MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

XI. — LA SUCCESSION APOSTOLIQUE.

 

 

Environ un an après les événements rapportés dans le chapitre précédent, trois hommes étaient réunis, un soir du mois de juin, dans une salle de la Maison d'Or, voisine de l'immense vestibule destiné à ceux qui attendaient une audience de César. La pièce, ornée avec un luxe inouï, comme tous les appartements du palais impérial, ne contenait qu'une table artistement ouvragée et quelques sièges adossés aux murs richement tapissés. Le pavé était en mosaïque formée de marbres précieux. Les trois personnages qui occupaient la salle, assis dans le fond, paraissaient absorbés dans un entretien des plus sérieux et des plus importants. Les deux plus âgés, dont l'attitude indiquait la supériorité de situation, laissaient apparaître sur leurs visages farouches l'exaspération, la violenté des passions qui agitaient leurs âmes ; de leurs yeux noirs jaillissaient des éclairs. Les années, qui avaient blanchi leurs têtes, ne semblaient point avoir donné à ces hommes le calme, la sérénité qu'on prête ordinairement aux vieillards. Le troisième, plus jeune, car il atteignait à peine le milieu de la vie, cachait sous une apparente bonhomie une âme, sinon aussi méchante, du moins aussi vile et dégradée que celles de ses compagnons. Ces trois personnages, qui ont figuré souvent dans ce récit, étaient Tigellinus, Hermès et Veturius. Les deux premiers, depuis deux ans, poursuivaient le même but, la destruction des chrétiens. Un instant, lors des supplices infligés aux fidèles sous prétexte qu'ils étaient les auteurs de l'incendie de Rome, les deux scélérats avaient cru toucher à la réalisation de leurs désirs ; mais nous savons comment César fut obligé de suspendre le cours de ses atroces vengeances. Quant à Veturius, il n'avait en vue que de gagner de l'argent ; tous les moyens lui étaient bons : conscience, honneur, affections de famille, il faisait peu de cas de tout cela. Le tintement de l'or, la perspective d'un bon repas suffisaient pour le faire marcher sans crainte comme sans remords dans la boue sanglante du crime. Ces trois hommes n'étaient pas là réunis fortuitement ; ils étaient venus faire leur cour au prince ; puis fis avaient pris ce rendez-vous pour jeter ensemble un regard sur le passé, y puiser des leçons et dresser de nouveaux plans.

A quoi nous ont servi l'incendie de Rome, les risques que nous avons courus alors, les supplices infligés ensuite, puisque cette secte indomptable pullule de nouveau ? disait Hermès avec amertume. Avons-nous donc trempé inutilement nos mains dans le crime ? Est-ce en vain que nous avons disposé de la puissance de César et de la haine publique ?

Nous avons affaire, répondit Tigellinus, à des hommes remplis d'audace.

Nous aussi, répliqua l'affranchi, nous savons oser ; nous avons de plus qu'eux la faveur, les sympathies du prince.

Ces hommes sont forts, Hermès, plus forts que tu ne l'imagines. Tu le vois, ils ont repris leurs prédications publiques ; ils nous défient.

Mal leur en prendra, je l'espère, de nous braver. Le jour peut n'être pas loin où nous serons en mesure de les anéantir.

Ils ne nous redoutent pas, malheureusement.

Quand ils nous verront une seconde fois le glaive et les supplices en main, ils trembleront.

Je crains que tu ne sois dans l'erreur.

Croyez-vous donc que les tortures n'ébranleront pas leur constance ?

Quelques-uns faibliront peut-être, comme il est arrivé l'année dernière ; mais leurs chefs se riront de nos efforts.

Sont-ils donc invulnérables ?

Non, assurément ; mais ils méprisent la vie : la mort n'a rien qui leur paraisse redoutable, même quand elle est accompagnée des plus horribles souffrances. Je les ai étudiés, vois-tu, et leur attitude au milieu des supplices m'a effrayé.

Hermès demeura un instant pensif, puis il dit : Si du moins ils se contentaient de garder dans leur cœur leur foi maudite ! mais ils regardent comme un devoir le soin de la propager. Ils nous ont enlevé Servilius Tuscus, malgré les artifices que nous avons employés pour le retenir.

Qui eût jamais cru, soupira Tigellinus, que cet homme de plaisir, ce favori de Néron, ce joyeux compagnon de nos fêtes, se fût laissé séduire de la sorte ? Maintenant, que devient-il ? Je ne le vois plus : on dirait qu'il s'est exilé de la vie, ou de Rome tout au moins.

Cependant il habite toujours sa maison de ville ; mais il sort rarement. Quand il parait en public, c'est avec le maintien et la gravité d'un philosophe.

Il a paru encore, m'a-t-on dit, deux ou trois fois au palais ; mais il s'est contenté d'offrir avec la foule des courtisans ses hommages au prince, et il n'est plus venu à ses festins.

Que dit Néron de ce changement ?

Il est furieux ; il a juré que s'il connaissait le séducteur de Servilius, il lui ferait payer cher son audace. César ne peut pardonner aux chrétiens de se glisser jusque parmi ses esclaves et ses familiers. A cette seule pensée il entre dans des accès de rage.

Hermès sourit.

Est-il donc impossible, demanda-t-il, de découvrir le coupable ?

Je ne puis le dire. Quant à moi, je ne sais qui accuser.

Eh bien ! moi, je pourrais nommer deux hommes au lieu d'un. L'un et l'autre ont pris une large part dans la séduction de Servilius.

De qui veux-tu parler ?

Demandez plutôt à Veturius ; il en sait long sur ce point.

Parle, Veturius, interrogea Tigellinus : connais-tu ceux qui nous ont enlevé Servilius ?

Je les connais, répondit le parasite avec empressement.

Nomme-les sur-le-champ.

Servilius Tuscus a été enrôlé par Marcus Plautius et par Paul. Le premier lui a enseigné la foi chrétienne, le second l'a initié à ses mystères.

Où as-tu appris ces détails ?

Je les tiens d'un esclave de Servilius, qui lui-même avait entendu raconter les faits à un affranchi, témoin oculaire.

Nous avons échoué, voilà qui est évident pour le passé, constata Tigellinus. Comment faire pour atteindre notre but et ruiner les chrétiens ?

Hermès allait répondre, quand un homme de haute taille entra dans l'appartement. Tigellinus, Hermès, Veturius, se levèrent aussitôt en sa présence, et s'inclinèrent respectueusement. Le nouveau venu, âgé de cinquante ans environ, était d'une stature et d'une démarche singulièrement imposantes. Il portait la robe et le manteau des philosophes ; une longue barbe, légèrement grisonnante, lui descendait sur la poitrine ; sa chevelure épaisse, parsemée de fils d'argent, lui flottait avec grâce sur les épaules. Mais une expression inquiète, étrange, effrayante, caractérisait sa longue figure ; un feu sombre brûlait au fond de ses yeux noirs. L'ensemble de ce personnage, son air, ses manières, inspiraient une secrète terreur. On eût dit un de ces êtres mystérieux créés par l'imagination du vulgaire, et dont la mission, croit-il, est de venir d'outre-tombe épouvanter les vivants. C'était Simon le Magicien. Établi d'abord à Samarie, il y séduisait le peuple par ses prestiges, et il se donnait pour la Vertu le Dieu. Philippe, étant venu dans la ville, y prêcha Jésus-Christ et y accomplit d'éclatants miracles. Simon, subjugué par la force des paroles et des actes de l'apôtre, crut à l'Évangile et fut baptisé avec un grand nombre de ses adeptes. Les apôtres, qui étaient à Jérusalem, ayant appris que Samarie avait reçu la parole de Dieu, s'empressèrent d'envoyer Simon Pierre et Jean, qui imposèrent les mains aux nouveaux convertis, et firent descendre sur eux l'Esprit-Saint. Simon le Magicien, voyant que l'Esprit-Saint reposait sur la tête de ceux à qui les apôtres imposaient les mains, leur offrit de l'argent en leur disant : Donnez-moi aussi le pouvoir de conférer l'Esprit-Saint.

Mais Pierre, le regardant avec sévérité, lui répondit aussitôt : Que ton argent périsse avec toi ; car tu as estimé le don de Dieu à prix d'or. Ton cœur n'est pas droit devant le Seigneur ; fais pénitence, afin que la grande faute que tu as commise te soit pardonnée.

Depuis lors Simon avait déserté l'Église, qui l'avait un instant abrité, et s'était plus que jamais livré à ses opérations magiques. Venu à Rome dans ces derniers temps', il avait obtenu de grands succès à la cour de Néron, avide lui-même de connaître ces secrets impies. Les heureux de la ville, les opulents patriciens, qui ne croyaient ni à la vertu ni à la vie future, s'éprirent pour Simon d'une admiration sans bornes. Ils lui rendirent des honneurs divins, et César le logea dans son palais, où il l'entoura d'un appareil extraordinaire. C'est qu'en effet Simon était de première force dans les sciences occultes, que Néron cultivait avec passion ; il donna des preuves multipliées de ses connaissances dans la théurgie et même dans la nécromancie ; il possédait pleinement les mystères des Chaldéens et des autres astrologues de l'Orient. Satan s'était comme incarné dans cet homme pour mieux tromper le monde, et neutraliser les miracles que les apôtres semaient sous leurs pas.

Tigellinus ne put réprimer un mouvement de joie à la vue du grand magicien.

Divin génie, lui dit-il, vous apparaissez à propos au milieu de nous.

Que désirez-vous de moi ? demanda Simon d'une voix grave.

Nous nous entretenions de ces docteurs étrangers que vous connaissez, qui troublent depuis si longtemps la ville et le monde.

Ont-ils donc accompli de nouvelles œuvres ?

Paul, l'un d'eux, a séduit Servilius Tuscus, ami intime de César. Pierre, le chef suprême de la secte, ne cesse de prêcher et d'attirer à lui des hommes de toutes les classes.

Je sais que ces étrangers sont remplis d'audace. Vous ne m'apprenez rien en me racontant qu'ils prêchent hautement leurs doctrines.

Nous nous demandions comment nous pourrions arrêter enfin le cours de leurs succès, et couper le mal dans sa racine.

Je connais Pierre, reprit Simon, je connais Paul ; ils sont puissants, il est vrai ; mais je ne tarderai pas à les confondre, à les forcer même à reconnaître que je jouis d'une science bien plus haute que la leur, et que mon pouvoir est aussi supérieur à celui dont ils se prévalent que le ciel l'est à la terre. Je ne leur infligerai pas d'autre châtiment : il suffira.

Tigellinus et Hermès, ne comprenant pas parfaitement, voulurent insister ; mais le magicien leur fit signe de ne point l'interrompre.

Je suis venu à Rome, poursuivit-il, pour les combattre comme des ennemis personnels. Je n'emploierai que les armes de la science divine que je possède ; je démontrerai l'infériorité des prodiges dont ils éblouissent les yeux du peuple, car j'en ferai de bien plus grands. Bientôt, je vous l'annonce, vous assisterez à leur humiliation publique.

Cela dit, Simon se retira. Alors les trois personnages qui l'avaient écouté se regardèrent en silence, puis ils convinrent qu'il fallait attendre l'effet des paroles du magicien.

Le soir même, Tigellinus apprit de Néron, plus que jamais adonné à la magie et épris de cette science redoutable, que Simon se préparait à convoquer le peuple au Grand Cirque, pour y prouver publiquement sa puissance surhumaine.

Que fera-t-il ? interrogea le préfet ; quel prodige a-t-il promis d'accomplir ?

Un prodige du premier ordre, et que nul ne pourra contester, parce que les yeux de tous pourront aisément le contrôler. Il affirme, cet homme si grand et si savant que je l'appellerais volontiers un dieu, il affirme qu'il montera au ciel en présence du peuple.

Tigellinus, étonné, cherchait à lire dans le regard du prince s'il parlait sérieusement. Néron, comprenant le doute du préfet du prétoire :

Voilà, affirma-t-il de nouveau, ce que m'a promis Simon, aujourd'hui même. Mais il y met une condition.

Laquelle ? demanda Tigellinus d'un air de défiance.

Oh ! ne crois pas, Tigellinus, qu'elle soit difficile à remplir. Le grand magicien réclame seulement la 'présence au cirque du chef suprême des chrétiens. Il y sera ; je l'y ferai conduire de force, s'il le faut.

Pensez-vous, César, que cet homme, si puissant qu'il soit, puisse tenir tout ce qu'il promet ?

Oui, certes, je le crois. Ne l'ai je pas vu marcher sur les eaux plus d'une fois, et traverser les flammes à pas lents ? Tigellinus, continua Néron, c'en est fait de la superstition étrangère ; si le grand magicien accomplit, comme je n'en doute pas, le prodige annoncé, ni les paroles ni les actes des docteurs chrétiens ne trouveront désormais de crédit.

Le préfet du prétoire convint que le résultat, en cas de succès de Simon, serait immanquable.

Quelle est l'époque fixée pour ce grand évènement ? demanda-t-il.

Dans trois jours, je vous convierai au cirque, où j'assisterai moi-même au merveilleux spectacle qui doit confondre les chrétiens.

Je fais des vœux, César, pour que votre attente soit complètement remplie.

Au jour fixé, dès l'aurore, la foule bruissait dans les rues de Rome, et se précipitait vers le Grand Cirque. Bien avant l'heure indiquée pour le spectacle qui devait avoir lieu, les immenses gradins de marbre disparaissaient sous des centaines de milliers de spectateurs. La foule, avide d'émotions, n'en avait point encore eu du genre de celles qu'elle attendait. On lui avait dit qu'un homme puissant par la science, et qui se proclamait d'une nature surhumaine, allait parcourir le domaine des airs et s'élancer vers les cieux ; et elle était accourue pour contempler cette glorification du génie. Elle savait en outre que le prodige promis se rattachait à un duel solennel entre deux doctrines, à savoir : celle du sacerdoce païen, et celle que prêchaient les apôtres du Christ. La victoire serait adjugée à l'homme qui ferait intervenir, pour affirmer la vérité de sa parole, de son enseignement, des faits jusqu'ici impossibles à un simple mortel. Néron arriva de bonne heure, escorté de Tigellinus, d'Othon, d'Hermès et de beaucoup d'autres courtisans. Il prit place avec les honneurs accoutumés au podium impérial. Simon Pierre, amené de force, était là, dans une salle dépendante du cirque, qui attendait. César ordonna de l'introduire dans l'arène.

Je veux, dit-il à Tigellinus, qu'il soit témoin de la gloire de son ennemi, de ce Simon qu'il a, jadis condamné dans Samarie, exclu des assemblées chrétiennes, et qu'il décrie encore aujourd'hui.

Le prince des apôtres parut avec sa dignité habituelle. Le saint vieillard s'avança vers l'extrémité du cirque qui faisait face à la loge impériale. Il parcourut l'arène avec une telle majesté, que le peuple, prêt à l'insulter un moment auparavant, garda un respectueux silence. Néron, qui le voyait pour la première fois, éprouva une impression de crainte indéfinissable ; il sentait dans cet homme une puissance surhumaine, une vertu imminente qui condamnait ses vices et toutes les abominations de sa vie. Pierre demeura debout, les bras croisés sous sa robe, dans une attitude recueillie, qui cependant attestait le calme de son âme et la confiance indomptable de l'apôtre dans l'issue du défi porté par César et par l'enfer.

Simon parut à son tour, dans tout l'éclat de la faveur dont le prince l'environnait. Il était superbement vêtu ; une couronne d'or ceignait son large front, et retenait élégamment ses longs cheveux. Un manteau de pourpre flottait sur ses épaules, et couvrait à demi sa robe blanche. Sur le visage de cet homme resplendissait une sombre beauté, le signe de l'archange déchu dont il s'était fait le représentant. Simon s'approcha du balcon impérial et salua César, qui lui répondit par un geste gracieux et amical. Une estrade magnifiquement parée, destinée au grand magicien, s'élevait au milieu du cirque, à égale distance de la loge de Néron et du lieu où se tenait l'apôtre. Simon, se dirigeant vers ce siège d'honneur, en monta fièrement les degrés. De là il parcourut les rangs des spectateurs de son regard profond et effrayant ; alors sous l'influence satanique de cet œil, d'où s'échappaient comme des effluves infernales, le peuple tressaillit sur ses immenses gradins, une acclamation puissante ébranla le cirque et les airs ; car le velarium de pourpre, interceptant d'ordinaire les feux du soleil et la vue du ciel, n'avait point été tendu ce jour-là, afin que l'hiérophante pût s'élever librement à travers les espaces. César et la multitude saluèrent le magicien comme Une

A cette explosion sympathique, Simon jeta sur Pierre, humblement enveloppé dans son manteau, et impassible devant les cris du peuple, un regard vainqueur et s'assit sur le trône placé à l'estrade.

Le signal étant parti du pulvinar impérial, le magicien se leva.

Pierre, cependant, priait mentalement. Il demandait au Christ de ne pas permettre le triomphe de son ennemi ; il le suppliait de confondre encore une fois les puissances infernales, aux lieux mêmes où elles avaient établi leur forteresse, le siège de leur empire.

Bientôt Simon s'éleva lentement de son estrade, et commença à planer dans les airs au-dessus du cirque. Le peuple faisait entendre des cris délirants, et donnait sacrilègement à l'hiérophante les noms divins. Le ciel était profondément calme ; pas un souffle ne traversait l'atmosphère ; le soleil versait des flots de lumière dans le cirque. Tout à coup un éclair terrible sillonna les airs et éblouit les spectateurs, qui se turent à l'instant ; Simon poussa un cri de détresse, tournoya sur lui-même, et vint se briser les jambes et les reins sur l'arête en marbre du cirque ; le sang du misérable rejaillit jusque sur la robe impériale. Le Christ avait vaincu. La foule, revenue de sa stupeur, accabla de ses railleries impitoyables le magicien mourant. Néron, humilié, furieux, se retira brusquement, sans s'inquiéter de l'homme que tout à l'heure il révérait comme un dieu, et qui expira peu d'instants après son épouvantable chute. Il jura de venger sur les chrétiens la honte qu'il venait de subir en face du peuple. D'ailleurs les fidèles attribuaient avec raison la défaite de Simon aux prières du pontife suprême, vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Néron, quand il l'apprit, se livra à des transports de rage, que redoubla encore la découverte de convenions nombreuses opérées, jusque dans son palais, parmi ses plus intimes affranchis et ses compagnons de débauche. Le châtiment éclatant du magicien détermina beaucoup d'autres âmes qui hésitaient à embrasser la foi. De plus, César n'avait pas oublié le changement de Servilius Tuscus.

Le lendemain du terrible drame que nous venons de raconter, un chrétien du palais accourut à l'habitation des apôtres ; il leur annonça que les fureurs de Néron ne connaissaient plus de bornes, et qu'il se préparait à noyer le christianisme dans le sang. Il ajouta que l'ordre d'arrêter le souverain pontife ne pouvait tarder longtemps, et il le supplia de sortir de Rome, au moins temporairement.

Pierre s'y refusa. Ce n'est pas au pasteur, dit-il, à abandonner son troupeau. A l'exemple du Maître divin, il doit donner, s'il le faut, sa vie pour ses brebis.

Les fidèles qui étaient présents insistèrent avec larmes, le conjurant de se conserver pour l'Église, encore une fois menacée d'une effroyable tempête. Paul joignit ses prières à celles des chrétiens. A la fin, le bon pasteur se résigna. Il sortit de Rome, après de touchants adieux, et en versant des larmes : tant il aimait ce troupeau qu'il avait enfanté à la foi dans de si rudes travaux, et au prix de sa vie ! A peine avait-il franchi la porte d'Ortie, qu'il vit venir à lui un personnage d'une majesté sublime, le visage rayonnant d'une beauté divine. L'apôtre reconnut Jésus à sa démarche, à la première inspection de ses traits adorés. Il s'arrêta hors de lui, et s'écria le cœur brûlant d'amour : Seigneur, où allez-vous ?

Simon Pierre, répondit le Sauveur avec une douceur ineffable qui remua toutes les fibres du cœur de l'apôtre, je vais à Rome pour y être crucifié de nouveau.

En même temps le Maître divin reposa sur son disciple un regard ineffable, chargé de toutes les félicités du ciel.

Je comprends, Seigneur, répondit le pontife en se prosternant : l'heure est venue où un autre doit me ceindre de chaînes. Votre serviteur est prêt.

Jésus disparut, et Pierre se hâta de rentrer dans Rome pour y accomplir son suprême sacrifice. Surpris et affligés de le revoir au milieu du danger, les fidèles lui demandèrent respectueusement la cause de son brusque retour.

J'ai reçu l'ordre d'en haut, dit-il, de revenir à mon poste pour y sceller la vérité de mon sang.

En effet, peu de jours après, Pierre et Paul, arrêtés par l'ordre de Néron, furent jetés dans la prison Mamertine, creusée sous la roche Tarpéienne. Les apôtres ne demeurèrent pas oisifs dans cette prison, où ils passèrent quelques mois ; ils prêchèrent à leurs gardes la foi chrétienne ; ils en convertirent deux, nommés Processus et Martinianus. Les deux soldats, suffisamment instruits, demandèrent le baptême ; les apôtres accédèrent à leurs désirs, et, pour les affermir dans la profession de la doctrine sainte de Jésus-Christ, ils firent jaillir, du rocher même de leur cachot, une source merveilleuse qui coule encore ; elle fournit l'eau sacrée à l'initiation des catéchumènes. Remplis de joie et de courage, les deux soldats proposèrent aux deux pontifes du Christ de quitter la prison.

Vous êtes investis, leur dirent-ils, de la toute-puissance divine ; ce n'est pas à nous de vous retenir.

Notre heure est proche, répondirent les saints apôtres : nous ne devons pas briser nos fers.

Paulinus, le tribun qui commandait la garde de la prison Mamertine, ayant appris que les deux soldats étaient devenus chrétiens, les remplaça sur-le-champ ; puis, les appelant devant lui, il s'efforça de les déterminer à renier le Christ. Ses tentatives furent inutiles : les nouveaux fidèles persévérèrent noblement. Alors Paulinus, furieux, ordonna qu'on leur brisât les dents à coups de pierre. Voyant qu'ils n'étaient aucunement ébranlés, il les fit traîner au Capitole, devant la statue de Jupiter ; ils refusèrent de rendre hommage à l'idole. Le tribun, exaspéré, commanda de les torturer sur le chevalet, de les brûler avec des lames ardentes, et de les battre de verges. Au fort de ces supplices affreux, un seul cri jaillit de leurs lèvres desséchées par la souffrance : Que le nom du Seigneur soit béni, disaient-ils.

Jetés de nouveau en prison, ils en sortirent bientôt pour consommer leur martyre par la hache. Néron, apprenant que les apôtres, du sein même de leur captivité, faisaient de nombreuses conversions, et semblaient redoubler d'ardeur pour couronner dignement leur glorieuse carrière, résolut d'en finir avec eux. Il prononça donc leur sentence de mort, ordonnant que Paul, citoyen romain, périrait par le glaive, et Pierre sur la croix.

A cette nouvelle, grande fut la désolation des fidèles ; ils accourent en foule à la prison rendre au pontife suprême et à l'Apôtre des nations un triste et dernier hommage. La nuit qui précéda le martyre, ce jour natal de ceux qui versent leur sang pour Jésus-Christ, une réunion solennelle eut lieu dans la prison. Là, dans ces lieux de lugubre souvenir, où jadis, quand le triomphateur entrait au Capitule, périssaient les rois, les chefs des nations vaincues, se réglèrent les destinées du monde et de l'Église immortelle. Simon Pierre allait transmettre l'héritage sacré, impérissable, qu'il avait reçu du Christ. Il recommanda aux évêques, aux prêtres ; aux fidèles présents, de le remplacer, aussitôt qu'il ne serait plus, sur le siège infaillible qu'il léguait à Rome.

La plénitude de mes pouvoirs, dit-il, le souverain pontificat appartiendront de plein droit, de par les constitutions divines, à mon successeur.

Linus et Marcus, qui étaient présents, alléguèrent qu'un des apôtres, Jean, le bien-aimé du Christ, celui-là même qui, au jour de la cène suprême, avait bu l'amour à longs traits sur la poitrine sacrée du Maître, survivait. Simon Pierre répondit immédiatement :

Les apôtres ont reçu une mission spéciale, certains pouvoirs exceptionnels qui finissent avec eux ; mais il est nécessaire de donner la forme aux siècles futurs. Le chef de l'Église, pour établir la succession, doit être choisi parmi ceux que nos mains ont consacrés. A celui-là la primauté : le Christ l'a ainsi réglé.

Les paroles du pontife suprême furent accueillies respectueusement, et tous promirent de s'y soumettre. Du reste, elles étaient conformes à ce que maintes fois Pierre lui-même, Paul et les autres apôtres avaient enseigné à ce sujet.

Le reste de la nuit s'écoula en prières et en pieux entretiens. Les apôtres, arrivés au terme de leur illustre carrière, au seuil de l'immortalité, à la veille de revoir le Seigneur et de s'asseoir triomphants sur leurs trônes célestes, paraissaient animés d'un feu tout divin. La trace des travaux innombrables qui avaient marqué leur noble vie s'échappait sous la joie qui rayonnait sur leur visage. Quand le jour parut, ils firent leurs adieux à leurs disciples, aux fidèles, qui tous versaient des larmes. Marcus et Servilius, qui pendant la captivité des apôtres les avaient souvent visités, ne pouvaient s'arracher d'auprès d'eux, ils couvraient de baisers et de pleurs ces mains enchaînées pour Jésus- Christ ; ils demandaient à ces hommes divins d'obtenir qu'ils leur fussent promptement réunis.

Enfin la douloureuse séparation s'accomplit. Les portes de la prison s'ouvrirent ; Pierre et Paul ne devaient pas marcher par la même route à la mort.

Frère, dit Pierre à son glorieux compagnon, au revoir, bientôt, dans la gloire éternelle, au pied du trône de miséricorde ; au revoir, dans un instant, sous le baiser du Maître divin.

Ils s'embrassèrent avec effusion et un saint attendrissement ; puis le prince des apôtres se dirigea vers le Vatican, là où allait être creusé son tombeau : il voulut mourir la tête en bas sur sa croix. Ses restes très-saints furent ensevelis auprès du lieu qu'il avait arrosé de son sang. Avec la dépouille de Simon Pierre, les mains pieuses des fidèles enfouirent, dans une terre désormais consacrée, la roche immuable destinée à former l'axe du monde, de l'Église impérissable. Sur cette tombe auguste, qui a vu crouler la puissance et les palais de César, ainsi que les autels du démon, s'élève maintenant le temple le plus splendide de l'univers : Saint-Pierre de Rome. La statue colossale du supplicié de Néron y reçoit, après dix-huit siècles, les hommages de la terre.

Paul, conduit sur le chemin d'Ostie, près des eaux Salviennes, y accomplit son sacrifice, y obtint cette dissolution de son corps qu'il avait tant désirée, et sa réunion avec Jésus-Christ. Ses restes vénérés reçurent en ces lieux mêmes la sépulture. L'emplacement sacré est recouvert par une basilique.

Le soir de cette journée triste et glorieuse en même temps, après avoir rendu aux apôtres les suprêmes honneurs, les fidèles, Linus, Cletus et Marcus à leur tète, se réunirent à la maison qu'habitait Simon Pierre. Linus, comme le plus ancien du presbytère, présida l'assemblée. Il rappela les instructions dernières du pontife qui venait de mourir, et la nécessité de lui nommer un successeur.

Alors une exclamation unanime, solennelle, imposante, désigna Linus lui-même pour le rang suprême. Malgré ses pleurs et ses résistances, il fut obligé de céder.

Ayant donc pris place sur la chaire des pontifes, tout humide du sang de son premier titulaire, il reçut les hommages des évêques, des prêtres, des fidèles : grand spectacle qui se doit répéter jusqu'à la consommation des siècles. Linus, le front couronné de la tiare, apparut avec la majesté de Simon Pierre ; il recevait à son tour les clefs puissantes qui ouvrent et qui ferment les cieux. Il ordonna que des lettres scellées de l'anneau du pêcheur seraient portées aux différentes Églises, pour leur apprendre comment s'était transmis l'héritage apostolique. Lui aussi, l'auguste vieillard, après onze ans d'un règne laborieux, teindra de son sang sa robe de pontife.

Néron, peu satisfait de la mort des apôtres, résolut de faire sentir enfin à Servilius le poids de sa colère ; mais auparavant il essaya de le séduire, et lui envoya Tigellinus. Le préfet du prétoire, s'étant rendu chez le jeune patricien, aborda sans préambule la question qui l'amenait.

César regrette vivement, commença-t-il, que vous ayez cru devoir briser avec lui si brusquement. Que vous a fait le prince, Servilius, pour que vous le traitiez si mal ?

Je n'ai pas à me plaindre de César, répondit Servilius : loin de là. Je vous prie, Tigellinus, de mettre à ses pieds mes hommages, et de lui exprimer toute ma reconnaissance pour les bienfaits dont il m'a comblé.

Vous feriez mieux, Servilius, de renouer avec lui vos relations anciennes.

C'est impossible.

Quel obstacle y voyez-vous, puisque, vous l'avouez vous-même, Néron ne vous a fait que du bien ?

La vie retirée que je mène, les principes que je professe, me font un devoir de fuir les plaisirs de la cour.

Vous voulez parler du christianisme, que vous avez embrassé ?

Vous l'avez deviné.

Croyez-moi, Servilius, vous courez à votre perte ; du moins vous compromettez votre fortune, vous brisez votre avenir.

J'ai fait toutes ces réflexions avant de me déterminer.

César m'a chargé de vous offrir des richesses considérables, et le consulat pour l'année prochaine, si vous consentez à abandonner vos nouveaux amis.

Je remercie César de sa haute bienveillance ; mais, Tigellinus, je ne saurais accepter ces offres. En me faisant chrétien, j'ai renoncé aux biens de ce monde, aux espérances du siècle, au bonheur de cette terre.

Est-ce là, Servilius, la réponse que je dois porter au prince ?

Je n'en ai pas d'autre à faire.

Vos résistances exciteront sa colère ; or, vous le savez, elle est terrible.

César, répondit le jeune patricien avec un calme admirable, n'a de pouvoir que sur le corps ; l'âme est hors de son atteinte : je lui abandonne mon corps et ma vie.

Prenez garde, malheureux ! vous vous repentirez de votre conduite.

Jamais, répliqua Servilius avec force.

Réfléchissez encore, et permettez-moi de rendre au prince une réponse moins absolue.

Ma résolution est arrêtée, Tigellinus ; il est inutile d'insister davantage.

Tigellinus sortit en proférant des menaces, et retourna à la Maison d'Or pour y rendre compte de sa mission.

Eh bien ! interrogea Néron, as-tu réussi ? Servilius a-t-il recouvré son bon sens ?

Aucune raison, aucune promesse n'ont pu fléchir cet esprit opiniâtre.

Lui as-tu montré les conséquences de son obstination ? Sait-il qu'il s'expose à périr ?

Je ne lui ai rien dissimulé ; il méprise la mort, César, il brave insolemment votre pouvoir.

A ces mots, Néron pâlit de fureur. Qu'il meure donc, s'écria-t-il, puisqu'il le veut.

Et, appelant en même temps un centurion, il lui prescrivit d'aller dénoncer à Servilius la nécessité suprême, c'est-à-dire de lui signifier d'avoir à quitter la vie.

Le centurion trouva le jeune chrétien qui se promenait, calme, souriant, dans le vestibule de sa maison. Quand l'officier eut exposé sa mission, Servilius répondit simplement : Je suis prêt à mourir ; faites votre devoir. Et il tendit la gorge à l'épée du centurion en achevant ces paroles. Mais l'officier recula surpris. C'est à vous de mourir, répliqua-t-il, je n'ai pas mission de vous tuer.

S'il en est ainsi, allez demander de nouveaux ordres à César : un chrétien ne peut disposer de sa vie.

L'officier retourna au palais. Néron lui prescrivit alors d'immoler lui-même la victime. Quand le centurion revint à la maison de Servilius, Marcus Plautius arrivait chez son ami. Ce fut pour le saint prêtre une cruelle douleur d'apprendre qu'il allait perdre celui qu'il chérissait comme un frère. Pourtant il ne put s'empêcher de le féliciter sur son bonheur. Ils s'entretinrent un instant des joies célestes, dans lesquelles Servilius était sur le point d'entrer ; puis les deux jeunes gens s'embrassèrent avec tendresse. Servilius avait le cœur inondé de joie ; Marcus pleurait. Le digne fils de Pomponia Græcina voyait disparaître les uns après les autres ceux qu'Il avait le plus aimés ; la terre était pour lui désormais un exil. Après une courte prière faite les yeux levés vers le ciel, Servilius tendit la gorge au centurion, qui le tua d'un seul coup. L'illustre patricien était allé rejoindre les apôtres.

Marcus Plautius prit soin des funérailles de son ami ; il ensevelit lui-même, dans le tombeau de famille, le martyr qu'il avait engendré à Jésus-Christ par ses leçons et par ses nobles exemples.