s’étaient retirés en divers lieux furent sauvés. L’impitoyable nation géorgienne elle-même nous manifesta une grande sympathie et prodigua des secours à ceux qui avaient émigré chez elle. C’est ainsi que Dieu dans sa miséricorde consola ces pauvres affligés.

LE PRINCE AVAK EST ENVOYE AU KHAKHAN EN ORIENT.

XIV Peu de temps après les événements que nous venons de raconter, ils envoyèrent Avak à leur souverain, qu’ils appellent Caan bien loin vers le nord-est; car c’est ainsi qu’ils traitaient les grands personnages qu’ils voulaient honorer: ils les faisaient partir pour la cour de ce prince. C’est par ses ordres qu’ils agissaient en tout; ils étaient en effet de rigides exécuteurs de ses volontés. Avak lui-même y mit de l’empressement, pensant que peut-être sa bonne volonté serait comptée pour quelque chose en sa faveur et en faveur de son pays. Tous offraient leurs prières à Dieu pour obtenir un bon voyage à ce prince bienveillant pat caractère, et surtout dans l’espoir que ce voyage leur serait avantageux. Avak, s’étant mis en route, arriva auprès du grand roi, il lui montra les lettres des généraux tartares, en lui exposant les motifs de son arrivée, qui étaient de lui témoigner son obéissance. Le monarque, après avoir entendu Avak, l’accueillit avec amitié, il lui donna pour femme une Tartare, et le renvoya chez lui. Il écrivit en même temps à ses généraux de lui rendre ses Etats, et avec son aide de réduire tous ceux qui résistaient encore, comme cela eut lieu en effet; car lorsque Avak fut revenu, les généraux tartares exécutèrent les ordres de leur souverain. Ils reçurent aussi la soumission de Schahenschah, fils de Zak’arè, du prince Vahram et de son fils Ak-bouga, de Haçan, surnommé Djélal,[61] prince du district de Khatchên, et celle d’un grand nombre d’autres. Ils les laissèrent en jouissance de leurs possessions et en repos pendant quelque temps; mais ensuite ils se mirent à les tourmenter par leurs exactions, par leurs allées et venues, et par le service militaire qu’ils leur imposaient. Cependant, tout en leur faisant subir ces vexations, et de plus fortes encore, ils n’ôtaient la vie à personne. Au bout de quelques années, Avak fut aussi en butte à des tracasseries; car les Tartares étaient extrêmement avides, et ils ne pouvaient jamais rassasier tous leurs désirs. Ils ne se contentaient pas de manger et de boire; ils exigeaient aussi des chevaux et des vêtements de grand prix. Ils étaient, en effet, très amateurs de chevaux aussi prirent-ils tous ceux du pays, et personne ne pouvait en liberté conserver un cheval ou un mulet, si ce n’est par hasard et en cachette. Partout où ils rencontraient un de ces animaux, ils s’en emparaient, surtout lorsqu’il portait leur marque imprimée car tous ceux qu’ils prenaient recevaient par l’ordre de chacun de leurs généraux, son empreinte particulière, avec un fer chaud, sur un de leurs membres. Quoique ensuite on les leur rachetât, si quelque Tartare survenait appartenant à un corps d’armée différent, il le reprenait et punissait le possesseur comme un voleur. Ce n’était pas seulement les plus considérables d’entre eux qui agissaient de la sorte, mais les inférieurs aussi. Ces déprédations se reproduisirent encore plus fréquemment lorsque périt le général Djagataï, tué pendant la nuit par les Melahidé. Cet événement fut cause du massacre des captifs qui étaient dans l‘armée. Ce Djagataï était l’ami d’Avak, et lorsqu’il mourut, un grand nombre d’ennemis se déclarèrent contre ce dernier. Un jour, dans la maison d’Avak, un des chefs mongols qui n’était pas des plus qualifiés, entra dans le pavillon où était assis ce prince, et comme celui-ci ne se leva pas immédiatement pour s’avancer vers lui, il le frappa à la tête avec le fouet de son cheval qu’il tenait à la main. A cette vue, les serviteurs d’Avak, indignés de l’outrage fait à leur maître, se précipitèrent pour frapper l’agresseur mais le prince les retint, quoiqu’il fût lui-même très irrité. Ce chef, qui se nommait Dchodch-Bouga, s’étant retiré, s’adjoignit quelques compagnons, et voulut pendant la nuit tuer Avak. Or celui- ci, ayant connu ses intentions, s’enfuit auprès de la reine de Géorgie, pensant qu’elle était en état d’hostilité avec les Tartares, puis s’était réfugiée dans les parties inaccessibles son royaume. La raison pour laquelle ils multipliaient leurs déprédations; c’est que leur généralissime, Tcharmagh’an, avait perdu l’usage de la parole sous l’influence d’un démon et des douleurs qu’il éprouvait.[62] Cependant on n’avait pas retiré le pouvoir à sa famille et sa femme et ses fils secondés par des officiers de sa maison, dirigeaient les affaires car le Khakan le voulait ainsi. De plus, il avait ordonné que si Tcharmagh’an venait à mourir, le corps accompagnerait partout l’armée, parce que c’était un homme heureux dans ses entreprises et d’un très grand mérite.

Lorsqu’Avak eut pris la fuite, les principaux d’entre les Tartares en eurent du regret, et ils inculpèrent celui qui en était la cause. Ils envoyèrent un message à Avak pour lui dire de ne pas se séparer d’eux, promettant, par serment, de ne lui faire aucun mal. Ils donnèrent sa principauté à Schahenschah, comme à un frère, et parce qu’il leur témoignait un grand dévouement. Sur ces entrefaites Avak écrivit au Khakan pour lui dire qu’il n’avait pas renoncé à son obéissance, mais qu’il s’était sauvé pour éviter la mort, et qu’il était toujours à ses ordres. Tandis qu’il tardait de revenir et attendait la réponse du grand roi, les Tartares, s’étant mis à la recherche de ses trésors, les découvrirent cachés dans ses forts. Ils lui députèrent de nouveau message sur message, l’invitant à retourner, car ils redoutaient leur souverain. A peine était-il rentré au camp, qu’arriva un ordre du Khakan à ses troupes qui portait que personne n’osât rien entreprendre contre Avak; il y avait aussi pour lui une lettre et de présents, avec l’assurance qu’il pouvait aller partout en liberté et sans rien craindre. Après que les Tartares lui eurent témoigné leur déférence, ils chassèrent du camp ceux qui en voulaient à sa vie et les envoyèrent, en compagnie d’un officier appelé Tongouz-aga, venu pour une levée générale des impôts de la part du Khakan, auprès de la reine de Géorgie, R’ouçoudan, afin de l’inviter à venir reconnaître l’autorité du grand roi. Avak et cet officier s’acquittèrent de leur mission et assurèrent R’ouçoudan qu’elle ne devait avoir aucune appréhension. Ayant pris un corps de troupes qu’elle leur confia, ils retournèrent vers ceux qui les avaient envoyés après avoir conclu un traité dans lequel il fut stipulé que la reine serait soumise aux Tartares, entretiendrait paix et amitié avec eux ainsi que son fils David, encore enfant, qu’elle venait de faire couronner, et, de plus, que les Tartares seraient fidèles à ce traité.

MASSACRES QUI EURENT LIEU DANS LE PAYS DE KHATCHEN. TOUCHANT LE PIEUX PRINCE DJELAL-EDDIN.

X. Nous avons exposé très sommairement les excès que commit chez nous l’armée forcenée des Tartares. Nous parlerons maintenant du district de Khatchên et de ce qu’ils y firent; car ils avaient étendu sur tous les points de leurs incursions, et s’étaient partagés au sort les divers pays. Quelques-uns de leurs chefs arrivèrent dans ce district avec des forces et des armements considérables, et avec tout leur attirail de campement. Ils firent prisonniers ou tuèrent quantité de gens dans les lieux ouverts; ensuite ils attaquèrent ceux qui avaient été dans des endroits fortifiés. Ils en tirèrent les uns par ruse, les autres par force, plusieurs furent faits captifs ou tués. Un grand nombre s’étaient réfugiés dans des lieux sûrs et dont l’accès difficile les avait fait nommer Harakhagh’ats, (hantés par les oiseaux). Cantonnés là, ils y vivaient tranquilles mais comme nos malheurs nous étaient infligés par le Seigneur, les Tartares, arrivant tout à coup à la dérobée, pénétrèrent dans ces retraites; ils livrèrent au tranchant du glaive cette multitude, et en précipitèrent une partie du haut des rochers escarpés. La terre disparut sous l’accumulation des cadavres de ceux qui avaient été précipités, et le sang coula en ruisseaux comme de l’eau. Nul ne fut épargné; longtemps après, les ossements de ces victimes apparaissaient entassés comme des monceaux de pierres. Les Tartares marchèrent aussi contre le prince Haçan, surnommé Djélal, lequel était fils de la sœur des grands princes Zak’arè et Ivanê; c’était un homme pieux, aimant Dieu, doux et affable, plein de charité et ami des pauvres, persévérant dans la prière et dans les vœux qu’il adressait au Seigneur, comme les solitaires du désert. Il accomplissait sans y manquer les offices du jour et de la nuit, partout où il se trouvait, avec la même exactitude que les moines. Il célébrait la mémoire de la Résurrection du Sauveur en veillant debout le dimanche, sans prendre un instant de sommeil. Il était l’ami zélé des prêtres, dévoué à l’étude, assidu à la lecture de l’Écriture sainte.

Sa pieuse mère, nominée Donguig,[63] après la mort de son mari Vakhthang, il avait élevé ses trois fils Djélal, Zak’arê et Ivanê. Elle se rendit dans la sainte cité de Jérusalem, et y demeura plusieurs années, se livrant à de rudes austérités qui remplissaient d’admiration ceux qui en étaient témoins; elle distribua tout ce qu’elle possédait aux pauvres et aux malheureux, à l’exemple d’Hélène, femme d’Abgar, et les nourrissait elle-même du travail de ses mains. Elle mourut dans cette ville, et Dieu glorifia celle qui le glorifiait: une clarté en forme de coupole apparut sur son tombeau, afin d’exciter à imiter ses bonnes œuvres. Ce sage prince (Djélal), voyant accourir les Tartares, rassembla les habitants de sa contrée dans la forteresse appelée en langue perse Khôkhanapert.[64] Les Tartares l’ayant invité à venir à eux avec amitié et en paix, il sut d’abord très prudemment se les concilier; après quoi il se rendit à leur appel en leur apportant de riches présents. Ils le traitèrent avec honneur et lui rendirent sa principauté, en y joignant même d’autres possessions. Ils lui prescrivirent en même temps de se réunir à eux chaque année pour aller faire la guerre, de leur garder obéissance et fidélité. Il administra sa principauté avec beaucoup d’habileté. Il fit tout ce qui était possible pour les besoins des Tartares qui allaient et venaient chez lui, soit provisions de bouche, soit autres choses, en y ajoutant ce qui lui appartenait en propre; il pourvoyait ainsi à ce qui leur manquait quand ils arrivaient. Aussi le pays était respecté par eux; mais c’était le seul où il en fut ainsi; partout ailleurs ils maltraitaient les populations.

PORTRAIT DES TARTARES. DESCRIPTION ABRÉGÉE.

XVI. Aspirant à laisser aux générations futures un souvenir, nous qui, par l’espoir de notre salut, attendons d’être délivrés des misères qui nous accablent, nous ferons connaître en peu de mots aux esprits curieux les traits et le langage des Tartares.

Leur aspect était horrible et repoussant; point de barbe, si ce n’est à peine chez quelques-uns; seulement, la lèvre et au menton, des poils si rares que l’on aurait pu les compter; l’œil étroit et vif, la voix grêle et perçante; vivant et résistant longtemps. Lorsqu’ils avaient des provisions en abondance, ils mangeaient et buvaient avec une avidité insatiable, et lorsqu’ils étaient dans le dénuement, ils supportaient facilement la faim. Ils se nourrissaient de la chair de toutes sortes d’animaux purs ou impurs: mais ils préféraient celle de cheval. Ils dépeçaient les animaux par quartiers, les faisaient bouillir ou rôtir sans sel; puis ils les coupaient en petits morceaux et, après les avoir trempés dans de l’eau salée, les mangeaient. Ils prenaient leur nourriture, les uns accroupis sur les genoux, comme les chameaux, les autres assis; dans leurs repas, la part était égale pour les maîtres et pour les serviteurs. En buvant le koumis ou le vin, l’un d’eux prenait un grand vase à la main, et y puisant avec une petite coupe, lançait le liquide vers le ciel, puis vers l’orient, l’occident, le nord et le sud: après ces libations, ayant bu un peu du contenu de la coupe, il la présentait aux chefs principaux. Si on leur apportait des mets ou de quoi boire, ils en faisaient d’abord goûter à celui qui les leur servait, voulant ainsi s’assurer qu’il n’y avait pas de poison. Ils prenaient autant de femmes qu’ils voulaient; mais chez eux ils punissaient impitoyablement de mort l’adultère, tandis qu’eux-mêmes, partout. Ailleurs, avaient commerce indistinctement avec les femmes étrangères. Ils ne pouvaient souffrir le vol, à tel point qu’ils faisaient subir, à ceux qui s’en rendaient coupables, une mort cruelle. Ils ne professaient aucun culte, ne connaissaient aucune cérémonie religieuse; cependant ils avaient le nom de Dieu à la bouche dans toutes les occasions. Invoquaient-ils ainsi Dieu, l’Etre existant par lui-même, ou quelque autre divinité ? C’est ce que nous ignorons et ce qu’ils ne savaient pas sans doute eux-mêmes. Ils répétaient souvent que leur souverain, était l’égal de Dieu, que Dieu avait pris le ciel en partage, et qu’il avait donné la terre au Khakan. Pour le prouver, ils affirmaient que Tchinguiz-khan, père du Khakan actuel, n’avait point été engendré de la semence d’un homme, mais qu’une lumière, partant de lieux invisibles, était entrée par le toit de la maison de sa mère, et lui avait dit: Conçois et tu auras un fils qui sera le souverain du monde. Telle était, suivant eux, manière dont ce monarque était né. Cela nous a été raconté par le prince Grégoire, fils de Marzban et frère d’Arslan-beg, de Sarkis et d’Amira, de la famille des Mamigoniens; il avait entendu ce récit de la bouche de l’un des premiers personnages parmi les Tartares, nommé Gh’outhoun-nouïn, un jour que celui-ci instruisait de jeunes enfants. Lorsque l’un des Tartares venait à mourir, ou qu’eux-mêmes le mettaient à mort, ils le transportaient avec eux pendant plusieurs jours, car ils croyaient qu’un démon, entrant dans le corps du défunt, faisait entendre une foule de billevesées, ou bien ils le brûlaient; quelquefois aussi ils l’enterraient dans une fosse profonde avec ses armes et ses vêtements, l’or et l’argent qui formaient son patrimoine. Si c’était un de leurs chefs, on enterrait aussi avec lui plusieurs de ses esclaves, hommes et femmes; afin de le servir, disaient-ils, et des chevaux, parce qu’ils prétendaient que dans l’autre monde il se livrait à de grands combats. Pour perpétuer la mémoire du défunt, ils fendaient le ventre de son cheval et retiraient par cette ouverture toute la chair sans aucun os; ensuite ils brûlaient les intestins et les os; puis ils cousaient la peau de l’animal comme si son corps eût été entier, et lui passant par le ventre un bâton pointu qu’ils faisaient sortir par la bouche, ils suspendaient cette peau à un arbre ou à un endroit élevé. Leurs femmes étaient magiciennes et jetaient des charmes sur tout. Ce n’est que d’après la décision de leurs sorciers et de leurs magiciens qu’ils se mettaient en marche, et après qu’ils avaient rendu leurs oracles.

Le langage était barbare et inintelligible. Voici une liste de quelques-uns de leurs mots:[65]

Dieu, Thangri

Barbe, sakh’hal

Agneau, gh’ourgh’an

Lièvre, thapelgh’a[66]

Arc, némou

Homme, êré [67]

Figure, iauz-niour [68]

Chèvre, iman

Oiseau, thakkia

Flèche, sémou

Femme, iré [69]

Bouche, aman

Cheval, môri

Colombe, k’au-katchia

Roi, mélik (ar.)

Père, èzga

Oreilles, tchik’ïn

Mulet, louça (mantchou)

Aigle, gh’ousch [70]

Prince, nouïn

Mère, ak’a

Dent, sitoun

Chameau, thaman

Eau, ouçoun

Grand prince, ëk-nouïn

Frère, agh’a

Pain, ôthmank[71]

Chien, naukha

Vin, dara-çou

Terre, êl [72]

Sœur, ak’adji

Huile, ak’ar

Loup, zina

Mer, dankez (turc)[73]

Soleil, naran

Tête, thirôn

Vache, ounên

Ours, aïtkh’ou

Fleuve, oulan-çou[74]

Lune, sara

Yeux, nidoun

Brebis, gh’onïna

Renard, haunk’an

Épée, khôldou

Astres, sargh’a

Lumière, aûdour[75]

Nuit, souïni

Écrivain, pithik tchki

Satan, par’ah’our [76]

Ciel, k’ouk’o (ce qui est bleu)

et autres noms aussi barbares qui nous ont été inconnus pendant longtemps, et que maintenant nous avons appris malgré nous.

Leurs chefs les plus considérables, placés au dessus de tous les autres, sont les suivants: le commandant suprême de l’armée, Tcharmagh’an-nouïn chargé en outre de rendre la justice, et ses assesseurs.

Israr-nouïn,[77] Gh’outoun-nouïn,[78] Douthoun-nouïn, et Djagataï[79] qui dirigeait l’armée et qui fut tué par les Mehalidé.

Ils avaient aussi beaucoup d’autres généraux et les troupes étaient innombrables.

LE DOCTEUR SYRIEN.

XVII. La divine Providence, qui veut toute ses créatures conservent la vie, suscita par sa bonté, au milieu des Tartares, un homme craignait Dieu et pieux, Syrien de nation, nommé Siméon. Il portait le titre de père de leur souverain, c’est-à-dire du Khakan, comme ils appellent ce prince, ou rabban-atha; en syriaque rabban signifie docteur, et atha en tartare veut dire père. Cet homme ayant appris que les chrétiens étaient impitoyablement massacrés, se présenta devant le Khakan, et lui demanda un rescrit adressé aux troupes et leur enjoignant de ne point exterminer indistinctement des populations innocentes désarmées, qui n’opposaient aucune résistance, et de leur laisser la vie pour qu’ils devinssent des sujets obéissants. Le Khakan le congédia avec une pompe magnifique, et en le chargeant pour le général en chef d’un ordre écrit, dans lequel il intimait à tous de se conformer aux volontés du docteur syrien. Siméon étant parti pour remplir sa mission, devint d’un grand secours aux chrétiens, en les arrachant à la mort et à l’esclavage. Il bâtit des églises dans des villes musulmanes où l’on n’osait point auparavant prononcer le nom du Christ, principalement à Tauris., et à Nakhdjavan, où les infidèles nous étaient, plus que partout ailleurs, hostiles. Dans ces villes, les chrétiens n’osaient ni se montrer, ni circuler publiquement, encore moins élever des églises ou des croix. Siméon éleva des croix et des églises; il voulut que le jamahar,[80] retentît de nuit comme de jour, que l’on conduisit ostensiblement les morts à la sépulture avec la croix et l’Evangile et l’appareil de la liturgie, suivant le rite des chrétiens. Tous ceux qui s’y opposeraient devaient être mis à mort. Aussi personne n’osait enfreindre cet ordre bien plus, les troupes tartares avaient pour lui la même déférence que pour leur souverain, et ne prenaient ou n’exécutaient aucune résolution sans le consulter. Tous ses compatriotes livrés au commerce, et pourvus de son tamga, c’est-à-dire d’un écrit revêtu de sa signature circulaient partout librement. Personne n’osait toucher à ceux qui invoquaient son nom. Les généraux tartares lui offraient des présents pris sur le butin qu’ils avaient fait. C’était un homme modeste de caractère, tempérant dans le boire et le manger; il ne prenait qu’un peu de nourriture vers le soir. C’est ainsi que Dieu par le ministère de Siméon, consola son peuple errant dans l’exil. Il baptisa nombre de Tartares. Sa vie admirable inspirait à chacun le plus profond respect et la crainte. Lorsque je traçais ces lignes, nous étions en 690 de l’ère arménienne (20 janvier 1241 - 19 janvier 1242). Le roi des Arméniens était le pieux Héthoum;[81] le brave Sempad, son frère, était généralissime; le prince des princes était Constantin, leur père; le catholicos qui occupait le siège de saint Grégoire était Constantin, vertueux vieillard, qui résidait à Hr’om-gla’; le seigneur Basile, frère du roi Héthoum, était archevêque et successeur désigné du catholicos; le catholicos des Agh’ouans était le seigneur Nersès, homme doux et bon, lequel, à cette époque, habitait le couvent de Khamisch, dans le district de Miaph’or;[82] Jean, son neveu (fils de frère), était archevêque, nouvellement consacré; les Tartares avaient la domination universelle, et moi je comptais quarante ans d’âge, un peu plus ou un peu moins.

XVIII. Au commencement de l’année 691 de l’ère arménienne (20 janvier 1241 - 19 janvier 1242), un édit du Khakan parvint à ses troupes et au général d’Orient, pour leur annoncer qu’il remplaçait dans le commandement suprême Tcharmagh’an, devenu muet, par un des officiers de son armée, nommé Batchou Gh’ourtchi,[83] auquel le sort avait dévolu ces hautes fonctions; car ils décidaient de tout par la magie. Dès que celui-ci fut entré en fonctions, il rassembla des troupes parmi toutes les nations qui relevaient de son autorité, et marcha vers la partie de l’Arménie qui dépendait du sultan de Roum. Parvenu dans le district de Garin, il mit le siège devant Théodosiopolis, aujourd’hui Garin. Après l’avoir investie, il envoya des parlementaires aux habitants pour les engager à se rendre. Non seulement ils s’y refusèrent, mais ils les chassèrent ignominieusement, sur leurs murailles, ils se mirent à injurier les Tartares. Ceux-ci, ayant vu leurs propositions pacifiques repoussées, reçurent de leurs généraux l’ordre de se partager le rempart sur toute son étendue, afin qu’il fût abattu à la fois. Se mettant aussitôt à l’œuvre, ils dressèrent de nombreuses balistes, et le rempart fut détruit. Pénétrant alors dans l’intérieur, ils firent un massacre général, sans accorder de quartier. Après avoir pillé la ville, ils y mirent le feu. Cette cité était remplie d’une nombreuse population de chrétiens et de Dadjigs, auxquels s’étaient joints les habitants du district. On y trouva une quantité innombrable de Bibles de grand et de petit format; les ennemis, s’en étant emparés, les vendirent aux chrétiens qui faisaient partie de l’armée [tartare] donnant à vil prix ce qui avait une grande valeur. Ceux-ci prirent ces volumes avec joie, et les envoyèrent chacun dans son pays, en cadeau aux églises et aux monastères. Ils rachetèrent aussi beaucoup de captifs, hommes, femmes et enfants, évêques, prêtres et diacres, autant qu’ils le purent. Les princes Avak, Schahenschah et Ak-bouga, fils de Vahram, Grégoire de Khatchên, fils de Touph’,[84] qui était un homme animé de la crainte de Dieu, ainsi que leurs troupes (que le ciel les récompense!), rendirent la liberté à tous leurs captifs, les laissant maîtres d’aller où ils voudraient. Les Tartares saccagèrent non seulement Garïn, mais encore une foule de districts appartenant au sultan de Roum. Ce dernier était impuissant à y porter remède, car il s’était sauvé et se tenait caché par la crainte des Tartares. On prétendait même qu’il était mort. Après cette expédition, l’armée tartare, chargée de butin, et dans l’allégresse, retourna dans l’Agh’ouanie occuper ses campements d’hiver dans la belle et fertile plaine de Mough’an, et elle y passa la mauvaise saison.

GUERRE ENTRE LE SULTAN DE ROUM ET LES TARTARES.

XIX. Tandis que les Mongols étaient campés tranquillement dans les plaines de l’Arménie et de l’Agh’ouanie, des envoyés vinrent de la part du sultan Ghiâth ed-din [Keï Khosrou] et firent entendre des paroles hautaines et menaçantes, comme c’est la coutume des Dadjigs. « Pensez-vous, dirent-ils, que, parce que vous avez ruiné une de nos villes, vous ayez vaincu le sultan et abattu sa puissance? Mes cités sont innombrables, et mes soldats ne peuvent se compter; Demeure, attends-moi où tu es, et j’irai en personne te rendre visite, les armes à la main. » Ils ajoutèrent sur le même ton beaucoup de choses qui montraient leur orgueil. L’ambassadeur assura que le sultan se proposait de venir passer l’hiver prochain dans la plaine de Mough’an, avec ses femmes et son armée. Ces paroles n’excitèrent aucun mouvement d’impatience chez les Tartares; ils ne répondirent rien. Leur chef Batchou-nouïn se contenta de dire: « Vous avez parlé d’une manière bien fière; la victoire sera à qui Dieu l’accordera.» C’est ainsi que des envoyés arrivèrent successivement pour les provoquer; mais les Tartares ne se pressèrent pas davantage. Ils réunirent lentement leurs troupes, et tous ceux qui relevaient d’eux et qui étaient venus, accompagnés de leur suite en Arménie, engraisser leurs chevaux dans des contrées abondantes en pâturages. Ensuite ils s’acheminèrent à petites journées vers le lieu où campait le sultan, dans la partie de l’Arménie qui appartenait à ce prince, non loin d’un bourg appelé Acetchman-Gadoug,[85] où il s’était arrêté avec une multitude immense, avec ses femmes, ses concubines, apportant de l’or et de l’argent, et tous les insignes du pouvoir. Il avait traîné cet attirail ainsi que des bêtes sauvages nourries pour les plaisirs de la chasse, un grand nombre de reptiles, et jusqu des rats et des chats. Il voulait, en effet, témoigner à ses troupes qu’il était sans appréhension. Ce pendant le général en chef Batchou, avec l’habileté consommée des Tartares, divisa les siens en plusieurs corps qu’il confia à ses plus vaillants officiers, et distribua dans leurs rangs les auxiliaires accourus de divers points, afin d’une trahison. Puis il choisit les plus braves et en composa l’avant-garde. Les Tartares, en étant venus aux mains avec le sultan, le mirent en fuite, et ce prince se sauva à grand-peine, laissant ses bagages sur le lieu même de l’action. S’étant mis à sa poursuite, ils massacrèrent ses troupes et les passèrent impitoyablement au fil de l’épée; après quoi ils revinrent dépouiller les morts. Ayant pénétré dans le camp du sultan, ils virent que ce prince était déjà parti et que son armée était complètement en déroute. Ils commencèrent à se répandre ça et là, pillant et saccageant une foule de localités. Après avoir rassemblé de l’or, de l’argent, des vêtements de grand prix, des chameaux, des chevaux, des mulets et des bestiaux en quantité immense, ils allèrent investir Césarée de Cappadoce. Les habitants n’ayant pas voulu se rendre, ils prirent la ville d’assaut, les passèrent au fil de l’épée, enlevèrent leurs trésors et laissèrent leurs murs déserts. De là ils se dirigèrent vers Sébaste; mais, comme les habitants vinrent au-devant d’eux avec des présents, ils leur firent grâce de la vie, et se contentèrent d’une partie de leurs richesses. Après y avoir établi leur autorité et des officiers chargés de l’exercer en leur nom, ils se retirèrent. De là ils marchèrent sur la ville d’Ezenga, contre laquelle ils tentèrent des attaques réitérées. Comme la résistance était vigoureuse et meurtrière, ils entreprirent d’attirer par ruse les habitants hors des murs, sous prétexte de faire la paix. Ceux-ci, se voyant dépourvus de secours, y consentirent. Aussitôt les Tartares, se jetant sur eux, les massacrèrent tous, hommes et femmes. Quelques jeunes garçons ou filles seulement furent épargnés et emmenés en esclavage. Après avoir ainsi dévasté une quantité de provinces, ils arrivèrent en vue de la ville de Téphricé. Les habitants, persuadés que toute résistance était impossible, se soumirent volontairement. Les Tartares les dépouillèrent d’une grande partie de leurs richesses, et les laissèrent sans leur faire d’autre mal. Chargés de butin et triomphants, ils reprirent le chemin de leurs campements d’hiver en Arménie et dans le pays des Agh’ouans. Ils étaient en parfait état, et n’avaient éprouvé aucune perte; car c’était le Seigneur qui envoyait cette ruine et ce fléau aux populations. Les chrétiens qui combattaient dans leurs rangs rendirent la liberté, soit publiquement, soit en cachette, à une multitude de captifs, parmi lesquels étaient des prêtres et des moines. Les grands princes Avak, Schahenschah Vahram et son fils Ak-bouga, Djélal Haçan de Khatchên et ses troupes, Grégoire, fils de Touph’ et de la sœur de la mère de Djélal, ainsi que d’autres chefs et leurs hommes, en firent autant dans la mesure de leur pouvoir. Ceci se passa en 692 de l’ère arménienne (20 janvier 1243 – 19 janvier 1244).

DU ROI D’ARMENIE ET DE CE QU’IL FIT.

XX. Lorsque ces événements s’accomplirent ? Héthoum, roi de la Cilicie et des contrées qui en dépendent, voyant le sultan [de Roum] vaincu par les Tartares, leur envoya des ambassadeurs avec des présents magnifiques, afin de faire avec eux un traité de paix et leur offrir sa soumission. Les ambassadeurs, étant arrivés à la grande Porte, furent présentés à Batchou-nouïn et à Elthina-Khatoun, femme de Tcharmagh’an, et aux grands officiers, par le prince Djélal. Après les avoir écoutés sur le but de leur mission et avoir vu les dons du roi, ils demandèrent que ce prince .leur remît la mère du sultan sa femme et sa fille, qui avaient cherché un asile auprès de lui. Cette exigence causa un vif chagrin au roi Héthoum. J’aurai préféré, dit-il, qu’ils m’eussent demandé mon fils Léon. Mais comme il les redoutait, et qu’il craignait qu’un refus ne lui attirât de grands malheurs, il remit, bon gré, mal gré, ces princesses entre leurs mains. En même temps il se montra très libéral envers ceux qui étaient venus les chercher, et qui, à leur retour, les présentèrent à Batchou et aux autres généraux. Ceux-ci, en les voyant en leur possession, furent dans la joie; ils comblèrent d’honneurs les envoyés du roi, et leur assignèrent des rations, pour eux et leurs chevaux, pendant la saison de l’hiver; ils se proposaient, en effet, au printemps, de les accompagner à leur retour en Cilicie. Ils conclurent donc un traité d’amitié avec le roi, et remirent à ses envoyés un écrit conçu d’après leur religion, et appelé par eux al-tamga.[86] Ils attendirent ainsi jusqu’au printemps, pour entreprendre une nouvelle campagne contre le sultan et son royaume.

CONSTANTIN, PRINCE DE LAMPRON, EN CILICIE, SE REVOLTE.

XXI. Lorsque le roi Léon II vivait, il y avait dans ses Etats une forteresse imprenable, appelée Lampron.[87] Le prince qui en était possesseur, et qui se nommait Héthoum, se révolta contre Léon. Celui-ci, malgré ses efforts réitérés, n’avait pu le faire rentrer dans le devoir; mais ayant fini par réussir à le tromper, sous prétexte d’une alliance avec lui, et comme s’il voulait donner en mariage la fille de son frère (R’oupên III) au fils de Héthoum, nommé Ôschïn, il se saisit de lui et de ses fils, et, à force de tortures, leur arracha la cession de leur forteresse. Léon en ayant pris possession, y plaça sa mère, la Reine des reines,[88] et consigna par écrit des anathèmes, sous la menace desquels il s’engageait à ne céder jamais cette place qui que ce soit et la conserver comme un apanage royal; « car, disait-il, ses maîtres se sont toujours révoltés, se fiant à la solidité de leurs murailles. » Léon étant mort, et sa fille Isabelle (Zabel) lui ayant succédé, Constantin, prince des princes, s’entendit avec le catholicos Jean (‘Ohannès) et autres grands personnages, et mit sur le trône son fils Héthoum, encore tout jeune, en le mariant à la fille de Léon, à la place de [Philippe] fils du prince d’Antioche, qui avait été jeté en prison. Constantin ayant voulu s’assurer le concours du fils de Héthoum, lequel s’appelait comme lui-même Constantin, et était son beau-frère (frère de sa femme),[89] lui rendit Lampron comme un apanage de famille, et lui conféra la charge de thakatir,[90] de son fils. Mais Constantin, au bout de quelque temps, fidèle aux habitudes paternelles se révolta contre le fils de sa sœur, le roi Héthoum, et, malgré tous leurs efforts, Constantin, père du roi, et le roi lui-même, ne purent parvenir à le réduire. Le rebelle, fort de l’appui du sultan de Roum, persistait dans sa désobéissance. Celui-ci ayant été mis en fuite par les Tartares, le roi soumit les villages et les campagnes aux environs de Lampron, à l’exception de cette place, où se maintenait Constantin. Ce prince envoya des ambassadeurs au roi pour lui demander la paix promettant de lui remettre ses fils en otage et pour être à son service, à condition qu’il conserverait la forteresse Héthoum ne voulut point y consentir. Constantin renouvela son message deux et trois fois, et roi et son père lui opposèrent les mêmes refus. Constantin s’étant rendu à Iconium, et, s’étant adjoint les troupes du sultan de Roum, ennemi déclaré du roi, parce que ce dernier avait livré la mère du sultan aux Tartares, il arriva tout à coup, au moment où l’armée royale était dispersée dans ses cantonnements, pénétra dans l’intérieur de la Cilicie, dévasta nombre de bourgs et de campagnes par l’incendie, le massacre et l’esclavage; il tua et dépouilla quantité de chrétiens, et fit beaucoup de mal, par esprit de vengeance. Témoin de ces désastres, le roi réunit ses forces, et, fondant vaillamment sur cette multitude, l’extermina entièrement. Le rebelle seul parvint à s’échapper et s’enfuit avec une poignée d’hommes. Le roi le battit ainsi sept fois, et Constantin, se renferma dans sa forteresse et n’osa plus en sortir ni s’en écarter d’un pas.

DAVID EST FAIT ROI.

XXII. La nation des archers (des Tartares), à l’esprit fertile en inventions et en ruses, envoya maintes fois à la reine de Géorgie, R’ouçoudan, pour la presser de venir les trouver, ou de leur remettre son jeune fils David avec un corps auxiliaire; mais la reine n’en fit rien, et se contenta de leur envoyer un faible détachement. Par l’intermédiaire d’Avak, fils d’Ivanê, qui servait dans l’armée tartare, elle leur fit dire que l’ambassadeur qu’elle avait fait partir vers le Khakan, leur souverain, n’étant point encore de retour, elle ne pouvait se rendre auprès d’eux. Les Tartares ayant défié le sultan de Roum, gendre de la reine,[91] et lui ayant enlevé quantité de villes, députèrent vers ce dernier le prince Vahram pour l’inviter à venir faire sa soumission. En revenant, Vahram se fit accompagner du fils de Giorgi Lascha, frère de la reine, envoyé jadis par elle traîtreusement, en compagnie de sa fille, au sultan de Roum, pour que celui-ci le périr, car elle craignait que ce prince n’ourdît un complot pour lui enlever le trône. Il était en ce moment chez le sultan; qui le retenait en prison. Vahram l’ayant ramené, déclara aux Tartares que c’était le fils de son roi, et qu’il avait été privé de ses Etats. Ceux-ci, par esprit d’opposition contre la sœur du père de ce prince, le reconnurent comme souverain, et ordonnèrent que, suivant l’usage des chrétiens, il serait sacré, que tous les chefs qui relevaient autrefois de son père lui obéiraient, et, de plus, qu’il tiendrait sa cour à Dèph’kis’. Les chefs les plus considérables au service des Tartares, Avak, qui avait le rang de général, Schahenschah, fils de Zak’arê; Vahram, et son fils Ak-bouga, ayant conduit le prince à Mèdzkhitha, appelèrent le catholicos de Géorgie et le firent sacrer. Son nom était David. Sa tante R’ouçoudan, apprenant ce qui venait de se passer, s’enfuit dans l’Aph’khazêth et le Souanêth, avec sou fils, qui se nommait aussi David; de là, elle envoya des ambassadeurs à un autre général tartare, Bathou, parent du khan[92] et chef de l’armée, qui occupait le pays des Russes, l’Ôssêth et Derbend, et le second par le rang après le khan, pour lui offrir de reconnaître son autorité. Bathou décida qu’elle résiderait à Dèph’kis’; les Tartares n’y mirent aucun obstacle, parce qu’à cette époque le khan venait de mourir.

LE SEIGNEUR NERSES, CATHOLICOS DES AGH’OUANS,[93] EST MANDÉ À LA GRANDE PORTE.

XXIII. Tandis que l’armée tartare hivernait dans les plaines de l’Arménie et des Agh’ouans, le docteur syrien dont il a été question plus haut entendit parler du catholicos des Agh’ouans, et le fit connaître à Elthina-Khathoun, femme de Tcharmagh’an, laquelle avait la direction des affaires depuis que son mari était devenu muet; il lui représenta que le chef des chrétiens de ces contrées vivait éloigné de son siège et ne venait pas rendre visite au Tartares. Alors ils lui transmirent ce message: « Pourquoi toi seul entre tous ne viens-tu pas nous voir? Arrive immédiatement, et si ce n’est pas de bon gré, nous te ferons venir de force et d’une manière ignominieuse pour toi. » Comme le catholicos résidait dans le district de Miaph’or, au couvent de Khamisch, et se trouvait sous la juridiction d’Avak, il n’osa pas partir sans lui en avoir demandé l’agrément, dans la crainte qu’on n’attachât une grande importance à ce voyage. Il se cacha donc des envoyés, et dit à ses serviteurs de prétexter qu’il n’était pas chez lui, et qu’il était allé trouver Avak. Les Tartares envoyèrent une seconde et une troisième fois, en faisant entendre des menaces pour le contraindre à: se mettre en route. Cependant le catholicos, avant pris les ordres d’Avak, partit pour le camp tartare dans la plaine de Mough’an, apportant des présents dans la proportion de ses facultés. Le docteur syrien était alors absent; car il était allé à Tauris. Arrivé à la grande Porte, le catholicos se présenta à Elthina-Khatoun, qui l’accueillit avec bienvenue, le combla d’honneurs et le fit asseoir au-dessus des officiers les plus considérables réunis auprès d’elle à l’occasion des noces de son fils Bôra-nouïn,[94] elle le mariait avec la fille d’un chef d’un haut rang Gh’outoun-nouïn et en même temps elle donnait à sa fille un autre chef des plus qualifiés, appelé Ouçour’ nouïn.

Il y avait grande fête chez les Tartares dans ce moment témoin des réjouissances d’une noce. La princesse s’adressant au catholicos: « Tu es arrivé, lui dit-elle, dans un moment propice. — Effectivement, répondit celui-ci avec un à-propos parfait, j’ai choisi l’instant où vous êtes dans la joie pour venir. » Elle le confia, lui et ses serviteurs, à ses frères Içategh’-agh’a, et Ikorkoz, qui étaient chrétiens, et nouvellement arrivés de leur pays, pendant qu’elle-même vaquerait aux soins qu’exigeaient les fêtes nuptiales.

Ceux-ci traitèrent le catholicos avec les plus grands égards. Une fois qu’elle-même fut un peu dégagée de ses occupations, elle lui fit remettre des présents et des al-tamga, portant défense absolue de le molester. On lui donna en même temps, pour lui servir d’escorte un Tartare-Mongol qui le ramena dans le pays des Agh’ouans et sous la protection duquel il parcourut son diocèse; car il y avait longtemps que lui et ses prédécesseurs n’osaient s’y montrer, par la crainte que leur inspirait la cruelle et féroce race des Dadjigs. Le catholicos, après avoir visité ses ouailles, rentra tranquillement chez lui au couvent de Khamisch.

INCURSION DES TARTARES DU COTÉ DU VASROURAGAN, DANS PLUSIEURS DISTRICTS.

XXIV. Au commencement de la seconde année, après qu’ils eurent mis en fuite le sultan Ghiâth ed-din, les Tartares s’avancèrent vers le district de Pèznounik’ contre Khélath; s’étant emparés de cette ville, ils la donnèrent à Thamta, sœur d’Avak, laquelle elle appartenait auparavant, lorsque cette princesse était la femme de Mélik-Aschraf, captive par le sultan du Khorazm, Djélal ed-din, elle était passée des mains de ce souverain dans celles des Tartares, qui l’avaient envoyée au khan, chez lequel elle resta plusieurs années. La reine de Géorgie, R’ouçoudan, ayant député le prince ‘Emad eddaula, vers le khan, ce prince, sur le point de s’en retourner, demanda Thamta au monarque. Il la ramena avec lui, muni d un ordre écrit de la part du khan, enjoignant que l’on rendît à cette princesse ses possessions qu’elle avait lorsqu’elle était la femme de Mélik-Aschraf. Les Tartares, se conformant à cet ordre, remirent à Thamta Khélath et les districts environnants. Après quoi ils poussèrent de divers côtés dans la Mésopotamie syrienne à Amid, Édesse, Nisibe, et dans le pays de Schampïn, ainsi que dans beaucoup d’autres contrées. Mais cette expédition fut pour eux sans résultat; car, quoiqu’ils n’eussent rencontré aucune résistance, cependant les chaleurs de l’été leur furent fatales, en faisant périr nombre d’hommes et de chevaux. Alors ils rentrèrent dans leurs campements d’hiver habituels. D’après l’ordre qu’ils donnèrent de rebâtir Garin, c’est-à-dire Théodosiopolis, les habitants dispersés ou cachés, et ceux qui avaient échappé à la servitude, furent réunis. Ils rappelèrent aussi l’évêque de cette ville, le seigneur Sarkis, que ramena le prince Schahenschah, fils de Zak’arê; dès qu’il fut venu, on se mit à relever cette cité détruite et en ruines.

CANONS ETABLIS PAR LE CATHOLICOS D’ARMENIE CONSTANTIN.

XXV. Ce pontife, voyant l’Arménie désolée et les tribulations qu’infligeaient aux populations les exacteurs et les troupes tartares, comprit par ses réflexions, que les péchés de hommes étaient la cause de ces désastres; car chacun n’avait d’autre souci que de vivre sa guise. Les saintes lois du mariage n’étaient plus respectées; et les païens, des gens issus du même sang, des parents, contractaient union; ils quittaient leurs femmes par caprice et prenaient celles qui leur plaisaient. Ils ne s’inquiétaient en rien de l’observance dès jeunes Ils avaient commerce indistinctement avec les païens; et, ce qui est pire que tout cela, les évêques donnaient la consécration à prix d’argent, vendant les dons de Dieu à des indignes; des enfants, des ignorants qui ne savaient pas même parler correctement en public, étaient choisis par eux pour être les intermédiaires entre Dieu et l’homme; des prêtres indignes, des adultères, des entreteneurs avérés de femmes perdues remplissaient les fonctions sacrées; sans compter les autres iniquités que tous commettaient, grands et petits, au point que les prêtres et le peuple à la fois vivaient dans la démence sans qu’il y eût personne pour le leur reprocher. Le catholicos mit toute sa diligence à composer une lettre encyclique et des canons généraux, dont il chargea le savant et habile vartabed Vartan[95] Celui-ci était allé en pèlerinage à Jérusalem, pour faire ses adorations dans ces lieux vénérés où se sont accomplis les mystères de la vie du Sauveur, et pour visiter la terre consacrée par la mémoire des saints. Vartan étant venu en Cilicie, auprès du roi Héthoum, couronné par Jésus-Christ, et de ses frères, se rendit chez le saint catholicos, qui fut enchanté de le voir et de le garder longtemps auprès de lui. Ils se lièrent ensemble d’une étroite amitié, et le catholicos ne voulut jamais se séparer de lui. Il l’employa dans cette circonstance en l’envoyant, avec plusieurs de ses serviteurs, dans les villes, les bourgs et les principaux monastères, ainsi qu’auprès des chefs les plus considérables, auxquels il écrivit d’observer fidèlement les canons qu’il avait établis pour le salut des âmes, et d’accueillir, comme son représentant, ce vartabed qu’il leur députait, parce que lui-même était déjà vieux. Vartan et ceux que le catholicos lui avait adjoints, étant arrivés dans l’Arménie orientale, en parcoururent les différents districts, visitant les évêques, les monastères et les chefs; ils communiquèrent à tous les prescriptions du patriarche, et exigèrent de chacun une adhésion écrite. Mais comme ils étaient tous détournés de la bonne voie, et gangrenés par la passion de l’avarice et l’amour de l’argent, ces prescriptions leur parurent très dures. Cependant ils n’osèrent point les repousser; ils firent semblant, au contraire, de les recevoir avec respect, et donnèrent leur signature et leur serment, s’obligeant, sous peine d’anathème, à les exécuter. Ceux qui souscrivirent sont: Sarkis, évêque de Garin; un autre Sarkis, évêque d’Ani; Jacques, évêque de Gars; les évêques de Pedchni, Vanagan et Grégoire; Jean-Baptiste, évêque d’Anpert;[96] Hamazasb, évêque de Hagh’pad, et autres prélats de divers lieux; les principaux monastères, Sanahïn, Kédig, Havardzin, Guetchar’ous,[97] Havouts-Thar,[98] Aïrivank’,[99] ‘Ohannou-vank’,[100] Sagh’mosa-vank’,[101] Hor’omoci-vank’[102] et les autres couvents des environs; le seigneur Nersès, catholicos des Agh’ouans, surnommé Douetsi, l’illustre et célèbre docteur Vanagan; Avak, prince des princes, et autres chefs. Le docte vartabed Vartan ayant recueilli toutes ces adhésions, les fit parvenir au catholicos Constantin, à Hr’omgla’. Après cette tournée, il passa dans la vallée de Gaïan, et il rentra dans son couvent, placé sous l’invocation de saint André, et qui s’élève en face de la forteresse de Gaïan; il termina là ses courses, se consacrant à instruire les nombreux disciples qui accouraient pour entendre ses savantes leçons.

L’année suivante, 696 de l’ère arménienne (19 janvier 1247 - 18 janvier 1248), le vertueux catholicos Constantin envoya en présent aux églises de l’Orient des ornements de soie de couleurs variées, de dalmatiques de grand prix pour la célébration de la sainte messe. Il avait confié à Théodose, l’un de ses serviteurs, ces objets destinés aux couvents les plus vénérés. Il y joignit une encyclique relative au tombeau de l’apôtre saint Thaddée, pour qu’on y rattachât en donation les districts et les villes d’alentour, et que l’on consacrât de fortes sommes à la reconstruction du portique qu’avait entrepris de restaurer le vartabed Joseph, et qui, après avoir été ruiné par les Turks, et dan les incursions des Géorgiens, était resté inhabité et désert depuis longtemps. Joseph s’étant rendu auprès d’un général tartare nommé Ankourag-nouïn, qui pendant l’été résidait non loin du tombeau de saint Thaddée, obtint la permission de purifier l’église et d’en faire la dédicace. Il rebâtit le couvent et y réunit nombre de religieux.[103] Ce Tartare laissa à ceux qui voulaient aller en dévotion à ce monastère le passage libre de toutes parts au milieu de ses troupes. Il défendit par un ordre très sévère d’empêcher ou de molester aucun d’eux; lui-même était plein de déférence pour les moines. Une foule d’entre les siens y allaient et faisaient baptiser leurs fils et leurs filles. Nombre de possédés du démon et de malades étaient guéris, et le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ était glorifié. Toutes les troupes tartares, loin de se montrer hostiles à la Croix et l’Église les vénéraient au contraire, et apportaient des présents. En effet, elles n’étaient point animées du zèle d’une religion contraire.

DES EXACTEURS QUI VINRENT DE LA PART DU KHAN.

XXVI. Lorsque le khan Koyouk, fut investi de la suprême autorité sur les Tartares, dans la région qui est le Centre de leur empire ? Aussitôt il fit partir des collecteurs de deniers publics, pour se rendre auprès de ses armées disséminées dans les contrées soumises sa domination afin de prélever le dixième de ce que les troupes possédaient, et d’exiger le tribut des populations et des souverains qui avaient été vaincus, la Perse, les Dadjigs, les Turks, les Arméniens, les Géorgiens et les Agh’ouans. Ces officiers étaient les plus impitoyables, les plus rapaces des exacteurs. L’un d’eux, qui était au-dessus de tous, s’appelait Arghoun; le second, nommé Bouga, était pire encore que ce Bouga qui, sous le règne du khalife [Motéwakkel] Djafar, l’ismaélite, envahit l’Arménie et saccagea une foule de provinces.[104] Ce second Bouga, étant arrivé au camp des Tartares, entrait dans les habitations des principaux d’entre eux, et y enlevait sans miséricorde ce qui lui convenait, sans que personne osât dire un mot; car il avait réuni autour de lui une bande de brigands, Perses et Dadjigs, qui remplissaient leur ministère de spoliation avec une rigueur inouïe. Mais c’est surtout aux chrétiens qu’ils en voulaient; aussi irritèrent-ils Bouga contre le pieux prince Haçan, surnommé Djélal. Il se saisit de lui à la grande Porte, en présence de tous les chefs; et lui fit subir des tortures multipliées. Il démolit ses imprenables forteresses, celle qui porte en langue perse le nom de Khôïakhan, ainsi que Têt, Dzirana’-k’ar,[105] et ses autres places fortes. Il les ruina tellement, qu’aucun vestige n’aurait pu indiquer qu’il y avait eu là des constructions. C’est à peine si Haçan, après avoir été forcé de lui livrer une masse d’or et d’argent, échappa à la mort. Les plus puissants ne purent lui venir en aide en rien, tant Bouga inspirait de terreur ceux qui étaient témoins de ses cruautés. Il tenta pareillement de se saisir du prince des princes, Avak, et de le soumettre aux tortures et à la flagellation; mais les chefs les plus considérables le prévinrent et lui dirent: « Ne crains rien, réunis toutes tes troupes, et avec elles va lui rendre visite, et, s’il tente de s’emparer de toi, saisis-le toi-même. Avak suivit ce conseil et alla trouver Bouga avec des forces imposantes. Celui-ci, à cette vue, eut peur, et dit à Avak: Quelle est cette multitude de soldats? Es-tu en révolte contre le khan, et es-tu venu pour me tuer?» Avak lui répondit: Toi-même, pourquoi as-tu rassemblé cette bande de malfaiteurs perses? Tu es venu en traître pour mettre la main sur nous. » Bouga, voyant que sa perfidie était connue d’Avak, lui parla d’un ton pacifique, mais il conservait toujours dans son esprit des desseins hostiles, et nourrissait l’espoir de trouver l’occasion de les exécuter. Taudis qu’il était dans ces mauvaises dispositions, le juste jugement de Dieu le frappa. Un ulcère se déclara tout coup à son gosier, et il mourut étouffé. Le méchant périt ainsi avec sa malice; l’impie fut enlevé de ce monde, et il ne contemplera pas la gloire de Dieu.

LES ROIS DE GEORGIE SE RENDENT AUPRES DU KHAN.

XXVII. À cette époque, la Géorgie avait été réduite en servitude. Ce royaume, qui un peu auparavant était dans l’éclat de la puissance se courbait maintenant sous le joug des Tartares d’Orient[106] commandés par Batchou-nouïn depuis la mort de Tcharmagh’an. Les Géorgiens étaient en ce moment gouvernés par une femme, la reine R’ouçoudan, qui s’était réfugiée et cachée dans les parties inaccessibles du Souanêth. Des ambassadeurs tartares vinrent des deux côtés, de la part du grand général qui occupait la région du nord, Bathou, proche parent du khan, le monarque suprême et dont le consentement était nécessaire pour que celui-ci pût monter sur le trône; et de la part du général qui commandait en Arménie, Batchou. Ces messages invitaient la reine à se rendre auprès de ces deux généraux, et de ne régner que sous leur autorité.

Comme elle était jolie, elle n’osa aller trouver aucun des Tartares, dans la crainte de n’être pas respectée. Elle se contenta d’envoyer à Bathou son fils David, encore tout jeune, à qui elle avait cédé la couronne. Les chefs qui étaient avec Batchou dans les pays d’Orient, et qui s’étaient emparés de tous les États de la reine ainsi que ceux qui dépendaient autrefois de cette princesse , et qui vivaient auprès des Tartares, voyant qu’elle refusait de venir, et qu’elle avait fait partir seulement son fils vers Bathou, envoyèrent dans leur mécontentement à Ghiath ed-din, sultan de Roum, et firent venir de chez lui le fils de Giorgi Lascha , roi de Géorgie, frère de R’ouçoudan ce même David qu’elle avait envoyé avec sa fille, femme du sultan Ghiâth ed-din, et que celui-ci avait mis en prison; afin qu’il ne conspirât pas pour détrôner la reine de Géorgie, belle-mère du sultan. Les Tartares, l’ayant ainsi mandé, lui rendirent les États de son père et l’envoyèrent vers leur souverain pour être confirmé dans sa royauté; puis ils expédièrent en toute hâte à R’ouçoudan message sur message, pour lui enjoindre d’arriver bon gré mal gré. De son côté, Bathou fit partir le fils de R’ouçoudan pour la cour du khan, tandis qu’il invitait la reine venir elle auprès de lui. Celle-ci, tourmentée des deux côtés, prit du poison et se délivra de la vie. Elle avait fait un testament dont elle confia l’exécution à Avak en lui laissant le soin de veiller sur son fils, s’il revenait de chez le khan.

Les deux princes étant arrivés à la cour de Koyouk firent accueillis avec bienveillance; le khan décida qu’ils occuperaient le trône l’un après l’autre, c’est-à-dire, que le plus âgé, David, fils de Giorgi Lascha, régnerait le premier, et qu’il aurait pour successeur l’autre David, fils de R’ouçoudan, et son cousin (fils de la sœur de son père), si celui-ci lui survivait. Le khan fit trois parts du trésor royal de Géorgie: il voulut qu’on lui envoyât un trône magnifique et d’une valeur inestimable, et une couronne merveilleuse dont aucun souverain ne possédait la pareille. Cette couronne avait appartenu à Khosrov [le Grand], père de Tiridate,[107] le puissant roi d’Arménie, et avait été apportée en Géorgie; où elle s’était conservée à cause de la sûreté du lieu où on l’avait déposée. Elle était échue aux souverains géorgiens qui l’avaient possédée jusqu’alors. Il y avait d’autres objets précieux dans ce trésor, que le khan réclama; il voulut que le reste fût partagé entre les deux princes. A leur retour, ils exécutèrent cette décision, sous la médiation d’Avak, fils d’Ivanê. David, fils de Lascha, résida à Dèph’khis, et l’autre David, dans le Souanêth.

LE CONNÉTABLE (GÉNÉRALISSIME) D’ARMÉNIE, ET LE FILS DU SULTAN GHIATH-EDDIN, SE RENDENT À LA COUR DU KHAN.

XXVIII. Le roi d’Arménie Héthoum, qui régnait en Cilicie, envoya son frère, le généralissime Sempad, au khan, avec des présents magnifiques.[108] Sempad arriva à sa destination tranquillement; après un long voyage, et fut reçu et traité avec de grands honneurs. Il en rapporta des lettres patentes et bien en règle qui lui concédaient nombre de districts et de forteresses ayant autrefois appartenu au roi Léon, et que le sultan de Roum, avait enlevés aux Arméniens après la mort de ce prince. Le sultan Ghiâth ed-din mourut, laissant deux fils tout jeunes[109] et en rivalité l’un contre l’autre. L’un d’eux alla trouver le khan et reçut l’investiture des États de son père. Il retourna avec le généralissime des Arméniens, Sempad et ils se rendirent tous deux auprès de Batchou-nouïn et, des autres chefs tartares, qui, pour assurer l’exécution des ordres de leur souverain, fournirent aux deux princes des troupes chargées de les conduire dans les contrées qui leur avaient été attribuées. Parvenus à Ezenga, ils apprirent que le frère du sultan Ghiâth ed-din avait épousé la fille de Lascaris, empereur des Romains[110] qui régnait Éphèse, et qu’avec l’aide de ce dernier il était devenu sultan d’Iconium, tandis que le second des deux frères occupait Alaïa,[111] son apanage particulier. Le nouvel arrivé, craignant d’aller plus avant, s’arrêta à Ezenga afin de voir quelle serait l’issue de ces événements.

XXIX. Tandis que notre pays se relevait un peu des maux que lui avaient causés ces incursions et des ravages de l’incendie qui avait dévoré le monde; tandis que les hommes se fiaient plus aux Tartares qu’à Dieu, que les grands se livraient leurs instincts de pillage et spoliaient les pauvres pour acheter avec ces dépouilles les vêtements précieux dont ils se paraient, qu’ils mangeaient et buvaient, et se montraient enflés d’orgueil, comme c’est la coutume de Géorgiens présomptueux, Dieu permit qu’ils fussent humiliés et abaissés, et qu’ils connussent la mesure de leur faiblesse. Ceux qui n’avaient pas été corrigés par les calamités précédentes virent Satan soulever contre eux les hommes en qui ils espéraient. Par suite d’une résolution qui fut prise subitement par les principaux de l’armée tartare, toutes les troupes s’armèrent et se préparèrent à la guerre.

Leur but était d’exterminer les populations de l’Arménie et de la Géorgie quoiqu’elles leur fussent fidèles. Leur prétexte était que le roi de Géorgie et ses grands voulaient se révolter, et qu’ils se réunissaient pour marcher contre eux. Cette intention semblait en effet résulter de ce qui se passa. Les chefs géorgiens étaient accourus avec leurs troupes auprès de leur roi David, à Déph’khis, et tandis qu’ils étaient à boire, et que le vin avait échauffé et exalté leurs têtes, quelques-uns, dépourvus de jugement, tinrent ce propos: « Pourquoi subissons-nous le joug de ces gens-là nous qui avons des forces si considérables? Allons, tombons sur eux à l’improviste, nous les anéantirons et nous reprendrons nos possessions. Le grand prince Avak arrêta cette proposition. Des soldats tartares qui se trouvaient sur les lieux en prévinrent leurs chefs. Dès que les troupes des princes géorgiens se furent séparées pour rentrer dans leurs provinces respectives les Tartares firent, comme nous l’avons dit, des préparatifs pour un massacre général. Ceux des chefs géorgiens qu’ils avaient auprès d’eux furent mis en prison, et ceux qui étaient éloignés furent sommés de rentrer immédiatement. Mais Dieu, dans sa miséricorde, ne permit pas que ces projets d’extermination s’accomplissent; il les empêcha, et voici comment. L’un des principaux Tartares, Djaghataï, commandant de toute l’armée, était l’ami d’Avak. Se plaçant au milieu des troupes en armes, il leur dit: « Nous n’avons pas l’ordre du khan de massacrer des gens qui nous sont obéissants, qui vivent sous notre autorité, et qui paye tribut à notre souverain. Si vous les exterminez sans son ordre, c’est vous qui lui en répondrez. Cette observation suspendit les informations qu’ils prenaient au sujet de cette affaire. Khotchak’,[112] mère d’Avak, s’étant rendue auprès des Tartares, se porta garante de son fils, et promit qu’il reviendrait sous peu, comme cela eut lieu en effet. Ce prince, étant arrivé aussitôt, leur prouva sa fidélité par maints témoignages. Le roi David vint pareillement, ainsi que les chefs de son royaume. Les Tartares leur ayant lié à tous les pieds et les mains, avec des cordes minces, très fortement, suivant leur usage, les laissèrent trois jours dans cet état, leur prodiguant la raillerie et l’insulte, pour leur faire expier leur orgueil et leurs idées d’indépendance. Ensuite, ayant exigé qu’ils leur remissent: leurs chevaux et une rançon pour leur vie, ils les laissèrent libres. Néanmoins ils fondirent sur le territoire géorgien et envahirent une foule de districts, sans distinguer s’ils s’étaient révoltés ou non. Ils tuèrent quantité de monde, et en firent prisonniers encore davantage, hommes et femmes. Ils précipitèrent dans les rivières une multitude innombrable d’enfants. Ces événements eurent lieu en 698 de l’ère arménienne (18 janvier 1249 – l7 janvier 1250). Ils furent suivis de la mort du prince des princes, Avak. On l’ensevelit à Bégh’èn tzahank’, dans le tombeau de son père Ivanê. Sa principauté fut donnée à Zak’arê, fils de Schahenschah, fils du frère du père d’Avak; car Avak n’avait pas de fils, mais une fille en bas âge, et, de plus, un fils issu d’une union illégitime, qui était aussi encore tout jeune, et qu’après la mort d’Avak on dit lui appartenir. La sœur d’Avak s’était chargée de l’élever; mais ensuite Zak’arè, le lui ayant retiré, le confia à la femme d’Avak, qui se nommait Kontsa’.

SARTHÂKH, FILS DE BATHOU.

XXX. Le grand général Bathou avait fixé sa résidence dans les contrées du nord, sur les bords de la mer Caspienne et du fleuve Athèl (Volga), qui n’a pas de rival sur toute la terre; car il s’épanche comme une mer à travers les steppes qu’il sillonne. Bathou occupait la vaste plaine des Kiptchaks (Khutchakh) avec une armée immense. Ils campaient là, sous des tentes, que dans leurs migrations ils emportent sur des chariots traînés par de longues files de bœufs et de chevaux. Bathou devint très puissant, et supérieur à tous; il soumit toutes les contrées et les contraignit à lui payer tri but. Les princes de sa famille reconnaissaient sa suprématie, et celui d’entre eux qui montait sur le trône et qui prenait le titre de khan avait besoin de son assentiment. En effet, Koyouk-khan étant mort, et la famille impériale ayant discuté dans son sein la question de savoir lequel de ses membres lui succéderait, tous déférèrent cet honneur à Bathou, ou le choix de celui qu’il lui plairait de désigner. Ils lui envoyèrent dire de venir des contrées du nord dans leur pays prendre le pouvoir suprême. Il partit donc dans l’intention de donner un successeur à Koyouk, après avoir remis à son fils Sarthakh le commandement de son armée. Arrivé au terme de son voyage, il ne monta pas sur le trône; il y plaça un membre de sa famille, nommé Mangou[113] et s’en retourna vers ses troupes. Quelques-uns de ses parents virent ce choix avec déplaisir; car ils espéraient, ou que lui-même régnerait, ou qu’il donnerait la couronne au fils de Koyouk, qui se nommait Khodja-khan. D’abord ils n’osèrent pas manifester leur mécontentement; mais dès qu’il fut de retour chez lui, ils se mirent en révolte ouverte contre Mangou khan. A cette nouvelle, Bathou ordonna de mettre à mort nombre de ses parents et de chefs, parmi lesquels s’en trouvait un d’un très haut rang, nommé Eltchikata[114] qui avait été nommé par Koyouk khan général de l’armée tartare d’Orient et d’Arménie, en remplacement de Batchou-nouïn. Au moment où ce général traversait la Perse, il reçut la nouvelle de la mort de Koyouk khan. Il s’arrêta aussitôt, afin de savoir qui le remplacerait. Il fut dénoncé à Bathou par les chefs de l’armée d’Orient, qui ne voulaient pas l’avoir à leur tête, parce qu’il était hautain. Ayant représenté à ce prince qu’il était un des officiers qui refusaient de reconnaître Mangou khan, Bathou ordonna de le lui amener chargé de chaînes; conduit devant lui, il périt au milieu des supplices. Dès lors commencèrent à accourir auprès de Bathou les rois, les princes, les chefs et les marchands, et tous ceux qui avaient été molestés et dépouillés de leurs biens. Il leur rendait justice avec impartialité, faisant rentrer chacun dans la possession de ses États, de on patrimoine ou de sa puissance. Il traitait air quiconque allait s’adresser à lui; il lui faisait délivrer un écrit revêtu de son sceau, et personne n’osait enfreindre ses ordres. Il avait un fils nommé Sarthakh, dont nous avons déjà parlé, qui fut élevé par des gouverneurs chrétiens. Ce jeune prince, lorsqu’il eut grandi, embrassa le christianisme, et fut baptisé par les Syriens, qui avaient eu soin de son éducation. Il fit beaucoup de bien à l’Eglise et aux chrétiens.

Du consentement de son père, il rendit un édit qui affranchissait d’impôts les prêtres et les églises. Il fit proclamer partout des menaces et la peine de mort contre quiconque exigerait un tribut de l’Eglise et de ses ministres, à quelque nation qu’ils appartinssent. Il étendit le même privilège aux mosquées et à ceux qui les desservaient. Confiants en cette protection déclarée, des vartabeds, des évêques et des prêtres venaient à lui. Il les accueillait avec bienveillance, et leur accordait tout ce qu’ils lui demandaient. Sarthakh vivait dans la crainte de Dieu et la piété, faisant transporter continuellement avec lui une tente qui servait d’église, et où l’on célébrait assidûment les saints mystères. Parmi ceux qui allèrent le trouver fut le grand prince Haçan, que l’on appelait familièrement Djélal, et qui était plein de religion et de modestie, et Arménien de nation. Sarthakh le reçut avec amitié et la plus grande considération, ainsi que ceux qui l’accompagnaient Djélal, le prince Grégoire, appelé habituellement Dgh’a’ « enfant », et qui était alors avancé en âge; le prince Téçoun,[115] vertueux jeune homme; le vartabed Marc, et l’évêque Grégoire. Sarthakh conduisit avec de grands honneurs Djélal à son père, qui lui rendit ses possessions, Tcharapert, Agana’, et Gargar’,[116] qui précédemment lui avaient été enlevées par les Turks et les Géorgiens. Il reçut aussi un diplôme en faveur du catholicos des Agh’ouans, le seigneur Nersès, exemptant d’impôts ses propriétés et tous ses biens et les déclarant libres, et lui concédant la faculté d’aller à sa volonté dans tous les diocèses de son patriarcat, avec défense à qui que ce fût de lui contrevenir en rien. Djélal s’en revint fort satisfait; mais au bout de quelque temps, tourmenté par les exacteurs et par Arghoun, il se rendit auprès de Mangou khan. Ce souverain monta sur le trône en 700 de l’ère arménienne (18 janvier 1251 - 17 janvier 1252)

DU RECENSEMENT QUI FUT FAIT PAR ORDRE DE MANGOU-KHAN.

XXXI. En l’an 703 de l’ère arménienne (17 janvier 1254 - 16 janvier 1255), Mangou khan et le grand général Bathou envoyèrent comme commissaire, Arghoun lequel avait reçu déjà de Koyouk khan la surintendance des impôts royaux dans les pays soumis par les Tartares, ainsi qu’un autre chef attaché à la maison de Bathou, et nommé K’oura-agh’a,[117] avec beaucoup d’agents qui les accompagnaient, ils étaient chargés de recenser les nations qui étaient sous la domination tartare. Munis de cet ordre, ils parcoururent toutes les contrées pour accomplir leur mandat. Ils arrivèrent dans l’Arménie, la Géorgie et le pays des Agh’ouans, ainsi que dans les contrées environnantes, comptant et inscrivant toutes les personnes à partir de l’âge de dix ans, à l’exception des femmes, et exigeant avec rigueur de chacun un tri au-dessus de ses ressources. Les populations commençant tomber dans la misère, ils leur infligeaient des tourments et des tortures, et le supplice des ceps. Quiconque se cachait était arrêté et mis à mort. Celui qui ne pouvait pas payer se voyait arracher ses enfants, qu’ils prenaient en compensation de ce qu’il devait; car ces agents se faisaient escorter de Perses professant l’islamisme. Les chefs indigènes eux-mêmes, seigneurs de districts, se rendaient leurs coopérateurs en les aidant à maltraiter et à pressurer les habitants, et afin de faire leur profit. Ces exactions ne leur suffirent pas; ils assujettirent à l’impôt tous les artisans, soit dans les villes, soit dans les villages, ainsi que les étangs et les lacs, où l’on faisait la pêche, les mines de fer, les forgerons et les maçons. Mais qu’ai-je besoin d’entrer dans ces détails? Ils coupèrent tous les canaux qui alimentaient la richesse, et eux seuls restèrent riches; ils s’emparèrent des mines de sel de Gogh’p,[118] et d’autres lieux; ils gagnèrent aussi considérablement avec les marchands, auxquels ils extorquaient des trésors en or, en argent et en pierres précieuses. C’est ainsi qu’ils réduisirent tous les pays à la misère. Les plaintes et les gémissements retentissaient de toutes parts. Après quoi, ils laissèrent des agents pour lever chaque année les mêmes sommes. Toutefois, il y eut un homme opulent qui fut traité avec égards. C’était un marchand nommé Oumég,[119] et par eux, Acil, homme de bien, dont nous avons déjà fait mention. Dans le sac de la ville de Garin par les Tartares, il fut sauvé par ses fils Jean et Étienne. Il avait reçu le titre de père du roi de Géorgie, David, et de grands honneurs, par un édit du khan et des principaux chefs tartares.

Ayant offert des présents considérables à Arghoun et aux officiers qui l’accompagnaient, il fut traité par eux très honorablement. Les agents tartares épargnèrent les ecclésiastiques et n’exigèrent d’eux aucun impôt, parce qu’ils n’en avaient pas l’ordre du khan. Il en fut de même des fils de Saravan,[120] de Schnorhavor, (gracieux), et de Méguérditch, (Jean-Baptiste), lesquels étaient fort riches et puissants.

LE PIEUX ROI D’ARMÉNIE HETHOUM SE REND AUPRÈS DE BATHOU ET DE MANGOU-KAHN.[121]

XXXII. Le fervent ami du Christ Héthoum qui régnait en Cilicie, dans la ville de Sis, avait précédemment envoyé son frère Sempad, le généralissime, à Koyouk khan avec de magnifiques présents. Sempad était revenu, après avoir été reçu très honorablement et avoir obtenu des diplômes d’investiture. Lorsque Mangou khan fut monté sur le trône, le grand général Bathou, qui avait le titre de père du roi, et qui habitait les contrées du nord avec des troupes innombrables, sur les bords du fleuve immense et profond appelé Ethil, lequel se jette dans la mer Caspienne, envoya un message au roi Héthoum pour l’inviter à venir le visiter, ainsi que Mangou khan. Héthoum, qui redoutait Bathou, partit, mais en secret et sous un déguisement; car il craignait les Turks ses voisins, dont le souverain était ‘Ala ed-din, sultan de Roum, et qui lui en voulaient beaucoup de ce qu’il était l’allié des Tartares. Ayant traversé rapidement les Etats du sultan, en douze jours il arriva à Gars, et ayant rendu visite à Batchou-nouïn, général de l’armée tartare d’Orient, ainsi qu’à autres grands officiers, il fut traité par eux avec beaucoup de considération. Il s’arrêta dans le district d’Arakadz-ödën,[122] en face de la montagne d’Ara’, au village de Varténis, dans la maison d’un chef appelé K’ourth, Arménien d’origine et chrétien, dont les deux fils se nommaient Vatché et Haçan, et la femme Khôrischah, laquelle était de la famille des Mamigoniens, fille de Marzban et sœur d’Arslan-beg et de Grégoire. Le roi fit halte dans ce lieu, jusqu’à ce qu’on apportât de chez lui les objets destinés à être offerts par lui en cadeaux, et que lui envoyèrent son père Constantin, prince des princes, alors avancé en âge, et ses deux fils, Léon et Thoros. Il leur avait laissé le soin de le remplacer pendant son absence, car la reine sa femme, la pieuse Zabêl, c’est-à-dire Élisabeth, nom qui signifie le sabbat de Dieu, était morte. Elle justifiait bien son nom, car elle était le repos des volontés de Dieu, bienfaisante, charitable amie des pauvres; elle était la fille du grand roi Léon, le premier de nos souverains qui ait porté la couronne. Le catholicos Constantin ayant su que Héthoum était parvenu heureusement dans la Grande Arménie, où il s’était arrêté, lui envoya le vartabed Jacques, habile et docte discoureur, qui autrefois avait été député pour rétablir l’union [entre l’Église arménienne et l’Eglise grecque] vers le puissant empereur Jean, maître des contrées de l’Asie, et vers le patriarche des Grecs. Ce docteur, par de savants raisonnements tirés de l’Ecriture Sainte, réfuta toutes les objections des Grecs, réunis en assemblée, et qui nous reprochaient de croire qu’il n’y a qu’une nature en Jésus-Christ , et nous traitaient d’eutychéens. Jacques, par de solides arguments, leur montra, en s’appuyant sur le témoignage de l’Ecriture, que Jésus-Christ possédait les deux natures, divine et humaine, toutes deux parfaites, par une union ineffable, sans perdre sa divinité et sans absorber son humanité, glorifié en une seule essence, agissant comme Dieu et comme homme. Il traita pareillement le sujet du cantique: O Dieu saint! (le trisagion), que nous adressons au Fils de Dieu, d’après l’évangéliste saint Jean. Il éclaircit aussi ce qui choquait les Grecs dans notre profession de foi, en employant d’excellents raisonnements théologiques et des citations de l’Écriture. Ayant rectifié leur opinion, il les ramena à l’amitié et à l’union avec notre nation; Après quoi il s’en revint, congédié très honorablement. Le catholicos fit partir en outre le seigneur Étienne, évêque. Le cortège du roi s’accrut du vartabed Mèkhithar de Sgûévr’a,[123] où il était venu de l’Orient; de Basile, qui était l’envoyé de Bathou, et avec qui était venu Thoros, prêtre non marié de Garabed, (Jean Baptiste), chapelain du roi, homme de mœurs douces et très instruit, ainsi que de quantité de chefs que Héthoum avait amenés avec lui. Ayant rassemblé son cortège, il se dirigea par le pays des Agh’ouans et la porte de Derbend, qui est la forteresse de Djor, vers le camp de Bathou et de son fils Sarthakh, qui était chrétien. Ceux-ci l’accueillirent parfaitement et lui montrèrent beaucoup d’égards. Ensuite ils le firent partir pour la résidence de Mangou khan, par une route très longue, au-delà de la mer Caspienne. Ayant quitté ces princes le 6 de maréri, c’est-à-dire le 13 mai,[124] le roi et sa suite traversèrent le fleuve Yaïk, et parvinrent à l’endroit qui forme[125] la moitié du chemin entre Bathou et Mangou khan. Après avoir franchi le fleuve Irtisch, ils entrèrent dans le pays des Naïman, puis, étant passés dans le Kara Khitaï, et de là dans le Thatharasdan (Tartarie), le 4 de hor’i ou 13 septembre, pour la fête de l’Exaltation de la Croix, ils arrivèrent auprès de Mangou khan, et le virent siégeant sur son trône dans toute sa majesté. Héthoum lui ayant offert ses présents, Mangou lui remit un diplôme revêtu de son sceau, et portant défense absolue de rien entreprendre contre sa personne ou ses États. Il lui donna aussi un diplôme qui affranchissait partout les églises. Héthoum quitta Mangou le cinquantième jour, 23 de sahmi, ou 1er novembre. En trente jours il parvint avec son cortège à Gh’oumsgh’our, puis à Ber-balekh,[126] et à Bisch-balekh et dans le pays sablonneux habité par des hommes sauvages nus, ayant du poil seulement à la tête, et par des femmes aux mamelles grosses et très longues. Ces populations étaient à l’état de brutes.

Elles ont des chevaux sauvages, couleur rousse et noire; des mulets blancs et noirs et plus grands que le cheval et l’âne; des chameaux sauvages à deux bosses. De là les Arméniens passèrent à Yarlekh, (‘Arlekh); à Koulloug, à Éngakh, à Djam-balekh,[127] à Khouthaph’a’,[128] à Yangui-balekh. Puis ils entrèrent dans le Turkestan, arrivèrent à Egoph’rog,[129] à Tinga-balekh, à Ph’oulad,[130] et traversèrent la Mer de lait. Ils parvinrent à Aloualekh,[131] à Ilan-balekh.[132] Après avoir traversé la rivière Ilan-çou, et une branche du Taurus,[133] ils atteignirent Talas,[134] et arrivèrent auprès de Houlagou (Houlavou), frère de Mangou khan, lequel avait pris pour apanage l’Orient. Ayant ensuite tourné de l’ouest vers le nord, ils touchèrent à Khouthoukhtchïn, à Ber-kend (Ber-k’ant); Sough’oulgh’an, à Oroso-gh’an, à Kaï-kend, (Kai-k’anth); à Kouzakh qui est K’amots, à Khèntakhouïr, et à Skhénakh,[135] qui est la montagne Khartchoukh,[136] d’où les Seldjoukides sont originaires, et qui commence à partir du Taurus et va jusqu’à Ph’artchin, où elle finit. De là ils rejoignirent Sirthakh, fils de Bathou, qui se rendait auprès de Mangou-khan, et atteignirent Signak (Sengh’akh’),[137] Savran, qui est très grand; Kharatchoukh, Açoun, Savri, et Otrar, (Ôthrar); ensuite Zour’noukh,[138] Tizag[139] et enfin en trente jours Samarkande, (Sèmèrkhent); Sôriph’oul, Kerminié (Kêrman),[140] et Bokhara. Ayant traversé le grand fleuve Dji-houn (Dchehoun), ils passèrent à Mermen,[141] Sarakhs, et Thous, (Dous), qui est en face du Khoraçan, nommé R’ôgh’asdan. Ils entrèrent dans le Mazandéran, et vinrent à Bistau (Besdan), de là dans l’irak [persique], puis les frontières des Melahidé; ensuite à Thamgh’an (Damgh’an); à Reï, la grande ville; Kazwïn, Abher, Zenguian, (Zankiau); Miana. En douze jours ils parvinrent à Tauris; en vingt-six ils furent sur les bords de l’Araxe, (Eraskh), qu’ils traversèrent. Etant arrivés à Sician, auprès de Bathou-nouïn, général de l’armée tartare, celui-ci fit conduire le roi vers Khodja-nouïn, auquel il avait laissé le commandement à sa place, parce que lui-même, ayant pris avec lui le gros de l’armée, allait à la rencontre de Houlagou, qui s’avançait vers l’Orient. Cependant le pieux roi Héthoum étant arrivé chez le prince K’ourth, au village de Varténis, où il avait laissé sa suite et ses bagages, y attendit le retour du prêtre Basile, qu’il avait envoyé vers Bathou, afin de lui communiquer les lettres et le diplômes que lui avait remis Mangou khan, et pour que Bathou donne des ordres en conséquence. Ensuite arrivèrent les vartabeds Jacques, qu’il avait laissé ici pour s’occuper des affaires de l’Église, Mèkhithar, qu’il fit revenir de chez Bathou avant que celui-ci fût parvenu auprès de Mangou khan; des évêques, d’autres vartabeds, des prêtres et des seigneurs chrétiens, qui vinrent visiter le roi et qu’il accueillit tous avec bienveillance; car c’était un prince affable, et en même temps savant et versé dans la science de l’Écriture. Il donnait des présents et renvoyait chacun content. Il leur fit cadeau de vêtements sacerdotaux destinés à l'ornement des églises; car il aimait beaucoup la messe et les cérémonies religieuses.[142] Il accueillait avec bonté les chrétiens de toutes nations, et les conjurait de vivre dans un amour mutuel, comme des frères et des membres du Christ, suivant le précepte du Seigneur, qui a dit: «On connaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. » (S. Jean, xiii, 35). Il nous racontait, au sujet des nations barbares, une foule de choses étonnantes et inconnues qu’il avait vues ou entendu rapporter. Il disait qu’il existait au delà du khataï, une contrée où les femmes ont la figure humaine et sont douées de raison, et où les hommes ont la forme de chiens, et sont sans raison, grands et velus. Ces chiens ne laissent pénétrer personne sur leur territoire, vont à la chasse et se nourrissent, ainsi que les femmes, du gibier qu’ils prennent. Les mâles nés du commerce de ces chiens avec les femmes ressemblent à des chiens et les femelles à des femmes. Il y a une île sablonneuse où croit en forme d’arbre un os d un grand prix, que l’on nomme dent de poisson. Lorsqu’on le coupe, il en pousse un autre au même endroit, à la manière des bois du cerf. Là sont une foule de contrées dont les habitants sont idolâtres et adorent des statues d’argile, très grandes, appelées sâkya-mouni, et qu’ils disent être dieu, depuis trois mille quarante ans. Ce dieu a encore à subsister trente cinq toumans d’années (un touman vaut dix mille); après quoi il perdra sa divinité. Il y a encore un autre dieu nommé Mâïtréya, auquel ils élèvent des statues d’argile, d’une grandeur prodigieuse, dans un magnifique temple. Toute cette race, hommes, femmes et enfants, se compose de prêtres, qui sont nommés touïn, ils ont les cheveux et la barbe rasés; ils portent un manteau jaune à l’instar des chrétiens, avec cette différence qu’il leur couvre la poitrine et non les épaules. Ils sont tempérants dans leur nourriture et dans les rapports sexuels. Ils se marient vingt ans; jusqu’à trente, ils s’approchent de leurs femmes trois fois par semaine; jusqu’à quarante, trois fois par mois; jusqu’à cinquante, trois fois par an; et lorsqu’ils ont passé la cinquantaine ils cessent tout rapport. Le savant roi Héthoum racontait sur ces peuples barbares bien d’autres choses que nous omettons, de peur qu’elles ne paraissent superflues. Huit mois après son départ de chez Mangou khan, il rentra en Arménie. C’était en 704 de notre ère (17 janvier 1255 - 16 janvier 1256).

MASSACRES DANS LA CONTRÉE DES ROMAINS.

XXXIII. Au commencement de l’année arménienne 705 (17 janvier 1256 - 16 janvier 1257) mourut Bathou, commandant de l’armée tartare du nord, tandis que son fils Sarthakh était en chemin pour se rendre auprès de Mangou khan. Sarthakh ne revint point sur ses pas pour aller rendre les derniers devoirs à son père; il continua sa route. Mangou khan, enchanté de son empressement, vint au-devant de lui, et le traita avec la plus grande distinction. Il lui accorda les États de son père Bathou, les mêmes pouvoirs militaires, la domination sur tous les pays que possédait ce dernier, avec le titre de second de l’empire, et le privilège de dicter des ordres en souverain. Après quoi il le congédia. Avec Sarthakh se trouvait le pieux prince de Khatchên, Djelâl qui était venu faire connaître au maître du monde les persécutions que lui avait suscitées l’ösdigan Argh’oun, qui voulait le tuer, à l’instigation des Dadjigs, et auquel il avait échappé avec peine: Mangou lui conféra, par un diplôme, l’investiture de sa principauté, le pouvoir de la gouverner en prince indépendant, et une sécurité complète contre toute agression; car Sartakh l’aimait beaucoup, et le traitait avec une extrême considération. Sarthakh périt empoisonné par ses parents (oncles) Béréké, et Barkadjar qui étaient musulmans. Ce fut une grande douleur pour les chrétiens, et principalement pour Mangou khan et pour son frère Houlagou, qu régnait sur les contrées d’Orient. Antérieurement à ces événements, le premier des généraux tartares, Houlagou, qui avait le rang de khan, donna l’ordre aux troupes d’Orient, commandées par Batchou-nouïn, de prendre leurs bagages et tout ce qu’elles avaient, et de quitter la région où elles stationnaient et où avait été fixée leur résidence, la plaine de Mough’an, le pays des Agh’ouans, l’Arménie et Géorgie, de passer chez les Romains[143] et de se substituer à eux dans ces contrées fertiles. En effet Houlagou était arrivé avec une armée si considérable, que l’on prétend qu’elle mit presque un mois entier à traverser le fleuve Djihôun.

D’ailleurs quelques-uns des parents de Houlagou arrivèrent au pays de Bathou et de Sarthakh, de ce côté-ci de la porte Derbend, à la tête de forces innombrables. C’étaient de puissants personnages, d’un rang considérable, Balaka, Toutar, Kouli.[144] Nous les avons vus nous-même; ils étaient petits-fils de Tchinguiz khan; et on leur donnait le titre de fils de Dieu. Ils aplanirent et rendirent praticables tous les défilés par où ils passaient; car ils allaient en chariots. Leur voyage fut signalé par les calamités, les exactions et les déprédations qu’ils firent subir aux habitants, mangeant et buvant avec une avidité insatiable. Les populations se virent partout conduites aux portes de la mort. Outre les impôts multipliés qui avaient été établis par Argh’oun comme le mali,[145] et le kharschouri,[146] Houlagou donna l’ordre d’en exiger un autre, qu’ils appellent thagh’ar, c'est-à-dire capitation Quiconque était inscrit sur les registres royaux devait fournir cent livres de froment, cinquante livres de vin, deux livres de riz, deux sacs[147] de dzendzad, deux cordes et une pièce d’argent,[148] une flèche, un fer à cheval, sans compter les présents offerts pour gagner ces gens-là; de plus, une tête de bétail sur vingt, et vingt pièces d’argent. Celui qui n’avait pas de quoi s’acquitter se voyait enlever ses fils et ses filles en compensation de l’impôt. C’est ainsi que ces contrées furent pressurées et désolées. Comme les Tartares avaient beaucoup de peine à quitter les lieux où ils étaient établis, ils partirent avec répugnance, et seulement à cause de la crainte que leur inspirait Houlagou; car ils le redoutaient à l’égal du khan. Ils marchèrent donc contre les Romains. Le sultan, impuissant à leur résister, se sauva dans l’île d’Alaïa.[149] Les Tartares passèrent au fil de l’épée les populations de ses États, jusqu’à la mer Océane[150] et celle du Pont, étendant partout le massacre et te pillage. Ils exterminèrent les habitants de Garin, d’Êzénga, de Sébaste, de Césarée, d’Iconium, et des districts environnants; puis, sur l’ordre de Houlagou ayant renvoyé leurs bagages dans l’endroit où étaient leurs campements. Ils étendirent leurs incursions de divers côtés. A ces expéditions prit part le roi d’Arménie, de retour de sa visite chez Mangou khan, Sarthakh et Houlagou.

Il accompagnait Batchou-nouïn, qui ensuite le renvoya dans ses États, en Cilicie, à Sis, en le faisant escorter par un détachement considérable. Héthoum, par les présents et les forces qu’il fournit à Batchou-nouïn, lui témoignait son dévouement, ainsi qu’aux troupes qui étaient sous les ordres de ce général. Il mérita même qu’une lettre d’éloges et de félicitations pour lui fût adressée à Houlagou. Ce dernier; prince belliqueux ayant réuni toutes ses forces, marcha vers la contrée des Melahidé, contre Alamouth, et s’empara de cette place, que depuis plusieurs années les troupes royales tenaient. Les fils de ‘Ala-eddin (prince des Ismaéliens), tué leur père, s’étaient réfugiés auprès de Houlagou. Il fit détruire toutes les fortifications d’Alamouth. Cette expédition terminée, il donna l’ordre son armée et à toutes les nations qui étaient sous la domination tartare de se réunir pour marcher contre Bagdad, cette grande métropole (le mot Bagdad signifie le milieu; entre les Perses et les Syriens), car cette ville n’avait point encore subi les coups des Tartares. Le khalife, dont elle était la résidence, descendait de Mahomet ( Mahmêd); le mot khalife signifie en effet successeur. Tous les sultans qui professaient l’islamisme, ceux des Turks, des Kurdes, des Perses, des Élyméens, et autres, reconnaissaient son autorité. Il était le chef suprême de tous les peuples qui avaient accepté sa loi, et les sultans étaient rattachés à lui par les liens des traités, de l’obéissance et du respect, comme au parent et au descendant de leur législateur, le premier de leurs imposteurs. Au rendez-vous assigné par Houlagou accoururent les chefs les plus considérables des contrées de Bathou, savoir: Kouli, Balaka, Toutar, Kada-khan,[151] lesquels avaient pour Houlagou le même respect, la même soumission et la même crainte que pour le khan.

RUINE DE BAGDAD.

XXXIV. En 707 de l’ère arménienne (16 janvier 1258 – 15 janvier 1259), le grand monarque maître du monde, Mangou ayant rassemblé une armée innombrable, s’avança vers un pays éloigné dans la direction du sud-est, contre une nation nommée Naïnkas,[152] qui s’était révoltée contre lui et refusait le tribut qu’acquittaient les autres peuples, car cette nation était belliqueuse, protégée par la forte situation du territoire où elle est. Elle était idolâtre; elle mangeait les vieillards, hommes et femmes. Les familles se réunissaient, fils, petits-fils et petites-filles, et écorchaient leurs parents avancés en âge, en commençant par la bouche, et retiraient la chair et les os, qu’ils faisaient cuire et dont ils se repaissaient sans laisser de restes; puis, faisant de la peau une outre, ils l’emplissaient de vin; tous ses descendants, à l’exclusion des étrangers, y buvaient par le membre viril, comme tirant leur naissance de là, et comme si ce repas et cette manière de boire étaient pour eux un privilège. Ils entouraient d’or le crâne, qui leur servait de coupe toute l’année. Mangou khan ayant donc attaqué les Naïnkas les mit vaillamment en déroute et les fit rentrer sous le joug. De retour chez lui, il fut saisi d’une maladie mortelle, et il expira, laissant pour lui succéder son frère Arik-boùga.

Cependant le puissant Houlagou, son autre frère chargé du commandement de l’armée, prescrivit à tous ceux qui relevaient de lui de marcher contre la métropole des Dadjigs, la ville royale de Bagdad.

Le souverain qui y régnait ne portait pas le titre de sultan ou de mélik, comme les tyrans des Turcs, des Perses et des Kurdes, mais celui de khalife, c’est-à-dire successeur de Mahomet. Houlagou se mit en marche avec des forces immenses, où figuraient toutes les nations soumises aux Tartares. Il choisit l’époque de l’automne et de l’hiver, afin d’éviter la chaleur intense qui se fait sentir dans ces climats mais, avant de se mettre en campagne, il enjoignit à Batchou-nouïn et aux troupes qui, avec ce chef, avaient envahi le pays des Romains, d’accourir, et de franchir le grand fleuve du Tigre, sur lequel est bâtie Bagdad; afin que personne ne pût échapper de cette ville en se jetant dans des embarcations pour se réfugier à Ctésiphon, ou à Bassora, place très forte. Cet ordre fut exécuté immédiatement; les Tartares établirent un pont de bateaux sur le Tigre, et fixèrent dans des passages, sur toute la largeur du fleuve, des crochets et des broches de fer attachés au fond, afin qu’on ne pût sauver à la nage, et que rien ne transpirât au loin. Le khalife Mosta’cem, qui régnait à Bagdad, plein d’orgueil et de confiance en lui-même, envoya contre ceux qui gardaient le fleuve, un corps considérable, sous les ordres d’un chef nommé Tautar,[153] préfet de son palais. Celui-ci vainquit d’abord les Tartares et tua environ trois mille hommes. Le soir, cet homme se mit à manger et à boire sans aucun souci; il envoya un message au khalife, pour lui annoncer qu’il avait battu les ennemis et que le petit nombre de ceux qui avaient survécu au combat serait exterminé le lendemain. Cependant les Tartares, à l’esprit inventif et rusé, ayant passé la nuit à s’armer et à s’équiper de pied en cap, entourèrent le camp des Dadjigs. Avec ces Tartares se trouvait le prince Zak’arê, fils de Schahènschah. A l’aurore ils se précipitèrent, le glaive à la main, sur les Dadjigs, les massacrèrent et les précipitèrent dans le fleuve; il n’en échappa qu’un petit nombre. En même temps, dès le point du jour, le grand Houlagou investit Bagdad en assignant à chaque soldat une brasse de rempart à renverser, et à garder avec vigilance afin que personne ne se sauvât. Il députa le brave Br’osch et d’autres vers le khalife pour le sommer de venir faire acte de soumission et se déclarer tributaire du khan. D’abord le khalife répondit par des mensonges et des outrages. Il dit qu’il avait les titres de porte-flambeau, seigneur de la mer et de la terre; qu’il se glorifiait de l’étendard de Mahomet, « qui est ici ajouta-t-il, et si je l’agite, vous périrez tous, toi et le monde entier. Toi, tu es un chien turc; pourquoi te payerais-je tribut ou me courberais-je sous ton joug ? » Cependant Houlagou ne s’irrita pas de ces insultes; il n’écrivit au khalife rien qui sentît l’orgueil. Il se contenta de répondre: « Dieu sait ce qu’il fait. » Il commanda alors d’abattre le rempart, qui fut détruit en totalité; puis de le relever et faire bonne garde. Cet ordre fut exécuté. La ville était remplie de troupes et d’une population nombreuse. Pendant sept jours, les Tartares veillèrent aux remparts, sans que nul lançât de flèches, ou mît l’épée à la main, soit dans la ville soit parmi eux. Après le septième jour, les habitants commencèrent à demander la paix et à se rendre vers Houlagou, dans des dispositions pacifiques et de soumission. Il ordonna de les laisser faire. Des flots de peuple sortaient par les portes de Bagdad, cherchant à qui accourrait le premier vers lui. Il distribua ces gens à ses troupes, et commanda de les éloigner de la ville et de les massacrer en secret, afin que les autres n’en sussent rien. Tous furent exterminés. Au bout de quatre jours arriva le khalife Mosta’cem en personne, avec ses deux fils et tous les grands de sa cour, apportant avec lui de l’argent, de l’or, des pierres précieuses, en quantité et des vêtements de grand prix, pour les offrir à Houlagou et aux chefs tartares. Houlagou le traita d’abord honorablement, tout en lui reprochant d’avoir tardé de venir au lieu de se présenter aussitôt Puis il lui dit: « Es-tu un dieu ou un homme? » Le khalife répondit: « Je suis un homme, serviteur de Dieu. » Houlagou reprit: « Dieu t’a-t-il prescrit de m’injurier, de m’appeler chien, et de ne point me donner, à moi le chien de Dieu, à manger et à boire Eh bien! moi, le chien de Dieu qui suis affamé, je te dévorerai. » Et il le tua de sa propre main, en disant: « C’est un honneur pour toi que je te donne la mort, et que je n’aie pas laissé le soin de cette exécution à tout autre. » Il ordonna à son fils de mettre à mort pareillement un des fils du khalife, et de précipiter le second dans le Tigre:[154] « Car il ne nous a fait aucun mal, dit-il; au contraire, il a été notre coopérateur dans l’extermination de ces révoltés. »

Il ajouta [parlant du khalife]: « Cet homme est cause, par son orgueil, que beaucoup de sang a été répandu. Qu’il aille en répondre à Dieu; quant à nous, nous n’en serons pas comptable. » Il fit périr aussi les grands personnages; puis il commanda aux troupes qui gardaient le rempart d’en descendre et de massacrer les habitants, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Les Tartares, pareils à des moissonneurs qui font tomber les épis sous la faux, tuèrent successivement une multitude immense d’hommes, de femmes et d’enfants. Le carnage dura quarante jours. Les égorgeurs s’étant lassés, et leurs bras tombant de fatigue, ils reçurent un salaire pour exterminer ce qui restait, et qui fut immolé sans miséricorde. L’épouse de Houlagou, sa première femme, qui était chrétienne et se nommait Dôkouz-khathoun, réclama les chrétiens de l’hérésie nestorienne, ou de toute autre nation qui se trouvaient à Bagdad, et implora pour eux de son mari la vie sauve. Houlagou les épargna et leur laissa ce qu’ils possédaient. Il abandonna le pillage de la ville à ses soldats qui se chargèrent d’or, d’argent, de pierres précieuses, de perles et de vêtements de prix; car cette cité était extrêmement riche, et sans rivale sur la terre. Houlagou se réserva les trésors du khalife; il en emporta trois mille six cents charges de chameau; avec une quantité innombrable de chevaux, de mulets et d’ânes. Quant aux autres magasins où les trésors étaient accumulés, il y apposa son sceau, et les laissa sous la surveillance de gardiens; il ne pouvait tout enlever, tant ce butin était immense. II y avait cinq cent quinze ans que cette ville avait été fondée par [Abou-] Djafar, l’ismaélite. En 194 de l’ère arménienne (24 mai 745 – 23 mai 746), elle fut bâtie sur le Tigre, au-dessus de Ctésiphon, à une distance d’environ sept journées de marche de Babylone. Pendant tout le temps qu’elle conserva l’empire, pareille à une sangsue insatiable, elle avait englouti le monde entier; elle rendit alors tout ce qu’elle avait pris, en 707 de l’ère arménienne (16 janvier 1258 - 15 janvier 1259). Elle fut punie pour le sang qu’elle avait versé, pour le mal qu’elle avait fait, lorsque la mesure de ses iniquités fut comble devant Dieu qui connaît tout et qui donne la rétribution avec équité, sans acception de personnes et avec exactitude. La domination belliqueuse et violente des Dadjigs dura et se maintint six cent quarante sept ans. Bagdad fut prise le premier jour de carême, un lundi, le 20 de navaçart, suivant le calendrier vague (4 février).[155] Nous tenons ce récit du prince Haçan, surnommé Br’ôsch, fils de Vaçag, le pieux fils de Bagh’pag, lequel Haçan était frère de Babak’ et de Mègtêm, et père de Mègtêm, de Babak’, de Haçan et de Vaçag. Ce prince, vit de ses propres yeux ce qui se passa, et entendit de ses propres oreilles ce qui fut dit.

RUINE DE MARTYROPOLIS.

XXXV. Après le sac de Bagdad, le grand Houlagou, au retour du printemps, convoqua ses troupes et les confia à son fils cadet, nommé Dchiasmouth,[156] en lui adjoignant l’intendant en chef de sa maison, Ilikia-nouin; il les envoya vers l’Euphrate, comme en partie de plaisir, pour dévaster et piller ces contrées et les réduire. Comme ils passaient auprès de la ville des Martyrs, autrement appelée Mèïafarékîn, les habitants les appelèrent pour leur offrir leur soumission, leur proposer des troupes et le payement d’un tribut, sous la condition qu’ils vivraient tranquilles. Le sultan auquel appartenait cette ville, et qui était de la famille des Adéliens,[157] refusa de ratifier cette convention, et ayant rassemblé ses troupes, se mit à la poursuite des Tartares et leur tua quelques hommes; puis, s’étant renfermé dans la ville, il s’y fortifia et la mit en état de défense. Les Tartares, ayant laissé des forces pour l’assiéger, continuèrent leur marche jusqu’au grand fleuve Euphrate, vers la Mésopotamie, où ils firent du butin; puis ils revinrent grossir l’armée assiégeante. Ils envoyèrent annoncer à Houlagou la résistance de Martyropolis. Ce prince fit partir des forces considérables, qu’il confia à un général nommé Djagataï, arrivé précédemment avec des troupes tartares et avec le prince chrétien Br’ôsch, surnommé Haçan, tous deux braves et illustres guerriers. Il leur avait recommandé d’investir la ville de tous côtés, sans y laisser pénétrer ou en sortir personne. A leur arrivée, ces deux généraux attaquèrent vigoureusement la place; ils disposèrent des balistes et autres machines de siège et détournèrent la rivière qui traverse Martyropolis. La défense ne fut pas moins opiniâtre; un grand nombre de Tartares et de chrétiens qui combattaient avec eux furent tués. Ce siège durait depuis plus de deux ans lorsque la famine commença à faire sentir ses rigueurs aux habitants. Ils furent forcés de se nourrir de toutes sortes d’animaux purs et impurs, et ensuite, poussés par la faim, de créatures humaines; es faibles devinrent la proie des forts. Lorsque les gens misérables vinrent à leur manquer, ils se jetèrent les uns sur les autres; les pères dévoraient leurs fils, les mères leurs filles; l’ami méconnut son ami; tout sentiment de tendresse s’évanouit. Dans cette pénurie, une livre de chair humaine se vendait 78 tahégans;[158] enfin elle fit défaut tout à fait. Cette affreuse famine régnait non seulement dans la ville, mais encore dans beaucoup de districts environnants; car la contrée, soumise aux Tartares, fut accablée d’exactions et de violences, ayant à fournir des vivres aux assiégeants. Une foule de gens moururent du froid excessif occasionné par la neige qui couvrait les montagnes à cette époque de l’hiver. Le pays de Saçoun,[159] fortifié par la nature, fit aussi sa soumission, par la médiation du prince Satoun, fils de Schèrparok’ et petit-fils de Satoun, lequel était chrétien, et jouissait d’un grand crédit auprès de Houlagou; car c’était un robuste et vaillant guerrier, à tel point que Houlagou l’avait placé dans les premiers rangs. Il lui donna le district de Saçoun; mais plus tard les Tartares, violant leur serment, y firent beaucoup de massacres. Lorsque la famine eut anéanti la population de Martyropolis, les Tartares y pénétrèrent et exterminèrent les malheureux qu’ils trouvèrent, et que la faim avait exténués. Quant au sultan et à son frère, ils les conduisirent vivants à Houlagou, qui les fit égorger comme indignes de vivre, et comme coupables de tout le sang versé par la faute du sultan. Les églises furent respectées, ainsi que les innombrables reliques de saints que le bienheureux Maroutha avait rassemblées là de tous les pays; les chrétiens qui combattaient avec les Tartares leur firent connaître la vénération que méritaient ces reliques, en leur racontant les nombreuses apparitions de saints qui s’étaient fait voir sur le rempart, de lumières éclatantes qu’on avait aperçues, d’hommes qui s’étaient manifestés avec un corps lumineux. Martyropolis fut prise en 709 arménienne (16 janvier 1260 - 15 janvier 1261), à l’époque du grand jeûne de la sainte quarantaine.[160]

EVENEMENTS QUI EURENT LIEU DANS LA MESOPOTAMIE ET DANS LA CŒLÉSYRIE.

XXXVI. Le grand Houlagou réunit de nouveau toutes ses troupes, et se dirigea vers la Syrie, contre Alep, Damas, Khar’an, Édesse, Amid, et autres localités dans lesquelles il fit des incursions. Lui-même entreprit le siège d’Alep. Le sultan maître de cette ville était de la famille de Youçouf Saladin, le conquérant de Jérusalem;[161] il se prépara à la résistance, et refusa de se tendre. Ayant fermé les portes de la ville il combattit vigoureusement. Ce pendant Houlagou investit Alep de tous côtés, et, au bout de quelques jours, l’ayant emportée de vive force, les Tartares commencèrent le massacre des habitants. Le sultan et les grands attachés à son service, qui s’étaient retranchés dans la citadelle, entreprirent de fléchir Houlagou en lui offrant, leur soumission. Houlagou y consentit et fit arrêter le carnage; la ville dut s’engager à reconnaître son obéissance et à lui payer tribut. De là il s’avança sur Damas, dont les habitants accoururent au-devant de lui avec des présents et des objets d’une valeur considérable. Le prince tartare les accueillit avec bienveillance et leur imposa ses lois, prit Émesse, et Hama et beaucoup d’autres cités. Il fit partir des troupes pour Merdïn, place forte qui ne fut prise qu’avec peine. Plusieurs jours après, les Tartares détruisirent une bande de brigands, qui attaquaient les gens de toute nation et étaient le fléau des voyageurs. Ces brigands appelés Djagh’ari,[162] étaient Turcs d’origine; ils vivaient protégés par d’épaisses forêts dans des lieux sauvages et de difficile accès; ils étaient très nombreux et entièrement indépendants. Cette tourbe, recrutée de tous côtés, se rendait redoutable, surtout aux chrétiens. Les Tartares en tuèrent une foule et en firent captifs encore davantage. Houlagou, ayant laissé environ vingt mille hommes pour garder la contrée, partit pour aller passer l’hiver dans la plaine de Héwian. Cependant le sultan d’Égypte [Kotouz] à la tête d’une armée considérable, marcha contre les troupes laissées en garnison par Houlagou, et qui avaient pour chef un officier d’un haut rang, appelé Kith-Bouga, lequel était chrétien et de la nation Naïman.

Kith-Bouga alla à la rencontre du sultan, et lui tint tête vaillamment; mais il eut le dessous et périt avec tous les gens; car les Égyptiens étaient nombreux. L’action eut lieu au pied du mont Thabor. Un corps considérable d’Arméniens et de Géorgiens qui prit part à ce combat avec Kith-Bouga succomba avec lui. Cette défaite eut lieu en 709 de l’ère arménienne (16 janvier 1260 -15 janvier 1261).

MORT DU PIEUX PRINCE DJELAL.

XXXVII. Le roi de Géorgie David, fils de Lascha, qui régnait sous la suzeraineté des Tartares, fatigué des exactions: fréquentes qui lui étaient imposées, ainsi qu’aux grands et aux populations de ses États, exactions extrêmement lourdes et devenues intolérables, quitta sa ville de Dèphkhis, renonça au trône et à tout ce qui lui appartenait, et s’enfuit dans l’Aph’khazie intérieure, et dans les parties inaccessibles du Souanèth. Il état accompagné des principaux seigneurs de districts, qui, pour suffire aux avanies dont il étaient accablés, avaient vendu et mis en gage leurs villes et leurs possessions sans pouvoir assouvir l’avidité des Tartares, non moins insatiables que la cruelle sangsue. Le roi ne put emmener sa fille, la reine Kontsa, ni son fils nouveau-né, Dimitri, il ne prit avec lui que Giorgi, son fils aîné. Cependant le grand préfet Argh’oun, avec des forces considérables, se mit à la poursuite du roi David, afin de se saisir de lui. N’ayant pu l’atteindre, il envahit plusieurs provinces géorgiennes, dont il massacra impitoyablement ou fit captifs les habitants. Il saccagea et détruisit de fond en comble Gélath,[163] lieu de la sépulture des souverains géorgiens ainsi qu’Adzgh’or, résidence du catholicos. Mais voilà que tout coup survint un détachement de cavaliers géorgiens qui firent éclater leur bravoure en exterminant nombre de soldats d’Argh’oun. On eût dit un incendie qui se répand dans un champ de roseaux. Les Géorgiens s’en retournèrent sains et saufs; ils étaient, environ quatre cents. Argh’oun, effrayé de cet échec, n’osa plus s’aventurer à la recherche des Géorgiens; il rentra auprès de Houlagou, et, ayant machiné une malice dans son cœur, il mit en prison la reine de Géorgie Kontsa, sa fille Khotchak’, le grand prince Schahènschah, Djelâl-Elaçan, seigneur de Khatchên, et beaucoup d’autres, sous prétexte qu’ils devaient encore le tribut. Il leur extorqua des sommes considérables, et ce fut à ce prix qu’ils échappèrent à la mort. Le pieux et vertueux prince Djelâl eut surtout à endurer de sa part les plus cruelles tortures. Argh’oun exigea de lui des sommes énormes, bien supérieures à ce que Djelâl pouvait acquitter. Il lui fit mettre au cou une pièce de bois, et les fers aux pieds. Il le traitait ainsi parce que Djelâl était un chrétien fervent Celui-ci avait contre lui tous les musulmans, qui poussaient Argh’oun à le faire mourir. Ils lui disaient, « Celui-là est le plus grand ennemi de notre religion et de notre loi, » or Argh’oun était lui-même musulman. Il conduisit Djelâl à Khazwïn. Ce prince infortuné supportait tous ces tourments en bénissant le Seigneur, car il était profondément versé dans la connaissance de l’Écriture sainte, observateur de l’abstinence, assidu à la prière tempérant dans ses repas; il aspirait à la mort des martyrs. Cependant la fille de Djelâl, R’ouzoukan, qui avait épousé Béra-nouïn, fils de Tcharmagh’an, l’ancien chef des Tartares, alla trouver Dokhouz-khatoun, femme de Houlagou, pour la prier de délivrer son père des mains d’Arghoun. Cet infâme préfet, ayant eu vent de cette démarche, envoya aussitôt des bourreaux, qui mirent à mort pendant la nuit ce juste, ce saint serviteur de Dieu. Ils lui découpèrent le corps membre par membre, comme on fit à saint Jacques, martyr, aux tourments duquel il fut ainsi associé. Qu’il soit jugé digne de partager aussi sa couronne par le Christ notre Dieu. Telle fut la fin de ce digne prince. Il accomplit sa carrière, en se conservant ferme dans la foi, en 710 de l’ère arménienne (15 janvier 1261 - 14 janvier 1262). Son fils Athabag envoya des gens de confiance enlever furtivement les restes mortels de son père, qui avaient été jetés dans une citerne sans eau. Le Perse qui avait tenu Djelâl en garde dans sa maison fut témoin d’un miracle que Dieu opéra en sa faveur; car, dès qu’on l’eut mis à mort, une éclatante lumière descendit sur lui, et ce Perse, voulant prendre soin de son corps, le jeta dans cette citerne, avec l’intention de lui rendre, au bout de quelques jours, les honneurs de la sépulture. Il le découvrit à ceux qui le cherchaient, et leur raconta sa merveilleuse vision. Ceux-ci, ayant recueilli avec empressement ces restes vénérés, les rapportèrent la maison du martyr, et les ensevelirent au couvent de Kantzaçar[164] dans le tombeau de ses pères. Ces hommes virent se reproduire le même prodige d’une lumière éclatante qui était descendue sur le corps du prince. Son fils Athabag hérita de sa principauté, d’après l’assentiment de Houlagou et d’Argh’oun. Athabag, nourri dans des sentiments de piété, était continent, humble, adonné à la prière comme un saint anachorète; car ses parents l’avaient élevé dans ces principes. Houlagou fit périr le prince Zak’arê, fils de Schahènschah, lequel avait été auprès de lui l’objet de dénonciations calomnieuses.

Cette année mourut en Jésus-Christ le charitable et bon catholicos des Agh’ouans, le seigneur Nersès, après avoir occupé le siège vingt-sept ans. Il eut pour successeur le seigneur Etienne, qui était encore tout jeune.

MORT DU PRINCE SCHÀHÈNSCHÂH ET DE SON FILS ZAK’ARÊ.

XXXVIII. Le grand prince Schahènschah, fils de Zak’arê, donna sa principauté à son fils aîné, Zak’arê. Il avait un grand nombre de fils, Zak’arê, Avak, Sârkis, Ardaschir et Ivané. Schahènschah administrait sa maison, tandis que Zak’arê servait dans l’armée tartare. La bravoure dont il faisait preuve lui avait valu l’estime du grand Houlagou et du préfet Argh’oun. Lorsque Argh’oun, avec une armée considérable, se trouvait en Géorgie, il avait avec lui Zak’arê. Ce prince, en cachette d’Argh’oun et des troupes, alla voir sa femme, qui était chez le père de celle-ci, Sarkis, prince d’Oukhthik,[165] lequel partageait la révolte du roi de Géorgie David. Argh’oun en ayant été instruit, en prévint Houlagou, qui commanda qu’on lui amenât Zak’arê chargé de chaînes, et qui imagina une masse d’autres accusations contre lui. Il le condamna à mort, en le faisant écarteler, et ses membres furent jetés aux chiens. Lorsque Schahènschah, père de Zak’aré, eut appris cette triste nouvelle dans le village d’Ôtzoun,[166] il tomba dans un si profond chagrin, qu’il expira. On le transporta et on l’ensevelit à K’opaïr’,[167] que sa femme avait pris aux Arméniens.

GUERRE TERRIBLE ENTRE HOULAGOU ET BEREKE.

XXXIX. Les puissants chefs et les grands généraux qui occupaient l’Orient et le Nord étaient parents de Mangou khan, qui mourut après la guerre contre les Nainkas.[168] Ses deux frères, Arik-bouga et Koubilaï, se disputèrent la couronne les armes à la main. Koubilaï détruisit entièrement l’armée de son concurrent, le força de s’enfuir hors du pays et monta sur le trône. Houlagou, qui était leur frère et aussi celui de Mangou khan, soutenait Koubilaï; Béréké, qui commandait dans le nord, s’était déclaré pour Arik-bouga, avec un autre de leurs parents. Un des chefs tartares, fils du khan Djagataï, le fils aîné de Tchinguiz-khan et appelé Algh’ou était en hostilité avec Béréké, parce que, à l’instigation de celui-ci et des siens, Mangou khan avait exterminé sa famille. Il envoya proposer à Houlagou de venir à son secours, en se dirigeant du sud vers la porte de Derbend. Cependant Houlagou qui avait auprès de lui les plus considérables et les plus puissants princes tartares, d’un rang égal au sien, et qui étaient venus des contrées de Bathou et de Béréké, Kouli, Bal Toutar, Megh’an, fils de Kouli, Katakhan, et bien d’autres, les fit exterminer sans pitié, ainsi que leurs troupes; tous, vieillards et enfants, furent passés au fil de l’épée, car ils étaient alors sous sa main, et ils se fréquentaient entre eux librement. Quelques-uns échappèrent; mais sans leurs femmes, leurs enfants, et ce qui leur appartenait; ils se réfugièrent auprès de Béréké et de leurs autres parents. Ce. Dernier, apprenant ce qui s’était passé, rassembla des forces immenses pour aller venger les siens immolés par Houlagou. De son côté, Houlagou réunit ses troupes, qui étaient aussi fort nombreuses,[169] et les partagea trois corps. Il confia le premier au fils d’Abaka, en lui adjoignant le préfet Argh’oun, et les envoya dans le Khoraçan au secours d’Algh’ou, d’un côté; il posta le second corps à la porte des Alains (défilé de Dariel) et, prenant avec lui le reste de ses troupes, il franchit la porte de Derbend; car il y a là deux entrées, l’une chez les Alains, et l’autre à Derbend.

Il ravagea les États de Béréké, et parvint jusqu’au fleuve large et profond qu’alimentent un grand nombre d’affluents, et que l’on appelle Ethil, fleuve qui coule comme une mer, et se jette dans la mer Caspienne. Béréké vint hardiment lui faire face, et l’action s’engagea sur les bords du grand fleuve. Il y eut un horrible carnage de part et d’autre, mais surtout dans les rangs de Houlagou, dont les soldats étaient gelés par la neige et l’intensité du froid. Une foule d’entre eux furent précipités dans le fleuve, Houlagou battit en retraite par la porte de Derbend. Cependant l’un de ses généraux et de ses plus intrépides guerriers, nommé Schirémoun, lequel était fils de Tcharmagh’an, l’ancien chef des Tartares, tint bon à la tête des siens contre Béréké, et le fit reculer. Les fuyards, s’étant ralliés à lui, furent sauvés; puis, reculant peu et faisant bonne contenance, il franchit la porte de Derbend, où une garnison fut postée. Les Tartares rentrèrent dans la plaine de Mough’an occuper leurs quartiers d’hiver. C’est ainsi que les deux partis se firent la guerre pendant cinq ans, depuis l’an 710 (15 janvier 1261 - 14 janvier 1262) jusqu’à 715 de l’ère arménienne (14 janvier 1266 - 13 janvier 1267). Chaque année, réunissant leurs troupes, ils se combattaient pendant l’hiver, car durant l’été la guerre était impossible à cause des chaleurs et du débordement des rivières.

A cette époque. Houlagou entreprit de bâtir dans la plaine de Kar’ni une ville vaste et capable de contenir une nombreuse population. Il imposa à toutes les nations soumises à son empire la corvée d’apporter du bois en abondance pour construire les maisons et les palais de cette cité, qu’il destinait à lui servir de résidence d’été, pour aller respirer le frais. Gens et bêtes étaient contraints à un rude labeur par des agents plus impitoyables que ceux qu’avait préposés Pharaon, sur les enfants d’Israël. Cent paires de bœufs attelés à une pièce de bois ne pouvaient pas la faire mouvoir, tant étaient lourdes et grandes les charpentes que l’on employait, et les distances étaient considérables et les chemins difficiles, à travers fleuves et montagnes. Sous les coups de ces agents chargés des travaux succombaient les hommes et les animaux. Houlagou y fit élever de grands temples ses idoles. Il avait fait venir tous les ouvriers travaillant la pierre ou le bois, et des peintres. Les magiciens tartares qui faisaient parler les chevaux, les chameaux et les idoles de feutre,[170] et qui pratiquent l’art des sortilèges, sont tous prêtres; ils ont la tête rasée et portent un manteau jaune attaché sur la poitrine. Ils adorent tout les objets mais principalement Sakya-mouni, et Maïtrêya. Ils abusèrent Houlagou en l’assurant qu’ils le rendraient immortel. Ce prince se réglait sur leurs paroles, et faisait halte, se mettait en marche ou montait à cheval d’après leurs volontés, auxquelles il s’était abandonné sans réserve. Il s’inclinait et se prosternait plusieurs fois par jour devant leur chef. Il mangeait des mets consacrés dans le temple des idoles, et traitait ces prêtres avec plus de considération que personne. Aussi prodiguait-il les dons pour orner les temples. La première de ses femmes, Dôkhouz-khathoun qui était chrétienne, lui en fit des reproches réitérés; mais elle ne put le détourner de ces magiciens. Cette princesse, qui vivait dans la pratique de la religion, était la protectrice et le soutien des chrétiens.

En 714 notre ère (14 janvier 1265 – 13 janvier 1266), un phénomène remarquable apparut dans les cieux: un astre se montra dans la direction du nord au levant; il projetait en avant, vers le sud, des rayons de lumière en forme de colonne. L’astre lui-même était petit; sa marche était rapide; il se montra pendant un mois, après quoi il disparut tout à fait. Il ne ressemblait à une comète qui apparaît par intervalles, en se dirigeant de l’ouest au nord. Il laissait échapper des rayons qu’il lançait au loin, et qui augmentèrent de jour en jour jusqu’à ce qu’il s’éteignit. En ce temps moururent Houlagou et sa femme Dôkhouz-khathoun. Il eut pour successeur son fils Abaka, en 714 de l’ère arménienne Ce jeune prince épousa la fille de l’empereur des Romains, nommée Despina-khathoun, qui arriva avec une pompe magnifique, escortée du patriarche d’Antioche et de plusieurs évêques Elle était conduite par le seigneur Sarkis. Evêque d’Ëzénga, et le vartabed Pènèr.[171] Après avoir baptisé Abaka, ils le marièrent à cette princesse. Abaka, ayant formé une armée considérable, marcha contre Béréké. Les troupes de ce dernier, après avoir franchi la porte de Derbend, s’établirent sur le bord du fleuve [Gour]. Les deux partis campaient chacun sur la rive opposée, qu’ils fortifièrent par des murailles et des tranchées.

 

Ici s’arrête le récit brusquement et se termine l’ouvrage de Guiragos dans nos deux manuscrits les plus étendus, A et B. L’auteur a été empêché de continuer pour une cause quelconque qu’il nous a laissé ignorer. Comme ces deux manuscrits, de provenance toute différente, finissent par le même mot, on peut croire qu’ils reproduisent en entier la composition de l’historien arménien. Je n’ose point cependant affirmer d’une manière absolue que l’on ne puisse point retrouver un jour quelque copie plus complète.

 

 

 



[1] Le couvent de Kédig s’élevait dans le voisinage de deux autres monastères non moins renommés comme centres d'études au moyen âge, Sanahïn et Hagh'pad. Il était situé dans le district de Tzoraph’or, province de Koukark dans le nord-est de la Grande Arménie, non loin de la forteresse de Gaïan. Ce couvent ayant été détruit par un tremblement de terre, son supérieur, Mékhithar Kôsch, bien connu par son recueil de fables et par sa compilation du code arménien, le rebâtit sous le nom de Nouveau Kédig, un peu plus loin, dans un lieu appelé Dantzouda'-tzor la vallée de Dantzoud. Cf. Indjidji, Arménie ancienne)

[2]On fit dans la Chronographie de Samuel d'Ani, à l'année 564 de l'ère arménienne (21 février 1115- 22 février 1116) Kizil [-Arslan] s'empara de la ville de Lor’ê et brûla les saints couvents de Hagh’pad et Sanahïn. Et un peu plus loin, sous la date de 567 (20 février 1118-21 février 1119): « le tyran scythe Kizil, mot qui signifie le Rouge, fut tué à la prise de Tévïn, par les Perses, qui avaient assiégé cette ville pendant six mois.

[3] Le catholicos Pierre Ier siégea de 1019 à 1058; contemporain des deux frères Jean et Kakig II, souverains bagratides d'Ani, il eut des démêlés avec eux et contribua avec les nobles de l'Arménie à livrer ce pays aux Grecs. Son existence fut très agitée; il quitta et reprit son siège et finit par se retirer à Constantinople et ensuite à Sébaste, en Cappadoce, ou il mourut et ou il fut enterré dans le couvent de la Sainte-Croix. Il exerça une très grande influence politique qu'il employa malheureusement à précipiter la chute de la monarchie des Bagratides et à soumettre sa patrie à un asservissement dont elle ne se releva jamais. Mal gré cela les Arméniens le tiennent en grand honneur pour un miracle qu'ils lui attribuent. Pendant que l'empereur Basile II hivernait dans la Chaldée Politique, Pierre s'étant rendu auprès de lui, en qualité d'ambassadeur du roi Jean, Basile l'invita à célébrer la cérémonie de la bénédiction de l'eau, le jour de l'Epiphanie, suivant le rite arménien, en présence des grands de sa cour et du clergé grec. Au moment où Pierre plongeait sa croix dans le fleuve, les eaux s'arrêtèrent tout à coup, et lorsqu'il y répandit le saint chrême, des rayons de lumière éclatèrent aux yeux de tous. Ce prodige est rappelé avec complaisance par les historiens arméniens, comme une manifestation de la vérité de leur croyance nationale contre les Grecs, qui les «rusaient et les accusent encore d'hérésie; il valut à Pierre le surnom de « qui fait remonter en arrière ou arrête un fleuve », sous lequel il est toujours désigné. (Cf. Arisdaguès Lasdiverdtsi, éd. de Venise, 1844; le Ménologe arménien, 6 janvier, et Tchamitch, Hist. d'Arménie, IV, lvi, t. II, p. 908.)

[4] Pour la position de la forteresse de Dzovk, voir p. 198, note 2.

[5] Kakig II, dernier roi d'Ani (cf. ci-dessus, page 30, note 1), était de la race royale des Bagratides et non de la famille des princes Ardzrounis, comme notre auteur le prétend. Cette spoliation du souverain arménien est racontée dans tous ses détails par Matthieu d'Édesse, à l'année 493 (11 mars 1043 — 13 mars 1044) (cf. t. Ier de la Biblioth. histor. armén. chap. lxv et lxvi), ainsi que sa fin tragique, qui fut une vengeance des traitements ignominieux et de la mort affreuse que Kakig avait fait subira Marc, métropolite grec de Césarée. On peut voir ci-dessus, p. 97-100, la manière dont le prince Thoros Ier punit les meurtriers de Kakig. Ce prince laissa un fils qui ne tenta jamais de recouvrer les États de son père, et qui mourut jeune encore.

[6] L'auteur commet un anachronisme évident, en anticipant considérablement ces événements qui appartiennent au règne de l'empereur Manuel: 1° l'expédition d'Andronic Comnène contre Thoros II, qui est de 1152 (cf. Grégoire le Prêtre. chap. cxiii. p. 168), et 2° le meurtre de Sdéph'ané qui eut lieu en 1163 (cf. ibid. ch. cxxxiii, p. 209; il faut donc lire ici Manuel au lieu d'Alexis.

[7] Cf. ci-dessus Matthieu d'Édesse, chap. lxi, p. 103, et ibid. note 2.

[8] Les auteurs varient de trois ans environ sur la durée du pontificat de Grégoire III, Bahlavouni. Elle fut de cinquante-trois ans, d'après le chronographe Mékhithar d'Aïrivank (édition de M. Emin. Moscou, 1860, p. 17) et l'auteur de la Vie de saint Nersès Schnorhali (Petite Biblioth. armén.). Sacré en 562 de l'ère arménienne (21 février 1113-20 février 1114) suivant Matthieu d'Edesse (cf. ci-dessus, p 108. ch. lxiv), il mourut, comme l'affirme l'historien Vartan en 617 (8 février 1168-6 fév. 1169); ce qui nous donne une durée de cinquante-cinq ans; ou en 613 (9 février 1164-7 février 1165), si l'on s'en rapporte au biographe précité de saint Nersès. et nous n'aurions plus alors qui cinquante ou au plus cinquante et un ans (cf. Tchamitch, Histoire d'Arménie). Mais il existe, en traduction arménienne, une lettre de Manuel Comnène adressée à Grégoire et datée de Constantinople, septembre, indiction xv (1166). (Œuvres en prose de saint Nersès Schnorhali, Saint-Pétersbourg, in-4°, 1788). Lorsque l'officier du palais qui en était porteur, nomme Sempad, fut parvenu à Hrom-Gla, le patriarche venait de mourir depuis quelques mois et avait été remplacé par son frère cadet saint Nersès. La mort de Grégoire eut donc lieu réellement en 1166, ou 615 de l'ère arménienne dans la cinquante-troisième année en cours de son pontificat (cf. ci-dessus, p. 76. note 2); par suite il faut introduire dans le texte de Vartan la correction si souvent nécessitée par l'erreur des copistes du 7 en 5, et lire 615, et non 617.

[9] Notre auteur confirme ainsi la date assignée à ce tremblement de terre par Ibn Alathir, qui le place à l'année 534 de l'hégire (1139-1140) (cf. M. Defrémery, Fragments d'historiens arabes et persans inédits relatifs aux anciens peuples du Caucase et de la Russie méridionale, p. 37-38 du tirage à part du Journal asiatique, 1849). Ibn el Djouzi, Aboulfaradj, Dzéhebi, Aïni et Hadji Khalfah avancent cet événement d'une année.

[10] Voir, au sujet du roi de Géorgie, Dimitri Ier, ci dessus, page 137, note 6. Ses deux fils, David III et Giorgi III, dont il a été question précédemment, page 193, note 4, et pages 196, 197, 200, 201, 353, 354 et 356, lui succédèrent. Le premier n'eut qu'un règne très court, le second occupa le trône pendant vingt-huit ans, de 1156 à 1184. (Cf. M. Brosset, Hist. de la Géorgie, part. I).

[11] Un des battants de cette porte en fer se trouve aujourd'hui au couvent de Gelât, en Iméreth, dans une petite chapelle de saint Georges. On connaît le travail si complet que feu M. de Fraehn a publié sur l'inscription arabe gravée sur ce monument. (Cf. Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques de Saint-Pétersbourg, t. III, et le précis du travail de M. de Fraehn, consigné dans le Journ. asiatique. IIIe série, t. II). Suivant la tradition géorgienne, ce monument proviendrait de Derbend, d'où il aurait été emporté par le roi David le Réparateur. Mais M. Brosset a montré, d'après ce même passage de notre historien, par le témoignage de Vartan, et une inscription géorgienne recueillie par lui, à Gelât, que la porte conservée dans ce monastère est bien celle dont parle Guiragos, comme d'un trophée pris à Kantzag par le roi Dimitri Ier, la treizième année de son règne. (Voir le Journal français de Saint-Pétersbourg, n° du 16-28 mars 1847, et Histoire de la Géorgie, Ire partie, p. 368, note 3.)

[12] En arabe, Hérek, forteresse à une journée de marche de Kantzag, décrite par Kazwini. Cf. M. Dorn, Geographica Caucasica, Saint-Pétersbourg, 1847, in-4°, p. 30 et 67-68.)

[13] Suivant une tradition conservée avec vénéra lion par les Arméniens et qui remonte au ive siècle, le roi Tiridate II, qui avait embrassé le christianisme vers 300 ou 302, du temps de Dioclétien (cf. mes Recherches sur la chronologie armén.), ayant appris la conversion de Constantin, résolut d'aller l'en féliciter; il partit accompagné de douze de ses satrapes les plus considérables, emmenant avec lui saint Grégoire l’Illuminateur, le fils de ce dernier, Arisdaguès, et Albianus, évêque du district de Hark, dans la province de Douroupéian. Après une longue pérégrination, ils arrivèrent en Italie et rencontrèrent l'empereur à Rome. (Constantin et Tiridate, le pape saint Sylvestre et saint Grégoire contractèrent une alliance qui fut cimentée par des traités. Une circonstance dont cette tradition s'est accrue postérieurement est celle de la consécration de saint Grégoire par saint Sylvestre, comme patriarche d'Arménie. (Cf. Tchamitch, II) Mais si cette entrevue des deux monarques et des deux pontifes est un fait incontestable, puisqu'il est affirmé par deux écrivains contemporains, Zénob de Klag (éd. de Venise, in-8°, 1832) et Agathange, secrétaire de Tiridate, ch. cxxvi (édit. de Venise, in-18, 1835), et par un historien du ve siècle, Elisée (éd. de Venise, in-18, 1842), la circonstance racontée par Tchamitch est loin d'avoir le même caractère d'authenticité, puisque saint Grégoire avait déjà reçu l'imposition des mains de saint Léonce, évêque de Césarée. De même, si l'existence des traités en question ne saurait être révoquée en doute, puisque Elisée nous apprend que, lors de l'ambassade envoyée par les Arméniens à Théodose le Jeune, on apporta, à l'audience que les députés obtinrent de l'empereur, les registres, où étaient transcrits ces traités, on peut, par contre suspecter la le production de ces antiques documents, telle que nous l'offre le livre connu aujourd'hui. Le voyage de saint Grégoire à Rome est la preuve péremptoire de la primitive union de l'Eglise arménienne avec l'Eglise occidentale, et des bons rapports qui les rattachaient alors l'une à l'autre; ces rapports cessèrent bientôt après, et les Arméniens s'isolèrent, vers le milieu du ve siècle, par leur schisme particulier qui leur a fait une position mal définie entre les Grecs et les Latins. Leurs relations avec l'Occident ne recommencèrent d'une manière suivie qu'a l'époque et a l'occasion des croisades; il est vrai de dire que toutes les tentatives, plutôt politiques au fond que religieuses, des princes de la Petite Arménie pour opérer l'union avec le siège de Rome ne produisirent, par suite de l'opposition et de l’antipathie de la majorité de la nation contre les Latins, que des résultats éphémères.

[14] Guiragos fait allusion à un jeu de mots reproduit d'une manière plus explicite par Samuel d'Ani, sur le nom de l'empereur Manuel Comnène. Emmanuel, nobiscum Deus, est le nom de Jésus-Christ, tandis que Minuel (Manuel) peut signifier longe a nobis Deus.

[15] Notre auteur veut parler du comte de Saint-Gilles et de la découverte miraculeuse de la sainte lance dans l'église de Saint-Pierre d'Antioche (cf. Matthieu d'Édesse, ch. vi et xi); seulement il a arrangé ce récit à sa manière.

[16] Il s'agit ici évidemment du célèbre Nour ed-din; mais Guiragos se trompe en lui attribuant le titre de sultan que Nour ed-din ne prit jamais, même a l'apogée de sa puissance, se contentant du titre plus modeste d'Atabek; notre auteur est aussi dans l'erreur en plaçant sous la même autorité Alep et Merdïn, puisque, à cette époque, cette dernière ville appartenait à Houram ed-din Timourtasch. Ortokide, fils du célèbre Ilgazi.

[17] Ceci est encore une erreur. Guy de Lusignan, après avoir perdu son royaume par la prise de Jérusalem, ne quitta point la Syrie; il dirigea d'abord le siège de Ptolémaïs, mais déjà, avant que cette ville tombât au pouvoir des croisés, il avait perdu toute importance et avait fini par s'effacer, jusqu'au moment où il obtint le royaume de Chypre, en 1192.

[18] Les Adéliens sont la famille des princes ayyoubides, ainsi nommés de Malek Adel ou Mélik el-'Adel, frère de Saladin et l'un de ses plus célèbres successeurs. Cette famille forma plusieurs branches, en Egypte, à Alep, Damas, Hama, Hêms, Khélath, Meïafarékïn, et dans l'Yémen.

[19] Il est ici question, sans aucun doute, du fils de Saladin, El-Mélik eddhaher Ghiâth ed-din Gazi, qui, à la mort de son père, arrivée le 27 de séfer 589 (4 mars 1193), s'établit à Alep et régna dans cette ville jusqu'en 1216. Mais Guiragos se trompe en lai attribuant la possession de Damas qui appartenait à un de ses frères, El-Mélik el-Afdhal Nour ed-din Ali, et dont s'empara ensuite le frère de Saladin, Mélik el-'Adel.

[20] Ces paroles de Léon au clergé arménien sont l'expression de la politique artificieuse qu'il suivit a l'égard des Latins, et qui fut celle aussi de ses successeurs; elle est peu honorable et peu digne au fond, mais elle était commandée en quelque sorte par leur situation difficile et ambiguë. Placés entre les exigences des papes qui réclamaient l'unité dans le dogme et sur plusieurs points de la discipline, et qu'ils avaient le plus grand intérêt à ménager comme arbitres de la chrétienté, et entre, la formidable opposition du clergé arménien et de la nation, qui repoussaient les prétentions des Latins, les souverains de la Cilicie se virent toujours forcés de louvoyer. Ceux d'origine latine, comme Philippe d'Antioche et les deux premiers Lusignan, Jean, dit Constantin III, et Guy, son frère, qui ne craignirent pas de heurter les préjugés nationaux, finirent d'une manière tragique.

[21] Isabeau, princesse de la maison d'Antioche. On verra dans la Chronique de Sempad les causes de la rupture de Léon II avec cette princesse et des violences auxquelles il se livra envers elle.

[22] Sibylle, fille du second fit d'Amaury, roi de Chypre et d'Isabeau de Plantagenêt, reine de Jérusalem. (Cf. Sempad, ad annum 659).

[23] C'est le même prince dont il a été question précédemment, p. 421, note 3. El-Mélik eddhaher Ghiâth ed-din Gazi, fils de Saladin.

[24] Ce fleuve est probablement le Djeyhân, ou Pyramus, qui est le plus rapproché des frontières de la Cilicie vers la Syrie.

[25] Le catholicos Jean VIII, dit le Magnanime, d'abord archevêque de Sis, appartenait à la famille des Héthoumiens, qui était sans cesse en désunion et en rivalité avec celle des Roupéniens. Jean, imbu de l'esprit de sa famille, une fois sur le siège (1203), affecta de braver les ordres du roi, et s'attira son mécontentement. Léon résolut de le déposer; mais, craignant que cette mesure n'occasionnât du mécontentement dans la nation, il prit le parti de la patience. Enfin, ne pouvant plus supporter l'arrogance du prélat, il fit élire, dans une assemblée d'évêques et de docteurs, David III d'Ark'agagh'în (1206). A la mort de David, arrivée en 1208, Jean, qui s'était réconcilié avec son souverain, fut rétabli et se maintint jusqu'à sa mort arrivée en 1225, sous la régence du grand baron Constantin, Italie (tuteur) de son fils mineur, le roi Héthoum Ier.

[26] Un des principaux griefs imputés à Philippe, et le plus grave aux yeux des Arméniens, était d'avoir manqué à l'engagement qu'il avait pris de respecter leurs dogmes et leurs rites, et d'avoir montré de la partialité pour l'Église latine.

[27] On verra plus loin, dans mes note» sur la Chronique de Sempad, les détails intimes et très curieux que fournit Aboulfaradj sur la vie privée du roi Philippe d'Antioche, sur la révolution de palais qui détrôna ce prince, arraché de sa couche nuptiale pour être jeté en prison, et sur les dispositions de la reine Isabeau pour lui et ensuite pour son second mari.

[28] C'est le connétable Sempad, l'historien.

[29] Sans doute Oschin, le préféré de son père, et auquel celui-ci avait donné en fief le comté de Gorigos, malgré l'opposition et tes réclamations de l'aîné, le connétable Sempad. Des six fils du grand baron Constantin, deux, ce même Sempad et le roi Héthoum, ont été déjà nommés et nous sont connus; un autre, Basile, seigneur du couvent de Trazarg, était ecclésiastique et, par conséquent, inhabile à être investi du titre de prince du royaume; deux autres encore, Ligos et Léon, ne remplirent qu'un rôle obscur et presque ignoré. Nous sommes ainsi conduits par exclusion à croire qu'il s'agit ici d'Oschin, fils cadet de Constantin.

[30] D'après les calculs du connétable Sempad, le règne de Héthoum Ier aurait commencé deux ans plus tard, en 675 de l'ère arménienne (24 janvier 1226 — 23 janvier 1227). C'est cette dernière date qui est la vraie, puisque Aboulfaradj (Chron. Syr.) fixe d'une manière précise l’avènement de Héthoum au lundi de la Pentecôte, 14 du mois de Haziran (juin), 1537 de l'ère des Grecs (1226); seulement le chroniqueur syrien s'est trompé sur le quantième mensuel, puisque, en 1226, la Pâque étant tombée le 19 avril, la Pentecôte se rencontra le 7 juin, et le lendemain lundi fut par conséquent le 8. La différence entre Guiragos et Sempad peut du reste s'expliquer par le fait que Héthoum, encore à peine entré dans l'adolescence, fut accepté pour roi par le catholicos Jean et les grands, sur la présentation et d'après les instances de son père le grand baron Constantin, mais que ce ne fut qu'au bout de deux ans, et après la mort de Jean, qu'il fut marié à Isabeau et proclamé officiellement par le nouveau catholicos. Constantin Ier.

[31] J’ai expliqué (Récit de la première croisade, ch. i, note 9) le sens que les Arméniens attachent au mot Dadjig, par lequel ils désignaient anciennement tous les peuples nomades en général, et qu’ils ont appliqué depuis à toutes les nations musulmanes, Arabes, Persans et Turcs. L’auteur fait ici allusion aux courses et aux dévastations que les Géorgiens, profitant de la négligence d’Euzbeg, atabek de l’Azerbaïdjan, avait faites précédemment dans cette contrée, dans l’Aran, le Schirwan et le territoire d’Erzeroum.

[32] Le mot gabidj est un nom de mesure pour les grains ainsi que pour les substances liquides. Le gabidj répondait au congius et au sextarius des Romains. Ananira de Schirag, mathématicien et computiste arménien qui vivait au ve siècle, assimile, dans son Traité des poids et mesures, le gabidj à la moitié d’un boisseau. (Cf. Pascal Aucher, Explication des poids et mesures des anciens, en arménien, Venise, 1821 in-4°)

[33] C’est la leçon que donnent les manuscrits A et C; le manuscrit B lit Pélougoun, et Tchamitch (Hist. d’Arménie, t. III, p. 201), Pélougoum. C’est une localité de l’Agh’ouanie arménienne, au sud de Bardav.

[34] Ivanê, qui portait le titre d’atabek du royaume de Géorgie, avait succédé vers 1212, à son frère Zak’aré, dans le commandement des armées géorgiennes. Il était de l’illustre famille des Mekharguerdzel d’origine kurde, d’après notre auteur et Vartan. Cette famille s’attacha au service des rois de Géorgie et remplit un rôle considérable après la ruine des Orbélians. Cf. M. Brosset, Hist. de la Géorgie, Additions, p. 415-417).

[35] La forme mongole de ce nom est Soubeguetaï Baghatour, c’est un des plus anciens généraux de Tchinguiz khan, et il appartenait à la tribu Ourianguite.

[36] District de la province d’Artsakh, dans l’Arménie septentrionale de la Géorgie.

[37] M. Brosset, dans son Histoire de la Géorgie, Additions, p.123, a traduit ainsi ce passage: « Il (Ivanê) rassembla une armée nombreuse pour marcher contre le sultan, armée composé de Persans de Tadjiks et Turcs. » Il ajoute en note qu’il ne s’explique point la composition d’une pareille armée. Je le crois bien; mais la faute n’en est pas à l’auteur arménien, qui est ici parfaitement clair.

[38] Dans l’est de la province d’Ararad.

[39] Les manuscrits A et C portent cette leçon; le manuscrit B, Thoun ier than dchah.

[40] L’auteur se sert de cette expression pour désigner un instrument de musique usité chez les anciens Arméniens, et qui était une sorte de lyre dont on tirait des sons avec une baguette ou un archet. Mais nous en ignorons aujourd’hui la véritable forme; on peut voir ce que j’ai dit à ce sujet dans mes Etudes sur les chants historiques et les traditions populaires de l’ancienne Arménie, cahier de janvier 1852, p. 33, note 2.

[41] Cette plaine, où se trouvait le campement d’hiver des Mongols, s’appelait aussi, plaine de Taran ou Tarïn, ou bien encore, plaine de Hémian. Elle occupe le vaste delta formé par l’Araxe après sa jonction avec le Cour ou Cyrus.

[42] C’est le nom par lequel les historiens arméniens désignent habituellement les Mongols.

[43] Des quatre fils qu’avait eus Tchinguiz-khan, Djoutchi, Tchagataï, Ogotaï et Touloui, le premier était mort du vivant son père.

[44] Il y a dans le texte un nom dont la forme se rapproche de celle de Khitan. Ce nom peut être traduit: les non-Khitans, c’est les peuples étrangers par leur origine à ceux du Khataï.

[45] Transcription du mongol nouïan, seigneur, prince.

[46] Ce mot, où se trouve une suffixe déterminative arménienne, me parait être le persan impérial.

[47] Vahram, fils de Plou-Zak’ar, de la famille des princes arméniens de Khatchên possédait tout ce district, et la ville de Schamk’or, qu’il avait enlevée aux Turcs.

[48] Ces trois forteresses étaient non loin de Schamk’or, dans le district de Kartman qui fait partie de l’Agh’ouanie arménienne. Tchamitch (Hist. d’Arm., t. III, index, p. 148) place Ërkèvank’ dans le voisinage et à l’ouest de Kartman. Indjidj (Armén. Anc., p. 538) range Derounagan dans le nombre de localités dont la position ne nous est pas exactement connue aujourd’hui. Il fixe Ërkévank’ (p. 316) dans la province d’Artsakh, et Madznapert (p. 381) dans la province d’Oudi.

[49] Goriguê IV appartenait à la dynastie des princes Bagratides de Daschir qui avait pour capitale la ville de Lor’ê. Cette dynastie remontait à Kourken, fils d’Aschod III, dit le Miséricordieux, roi Bagratide d’Ani, et son commencement datait de la fin du xe siècle.

[50] Forteresse et district du pays d’Oudi.

[51] Forteresse du territoire de Kartman, près du district de Khatchên, suivant Tchamitch; placée par Indjidj dans sa liste des localités dont la position est incertaine. C’est aujourd’hui Mamr’od, à ce que l’on suppose. (Cf. Topographie de la grande Arménie, par le R. P. Léonce Alischan, en arménien).

[52] Forteresse du même district de Kartman, aujourd’hui en ruines. (Léonce Alischan, ibid.).

[53] Ces quatre forteresses, qui faisaient partie du domaine des princes de Khatchên, sont énumérées par Indjidji dans le nombre des localités dont le site n’est point aujourd’hui parfaitement déterminé; les circonscriptions provinciales dans lesquelles elle étaient comprises, Artsakh, Oudi et Koukark’, ayant sans doute varié dans leurs limites à différentes époques.

[54] Jean Vanagan, un des plus célèbres docteurs de l’Église arménienne, élu dans le monastère de Kédig, sous la direction de Mekhitar Kosch l’auteur des Fables arméniennes. Il fonda le monastère de Khoranaschad dans la province d’Artsakh, où il compta de nombreux disciples. Il mourut en 1251, suivant l’historien Vartan. Feu Mgr Soukias Somal, dans la notice qu’il a donnée de cet écrivain (Quadro della storia letteraria di Armenia, p. 107-109), brouille les principaux de sa vie.

[55] Couvent de l’Arménie orientale, renommé au moyen âge comme centre d’études religieuses et littéraire situé auprès des deux monastères non moins célèbres de Sanahïn et de Hagh’pad; il était dans la vallée de Dantzoud, district de Tzoro’phor près de Koukark’. Ce monastère était connu sous le nom de Kédig ou nouveau Kédig, et a été bâti par Mékhithar Kosch, non loin de l’ancien de couvent de Kédig, Hin Kédig, lorsque ce dernier, qui avoisina la forteresse de Gaïan, eut été détruit.

[56] Capitale du district de Daschir, dans la province de Koukark’. Elle fut fondée dans le xie siècle ou peut-être restaurée seulement, par David Anhogh’ïn (sans terre), fils de Kourkên, et le second de la dynastie des princes de la dynastie des Goriguians.

[57] Ou Témanis et Schamschoulde de la province de Koukark sur les confins de la Géorgie.

[58] Forteresse du district de Tzoro’ph’ or, dans la province de Koukark’, mentionnée déjà au vie siècle par Jean Catholicos.

[59] Appelé aussi autrefois par les Arméniens mer de Kegh’am ou lac de Sécan, aujourd’hui Mer Bleue, par les Turcs, Belle Mer, par les Persans.

[60] Place forte de la province d’Ararad, située dans ce district de Djagadk’, suivant Thomas de Medzoph’.

[61] Dans le chapitre suivant, Guiragos écrit tout au long le nom de ce prince Djélal ed-din, Dchalalatin, « l’illustration de la religion » et Vartan, Djélal eddaula, « l’illustration de l’empire. »

[62] Sans doute par suite d’une attaque de paralysie.

[63] Manuscrit B, c’est un surnom familier sous la forme d’un diminutif. Vartan dit que cette princesse s’appelait Khorischah.

[64] Ou Khôïakhanapert. La forteresse Khôïa-khan ou Khôkhan, dans la province d’Artsakh, était située en face de celle de Kantzaçar, qui appartenait aussi à Haçan, et où se trouvait un couvent du même nom, qui était le lieu le la sépulture des princes de cette famille.

[65] Cette liste étant le plus ancien spécimen de la langue mongole que nous possédions, je la reproduis ici; les noms en regard desquels manque le mot mongol sont ceux que je n’ai pu retrouver dans les dictionnaires de MM. Schmidt et Kowaleski. Quelques-uns appartiennent au turc, à l’arabe, et un a été retrouvé en mandchou par M. Stanislas Julien. Je dois aussi à l’obligeance de ce savant sinologue l’identification de cinq mots mongols.

[66] Ms. B. thoula

[67] Ma. B. harérian

[68] Ms. B. iôgh

[69] Ms. B. aph’dchi

[70] Ms. B. pourk’ouï

[71] Ms. B. aurmag

[72] Ms. B. irgan (monde)

[73] Ms. B. naour

[74] Ms. B. moran

[75] Ms. B. koudoud

[76] Ms. B. éléb

[77] Ms. B. Khsrar-nouïn

[78] Ms B. Tchor’thoun-nouïn

[79] Le manuscrit B omet ce nom.

[80] Crécelle ou instrument de bois qui, par le bruit qu’il produit lorsqu’il est agité ou frappé à un autre morceau de bois, sert en Orient à appeler les fidèles à la prière.

[81] Le roi Héthoum Ier régna d’après la Chronique de Sempad de Cilicie, de 1226 à 1270.

[82] Ce district était compris, suivant Tchamitch, dans la province de Koukark’. Indjidji (Arm. anc., p. 527-528) le place, d’après l’autorité d’Etienne Orbélian, entre la province d’Artsakh, le district de Kartman, qui faisait partie de cette province, et les bords du lac de Kegh’am.

[83] Il est appelé Baïdjou dans d’Ohsson (Hist. des Mongols, liv. IV, ch. II).

[84] Dans le manuscrit B, fils de Tov.

[85] Dans la plaine qui s’étend entre la ville de Garin et Ezenga, province de la haute Arménie.

[86] C’est-à-dire un diplôme portant l’empreinte en or, du sceau du grand khan.

[87] Lampron, aujourd’hui Nimroun-Kalessi, à deux journées de marche au nord-ouest de Tarse, dans une des gorges du Taurus. Elle appartenait à une famille de princes appelés Héthoumiens, qui étaient vassaux de l’empire grec, et sur l’origine et la généalogie desquels on trouvera des détails dans mes Recherches sur la Chronologie arménienne, t. I, IIe partie (Anthologie chronologique, n° LXXXV.)

[88] Ritha (Marguerite), fille de Sempad, seigneur de Bahar’on, de la famille des princes Héthoumiens. Elle avait épousé Sdéph’ané père de Léon II.

[89] M. Brosset, dans ses Rapports sur un Voyage archéologique exécuté en Géorgie et en Arménie en 1847-1848, 1ère livraison, p. 28- 29, a transcrit un mémorial métrique, œuvre du copiste de la Bible conservée, sous le numéro 3, parmi les manuscrits de la Bibliothèque du couvent patriarcal d’Edchmiadzïn. Dans ce mémorial, il est question de Constantin et du baron Geoffroy (Djoufrè), tous deux fils de Héthoum, seigneur de Lampron, et beaux-frères de Constantin, prince des princes, père du roi Héthoum Ier, r de Cilicie. Mais, par une singulière confusion, ce savant a attribué au roi Héthoum comme fils, ses deux oncles maternels, Constantin et Geoffroy. Il est à regretter que nous ne possédions pas une copie plus exacte de ce texte, précieux comme spécimen du dialecte arménien vulgaire usité en Cilicie au moyen âge, et par les renseignements historiques qu’il fournit. M. Brosset a lu la date de la mort du baron Geffroy, 807 de l’ère arménienne, ou 1358 de J. C. et cette date e reproduite dans le tableau généalogique construit par lui (ibid. p. 29), avec celle de la mort du roi Héthoum, prétendu père de Geoffroy, le mardi 8 octobre 1270. Or, comme il est dit formellement dans notre Mémorial que Geoffroy vécut dans le monde l’espace de trente-quatre ans, il en résulte qu’en admettant la leçon, il serait né cinquante-quatre ans après que son père avait terminé ses jours. La copie précitée nous offre ce qui suit: il était fils du seigneur Héthoum, rambla de la Grande Arménie.

Il y a là une double faute; d’abord il ne saurait être question de la Grande Arménie, depuis longtemps et tout entière au pouvoir des infidèles, et où les rois et les chefs de la Cilicie n’avaient alors rien à prétendre; ensuite, le mot rambla, n’est point arménien et ne signifie rien. En évitant de confondre, comme l’a fait M. Brosset, on doit lire chambellan, expression que les Arméniens avaient empruntée aux Francs de la Syrie, avec la dignité qu’elle désigne, et l’on doit transcrire et traduire ainsi: grand chambellan d’Arménie.

[90] Littéralement poseur de couronne. Ce titre appartenait à l’un des grands officiers du palais, qui avait pour attribution de placer le diadème sur le front des souverains d’Arménie lors de leur avènement. Cette charge et le titre qui la désigne remontent à une haute antiquité, puisque nous voyons, dan le iie siècle avant Jésus-Christ, Valarsace, premier roi arsacide d'Arménie en investir le prince bagratide Pakarad, dans la famille duquel ces fonctions se perpétuèrent jusqu’à l’extinction des Arsacides arméniens, en 1128 de notre ère. (Moïse de Khoren. II, ii et vii.) Ces fonctions avaient été introduites à la cour des rois d’Arménie, à l’imitation du cérémonial suivi chez les Arsacides de Perse. (Ibid. ch. vii et viii).

[91] La princesse géorgienne qu’avait épousée Ghiâth ed-din et qui était fille de R’ouçoudan, se nommait Thamar.

[92] Guiragos transcrit le titre des empereurs mongols; tantôt sous la forme khan, ou ghan, et tantôt sous celle de Khakan.

[93] Nersès III, 63e catholicos des Agh’ouans, siégea depuis 684 de l’ère arménienne (22 janvier 1235 - 21 janvier 1236) jusqu’en 710 (15 janvier 1261 - 14 janvier. 1262), suivant Guiragos, ou jusqu’en 711 (15 janvier 1262 -14 janvier 1263) de sa mort, suivant Vartan. (Cf. Schahkhathouni, Description de la cathédrale d’Edchmiadzïn et des cinq districts de l’Ararat, t II, p. 341-342) imprimerie du couvent patriarcal d’Edchmiadzïn, 1842.)

[94] Manuscrit B, Basra-nouïn.

[95] L’historien Vartan, de Partzerpert, dit le Grand, qui avait fait ses études au couvent de Kédig avec Guiragos, sous la direction de Jean Vanagan.

[96] Tchamitch place Anpert dans l’Arakadz-öden district de la province d’Ararad, et Indjidji (Arménie ancienne, p. 503-504), parmi les localités de cette province dont la position est aujourd’hui incertaine.

[97] Célèbre monastère qui existait, à ce qu’il parait, dans le voisinage de la ville de Guétchror, province d’Ararad.

[98] Autre couvent situé en face de la ville de Kar’ni, dans le district de Kegh’ark’ouni, province de Siounik’, sous le vocable d’Aménaphèrguitch (le Rédempteur du monde).

[99] Le monastère d’Aïrivank’ s’élevait au nord-est de Kar’ni suivant l’historien Jean Catholicos, tandis que Guira (apud Indjidji, Arm. anc. p. 268) semble le placer dans cette ville même. Il était connu aussi sous le nom de Couvent de la Sainte Lance, comme nous l’apprenons par le continuateur anonyme des Tables de Samuel d’Ani.

[100] L’ordre dans lequel se succèdent les noms des monastères dans cette énumération semble indiquer qu’il s’agit ici du couvent de Saint-Jean, appelé aussi Agsikoms, que l’historien Etienne Açogh’ig (III , ix) place dans le district de Pacèn, province d’Ararad.

[101] Dans l’Ararad, district d’Arakadz-öden suivant Tchamitch, ou dans un district aujourd’hui inconnu de cette province, d’après Indjidji (Arm. anc. p. 503).

[102] Dans l’Ararad, district de Schirag. Ce couvent fut bâti sous le règne du roi bagratide Apas (928-952).

[103] C’est le célèbre couvent de Saint Thaddée, situé dans le district d’Ardaz, province de Vasbouragan, dans le voisinage et au sud du mont Macis ou Ararad.

[104] Ce premier Bouga, qui nous est parfaitement connu par les récits fils de Jean Catholicos, Étienne Açogh’ig et Thomas Ardzrouni, était un des officiers de la milice turque attachée au service des khalifes de Bagdad, sous Motéwakkel dans le ixe siècle. C’est le même qui était gouverneur d’Arménie pour les Persans, à ce que nous assure M. Brosset, dans son Précis de l’histoire des invasions des Mongols à la fin du tome XVII de l’Histoire du Bas-Empire, de Lebeau p. 459.

[105] Les forteresses de Têt et de Dzirana’-K’ar étaient dans le voisinage de Khoïakhanapert. (Cf. le cahier précédent, page 227, note 2.)

[106] Dans le langage des Arméniens cette expression l’Orient ou la Nation orientale, signifie la Grande Arménie. Elle leur a été suggérée par la situation du pays qu’ils habitent par rapport à l’empire grec, qui est à l’ouest pour eux. Elle ne paraît pas remonter plus haut que le xiie siècle, au temps de la domination des princes Roupéniens de la Petite Arménie.

[107] Tiridate II, premier roi chrétien de l’Arménie, monta sur le trône en 287, la troisième année de Dioclétien. (Voir mes Recherches sur la Chronologie arménienne, t. I, I partie, p. 45.)

[108] En route, et avant de se rendre auprès de Koyouk, le connétable Sempad écrivit la relation de la première partie de son voyage dans une lettre qu’il adressa, en date de 1248, à Henri Ier, roi de Chypre que nous a conservée. Guillaume de Nangis, p. 360 dans le Recueil des historiens de France, publié par l’Académie des inscriptions, t. XX.

[109] L’auteur aurait du dire trois: ‘Ala ed-din Kei Kobad II, qui avait pour mère la princesse géorgienne Thamar; Azz ed-din Kei Kaous et Rokn ed-din Kilidj Arslan, nés d’un autre mariage.

[110] Ce frère du sultan Ghiâth ed-din, dont Guiragos ne nous fournit pas le nom, n’est mentionné, que je sache, par aucun autre historien. Les empereurs grecs qui régnèrent à Nicée de 1206 à 1261, pendant l’occupation de Constantinople par les Francs, sont Théodore Lascaris et les trois Vatatzès, Jean III, Théodore II et Jean IV, appelés, d’une manière générique, par les auteurs orientaux du nom de Lascaris. En tenant compte des dates, on doit croire que c’est la fille de Jean III (1222-1255) qu’épousa le frère de Ghiâth ed-din.

[111] Sur la côte sud de l’Asie Mineure, dans la Karamanie.

[112] Manuscrit B, Khoschak’

[113] Son cousin au second degré, Bathou étant le petit-fils de Tchinguiz-khan par Djoutchi, comme Mangou par Touloui.

[114] Dans M. d’Ohsson, Iltchikadaï; c’était le gouverneur mongol de la Perse (liv. II, ch. v).

[115] Manuscrit B, Ztécoum.

[116] La position précise de ces trois forteresses ne saurait être déterminée aujourd’hui; mais elle était très certainement dans le district de Khatchên, province d’Artsakh, où se trouvaient les possessions de la famille à laquelle appartenait le prince Djélal. La forteresse de Gargar’ doit être distinguée de celle du même nom qui s’élevait dans la Petite Arménie, à l’ouest et non loin de l’Euphrate.

[117] Manuscrit B. Thôra-agh’a.

[118] District de la province de Daïk’, au pied des monts Barkhar.

[119] Manuscrit B, R’aneg.

[120] Manuscrit B, Daravan. Ces deux leçons offrent chacune un sens particulier et paraissent être des mots persans, conducteur de chameaux, et portier.

[121] Ce chapitre a déjà été publié dans le cahier d’octobre 1835, traduit par Klaproth d’après une version russe qu’il fit faire, à ce qu’il raconte, sur le texte original de Guiragos, pendant son séjour à Tiflis par un Arménien nommé Joseph Toutouloff. Cette traduction, assez fidèle, offre cependant parfois des omissions, des contresens et des non-sens, ils sont évidemment l’œuvre de M. Toutouloff, ou qui proviennent du texte défectueux et unique qu’il a eu sous les yeux. Je l’ai refaite sur mes deux manuscrits A et B en même temps j’ai profité des notes de Klaproth sur l’itinéraire du roi Héthoum dans l’Asie centrale, tout en les contrôlant ou en les complétant par les indications que j’ai recueillies dans les travaux les plus récents sur cette partie du globe, et, entre autres, dans l’ouvrage de M. Alex. de Humboldt, intitulé: Asie centrale, Paris, 1843 vol. in 8°.

[122] Dans le nord-est de la province d’Ararad.

[123] Couvent de la Cilicie, situé non loin de la forteresse de Lampron, et très célèbre au temps des rois roupéniens.

[124] Les dates indiquées dans cette relation du voyage de Héthoum sont calculés d’après le calendrier fixe de Jean Diacre, calendrier où le 1er du mois de navaçart, c’est-à-dire le commencement de l’année arménienne, correspond au 11 août julien. (Cf. mes Recherches sur la Chronologie Arménienne, t. I, Ire partie, chap. iii; IIe partie, Anthologie chronologique, n° XCI; et IIIe partie, tableau F).

[125] Il a dans le texte une locution vulgaire composée de la répétition du pronom relatif qui, lequel, et dont la signification est là où, à l’endroit où. Le traducteur russe de Klaproth a pris le premier des deux relatifs, pour un nom de localité que ce dernier s’est évertué à chercher, bien entendu inutilement.

[126] On voit qu’en partant de Karakorum pour s’en retourner dans ses Etats, le roi Héthoum prit la direction sud-ouest. La position de Gh’oumsgh’our n’a pu être déterminée. Klaproth a fixé celle de Ber-balekh au sud du lac Barkoul, dont cette ville porte aujourd’hui le nom chez les Mongols, sur le versant septentrional de la chaîne du grand Altaï.

[127] Assimilée par Klaproth à la forteresse actuelle de Dzing ou en chinois Fung jun fou, sur la rivière Dzing ou Dzeng, l’un des affluents du lac Khaltar ousiké noorBoulkatsi noor; cette place appartient au district de Kour Kara Ousaou.

[128] Klaproth: Khouthauia’ ou Khouthavia.

[129] Manuscrit B. Ergoph’roug.

[130] La ville de Ph’oulad ou Boulad était dans le voisinage du lac Soud-Goul, « Mer de lait. »

[131] Probablement Ili-balekh, l’Almaligh des écrivains musulmans, Armalecco de Pegolotti, en mongol Gouldja-kouré, sur la rive droite de l’Ili, au nord-est de l’Isse-goul. (Cf. Klaproth, Magasin asiatique, II p. 173 et 214; de Humboldt, Asie centrale, t. III, p. 395).

[132] Ou Ville des serpents. Elle a disparu aujourd’hui, mais probablement sa position se trouvait au sud-ouest d’Almaligh, dans le voisinage de la rivière Ilan-bachçou qui doit être la même que Ilan-çou ou Rivière des serpents de l’auteur arménien, affluent de la rive gauche du Tchoui.

[133] Klaproth conjecture que ce sont les hautes montagnes nommées actuellement Khoubakhaï qui séparent le bassin du Tchoui, et son affluent le Khorkhotou de celui du Talas.

[134] Ville située sur la rive méridionale du fleuve du même nom, qui se jette dans le Talas-goul.

[135] Manuscrit B et Klaproth, Sengh’akh’.

[136] C’est, suivant Klaproth, la montagne appelée actuellement Kara-Tau, au nord de Taraz et dont sortent, les rivières Karaçou et Atchigan, entre lesquelles cette ville est située, au-dessus de Savran, au nord du Sihoun ou Iazarte.

[137] Manuscrit B, C’est Saghnakh ou Sighnakh, sur le Mouskan, affluent de la rive droite du Sihoun. — Savran ou Sabran parait être à l’ouest de Sighnakh, sur la rivière de l’Ard, l’un des affluents de la rive droite du Sihoun. — Les trois autres positions jusqu’à Ôtrar me sont inconnues.

[138] Ou Zarnoukh, ville située au-dessous d’Othrar sur la rive gauche du Sihoun.

[139] Ou Debzak, ville comprise dans le territoire de Setrouchteh ou Osrouchnah et, par conséquent, dans la plaine entre Zarnoukh et Samarcande.

[140] De ces deux stations entre Samarcande et Boukhara, la seconde, qui est la seule connue, peut être assimilée à la ville de Kerminié, dans le Ma-wara-ennahar.

[141] Manuscrit B, Marmïn. Klaproth a assimilé cette ville à Merv-Schadkàn mais ce rapprochement est tout à fait conjectural. Ce qu’il y a de certain, c’est que Mermen doit se trouver sur la route de Bokhara à Sarakhs.

[142] M. Toutouloff, el Klaproth, d’après lui, traduisent: Parce qu’il était un grand ami de la messe et des péchés.

[143] C’est-à-dire dans les États du sultan d’Iconium ou le pays de Roum.

[144] Ces trois princes descendaient de Djoutchi; Balaka était son petit-fils, Toutar, son arrière petit-fils, et Kouli, son petit-fils par Ourda, l’aîné des quatorze fils de Djoutchi.

[145] Je pense que le mot mali est le même que le mongol mal, qui signifie « bestiaux de toute espèce, » et qui peut être entendu ici dans la sens d’impôt prélevé sur les bestiaux par les Tartares.

[146] Manuscrit B, Khaph’schouri.

[147] Manuscrit B, trois sacs.

[148] Il y a dans le texte blanc, qui m’a paru être le nom d’une monnaie d’argent. On dit aujourd’hui dans le même sens, à Constantinople, argent blanc, pour exprimer d’une manière générale la monnaie d’argent.

[149] L’auteur commet ici une erreur: Alaïa n’est point une île, mais une forteresse située sur un cap, le Coracesium promontorium.

[150]. Comme je l’ai dit (dans la note 14 du chapitre Ier, Récit de la première croisade), les Arméniens donnent aussi à la Méditerranée le nom d’Océan, principalement à la partie qui baigne la côte occidentale de l’Asie Mineure ou mer Égée, et la côte méridionale ou mer de Syrie.

[151] Manuscrit B, Tchadagh’an.

[152] Manuscrit B, Ankas. Il s’agit ici du pays appelé par les Mongols Nankias et Nankiad, dans Ssanang Ssetsen, p. 210; dans le Nozhet-el-Koloub (cf. Rachid ed-din traduit par Ét. Quatremère, Vie de Rachid ed-din, p. 86-87 et ibid. note 155). C’est le Manzi ou Matchïn, nom qui désignait cette époque la Chine méridionale.

[153] C’était Moudjahid ed-din Eïbeg, le petit Dévatdar. Lui et le général Feth ed-din Ibn Korer avaient établi leur camp entre Ya’kouba et Sadjéni, sur la route de Holvan. Ils s’avancèrent à la rencontre de l’avant-garde mongole, qui arrivait à l’ouest du Tigre, et qui était commandée par son goundjak. (d’Ohsson III, p. 330.)

[154] Il est certain que le second fils du khalife Mosta’cem Ahmed fut mis à mort le lendemain de l’exécution de son père et de son frère aîné, ‘Abd-er rahman. On lit dans d’Ohsson (IV; 5, t. III, p. 243), que Mosta’cem et ‘Abderrahman furent renfermés dans des sacs et foulés aux pieds des chevaux jusqu’à ce qu’ils expirassent. Le langage que notre historien met dans la bouche de Houlagou ordonnant la mort d’Ahmed peut s’expliquer par la raison que le conquérant mongol regardait peut-être comme moins rigoureux le genre de supplice auquel il condamna ce prince, en comparaison de la mort sanglante que subirent, suivant notre récit, le khalife et son fils aîné.

[155] En 1258, année qui eut VII du cycle solaire et pour lettre dominicale F, Pâques tomba le 24 mars; le dimanche de la Quinquagésime, le 3 février et le lendemain lundi 4, jour de la prise de Bagdad et premier jour du carême arménien, correspondit au 20 de navaçart, puisque ce mois avait commencé le 16 janvier. Cet accord des dates du calendrier pascal avec le quantième mensuel du calendrier vague arménien prouve que la concordance de ce dernier calendrier avec notre ère chrétienne, vainement cherchée jusqu’à présent, et telle que je l’ai établie dans mes Recherches sur la chronologie arménienne, est désormais à l’abri de toute discussion. Dans cet ouvrage, qui ne tardera pas à paraître, on trouvera les dates de la fondation et de la prise de Bagdad amplement discutées. M. Brosset, dans son Histoire de la Géorgie, Additions et Eclaircissements, p. t3 a vainement essayé de les expliquer. Il répète, en copiant la table fautive de Surm que l’année arménienne 707 commença le 17 janvier 1258, et ajoute que cette année fut bissextile mais la plus simple, la plus vulgaire notion du calendrier suffit pour savoir que le bissexte affecta 1256 et non 1258.

[156] Manuscrit B, Dchiasmath; Yschmouth dans d’Ohsson.

[157] Mélik el Kamel Nacer ed-din Mohammed, fils de Mélik el Modhaffer Schehâb ed-din Gazi, et neveu de Mélik el Adel, frère de Saladin. Il était de la famille des Ayyoubides, que l’auteur appelle Etliank’, du nom de Mélik el Adel, souverain de l’Egypte.

[158] Cf. sur la valeur du tahégan, qui est assimilé quelquefois au dinar des Arabes, mes Recherches sur la Chronologie arménienne.

[159] Forme vulgaire de Sanasçoun, qui est le nom d’un district montagneux de la province d’Agh’ètznik’, au nord de la Mésopotamie arménienne.

[160] Pâques, en 1260, étant tombé le 4 avril, nous avons pour la durée du carême, l’intervalle compris entre cette date et le 14 février, lundi du dimanche de la quinquagésime, où commence le jeûne dans l’Église arménienne.

[161] Alep est alors sous le commandement de Moa’ïthan Touran schah; qui descendait du grand Saladin; cette ville appartenait au prince ayyoubide Mélik ennacer Selah ed-din Youçouf, qui s’était rendu maître de Damas et de presque toute la Syrie.

[162] Manuscrit B, Gh’adjari.

[163] Gélath, célèbre couvent et église de l’Iméreth, sous l’invocation de la sainte Mère de Dieu, fondés par le roi David le Réparateur. (Cf. Wakchoucht, Géographie, trad. par M. Brosset, p. 357-359.} Adzgh’or, ville et forteresse du Samtzkhé, sur le bord du Mtkouar, le Gour ou Cyrus, habitée par des musulmans, qui étaient les principaux de la ville, et par des marchands meskhes, arméniens et juifs. (Ibid. p. 83.)

[164] Monastère où était la sépulture des princes de Khatchên, situé sur une montagne aux environs de la ville de Kantzag province d’Artsakh.

[165] Bourg et district de la province de Daïk’, que David le Curopalate laissa par son testament, avec cette province, l’empereur Basile II.

[166] Village du district de Daschir, province de Koukark’, non loin de la ville de Lôr’é.

[167] Couvent dans le district de Daschir.

[168] Manuscrit B, Nenkrank’.

[169] Marco Polo nous apprend le nombre des combattants engagés de part et d’autre dans cette guerre, et ce renseignement lui avait été fourni par son père, Nicolas Polo, et son oncle, Mafeo Polo, qui étaient à cette époque auprès de Béréké. Car nous savons certainement fait dire le voyageur vénitien à Béréké, qu’ils n’ont que trois cents mille hommes à chevaux, et nous avons trois cents cinquante mille d’aussi bonnes gens con il sunt e meior. (Chap. ccxxii, p. 76, .édition de la Société de géographie)

[170] Les idola ou imagines de filtre de Rubruquis et de Plan Carpin, le dreu de freutre et de dras de Marco Polo.

[171] Manuscrit B, Théner