MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

I. — LA SUBURRA.

 

 

Au bas de l'Aventin, sur les bords mêmes du Tibre, dans la Rome impériale, se déroulait comme un serpent une rue sale, infecte, tortueuse, nommée la Suburra. Là grouillait une population misérable, désœuvrée, sordide, Pourrie par le trésor public aux frais de l'univers, qui payait l'honneur d'être devenu romain. Cette multitude, bannie du Forum depuis la chute de la république, n'avait retenu de son ancienne puissance que le droit d'avoir du pain et des spectacles. L'histoire rapporte que les Césars s'acquittaient libéralement en cela des charges du rang suprême : les cirques et les amphithéâtres chômaient rarement.

Un matin de l'année 64 de Jésus-Christ, bien avant le jour, tout était en mouvement dans une des immenses maisons à huit étages qui bordaient la rue d'un côté et le fleuve de l'autre. Dans une des plus pauvres cellules de l ile, ainsi nommait-on ces vastes édifices à cause de leur isolement, habitaient six créatures humaines : un homme, une femme et quatre enfants, dont l'aîné avait à peine huit ans. L'homme, le maître du logis, le chef de la famille, était drums la vigueur de l'âge ; ses traits offraient le type romain, altéré par le mélange du sang étranger, tel qu'il apparaissait en ces jours de décadence ; on y lisait la fierté unie à la bassesse, le souvenir de l'antique liberté et le sentiment d'une dégradante servitude. Vêtu de la toge de laine, l'habitant de la Suburra se drapait avec dignité dans un manteau de poil de chèvre ; des sandales, attachées au moyen de cordons noués avec quatre aiguillettes, chaussaient ses pieds. Il se préparait à sortir, quoique le jour n'eût pas encore paru. Sa femme, de taille élégante, élevée, se tenait debout près de lui. Bien que la misère, la faim peut-être, eût flétri son visage, elle était belle encore. Ses yeux avaient une remarquable douceur : ils reflétaient cette résignation patiente que le christianisme, depuis, a si merveilleusement inspirée à la pauvreté. Cette femme n'avait pour vêtement et pour parure qu'une simple tunique noire. Les quatre enfants, étendus pêle-mêle sur une natte rongée par le temps, dormaient paisiblement. Dans un coin de la chambre gisait un petit cube d'airain, portant gravé sur une des parois le nom de son propriétaire, et la quantité de froment que délivraient à celui-ci, chaque mois, les greniers publics. On apercevait encore dans la cellule les deux pierres qui servaient à moudre le blé ; un banc, une mauvaise table, composaient le reste de l'ameublement. Le citoyen romain, vivant le jour sous les portiques des temples, des basiliques, dans l'atrium des grands qu'il courtisait, dans les bains ou thermes, vastes palais construits pour lui avec une royale magnificence, dédaignait le confortable du toit domestique ; c'était un luxe réservé aux familles privilégiées qu'avaient enrichies, engraissées les dépouilles de l'univers. Quant à sa femme, il s'en mettait peu en peine : une loi de fer en faisait la première esclave de l'homme ; les enfants aussi étaient soumis à la puissance absolue du chef de famille. L'intérieur que nous venons de décrire, et qui était éclairé par une lampe fumeuse posée sur une pierre scellée dans la muraille, se reproduisait fidèlement, avec tous ses détails de nudité et de profonde détresse, dans les milliers de logements destinés à la plèbe de Rome. L'homme a la femme dont nous venons de tracer le portrait se regardaient en silence depuis quelques minutes. L'aube commençait à blanchir les montagnes lointaines de la Sabine, quand le premier fit un pas vers la porte ; la femme le retint d'un geste, en lui disant avec inquiétude :

Où vas-tu si matin, Veturius ? les rues de la villa sont encore solitaires ; tout repose dans la demeure des riches patriciens.

Le pauvre client ne doit point se faire attendre dans le vestibule des grands. Tu le sais, Coralia, les heureux de Rome aiment à compter une longue file de courtisans à la porte de leurs demeures princières.

Qui vas-tu saluer aujourd'hui ? reprit la Romaine.

J'ai l'intention de me présenter chez Pedanius Secundus, le préfet de la ville.

Puis-je connaître la cause de cette préférence ? Il me semblait que tu avais d'autres projets.

Pedanius Secundus donne ce soir un souper splendide ; peut-être m'invitera-t-il à y assister, et à m'asseoir sur un escabeau près de sa table opulente.

Cette réponse assombrit le visage de la pauvre mère ; une larme perla à l'extrémité de ses cils noirs.

Et nous, dit-elle avec un soupir douloureux, qui nous procurera le repas du soir ?

Veturius haussa les épaules d'un air impatienté. Néanmoins Coralia poursuivit :

N'auras-tu pas pitié de ces malheureux enfants ? Hier déjà ils ont dû se contenter de pain et de bouillie cuite à l'eau ; pourtant tu avais obtenu une largesse de cent quadrans[1], somme dont tu n'as pas jugé à propos de nous faire profiter.

J'ai rencontré Hermès, l'affranchi de Tigellinus, répondit Veturius avec embarras ; il m'a entraîné à la popina[2]. Je n'ai pu refuser un homme dont le patron tient une place aussi considérable dans Rome.

C'est là sans doute que tu as dépensé l'argent qui eût suffi à nourrir tes enfants pendant deux jours. A l'heure où tu mangeais une tête de mouton à l'ail, et que tu buvais du vin cuit, ils me demandaient si tu n'augmenterais pas leur maigre pitance.

C'est fait, n'en parlons plus, répliqua Veturius, plutôt mortifié qu'irrité des reproches de sa femme. Ce flux de paroles ne remédiera pas au mal dont tu te plains.

Je me consolerais facilement des privations continuelles que nous endurons, si j'avais l'espoir, Veturius, qu'à l'avenir tu penseras davantage à ta famille.

C'est pour nos enfants et pour toi, Coralia, que je me hâte de gagner la maison de Pedanius Secundus ; je tiens à ce que personne ne m'y devance. Le préfet de Rome est libéral ; il me connaît, il ne m'oubliera pas dans la distribution de ses faveurs.

Tu recevras encore de l'argent, dont, je le crains, tu feras le même usage qu'hier.

Où veux-tu donc que je me présente ? demanda le Romain avec humeur. Faut-il que j'aille faire la cour à un étranger, ou à un de ces publicains qui, après s'être gorgés de la substance publique, éconduisent brutalement les pauvrès citoyens ?

Il n'est pas question de cela, Veturius, et tu interprètes mal mes paroles. Je préférerais que tu offrisses tes hommages, ce matin, à Aulus Plautius.

Pourquoi plutôt à Plautius qu'à Pedanius ? Le préfet de Rome cependant passe pour être généreux, et il nous en a souvent donné des preuves.

Je ne le nie pas ; mais, à mon avis, les largesses du consulaire Plautius sont préférables.

Je voudrais bien savoir quelle différence il y a entre les as[3] de l'un et ceux de l'autre.

Je vais te le dire : chez Plautius on remplit toujours de viandes et de fruits la sportule[4] du pauvre client, les distributions se font avec intelligence. Ce n'est pas par pure ostentation que là les largesses s'accordent à qui les sollicite ; on pense que derrière le citoyen dénué de fortune il existe une famille, une femme, des enfants, qui dans leur étroite cellule ont rarement occasion de faire un bon repas. Ce sont là des délicatesses, des procédés touchants, auxquels ne nous ont guère accoutumés les autres patriciens. Voilà pourquoi je désirerais que tu dirigeasses ta course matinale du côté de la maison de Plautius.

J'irai une autre fois, demain peut-être, chez le riche consulaire Plautius, répondit Veturius, qui ne sacrifiait pas facilement l'espérance d'un fin souper. D'ailleurs le digne patricien, pour qui j'ai tout le respect possible, a souvent la bonne pensée de secourir à domicile les citoyens pauvres. C'est là une nouveauté dans Rome, il est vrai, laquelle est l'objet de divers commentaires.

Est-ce donc à nous de nous en plaindre ? reprit Coralia avec vivacité ; nous devrions nous estimer trop heureux qu'une semblable bienveillance vint si souvent en aide à notre détresse.

Aussi je respecte Aulus Plautius.

Je le crois bien ; toutefois il est juste de rendre hommage à qui de droit. Il y a dans la maison de Plautius une illustre femme, l'honneur des dames romaines ; ses mœurs sont pures, ses vertus admirables. Pomponia Couina, l'épouse du consulaire, n'a qu'un fils ; mais elle l'a élevé, dit on, dans des habitudes sévères ; elle l'a, pour tout dire, formé à son image. C'est cette noble matrone qui veille aux distributions de viande, d'huile, de fruits, d'argent même, qui de temps en temps viennent nous surprendre dans nos misérables îles. Elle a des esclaves dévoués, animés de son esprit, remplis de compassion pour les êtres qui souffrent ; ces excellents serviteurs savent bien trouver le chemin de nos cellules : ils ne craignent pas d'y pénétrer, de respirer l'air fétide de nos quartiers. On se douterait peu, à les voir, qu'ils sont nés sous les lambris dorés d'un palais, qu'ils habitent des demeures revêtues de marbre, où sont accumulées toutes les jouissances qui peuvent embellir la vie.

Coralia parlait avec animation et enthousiasme des bienfaits de Pomponia Græcina. Veturius crut devoir s'associer à la reconnaissance de sa femme, et il répliqua :

Je rends également justice à la noble femme de Plautius, quoique sa conduite me paraisse étrange ; quelques-uns même appellent cela de la folie.

Veturius, interrompit la Romaine, ne répétons jamais ces absurdes propos ; ce serait mal à nous d'outrager la main qui nous est secourable.

Veturius secoua la tète en silence, et ouvrit la porte aussitôt, sans rien répondre. Il descendit avec gravité, comme il convenait à un citoyen, les cent cinquante marches de l'escalier de son logis, et arriva dans la rue au moment où le soleil dorait de ses premiers rayons les sommets de la forteresse du Capitole. La ville commençait à s'éveiller ; les esclaves et les hommes du peuple parcouraient les rues ; mille bruits confus s'élevaient des différentes régions. L'habitant de la Suburra se dirigea, en longeant le Tibre aux eaux blanches, vers le mont Palatin, qu'il laissa à droite. Arrivé au pied du mont Capitolin, il prit à gauche une rue spacieuse, puis il s'arrêta devant une demeure splendide : c'était celle du préfet de Rome, Pedanius Secundus. Déjà une foule de clients attendaient et faisaient queue à la porte ; cette affluence déplut à Veturius, qui sentit bien que ses chances de souper le soir avec le patricien s'en trouvaient considérablement diminuées. Un murmure sourd parcourait cette multitude, qui s'étonnait du retard de l'ostiarius[5]. Enfin la première porte de l'habitation s'ouvrit. Les clients pénétrèrent dans le vestibule, ou salle d'attente, vaste jardin planté de lauriers, de platanes, d'arbustes entretenus avec soin. On y voyait la statue du préfet de Rome, des fontaines jaillissantes, entourées de fleurs qui penchaient leurs corolles parfumées au-dessus des bassins de marbre. Au fond, parallèlement au mur que perçait la porte d'entrée, s'élevait la façade principale, laquelle, dans les pilastres de ses fenêtres, dans les gracieuses lignes de ses corniches fouillées au ciseau, dans ses ornementations variées, offrait toutes les élégances de la sculpture antique. Encadrée dans des colonnes de marbre blanc et un entablement d'une admirable simplicité, l'unique porte de cette façade s'ouvrait à deux battants, composés chacun de deux compartiments doublés d'airain, couverts de gros clous à tête dorée. Assujettie par une double serrure, artistement travaillée et d'une forme ingénieuse, elle donnait entrée dans la cour carrée, appelée atrium. Les clients, à leur grand désappointement, furent encore retenus quelques instants devant cette porte ; ils e communiquaient à voix basse leurs réflexions, ne sachant qu'imaginer pour expliquer ce retard inaccoutumé. Aussi, quand les deux battants jouèrent sur leurs gonds, la foule impatiente se précipita en avant ; mais tout à coup elle recula de surprise, presque effrayée du spectacle qui s'offrit à elle. Des soldats, l'épée à la main, remplissaient l'atrium, cernant les esclaves du préfet. Le chien d'Épire, enchaîné d'un côté, en face de la loge du janitor, ou esclave portier, poussait par intervalles des hurlements lugubres. Le janitor lui-même, si âpre à réclamer quelques as, et qui se gênait peu d'ordinaire pour écarter à coups de bâton les clients importuns, baissait la tète d'un air triste et désespéré ; évidemment il était arrivé un malheur dans cette maison patricienne. Un silence de mauvais augure accueillit les visiteurs ; personne, ni soldats ni esclaves, ne leur adressa la parole, de sorte qu'ils demeuraient là, immobiles, ne sachant que faire. Veturius n'était pas homme à perdre sa matinée dans une muette attente. Comme il était venu des derniers, et qu'il ne voyait qu'imparfaitement ce qui se passait, il joua des coudes, opéra une trouée parmi ses compétiteurs, et se glissa au premier rang ; parvenu près. de l'esclave, il n'hésita pas à l'interroger.

Que signifie ceci ? demanda-t-il. Ton maître est-il en disgrâce ? César lui retire-t-il sa faveur ?

Hélas ! répondit d'une voix lamentable le janitor, qui était enchaîné dans sa niche comme un chien d'Épire, mieux vaudrait mille fois qu'il en fût ainsi.

Comment ! comptes-tu donc pour rien la faveur du prince ? Déplaire à Néron, n'est-ce pas là le plus grand des crimes ?

Ce crime, du moins, ne pèse que sur un seul ; quant à notre maître, il n'a plus rien à craindre ni à espérer.

Parle plus clairement. Pedanius Secundus serait-il donc mort ?

Vous l'avez deviné ; il a été assassiné cette nuit par l'esclave ordonnateur des repas.

A cette funeste nouvelle, les clients, consternés, se retirèrent pour la plupart ; Veturius et quelques autres, plus hardis ou plus familiers, pénétrèrent lentement dans l'atrium. Cette partie de l'habitation, bordée de portiques spacieux, couverte par des voiles teintes en pourpre, était rafraîchie par un large bassin entouré de fleurs rares. Ayant enfilé un corridor, Veturius et ses compagnons arrivèrent au péristyle, orné de colonnes de marbre de Caryste ; les plafonds, ouvragés avec art, les murs, revêtus de fin placage, étaient éblouissants de blancheur. Dans les vases étrusques qui décoraient les entrecolonnements brillaient les fleurs du plus suave parfum ; toutes les recherches inventées par le luxe de l'époque se trouvaient là réunies. Mais un triste spectacle contrastait avec ces décors somptueux : à terre, ou plutôt sur le pavé en mosaïque du péristyle, gisait le corps de Pedanius Secundus, entouré de ses parents et de quelques amis. Le visage du préfet, pâle comme l'ivoire, portait la trace des convulsions de l'agonie ; le tapis de pourpre sur lequel il reposait était inondé de sang. On voyait, ouverte dans sa poitrine nue et sanglante, une plaie faite par un mince stylet. L'arme qui avait servi au crime, rouge jusqu'au manche, était placée tout près, comme pièce de conviction, sur une petite table de marbre. Le médecin de Pedanius, debout à la tête du cadavre, contemplait mélancoliquement la blessure aux lèvres déjà bleuâtres : l'art avait été impuissant à rappeler à la vie le riche patricien. A deux pas de là, trois soldats, l'épée à la main, gardaient le meurtrier, renversé sur le dos, et étroitement garrotté. Il roulait de tous côtés des yeux farouches où la fureur, la passion et la vengeance étaient peintes encore ; sa figure contusionnée, sanglante, attestait la lutte qu'il avait soutenue avant de se laisser prendre. Le malheureux haletait de souffrance et de fièvre ; car les cordes qui le liaient, serrées avec la dernière barbarie, lui avaient entamé les chairs ; pourtant il ne proférait aucune plainte. Veturius ayant reconnu parmi les assistants un affranchi d'Aurelius Pudens, nommé Philoxène, s'approcha de lui, et s'informa des circonstances qui avaient accompagné le crime.

Quel est le motif qui a porté ce misérable, dit-il en désignant l'esclave, à frapper son maître ?

Philoxène tira Veturius à l'écart, dans un coin de l'atrium, et lui répondit à voix basse :

Pedanius Secundus, si ce qu'on raconte est vrai, a eu des torts graves envers cet homme.

Un maître, interrompit Veturius, n'est pas comptable à l'égard de son esclave.

J'en conviens, reprit Philoxène ; cependant la mauvaise foi n'est jamais permise, même de maître à esclave : or Pedanius Secundus s'est montré déloyal. L'assassin, à force d'économie, de privations, de labeurs, à la sueur de son corps, avait amassé un petit pécule, dans l'intention d'acheter sa liberté. Quand il se crut assez riche, il se présenta à son maître : c'était il y a deux jours ; il lui demanda à quelles conditions il consentirait à l'affranchir. Pedanius exigea huit mille sesterces[6]. L'esclave débattit un instant le prix fixé par le préfet, et finit par l'accepter. Le lendemain, il parut de nouveau devant Pedanius Secundus avec la somme requise, priant son maître de procéder aux formalités de la libération ; mais Pedanius, ayant changé d'avis, ne voulut plus entendre parler d'affranchissement. En vain l'esclave lui rappela les conditions de la veille, le préfet fut inexorable : il se railla même de l'infortuné, en lui déclarant qu'il devait se résigner à mourir dans la servitude. L'esclave se retira furieux, désespéré, en laissant échapper quelques vagues menaces, pour lesquelles son maître le fit durement châtier. Le ressentiment de l'esclave ne connut plus de bornes : l'insensé conçut l'horrible projet de se venger. Il épia toute la nuit le moment favorable, et ce matin, deux heures avant le jour, ayant réussi à pénétrer dans l'appartement de Pedanius, il se prépara à. l'exécution de son crime. Son maître, qui la veille avait soupé copieusement, selon son habitude, s'était couché tard, et dormait d'un profond sommeil ; l'esclave, armé d'un stylet, le frappa d'une main sûre. Voilà comment s'est accompli le meurtre du préfet de Rome.

Pedanius Secundus est-il donc mort sur le coup ? interrogea Veturius.

En se sentant frappé, il eut encore la force de pousser un cri, qui fit accourir son fils et plusieurs esclaves dévoués. Ils s'emparèrent à grand'peine du meurtrier, qui se défendait avec rage au moyen de son stylet. Quand on l'eut terrassé, on le lia et ou le jeta ici, dans le péristyle, en attendant qu'on pût le mettre à la torture pour savoir s'il n'a pas de complices.

A quoi bon, puisque la loi condamne indistinctement tous les esclaves, lors même qu'ils n'ont pris aucune part au crime ?

Il est vrai que cela se faisait ainsi autrefois ; mais j'ai appris que la question serait débattue au sénat.

Ainsi, reprit Veturius, le préfet est mort aussitôt.

Il a expiré au moment même où son fils arrivait auprès de lui : le stylet avait atteint les sources de la vie.

Le prince connaît-il l'événement ?

César vient d'être informé ; il a ordonné que prompte justice fût faite ; car Pedanius Secondes était un de ses meilleurs amis, si toutefois on peut donner ce nom aux favoris des princes.

Veturius, sa curiosité satisfaite, se rapprocha du groupe qui entourait le cadavre. Le fils du défunt, se tournant alors vers les clients, les remercia d'un coup d'œil de leur visite ; puis, ayant ordonné qu'on leur remit une gratification de cent quadrans, il les plia de vouloir bien demeurer auprès du cadavre jusqu'à l'heure des funérailles, qui devaient avoir lieu le soir même, au coucher du soleil.

Je vais ordonner, ajouta-t-il, qu'on vous prépare une collation.

Les clients remercièrent le jeune homme de son attention, et protestèrent qu'ils étaient heureux de lui être agréables.

Mes esclaves, reprit-il, étant sous le coup de la loi, je ne puis les employer à aucun service ; par le fait de la mort violente de leur maître, ils doivent rester consignés aux mains des soldats, jusqu'au moment où le sénat aura prononcé la sentence. Je serai seul jusqu'à ce que je m'en sois procuré d'autres.

Vous pouvez compter sur nous, répondit Veterius, en son nom et pour ses camarades.

C'est bien, reprit le jeune Pedanius ; vous ne regretterez pas votre peine.

Veterius se répandit de nouveau en promesses de dévouement. C'était pour lui une bonne aubaine que cette invitation ; il comptait faire excellente chère dans cette riche demeure, et il espérait une largesse nouvelle.

Le fils de Pedanius Secundus, ses parents, ses amis s'éloignèrent, après avoir confié la garde du corps aux clients ; puis l'entrepreneur des pompes funèbres entra avec ses esclaves. Ces hommes s'emparèrent du cadavre, le lavèrent avec soin, le parfumèrent d'eau de senteur, le revêtirent des insignes de sa dignité, et, suivant la coutume, lui couvrirent le visage d'une pâte colorée. Ensuite ils plantèrent un cyprès devant la maison, garnirent la façade des emblèmes du deuil, et remplirent les autres formalités voulues par l'usage lorsqu'il s'agissait des riches citoyens. Étant revenus au corps du défunt, ils le soulevèrent du tapis sur lequel il était étendu, et le transportèrent dans l'atrium, où ils le déposèrent sur un lit funèbre, les pieds tournés vers la porte. Les murailles furent revêtues de tentures noires. Les esclaves, que les soldats avaient d'abord gardés dans l'atrium, furent conduits à la prison publique, creusée au pied même de la roche Tarpéienne, et jetés clans le souterrain appelé Tullianum, du nom du roi qui l'avait fait creuser. Cela fait, le crieur de l'entrepreneur parcourut les rues de Rome, proclamant au son de la trompette la mort de Pedanius Secundus, l'heure fixée pour les obsèques solennelles, et invitant le peuple à s'y rendre. Déjà la fatale nouvelle de l'assassinat du préfet circulait dans la ville, qu'elle mit en émoi. Les deux extrémités de cette société romaine, si différente de la nôtre par ses mœurs et ses habitudes, se préoccupaient du crime et de ses conséquences. Les patriciens et les Liches, placés au sommet, s'effrayaient de l'audace d'un esclave, et se montraient d'avis, la plupart, que la fût appliquée dans toute sa rigueur. Les esclaves foulés aux pieds des privilégiés de Rome, traités par eux comme un vil bétail, frémissaient de terreur et de rage à la pensée que leurs vies étaient à la merci d'un forcené dont ils étaient réputés les complices, s'ils avaient le malheur d'appartenir au maître assassiné. Le peuple, qui formait comme la classe intermédiaire, comptant dans ses rangs de nombreux affranchis, inclinait vers l'indulgence, et voyait de mauvais œil les dispositions des grands.

Le soir, l'ordonnateur des pompes funèbres vint avec le triste cortège de ses noirs licteurs ç accompagnés de trompettes et de pleureuses à gages. Le corps ayant été déposé dans un cercueil de bois de cèdre à huit pans, les plus pioches parents du défunt s'en emparèrent, le mirent sur leurs épaules, et le portèrent, la tète couverte, au tombeau qui lui avait été préparé sur la voie Appienne. C'est là aussi que le bûcher avait été dressé. Derrière le mort venaient les images en cire de ses ancêtres, les marques des dignités dont il avait été revêtu et des magistratures qu'il avait remplies ; ces derniers insignes de la vanité humaine étaient portés sur des lits qui ne servaient qu'à cet usage. Un grand nombre de patriciens suivaient le convoi, et faisaient voir par leur attitude qu'ils se regardaient comme solidaires de la vengeance, et qu'ils étaient peu disposés à se relâcher de l'ancienne rigueur. Durant tout le trajet de la maison mortuaire au bûcher, les parents, les amis, les clients, parmi lesquels se distinguait Veturius, tous avec des flambeaux, poussaient des cris, et rappelaient les vertus du défunt. Les pleureuses hurlaient, s'arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues avec leurs ongles, remplissaient l'air de clameurs, de gémissements, et s'acquittaient consciencieusement de leur métier mercenaire. Le peuple se pressait sur le parcours du cortège, par curiosité, non par sympathie. Arrivé sur le théâtre de la lugubre cérémonie, le convoi s'arrêta. Le cercueil ayant été déposé à terre, les parents, amis et clients se rangèrent autour, dans l'ordre accoutumé et prescrit par les convenances. Le tombeau qui devait renfermer les restes de Pedanius s'élevait non loin de celui de Scipion ; il avait été construit par les ordres mêmes du préfet, et produisait par ses admirables proportions un effet grandiose. Le bûcher, formé de buis de pin, avait été établi tout à côté. Au moment d'accomplir les rites funèbres, on vit s'approcher plusieurs des favoris de César, dont, hier encore, le préfet était le compagnon de plaisir : c'étaient Tigellinus Servilius Tuscus, Senecius, et quelques autres à qui Néron avait prescrit d'assister aux funérailles de Pedanius. Avec eux étaient venus Marcus Plautius, le fils du consulaire et de Pomponia Græcina, et l'affranchi Philoxène. Selon l'usage des grandes familles, avant de procéder à la crémation du corps, un dei plus proches parents prit la parole pour faire l'éloge du défunt. Quand il eut raconté avec emphase les principales actions de sa vie, les dignités dont il avait joui, les honneurs qui avaient rehaussé l'éclat de sa naissance, les amis et les clients du mort répondirent par des acclamations adulatrices, formules de convention qui ne trompaient personne. Le n'ornent étant venu, le corps fut placé sur le bûcher, auquel deux citoyens mirent le feu. Lorsque les chairs furent consumées, on recueillit soigneusement les ossements, on les lava avec du vin, puis on les enferma dans une urne d'argent. A ce moment, l'entrepreneur des pompes funèbres, qui avait dirigé la cérémonie dans tous ses détails, trempa un rameau d'olivier dans un vase d'eau pure, en aspergea trois fois les assistants, et les congédia en prononçant la formule sacramentelle : Ilicet ! Vous pouvez vous retirer ! Ceux-ci, se tournant vers l'urne qui contenait les cendres du défunt, crièrent de toutes leurs forces : Adieu ! adieu ! adieu ! Ils s'approchèrent du fils de Pedanius Secundus, lui offrirent de nouveau leurs compliments de condoléance, et le laissèrent cacher dans le tombeau les restes de son père. Il ne resta auprès du jeune homme que deux amis, Veturius et un autre client. Quand tout fut terminé, le jeune Pedanius reprit tristement le chemin de sa maison, accompagné des quatre personnages que nous venons de nommer. Étant rentré dans sa demeure, il ordonna à son intendant de récompenser généreusement les clients, et Veturius en particulier. Nous devons dire à sa louange que ce jour-là le parasite se souvint des recommandations de Carolia ; il regagna d'assez bonne heure le toit conjugal, et partagea avec sa famille le bénéfice extraordinaire qu'il avait obtenu. L'abondance régna une semaine au pauvre logis ; Veturius regretta bien quelquefois de n'être pas allé dépenser une partie de son gain à la popina ; mais ces regrets furent de courte durée.

Pendant que le fils de Pedanius Secundus rendait les derniers devoirs au malheureux préfet de Rome, le cortège funèbre, dispersé en une multitude de groupes, rentrait dans la ville. Un de ces groupes, composé de Marais Plautius, de l'affranchi Philoxène et de Servilius Tuscus, cheminait en silence, absorbé dans de graves méditations. A la fin, Servilius, qui réfléchissait peut-être pour la première fois de sa vie, dit à ses compagnons de route :

Combien ces cérémonies funèbres sont tristes, amis ! Est-ce donc à cela qu'aboutit notre existence ? la tombe est-elle le dernier terme de la vie humaine ? Ainsi quelques aimées agitées, mêlées de plus de maux que de biens, voilà tout notre partage. Nous apparaissons un instant sur la scène du monde, puis le sommeil éternel vient clore nos paupières.

Ces paroles furent prononcées avec un accent décan-ragé, dénotant une âme qui commençait à se blaser sur les voluptés sensuelles, et que le dégoût était à la veille de saisir. Servilius, un des familiers de Néron, partageait ses orgies, ses débauches ; mais la satiété se faisait sentir au cœur du jeune homme ; il éprouvait de mystérieuses aspirations, une soif de bonheur qu'il désespérait de pouvoir jamais satisfaire. Il avait épuisé les plaisirs de cette terre ; au fond de la coupe qu'il avait saisie avec frénésie, il ne trouvait plus qu'amertume. Mais il était loin do se douter qu'il existait près de sa demeure patricienne des hommes qui connaissaient le chemin d'immortelles félicités,

Pouvez-vous croire sérieusement, Servilius, que tout finisse pour nous au sépulcre ? répondit l'affranchi.

Hélas ! je ne sais. Notre destinée est un problème insoluble.

N'avez-vous pas fréquenté les écoles des philosophes ? En ce moment encore, n'êtes-vous pas en commerce avec les maîtres de la science ?

Oui, sans doute. Je vois Sénèque, le plus illustre d'entre eux. Mais, je le dis avec douleur, cet homme de si grande renommée ne m'a rien appris. La lecture de ses écrits ma confirmé dans tous mes doutes.

Cependant le philosophe, le précepteur, l'ami du prince a écrit des pages magnifiques sur l'immortalité réservée aux âmes vertueuses.

Cela est vrai. Mais ailleurs il dit que ces croyances ne sont que jeu des poètes, que la mort c'est le néant. Sénèque, permettez-moi de le dire, n'est qu'un sceptique, un comédien. Or, quand un homme de cette intelligence n'a pas de convictions, que voulez-vous que je croie, moi, homme de plaisir, comme chacun sait ? Pourquoi envisagerais-je la vie par son côté sérieux, lorsque des hommes qui passent pour graves le sont si peu en de tels sujets. Vous ne prétendez pas, je pense, Philoxène, que j'ajoute foi à ces vieilles fables qui me parlent du Styx, de Caron et de sa barque, de ces myriades de dieux qu'adore le vulgaire ?

Non certainement, je n'y crois pas moi-même. Le système religieux encore eu vigueur parmi nous n'est pas discutable.

Quels sont donc vos sentiments en fait de religion ? que pensez-vous de nos destinées ?

Au moment où Servilius adressait cette question au vieil affranchi, les trois hommes arrivaient au pied du mont Cœlius, sur la pente duquel était bâtie la maison d'Aulus Plautius, où demeurait Marcus. L'affranchi, qui ne voulait pas entamer ces hautes matières, et qui savait d'ailleurs combien Servilius Tuscus était peu préparé à entendre un langage sérieux, se contenta de répondre :

Il serait impossible, Servilius, de traiter à fond aujourd'hui ce sujet. L'heure viendra peut-être où une occasion plus favorable se présentera. Quoi qu'il en soit, je vous le dirai sans feinte : pour ma part j'aspire à d'autres destinées que celles de ce Inonde ; car, j'en suis convaincu, les âmes ne sauraient mourir.

Je serais heureux de le croire avec vous, Philoxène, répliqua Servilius.

Et ils se séparèrent.

 

 

 



[1] Un franc vingt-cinq centimes.

[2] Taverne sale et obscure.

[3] Monnaie romaine.

[4] Corbeille.

[5] Concierge de la porte principale.

[6] Seize mille francs.