NAPOLÉON III

II. — L'ÉVOLUTION VERS L'EMPIRE LIBÉRAL. - L'INSURRECTION POLONAISE DE 1863. - LE MEXIQUE. - LA CATASTROPHE DE 1870. - L'EXIL ET LA MORT

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Les fautes de la politique extérieure en 1866. — Sadowa et le Mexique. — Nouvelle orientation vers l'Empire libéral. — Les sessions législatives de 1867 et 1868. — Mécontentement causé par les projets d'aggravation des charges militaires. — Cependant l'Exposition Universelle de 1867, les visites princières et l'éclat des fêtes, dissimulent pour quelques mois l'affaiblissement du régime. — Au cours de l'année 1868, divers incidents montrent que l'opinion publique se détache de l'Empire. — L'affaire Baudin-Delescluze. Prodigieux effet produit par la plaidoirie de Gambetta. — Lanterne d'Henri Rochefort. — Les élections de 1869 fortifient l'opposition. — En 1870, l'Empire autoritaire a disparu pour faire place au régime parlementaire.

 

TANDIS que l'aventure mexicaine se traînait vers un échec lamentable, de graves événements se préparaient en Europe. Au début de l'année 1866, la Prusse et l'Autriche, qui deux années auparavant s'étaient associées pour une guerre peu glorieuse contre le faible Danemark, entraient en conflit à l'occasion du partage des dépouilles, et il ne semblait plus douteux qu'une rupture fût imminente. Il y avait autour de Napoléon III, émulation de prévenances de la part des ambassadeurs de Prusse et d'Autriche, von der Goltz et Metternich, chacun d'eux cherchant à assurer à son pays la bienveillance de l'Empereur des Français. Quelques mois auparavant, en octobre 1865, Bismarck, premier ministre prussien, prétextant un voyage d'agrément sur les côtes de Gascogne, s'était rendu à Biarritz, où séjournait alors la cour impériale, et dans de longues conversations avec l'Empereur, avait essayé de pénétrer les dispositions du Souverain. Mais on n'arrachait pas aisément à Napoléon III le secret de sa pensée. Après des paroles bienveillantes sur la communauté d'intérêts de la France et de la Prusse, l'Empereur fit une vague allusion à un acte positif qui dans l'avenir pourrait sceller leurs sympathies mutuelles. Mais tout cela était nuageux, flottant, presque insaisissable. Au cours de ces entretiens, Napoléon, à plusieurs reprises, exprima l'opinion qu'il ne fallait pas faire les circonstances, qu'il fallait les laisser venir pour y conformer ses résolutions. Méthode qui sans doute parut étrangement timide au hardi créateur de circonstances qu'était Bismarck, mais qui lui apportait la révélation précieuse qu'il était devant un hésitant, avec lequel on pouvait oser beaucoup. De ce qu'il avait entendu, de ce que son pénétrant génie lui avait fait deviner, le ministre emportait l'impression que dans une guerre austro-prussienne, Napoléon IH resterait neutre, mais que sa neutralité serait bienveillante pour la Prusse, très importante constatation, puisqu'elle permettrait de concentrer toutes les forces du royaume contre l'Autriche, sans avoir à surveiller la frontière rhénane. D'ailleurs Bismarck, qui avant d'être nommé premier ministre, avait occupé pendant trois mois l'ambassade de Paris, savait qu'en France l'opinion était plutôt favorable à la Prusse.

 

Dans les traditions du parti bonapartiste, surtout dans la celles que conservaient les masses populaires pour lesquelles antipathies et sympathies dérivent du sentiment plus que de la raison, c'était la félonie de l'Autriche qui avait été le facteur principal de la chute de Napoléon. A la rigueur, on comprenait qu'Anglais, Russes, Prussiens, aient formé une coalition de haines contre l'homme dont la rude main leur avait porté tant de coups. Mais que, lors des curées finales de 1814 et 1815, l'empereur d'Autriche ait apporté l'appui de ses armées pour détrôner son gendre et sa fille, voilà ce qui dépassait la compréhension des âmes simples, et ce qui révoltait leur conscience.

Sans partager à l'égard de l'Autriche les préventions de cerveaux ignorants et crédules, Napoléon III ne s'était jamais senti attiré vers elle. Pour le petit-fils de Joséphine, le mariage autrichien de Napoléon ne pouvait évoquer que de pénibles impressions. En outre, cet assemblage artificiel d'un empire groupant sous la même domination Allemands, Hongrois, Italiens, Tchèques, Polonais, étau. la négation du principe des nationalités, dont Napoléon III avait fait la règle directrice de sa politique extérieure.

Au contraire, l'Allemagne, à laquelle se rattachaient ses souvenirs d'enfance et de jeunesse, était presque pour lui !ces une seconde patrie. Études, amitiés, premières amours, premiers regards sur la vie, à l'âge où l'on n'en voit encore que les radieuses illusions, tout cela dans la pensée du souverain était lié à l'Allemagne. Il aimait ses vieilles cités aux rues trait pittoresques et tortueuses, ses habitants, dont l'archaïsme du costume, la pesanteur de langage, et la lenteur de pensée semblaient être l'indice de mœurs sérieuses, simples, patriarcales. Sans doute, la Prusse rude et guerrière était bien dissemblable de la région des burgs et des cathédrales, cette région rhénane, à laquelle ses souvenirs embellis par le recul des années attachaient tant de charme. Mais la Prusse, c'était encore l'Allemagne, et cela suffisait pour lui assurer la bienveillance de l'Empereur.

Aussi, lorsqu'en 1866 on put prévoir que la longue rivalité entre Prusse et Autriche, cherchant toutes deux à s'assurer la prédominance sur les États secondaires de l'Allemagne, aurait comme dénouement une guerre prochaine, les sympathies de Napoléon III étaient orientées vers la Prusse, dont il avait favorisé l'alliance avec l'Italie.

Il croyait d'ailleurs, partageant sur ce point l'opinion de la plupart des généraux, que l'Autriche serait victorieuse. Son intervention aurait alors comme objet d'empêcher l'écrasement de la Prusse, et d'obtenir en échange de ses bons offices une rectification de frontières sur le Rhin, que, dans ses conversations avec nos diplomates, Bismarck avait eu l'habileté de faire espérer, sans cependant se lier par une promesse formelle.

La bataille de Sadowa (3 juillet 1866) déjoua ces prévisions. L'armée autrichienne se retirait en désordre sur Vienne, après avoir perdu en morts, blessés, prisonniers, le quart de son effectif.

Dès le lendemain de sa défaite, l'empereur d'Autriche s'adressait à Napoléon III pour solliciter sa médiation. Ne voulant pas, par dignité personnelle et pour ménager les susceptibilités de ses peuples, entrer en négociations directes avec l'Italie, alliée de la Prusse, désireux, d'autre part, de s'assurer la bienveillance de l'Empereur, il offrait de lui céder la Vénétie pour qu'il en disposât à son gré.

Cette démarche du vaincu implorant sa protection semblait rendre à Napoléon le prestige d'un arbitre tout-puissant et masquait devant l'opinion publique les erreurs et les déconvenues de sa politique. Dans la soirée qui suivit la nouvelle de la cession temporaire à la France de la Vénétie, Paris fut illuminé comme à l'annonce d'une victoire. Cependant, cette manifestation d'optimisme officiel ne pouvait abuser ni les observateurs clairvoyants, ni l'Empereur lui-même. Le maréchal Randon, ministre de la. Guerre, disait à ses intimes : Nous aussi, Français, nous avons été vaincus à Sadowa.

Et combien est dramatique le récit que, quarante ans plus tard, l'Impératrice faisait à un diplomate, en rappelant à propos de ces événements de 1866 les hésitations, les tourments, les angoisses de l'Empereur : C'est dans ce mois de Juillet que s'est fixé notre destin. Oui, l'Empereur a reconnu devant moi son erreur ; mais, déjà, il n'était plus temps de la réparer. Je l'ai vu alors si abattu, que j'ai tremblé pour notre avenir... Un soir surtout, je me promenais seule avec lui dans une allée de Saint-Cloud. Il était complètement désemparé ; je ne pouvais lui arracher un seul mot ; ne trouvant plus rien à lui dire, je sanglotais. Mon Dieu, que nous les avons payées cher, nos grandeurs !...[1]

Bientôt, la marche des événements apporta la preuve que, dans son rôle de médiateur, Napoléon III recueillerait moins de reconnaissance que de ressentiments. Pour l'Autriche, la médiation paraissait bien tardive. Si, un mois ou même quinze jours plus tôt, elle avait été accompagnée d'une démonstration militaire sur le Rhin, elle eût contraint la Prusse à distraire de ses forces un corps d'occupation, dont l'absence à Sadowa eût assuré la victoire autrichienne. Pour la Prusse, dont l'armée était alors à vingt-cinq kilomètres de Vienne, elle paralysait l'exploitation du succès. Quant à l'Italie, sa défaite de Custozza ne lui semblait pas décisive. La médiation l'empêchait de prendre une revanche qu'elle croyait certaine, et elle était humiliée de recevoir comme un cadeau de la France cette Vénétie qu'elle comptait bientôt conquérir. Et d'ailleurs, la Vénétie ne lui suffisait pas. Elle pensait que la continuation de la guerre devait lui assurer la reprise du Trentin.

A Livourne, à Milan, en Sicile, il y eut des manifestations de gallophobie. L'un des plus excités était le roi Victor-Emmanuel. Il avait alors auprès de lui un envoyé de Bismarck, du nom de Bernardi, dont la mission officielle était celle d'un agent de liaison entre les états-majors prussien et italien. Ce singulier personnage était un peu historien, un peu diplomate, un peu policier, un peu espion. Il avait, surtout, la passion de l'intrigue. Au cours d'un entretien avec le roi, il insinua que Napoléon III n'opérerait pas à titre gratuit la cession de la Vénétie. Comment ! s'écria le roi qui était facile à émouvoir, il nous demanderait quelque chose ?C'est probable, répliqua Bernardi. On dit qu'il songe à la Sardaigne, ou à Ancône...

Du coup, la fureur de Victor-Emmanuel éclata, et si l'on en croit le témoignage de Bernardi dans le compte rendu de sa mission, il l'exprima avec une grossièreté soldatesque. C'est un cochon... C'est un cochon..., disait-il en parlant de Napoléon III. Cependant, le Gouvernement italien se contraignait, dans les relations diplomatiques, à prendre une attitude déférente ; mais lorsque le général Lebœuf vint en Italie en qualité de plénipotentiaire pour faire solennellement la remise de la Vénétie, le roi et ses ministres s'ingénièrent à éliminer des cérémonies officielles tout ce qui pouvait donner de l'éclat et du relief à la mission du général français. Les ministres prétendirent qu'ils ne pouvaient répondre que la vue d'uniformes français ne provoquerait pas dans la foule des sifflets ou des injures. La cérémonie, réduite au minimum, se borna, dans une chambre d'hôtel de voyageurs, à un échange de quelques paroles entre Lebœuf et trois notables de Venise. Pour les peuples, l'ingratitude est parfois une des formes du patriotisme.

Au cours de l'été de 1866, au moment même où il prenait conscience de la faute qu'il avait commise en favorisant les succès militaires et diplomatiques de la Prusse, Napoléon III traversait une douloureuse crise de santé. Officiellement, on ne parlait que de rhumatismes, et c'était sous ce prétexte qu'il était parti pour Vichy. Mais la cure avait amené une telle fatigue, que le malade avait dû l'interrompre, rentrer à Saint-Cloud, prendre le lit. A son retour, un malheureux concours de circonstances aggravait la dépression physique par de nouveaux soucis. Quelque temps auparavant, Napoléon Ill, décidé à mettre fin aux déceptions de l'expédition du Mexique, avait avisé l'empereur Maximilien de sa résolution de rappeler les troupes françaises. L'Impératrice Charlotte avait aussitôt pris la mer. Elle allait arriver à Paris dans quelques jours, supplier, pleurer, implorer un sursis dans l'exécution d'une mesure qui serait l'effondrement de l'Empire mexicain.

D'avance, il prévoyait des scènes pénibles dont son bon cœur était profondément troublé.

L'ambassadeur de Prusse à Paris, Von Der Goltz, écrivait en juillet 1866 à son Gouvernement : J'ai trouvé l'Empereur secoué, presque brisé... Il paraît avoir perdu sa boussole de route. Non seulement l'Empereur, mais la plupart des ministres étaient dans le désarroi. Tout en reconnaissant qu'il était bien tard pour engager des négociations, ils ne pouvaient se résigner à voir la Prusse grandir en influence et en territoire, sans essayer d'obtenir pour la France des compensations, dont à plusieurs reprises, Bismarck lui-même avait reconnu la légitimité. Mais après la victoire de Sadowa, ses bonnes dispositions envers la France s'étaient sensiblement refroidies. Dans le langage familier qu'il employait volontiers, et auquel il savait donner une forme amusante, il disait à un général italien en mission à Berlin : Louis nous présente sa note d'aubergiste... Il veut un pourboire.

La note d'aubergiste, c'était la demande par la France de la rive gauche du Rhin. Lorsque le 6 août 1866, elle lui fut présentée par l'ambassadeur français, Bismarck devint très grave : Monsieur l'Ambassadeur, vous céder une terre allemande, ce serait la guerre entre nos deux pays. Je n'oserai même pas en parler au Roi. Puis reprenant le ton amical, qui, sous une apparence de franchise cordiale, dissimulait le dessein d'aiguiller son interlocuteur sur une fausse piste, il reconnut que la France devait également chercher à s'agrandir. Il ne peut être question, répétait Bismarck, de vous céder une terre allemande ; mais regardez autour de vos frontières, les pays où l'on parle français. Il y a le Luxembourg ; il y a la Belgique...

Ainsi, ce fut le tentateur prussien, qui le premier, jeta dans la conversation la suggestion d'une annexion de la Belgique. Il savait que, transmise à Paris, elle allait éveiller les convoitises, entraîner aux imprudences. En effet, l'ambassadeur français, Benedetti, reçut des instructions pour proposer à Bismarck un traité par lequel la Prusse s'engagerait à faciliter l'acquisition du Luxembourg par la France, et même à lui prêter le concours de ses armées au cas où l'Empereur des Français serait amené par les circonstances à conquérir la Belgique.

Bismarck lut le projet, parut l'approuver, en demanda même, pour la soumettre à son roi, une copie, qui, tout entière, fut écrite de la main de l'ambassadeur français. Puis, quelques mois passèrent. Des difficultés apparurent dont Napoléon, revenu momentanément à la santé et à la clairvoyance, fut effrayé. La mainmise sur la Belgique, c'était le conflit certain avec l'Angleterre. L'acquisition du Luxembourg, rattaché à la confédération germanique, c'était peut-être la guerre avec la Prusse et les États du sud de l'Allemagne. La France n'eut donc ni Belgique, ni Luxembourg, et les négociations occultes de 1866 n'eurent d'autre résultat que de laisser aux mains de Bismarck une pièce accusatrice, que, quatre ans plus tard, il devait exhumer de ses archives, pour prendre à témoin l'Europe que Napoléon III lui avait proposé un acte de déloyauté et de brigandage, auquel il avait refusé de s'associer.

A la fin de 1866, l'horizon politique s'était donc bien et assombri. Au Mexique, le rapatriement du Corps expéditionnaire allait être le signal de l'effondrement de l'entreprise. En Europe, il n'était plus douteux que de la guerre austro-prussienne la Prusse sortait grandie et que par voie de conséquence l'influence de la France sur la politique extérieure apparaissait diminuée. Depuis les élections de 1863, l'opposition au Corps Législatif comptait une vingtaine de membres, dont quelques-uns, Berryer, Thiers, Jules Favre, étaient de redoutables adversaires. La session parlementaire de 1867 était proche et il semblait impossible d'éviter un débat, où seraient évoqués le Mexique et les événements qui venaient de modifier si profondément l'équilibre européen. S'il était certain qu'une majorité nombreuse approuverait les explications du Gouvernement, il n'était pas douteux que des questions embarrassantes seraient posées, et que les fautes du pouvoir personnel seraient divulguées et mises en relief.

A l'Empereur vieillissant et fatigué, il semblait que l'opposition deviendrait disposée à plus d'indulgence, si on lui donnait l'impression que désormais, ses avis seraient mieux entendus. Déjà en 1860, Napoléon III était entré dans la voie des concessions libérales. En 1865, il paraissait disposé à les confirmer par la constitution d'un ministère dont Morny eût été le Président, et dans lequel serait entré Émile Ollivier, l'un des cinq de l'opposition républicaine. La mort de Morny avait empêché la réalisation du projet. Cependant, bien qu'ils n'eussent encore jamais eu l'occasion de se rencontrer, le Souverain et le député ne s'étaient pas perdus de vue. L'Empereur avait fait entrer Émile Ollivier dans une commission, destinée à améliorer le sort des jeunes détenus âgés de moins de seize ans, en substituant au régime de la prison l'envoi dans des colonies agricoles. Cette commission, présidée par l'Impératrice, se réunissait aux Tuileries, et ce premier contact avait rapproché les distances. Émile Ollivier, qui avait conscience de sa valeur, était résolu à ne pas user ses forces de jeunesse dans une opposition stérile. Au Corps Législatif, il avait eu l'habileté de ne pas s'immobiliser dans une attitude irréconciliable, tantôt soutenant, tantôt combattant les propositions ministérielles, mais se détachant insensiblement de ses anciens amis, dont l'intransigeance lui semblait incapable de s'adapter aux nécessités de la vie politique. Républicain ? C'était un mot dont Napoléon III n'était pas effrayé, lui-même ne l'avait-il pas été dans sa jeunesse ? Et puisqu'il songeait maintenant à rajeunir le personnel gouvernemental de l'Empire, il était naturel que le nom d'Émile Ollivier fût un de ceux auxquels sa pensée s'attachait avec le plus d'attention.

Le 31 décembre 1866, le Président du Corps Législatif, Walewski, fils naturel de Napoléon Ier, causait avec Émile Ollivier. Walewski était un homme loyal, d'une sûreté de relations que dans le monde politique on ne rencontre pas toujours. L'Empereur, tout en reconnaissant qu'il présidait mal, l'avait en grande estime, et il l'employait volontiers aux négociations pour lesquelles la conscience était plus nécessaire que l'habileté. Sans détours inutiles, Walewski alla droit au but. L'Empereur lui paraissait décidé à des réformes libérales. Pour les formuler, les appliquer il fallait un homme. Et gravement, regardant bien en face Émile Ollivier, Walewski lui dit : L'Empereur m'a chargé de vous offrir le Ministère de l'Instruction publique, avec délégation générale comme orateur du Gouvernement devant les Chambres...

Un peu d'étonnement — pas trop, — la promesse de concours comme député, le refus d'être ministre, tel fut le sens de la réponse d'Émile Ollivier. Mais tout en refusant, il laissait deviner qu'il n'était pas besoin d'insister beaucoup pour qu'il acceptât. Il discuta un programme et demanda : Avec lui serais-je ? Walewski n'étant pas suffisamment renseigné qui conseilla de voir l'Empereur et, le 10 janvier 1867, Émile Ollivier était reçu aux Tuileries. La conversation fut longue, affectueuse, semée de ces petites attentions que l'Empereur laissait tomber négligemment sans paraître y prendre garde, mais qui captivaient un homme, le faisaient sien, disposé à tous les dévouements.

Un des charmes de l'intimité de Napoléon III, c'est qu'il s'y révélait très différent de ce qu'on s'attendait à l'y trouver. Dans les relations officielles, l'Empereur était toujours affable, mais un peu énigmatique. Qui pouvait se vanter de connaître la pensée qui flottait derrière le front impassible, la douceur du regard voilé, très vague, fixé vers l'étoile invisible ? Dans la conversation de tête-à-tête, l'homme était charmant, confiant, laissant voir ses hésitations, avouant ses déceptions à i et parfois ses fautes. Au cours de cet entretien, il parla de ses échecs en Allemagne et au Mexique. Il ne s'offensa pas d'entendre dire par Émile Ollivier que dans le public, on le croyait malade et affaibli. On causa du droit d'interpellation, de la réglementation de la Presse, du droit de réunion, etc. Émile Ollivier s'exprimait d'autant plus librement que, refusant d'accepter un portefeuille dans le prochain ministère, il offrait à l'Empereur un concours désintéressé, dépouillé de toute préoccupation d'ambition personnelle. Sur la nécessité d'augmenter les armements, une divergence apparut. Émile Ollivier, confiant dans la durée de la paix et persuadé de l'excellence du recrutement français, supérieur, disait-il, au système prussien, plus démocratique, mais moins militaire, croyait inutile d'augmenter les effectifs. L'Empereur soutenait que désormais, le nombre aurait à la guerre une importance décisive, qu'il fallait absolument se l'assurer... Débat singulièrement émouvant entre ces deux hommes, qui trois années plus tard devaient partager la responsabilité de désastres militaires inouïs. A cette heure, le futur ministre manquait de clairvoyance ; plus tard l'Empereur manqua de volonté, mais ce jour-là il eut un mot de véritable homme d'État : Je sais que ce projet est impopulaire. Il faut savoir braver l'impopularité pour remplir son devoir.

Il tint un langage moins ferme en faisant allusion aux résistances que l'évolution libérale pourrait rencontrer dans son entourage. En bourgeois qui tient à la paix de son ménage, du il se montrait préoccupé de l'accueil que ferait l'Impératrice à un ministère nouveau. Voulez-vous la voir ? demanda-t-il à Émile Ollivier. Au fond elle est de mon avis ; seulement elle ne croit pas que le moment soit opportun.

Même lorsqu'elle s'efforçait d'être aimable, l'Impératrice restait inhabile à dissimuler. Sa véritable pensée apparaissait avec une vivacité, quelquefois une raideur, tempérées de grâce hautaine. Dans son entretien avec Émile Ollivier, elle répéta ce qu'avait dit l'Empereur, qu'elle pensait que le moment était mal choisi. Quant aux réformes elles-mêmes, elle ne les discuta pas. Quel souverain oserait jamais dire qu'il a peur de la liberté ? Toutefois il était vraisemblable qu'un ministère libéral ne devait guère compter sur son appui.

Au sujet de la question militaire, elle défendit résolument des projets d'augmentation des effectifs. Émile Olivier fut très étonné de trouver renseignée, documentée sur un sujet technique, cette souveraine encore jeune, que l'opinion s'était habituée à ne considérer que comme une jolie femme, plus soucieuse de diriger les caprices de la mode que les affaires de l'État. Elle parlait avec chaleur, presque avec véhémence. Elle rappela qu'en 1859, exerçant la régence en l'absence de l'Empereur, elle avait refusé, contre l'avis du ministère, de mobiliser 300.000 gardes-nationaux, pour ne pas avouer devant l'Europe que la guerre d'Italie occupait la presque totalité de l'armée régulière. Mais il ne fallait pas que pour l'avenir, l'Empire se retrouvât réduit à cette situation dangereuse et humiliante. Elle dit la fière réponse qu'elle avait faite au vieux Jérôme Bonaparte qui, comme ses autres conseillers, insistait pour que cette mobilisation fût faite. Ma nièce, vous exposez la France à l'invasion. — En tous cas, mon oncle, je ne ferai pas comme Marie-Louise. Je ne fuirai pas...

Après cet entretien, Émile Ollivier comprenait que dans le ménage impérial, c'était en la femme que résidait la volonté, bien plus que chez le souverain, brave homme, conciliant, toujours prêt à chercher un terrain d'entente. L'Impératrice ne resterait pas neutre. Il fallait l'avoir avec soi ou contre soi.

Mais l'obstacle le plus sérieux, c'était la résistance probable du personnel installé aux affaires. Deux hommes dominaient le Ministère, Rouher et Baroche. Ayant participé aux mesures violentes qui avaient assuré l'instauration du régime, ils étaient persuadés que l'Empire, né de la force, ne pouvait se maintenir que par la force. Baroche surtout ne faisait aucune difficulté d'admettre l'arbitraire et même l'illégalité au nombre des principes de Gouvernement. Un jour, en plein Corps Législatif, il avait mentionné parmi les causes auxquelles on pouvait attribuer la chute de Charles X et de Louis-Philippe un respect exagéré des scrupules de légistes. Rouher, plus maitre de sa parole, n'employait pas des formules aussi nettes ; mais il considérait la politique de concessions comme une dangereuse expérience sentimentale, dont il fallait défendre Napoléon III contre lui-même. On savait qu'Émile Ollivier avait été reçu aux Tuileries car ici, tout se sait, disait l'Empereur, nous habitons une maison de verre... et quoique l'on ignorât quels propos avaient été échangés, il était évident qu'on préparait une évolution libérale. Bien avant que le Conseil des Ministres eût été saisi d'un projet de réformes, la résistance s'organisait, Rouher se répandait en propos chagrins ; il alarmait l'entourage, la clientèle des créatures. Politicien de carrière, il se maintenait difficilement au niveau des idées générales. Il flairait derrière une question de principes de basses convoitises, d'obscures combinaisons pour le supplanter. Il dit lourdement : Que veut Ollivier ? ma place ? L'Empereur ne la lui donnera pas. Si c'est une autre, qu'il dise laquelle...

Le 17 janvier 1867, dans la séance du Conseil, l'orage éclata. A peine l'Empereur avait-il exposé ses intentions, que de vives récriminations se produisirent, telles dit-on, qu'on n'en avait pas entendu de semblables depuis le commencement du règne. Les discussions passionnées n'étaient pas du goût de Napoléon III. Il dit froidement : Nous en reparlerons et leva la séance. Le surlendemain, il demanda aux Ministres leur démission et fit paraître au Moniteur une lettre — dite lettre du 19 janvier — qui précisait ses intentions. Il désirait rendre le droit d'interpellation au Corps Législatif, s'y faire représenter par les Ministres, atténuer les mesures de rigueur dans la répression des délits de presse, etc.

L'Empereur ne poussa pas jusqu'à ses conclusions logiques cette orientation vers le libéralisme. En reconstituant le Ministère, il conserva Rouher et Baroche. Le public comprit mal qu'il chargeât de l'application des réformes des ministres notoirement hostiles à leur principe, et la portée du geste impérial en fut bien diminuée. Après avoir boudé, déclaré qu'il allait se retirer, Rouher resta sans qu'il fût nécessaire de le prier beaucoup. II aimait l'Empereur et lui était sincèrement dévoué. Il était habitué au pouvoir et il lui était pénible d'y renoncer.

Émile Ollivier, qui n'aimait pas Rouher, a prétendu qu'il n'avait accepté de rester au Ministère que pour y pratiquer ce qu'on appelle la politique du pire, et qu'au cours de l'année 1868, il laissa complaisamment se multiplier les manifestations violentes des réunions publiques pour discréditer la liberté par l'abus qu'on en ferait.

Bien qu'il eût toujours déclaré au cours de ses entrevues avec l'Empereur qu'il n'accepterait pas de portefeuille, Émile Olivier éprouva quelque désappointement d'avoir été si facilement pris au mot. Près d'un demi-siècle plus tard, évoquant le souvenir de ses négociations, il a laissé apparaître sa déconvenue. Il faut, a-t-il dit, être ambitieux de pouvoir. Il faut le rechercher, le conquérir, s'y complaire, s'y cramponner... Le désintéressement est une vertu privée, non une vertu d'État...

Le Prince Napoléon, sympathique à ses efforts, le consola à sa manière, qui était rude. Il expliqua que l'Empereur voue lait tenter loyalement l'épreuve, mais que n'étant pas sûr qu'elle réussirait, il se ménageait une retraite. Pour l'excuser de ses hésitations il ajouta : L'Empereur est bien fatigué ; il est malheureux, il n'a plus d'amis, il s'ennuie. Il est vraiment tva malade de la moelle épinière et de la vessie. Il n'en a pas pour plus de trois ou quatre ans.

La session parlementaire de 1867 s'annonçait difficile, pleine d'imprévus et d'embûches. Les fautes diplomatiques de 1866, la reculade du Mexique, il allait falloir avouer ou os expliquer tout cela et repousser les assauts de l'opposition, dont la puissance s'était singulièrement accrue par l'octroi du droit d'interpellation.

C'était justement en prévision de ces difficultés que l'Empereur avait conservé dans le Ministère Roulier, infatigable debater, qui dirigeait une discussion parlementaire comme un avocat plaide une affaire, ne négligeant aucun argument lé bon ou médiocre, et sans souci de se contredire, niant ou 10 affirmant, avec la ténacité de son pays d'Auvergne. Comme orateur, Rouher avait acquis ce qu'en argot de théâtre on appelle le métier. Il devançait les objections, s'acharnait contre les plus faibles, négligeait ou feignait d'ignorer celles auxquelles il eût été difficile de répondre, et comme en général les Assemblées sont de volonté flottante, aisément dociles à qui parle haut, la sûreté et le ton péremptoire de ses affirmations dissimulaient la faiblesse de quelques-uns de ses arguments. Dans ce débat parlementaire de 1867, il s'efforça de démontrer que le nouveau groupement des peuples germaniques n'empêchait nullement la France de rester l'arbitre de l'Europe ; il hasarda même ce paradoxe que l'Allemagne désormais divisée en trois tronçons — Prusse, Autriche, États secondaires — était moins homogène et donc moins menaçante que celle qu'avaient faite les traités de 1815. Son souffle un peu court de procédurier prit de l'ampleur, quand après l'aveu de l'échec du Mexique, il parla de la faillibilité humaine qui rend périssables les plus étudiées des combinaisons conçues par l'homme, et des mystérieux desseins de la Providence, qui retarde quelquefois l'heure de la réparation, de la justice et du châtiment... Mais le Ministre d'État soutint que l'expédition n'avait nullement affaibli l'armée.

Il ne pouvait tenir un autre langage. Cependant par son optimisme, il fournissait des arguments de résistance aux projets de réorganisation militaire, qui, prochainement, allaient être présentés au Corps Législatif. Sans connaître encore exactement le texte de ces projets on savait qu'ils avaient pour objet une augmentation des effectifs. Mais alors, si, comme l'affirmait le Ministre, l'expédition mexicaine n'avait pas affaibli l'armée, si la nouvelle organisation de l'Allemagne la rendait moins redoutable, à quoi bon accabler le pays d'une aggravation des charges militaires ? Et ce n'était pas seulement l'opposition qui allait saisir au vol cet argument d'apparence si solide ; c'était le pays tout entier dont le niveau d'esprit militaire s'était abaissé, à mesure que montait celui de la richesse publique et que se développait la recherche du bien-être. C'était aussi la majorité du Corps Législatif, qui voyait s'approcher les élections de 1869 et que travaillait déjà le souci de la réélection, faiblesse des régimes qui attribuent sans les correctifs nécessaires, le choix des gouvernants au suffrage des gouvernés.

Si attentif que fût l'Empereur à ne pas froisser le sentiment populaire, il paraissait résolu à faire entrer dans la législation le principe de la Nation armée, le nombre ayant désormais une importance décisive à la guerre. Il avait pesé à son juste poids la rhétorique parlementaire de son ministre d'État. Lui, savait bien que le Mexique avait appauvri les arsenaux, énervé le ressort défensif du pays. Sans se laisser séduire au mirage d'une Allemagne divisée en trois tronçons il voyait avec inquiétude s'élever ce peuple prussien, rude, pauvre, discipliné, qui allait pétrir et repétrir les molles races du reste de l'Allemagne et substituer sa volonté à la leur. Il avait admiré et envié l'énergie du roi Guillaume, qui, plus que sexagénaire, était entré en lutte avec son Parlement pour créer une nation militaire, et avait bravé et désarmé la haine de son peuple en lui soufflant au cœur l'orgueil de la gloire et l'ivresse des conquêtes.

En octobre 1866, l'Empereur avait constitué sous sa présidence une commission de réorganisation de l'armée. Composée de vingt-trois membres, elle comprenait le Prince Napoléon, les maréchaux, plusieurs généraux et quelques hommes politiques, notamment Roulier. Un général jeune encore, Trochu, dont l'hostilité connue à l'égard du régime impérial n'avait pas entravé la carrière, en faisait partie. Orateur et écrivain remarquable, mais chagrin, pessimiste, et sous des formes de déférence parfaite, orienté vers la critique, il inquiétait et intéressait à la fois l'Empereur et l'Impératrice qui, dans l'intervalle des séances tenues soit à Saint-Cloud, soit à Compiègne, le comblèrent de prévenances. Aux avances des souverains, il opposait une dignité réservée, se défendait contre les séductions avec une courtoisie glacée. On le savait pauvre, très religieux, d'une vie privée irréprochable. Tout en cherchant à effacer sa personne, il ne négligeait rien pour faire prédominer ses idées, et dans son attitude, ses conversations, offrait un singulier mélange de modestie et d'orgueil. Soit qu'il eût soulevé quelque défiance parmi plusieurs de ses collègues, qui le considéraient un peu comme un civil en uniforme, soit que l'Empereur éprouvât quelque dépit de la constance d'une froideur à laquelle il n'était pas accoutumé, on cessa de le convoquer aux dernières séances, et dans la suite, son humeur ombrageuse s'en accrut. C'était un travers de son esprit, doté cependant de facultés remarquables, de se croire vaguement poursuivi par une malchance patiente. Et vivant dans une perpétuelle défiance de la destinée, se maintenant dans une autosuggestion de pessimisme, il détrempait sa force morale et préparait en partie la période de déceptions dans laquelle sa carrière devait s'achever.

A ce moment l'organe de recrutement militaire était toujours la vieille loi de 1832, injuste dans son principe, puisque délimitant par le tirage au sort les assujettis et les dispensés, elle rabaissait au niveau d'une sorte de loterie l'impôt du sang ; insuffisante dans ses résultats puisqu'elle laissait dans ses foyers plus de la moitié du contingent ; choquante dans un détail, le remplacement, que l'Empereur, au temps où il n'était encore qu'un prétendant à tendances socialistes avait appelé la traite des blancs, le droit pour un riche d'envoyer un homme du peuple se faire tuer à sa place.

Avec sa netteté habituelle, le Prince Napoléon dès le début des délibérations s'était prononcé pour l'adoption du service universel. C'était au fond la solution préférée de l'Empereur, et qui eût rallié la majorité de la Commission, s'il n'eût fallu compter avec le sentiment public et les nécessités parlementaires. Après bien des discussions, et le remplacement au Ministère de la Guerre du Maréchal Randon par le Maréchal Niel, la Commission adopta un projet atténué dont les grandes lignes peuvent ainsi se résumer.

Le contingent tout entier — 160.000 hommes — serait incorporé, une moitié dans l'armée active, l'autre dans la réserve. Le service de ces deux fractions devait être de six ans, mais tandis que pour l'active la présence au corps devait être effective, pour la réserve il n'était prévu qu'une incorporation de quelques mois. Le tirage au sort déterminerait quelle portion du contingent subirait la charge du service actif ou bénéficierait de l'incorporation dans la réserve. Derrière cette armée de première ligne, une seconde serait constituée par la création d'une garde mobile, composée des soldats actifs ou de réserve libérés, et en outre des exonérés, c'est-à-dire des jeunes gens ayant opéré le rachat du service en versant une indemnité fixée périodiquement par décision du Ministre. Chaque année la garde mobile devait répondre à un ou deux appels de huit jours consécutifs.

A peine ce projet était-il divulgué, que de la Presse, du Parlement, de tous les rangs de la société, monta une houle de récriminations. On voulait donc caporaliser la nation, stériliser ce pays d'art, de science, de charme et de fantaisie sous le nivellement de la caserne ? La France n'était pas la Prusse ; Athènes se fût ridiculisée à vouloir copier Sparte. Les politiques, plus touchés des contingences immédiates que de considérations d'ordre philosophique, s'alarmaient du mécontentement que soulèverait la nouvelle loi dans les classes populaires. De ce projet, écrivait Émile Ollivier, les ennemis de l'Empire se réjouissent, ses amis sont consternés. Peu de temps auparavant, Émile de Girardin avait dit : Toucher à la loi française pour la prussifier, ce serait ameuter 600.000 familles, 4.200.000 personnes.

L'impression fut telle que l'Empereur consentit à des atténuations très sensibles avant que le projet fût soumis à la Chambre. Notamment, le service était dans la nouvelle rédaction ramené de six à cinq ans pour l'armée active. Ces concessions n'empêchèrent pas le Corps Législatif d'affirmer son opposition à une réforme trop radicale, en nommant une commission notoirement hostile au projet. La loi était encore en discussion quand l'opinion publique eut l'occasion d'user du droit de suffrage pour manifester son hostilité. Dans deux élections partielles (Indre et Somme) deux députés de l'opposition furent nommés. Un peu plus tard, le rapporteur de la loi ne fut pas réélu au Conseil Général et pour qu'il n'y eût aucune erreur sur la signification du scrutin, un de ses électeurs influents lui fit savoir qu'il avait voté contre lui parce qu'il avait fait son fils soldat... Lors des élections législatives de 1869, sur plus de sept cents candidats, vingt-deux seulement eurent le courage dans leur profession de foi de ne pas faire allusion à une réduction possible des effectifs.

Un moment, on crut que l'Empereur briserait la résistance. La crainte de réélection d'une Chambre encore plus mal disposée l'empêcha de dissoudre celle qui lui tenait tête si résolument. Il s'attrista, parut accablé à son entourage, puis cédant point par point, finit par proposer de simples modifications à la loi de 1832.

Le texte voté (janvier 1868) était bien éloigné du projet élaboré par la haute Commission militaire. Les deux modifications les plus graves étaient, d'abord que le contingent à incorporer serait chaque année déterminé par un vote du Corps Législatif au lieu d'être fixé immuablement par une proportion mathématique, ensuite que la garde mobile, soumise à des appels dont chacun ne pourrait excéder un jour, n'était plus qu'une armée fantôme ne devant avoir ni cadres solides, ni instruction, ni même équipement.

Après les désastres de 1870, ce fut un déchaînement d'irritation contre l'Empereur, qui n'avait su ni prévoir ni préparer. Il faut lire et méditer la discussion parlementaire de 1867 pour juger de l'état d'esprit généralement répandu à cette époque et départager les responsabilités.

Je ne suis pas partisan des armées permanentes, s'écriait Jules Simon. ... Nous vous demandons sans ambages de supprimer l'armée permanente et d'armer la Nation...

Un peu plus tard il faisait paraître une brochure, La politique radicale, dans laquelle après avoir dit qu'il s'agissait de supprimer l'assassinat par masses, de renverser l'obstacle baïonnettes, il déclarait : Il n'existe pas de plus grand fléau pour la santé, les mœurs et le Trésor, que les armées permanentes. Inutile au dedans pour la justice, le soldat n'est même pas nécessaire à la frontière. Un pays qui a des citoyens, j'entends par citoyens des hommes libres — un tel pays est invincible... On voudrait pour unique bonheur pouvoir clouer de ses mains sur la porte des arsenaux : Musée d'antiquités...

Les armées permanentes, déclarait Magnin, sont en théorie jugées et condamnées. Je crois que dans un avenir prochain, elles disparaîtront.

Jules Favre apportait à la même thèse l'autorité qui s'attachait à son nom, à son éloquence, à sa qualité de membre de l'Académie française. On nous dit qu'il faut que la France soit armée comme ses voisins, que sa sécurité est attachée à ce qu'elle soit embastionnée, cuirassée, qu'elle ait dans ses magasins des monceaux de poudre et de mitraille... Ma conscience proteste contre de semblables propositions... Je suis convaincu que la Nation la plus puissante est celle qui serait le plus près du désarmement...

Émile Ollivier, quoique rallié à l'Empire, n'hésitait pas à dire : Les armées de France, que j'ai toujours trouvées trop nombreuses, vont être portées à un chiffre exorbitant. Mais pourquoi donc ? Où est la nécessité ? Où est le péril ? Qui nous menace ?... Que la France désarme, et les Allemands sauront bien contraindre leurs gouvernements à l'imiter...

Tout en défendant le projet de loi, Thiers protestait contre l'exagération des armements. On vous présentait l'autre jour, des chiffres de 1.200, 1.300, 1.500 mille hommes, comme ceux que les différentes puissances de l'Europe pourraient mettre sur pied... Eh bien, ces chiffres-là sont parfaitement chimériques. Je le demande, où a-t-on jamais vu ces forces formidables ?... Allons donc, ce sont là des fables qui n'ont jamais eu aucune réalité...

Une année plus tard, dans son programme de Belleville, Gambetta promettait la suppression des armées permanentes, cause de ruine et source de haines.

Ce n'était pas seulement chez les hommes politiques toujours suspects d'obéir à une arrière-pensée de parti que s'affirmaient ces sentiments antimilitaristes. Les plus hauts penseurs, les plus célèbres, les plus désintéressés, n'étaient pas éloignés de croire que les préoccupations dynastiques, bien plus que le souci patriotique, motivaient ces demandes d'augmentation des effectifs. Déjà, en 1850, le philosophe Littré, s'appuyant ou croyant s'appuyer sur des observations scientifiques, écrivait cette page, qui seule suffirait à prouver, s'il en était besoin, avec quelle aisance la pensée la plus solide peut confondre l'erreur et la vérité. La Sociologie prévoit la paix pour tout l'avenir de notre transition au bout de laquelle une confédération républicaine aura uni l'Occident et mis un terme aux conflits les armes à la main... Une longue préparation poursuivie en commun a fait des populations européennes autant de sœurs. Dans dix ans, dans quinze ans, ces conditions se seront encore consolidées. Allemands, Anglais, Italiens, Français et Espagnols seront plus près de s'entendre, plus éloignés de guerroyer.

Au cours d'une discussion devant le Conseil d'État sur le code de justice militaire, le célèbre économiste Michel Chevallier avait soutenu l'opinion que la guerre n'appartenait plus au présent, et qu'on ne la reverrait plus dans l'avenir ; qu'il fallait rejeter cette calamité des temps passés et la reléguer dans les souvenirs du Moyen Age...

Un homme qui, depuis, devait hausser jusqu'à l'exaltation l'apostolat du patriotisme, Paul Déroulède, a avoué qu'avant 1870, il déclamait follement contre la guerre et contre l'armée... qu'il aurait eu plus d'un titre à être classé pacifiste, antimilitariste, humanitariste, voire internationaliste conscient... Et comme à cette époque déjà, il n'hésitait pas à prendre une attitude, il exprimait ses sentiments en disant que le métier militaire était un métier de brutes, formule lapidaire où l'on retrouve la simplicité fougueuse qu'il employa plus tard à soutenir des opinions diamétralement opposées.

Ceux mêmes qui voyaient dans la guerre une de ces fatalités dont l'humanité ne pourrait de longtemps s'affranchir, dénonçaient le danger des armements exagérés, l'amoindrissement moral et matériel qui en résulterait pour la Nation, saignée à blanc. Le prince de Joinville écrivait que ce nouveau mode de recrutement écrasait outre mesure la race, qui donne, hélas, quelques symptômes d'épuisement, et qu'il tuait la poule aux œufs d'or. Que ce système de recrutement à outrance ne saurait durer...

Certains généraux tenaient le même langage. Au cours des études préliminaires de la loi, un écrit anonyme, mais que l'on savait émaner du général Trochu, — L'armée française en 1867, — un autre — Un mot sur le projet militaire, — signé par le général Changarnier, critiquaient vivement l'organisation nouvelle. Ce fut une force pour l'opposition que ce concours inattendu de deux représentants de l'armée, l'un jeune, austère, studieux, personnifiant l'école scientifique, l'autre survivant des guerres d'Afrique, où il avait eu sa part de gloire, dandy militaire appartenant à une génération en partie disparue, celle des officiers de caste, pas très savants sans doute, mais braves, brillants, charmants, dont déjà le souvenir entrait dans la légende.

Si tel était l'état d'esprit des hommes les meilleurs, les plus instruits, les plus patriotes, de ceux qui admettent que l'effort pénible fait la noblesse de la vie, on peut concevoir à quel point la foule qui n'est conduite que par des instincts était atteinte par la loi nouvelle dans les deux sentiments qui sont les plus vivaces au cœur de l'homme, — la recherche du bien-être, et la crainte du sacrifice.

Les peuples idéalistes sont les peuples pauvres. La France de la fin du second Empire était riche. Elle économisait annuellement une moyenne de deux milliards. Mais une de ces lois obscures qui règlent les conditions de la vie veut que presque toujours un peu de mal se mêle aux meilleures choses. Développer la richesse, le goût de l'épargne, le souci de la prévoyance, c'est le devoir d'un gouvernement, mais c'est aussi parfois faire un peu appel à l'égoïsme. Habituer un peuple à mettre en première ligne la préoccupation des intérêts matériels, c'est diminuer en lui la somme d'idéal et de noblesse. Le correctif de ce danger d'abaissement serait dans le développement d'une culture morale évoluant parallèlement avec le progrès de la richesse. Mais ceci est du ressort des philosophies et des religions, qui ont dans le maniement des âmes des flexibilités et des délicatesses, auxquelles ne saurait atteindre la rigidité des rouages d'une administration politique. Les Gouvernements ne peuvent que subvenir aux besoins les plus visibles et les plus grossiers. Faire de l'ordre, avoir une bonne police, faciliter les transactions, encourager le commerce et l'industrie, créer des routes, des canaux, des hôpitaux, c'était à peu prés tout ce que la majorité de la Nation demandait au Gouvernement de l'Empereur. La nouvelle loi militaire irritait l'industriel prospère, le commerçant satisfait, le paysan dont la fortune et le champ s'étaient arrondis. Dans l'engourdissement du bien-être, ils ne songeaient pas qu'il était logique de donner au Gouvernement qui avait développé la richesse nationale, le moyen de la protéger. Napoléon III payait en quelque sorte la rançon de ses constantes préoccupations d'encourager l'aisance et le progrès matériel. On témoignait de l'humeur en s'apercevant que maintenant il voulait imposer un sacrifice.

 

L'EXPOSITION DE 1867

Au printemps de 1867, l'ouverture de l'Exposition Universelle apporta une diversion aux soucis de la politique. Dans cet extraordinaire assemblage de tout ce qu'en art, science, commerce, industrie, avaient produit l'effort et le génie de l'homme, la France prenait la tête du monde civilisé. Elle apparaissait comme la Nation généreuse dont l'exemple démontrait aux autres nations que les bienfaits de la paix sont plus féconds et plus durables que les profits hasardeux de la guerre. Bientôt commença le défilé presque ininterrompu des visites princières. Roi des Belges, reine du Portugal, prince de Galles, prince héritier d'Italie, le Tzar et ses fils, le roi Guillaume de Prusse, le sultan de Turquie, le Khedive d'Égypte, l'empereur d'Autriche, le roi de Bavière, puis une pléiade de petits féodaux germaniques, archiducs, grands-ducs, etc., groupaient autour de Napoléon III un parterre de rois, non moins magnifique que celui qui avait entouré Napoléon Ier, et dont les sentiments paraissaient plus spontanés et plus sincères, car, cette fois, ce n'était plus la crainte qui les amenait autour d'un conquérant, c'était un sentiment de sympathie qui semblait les réunir pour rendre hommage à un grand peuple et à un grand souverain. Pendant plusieurs mois, Paris vécut dans l'éblouissement des fêtes, bals, revues militaires, cortèges chamarrés, et la nuit même, la féerie continuait, car de toutes parts, cafés, théâtres, orchestres, faisaient planer sur la ville une rumeur de joie et un reflet d'illuminations.

Si cette kermesse ininterrompue tenait en haleine la curiosité des foules, elle les faisait vivre d'une vie anormale et factice, dont les inconvénients n'échappaient pas à quelques observateurs clairvoyants. Déjà, douze années auparavant, à propos de la modeste exposition de 1855, Renan s'était demandé ce que laissaient après elles ces exhibitions du progrès purement matériel, et ses conclusions avaient été pessimistes. Pour la première fois, écrivait-il, notre siècle a convoqué de grandes multitudes sans leur proposer un but idéal. Aux jeux antiques, aux pèlerinages, aux tournois, aux jubilés, ont succédé des comices industriels. L'Europe s'est dérangée pour voir des marchandises étalées et au retour de ces pèlerinages d'un genre nouveau, personne ne s'est plaint que quelque chose lui manquât... N'est-il pas évident que le monde a perdu en noblesse ?... Notre siècle ne va ni vers le bien, ni vers le mal, il va vers la médiocrité... La foule qui se presse le sous ces voûtes de cristal est-elle plus éclairée, plus morale, le plus vraiment religieuse, qu'on ne l'était il y a deux siècles ? Il est permis d'en douter...

La note qu'en 1855 Renan ne faisait qu'effleurer d'une plume ironique et légère, comme il eût pu l'accentuer plus âprement à propos de l'Exposition de 1867 ! A mesure qu'elle se prolongeait, une sorte de vitesse acquise multipliait les établissements de plaisir, les brasseries équivoques servies par des Suissesses, Hongroises, Hollandaises, Espagnoles, etc., toutes les sollicitations de la vie nocturne. Les petits théâtres regorgeaient de spectateurs. Un musicien étrange, de physique hoffmanesque, dont l'œuvre confine parfois au génie, Offenbach, semblait mener sous son archet frénétique la bacchanale et le chœur d'un immense Gaudeamus ! L'afflux d'une multitude de visiteurs de toutes races et de tous idiomes, dont le plus grand nombre étaient rapprochés par ce trait r, commun qu'ils venaient pour s'amuser, semblait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe, le bazar babylonien où tout pouvait s'acheter à la condition d'y mettre le prix, un de ces calices énormes où, suivant la forte parole de l'Écriture, toute la terre vient s'enivrer.

Il arrivait même que, rentrés dans leur pays, quelques-uns de ces étrangers, qui avaient le plus largement goûté à ces plaisirs, étaient saisis d'un accès de vertu, auquel se mêlaient quelque regret et quelque jalousie. Lorsque dans la gentilhommière perdue au repli de la montagne, ou dans l'agglomération usinière attristée de brume et de bouillie, hobereaux allemands et industriels anglo-saxons retrouvaient l'existence austère, monotone, inélégante, Paris, où ils avaient ressenti pendant quelques jours ou quelques semaines l'ivresse d'une vie étrangement capiteuse, prenait dans leur souvenir l'aspect d'une ville perdue, dont l'orgueil et la sensualité s'effondreraient quelque jour sous des châtiments bibliques.

Dans la cohue des visites princières, Paris vit passer trois hommes casqués : le roi de Prusse, Bismarck, Moltke, qui déjà peut-être songeaient qu'il serait profitable et glorieux pour leur pays d'être l'exécuteur de ces châtiments nécessaires. Pour le moment, la foule parisienne n'avait à leur égard d'autre sentiment que celui de la curiosité. A peine si quelques observateurs plus sagaces, purent soupçonner quelque chose de leur pensée, qu'ils dissimulaient chacun à leur manière, en suivant la tendance de leur tempérament, le roi réservé, courtois, parfait gentilhomme, Bismarck jovial et bon diable, Moltke mystérieux, les lèvres serrées, cachant la haine sous l'impassibilité du silence et de la froideur.

Pendant la succession des fêtes, réceptions, dîners de gala, les soucis du gouvernement subsistaient pour l'Empereur.

Le 1er juillet 1867, pendant que Napoléon III présidait au Palais de l'Industrie la distribution des récompenses aux exposants, on remarqua l'altération de ses traits et l'émotion de sa voix. Avant d'entrer dans la salle, il avait reçu communication d'une dépêche arrivée de Vienne la nuit précédente : L'Empereur Maximilien a été fusillé.

Cette dépêche sinistre, Maximilien fusillé, parvenant au cours d'une fête, c'était le rappel des erreurs de sa politique, une arme nouvelle donnée à l'opposition antidynastique, et peut-être, aussi bien pour Napoléon que pour quelques-uns des princes assistant à la cérémonie, un de ces avertissements mystérieux comme celui que la main invisible écrivait aux murailles de Babylone, à la veille de sa ruine.

Trois années encore et Napoléon III sera captif et détrôné. Devant ce palais de l'Industrie, en bordure des Champs-Élysées, montera la clameur des fanfares prussiennes, célébrant la prise de la ville. Les Tuileries, Saint-Cloud seront en ruines. Dans un avenir plus ou moins proche, quelques-uns des visiteurs princiers, qui assistent à cette cérémonie du 1er juillet, sont destinés à une fin tragique : Le sultan Abdul Aziz, les veines ouvertes, Humbert d'Italie poignardé, l'enfant impérial, le petit Prince, qui, avec la gaieté de ses onze ans, vient de décerner à son père un prix pour un modèle de maison ouvrière, tombant sous l'uniforme anglais, massacré de dix-huit coups de zagaie. Enfin, le tzar Alexandre, qui a quitté lui Paris il y a quelques jours, éventré par une bombe nihiliste. Un autre visiteur princier, le roi de Bavière, sombrant dans la folie et le suicide.

Connaître l'avenir, percer le mystère de la route où nous sommes entraînés, c'est un vœu que formulent souvent les hommes. Si, par impossible, ce vœu pouvait être exaucé, les uns sans doute se sentiraient plus confiants et plus forts, mais pour d'autres, que d'étonnements, que d'effrois, que de douleurs inconnues derrière le voile d'ignorance qui cachait leur destinée.

 

Au cours des six mois pendant lesquels l'Exposition Universelle avait attiré la foule des visiteurs, Paris, devenu le centre du monde civilisé, avait vécu dans une fièvre de plaisir, un entraînement de suractivité factice, comparable à ce qu'on appelle en médecine l'euphorie, état trompeur, qui toujours, immanquablement, est suivi d'une période de dépression. Les lampions éteints, la monotonie de l'existence reprise, au moment même où le déclin des jours et l'approche de l'hiver amènent avec eux un sentiment de tristesse, la population parisienne se retrouvait dans le désenchantement qui suit les lendemains de fête. La hausse des prix, qui succède tout naturellement à l'afflux sur un même point du capital monnayé, était un sujet de mécontentement qui apparaît dans les rapports de police. En septembre 1867, le pain valait un franc les deux kilos et ce prix, qui, de nos jours, serait bien modeste, paraissait alors très élevé.

Un rapport du 22 septembre 1867 — rapport lu par l'Empereur, car il fut retrouvé dans les papiers conservés par lui aux Tuileries — signalait une sourde irritation dans les milieux ouvriers.

Le mécontentement causé par la cherté du pain, ne diminue pas et il règne parmi les ouvriers une inquiétude réelle. On recueille des affiches séditieuses, apposées dans les faubourgs, dans lesquelles on s'attaque à l'Empereur lui-même.

Le ton d'une autre Note pour l'Empereur, rédigée le 30 septembre par le Préfet de police lui-même, est encore plus e caractéristique :

Depuis quelque temps, la tâche quotidienne qu'impose la préparation de ce rapport est des plus pénibles. A quelque source que l'on s'adresse, quel que soit le correspondant que l'on consulte, la situation apparaît toujours comme peu satisfaisante... On est ainsi condamné à présenter à l'Empereur des appréciations qui peuvent sembler pessimistes. Elles ne font cependant que reproduire les impressions reçues. Elles les atténuent plutôt qu'elles ne les exagèrent.

Un autre rapport, du 24 novembre 1867, accentuait encore l'impression pessimiste :

Si vives que soient ces préoccupations — de politique étrangère — elles le sont moins encore peut-être que celles résultant des dispositions de l'esprit public.

Si l'Empereur a conservé son autorité auprès des masses, on ne saurait nier que dans les classes dirigeantes, on lui fait une guerre aussi acharnée qu'imprévoyante. Le respect de l'autorité est affaibli ; la calomnie s'attaque à tout. L'Empereur et l'Impératrice sont le but principal vers lequel sont dirigés les traits les plus empoisonnés de la faction orléaniste...

L'Empire arrivait à la période d'équilibre instable qui, depuis plus d'un siècle, a été le signe précurseur de la chute de tous les gouvernements. La gigantesque convulsion du XVIIIe siècle se perçoit encore en tressaillements dont l'organisme national est ébranlé. Chaque changement de régime a laissé derrière lui des partis ayant leur programme, leur personnel, leurs créatures, et même, si l'on peut employer ce mot en politique, leur idéal. La conséquence, c'est que tout gouvernement est surveillé, guetté, par des équipes de politiciens militants. Chacune de ses fautes est attendue avec impatience, commentée sans justice, et exploitée sans mesure. Après un délai plus ou moins long, mais fatal, une heure se révèle où les régimes les plus solides ne peuvent plus réagir suffisamment contre l'assaut incessant de leurs adversaires.

Au cours de l'année 1868, une concordance de difficultés, d'incidents, de manifestations, apporta la démonstration que le pessimisme des rapports de police n'était pas exagéré, et que le régime impérial était miné, lézardé jusque dans ses assises.

Au mois de mai, parut un livre dont nous avons déjà parlé — Paris en 1851 —, dont l'auteur, Eugène Tenot, était attaché à la rédaction du Siècle. Sous une forme modérée, mais avec la précision d'une étude historique, l'auteur faisait le récit du Coup d'État de Décembre 1851, racontait la lutte, dénombrait les victimes, et pour un grand nombre de contemporains, l'ouvrage était une révélation de faits inconnus. Ce que ne disait pas le livre, et ce qu'ignoraient ou ce qu'oubliaient les générations qui, depuis dix-sept ans, étaient passées de l'enfance à la jeunesse, de la jeunesse à l'âge mûr, ou de l'âge mûr à la vieillesse, c'est qu'au cours des deux ou trois années qui avaient précédé l'acte de Décembre 1851, la société avait paru en péril, que prise dans son ensemble, la masse de la Nation vivait à tort ou à raison dans la hantise d'un bouleversement révolutionnaire, et que, loin de désapprouver le Coup d'État, elle l'avait considéré comme l'acte sauveur, auquel elle avait apporté son adhésion rétroactive par les sept millions et demi de suffrages du plébiscite. Mais en dix-sept ans, l'esprit public s'était considérablement modifié et ce qui, en 1851, avait paru une mesure de salut public, était devenu, en 1868, un attentat contre la liberté.

Baudin, le représentant tué le 3 décembre sur la barricade du faubourg Saint-Antoine et dont le nom avait été oublié ou méconnu pendant dix-sept ans, apparut alors comme le martyr du Droit, la victime symbolique dans laquelle revivait la mémoire de tant d'autres victimes obscures.

Il avait été inhumé au cimetière Montmartre. Un journal, Le Réveil, dont le rédacteur en chef était un ancien proscrit, Delescluze, annonça qu'il organisait une manifestation pour le 2 novembre, jour des Morts, sur la tombe de Baudin. La manifestation, hâtivement improvisée, fut modeste, et réunit à peine deux cents assistants. Après quelques discours, la déclamation par un cordonnier d'une pièce de vers de sa composition, la cérémonie prit fin au jour tombant, dans la brume de novembre.

Comme suite à la manifestation, Delescluze ouvrit dans son journal une souscription pour élever un monument à Baudin. La souscription se traînait péniblement, et sans doute elle aurait cessé dans l'indifférence, quand une maladresse du Gouvernement la fit rebondir. La souscription fut interdite sous peine de poursuites judiciaires.

Mais la presse et l'opinion n'étaient plus dociles comme aux premières années de l'Empire. On fit remarquer que la décision du Gouvernement était une mesure arbitraire ; qu'aucun texte de loi ne permettait de considérer comme un délit l'érection d'un monument dans un cimetière. Non seulement le journal de Delescluze continua sa souscription, mais d'autres journaux suivirent son exemple, les uns sans autre souci que de créer des difficultés au ministère, les autres pour faire fixer juridiquement une question de principe, celle de savoir si, en dehors des cas prévus par la législation pénale, il était permis à un Gouvernement de créer des délits imaginaires.

Plusieurs souscriptions furent sensationnelles, celle de Berryer, par exemple, qui, après l'aventure de Boulogne, avait été le défenseur de Louis-Napoléon devant la Chambre des Pairs, celle encore d'Odilon Barrot, chef du premier ministère du Prince Président. nit ce

Le Gouvernement était fort embarrassé. Rapporter l'interdiction, c'était se déjuger, reculer, faire aveu de faiblesse. La maintenir, en l'appuyant de sanctions pénales, c'était persévérer dans l'erreur. Après quelques hésitations, il persévéra dans l'erreur. Delescluze et sept autres journalistes furent déférés au tribunal correctionnel de la Seine.

Honnête homme, mais d'esprit étroit et chagrin, sectaire violent et convaincu, non seulement Delescluze ne redoutait pas une condamnation, mais il la souhaitait, si elle était précédée de débats dont l'ampleur et le retentissement dépasseraient de bien loin les limites d'une vulgaire affaire de presse. Refaire le récit du Coup d'État, raconter les origines de l'Empire, c'était transformer la défense en attaque, substituer au procès de quelques journalistes le procès du régime. Il s'agissait de trouver un avocat assez éloquent pour se faire écouter, assez audacieux pour dresser en plein tribunal l'acte d'accusation du Gouvernement, assez courageux pour encourir le risque des peines disciplinaires — suspension, radiation de l'Ordre — que pouvaient lui attirer les audaces de sa plaidoirie. Quelqu'un dit à Delescluze : Prenez Gambetta...

 

LÉON GAMBETTA

Léon Gambetta était un jeune avocat d'origine italienne, dont le nom commençait à acquérir une certaine notoriété, soit au Palais, soit dans les cafés politiques, mais pour rester dans la vérité, plus encore dans les cafés qu'au Palais. L'homme a tenu une telle place dans l'histoire de notre pays, qu'avant de poursuivre le récit de l'affaire Baudin-Delescluze, nous nous arrêterons, nous nous attarderons même à l'étude de la personnalité de Léon Gambetta, en remontant à ses origines, à sa formation intellectuelle, au travail si intéressant qui oriente une destinée, la fait surgir des tâtonnements obscurs des débuts à la célébrité, puis à la gloire. Ce Gambetta des débuts, nous essaierons de le faire revivre tel qu'il nous apparait avec d'excellentes qualités, un grand cœur, des aspirations généreuses, avec aussi quelques-uns de ces légers ridicules, qui sont d'ailleurs ceux des races méridionales pour lesquelles l'exagération inconsciente est un trait de caractère, dont l'aspect est parfois tellement amusant, qu'on regretterait de ne pas le trouver comme complément d'une physionomie.

Exubérant, gesticulant, la voix sonnante du timbre de Gascogne, le jeune avocat était de ceux qui ne peuvent passer inaperçus et qui, soit en bien soit en mal, laissent une impression durable. Celle laissée par Gambetta prenait plus de relief par la liberté du langage, la note rabelaisienne, le débraillé de la tenue. Jules Favre, qui ne souriait pas souvent, racontait plus tard que ce qui l'avait tout d'abord frappé en Gambetta, c'était la distance qui séparait le gilet du pantalon. Alphonse Daudet, méridional aussi, mais de la race artiste et aristocratique de Provence, a laissé une page où il caricature finement le Gambetta du Quartier Latin, et l'entourage vulgaire, bruyant, bavard, désagréable, pérorant dans la buée des pipes et le fracas des soucoupes des gensses du vilain midi, des barbes de palissandre qui disaient Gambetthah ! ces monstres.

Ce qui encore attirait l'attention sur le futur tribun, c'est qu'il était borgne, d'un œil brouillé, saillant hors de l'orbite. Plus tard, l'œil fut enlevé, remplacé par un organe artificiel et ce fut là encore une de ces particularités qui attirent l'attention en donnant à l'homme un double aspect. Du côté de l'œil mort une paupière lourde, à demi fermée, un masque éteint ; de l'autre, un regard où se concentrait toute la vie, et dans l'action du discours la flamme, la beauté, éclairant le front léonin qui secouait les longs cheveux, ondulés d'un frisson de tempête.

La famille était modeste, mais point vulgaire. Originaires du village de Celle-Ligure, sur la Rivière de Gênes, les grands-pères, grands-oncles étaient à la fois mercantis et marins, relevant l'humilité du négoce par l'esprit d'aventures. Tous les ans, on montait une pacotille et, comme les Vénitiens, Grecs, Phéniciens, dont le sang bouillonne dans toutes les races vives et nerveuses de ces parages, on partait sous la tartane à voile triangulaire, jetant l'ancre aux golfes bleus de la mer méditerranéenne, remontant les fleuves, en faisant le commerce des denrées délicates — épices des pays du soleil, pâtes de fin froment, pailles tressées en vanneries légères, poteries dont la couleur ocre et orange semble garder un reflet des ciels d'Orient. Avec ses palabres, ses imprévus, ses luttes et l'ingéniosité qu'elle exigeait, cette vie de voyages aiguisait le corps et l'esprit de ces nomades de la mer, les préservait de la lourdeur et de l'engourdissement de la boutique.

En 1818, un Gambetta — le grand-père de l'avocat — vint se fixer à Cahors. Ses fils voyageaient encore. L'un d'eux, dès l'âge de dix ans, fit comme mousse la traversée pour le Chili, sur un bateau qui portait Garibaldi et l'abbé Mastaï, le futur pape Pie IX. Plus tard, ce jeune voyageur reprit l'épicerie de Cahors sous l'enseigne Au Bazar gênois, épousa la fille d'un pharmacien des environs, et le 2 avril 1838, eut un fils, Léon Gambetta.

L'enfant était d'intelligence vive. Il fit ses études au petit séminaire de Montfaucon, puis au lycée de Cahors. Un trait caractéristique, c'est que, dès le jeune âge, il était préoccupé de politique. Plusieurs de ses lettres à ses parents se terminent par une exclamation inattendue chez un bambin de dix ans : Vive Cavaignac, à bas Bonaparte !

Les études terminées, un grave débat divisa la famille. Que ferait-on du jeune Léon ? Le père Gambetta était un excellent homme, mais autoritaire, emporté, une tête à bourrasques. Il avait décidé que le jeune homme reprendrait l'épicerie. La mère, la tante, des amis insistèrent, supplièrent pour qu'on l'envoyât à la Faculté de Droit de Paris. Le père Gambetta finit par céder, mais en grondant. Ce fut une attitude qu'il garda toute sa vie. Même quand le fils parvint à la notoriété, puis à la gloire, il y eut des malentendus, des brouilles. Il y en eut davantage au temps de la prime jeunesse, quand le vieil homme tenait son fils pour une manière de révolté. Très fréquemment, au cours de ses années d'études, le père boudait, laissait passer des semaines, des mois sans écrire. Privation cruelle pour l'étudiant affectueux et bon, douloureux encore de l'arrachement du foyer. Il suppliait : Réponds-moi, j'ai besoin de te lire... Gronde-moi, mais réponds-moi... J'ai toujours le cœur en palpitation quand je lis tes lettres...

Un désir impérieux de se faire une place, une foi tenace en l'avenir, une gaieté robuste, soutinrent Léon Gambetta au travers des années d'études. Cependant, par un phénomène souvent constaté chez les jeunes gens, qui souffrent le plus d'être sevrés de la vie de famille, son cœur aimant, le besoin de sentir autour de lui des amitiés et des sympathies ; lui firent côtoyer la bohême. Il n'était pas de ceux qui s'enferment résolument dans une chambrette froide, en s'acharnant au travail solitaire et consolateur. Il lui fallait une ambiance de bruit, de causeries, d'effusions. C'est pour trouver tout cela qu'il fréquentait les cafés du quartier, s'attardait aux flâneries nocturnes, ne remontait au logis que lorsque les camarades s'étaient égrenés le long des rues désertes. Dans ces réunions de noctambules, on politiquaillait ferme, on méditait la ruine de l'Empire, et derrière l'avenir obscur on entrevoyait comme en un rêve confus l'avènement de la République. On ébauchait aussi des amitiés solides. Parmi ces jeunes fous, il y avait quelques sages, studieux, travailleurs, ne voyant dans le café qu'une sorte de salon, où l'étudiant pauvre trouvait de la lumière, de la chaleur, des causeries aimables, et même l'occasion de faire l'apprentissage de la vie. L'un d'eux, qui fut l'un des meilleurs et des plus dignes parmi les amis de Gambetta, le bon Eugène Spuller, disait plus tard, avec sa grosse gaîté de pince-sans-rire : Il n'a manqué à M. Guizot que d'être un homme de café...

Mais là-bas, au pays natal, la famille, renseignée de racontars malveillants, s'inquiétait. Le père, toujours prompt à s'emporter, envoyait des semonces. Il traitait son fils de prodigue, de lâche, d'orateur d'estaminet.

Encore, ne savait-il pas tout. Qu'eût-il dit s'il l'avait vu, un soir au café Procope, debout sur un billard, en bras de chemise, coiffé d'un bicorne de polytechnicien, flanqué d'une garde burlesque armée de queues de billard en manière de hallebardes, et mimant des imitations de personnages officiels, Rouher, Baroche, Billault : Le Gouvernement de l'Empereur, Messieurs...

Gamineries innocentes, que nous ne rappelons que parce qu'elles expliquent l'étonnement de quelques-uns et même leur indignation, quand ils virent le bohême de la veille se transformer en personnage historique, nommer ou destituer des généraux, dresser des plans de campagne, parler au nom de la France. Notre peuple gai, souvent un peu frivole, a cependant le fétichisme de la gravité. Gambetta rieur, jovial, à la fois hâbleur et simple, ne correspondait pas à la conception qu'on se faisait de l'homme politique au milieu du XIXe siècle. Depuis, l'expérience du gouvernement démocratique nous a rendus moins difficiles, mais sous l'Empire, on ne concevait guère qu'un homme d'État pût être sérieux sans une certaine tenue extérieure. De la tenue, Gambetta n'en eut jamais qu'en contraignant son naturel. Quand son premier client politique  — un ouvrier sentimental qui lisait Plutarque — vit entrer dans sa cellule de Mazas cet avocat familier, tutoyant, jaillissant de jurons et de gros mots, il le prit pour un agent provocateur.

Cependant, après qu'il eut prêté le serment d'avocat, la sœur de sa mère vint habiter avec lui, et cette excellente femme disciplina sa vie d'un peu d'ordre et de sagesse. Dans l'hagiographie républicaine, la tante Massabie a sa légende. Cette petite vieille, boiteuse comme la bonne fée du logis, fait songer à quelques-unes de ces figures dans lesquelles le roman a idéalisé le type de la vieille fille — la sacrifiée qui, éprouvant toutes les tendresses de la mère et de l'épouse, ne sera jamais ni mère ni épouse —, et près du neveu turbulent, la tante, la tata, comme il disait, tint le rôle d'amie, de conseillère et de servante.

Je te supplie de croire, mon bon père, écrivait Léon Gambetta en mai 1861, que je vais devenir un homme nouveau... La présence de ma tante me modifiera complètement... Et de pour prouver au bonhomme de Cahors que l'homme nouveau a pris des habitudes d'ordre, il lui apprend qu'il a été assez de heureux pour acheter deux bons sommiers tout neufs à soixante-six francs, mais qu'il n'a pu acheter de chaises, tant le prix en était excessif.

Son imperturbable confiance, jointe au désir de rassurer sa famille, lui donna l'illusion de prendre un grand intérêt aux affaires et paperasses de procédure. Dans sa correspondance de cette époque, sa chaude imagination bouillonne en gasconnades juvéniles : Mon patron, Me de Puy, est fort content de moi. Il est surchargé d'affaires et je lui suis indispensable ; d'ici quelques années, je prendrai sa place... J'ai, cette semaine, obtenu de très beaux succès. J'ai été complimenté, félicité de tous côtés... J'ai eu des éloges du Président. J'ai écrasé mon adversaire. Tantôt les rires, tantôt les applaudissements redoublaient mon ardeur... Me Jules Favre m'a félicité, en termes magnifiques et même exagérés... Te dire tous les éloges du père Crémieux serait vaniteux et impossible. Il a voulu savoir mon nom, mon âge, mon pays et m'a prédit les plus beaux horizons du monde. J'avais les larmes aux yeux ; j'étais ivre de joie... Excuse-moi si je ne t'écris pas plus souvent ; je suis accablé de besogne... Voilà à peu près un mois que je ne m'appartiens plus. Mais aussi, quel triomphe j'ai eu ; cela tient du délire... J'ose affirmer que si tu pouvais lire mon plaidoyer, tu serais content de ton fils ; seulement, il n'y a qu'un petit obstacle à cela, c'est que les journaux n'ont pas osé le reproduire... Je vais d'ici un mois plaider une grosse affaire de littérature, qui sera un gros événement dans mon existence, Tout Paris s'occupe de ce procès. Tous les journaux en parleront... J'ai ravi mes juges ; ce petit succès fait son bruit et le tour de Paris. Avec une candeur vraiment réjouissante, Léon Gambetta ajoute : Tu sais que je ne suis pas indulgent pour moi-même, et tu peux croire que je ne cherche jamais à me tromper...

Il exagérait. Toute cette correspondance est contemporaine des années 1860 à 1866, pendant lesquelles Gambetta plaida peu, négligeant le barreau pour la politique, qui était et fut toujours sa passion dominante. S'il faut s'en rapporter à ce qu'il contait plus tard, ce serait Thiers qui lui aurait donné le conseil de plaider le moins possible pour ne pas fausser son sens politique par des contestations privées... Son manque d'application professionnelle chagrinait quelques-uns de ses confrères, qui s'intéressaient à lui. Il ne fera jamais rien ; c'est un bachi-bouzouk, s'écriait un jour avec une fureur comique son ami, Clément Laurier, en apprenant qu'une réunion politique au café de Madrid avait empêché Gambetta de se rendre au Palais. Parmi les souvenirs d'une longue existence, un maitre du barreau, le bâtonnier Bétolaud, s'amusait à rappeler celui-ci. Il avait envoyé à Gambetta une affaire, dont l'intérêt principal était de se rattacher par quelques points à la vieille histoire du Collier -de la Reine. Le jour de l'audience, Bétolaud se rend à la première chambre pour entendre son jeune confrère. Gambetta, qui avait à peine ouvert le dossier, parle quelques minutes, assez médiocrement, puis se rassied sans évoquer le souvenir historique, qui aurait pu donner quelque relief à sa plaidoirie.

Ce qui est à retenir comme trait de caractère, c'est que,  dans les vantardises juvéniles de Gambetta, la puissance d'illusion tenait plus de place que la vanité. La faculté de mirage, la sincérité dans la déformation de la vérité, nous les retrouverons au cours de sa dictature. Elles lui firent voir des ressources, des années, des succès, plus apparents dans son imagination que dans la réalité. Elles lui donnèrent la foi de la Défense Nationale, incomparable force pour tenir le rôle écrasant qu'il avait assumé. Illusions qui pouvaient précipiter la défaite, mais qui, dans une situation désespérée, pouvaient aussi amener le succès, car dans ce terrible jeu de la guerre où tout arrive, même l'impossible, l'audace réussit quelquefois là où le calcul échoue. L'histoire a une optique spéciale, qui transfigure les attitudes. Un éclat de voix, exagéré dans un salon, devient cri d'éloquence sur la place publique ; le geste, ridicule d'emphase dans l'intimité, se magnifie quand il s'adresse aux foules ; cet entêtement dans l'optimisme, un peu naïf chez Gambetta étudiant, devient superbe chez Gambetta dictateur.

Cependant, s'il ne plaidait pas beaucoup, il plaidait Il s'attachait surtout aux procès de presse, aux débats qui le mettaient en rapports avec des journalistes et des littérateurs. Il eut pour clients Aurélien Scholl, Ernest d'Hervilly, Xavier de Ricard, Albert Wolff, et même le Chinois de Théophile Gautier, une sorte de domestique secrétaire dont le poète supportait la paresse, les mensonges et les friponneries par amour de la couleur et de l'exotisme. Gambetta eut encore comme client Barbey d'Aurevilly, lequel, un peu mortifié d'avoir confié ses intérêts de bon gentilhomme à un démagogue devenu célèbre, contait plus tard dans les salons des duchesses : Je lui ai dit : — Monsieur, vous plaidez comme un cocher de fiacre...

La fréquentation d'hommes célèbres, des relations flatteuses, un bout de réclame dans un journal, tels étaient les plus clairs profits du jeune avocat et dans les lettres mêmes où il célébrait ses travaux, ses succès, les éloges des maîtres, il était forcé de solliciter quelques subsides.

Nous sommes bien gênés pour notre terme de Juillet. Nos pâtes sont complètement épuisées. Tu vois qu'elles ont duré près de trois mois. La soupe est ma principale nourriture. S'il me fallait acheter le pain, ce serait un trop grand surcroît de dépenses... Ce matin (janvier 1862) pour me faire raser avant d'aller plaider à la Cour, il m'a fallu emprunter cinq sous...

Ce qui ne l'empêchait pas de donner des appréciations, où reparaît son aplomb de cadet de Gascogne. Les finances italiennes vont mal, et cela m'ennuie... Je vois tous les jours se réaliser ma prédiction sur la baisse de la rente. Nous pourrons peut-être un jour ou l'autre faire une excellente opération...

Il travaillait par saccades, tumultueusement, négligeant certaines besognes de résultat immédiat, s'appliquant à d'autres dont l'intérêt pratique n'apparaissait pas nettement. Il ouvrait à peine ses dossiers, mais il apprenait les harangues de Démosthène, copiait, mimait, rugissait les discours des grands acteurs de la Révolution, cherchait même à s'assimiler les procédés de l'éloquence sacrée en suivant les conférences du P. Ravignan à Notre-Dame, et du P. Gratry à l'Oratoire, de sorte que, tandis que les uns admiraient son effort, d'autres l'accusaient de paresse. Lui-même, cherchant à se définir, a parlé quelque part dans sa correspondance de sa nature trop méridionale, mélange d'énergie outrée et d'indolence terrible. Il lui était d'ailleurs difficile de s'astreindre à un travail soutenu parce que son œil unique se fatiguait vite, puis aussi pour la raison que, dans ces organisations remuantes, l'imagination crée trop rapidement, avec une fougue qui s'adapte malaisément à la lenteur du travail de cabinet. Il excellait dans l'action immédiate, l'improvisation, la gesticulation parlée. Il perdait une partie de ses facultés créatrices dès qu'il fallait s'asseoir devant une table, rédiger, coordonner les phrases sur le papier. Sauf ses dépêches de la Défense Nationale, jaillies dans la fièvre, dans l'insomnie, il n'a guère laissé d'œuvre écrite. Au temps de sa jeunesse, il avait rêvé d'écrire un grand ouvrage Sur le commerce de tous les peuples, à toutes les époques..., œuvre immense, car elle toucherait à toutes les connaissances humaines, histoire, philosophie, morale, politique, économie sociale,... et en même temps de faire d'une pierre deux coups en recueillant des notes sur l'éducation politique et morale des hommes en général, des princes particulier... Ceci moins sérieux, un petit bouquin de 2 à 300 pages, qui pourrait me faire beaucoup de bien (lettre à son père, février 1857). Rêve stérile de jeunesse ; ni le grand ni le petit bouquin ne furent jamais ébauchés.

Un de ses familiers a raconté que, plus tard, pendant qu'il faisait le trajet quotidien de la Chambre à son journal, disait avec feu l'article à faire. Quand il voulait l'écrire, il s'asseyait, peinait, puis, au bout de vingt minutes, se déclarait impuissant et entrait en rage. Il fallait qu'il se remit à marcher tout en parlant. Un de ses collaborateurs saisissait les phrases au vol et refaisait la rédaction que Gambetta n'avait pu mettre au point.

Sous la négligence apparente, l'atavisme des mercantis génois reparaissait en calculs très réfléchis. A travers les à-coups d'un effort désordonné, finesse italienne et audace gasconne se révélaient dans la préoccupation de se pousser par des relations utiles. On n'arrive que par les connaissances, écrivait Gambetta à son père... On parle beaucoup de la venue de Gavini à la Préfecture de Police. J'ai tout un plan en poche, si cela arrivait... J'ai fait dernièrement la connaissance du neveu du maréchal Vaillant. Il serait bien fin, si je ne le forçais un jour ou l'autre à me faire voir Monsieur son Oncle (Février 1859)... Je viens de faire dans un journal le portrait de notre nouveau bâtonnier. La semaine prochaine, je dois tracer celui de Favre. J'espère bien que toute cette prose ne sera pas jetée aux buissons. (Août 1864.)

Ayant appris que Garibaldi était de passage à Paris, Gambetta chercha à le voir. Un jour, il se présenta place Saint-Georges, chez Thiers, pour se faire expliquer le mécanisme du budget. Thiers, qui avait toujours aimé à dogmatiser, régenter, imposer une direction spirituelle, accueillit fort bien ce jeune inconnu et lui donna une leçon de finances. Quel fut ce jour-là le plus fin du vieil homme d'État renommé pour sa finesse, ou du petit avocat sollicitant candidement un avis ? Il est permis de se le demander. Un autre jour, il se présenta avec une délégation d'étudiants chez le duc de Morny, mais il éprouva quelque dépit d'avoir été reçu par un secrétaire. Passant par Londres, il rendit visite au duc d'Aumale, et plus tard, dans une réunion de Belleville, ce souvenir fut exploité contre lui. Sans se démonter, il reconnut qu'il avait vu le duc, mais affirma qu'il avait refusé son invitation à déjeuner en lui déclarant qu'il était républicain. Et cela passa très bien. Les foules électorales ne sont pas difficiles sur le choix des arguments. Et en attendant — ce qui peut être encore long — que leur éducation soit complète, peut-être n'est-il pas mauvais qu'il en soit ainsi. Sous un régime de suffrage universel, leur inquiétude soupçonneuse n'est tolérable que parce qu'elle a pour antidote une inaltérable crédulité.

Quelques aphorismes glanés dans sa correspondance dénotent le calcul avisé, la combinaison patiente, qui, chez Gambetta, corrigeaient les emportements de fougue et d'audace : Rien n'est indifférent à Paris ; il faut toujours faire du bruit pour se faire remarquer (Juillet 1861). Si je peux meubler un salon avec goût et luxe, je crois que j'aurai avancé beaucoup l'avenir... Il faut avoir au moins une pièce, où l'on puisse faire passer et asseoir n'importe qui, le petit pour l'éblouir, le grand pour lui prouver qu'on est à flot. La moitié de la vie est une bonne comédie. (Octobre 1862)

De bonne heure encore, et avant d'être, à proprement parler, un homme politique, Gambetta s'était taillé une place dans le monde de la politique. Il fit partie des comités qui désignèrent les candidats de l'opposition aux élections de 1863. Il fréquentait assidûment la Chambre, toujours expansif, gagnant les sympathies par sa bonne humeur, sa facilité de relations, et forçant l'attention par sa façon de parler, de s'asseoir, de rouler les épaules. Ceux mêmes qui ignoraient son nom le connaissaient sous la désignation l'avocat borgne. On a même raconté qu'un jour de grande séance au Corps législatif, les huissiers ne trouvant pas le moyen de caser Gambetta dans la salle comble, on s'adressa au Président, le duc de Morny, qui consentit à ce qu'on disposât d'une place dans sa tribune réservée. Avant d'ouvrir la séance, le duc, sa petite lorgnette de théâtre à la main, regarda le jeune avocat dont on venait de lui dire le nom, comme s'il avait eu le pressentiment qu'une quinzaine d'années plus tard, dans cette même salle, Gambetta occuperait à son tour le fauteuil de la Présidence.

Le nom de Gambetta parvint même jusqu'aux Tuileries avant l'éclatante notoriété que lui donna l'affaire Baudin. Un député publiciste, Dugué de La Fauconnerie, et Clément Duvernois, directeur d'un journal, Le Peuple Français, inspiré et subventionné par l'Empereur, avaient fait la connaissance de Gambetta dans les couloirs de la Chambre. Souvent, ils quittaient, avec lui, le Palais Bourbon, échangeaient leurs impressions de séance, et dans des discussions auxquelles la bonne humeur enlevait tout caractère d'acrimonie, ils s'amusaient des emballements du jeune méridional contre la tyrannie impériale comme d'une galéjade où il entrait plus de fougue apparente que de conviction solide. Il leur vint à tous deux la même pensée, qu'ils communiquèrent à l'Empereur. Ce jeune homme a du talent, de l'activité, une réelle influence au Quartier Latin. Il n'est pas difficile de deviner qu'il est ambitieux. Une place quelconque, une situation dans un journal en feraient sans doute une recrue précieuse. Napoléon III, toujours bien disposé pour des négociations de ce genre, accueillit favorablement la suggestion du député et du journaliste, mais désireux d'obtenir quelques renseignements plus précis sur ce Monsieur Gambetta dont on lui parlait pour la première fois, il demanda au ministre d'État, Rouher, de faire procéder à une enquête confidentielle par les services du Ministère de l'Intérieur. Trois jours plus tard, Rouher mandait Clément Duvernois et Dugué de La Fauconnerie, et d'un peu haut, du ton tranchant qui, pour lui, était une des formes de l'autorité, il donna sur Gambetta une appréciation où se retrouvent les nuances violentes d'un rapport de police. D'après les renseignements recueillis, ce jeune homme était en un avocassier, un orateur de brasserie, un politique d'estaminet, dont l'adhésion serait plus compromettante qu'utile... Avec une ironie qui n'épargnait même pas l'Empereur, Rouher ajouta que, si Sa Majesté s'amusait maintenant à conspirailler avec des orateurs de caboulot, le Ministre de l'Intérieur allait avoir de l'agrément.

Devant cette attitude du tout-puissant ministre, il était inutile d'insister. D'ailleurs, il faut dire que Gambetta ignorait cette petite machination et que sans doute, il eût formulé un refus, s'il avait été mis au courant. Cela est probable, mais cela n'est pas absolument certain. Dugué de La Fauconnerie, qui lui-même devait singulièrement évoluer en se ralliant à la République, conservait la persuasion que si l'Empire devenu libéral avait duré une dizaine d'années de plus, Gambetta se serait rallié à l'Empire, encore assez solide pour user une génération d'adversaires. Sans doute, il y avait la manière, et le jeune avocat était assez habile pour ne pas brusquer les étapes, mais il n'était pas dans son tempérament de se stériliser éternellement dans l'opposition. Devenir comme le Mirabeau de 1790 le conseiller d'un souverain bienveillant, un peu faible, personnellement meilleur que le régime qu'il avait institué, et apporter dans ce rôle ce que les vices et les besoins d'argent de Mirabeau ne lui avaient pas permis d'y mettre, la tenue morale et le désintéressement, cela pouvait être singulièrement tentant pour un homme qui, tout en débordant de vie et d'audace, avait le flair des circonstances, la merise de la souplesse, et le sens des évolutions, au point d'en faire plus tard les fondements d'une doctrine politique : l'Opportunisme.

Mais s'il est curieux de se demander ce qui serait advenu d'une alliance entre le gouvernement impérial et le plus actif des fondateurs de la Troisième République, ce ne peut constituer qu'un jeu d'esprit construit sur des hypothèses et auquel il est inutile de s'arrêter plus longtemps.

 

LE PROCÈS

Delescluze, vétéran de la proscription, ancien déporté à la Guyane, condamné déjà sous Louis-Philippe, était, parmi les publicistes poursuivis, la personnalité la plus marquante. C'était donc à l'occasion de sa défense qu'on pouvait accumuler les audaces de parole, rassembler les souvenirs à évoquer contre l'Empire, et ce faisceau d'accusations, le brandir, le secouer, le jeter à travers le pays comme un flambeau de vérité et une torche d'incendie.

Pour cette tâche, le petit clan ardent et remuant, qui formait l'avant-garde du parti républicain, désignait Gambetta. Delescluze hésitait. Ce sectaire triste, de commerce difficile, muré dans une doctrine étroite, et de plus méfiant comme tout bon jacobin, n'éprouvait qu'une sympathie réservée pour l'avocat d'humeur facile, d'esprit large et de manières exubérantes. L'un appartenait à la lignée intellectuelle de Robespierre, l'autre de Danton, deux races divergentes, que les circonstances peuvent associer momentanément, sans jamais parvenir à les unir de façon durable. Cependant, sur l'insistance d'amis communs, Delescluze se laissa convaincre, et chargea Gambetta de sa défense.

L'audience était fixée au lundi, et déjà l'on était au vendredi. Ce court délai donnait à Gambetta ce qui s'accordait de mieux avec ses aptitudes, le coup de fouet, le sursaut de lièvre. Pendant ces quarante-huit heures, il ne vit guère que son client, et soit avec lui, soit seul, il rugissait à mi-voix des périodes, et dans l'ivresse du travail solitaire, il disposait l'engin de la bataille, la pièce rudement forgée dont le boulet allait faire brèche aux murailles.

C'est toujours pour la renommée de l'orateur une épreuve hasardeuse que le jugement de la postérité, et l'épreuve est d'autant plus redoutable que les dons de l'orateur auront été plus grands. Voix, geste, débit, chaleur, ambiance d'émotion, — cet ensemble qu'Eschine en parlant de Démosthène appelait le monstre — tout cela meurt pour nous qui retrouvons le verbe immobilisé sous la froideur des pages imprimées. Dans ce discours qui donna au nom de Gambetta un retentissement extraordinaire, des inégalités nous apparaissent, qui n'avaient pas frappé les contemporains.

Mais ces tares légères, qu'eût pu relever un auditoire de lettrés, restèrent inaperçues pour le public empoigné, subjugué par le charme et l'audace de ce magicien dominateur, dont la voix avait tour à tour des flexibilités musicales et des fracas de tonnerre. Et même, les exagérations un peu trop fortes — Un pareil procès a-t-il été jamais agité à aucune époque parmi les hommes ? Non, jamais. Remontez jusqu'aux temps d'Athènes, jusqu'aux temps de Rome... Même les invraisemblances les plus hasardées — Moi qui vous parle, j'ai eu des amis, entendez-vous bien, qui ont été tués en sortant de l'École de Droit... —, tout cela passa dans le torrent d'éloquence entraînante, sans que personne remarquât que l'orateur n'avait que treize ans en 1851, et que ses amis ne devaient pas fréquenter l'École de Droit. Ce qu'on ressentit seulement, ce furent le frémissement, la commotion, que produisirent ces souvenirs qu'on croyait à jamais oubliés, l'exhumation des spectres, comme disait Gambetta lui-même. Et tandis que parlait l'avocat — l'œil aveugle saillant de l'orbite, échevelé, débraillé, superbe, martelant l'air de son poing de cyclope furieux — il semblait que derrière lui, se dressait la vision sereine de Justice Immanente, celle qu'aux heures de détresse, appellent les supplications de la conscience humaine.

Delescluze fut condamné — six mois de prison, réduits d'ailleurs en appel à une durée moindre ; mais le véritable condamné du procès, c'était l'Empire. Jusqu'à cette époque,' la masse du public connaissait mal l'attentat d'où était issu le régime. La plaidoirie de Gambetta lui en révélait les détails tragiques et le contraignait à apprendre et à s'indigner.

Ce qui, plus encore que l'historique du Coup d'État, devait frapper l'opinion, c'était que ce récit eût pu être fait impunément devant un tribunal. On avait remarqué avec quelle modération, pendant la plaidoirie, le Président avait hasardé des observations dont la forme était presque tin encouragement : Réservez cela pour la fin, Maître... A la sortie, Gambetta, entouré, félicité, vibrant encore des émotions de l'audience et de l'ivresse du succès, traversait un couloir glacial. Un policier de service, le voyant en sueur — joues enflammées, toge ouverte — lui jeta sur les épaules son propre caban : Mettez cela, Monsieur l'avocat ; vous pourriez attraper le coup de la mort...

Dans le monde officiel, les sentiments dominants étaient le désarroi, la stupeur. L'Impératrice, très émue, disait le soir même à un avocat général à la Cour de Cassation : Mais enfin, qu'avons-nous donc fait à ce jeune homme ? L'Empereur, plus maître de lui, affectait une sérénité de souverain philosophe, le beau-sang-froid du joueur qui juge en artiste la partie qu'il vient de perdre. Le dimanche qui suivit le procès, en quittant la chapelle des Tuileries, il aperçut Dugué de La Fauconnerie, parmi les personnes qui, après avoir assisté à la messe, se rangeaient suivant la coutume pour s'incliner au passage des souverains. Vous aviez raison, dit-il en l'abordant, il a vraiment beaucoup de talent, ce Monsieur Gambetta. Et négligemment, avec le scepticisme d'un chef de parti qui a longtemps manié les hommes, et qui sait ce qu'en politique pèsent les convictions et les consciences, il jeta l'interrogation : N'y aurait-il pas moyen de le calmer ?

Le calmer ? Refouler chez ce méridional la montée de joie, d'orgueil, de confiance que crée la popularité naissante ? A la réflexion, l'Empereur avait trop de bon sens pour croire que cela fût possible. D'ailleurs, il n'avait pas le loisir de s'attarder à ce rêve de négociation ; car d'autres soucis devaient, pendant toute cette année 1868, le harceler, et rendre plus pesants In la fatigue de l'âge et le délabrement d'une santé déjà profondément atteinte.

La Lanterne

Quelques mois avant cette exhumation de l'affaire Baudin, le 31 mai 1868, Paris avait vu apparaître une brochure hebdomadaire, La Lanterne. Tirée à plus de cent mille exemplaires, elle avait envahi les librairies, les kiosques, les ateliers, arborant partout sa mince couverture dont le papier rouge prenait au vent de la rue un frisson de drapeau d'émeute. Son tour de gouaille gamine, ses plaisanteries de petit journalisme, ses à-peu-près, ses cocasseries d'esprit désarticulé, la mettaient au niveau du gros public. Dans ces pages de lecture facile, il y avait un peu de tout, quelques plaisanteries réussies, d'autres qui l'étaient beaucoup moins, mais surtout il y apparaissait contre l'Empire, ses institutions, ses hommes, une âpreté hargneuse et des haines de démolisseur. En quelques semaines, l'auteur, ancien vaudevilliste, ancien rédacteur au Figaro et au Nain Jaune, devint célèbre. Très rapidement, il eut une légende. La curiosité de Paris était stimulée d'apprendre que ce révolutionnaire, qui signait Rochefort, avait droit au titre de marquis de Rochefort-Lucay. Quand ses traits devinrent populaires, on fut étrangement frappé de son masque heurté, bien fait pour se fixer dans la mémoire des foules, avec son teint verdâtre, la lueur phosphorescente d'un regard inquiet, la saillie des pommettes, l'enfoncement des orbites, qui facilitaient les caricatures et faisaient de l'aspect du visage un amalgame de Méphisto, de clown, et de crâne de squelette. On savait encore, et ce n'était pas le moindre attrait de cette physionomie faite de contrastes, que derrière l'allure de bataille et les audaces d'émeutier, se dissimulait un garçon timide, tout étonné de son succès, continuellement hanté de la crainte de voir sa verve s'éteindre, et se demandant anxieusement, après avoir écrit l'article du jour, s'il trouverait celui du lendemain. Le contraste devint plus amusant lorsque, après les premiers succès qui lui permirent un certain train de vie, on apprit aussi que ce pamphlétaire violent était un délicat, aimant l'existence large, heureux après les promiscuités des réunions publiques et les poignées de main des faubourgs, de fréquenter les expositions artistiques, les théâtres, les réunions sportives, et de racheter la rançon du métier de démagogue par des jouissances d'élégance et d'aristocratie.

Un révolutionnaire qui paie son tailleur et fréquente les champs de courses, ne parait jamais très effrayant. Aussi, les classes aisées, qui volontiers associent la crainte des révolutions à la satisfaction de créer des embarras au gouvernement, firent beaucoup plus pour le succès de La Lanterne que la classe ouvrière qui lit peu et ne se laisse guère influencer par ses lectures. De paisibles bourgeois qui se piquaient de littérature, comparaient Rochefort à Camille Desmoulins, à Courier, attestant ainsi qu'ils n'avaient lu ni l'un ni l'autre. Peut-être, l'éditeur qui publia plus tard La Lanterne en volume, exagérait-il en affirmant dans une préface qu'elle pénétrait même chez les souverains, aux Tuileries, à Compiègne, et à Fontainebleau, mais il est certain que le succès en fut prodigieux.

Ce n'était d'ailleurs qu'un feu de paille, qui, sans doute, se serait éteint de lui-même, si de maladroites inventions policières en calomniant la vie privée de l'auteur — qui, sans être exemplaire, n'avait rien de déshonorant — ne lui avaient donné l'auréole de la persécution. L'outrance ne se peut soutenir bien longtemps, quand elle ne s'équilibre que sur des plaisanteries, des à-peu-près, des calembours et des mots de théâtre. Continuant à vivre de la vie du boulevard et du journalisme, Rochefort eût connu le sort des amuseurs, qui en répétant leurs procédés, finissent par devenir des ennuyeux. Maïs condamné, exilé, il grandit dans l'imagination des foules, et dans la vision de cette fin de régime, ce qui vraisemblablement ne devait être qu'un incident de la vie parisienne a pris les proportions d'un épisode historique.

Ce succès, on a vraiment peine à le comprendre lorsque, de nos jours, on relit ces feuilles légères dont la verve artificielle ne parvient pas à dissimuler l'indigence de pensée. Blaguer, ridiculiser, vaudevilliser, la capacité de Rochefort s'arrêtait là. Et encore, quelques-unes de ses plaisanteries attestent un manque de tact, dont on est surpris et choqué. Que dire de cette phrase, par exemple, qui scandalisa les lecteurs du Figaro : Madame de Lamballe, cette princesse qui avait la détestable habitude de sortir avec sa tête au bout d'une pique... Et encore, quelle méconnaissance des convenances les plus élémentaires dans cet article, intitulé : Le Charpentier Jésus :

J'ai connu un vieux Juif, grand amateur de curiosités, qui, me montrant un jour une table extraordinairement vermoulue, me dit avec le plus grand sérieux : — Vous savez qu'avant de courir les rues pour prêcher sa doctrine, Jésus-Christ a travaillé comme charpentier dans l'atelier de son père. En remontant à la fabrication de cette table, j'ai acquis la certitude qu'elle était son ouvrage. Si ce garçon-là avait voulu s'appliquer un peu, il aurait admirablement réussi dans la charpente. Mais ses parents ne pouvaient pas le tenir, il était toujours dehors. Quand il arrivait à faire sa demi-journée, c'était tout le bout du monde. Et pourtant, ce n'était pas l'intelligence qui lui manquait pour son état. Quand on lui a présenté la croix où il allait mourir, il s'est écrié au premier coup d'œil : — C'est bien mal raboté, ça doit venir de chez Un Tel...

Membre du Gouvernement de la Défense Nationale, ou député, Rochefort, dès qu'il occupa une fonction de quelque importance, s'empressa toujours de démissionner à la première occasion. C'est que, dès qu'il s'agissait de s'attacher à une étude sérieuse, de discuter un texte de loi, d'examiner un projet de finance, il n'y avait plus chez ce pamphlétaire que stérilité, incapacité noire, néant. On peut avoir de l'esprit et manquer d'intelligence. L'exemple de Rochefort illustre cette vérité, trop souvent méconnue dans notre pays.

On ne nous passe plus rien, disait avec découragement l'Impératrice. C'était vrai. Aux avances des souverains répondaient maintenant l'outrage personnel et l'avanie préméditée. Le 10 août 1868, le Prince Impérial présidait la distribution des prix au concours général. A l'appel de son nom, le fils du général Cavaignac refusa de monter sur l'estrade pour recevoir un prix des mains de l'enfant impérial. Un murmure d'approbation souligna le geste du jeune Cavaignac. En rentrant aux Tuileries, le petit prince pleura. On prêta à l'Empereur ce mot : Il est bon que mon fils s'habitue de bonne heure à l'opposition. Mais en apprenant l'incident, l'Impératrice, qui était à Fontainebleau, eut une crise de sanglots en murmurant : Mon pauvre petit, mon pauvre petit !...

 

Le résultat des élections de 1869 pour le renouvellement du Corps législatif, fit apparaître que, depuis une dizaine d'années, l'opposition suivait une ascension régulière.

Après les élections de 1857, elle comptait cinq membres. En 1863, une vingtaine. L'illustration de certains élus, Thiers, Berryer, Jules Favre, Jules Simon, donnait à ce petit groupe une influence supérieure à sa valeur numérique. En 1869, le chiffre des opposants fut d'une trentaine dont les plus marquants, outre ceux déjà cités, étaient Crémieux, Gambetta, Grévy, Ernest Picard, Rochefort. Dans le parti républicain, on disait, en forçant un peu les statistiques, que le nombre des voix acquises était, en 1857, de 574.000, en 1863, de 1.9oo.00o et, en 1869, de 3.000.000. Un examen impartial eût réduit sensiblement ces dénombrements, mais il était indéniable que l'opposition fût en progression constante.

La caractéristique de ces élections de 1869 fut l'exagération, la violence, et aussi la préférence, du moins dans les grands centres, pour les programmes pimentés et les opinions extrêmes. Symptôme nouveau, certains candidats étaient nettement anti-dynastiques. Le mandat impératif, accepté par Gambetta et auquel il avait même juré obéissance, promettait la réalisation complète de la formule Liberté, Égalité, Fraternité.

Il était impossible de dire plus clairement qu'on voulait la République, et pour accentuer la manifestation, partout où ce fut possible, on suscita contre les républicains modérés ou suspects de l'être des candidatures révolutionnaires. Carnot échoua contre Gambetta, Jules Favre fut mis en échec par Rochefort, Garnier Pagès par Raspail. Dans le camp bonapartiste, il y eut fureur de polémique entre autoritaires et libéraux.

Dans cette bataille enragée, les délicats et les sages étaient perdus, fourvoyés, ahuris sous la tourmente et le tapage. Quand on pense que la France en est partout là, comment être tenté de mettre la main aux affaires, écrivait Prévost-Paradol, après les premiers ennuis d'une campagne électorale à Nantes. Il en était tenté, cependant, espérait que son nom, ses succès académiques, l'élégance de son talent emporteraient les suffrages. Il obtint 2.000 voix sur 30.000.

Renan avait eu également l'idée singulière de faire campagne dans l'arrondissement de Meaux. Sa finesse, son scepticisme, sa répugnance instinctive pour la violence et la médiocrité, semblaient devoir le mettre à l'abri de pareilles aventures. Les plus sages ont ces heures de tentation vulgaire qui sont la rançon de leur sagesse. Dans ses professions de foi, qui, tout en constituant des documents curieux, n'ajoutent rien à sa renommée littéraire, il s'était efforcé de n'effaroucher personne, de concilier tout le monde, et terminait par cette pensée dont l'originalité n'est pas éclatante, que depuis longtemps le bon sens a dit que la vérité est entre les extrêmes. Ce langage déconcerta. Sur dix électeurs, il n'était pas certain qu'un seul eût lu une page de Renan, mais son nom synonyme d'anticléricalisme semblait promettre quelque scandale. On fut déçu d'entendre cet homme souriant et doux, à l'allure ecclésiastique, se défendant contre le soupçon de vouloir qu'on persécutât les curés, qu'on fermât des églises, et laissant entendre qu'avec quelques retouches et concessions, l'Empereur pourrait très bien devenir le bon tyran qui, pour lui, résumait l'idéal du gouvernement. A distance, certains détails prennent une ironie supérieure. Renan fut traité de réactionnaire, de calotin[2] et ne réunit que 8.000 suffrages sur 28.000. Revenu à la sérénité du cabinet de travail, il retrouva la clairvoyance malicieuse qui l'avait un peu abandonné dans le commerce des courtiers d'élection, et la bassesse des réunions de cabaret. J'aurais réussi sans Monsieur Rocher et mon honnêteté.

A Marseille, le candidat officiel opposé à Gambetta était Ferdinand de Lesseps, qui venait d'achever l'œuvre magnifique du canal de Suez. Mais de Lesseps avait contre lui d'être le cousin de l'Impératrice. Gambetta le distança d'une écrasante majorité. A des élections complémentaires, Rochefort fut élu. Il. n'avait pas de programme. Dans les réunions publiques, il prononçait péniblement quelques phrases, car il n'avait aucune facilité de parole, et de son propre aveu se sentait étranglé d'émotion devant un auditoire un peu nombreux. Mais son élection était un outrage Our la famille impériale ; cela suffisait.

 

Tout compte fait, ces élections de 1869, sans mettre encore en péril le régime, étaient l'indice de son affaiblissement. Parmi les donneurs de conseils ayant accès auprès de l'Empereur, autoritaires et libéraux apportaient des avis contradictoires. Pour les uns, l'Empire était affaibli, parce qu'il s'était éloigné de son principe par le développement des institutions parlementaires. Pour les autres, ce principe était périmé et l'Empire se consoliderait en entrant dans la voie des concessions libérales et en accordant volontairement ce qui ne pouvait plus être refusé.

L'Empereur avait soixante-et-un ans. Bien que dans le public on le crût assez bien portant, sa santé était gravement compromise. Ayant passé l'âge des hardiesses, il ne se souciait pas de rejouer sa destinée en entrant en lutte avec l'opinion. En outre, il savait que les gouvernements autoritaires ne se peuvent maintenir sans le contrepoids du succès et que les peuples ne les supportent que lorsqu'ils les voient sûrs d'eux-mêmes, fermes dans leurs conceptions, et heureux dans leurs entreprises. Ce n'était plus le cas pour l'Empire après Sadowa et le Mexique. Napoléon III, fatigué physiquement et moralement, était disposé à renoncer à une partie de son pouvoir personnel et à terminer son règne par l'octroi du régime constitutionnel. Mais avant de divulguer les concessions dont il admettait le principe, il voulait prendre son temps, et choisir son heure.

Sa première pensée fut de ne convoquer le Corps législatif que le plus tard possible, et comme la constitution lui en donnait le droit, six mois après la dissolution de l'ancienne Chambre. L'impatience des nouveaux élus ne le lui permit pas. Un certain nombre d'élections étaient contestées, et les intéressés insistèrent pour qu'elles fussent examinées dans un débat rapide et décisif. On convint donc d'ouvrir une session très courte consacrée à la vérification des pouvoirs.

Mais il était à prévoir, et il advint en effet, que, dès la première réunion, les députés sentiraient leur force et voudraient la manifester. A peine convoqués (juillet 1869) ils rédigèrent une demande d'interpellation sur la nécessité de donner satisfaction au pays, en l'associant d'une manière plus efficace à la direction des affaires.

Quoique d'ordinaire, il s'appliquât à dissimuler ses sentiments intimes, l'Empereur laissa voir quelque mécontentement de la hâte qu'on mettait à lui arracher des concessions. Le 8 juillet, au cours d'une réception qui réunissait à Saint-Cloud plusieurs députés, il dit à l'un d'eux, d'un ton d'enjouement, qui, sous un sourire, cachait un reproche : Vous voulez donc couper au vieux lion ses griffes, ses dents, et ne lui laisser que sa belle crinière ?...

Mais désirant au moins conserver l'apparence de l'initiative, le 11, il fit lire au Corps Législatif un message mentionnant qu'il avait montré plusieurs fois combien il était disposé, dans l'intérêt public, à abandonner certaines prérogatives. Il promettait de soumettre au Sénat plusieurs réformes importantes, notamment l'établissement d'une solidarité plus efficace entre la Chambre et le Gouvernement, le vote du budget par chapitres, l'extension du droit d'interpellation, la présence de tous les ministres aux Chambres, etc.

En résumé, au début de l'année 1870, l'Empire autoritaire de 1852 a disparu, et de concession en concession, le souverain a renoncé à presque tous les attributs du pouvoir personnel. Cette évolution a commencé vers 1860, hésitante d'abord, s'arrêtant parfois au point de faire croire à un retour en arrière, puis reprenant sa marche lente, en liaison avec les remous de l'opinion publique, les déceptions de la politique extérieure, le déclin de la santé de Napoléon III.

A l'avènement du ministère libéral présidé par Émile Ollivier (janvier 1870) le rythme de l'évolution s'est précipité et en quelques mois les changements ont été considérables. C'est devant la Chambre des Députés et non plus devant le souverain que le Ministère est responsable. L'Impératrice n'assiste plus aux Conseils ; son influence s'est considérablement amoindrie, et même avec un peu de dépit et d'exagération, elle répond aux solliciteurs que sa recommandation leur sera plus nuisible qu'utile. Certaines réunions, dites Conseils de Cabinet, sont tenues hors de la présence de l'Empereur. Même pour les Conseils qu'il préside deux ou trois fois la semaine, ce n'est plus lui qui, comme par le passé, arrête l'ordre du jour des délibérations ; ce sont les ministres. Jusqu'en 1869, l'Empereur demandait à chacun des membres du Cabinet son avis, et prenait la décision finale sans être lié par les avis exprimés. En 1870, les délibérations, tout au moins les plus importantes, sont suivies d'un vote dans lequel l'Empereur ne dispose que d'une voix, et comme, le plus souvent, il vote le dernier, la majorité est déjà fixée lorsqu'il fait connaître son opinion. Enfin, le souverain avait pris l'habitude de correspondre directement avec certains ambassadeurs. Il y renonça à la demande des ministres de 1870.

Ainsi, l'œuvre de 1852, dont le but avoué était la réduction au minimum du régime parlementaire, et le rétablissement du pouvoir personnel, principe fondamental du bonapartisme, était abandonnée. Cependant, comme le décor qui entourait la souveraineté était toujours le même, comme les cérémonies officielles, cortèges, costumes, parades militaires avaient toujours le même éclat, le gros public ne s'apercevait pas trop des modifications du régime, et l'Empire lui semblait encore solide.

A Paris, aux derniers mois du règne, il y eut, à plusieurs reprises, des tentatives d'émeute, notamment le jour des obsèques du journaliste Victor Noir, dont le meurtrier était le prince Pierre Bonaparte. La princesse de Metternich, femme de l'ambassadeur d'Autriche, a écrit dans ses mémoires : Après la proclamation du plébiscite, et en quittant le Louvre, lorsque notre coupé gagna la rue de Rivoli, une foule houleuse, mauvaise, haineuse même, s'y trouvait amassée, et nous fûmes couverts de mille lazzis, et même insultés grossièrement. Je me souviens d'avoir dit à mon mari : — L'Empire a vécu. Augustin Filon, précepteur du Prince impérial, parle également d'une soirée aux Tuileries, pendant laquelle, dés que l'orchestre se taisait, on entendait les clameurs de la foule chargée par la police dans les rues proches du Palais.

Longtemps après la chute de l'Empire, l'Impératrice Eugénie disait en parlant de l'Empereur : Il ne se croyait plus capable de supporter le fardeau si lourd du pouvoir suprême... Il avait pris, et n'avait confié qu'à moi seule la résolution d'abdiquer, vers l'année 1874, lorsque le prince impérial serait en âge de monter sur le trône. Il avait même choisi le cadre de notre retraite. Nous vivrions à Pau l'hiver, à Biarritz l'été...

A la conception de tous les projets auxquels s'arrête et se complaît l'imagination humaine, il manque la connaissance de l'avenir ; et pour Napoléon III, cet avenir c'était dans quelques mois la guerre, la défaite, la captivité, l'exil.

 

 

 



[1] Maurice PALÉOLOGUE, Entretiens avec l'Impératrice Eugénie.

[2] Nous ne donnons pas ici un détail de fantaisie, mais nous faisons allusion, en nous reportant à des souvenirs de famille, à un dialogue entendu au cours de la période électorale. Qu'est-ce qu'il a fait ce Renan ? Il a écrit une Vie de Jésus. Alors, c'est encore un calotin : il n'en faut plus.