MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

II. — LA CURIE HOSTILIA.

 

 

Le lendemain des funérailles de Pedanius Secundus, à l'aube du jour, un mouvement inaccoutumé se produisait dans la région du Forum. Les sénateurs, vêtus du laticlave, insigne traditionnel de leur dignité, affluaient vers ce centre de la vieille Rame, au milieu duquel on voyait un milliaire d'or, point de départ de ces routes merveilleuses qui conduisaient les légions jusqu'aux confies de l'univers. Les pères conscrits traversaient le double portique formé par deux rangs de colonnes d'ordre corinthien qui bordaient la place sur ses quais e faces. La tribune aux harangues s'élevait au fond : mais ils passaient outre, le but de leur course matinale était ailleurs. Derrière les rostres apparaissait un édifice non moins fameux que cette tribune, témoin tant de fois dos orages de la liberté, et où se discutaient les destins du peuple-roi : c'était la curie Hostilia, lieu ordinaire des séances du sénat. De là étaient partis souvent, aux jours de la république, des décrets qui découronnaient les rois et faisaient trembler les nations. Les huit portes de l'édifice, béantes entre neuf colonnes d'ordre dorique, offraient un facile accès aux patriciens appelés à siéger dans son enceinte. Sous la coupole, un autel était dressé à la Victoire, dont la statue déployait là fièrement ses ailes d'or. Ce lieu était vraiment imposant, tant parles souvenirs qu'il remémorait que par son architecture.

Tandis que les sénateurs s'empressaient d'entrer à la curie pour y prendre séance, nous trierons le lecteur rie se transporter dans une opulente demeure du mont Cœlius, celle-là même où nous avons vu pénétrer la veille Marcus Plautius, au retour des funérailles. Il s'y pas ait une scène que nous devons raconter. Aulus Plautius, le noble consulaire qui jadis, sous le règne de Caligula, avait conduit avec succès la guerre contre les Bretons, se préparait à quitter sa maison pour rejoindre ses collègues au sénat. Plautius était dans le tablinum, ou chambre des papiers. D'un âge avancé déjà, l'illustre patricien, dont le temps et les fatigues des camps avaient blanchi la tête, offrait dans ses traits, dans son attitude, cette beauté sculpturale si souvent reproduite dans les monuments et les médailles antiques. Une mâle énergie, tempérée par une expression de grande bienveillance, brillait dans son regard limpide ; il avait soustrait son âme à ces influences funestes qui firent des Romains les plus lâches des esclaves. Il n'était point de ces hommes qui, selon l'expression vigoureuse de Tacite, se précipitaient dans la servitude. Son long séjour dans les provinces, à la tête des armées, avait sans doute détourné de lui la proscription qui frappait si souvent, sous des maîtres infâmes, jusqu'à l'apparence de la vertu, devenue le plus irrémissible de tous les crimes. C'est dire qu'Aulus Plautius avait peu d'amis, surtout à la cour du prince. La gravité de ses mœurs, ses sentiments connus n'étaient pas des titres à la faveur. Le noble consulaire s'en mettait peu en peine. Content de l'affection que lui témoignaient sa famille et ses esclaves même, il n'ambitionnait pas autre chose. Après les agitations de la guerre, le calme du foyer domestique allait bien à son âme. Aux côtés de Plautius se tenait sa femme, Pomponia Græcina, belle encore, malgré ses quarante-huit ans et les nombreuses épreuves qui avaient traversé sa vie. L'illustre matrone était depuis trente ans l'orgueil de son mari, qu'elle égalait en courage, en dignité. Marcus, le fils de Plautius, âgé de vingt-cinq ans environ, apparaissait entre son père et sa mère comme le lien chéri d'une union, d'un amour que n'avait jamais voilé aucun nuage. Entré dans la vie par la porte d'or de la fortune, éleva dans les sévères principes d'une philosophie austère, il paraissait se destiner à la carrière des honneurs. A le voir, dans sa tenue élégante, aristocratique, orné des plus brillantes qualités, on lui prédisait un succès éclatant, on augurait qu'il soutiendrait dignement la gloire de sa race. Mais le jeune patricien souriait doucement à ces pronostics flatteurs de grandeur mondaine. Il nourrissait d'autres idées, comme nous le verrons plus tard. Les vanités du siècle le touchaient peu, ou plutôt il les méprisait profondément. Ses tendances, ses goûts, ses allures formaient entre lui et les jeunes gens de son âge et de sa condition un contraste profond. On sentait qu'il y avait un monde entre les aspirations de l'un et celles des autres.

Les trois personnages qui viennent d'être décrits semblaient, au moment où nous avons introduit le lecteur auprès d'eux, occupés à une conversation très-sérieuse, touchant de graves intérêts.

Sois indulgent, Aulus, disait la matrone d'une voix émue ; songes-y, ceux sur le sort de qui tu vas prononcer sont des hommes comme loi : la seule différence entre eux et nous, c'est que, nés dans la servitude, ils souffrent, ils sont malheureux ; double titre qui les rend plus clignes encore de nos sympathies, car la nature les a faits nos égaux.

Nos pères, Pomponia, n'ont jamais admis ces étranges principes, répondit le sénateur.

Si nos pères ont été trop rigoureux, s'ils se sont trompés, est-ce une raison pour nous de suivre les mêmes errements ?

Non, assurément, mais la loi est formelle ; le divin Auguste lui-même l'a sanctionnée de nouveau.

Que dit-elle donc cette loi terrible ?

Elle prononce la peine do mort contre tous les esclaves du citoyen romain assassiné par l'un d'eux.

C'est une loi de sang.

J'en conviens : mais elle existe.

Cependant, Aulus, j'ose opérer qu'aujourd'hui, avec l'autorité qui s'attache à ton nom, à ton caractère, à ta pure renommée, tu en combattras l'application. Je te demande cela comme une grâce.

Veux-tu donc, mon amie, que je provoque encore les soupçons ? Il y a peu de temps, tu le sais, accusée de pratiquer des superstitions étranges, tu as été traduite devant le tribunal domestique. J'ai prononcé une sentence qui te dédirait innocente, il est vrai ; mais cette affaire a occupé le publie, qui a conservé des défiances[1].

Qu'importent, mon père, quand il s'agit de la justice, les appréciations du peuple ? répliqua Mucus avec enthousiasme. Il est beau, il est noble de soutenir, de plaider la cause des malheureux, des opprimés, des innocents, au risque même de voir calomnier ses intentions.

A ces mots, Plautius regarda son fils avec étonnement ; l'illustre patricien cherchait à lire dans les yeux du jeune homme, à pénétrer dans sou âme afin de démêler les motifs qui le frisaient ainsi parler. A la fin, il soupira profondément, et dit en secouant la tête tristement : Et toi aussi, enfant, tu as fréquenté la maison d'Aurelius Pudens ?

Quand cela serait, ô mon père, aurais-je si mal fait ? Regardez-vous comme un crime d'avoir des relations avec eut austère sénateur ?

Non, non, ce n'est point cela que je veux dire. Aurelius Pudens est un sage, un philosophe ; il appartient, je crois, à la secte rigide des stoïciens, qui nous a donné Musonius Rufus[2], le plus vertueux des Romains. Mais depuis quelque temps, m'a-t-on dit, il reçoit dans sa maison des étrangers, des hommes venus d'Orient, prêchant de nouvelles doctrines, enseignant une morale inconnue jusqu'ici parmi nous. Ils repoussent, ces docteurs étranges, nos divinités et le culte de nos aïeux.

Cela est vrai, on ne vous a pas trompé, mon ère ; ces hommes admirables ne prêchent que la vertu ; ils apprennent à leurs disciples à mener une vie plus parfaite ; ils leur révèlent le mystère des destinées humaines : leur science est aussi grande que leur dévouement est merveilleux.

Plautius ne répondit pas sur-le-champ, et demeura quelques instants pensif, la tète penchée sur sa poitrine ; quand il la releva, il sa contenta de prononcer ces mots :

Le temps presse : on m'attend au sénat.

Tu seras indulgent ; tu ne condamneras pas les innocents, insista encore Pomponia.

Je ferai ce que tu désires, répondit Plautius. En achevant ces paroles, il partit pour la curie ; le sénat était réuni au grand complet. Ce corps, autrefois si puissant, qui pendant des siècles avait dicté des lois à l'univers, n'était plus, sous Néron, que l'ombre de lui-même. Le pouvoir impérial, depuis Auguste, absorbait toute l'autorité, celle du peuple aussi bien que celle de l'ordre patricien. César, qui concentrait dans sa main de fer toutes les forces vives du gouvernement, fut plus qu'un mortel aux yeux des Romains dégénérés ; il fut un dieu plus redouté que ceux du Capitole. Vivant, on lui dressait des temples, des autels ; mort, l'adulation publique, insatiable de bassesses, le plaçait dans les cieux, parmi les astres, d'où, proclamait-elle, il présidait encore aux destins de l'univers. La volonté de César était la loi suprême ; les plus fiers caractères, bientôt découragés, courbaient la tète devant la monstrueuse idole. Cependant, même en ces jours lamentables, un reste de la majesté antique résidait dans le sénat romain, composé des chefs des grandes et opulentes familles. César lui permettait parfois de prononcer souverainement sur certaines questions qui n'avaient qu'un mince intérêt politique. A l'époque où commence ce récit, le sénat tremblait bien plus que sous Tibère, dont Tacite, historien aristocratique, a chargé la mémoire, du moins en ce qui concerne l'ensemble de l'administration. Néron était ce lion cruel dont parle saint Paul[3] ; il avait l'infernal appétit du mal, la science et le pouvoir d'accomplir les sataniques conceptions de son âme atroce.

Le jour dont nous venons de raconter les débuts, Néron avait convoqué les pères conscrits à la curie, pour qu'ils donnassent une nouvelle consécration au code barbare de l'esclavage. Pedanius Secundus ayant péri par le crime d'un de ses esclaves, la lui condamnait tous les autres à la mort. Mais ils étaient quatre cents les circonstances de l'assassinat les disculpaient de toute complicité ; le coupable, mis à la torture, avait persisté à dire que seul il avait médité le meurtre ; que le même jour, pour ainsi dire, avait vu la première pensée et l'exécution du crime. D'autre part, il était à craindre que le supplice de cette malheureuse multitude n'excitât la colère du peuple : non que le sang versé fît horreur aux citoyens de Rome ; ils aimaient, au contraire, à le voir couler à flots dans les combats du cirque ; mais, prenant fait et cause pour des malheureux dont un grand nombre d'affranchis avaient partagé le sort, ils jugeraient sans doute cette boucherie superflue pour sauvegarder la vie des patriciens. Ces derniers leur étaient odieux à l'excès, à cause de leur faste insolent, de leurs immenses richesses, dépouilles de l'univers obtenues par le pillage, les concussions et l'usure. Et puis, il faut le dire, un esprit nouveau, un souffle mystérieux passait sur Rome. Quelques pécheurs, partis des rives de Césarée, avaient apporté dans les plis de leur manteau une philosophie sublime, d'où devait sortir la régénération du monde. Mêlés aux esclaves, aux plébéiens, à tous les déshérités de la terre, ils leur inspiraient non la révolte, la haine contre leurs maîtres et leurs tyrans, mais la patience, le pardon, des vertus héroïques, aromates jetés au milieu d'une effroyable corruption, dont elle devait bientôt arrêter les ravages. Ces hommes, investis d'une mission divine, pénétraient dans les demeures princières, faisaient des prosélytes jusque dans le palais, ou parmi les amis de César, et infiltraient peu à peu dans les mœurs des tendances plus douces, plus humaines. Venus sous l'empire de Claude dans la capitale du monde, leur action était appréciable déjà, et ils n'étaient pas étrangers aux protestations qui se préparaient, dans le sénat et dans le peuple, contre l'atroce loi pénale condamnant à périr les esclaves de Pedanius Secundus.

Aulus Plautius, étant arrivé à la curie Hostilia, prit place au milieu de ses pairs, non loin d'Aurelius Pudens, de Sophonius Tigellinus, préfet du prétoire, et de Servilius Tuscus, ami de Tigellinus, et, comme lui, un des familiers de Néron. Servilius appartenait à cette société de jeunes débauchés, tels qu'Othon et Sénécion, accoutumés à passer avec le prince ces nuits coupables dont parle l'Écriture. Ils menaient la vie légèrement, et s'y asseyaient, couronnés de fleurs comme à un banquet d'un jour : la jouissance à tout pria, la fuite de la souffrance, voilà quelle était, à leurs yeux, la fin de l'homme, la seule qu'il leur parût sage de poursuivre. Servilius Tuscus, ainsi que Tigellinus, était l'ennemi déclaré des idées nouvelles apportées d'Orient, parce que, il le savait, elles attaquaient ses habitudes épicuriennes. Il avait oublié l'accès de mélancolie qui, la veille au soir, avait si douloureusement étreint son cœur, à la suite des funérailles du préfet de Rome ; il s'était rendu au sénat, décidé à combattre toute proposition qui tendrait à l'indulgence.

Les pères conscrits ayant pris séance, un profond silence régna dans l'enceinte. A lors le consul qui présidait posa la question du meurtre de Pedanius Secundus. Aulus Plautius, à qui son rang, les dignités dont il avait été revêtu, et son inscription au tableau, donnaient le droit d'opiner un des premiers, vota courageusement pour l'abrogation de la loi ancienne, qu'il qualifia de cruelle ; il demanda que le meurtrier seul fût puni du dernier supplice. Un mouvement de surprise accueillit ses paroles. Aussitôt Aurelius Pudens vota dans le même sens ; il insista avec plus de force encore sur l'injustice qu'il y aurait à envelopper tant d'innocents dans une condamnation capitale. Il parla longtemps avec une rare éloquence, malgré les murmures d'une partie de l'assemblée. Quand Pudens eut terminé, Sophonius Tigellinus lança sur lui un regard terrible. Ce vieillard infâme était tout-puissant sur l'esprit de Néron ; il apparaissait comme le mauvais génie du prince. L'inimitié du favori était d'autant plus redoutée, qu'elle était presque toujours mortelle. A un signe de l'homme selon son cœur, César rendait des arrêts de mort. Servilius Tuscus n'était pas moins irrité que Tigellinus du discours de Pudens ; mais, comme nous le dirons dans la suite, il avait des raisons de ménager l'illustre sénateur, et il comprima ses sentiments intimes. Hue partie du sénat était hostile évidemment à ces mitigations, qu'elle taxait de relâchement. Caius Casius, un vieillard farouche, se leva pour interpréter ces sentiments.

Sénateurs, dit-il, chercherons-nous des-raisons quand nos aïeux, plus sages que nous, ont prononcé ? Sur quatre cents esclaves nul n'a donc soupçonné, nul n'a entendu, nul n'a vu le coupable, nul ne l'a arrêté ni trahi ? On vous a dit qu'ils étaient innocents ; vous le voyez, ils sont coupables de complicité. L'assassin, ose-t-on ajouter, a vengé son injure ; eu ce cas, prononçons que l'assassinat du maître était juste. Nos ancêtres se défiaient des esclaves lors même que, naissant dies nos campagnes et nos maisons, ils recevaient avec la vie un sentiment d'affection pour leurs maîtres. Aujourd'hui qu'ils sont de mille nations différentes, d'une religion étrangère ou même sans religion, la crainte est l'unique frein pour cette lie de l'humanité. Mais nous ferons périr des innocents ! Quand une armée a manqué de courage et qu'on la décime, les braves comme les lâches courent les chances du sort. Il y a toujours quelque chose d'injuste dans un grand exemple ; mais les malheurs individuels sont compensés par le bien général[4].

Cet avis, appuyé par Tigellinus, par Servilius Tuscus et leurs amis, l'emporta. Le supplice des quatre cents malheureux esclaves de Pedanius Secundus fut résolu : ils devaient périr sur la croix. Cette cruelle sentence, leur ayant été notifiée dans les prisons où ils étaient entassés, provoqua parmi ces infortunés une explosion de gémissements, de cris, de hurlements. Les voûtes du Tullianum retentirent d'imprécations impuissantes, de malédictions qui appelaient la vengeance du Ciel sur les maîtres impitoyables, ordonnateurs de cette affreuse boucherie. Il y avait là des esclaves de tout âge et de tout sexe. Les uns montraient leurs cheveux blancs, les rides empreintes sur leurs visages, les traces des fatigues d'une vie laborieuse, écoulée tout entière dans la fidélité à leurs maîtres. D'autres, à peine adolescents, suppliaient qu'on les laissât jouir encore de la douce lumière du jour ; des femmes, allaitant leurs enfants, imploraient la pitié de leurs bourreaux en faveur de ces innocentes victimes ; de jeunes filles tendaient leurs faibles mains vers les soldats et les commissaires du sénat. Mais c'était peine perdue : ces plaintes, ces supplications, ces larmes, ces cris de douleur s'adressaient à des cœurs endurcis à la cruauté, à des âmes nourries dans la conviction que l'esclave était une chose, non une personne, dont le maitre pouvait disposer selon son bon plaisir, soit pour engraisser les poissons dans ses viviers en le leur donnant en pâture, soit pour des luttes sanglantes dans la salle de festin.

Dès que l'arrêt eut été signifié aux condamnés, les licteurs s'emparèrent des malheureux esclaves, qui étaient demeurés garrottés, à l'exception des femmes. Après les avoir extraits du souterrain, ils les rangèrent en deux longues files pour les conduire au delà du Tibre, près du cirque de Néron, où l'on préparait les quatre cents croix. Trois heures environ avant le coucher du soleil, le lugubre convoi se mit en route, escorté par les licteurs et quelques soldats. Il lui fallait traverser une partie de la ville pour arriver au lieu du supplice ; mais un incident inattendu arrêta la marche des condamnés dès les premiers pas. Depuis la proclamation de la sentence, un mouvement redoutable s'accomplissait dans la ville ; le peuple s'était ému. Des masses compactes, sous la conduite d'hommes ardents, se portaient aux abords du mont Capitolin, manifestant des dispositions menaçantes. La foule, composée d'affranchis et de citoyens pauvres, éclata en cris de fureur lorsqu'elle aperçut les esclaves, liés deux à deux, et la plupart en proie à un horrible désespoir. Cette multitude, exposée sans cesse aux rebuts, aux avanies des patriciens, avait résolu d'empêcher l'exécution de l'injuste sentence. A la vue de ces flots de peuple qui roulaient vers le Capitole comme les vagues de la mer soulevées par la tempête, les gardiens des condamnés tremblèrent ; les esclaves conçurent un faible espoir de délivrance, et appelèrent à leur secours la foule qui accourait, en criant à l'injustice ! Les licteurs, cependant, et les soldats voulurent passer outre, et fendre la masse du peuple qui remplissait la rue ; mais ils furent repoussés avec vigueur. La foule s'arma de pierres, de tout ce qui lui tomba sous la main, et commença à lancer ces projectiles sur l'escorte qui entourait les condamnés. Le chef des soldats essaya de parlementer, d'expliquer au peuple que l'arrêt du sénat, sanctionné par le prince, était irrévocable ; de nouveaux cris, des menaces furieuses couvrirent sa voix. Il donna l'ordre de reculer, et de rentrer en toute bête dans l'enceinte fortifiée de la prison Mamertine. Il était temps ; car au même instant le peuple se rua sur les portes, qui ne furent refermées qu'à grand'peine. Les commissaires du sénat étaient encore présents ; le chef militaire se consulta avec eux, et il fut convenu qu'il fallait instruire l'empereur, sans retard, de la révolte du peuple. Un des gardiens de la prison fut dépêché immédiatement au palais, avec mission d'annoncer à César que l'arrêt du sénat ne pouvait être exécuté. Néron se préparait à souper avec ses convives habituels ; Tigellinus, Servilius Tuscus étaient auprès de lui, essayant de charmer ses ennuis par leur conversation légère. Le messager de la prison pénétra en tremblant dans la demeure impériale. Introduit aussitôt en la présence du prince, il raconta ce qui venait d'arriver, et comment l'exécution des esclaves était forcément suspendue.

Néron pâlit de fureur en écoutant ce rapport ; l'idée ne lui était pas encore venue, à lui qui jouait depuis son enfance, pour ainsi dire, avec le pouvoir absolu, que les citoyens de Rome pussent essayer la moindre résistance à ses volontés. Quand le député eut achevé, le prince, se tournant vers Tigellinus :

Qu'en dis-tu ? lui demanda-t-il d'une voix altérée.

Vous ne permettrez pas, César, que votre autorité soit, méconnue, répondit le préfet du prétoire.

Non, par les dieux. Si le peuple continue à résister, je saurai le réduire au devoir.

La foule, à mon départ, stationnait devant la prison, reprit le messager ; son attitude paraissait de plus en plus menaçante.

Alors, dit Néron, il nous faut des soldats pour réprimer l'audace de la multitude ; quelques cadavres, étendus sur la place publique, seront d'un bon exemple, et effraieront ces misérables mendiants, qui ne sont pas contents du pain et des spectacles qu'on leur donne. Que plusieurs cohortes se rendent à la roche Tarpéienne pour accompagner les condamnés au supplice.

Tigellinus, avec l'assentiment de César, ordonna à Servilius de prendre lui-même le commandement des soldats, et d'aller rapidement au secours de ceux qui gardaient les esclaves. Le jeune patricien ne demandait pas mieux que d'exécuter cette mission : ses goûts cruels, ses opinions, qu'il avait exprimées le matin dans son vote au sénat, s'accordaient parfaitement avec les ordres de Néron. il jura, par la vie de César, que le peuple serait châtié, et qu'avant peu les condamnés marcheraient à la mort.

Quand Servilius Tuscus fut parti, Néron dit à Tigellinus :

D'où vient cette subite compassion du peuple pour ce ramas d'esclaves ? Cela me surprend d'autant plus, que j'ai vu mille fois la foule s'enivrer à l'odeur du sang, ordonner la mort des gladiateurs, applaudir avec frénésie quand la dent des lions ou des tigres dispersait dans l'arène les membres pantelants des victimes, ou broyait leurs os. Je ne reconnais plus là le peuple romain ; il faut qu'on me l'ait gâté.

Peut-être, César, dites-vous plus vrai que vous ne le pensez.

Eh bien ! quelle petit être la cause de cet étrange phénomène ?

Elle ne sera pas longue à découvrir, répondit Tigellinus avec un sinistre sourire.

Mais enfin quelle est-elle ? interrogea Néron avec impatience.

César, il faut que vous le sachiez, une transformation profonde, que je suis avec inquiétude, est en train de s'accomplir. Depuis quelques années, une secte perverse, ennemie des coutumes de nos pères, prêche au peuple une morale pernicieuse, à l'esclave l'amour de la liberté.

J'ai entendu parler plusieurs fois de cette secte, interrompit le prince : n'est-ce pas d'elle qu'il s'agissait dans l'accusation intentée à Pomponia Græcina ?

Précisément. Son mari, Aulus Plautius, présida le tribunal domestique, devant lequel elle avait été renvoyée.

Aulus Plautius, je me le rappelle, l'a acquittée en déclarant qu'elle n'était pas coupable.

Oui, tel a été le jugement de Plautius, répliqua Tigellinus ; mais je le soupçonne d'être de connivence avec sa femme.

Quoi ! Aulus Plautius, un consulaire ! Il est bien difficile de croire qu'un vieux guerrier comme lui se laisse prendre à des fables étrangères.

Je ne prétends pas qu'il se soit livré entièrement à la superstition qui commence à infecter la ville et l'empire, mais j'ai des craintes ; d'ailleurs je pourrais citer d'illustres personnages qui se sont épris de ces funestes doctrines. César, il aie suffira d'ajouter un mot : à mon avis, si la secte nouvelle triomphait jamais, c'en serait fait du pouvoir impérial.

Quels sont ces hommes, ces personnages dont tu parles ?

Le sénateur Aurelius Pudens.

Servilius Tuscus n'a-t-il pas l'intention de demander la main de la fille de ce patricien ?

En effet, Servilius aspire à s'unir à la fille de Pudens ; il aime Aurelia, l'unique héritière du sénateur ; mais je doute que ses projets s'accomplissent.

Pourquoi pas ? Servilius est riche, il est noble, il jouit de notre faveur. Pudens ne saurait ambitionner un meilleur parti pour sa fille.

C'est possible ; cependant je persiste dans mon opinion, que je crois fondée.

Sur quels motifs s'appuie ce sentiment ?

Aurelia, la fille de Pudens, séduite, comme plusieurs de nos matrones, par l'imposture étrangère, vit triste et retirée ; elle ne prend jamais part aux réunions, aux fêtes religieuses des dames romaines : elle repoussera Servilius.

Je croyais que tu encourageais les espérances de Servilius ?

Effectivement, il en est ainsi ; mais j'ai un but tout autre que celui qu'on imagine, répondit Tigellinus en laissant échapper un de ces sourires féroces qui chez lui présageaient toujours d'atroces conceptions.

— Quel est ce but ? demanda Néron, de plus en plus attentif.

Je voudrais perdre Pudens et sa maison ; ses biens confisqués vous reviendraient : ils enrichiraient votre trésor.

C'est là une excellente idée, Tigellinus, s'écria Néron, touché jusqu'aux larmes ; grâce à toi, je puis vivre comme il convient à un empereur. Tu m'as déjà procuré l'héritage de plusieurs patriciens dont le luxe et les richesses insultaient à ma grandeur.

Tigellinus s'inclina devant César, en disant que le prince était de plein droit le maître de la vie et de la fortune des habitants de son empire.

Pendant cet entretien de Néron et de l'infâme Tigellinus, Tuscus menait plusieurs cohortes au camp des prétoriens, et se rendait à leur tête, en toute hâte, à la prison Mamertine. A l'arrivée des prétoriens, l'effervescence populaire s'apaisa tout à coup ; la vue des soldats, celle des armes qui brillaient aux derniers rayons du soleil, inspirèrent à la foule une terreur salutaire, et lui apprirent que César ne plaisantait pas avec la révolte. Les esclaves entassés dans l'enceinte de la prison, n'entendent plus les frémissements ni les cris de la multitude, comprirent que tout espoir était perdu, et recommencèrent à pousser des cris lamentables. Eu ce moulent même, Servilius Tuscus, accompagné des chefs de cohorte, pénétra dans l'enceinte, ordonna d'allumer des torches, car la nuit arrivait, et de reprendre la route qui conduisait au supplice : les licteurs s'empressèrent d'obéir. Les malheureux condamnés, qui s'étaient attendes pendant quelques heures à une autre solution, se tordaient sous les étreintes du désespoir. Les portes de la prison s'ouvrirent de nouveau, les condamnés la franchirent, et se trouvèrent entre deux haies de soldats qui refoulaient le peuple, et le gourmandaient brutalement. Servilius Tuscus, quand les derniers esclaves furent sortis de la prison Mamertine, ordonna une halte. Alors, se tournant vers la multitude, il lui lut un édit de César, qui la reprenait en termes sévères de son audace, et la menaçait d'une terrible répression dans le cas où elle oserait s'opposer davantage à l'exécution de l'arrêt du sénat. Un grand nombre de citoyens, craignant les soldats, et peut-être un de ces caprices sanglants de Néron, que l'on savait capable d'ordonner de sang-froid un égorgement, s'esquivèrent et laissèrent libres les rues que devaient parcourir les condamnés. La marche commença donc, sans obstacle, à la lueur funèbre des torches. Le triste convoi traversa le Tibre sur le pont Sublicius, et se dirigea lentement vers le cirque de Néron, où les croix, dressées depuis plusieurs heures, attendaient les victimes ; plusieurs bourreaux étaient là, impatients de remplir leur office. Enfin les esclaves atteignirent le lieu où ils devaient mourir. Servilius ordonna d'arrêter ; il fit placer ses soldats derrière chaque rangée de croix, et laissa aux licteurs le soin d'exécuter la sentence rendue le matin.

L'emplacement où les croix s'élevaient n'était pas désert ; outre les bourreaux, on y remarquait différents groupes, attendant en silence l'arrivée des patients. Dès que ceux-ci furent arrêtés au pied de l'instrument de leur supplice, on vit deux hommes se détacher d'un groupe sombre placé à l'écart, et se rapprocher des lignes formées par les esclaves. L'un de ces hommes, autant qu'on en pouvait juger à la lueur des étoiles et des torches, était encore jeune : il avait la figure à demi cachée dans son manteau ; son compagnon, sa barbe et sa tète blanchies l'indiquaient, avait franchi les limites de l'âge mûr. Ces deux hommes se glissèrent silencieusement à travers les rangs pressés des condamnés, sans que les soldats eussent le temps de les en empêcher ; ils parcoururent lentement les deux lignes, mêlés aux licteurs et aux bourreaux. Ils s'arrêtaient auprès de quelques-uns des esclaves, leur disaient un mot à voix basse ; puis le vieillard faisait un signe mystérieux, élevait les mains sur leurs tètes, le regard vers 1e4iel, et les quittait aussitôt. La lumière douteuse des torches, la confusion qui régnait nécessairement parmi une telle multitude, la rapidité avec laquelle les deux hommes accomplissaient la mission qu'ils s'étaient donnée, ne permirent pas aux soldats ni à leurs chefs de les repousser avant qu'ils eussent terminé. Les condamnés à qui le vieillard  avait parlé, au nombre desquels étaient plusieurs femmes, restèrent constamment calmes en face du supplice. Lorsqu'on les eut attachés au gibet, au lieu de se lamenter comme leurs compagnons de souffrance, ils parurent absorbés dans une méditation profonde, et comme plongés dans un recueillement extatique ; parfois leurs yeux se levaient vers le ciel avec une indicible expression d'espérance et de joie ; leurs âmes, déracinées de la terre, planaient déjà dans un monde meilleur, d'où les injustices, les souffrances, les larmes sont absentes. Les bourreaux s'étonnèrent de l'attitude héroïque de ces suppliciés, et cherchèrent en vain la cause d'une résignation qu'ils ne comprenaient pas. Servilius, s'étant approché par hasard d'un des gibets qui portaient ces victimes souriantes dans les bras de la mort, remarqua le contraste qu'elles formaient avec les autres condamnés. En même temps il aperçut le vieillard et le jeune homme qui l'accompagnait, et il murmura entre ses dents :

Je les rencontrerai donc partout, ces hommes maudits ! Puis, les suivant un instant d'un œil irrité, il ajouta :

Je ne m'étais pas trompé, ce sont bien des chrétiens ; ils avaient sans doute des adeptes parmi ces misérables : mais patience, ils paieront cher leur audace.

A peine tous les esclaves étaient-ils en croix, que l'ordre fut donné de les expédier promptement, c'est-à-dire de leur rompre les bras et les jambes, et de les achever s'ils respiraient encore après cet horrible supplice. Ce fut, pendant quelques instants, un affreux concert de cris, de hurlements, de râles d'agonie ; puis un lugubre silence enveloppa les gibets et les suppliciés. La barbare sentence du sénat était exécutée ; les quatre cents esclaves de Pedanius Secundus avaient subi leur peine.

 

 

 



[1] Tacite, Annales.

[2] Philosophe pain qui vivait sous Néron, et que Satan, dit un Père, a persécuté pour sa vertu.

[3] Épître à Timothée.

[4] Tacite, Annales, liv. XIV.