HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIX-NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE III — GRECS SICILIENS ET ITALIENS, - AGATHOKLÊS (suite).

 

 

Pendant quelques mois, il semble s’être occupé à des opérations partielles pour étendre la domination carthaginoise d’une extrémité à l’autre de la Sicile (309 av. J.-C.). Mais à la fin il concerta des mesures avec l’exilé syracusain Dêmokratês qui était à la tête d’un corps nombreux de ses compatriotes exilés, en vue de renouveler une attaque contre Syracuse. Sa flotte bloquait déjà le port, et lui actuellement avec son armée que l’on dit être de cent vingt mille hommes, ravagea les terres voisines, dans l’espérance d’affamer les habitants. S’approchant tout près des murs de la cité, il occupa l’Olympieion ou temple de Zeus Olympios, près du fleuve Anapos et de la côte intérieure du Grand Port. De là, — probablement sous la conduite de Dêmokratês et des autres exilés, qui connaissaient bien le terrain, il entreprit par une marche de nuit de gravir le chemin sinueux et difficile de la montagne, dans le dessein de surprendre le fort appelé Euryalos, au point le plus élevé d’Epipolæ, et le sommet occidental des lignes syracusaines de fortification. C’était la même entreprise, à la même heure, et avec le même dessein important, que celle de Demosthenês, pendant le siège athénien, après qu’il eut amené le second armement d’Athènes au secours de Nikias[1]. Même Demosthenês, bien qu’il dirigeât sa marche avec plus de précaution qu’Hamilkar, et qu’il réussît à surprendre le fort d’Euryalos, avait été repoussé avec des pertes désastreuses. En outre, depuis ce temps, ce fort d’Euryalos, au lieu d’être laissé détaché, avait été compris par Denys l’Ancien comme portion intégrante des fortifications de la cité. Il formait le sommet ou point de jonction des deux murs convergents, — l’un bordant la falaise septentrionale, l’autre la falaise méridionale d’Epipolæ[2]. La surprise projetée par Hamilkar, — extrêmement difficile, si même elle était praticable, semble avoir été inhabilement conduite. Elle fut tentée avec une multitude confuse, incapable de cet ordre ferme nécessaire pour des mouvements de nuit. Les troupes s’égaraient dans les ténèbres, se séparèrent, et même se prirent mutuellement pour des ennemis ; tandis que les gardes syracusains d’Euryalos, alarmés par le bruit, les attaquèrent avec vigueur et les mirent en déroute. Leurs pertes, quand elles essayèrent de s’échapper par la pente escarpée, furent prodigieuses, et Hamilkar lui-même, en faisant de vaillants efforts pour les rallier, tomba au pouvoir des Syracusains. Ce qui prêta à cet incident un intérêt particulier, aux yeux d’un Grec pieux, ce fut qu’il servit à expliquer et ! à confirmer la vérité d’une prophétie. Un prophète avait assuré à Hamilkar qu’il souperait ce soir-là à Syracuse ; et cette assurance l’avait en partie enhardi à attaquer, vu qu’on comptait naturellement entrer dans la cité en vainqueur[3]. Dans le fait il prit son repas du soir à Syracuse, accomplissant entièrement l’augure. Immédiatement après on le livra aux parents des victimes du combat, qui le promenèrent d’abord à travers la cité chargé de chaînes, puis lui firent subir les plus cruelles tortures, et finalement le tuèrent. Sa tête fut coupée et envoyée en Afrique[4].

Les pertes et l’humiliation éprouvées dans cette défaite, avec la mort d’Hamilkar, et la discorde qui s’ensuivit entre les exilés sous Deinokratês et les soldats carthaginois ruinèrent complètement l’armée assiégeante. En même, temps, les Agrigentins, profitant de l’affaiblissement tant des Carthaginois que des exilés, se mirent publiquement en avant, se déclarant champions du gouvernement municipal autonome dans toute la Sicile, sous leur propre présidence, contre les Carthaginois d’un côté, et le despote Agathoklês de l’autre. Ils choisirent pour général un citoyen nommé Xenodokos, qui se mit avec vigueur à la tâche de chasser partout les garnisons mercenaires qui tenaient les cités dans la sujétion. Il commença d’abord par Gela, la cité immédiatement contiguë à Agrigente, y trouva un parti de citoyens disposés à l’aider, et conjointement avec eux renversa la garnison d’Agathoklês. Les habitants de Gela, délivrés ainsi, secondèrent sincèrement les efforts qu’il fit pour étendre aux autres les mêmes bienfaits. La bannière populaire proclamée par Agrigente fut si bien accueillie, que beaucoup de cités s’empressèrent de demander son aide pour secouer le joug de la soldatesque dans leurs citadelles respectives, et pour regagner leurs gouvernements libres[5]. Enna, Erbessos, Echetla[6], Leontini et Kamarina furent toutes délivrées ainsi de la domination d’Agathoklês, tandis que d’autres cités furent également affranchies de l’empire des Carthaginois, et se joignirent à la confédération Agrigentine. Le gouvernement établi par Agathoklês à Syracuse n’était pas assez fort pour résister à ces manifestations pleines d’ardeur. Syracuse continua encore à être bloquée par la flotte carthaginoise ; bien que le blocus fût moins efficace, et que les provisions fussent actuellement introduites en plus grande abondance qu’auparavant[7].

L’ascendant d’Agathoklês baissait un peu en Sicile ; mais en Afrique, il était devenu plus puissant que jamais, non sans de périlleux hasards qui à l’occasion le mirent à deux doigts de sa perte. En recevant de Syracuse la tête du prisonnier Hamilkar, il s’avança à cheval tout près du camp des Carthaginois, et la leva en l’air à leurs yeux en triomphe ; ceux-ci se prosternèrent avec respect devant elle ; mais cette vue les jeta dans la consternation et la douleur[8]. Toutefois, tandis qu’ils étaient plongés, ainsi dans le découragement, une étrange vicissitude fût sur le point de mettre leur ennemi dans leurs mains. Une mutinerie violente éclata dans le camp d’Agathoklês à Tunês, à la suite d’une altercation produite par l’ivresse entre son fils Archagathos et un officier ætolien nommé Lykiskos : querelle qui finit par le meurtre du second par le premier. Les camarades de Lykiskos se levèrent en armes avec fureur pour le venger, demandant la tête d’Archagathos. Ils trouvèrent de la sympathie dans toute l’armée, qui saisit l’occasion pour réclamer son arriéré de solde dû encore, choisit de nouveaux généraux, et prit régulièrement possession de Tunês avec ses ouvrages défensifs. Les Carthaginois, informés de cette révolte, envoyèrent immédiatement des députés pour traiter avec les matins, leur offrant des présents considérables et une double solde au service de Carthage. Leur offre fut d’abord si favorablement accueillie, que l’es députés retournèrent avec de confiantes espérances de succès ; alors Agathoklês, comme dernière ressource, se revêtit d’un costume misérable et se mit à la merci des soldats. Il leur adressa un appel pathétique, en les suppliant de ne pas l’abandonner, et même il tira son épée pour se tuer devant eux. Il joua cette scène avec tant d’art que les sentiments des soldats subirent une révolution soudaine et complète. Non seulement ils se réconcilièrent avec lui, mais même le saluèrent avec enthousiasme, le priant de reprendre le costume et les fonctions de général, et lui promettant pour l’avenir une entière obéissance[9]. Agathoklês se rendit avec empressement à l’appel, et il profita de leur nouvelle ardeur pour attaquer sur-le-champ les Carthaginois, qui, ne s’y attendant nullement, furent défaits avec de grandes pertes[10].

Malgré cet échec, les Carthaginois envoyèrent bientôt une armée considérable dans l’intérieur, en vue de reconquérir ou de regagner les tribus nomades mal disposées (308-307 av. J.-C.). Ils eurent un heureux succès dans cette entreprise, mais les Numides étaient en général sans foi et indifférents à l’égard des deux parties belligérantes, et ils ne cherchaient qu’à faire tourner la guerre à leur propre profit. Agathoklês, laissant son fils en qualité de commandant à Tunês, suivit les Carthaginois clans l’intérieur, avec une portion considérable de son armée. Les Carthaginois furent prudents et restèrent dans une forte position. Néanmoins Agathoklês eut assez de confiance pour les attaquer dans leur camp, et après un grand effort et avec des pertes sérieuses de son côté, il remporta une victoire indécise. Toutefois, cet- avantage fut contrebalancé par le fait que, pendant l’action, les Numides assaillirent son camp, tuèrent tous les défenseurs, et enlevèrent presque tous les esclaves et les bagages. La perte du côté carthaginois affecta le plus cruellement les soldats grecs à leur solde ; c’étaient pour la plupart des exilés sous Klinôn et quelques exilés syracusains. Ces hommes se conduisirent avec bravoure et furent tués presque toits, soit pendant la bataille, soit après, par Agathoklês[11].

Cependant, il était actuellement devenu évident, pour ce hardi envahisseur, que la force de résistance possédée par Carthage était trop grande pour qu’il en pût triompher ; — que, tout en l’humiliant et en l’appauvrissant pour le moment, il ne pourrait terminer la guerre d’une manière victorieuse, vu que la cité, elle-même, occupant l’isthme d’une péninsule d’une mer à l’autre et entourée des fortifications les plue solides, ne pouvait être assiégée qu’avec des moyens bien supérieurs aux siens[12]. Nous avons déjà vu que, bien qu’il et gagné des victoires et enlevé un riche butin, il n’avait pu fournir même une paye régulière à ses soldats, dont la fidélité était par conséquent précaire. Il ne pouvait pas non plus espérer de renforts de Sicile, où son pouvoir allait en général en déclinant, bien que Syracuse elle-même fût dans un danger moindre qu’auparavant. Il résolut donc de demander le secours d’Ophellas à Kyrênê, et il envoya Orthôn comme député dans ce dessein[13].

Un des premiers chapitres de cette Histoire[14] a déjà été consacré à Kyrênê et à ce qui a été plus tard appelé la Pentapolis — i. e. les cinq cités grecques voisines, Kyrênê, son port Apollonia, Barka, Teucheira et Hespérides. Par malheur, les informations relativement à ces villes, pendant plus d’un siècle avant Alexandre le Grand, nous font presque complètement défaut. Établis au milieu d’une population de Libyens, dont beaucoup étaient domiciliés avec les Grecs comme compagnons de résidence, ces Kyrénæens avaient adopté maintes habitudes libyennes, en guerre, en paix et en religion ; leur belle race de chevaux, employée tant pour les courses (le chars dans les fêtes que pour les batailles, en était un exemple. Les membres des tribus libyennes, utiles comme voisins, comme serviteurs et comme chalands[15], étaient souvent importuns aussi comme ennemis. En 413 avant J.-C., nous apprenons accidentellement que la ville d’Hespérides fut assiégée par des tribus libyennes et délivrée par quelques hoplites péloponnésiens en route pour Syracuse pendant le siège athénien[16]. Vers 401 avant J.-C. (peu après la fin de la guerre du Péloponnèse), la même cité fut encore si rudement pressée par les mêmes ennemis qu’elle offrit son droit de cité à tout nouveau venu grec qui voudrait l’aider à les repousser. Cette invitation fut acceptée par plusieurs des Messêniens chassés à ce moment même du Péloponnèse et proscrits par les Spartiates ; ils allèrent en Afrique ; mais, finissant par être enveloppés dans une guerre intestine entre les citoyens de Kyrênê, une partie considérable d’entre eux périt[17]. Excepté ces indications chétives, nous n’entendons rien dire au sujet de la Pentapolis gréco-libyenne en rapport avec les affaires grecques avant l’époque, d’Alexandre. Il paraîtrait que le commerce avec les tribus : africaines indigènes, entre les golfes appelés la Grande et la Petite Syrte, était partagé, entre Kyrênê (signifiant la Pentapolis kyrénaïque) et Carthage, — à un point appelé les autels des Philènes, qui servait de limite et était illustré par une légende commémorative ; immédiatement à l’est de ces Autels était Automala, le comptoir le plus occidental de Kyrênê[18]. Nous ne pouvons douter que les relations commerciales et autres, entre Kyrênê et Carthage, les deux grands marchés sur la côte d’Afrique, ne fussent constantes et souvent lucratives, — bien que non pas toujours amicales.

Dans l’année 331 avant J.-C., quand Alexandre victorieux envahit l’Égypte, les habitants de Kyrênê envoyèrent lui offrir des présents et leur soumission, et furent inscrits parmi ses sujets[19]. Nous n’entendons pas parler d’eux jusqu’à la dernière année de la vie d’Alexandre (de 324 à 323 av. J.-C.). Vers cette époque, les exilés de Kyrênê et de Barka, probablement assez enhardis par le rescrit d’Alexandre — proclamé à la fête Olympique de 324 av. J.-C. et ordonnant que tous les exilés grecs, à l’exception de ceux qui étaient coupables de sacrilège, fussent rappelés sur-le-champ —, résolurent d’accomplir leur retour de force. A cette fin, ils appelèrent de Krête un officier nommé Thimbrôn, qui, ayant tué Harpalos après sa faite d’Athènes (comme je l’ai raconté dans un autre chapitre), s’était logé en Krête, avec le trésor, les vaisseaux et les six mille mercenaires amenés d’Asie par ce satrape[20]. Thimbrôn transporta volontiers son armée en Libye pour les secourir, car il avait l’intention d’y conquérir une principauté pour lui-même. Il débarqua près de Kyrênê, défit les forces kyrénæennes en en faisant un grand carnage et se rendit maître d’Apollonia, le port fortifié de cette cité, éloigné d’elle d’environ dix milles (= 16 kilomètres). Les villes de Barka et d’Hespérides se mirent de son côté, de sorte qu’il fut assez fort pour contraindre les Kyrénæens à faire un traité désavantageux. Ils s’engagèrent à payer cinq cents talents, — à lui livrer la moitié de leurs chars de guerre pour ses projets ultérieurs — et à le laisser en possession d’Apollonia. Tout en pillant les marchands dan le port, il déclara son intention de subjuguer les tribus libyennes indépendantes et probablement d’étendre ses conquêtes jusqu’à la ville de Carthage[21]. Toutefois ses plans échouèrent par l’abandon d’un de ses propres officiers, Krêtois nommé Mnasiklês, qui passa aux Kyrénæens et les encouragea à. mettre de côté la récente convention. Thimbrôn, après avoir arrêté ceux des citoyens de Kyrênê qui se trouvaient être à Apollonia, attaqua Kyrênê elle-même ; mais il fut repoussé, et les Kyrénæens furent alors assez hardis pour envahir le territoire de Barka et d’Hespérides. Pour aller au secours de ces deux cités, Thimbrôn se déplaça d’Apollonia ; mais, pendant son absence, Mnasiklês parvint à surprendre ce port important, s’emparant ainsi à la fois de la base des opérations de l’ennemi, de la station pour sa flotte et de tous les bagages de ses soldats. La flotte de Thimbrôn ne pouvait pas être entretenue longtemps sans un port. Les marins, débarquant çà et là pour avoir des vivres et de l’eau, furent interceptés par les Libyens indigènes, tandis que les vaisseaux furent dispersés par des tempêtes[22].

Les Kyrénæens, alors pleins d’espoir, rencontrèrent Thimbrôn en rase campagne et le défirent. Cependant, bien que réduit à la détresse, il parvint à obtenir la possession de Teucheira, port où il appela comme auxiliaires deux mille cinq cents nouveaux soldats, tirés des bandes mercenaires indépendantes dispersées près du cap Tænaros, dans le Péloponnèse. Ce renfort le mit de nouveau en état de livrer bataille. Les Kyrénæens, de leur côté, jugèrent aussi qu’il était nécessaire, de se procurer du secours, en partie chez les Libyens voisins, en partie à Carthage. Ils réunirent une armée, qui, dit-on, était de trente mille hommes, et avec  laquelle ils lui livrèrent bataille en rase campagne. Mais en cette occasion ils furent complètement mis en déroute et perdirent tous leurs généraux et une grande partie de leur armée. Thimbrôn fut alors en pleine veine de succès ; il pressa et Kyrênê et le port avec tant de vigueur que la famine commença à y régner et qu’une sédition éclata parmi les citoyens. Les hommes oligarchiques, chassés par le parti populaire, cherchèrent asile, les uns dans le camp de Thimbrôn, les autres à la cour de Ptolemæos, roi d’Égypte[23].

J’ai déjà mentionné que, dans le partage fait après la mort d’Alexandre, l’Égypte avait été assignée à Ptolemæos. Saisissant avec empressement l’occasion d’y annexer une possession aussi importante que la Pentapolis kyrénaïque, ce chef envoya une force suffisante sous Ophellas pour renverser Thimbrôn et rétablir les exilés. Son succès fût complet. Toutes les cités de la Pentapolis furent réduites ; Thimbrôn, vaincu et poursuivi comme fugitif, fût arrêté dans sa fuite par quelques Libyens et mené prisonnier à Teucheira, ville dont les habitants (avec la permission de l’Olynthien Epikydês, gouverneur pour Ptolemæos) le torturèrent d’abord et ensuite le transportèrent à Apollonia pour y être pendu. Une visite finale de Ptolemæos lui-même régla les affaires de la Pentapolis, qui fut incorporée dans, ses domaines et placée sous le gouvernement d’Ophellas[24].

Ce fût ainsi que la riche et florissante Kyrênê, portion intéressante du monde hellénique jadis autonome, passa comme le reste sous le pouvoir de l’un des diadochi macédoniens (322 av. J.-C.). Comme preuve et garantie de cette, nouvelle souveraineté, nous trouvons élevée dans l’intérieur des murs de la cité une citadelle forte et complètement détachée, occupée par une garnison macédonienne ou égyptienne (comme Munychia à Athènes), et servant de boulevard au vice-roi. Dix ans plus tard (312 av. J.-C.), les Kyrénæens firent une tentative pour s’affranchir, et ils assiégèrent cette citadelle ; mais comme ils furent accablés par une armée et une flotte que Ptolemæos envoya d’Égypte sous Agis[25], Kyrênê passa une fois de plus sous la vice-royauté d’Ophellas[26].

C’est à ce vice-roi qu’Agathoklês envoyait à. ce moment des députés pour invoquer son aide contre Carthage (308-av. J.-C.). Ophellas était un officier de considération et d’expérience. Il avait servi sous Alexandre et, avait épousé une femme athénienne, Euthydikê, — qui descendait en ligne directe de Miltiadês, le vainqueur de Marathôn, et appartenait à une famille encore distinguée à Athènes. En invitant Ophellas à entreprendre en commun la conquête de Carthage, les députés lui proposèrent de garder la ville lui-même, une fois prise. Agathoklês (disaient-ils) désirait seulement renverser la domination carthaginoise en Sicile, sachant bien qu’il ne pouvait occuper cette île conjointement avec une domination africaine.

Ophellas[27] trouva une pareille invitation extrêmement séduisante. Il cherchait déjà l’occasion de s’agrandir vers l’ouest et avait envoyé une expédition nautique d’exploration le long de la côte septentrionale d’Afrique, même à quelque distance autour et au delà du détroit de Gibraltar[28]. De plus, pour tous les aventuriers militaires, tant sur terre que sur mer, l’époque offrait des promesses spéculatives illimitées. Ils avaient sous les yeux non seulement la prodigieuse carrière d’Alexandre lui-même, mais encore les empiétements heureux des grands officiers ses successeurs. Dans le second partage, fait à Triparadeisos, de l’empire alexandrin, Antipater avait assigné à Ptolemæos non seulement l’Égypte et la Libye, mais encore une quantité indéfinie de territoire à l’ouest de la Libye, à acquérir plus tard[29], territoire dont on savait que la conquête avait été parmi les projets d’Alexandre, s’il eût vécu plus longtemps. C’est à cette conquête qu’Ophellas était alors appelé spécialement, soit comme vice-roi, soit comme l’égal de Ptolemæos et indépendant de lui, par l’invitation d’Agathoklês. Ayant appris au service d’Alexandre à ne pas craindre de longues marches, il embrassa là proposition avec empressement. Il entreprit, en partant de Kyrênê, une expédition sur l’échelle la plus vaste. Par les parents de sa femme, il put faire connaître ses projets à Athènes, où aussi bien que dans d’autres parties de la Grèce, ils trouvèrent beaucoup de faveur. A cette époque, les oligarchies établies par Kassandre dominaient non seulement à Athènes, mais en général dans toute la Grèce. Au milieu de la dégradation et des souffrances qui régnaient, il y avait d’amples motifs de mécontentement et aucune liberté de l’exprimer ; aussi se trouva-t-il beaucoup de personnes disposées à accepter du service comme soldats, auprès d’Ophellas ou à s’inscrire dans une colonie étrangère sous ses auspices. Partir sous la protection militaire de  ce chef redoutable, — coloniser la puissante Carthage, que l’on croyait déjà affaiblie par les victoires d’Agathoklês, — s’approprier les richesses, les fertiles propriétés foncières et la position maritime de ses citoyens, — tout cela était un prix bien fait pour séduire des hommes mécontents de leurs patries et mal informés des difficultés qui pouvaient survenir[30].

Nourrissant Cie pareilles espérances, maints colons grecs rejoignirent Ophellas à Kyrênê, quelques-uns même avec leurs femmes et leurs enfants. On dit que le nombre total fut de 10.000. Ophellas les emmena à la tête d’une armée bien équipée de 10.000 fantassins, de 600 cavaliers et de 100 chars de guerre, chaque char portant le conducteur et deux combattants. S’avançant avec ce corps mêlé de soldats et de colons, il arriva en dix-huit jours au poste d’Automala, — le comptoir le plus occidental de Kyrênê[31]. De là il continua sa marche vers l’ouest, le long du rivage, entre les deux Syrtes, en beaucoup de parties désert, sablonneux et sans routes, sans bois et presque sans eau (à l’exception de points particuliers de fertilité), et infesté par des serpents nombreux et venimeux. A un moment, toutes ses provisions se trouvèrent épuisées. Il traversa le territoire des indigènes appelés Lotophagi, près de la Petite Syrte, où l’armée n’eut rien à manger, si ce n’est le fruit du lotus qui y abondait[32]. Ophellas ne rencontra pas d’ennemis, mais les souffrances de toute sorte qu’endurèrent ses soldats, — et naturellement plus encore les colons moins robustes ainsi que leurs familles, — furent pénibles au plus haut point. Après des misères souffertes pendant plus de deux mois, il rejoignit Agathoklês dans le territoire carthaginois. Dans quelle proportion le nombre de ses hommes était-il diminué, nous l’ignorons ; mais ses pertes doivent avoir été considérables[33].

Ophellas ne connaissait guère l’homme dont il avait accepté l’invitation et l’alliance. Agathoklês le reçut d’abord avec les protestations les plus chaleureuses d’attachement, en offrant aux nouveaux venus une hospitalité abondante et en leur fournissant tous les moyens nécessaires pour se rafraîchir et se refaire après leurs souffrances passées (307 av. J.-C.). Après qu’il eut gagné ainsi la confiance et les sympathies favorables de tous, il se mit en devoir de les faire tourner à ses propres desseins. Il réunit soudainement les plus, dévoués de ses propres soldats, et leur dénonça Ophellas comme coupable de comploter contre sa vie. Ces hommes l’écoutèrent avec les mêmes sentiments de rage crédule que témoignèrent les soldats macédoniens quand Alexandre dénonça Philôtas devant eux. Alors Agathoklês les appela aussitôt aux armes, se jeta sur Ophellas à l’improviste, et le tua avec ses défenseurs plus immédiats. Cet acte excita parmi les soldats d’Ophellas l’horreur et l’indignation, non moins que la surprise ; mais Agathoklês réussit enfin à les amener à transiger, en partie. par des prétextes trompeurs, en partie par intimidation ; car cette malheureuse armée, qui restait sans commandant ni dessein arrêté, n’avait pas d’autre ressource que d’entrer à son service[34]. Il se trouva ainsi (comme Antipater après la mort de Leonnatos) maître d’une double armée et délivré d’un rival importun. Les colons d’Ophellas, — plus malheureux encore, puisqu’ils ne pouvaient être d’aucun service à Agathoklês, — furent mis par lui à bord de quelques bâtiments marchands, qu’il expédiait à Syracuse avec du butin. Le temps devenant orageux, beaucoup de ces bâtiments sombrèrent en mer, — quelques-uns furent jetés et brisés sur la côte d’Italie, — et il n’en arriva qu’un petit nombre à Syracuse[35]. Ainsi finit misérablement l’expédition kyrénæenne d’Ophellas, l’un des projets les plus importants et les plus puissants pour une conquête et une colonisation combinées, qui aient jamais été conçus par aucune cité grecque.

Les choses auraient été mal pour Agathoklês si les Carthaginois se fussent trouvés dans le voisinage et prêts à l’attaquer dans la confusion qui suivit immédiatement la mort d’Ophellas. Les choses également auraient tourné plus mal encore pour Carthage, si Agathoklês eût été en position de l’attaquer pendant la terrible sédition qu’excita, presque en même temps, dans ses murs le général Bomilkar[36]. Ce traître (comme nous l’avons déjà dit) avait longtemps caressé le dessein de se faire despote, et il avait guetté une occasion favorable. Après avoir exprès fait perdre la première bataille, — livrée conjointement avec son vaillant collègue Hannon contre Agathoklês, — il avait depuis fait la guerre en vue de son propre projet (ce qui explique en partie les revers continus des Carthaginois) ; il pensa à ce moment que le temps était venu de lever ouvertement l’étendard. Profitant d’une revue de troupes faite dans le quartier de la cité appelée Neapolis, il licencia d’abord le corps des soldats en général, ne conservant auprès de lui qu’une troupe fidèle de 500 citoyens et de 4.000 mercenaires. A leur tête, il tomba ensuite Sur la cité sans défiance ; les hommes étant divisés en cinq détachements, il massacra indistinctement les citoyens sans armes dans les rues, aussi bien que dans la grande place du marché. D’abord, les Carthaginois furent frappés de stupeur et paralysés. Cependant ils reprirent insensiblement courage, se mirent en posture de défense contre les assaillants, les combattirent dans les rues et leur lancèrent des traits du haut des maisons. Après un conflit prolongé, les partisans de Bomilkar se virent vaincus, et furent heureux de profiter de la médiation de quelques citoyens plus âgés. Ils déposèrent leurs armes sous promesse de pardon. La promesse fût fidèlement remplie par les vainqueurs, si ce n’est à l’égard de Bomilkar lui-même, qui fût pendu dans la place du marché, après avoir souffert d’abord de cruelles tortures[37].

Bien que les Carthaginois eussent échappé ainsi à un péril extrême, cependant les effets d’une conspiration si formidable les affaiblirent pendant quelque temps contre leur ennemi du dehors, tandis qu’Agathoklês, d’autre part, renforcé par l’armée de Kyrênê, était plus fort que jamais (307 av. J. –C.). Il en conçut tant d’orgueil, qu’il prit le titre de roi[38], suivant en cela l’exemple des grands officiers macédoniens, Antigonos, Ptolemæos, Seleukos, Lysimachos et Kassandre, le souvenir d’Alexandre étant alors écarté, comme ses héritiers avaient été déjà mis à mort. Agathoklês, déjà maître de presque toutes les villes dépendantes, à l’est et au sud-est de Carthage, se mit en devoir de porter ses armes au nord-ouest de la cité. Il attaqua Utique, — la seconde cité après Carthage en importance, et plus ancienne dans le fait que Carthage elle-même, — située sur le rivage, occidental ou opposé du golfe carthaginois et visible de Carthage, bien qu’éloignée d’elle de vingt-sept milles (= 43 kil. ½ environ) autour du golfe par terre[39]. Les habitants d’Utique étaient jusque-là restés fidèles à Carthage, malgré les revers et les défections d’ailleurs[40]. Agathoklês s’avança dans leur territoire avec une rapidité si inattendue — il avait été jusque-là au sud-est de Carthage, et il se portait alors soudainement vers le nord-ouest de cette cité —, qu’il s’empara des personnes de trois cents des principaux citoyens qui n’avaient pas encore pris la précaution de se retirer dans la ville. Après avoir tenté inutilement de déterminer les habitants à se rendre, il attaqua leurs murs, en attachant devant ses machines à battre en brèche les trois cents prisonniers qu’il avait faits ; de sorte que les citoyens, en lançant des traits pour se défendre, furent contraints de donner la mort à leurs propres compagnons d’armes et à leurs parents. Néanmoins, ils résistèrent à l’attaque avec une résolution inébranlable ; mais Agathoklês trouva moyen de pénétrer de force par une partie faible des murs, et il devint ainsi maître de la cité. Il en fit le théâtre d’un carnage exécuté indistinctement, en massacrant les habitants armés et non armés et en pendant les prisonniers. Il prit en outre la ville d’Hippu-Akra, à environ trente milles (= 48 kilom. ¼), au nord-ouest d’Utique qui, elle aussi, était restée fidèle à Carthage, et qui, à ce moment, après une vaillante défense, éprouva le même traitement sans merci[41]. Les Carthaginois qui, vraisemblablement, n’étaient pas encore remis de leur coup récent, n’intervinrent pas, même pour sauver ces deux villes importantes, de sorte qu’Agathoklês, fortement établi dans Tunês, comme centre d’opérations, étendit sa domination en Afrique plus loin que jamais, tout autour de Carthage, tant sur la côte que dans l’intérieur, tandis qu’il interrompit les approvisionnements de Carthage elle-même, et réduisit les habitants à de grandes privations[42]. Il occupa même et fortifia considérablement une place appelée Hippagreta, entre Utique et Carthage, poussant ainsi ses postes à une courte distance tant à l’est qu’à l’ouest des portes de la ville[43].

Dans cet état prospère de ses affaires africaines, il crut l’occasion favorable pour rétablir son ascendant diminué en Sicile, île dans laquelle il passa donc avec 2.000 hommes, laissant le commandement en Afrique à, son fils Archagathos (306-305 av. J.-C.). Ce jeune homme fut d’abord heureux, et sembla même en voie d’agrandir les conquêtes de son père. Son général Eumachos envahit un vaste cercle de Numidie intérieure ; il prit Tokœ, Phillinê, Meschelæ, Akris et une autre ville portant le même nom d’Hippu-Akra, et il enrichit ses soldats d’un butin considérable. Mais, dans une seconde expédition, où il s’efforça de  porter ses armes plus loin dans l’intérieur, il fut vaincu en attaquant une ville appelée Miltinê, et forcé de se retirer. Nous lisons qu’il traversa une région montagneuse abondante en chats sauvages, — et une autre dans laquelle il y "ait, un grand nombre de singes apprivoisés, vivant de la façon la plus familière dans les maisons avec les hommes, — qui leur faisaient beaucoup de caresses et même les adoraient comme dieux[44].

Toutefois les Carthaginois avaient regagné alors l’harmonie intérieure et le pouvoir d’agir (306 av. J.-C.). Leur sénat et leurs généraux rivalisèrent d’ardeur et de combinaisons pleines de prévoyance contre l’ennemi commun. Ils envoyèrent 30.000 hommes, armée plus considérable qu’ils n’en avaient encore eu en campagne, formant trois camps distincts, sous Hannon, Imilkôn et Adherbal, en partie dans l’intérieur, en partie sur la côte. Archagathos, laissant une garde suffisante à Tunês, s’avança à leur rencontre et partagea aussi son armée en trois divisions, deux sous lui-même et Æschriôn, outre le corps sous Eumachos, dans la région montagneuse. Toutefois, il fut malheureux sur tous les points. Hannon parvint à surprendre la division d’Æschriôn, remporta une victoire complète, où Æschriôn lui-même fut tué avec plus de 4.000 hommes. Imilkôn eut encore plus heureux dans ses opérations contre Eumachos, qu’il fit tomber dans une embuscade par une fuite simulée, et qu’il attaqua avec un tel avantage, que l’armée grecque fut mise en déroute et coupée de toute retraite. Un reste de ces soldats se défendit pendant quelque temps sur une colline voisine ; mais, étant sans eau, ils périrent presque, tous de soif, de fatigue et par l’épée du vainqueur[45].

Ces revers, qui anéantirent deux tiers de l’armée d’Agathoklês, mirent Archagathos dans un sérieux péril (305 av. J.-C.). Il fut obligé de concentrer ses forces dans Tunês, et de rappeler presque tous ses détachements éloignés. En même temps, celles des cités liby-phéniciennes et des tribus libyennes rurales, qui s’étaient auparavant jointes à Agathoklês, se détachèrent actuellement de lui, alors que son pouvoir déclinait évidemment, et firent leur paix avec Carthage. Les généraux carthaginois victorieux établirent des camps fortifiés autour de Tunês, de manière à empêcher les excursions d’Archagathos, tandis qu’avec leur flotte ils bloquèrent son port. Bientôt les provisions manquèrent, et il régna un grand désespoir dans l’armée grecque. Archagathos transmit cette décourageante nouvelle à son père en Sicile, et le pria avec instance de vouloir venir à son secours[46].

La carrière d’Agathoklês en Sicile, depuis son départ d’Afrique, avait été mêlée de succès et de revers, mais en général improductive (306-305 av. J.-C.). Précisément avant son arrivée dans l’île[47], ses généraux Leptinês et Demophilos avaient gagné une importante victoire sur les forces agrigentines commandées par Xenodokos, qui furent mises hors d’état de tenir la campagne. Ce désastre fut un fatal découragement tant pour les Agrigentins que pour la cause qu’ils avaient épousée comme champions, — à savoir, un gouvernement municipal libre et autonome avec une confédération sur le pied d’égalité pour une défense personnelle, sous la présidence d’Agrigente[48]. Les cités éloignées, confédérées avec Agrigente, furent- laissées sans protection militaire et exposées aux attaques de Leptinês, qu’animait et fortifiait la récente arrivée, de son maître Agathoklês. Ce despote débarqua à Sélinonte, — soumit Hêrakleia, Therma et Kephaloidion, sur la côte septentrionale de la Sicile ou auprès, — ensuite il se rendit à Syracuse, en traversant l’intérieur de l’île. En route, il attaqua Kentoripa, où il avait quelques partisans, mais il fut repoussé avec perte. A Apollonia[49], il fut également malheureux dans sa première tentative ; mais, rempli de mortification, il reprit l’assaut le lendemain, et, à la fin, avec de grands efforts, emporta la ville. Pour venger ses pertes, qui avaient été sérieuses, il massacra la plus grande partie des citoyens et livra la ville au pillage[50].

De là il se rendit à Syracuse, qu’il revit alors après une absence de (apparemment) plus de deux ans passés en Afrique (306-305 av. J.-C.). Pendant tout cet intervalle, le port syracusain avait été surveillé par une flotte carthaginoise, qui empêchait l’entrée des provisions et causait une disette partielle[51]. Mais il n’y avait pas d’armée de blocus sur terre, et l’empire d’Agathoklês, soutenu comme il l’était par son frère Antandros et par ses forces mercenaires, n’avait pas été du tout ébranlé. Son arrivée inspira un nouveau courage à ses partisans et à ses soldats, taudis qu’elle répandait la terreur dans la plus grande partie de la Sicile. Afin de lutter contre l’escadre de blocus carthaginoise, il fit des efforts pour se procurer l’aide maritime des ports tyrrhéniens en Italie[52], tandis que sur terre ses forces étaient actuellement prépondérantes, — grâce à la récente défaite et au courage abattu des Agrigentins. Mais ses espérances furent arrêtées soudainement par le mouvement entreprenant de son ancien ennemi, — l’exilé syracusain Deinokratês, qui fit profession de reprendre cette politique généreuse que les Agrigentins avaient tacitement laissé tomber — en s’annonçant comme le champion d’un gouvernement municipal autonome et d’une confédération sur le pied d’égalité dans toute la Sicile. Deinokratês reçut l’adhésion empressée de la plupart des cités appartenant à la confédération agrigentine, — qui toutes furent alarmées en voyant que la faiblesse ou les craintes de la cité présidente les avaient laissées sans protection contre Agathoklês. Il fut bientôt à la tète d’une puissante armée, forte de 20.000 fantassins et de 1.500 chevaux. De plus, une partie considérable de son armée se composait non de milice citoyenne, mais de soldats exercés, exilés pour la plupart, chassés de leurs patries par les divisions et les violences de l’époque d’Agathoklês[53]. Pour des desseins militaires, lui et ses soldats avaient beaucoup plus d’énergie et de force que n’en avaient eu les Agrigentins sous Xenodokos. Non seulement il tint la campagne contre Agathoklês, mais plusieurs fois il lui offrit la bataille, que le despote ne se sentit pas assez de confiance pour accepter. Agathoklês ne put faire plus que de se maintenir dans Syracuse, tandis que les cités siciliennes en général furent mises à l’abri de ses agressions.

Au milieu de cette marche malheureuse des affaires en Sicile, Agathoklês reçut des messagers de son fils, qui lui annoncèrent les défaites essuyées en Afrique. Se préparant immédiatement à retourner dans ce pays, il fut assez heureux pour obtenir un renfort de vaisseaux de guerre tyrrhéniens, qui le mirent à même de vaincre l’escadre de blocus carthaginoise à l’entrée du port de Syracuse. Le passage libre en Afrique lui fut assuré ainsi, en même temps que d’amples renforts de provisions aux Syracusains[54]. Bien qu’il fût hors d’état de combattre Deinokratês en rase campagne, sa récente victoire navale enhardit Agathoklês à envoyer Leptinês avec une armée pour envahir les Agrigentins, — les rivaux jaloux, plutôt que les alliés, de Deinokratês. L’armée agrigentine, — sous le général Xenodokos, que Leptinês avait défaite auparavant, — se composait dune milice de citoyens réunis pour l’occasion, tandis que les mercenaires d’Agathoklês, conduits par Leptinês, avaient fait des armes un métier, et étaient habitués à combattre aussi bien qu’à supporter les fatigues[55]. Ici, comme ailleurs en Grèce, nous voyons le citoyen à l’âme énergique et patriotique écrasé par le soldat de profession, et réduit à opérer seulement comme instrument obséquieux pour des détails administratifs.

Xenodokos, qui connaissait l’infériorité de cette armée agrigentine, répugnait à hasarder une bataille, Poussé à cette imprudence par les sarcasmes de ses soldats, il fût défait une seconde fois par Leptinês, et redouta tellement la colère des Agrigentins, qu’il crut prudent de se retirer à Gela. Après une période de réjouissances, pour ses récentes victoires sur terre aussi bien que sur mer, Agathoklês passa en Afrique, où il trouva son fils, avec l’armée à Tunês qui était dans un extrême désespoir, souffrait de grandes privations, et que le manque de paye était sur le point de pousser à une mutinerie. Elle montait encore à. 6,000 mercenaires, à 6.000 Gaulois, Samnites et Tyrrhéniens, — à 1.500 cavaliers — et à pas moins de 6.000 chars de guerre libyens (si ce chiffre est exact). Il y avait aussi un corps nombreux d’alliés libyens, perfides serviteurs du moment, guettant le changement de la fortune. Les Carthaginois, qui occupaient des camps retranchés dans le voisinage de Tunês et qui avaient d’abondantes provisions, attendirent patiemment les effets destructifs des privations et des souffrances sur leurs ennemis. La position d’Agathoklês, était si désespérée, qu’il fût forcé de s’avancer et de combattre. Après avoir essayé en vain d’attirer les Carthaginois dans la plaine, il finit par les attaquer dans toute la force de leurs retranchements. Mais, en dépit des efforts les plus énergiques, ses troupes furent repoussées avec un grand massacre et refoulées dans leur camp[56].

La nuit qui suivit cette bataille fut une scène de désordre et de terreur panique dans les deux camps, même dans celui des Carthaginois victorieux. Ces derniers, suivant les commandements de leur religion, impatients de faire aux dieux leurs remerciements sentis au fond du cœur pour cette grande victoire, leur sacrifièrent comme offrande de choix les plus beaux des prisonniers faits sur l’ennemi[57]. Pendant cette opération, la tente ou tabernacle consacré aux dieux, qui touchait à l’autel aussi bien qu’à la tente du général, prit feu accidentellement. Les tentes n’étant formées que e poteaux de bois, liés par un chaume de, foin ou de paille, tant sur le toit que sur les côtés, — le feu se répandit rapidement et tout le camp fut brûlé, avec beaucoup de soldats qui tentèrent d’arrêter l’incendie. La terreur que causa cette catastrophe fut si grande, que l’armée carthaginoise tout entière se dispersa pour le moment, et Agathoklês, s’il eût été prêt, aurait pu la détruire. Mais il se trouva qu’à la même heure, son propre camp fut jeté dans une extrême confusion, par un accident différent, qui rendit ses soldats incapables d’être mis en mouvement[58].

Sa position à Tunês était actuellement devenue désespérée (305 av. J.-C.). Ses alliés libyens s’étaient tous déclarés contre lui après la récente défaite. Il ne pouvait ni continuer d’occuper Tunês, ni emmener ses troupes en Sicile, car il n’avait que peu de navires, et les Carthaginois étaient maîtres de la mer. Se voyant sans ressources, il résolut de s’embarquer secrètement avec son plus jeune fils, Herakleidês, en abandonnant Archagathos et l’armée à leur sort. Mais Archagathos et les autres officiers, soupçonnant son dessein, étaient parfaitement résolus à ne pas laisser ainsi s’échapper et les trahir l’homme qui les avait amenés à la ruine. Quand Agathoklês fut sur le point de s’embarquer, il se vit guetté, arrêté et retenu prisonnier par les soldats indignés. Toute la -ville devint alors une scène de désordre et de tumulte, aggravée par le bruit que, l’ennemi s’avançait pour les attaquer. Au milieu de l’alarme générale, les gardes auxquels on avait confié Agathoklês, croyant ses services indispensables à la défense, l’amenèrent encore chargé de chaînes. Quand les soldats le virent dans cet état, leur sentiment à soli égard revint de nouveau à la pitié et à l’admiration, nonobstant sa désertion projetée ; de plus, ils comptèrent sur sa direction pour résister à l’attaque qui les menaçait. D’une seule voix, ils invitèrent les gardes à lui enlever ses chaînes et à le laisser libre. Agathoklês se trouva de nouveau en liberté. Mais, insensible à tout, si ce n’est à sa propre sûreté personnelle, il se déroba bientôt, sauta inaperçu dans un esquif, avec quelques hommes qui le suivaient, mais sans ni l’un ni l’autre de ses fils, — et fut assez heureux, malgré un temps orageux de novembre, pour arriver sur la côte de Sicile[59].

La fureur des soldats fut si terrible quand ils découvrirent qu’Agathoklês avait accompli sa désertion, qu’ils tuèrent ses deux fils, Archagathos et Herakleidês. Il ne leur restait pas d’autre ressource que d’élire de nouveaux généraux et de faire avec Carthage les meilleures conditions possibles. Ils formaient encore une armée formidable, qui avait en son pouvoir diverses autres villes outre Tunês, de sorte que les Carthaginois, délivrés de toute crainte d’Agathoklês, jugèrent prudent d’accorder une capitulation facile. On convint que toutes les villes seraient rendues aux Carthaginois, en échange d’une somme de 300 talents ; que ceux des soldats qui voudraient entrer au service de Carthage en Afrique seraient reçus à solde entière ; mais que ceux qui préféraient retourner en Sicile y seraient transportés, avec permission de résider dans la ville carthaginoise de Solonte. C’est sous ces conditions que la convention fut conclue et l’armée définitivement détruite. Cependant, quelques-unes des garnisons grecques qui avaient leurs quartiers dans des postes détachés, étant assez hardies pour refuser la convention et résister, furent assiégées et prises par farinée carthaginoise. Leurs commandants furent mis en croix, et les soldats condamnés aux travaux de la campagne, comme esclaves chargés de fers[60].

Telle fut l’issue misérable de l’expédition d’Agathoklês en Afrique, après un intervalle de quatre années depuis le moment qu’il avait débarqué. Les vana mirantes[61], qui cherchaient des coïncidences curieuses (probablement Timée), firent remarquer que sa fuite définitive, avec le meurtre de ses deux fils, s’effectua exactement le même jour de l’année qui suivit la mort d’Ophellas, assassiné par son ordre[62]. Des écrivains anciens vantent, avec beaucoup de raison, l’idée hardie et frappante de transporter la guerre en Afrique, au moment même où il était assiégé dans Syracuse par une armée carthaginoise supérieure. Mais, tout en admettant l’esprit de ressources, le talent et l’énergie militaires d’Agathoklês, nous ne devons pas oublier que son succès en Afrique fut considérablement secondé par la conduite perfide du général carthaginois Bomilkar, — coïncidence accidentelle sous le rapport du temps. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’Agathoklês, négligea l’occasion de profiter de son premier succès, à un moment où les Carthaginois auraient probablement acheté son évacuation de l’Afrique en lui faisant des concessions considérables en Sicile[63]. Il persista imprudemment dans la guerre, bien que la conquête complète de Carthage dépassât ses forces, — et bien qu’il fût encore plus au-dessus de ses forces de poursuivre une guerre efficace, simultanément et pendant longtemps, en Sicile et en Afrique. Les sujets africains de Carthage n’étaient pas attachés à cette ville, mais ils ne furent pas non plus attachés à Agathoklês, — et, à la longue, ils ne lui firent aucun bien sérieux. Agathoklês est un homme de force et de fraude, — consommé dans l’usage de l’une et de l’autre. Toute sa vie est une série d’aventures heureuses et de coups d’adresse hardie pour se tirer de difficultés, mais il manque en lui tout plan général déterminé à l’avance, ou tout cercle mesuré d’ambition auquel il eût pu faire servir ces exploits isolés.

Après avoir traversé la mer en quittant l’Afrique, Agathoklês débarque à l’extrémité occidentale de la Sicile, près de la ville d’Egesta, qui était à ce moment alliée avec lui. Il envoya chercher un renfort à Syracuse. Mais il était dans un cruel besoin d’argent ; il soupçonna où prétendit soupçonner les Egestæens de désaffection. Conséquemment, quand il reçut ses nouvelles forces, il les employa à commettre un massacre et un pillage révoltants à Egesta. La ville contenait, dit-on, 10.000 citoyens. Agathoklês fit tuer, pour la plupart, les gens pauvres ; il fit cruellement torturer les plus riches, et même torturer et mutiler leurs femmes, pour les forcer à révéler leurs richesses cach6es ; on transporta en Italie les enfants des deux sexes, et on les y vendit comme esclaves aux Brutiens. La population primitive étant ainsi presque entièrement extirpée, Agathoklês changea le nom de la ville en celui de Dikæopolis, en l’assignant comme résidence à ceux des déserteurs qui pourraient le rejoindre[64]. Cette atrocité, plus convenable à l’Afrique[65] qu’à la Grèce (où il n’est presque pas parlé de la mutilation de femmes), fut probablement la manière dont soit sauvage orgueil obtint une sorte de satisfaction par représaille pour la calamité et l’humiliation qu’il avait récemment subies en Afrique. C’est sous l’empire du même sentiment qu’il accomplit un autre acte sanglant à Syracuse. Après avoir appris que les soldats qu’il avait abandonnés à Tunês avaient après son départ mis à mort ses deux fils, il donna ordre à Antandros, son frère (vice-roi de Syracuse), de massacrer tous les parents de ceux des Syracusains qui avaient servi sous lui dans l’expédition d’Afrique. Cet ordre fut exécuté par Antandros (nous assure-t-on) exactement et à la lettre. Les bourreaux d’Agathoklês n’épargnèrent ni âge ni sexe, — ni grand-père ni petit-enfant, — ni épouse ni mère. Nous pouvons être sûrs que leurs biens furent pillés en même temps ; on ne parle pas de mutilations[66].

Cependant Agathoklês essaya de conserver sort empire sur les villes siciliennes qui lai restaient ; mais ses cruautés aussi bien que ses revers avaient produit un sentiment de grande aversion contre lui, et même son général Pasiphilos se révolta pour rejoindre Deinokratês. Cet exilé était alors à la tète d’une armée qui montait, dit-on, à 20.000 hommes, les forces militaires les plus formidables en Sicile ; de sorte qu’Agathoklês, sentant l’insuffisance de ses propres moyens, envoya demander la paix et offrir des conditions séduisantes. Il déclara qu’il était prêt à évacuer complètement Syracuse, et à se contenter de deux villes maritimes sur la côte septentrionale de l’île, — Terma et Kephaloidion, — si l’on voulait les assigner à ses mercenaires et à lui-même. Cette proposition fournissait à Deinokratês et aux autres exilés syracusains l’occasion d’entrer dans Syracuse et de rétablir le gouvernement municipal libre. Si Deinokratês eût été un autre Timoleôn, la cité aurait pu acquérir et goûter le nouveau bonheur d’une autonomie et d’une -prospérité temporaires, mais son ambition était complètement égoïste. En qualité de commandant de cette armée considérable, il jouissait d’une position qui lui assurait une puissance et une licence qu’il n’était pas vraisemblable qu’il obtînt sous le gouvernement municipal rétabli à Syracuse. Il éluda donc la proposition d’Agathoklês, en demandant des concessions plus grandes encore, jusqu’à ce qu’enfin les exilés syracusains de sa propre armée (excités en partie par des émissaires d’Agathoklês lui-même) commençassent à soupçonner ses projets égoïstes et à chanceler dans leur fidélité à son égard. Pendant ce temps là, Agathoklês, repoussé par Deinokratês, s’adressa aux Carthaginois, et conclut avec eux un traité qui leur rendait on leur garantissait toutes les possessions dont ils avaient jamais joui en Sicile. En récompense de cette concession, il reçut d’eux une somme d’argent et une provision considérable de blé[67].

Délivré des Carthaginois comme ennemis, Agathoklês osa bientôt s’avancer contre  l’armée de Deinokratês. Ce dernier était, à la vérité, très supérieur en force, mais beaucoup de ses soldats étaient actuellement tièdes ou mal disposés, et Agathoklês avait établi parmi eux des correspondances sur lesquelles il pouvait compter. A une grande bataille livrée près de Torgium, un grand nombre d’entre eux passèrent à Agathoklês, et lui donnèrent une victoire complète. L’armée de Deinokratês fut entièrement dispersée. Peu après, un corps considérable de cette armée (4.000 ou 7.000 hommes, suivant des assertions différentes) se rendit au vainqueur à conditions. Aussitôt que ces hommes eurent livré leurs armes, Agathoklês, sans égard pour la convention, les fit entourer par sa propre armée et massacrer[68].

Il paraîtrait que la récente victoire avait été le résultat d’un pacte secret de trahison entre Agathoklês et Deinokratês, et que les prisonniers massacrés par Agathoklês étaient ceux dont Deinokratês désirait se débarrasser comme mécontents ; car, immédiatement après la bataille il s’opéra entre eux deux une réconciliation. Agathoklês admit Deinokratês comme une sorte d’associé dans son despotisme, tandis que ce dernier, non seulement apporta dans l’association tous les moyens militaires et tous les postes fortifiés qu’il avait mis deux ans à acquérir, mais encore livra à Agathoklês le général révolté Pasiphilos, avec la ville de Gela occupée par ce général. On signale comme fait singulier, qu’Agathoklês, généralement sans foi et sans scrupules à l’égard de ses amis et de ses ennemis, entretint les meilleurs rapports de bonne intelligence et de confiance avec Deinokratês jusqu’à la fin de sa vie[69].

Le despote avait regagné actuellement tout pouvoir à Syracuse avec l’empire sur une grande partie de la Sicile (303 av. J.-C). Le reste de son existence agitée fût consacré à des opérations d’hostilité ou de pillage contre des ennemis plus septentrionaux, — les îles Liparæennes[70], — les cités italiennes et les Brutiens, — l’île de Korkyra. Nous ne pouvons pas suivre ses opérations en détail. Il fut menacé d’une attaque formidable[71] par le prince spartiate Kleonymos, que les Tarentins appelèrent à leur aide contre les Lucaniens et les Romains. Mais Kleonymos trouva assez à s’occuper ailleurs sans visiter la Sicile. Il réunit une armée considérable sur la côte d’Italie, entreprit des opérations avec succès contre les Lucaniens, et pût même la ville de Thurii. Mais les Romains, qui poussaient alors leur intervention môme jusqu’au golfe de Tarente, le chassèrent et reprirent la ville ; de plus, sa propre conduite fut si tyrannique et si dissolue, qu’il s’attira une haine universelle. En revenant d’Italie à Korkyra, Kleonymos se rendit maître de cette île importante, avec l’intention de l’employer comme base d’opérations et contre la Grèce et contre l’Italie[72]. Toutefois il échoua dans diverses expéditions tant dans le golfe de Tarente que dans l’Adriatique. Demêtrios Poliorkêtês et Kassandre essayèrent tous les deux de conclure une alliance avec lui, mais en vain[73]. A une période subséquente, Korkyra fut assiégée par Kassandre avec des forces navales et militaires considérables. Kleonymos se retira (ou peut-être s’était-il retiré antérieurement) à Sparte. Kassandre, après avoir réduit l’île à de grands embarras, était sur le point de la prendre, lorsqu’elle fut délivrée par Agathoklês avec un puissant armement. Ce despote était engagé dans des opérations sur la côte d’Italie contre le Brutiens, quand on le sollicita de secourir Korkyra ; il détruisit la plus grande partie de la flotte macédonienne, puis il s’empara de l’île pour lui-même[74]. En revenant de cette expédition victorieuse sur la côte d’Italie, où il avait laissé un détachement de ses mercenaires liguriens et toscans, on lui apprit que ces mercenaires s’étaient montrés turbulents pendant son absence, en réclamant la solde qui leur était due par son petit-fils Archagathos. Il les fit tous tuer au nombre de 2.000[75].

Autant que nous pouvons suivre les événements des dernières années d’Agathoklês, nous le voyons s’emparer des, villes de Krotôn et d’Hipponia en Italie, établir une alliance avec Demêtrios Poliorkêtês[76], et donner sa fille Lanassa en mariage au jeune Pyrrhus, roi d’Épire (300-289 av. J.-C.). A l’âge de soixante-douze ans, encore dans la plénitude de sa -vigueur aussi bien que de sa puissance, il projetait une nouvelle expédition contre les Carthaginois d’Afrique, avec deux cents des plus grands vaisseaux de guerre, lorsque sa carrière fut terminée par une maladie et par des ennemis domestiques.

Il déclara comme successeur futur de sa domination son fils, nommé Agathoklês ; mais Archagathos, son petit-fils (fils d’Archagathos qui avait péri en Afrique), jeune prince de qualités plus remarquables, avait déjà été désigné pour le commandement le plus important, et il était à ce moment à la tète d’une armée près d’Ætna. Le vieil Agathoklês, désirant assurer plus de force à son futur successeur, envoya son fils favori Agathoklês à Ætna, avec un ordre écrit qui enjoignait à Archagathos de lui remettre le commandement. Archagathos, qui n’était nullement disposé à obéir, invita à un banquet son oncle Agathoklês et le tua, puis il combina l’empoisonnement de son grand-père, le vieux despote lui-même. L’instrument de ce projet fut Mænôn, citoyen d’Egesta, réduit à l’esclavage à l’époque où Agathoklês massacra la plus grande partie de la population égestæenne. La beauté de sa personne lui procura une grande faveur auprès d’Agathoklês ; mais il n’avait jamais oublié, et il avait toujours désiré venger l’outrage sanglant fait à ses concitoyens. Pour l’accomplissement de ce dessein, Archagathos lui donna une occasion à ce moment, avec la promesse de le protéger. En conséquence, il empoisonna Agathoklês, nous dit-on, au moyen d’une plume imprégnée de poison, qu’il lui remit pour nettoyer ses dents après dîner[77]. En combinant les divers récits, il semble probable qu’Agathoklês était malade à ce moment, — que cette maladie a pu être la raison qui lui fit désirer fortifier la position de son successeur désigné, — et que sa mort fut autant l’effet de sa maladie que du poison. Archagathos, après avoir tué son oncle, semble, au moyen de son armée, s’être rendu maître réel de la puissance Syracusaine, tandis que le vieux despote, sans défense sur son lit de douleur, ne put faire plus que de pourvoir à la sûreté le son épouse, — l’Egyptienne Theoxena, et de ses deux jeunes enfants, en les envoyant à Alexandrie sur un vaisseau, avec tous ses trésors précieux qui pouvaient se transporter. Après avoir assuré cet objet, au milieu de l’extrême douleur de ceux qui l’entouraient, il expira[78].

Les grandes lignes du caractère d’Agathoklês sont bien marquées. Il était de la trempe de Gelôn et de, Denys l’Ancien, — c’était un soldat de fortune qui s’éleva des plus humbles commencements au faîte de la puissance politique, — et qui, pour acquérir aussi bien que pour conserver cette puissance, déploya une énergie, une persévérance et un esprit de ressources militaires tels, qu’ils ne furent dépassés par personne, même par aucun des généraux formés à l’école d’Alexandre. C’était un adepte dans cet art, auquel visaient tous les hommes ambitieux de son temps, — l’emploi de soldats mercenaires pour l’anéantissement de la liberté politique et de la sécurité à l’intérieur, et pour l’agrandissement au dehors au moyen du pillage. J’ai déjà mentionné l’opinion exprimée par Scipion l’Africain, — à savoir, que Denys l’Ancien et Agathoklês étaient les hommes d’action les plus audacieux, les plus sagaces et les plus capables qu’il connût[79]. Séparément de ce génie entreprenant, employé au service d’une ambition personnelle illimitée, nous ne connaissons d’Agathoklês que des dispositions sanguinaires, perfides et atroces, attributs dans lesquels il surpasse tous ses contemporains connus et presque tous ses prédécesseurs[80]. Nonobstant sa perfidie  souvent prouvée, il semble avoir eu une gaieté et une apparente simplicité de manières (ce que l’on raconte également de César Borgia) qui amusaient les gens, les rendaient sans défiance et les jetaient perpétuellement dans ses piéges[81].

Toutefois, Agathoklês, bien qu’il fût au nombre des plus mauvais d’entre les Grecs, était cependant un Grec. Pendant son gouvernement de trente-deux ans, la marche des événements en Sicile continua d’être sous l’influence hellénique, sans l’intervention prépondérante d’aucune puissance étrangère. Le pouvoir d’Agathoklês, il est vrai, reposait principalement sur des mercenaires étrangers, mais il en avait été de même pour celui de Denys et de Gelôn avant lui, et lui, aussi bien qu’eux, soutînt avec vigueur l’ancienne lutte contre la puissance carthaginoise dans l’île. L’histoire grecque en Sicile continue ainsi jusqu’à la mort d’Agathoklês, mais elle ne continue pas plus longtemps. Après sa mort, le pouvoir et les intérêts helléniques deviennent incapables de se soutenir seuls, et ils tombent dans une position secondaire et subordonnée : des étrangers en abusent ou se les disputent. Syracuse et les autres cités passèrent d’un despote à un autre, et elles furent déchirées par des discordes que causa la foule des mercenaires étrangers qui avaient obtenu un pied chez elles. En même temps, les Carthaginois redoublèrent d’efforts en vu de pousser leurs conquêtes dans l’île, sans trouver aucune résistance intérieure suffisante, de sorte qu’ils auraient pris Syracuse, et se seraient rendus maîtres de la Sicile, si Pyrrhus, roi d’Épire (gendre d’Agathoklês), ne fût intervenu pour arrêter leurs progrès. Désormais, les Grecs de la Sicile deviennent un prix qui sera disputé, — d’abord, entre les Carthaginois et Pyrrhus, — ensuite, entre les Carthaginois et les Romains[82], jusqu’à ce qu’enfin ils soient réduits à l’état de sujets de Rome, producteurs de blé pour la plèbe romaine, clients sous le patronage des Marcelli romains, victimes de la rapacité de Verrès, et suppliants en vue d’obtenir l’appui de l’éloquence de Cicéron. L’historien de la Hellas agissant par elle-même les perd de vue à la mort d’Agathoklês.

 

 

 



[1] V. tome X, ch. 5, de cette Histoire, avec le second plan annexé à ce volume.

[2] Pour une description de la fortification ajoutée à Syracuse par Denys l’Ancien, voir tome XVI, ch. 2 de cette Histoire, et le plan page 130.

[3] Diodore, XX, 29, 30. Cicéron (Divinat., I, 24), mentionne cette prophétie et la manière dont elle fut accomplie ; mais il donne une version un peu différente des événements qui précédèrent, la capture d’Hamilkar.

[4] Diodore, XX, 30.

[5] Diodore, XX, 31.

[6] Enna est presque dans le centre de la Sicile ; Erbessos n’est pas loin au nord-est d’Agrigente ; Polybe (I, 15) place Echetla à mi-chemin entre le domaine de Syracuse et celui de Carthage.

[7] Diodore, XX, 32.

[8] Diodore, XX, 33.

[9] Cf. la description dans Tacite, Histoires, II, 29, de la mutinerie qui éclata dans l’armée de Vitellius, commandée par Fabius Valens, à Ticinum.

Lorsque Valens, ayant fait avancer ses licteurs pour réprimer la sédition, est assailli lui-même et poursuivi à coups de pierres. — (Bientôt les sentiments changent, grâce à l’artifice adroit d’Alphenus Varus, préfet du camp) ; — alors : le silence et la résignation, bientôt suivis de prières et de larmes, demandaient grâce pour eux. Mais lorsque Valens dans un indigne appareil, les yeux en pleurs, et vivant, lui qu'ils croyaient mort, parut à leurs regards, sa vue excita la joie, l'attendrissement, l'enthousiasme. La multitude va d'un excès à l'autre : dans leurs nouveaux transports ils le louent, le félicitent, et le portent, environné des drapeaux et des aigles, sur son tribunal.

[10] Diodore, XX, 34.

[11] Diodore, XX, 39.

[12] Diodore, XX, 59.

[13] Diodore, XX, 40.

[14] V. tome X, ch. 9.

[15] Voir Isocrate, Or. IV (Philipp.), s. 6, où il parle de Kyrênê comme d’un lieu judicieusement choisi pour une colonisation, les indigènes du voisinage n’étant pas dangereux, mais bons pour servir de voisins obéissants et d’esclaves.

[16] Thucydide, VII, 50.

[17] Pausanias, IV, 26 ; Diodore, XIV, 34.

[18] Strabon, XVII, p. 836 ; Salluste, Bell. Jugurtha, p. 126.

[19] Arrien, VII, 9, 12 ; Quinte-Curce, IV, 7, 9 ; Diodore, XVII, 49. — On dit que les habitants de Kyrênê (la date exacte est inconnue) demandèrent à Platon de faire des lois pour eux, mais que le philosophe refusa. Voir Thrige, Histor. Cyrênês, p. 191. Nous serions content que cette assertion fût mieux attestée.

[20] Diodore, XVII, 108 ; XVIII7 19. Arrien, De Rebus post Alex., VI, ap. Phot., Cod. 92 ; Strabon, XVII p. 837.

[21] Diodore, XVIII, 19.

[22] Diodore, XVII, 20.

[23] Diodore, XVIII, 21.

[24] Arrien, De Rebus post Alex., VI, ap. Phot., Cod. 92 ; Diodore, XVIII, 21 ; Justin, XIII, 6, 20.

[25] Diodore, XIX, 79.

[26] Justin (XXII, 7, 4) appelle Ophellas rex Cyrenarum ; mais il n’est nullement probable qu’il fût devenu indépendant de Ptolemæos, — comme le suppose Thrige (Hist. Cyrênês, p. 214). L’expression de Plutarque (Demetrius, 14), Όφέλλα τώ άρξαντι Κυρήνης, n’implique pas nécessairement une autorité indépendante.

[27] Diodore, XX, 40.

[28] Par une allusion de Strabon faite incidemment (XVII, p. 826), nous apprenons ce fait, — qu’Ophellas avait relevé toute la côte de l’Afrique septentrionale, jusqu’au détroit de Gibraltar, et autour des anciennes colonies phéniciennes sur la côte occidentale du Maroc moderne. Quelques critiques éminents (Grosskurd entre autres) rejettent la leçon de Strabon, — άπό τοΰ Όφελα (ou Όφέλλα) περιπλοΰ, qui est appuyée par un très grand nombre des plus importants MSS. Mais je ne sens pas la force de leurs raisonnements, et la leçon qu’ils voudraient substituer n’a rien qui la recommande. A mon avis, Ophellas, gouvernant la Kyrénaïque et concevant des désirs de conquêtes dans l’ouest, était un homme d’un caractère à ordonner et capable d’effectuer un examen de la côte africaine septentrionale. La connaissance de ce fait peut avoir engagé Agathoklês à s’adresser à lui.

[29] Arrien, De Rebus post Alex., 34, ap. Photium, Cod. 92.

[30] Diodore, XX, 40. — Quant au grand, encouragement offert à des colons, lorsqu’un puissant État était sur le point de fonder une nouvelle colonie, voir Thucydide, III, 93, au sujet de Hêrakleia Trachinia.

[31] Diodore, XX, 41.

[32] Théophraste, Hist. Plant., IV, 3, p. 127, éd. Schneider. — Le philosophe dut apprendre ce fait de quelques-uns des Athéniens qui prirent part à l’expédition.

[33] Diodore, XX, 42. Voir la description frappante des misères de cette même marche, faite par Caton et ses troupes romaines après la mort de Pompée, dans Lucain, Pharsale, IX, 882-940. — La marche entière d’Ophellas doit (je pense) avoir duré plus de deux mois ; probablement Diodore ne parle que de la portion la plus pénible ou celle du milieu, quand il dit : — Κατά τήν όδοιπορίαν πλεϊον ή δύο μήνας κακοπαθήσαντες, etc. (XX, 42).

[34] Diodore, XX, 42 ; Justin, XXII, 7.

[35] Diodore, XX, 44.

[36] Diodore, XX, 43.

[37] Diodore, XX, 44 ; Justin, XXII, 7. Cf. la description faite par Appien (Punica, 138) de la manière désespérée dont les Carthaginois se défendirent dans le dernier siége de la cité, contre l’attaque des Romains, du haut de ces toits et dans les rues.

[38] Il reste encore des monnaies — Άγαθοκλέος Βασιλέως — les plus anciennes monnaies siciliennes qui portent le nom d’un prince (Humphreys, Ancient Coins and Medals, p. 50).

[39] Strabon, XVII, p. 832 ; Polybe, I, 73.

[40] Polybe (I, 82) dit expressément que les habitants d’Utique et d’Hippu-Akra (un peu plus loin à l’ouest qu’Utique) restèrent fidèles à Carthage pendant toutes les hostilités poursuivies par Agathoklês. Cela nous mot à même de corriger le passage où Diodore décrit l’attaque dirigée par Agathoklês contre Utique (XX, 54) : — Έπί μέν Ίτυκαίους έστάτευσεν άφεστηκότας, άφνω δέ αύτών τή πολει προσπεσων, etc. Le mot άφεστηκότας, ici est embarrassant. Il doit vouloir dire que les habitants d’Utique s’étaient révoltés contre Agathoklês ; cependant Diodore n’a pas encore dit un mot des habitante de cette ville, ni rapporté qu’ils se fussent jamais joints, à Agathoklês, ou qu’ils eussent été vaincus par lui. Tout ce que Diodore a dit Jusque-là ait sujet d’Agathoklês, a trait à des opérations parmi les villes à l’est ou au sud-est de Carthage.

Il me semble que le passage devrait être : — Έπί Ίτυκαίους έστάτευσεν ούκ άφεστηκότας, i. e. contre Carthage ; ce qui introduit une suite logique dans le récit de Diodore lui-même en le mettant en harmonie avec Polybe.

[41] Diodore, XX, 54, 55. En attaquant Hippu-Akra (autrement appelée Hippo-Zarytos, près du Promontorium Pulchrum, le point le plus septentrional de l’Afrique), Agathoklês eut, dit-on, l’avantage dans un combat naval. Cela implique qu’il a dû avoir une flotte supérieure à celle des Carthaginois, même dans leur propre golfe, peut-être des vaisseaux Saisis à Utique.

[42] Diodore, XX, 59.

[43] Appien mentionne distinctement cette ville Hippagreta, comme ayant été fortifiée par Agathoklês, — et il la représente distinctement comme étant entre Utique et Carthage (Punica, 110). Ce ne peut donc pas être la même ville que Hippu-Akra ou Hippo-Zarytos), qui était beaucoup plus loin de Carthage que ne l’était Utique.

[44] Diodore, XX, 57, 58. Il est inutile d’essayer d’identifier les places que l’on dit avoir été visitées et conquises par Eumachon. Nos connaissances topographiques sont complètement insuffisantes. On suppose que cette seconde Hippu-Akra est la même que Hippo-Regius, Tokœ peut être Tucca Terebinthina, dans la région sud-est ou Byzakium.

[45] Diodore, XX, 59, 60.

[46] Diodore, XX, 61.

[47] Diodore, XX, 56.

[48] Diodore, XX, 56.

[49] Apollonia était une ville de l’intérieur de l’île, un peu au nord-est d’Enna (Cicéron, Verrines, III  43).

[50] Diodore, XX, 56.

[51] Diodore, XX, 62.

[52] Diodore, XX, 61.

[53] Diodore, XX, 57.

[54] Diodore, XX, 61, 62.

[55] Diodore, XX, 62.

[56] Diodore, XX, 64 ; Justin, XXII, 8.

[57] Diodore, XX, 65. Voir un incident quelque peu semblable (Hérodote, VII, 180). — Les Perses, lors de l’invasion de la Grèce par Xerxês, sacrifièrent le plus beau prisonnier grec capturé à bord du premier vaisseau ennemi qui tomba entre leurs mains.

[58] Diodore, XX, 66, 67.

[59] Diodore, XX, 69 ; Justin, XXII, 8.

[60] Diodore, XX, 69.

[61] Tacite, Annales, I, 9.  Auguste lui-même devint le sujet de mille entretiens. Le peuple, frappé des plus futiles circonstances, remarquait « que le prince avait cessé de vivre le jour même où jadis il avait reçu l'empire ; qu'il était mort à Nole dans la même maison, dans la même chambre que son père Octavius », etc.

[62] Diodore, XX, 70.

[63] C’est ce qu’aurait pu faire Agathoklês, mais c’est ce qu’il ne fit pas. Néanmoins Valère Maxime (VII, 4, 1) le représente comme l’ayant réellement fait, et il loue sa sagacité pour ce motif. C’est  un exemple du peu de soin qu’apportent parfois aux faits ces compilateurs d’anecdotes.

[64] Diodore, XX, 71. Nous ne savons pas ce qu’il advint ensuite de cette -ville avec sa nouvelle population. Mais l’ancien nom d’Egesta fut repris plus tard.

[65] Cf. la conduite de la princesse gréco libyenne Pheretimé (de la famille Battiade) à Barka (Hérodote, IV, 202).

[66] Diodore, XX, 72. Hippokratês et Epikydês, — ces Syracusains qui, environ un siècle après, engagèrent Hieronymos de Syracuse à préférer l’alliance carthaginoise à l’alliance romaine, — avaient habité Carthage pendant quelque temps et servi dans l’armée d’Hannibal, parce que leur grand-père avait été banni de Syracuse comme ayant été mêlé au meurtre d’Archagathos (Polybe, VII, 29).

[67] Diodore, XX, 78, 79. Quelques-uns disent que la somme d’argent payée par les Carthaginois était de trois cents talents. Suivant Timée, elle était de cent cinquante.

[68] Diodore, XX, 89.

[69] Diodore, XX, 90.

[70] Diodore, XX, 101. Cette expédition d’Agathoklês contre les îles Liparæennes semble avoir été décrite en détail par son historien contemporain le Syracusain Kallias : voir les Fragments de cet auteur dans Fragm. Hist. Græc., vol. II, p. 383, éd. Didot, Fragm. 4.

[71] Diodore, XX, 104.

[72] Diodore, XX, 101 ; Tite-Live, X, 2. Ou lit dans le Pseudo-Aristote, De Mirabilibus (78), une anecdote curieuse relative à deux Italiens indignes, Aulus et Caïus, qui essayèrent d’empoisonner Kleonymos à Tarente, mais qui furent découverts et mis à mort par les Tarentins.

Qu’Agathoklês, dans ses opérations sur la côte de l’Italie méridionale, se soit trouvé en conflit avec les romains, et que leur importance se fit alors fortement sentir, — c’est ce dont nous pouvons juger par le fait que le Syracusain Kallias (contemporain et historien d’Agathoklês) paraît avoir donné des détails sur l’origine et l’histoire de Rome. V. les Fragments de Kallias dans Didot, Hist. Græc. Fragm., vol. II, P. 383 ; Fragm. 5, — et Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., I, 72.

[73] Diodore, XX, 105.

[74] Diodore, XXI, Fragm., 2, p. 265.

[75] Diodore, XXI, Fragm. 3, p. 266.

[76] Diodore, XXI, Fragm. 4, 8, 11, p. 266-273.

[77] Diodore, XXI, Fragm. 12, p. 276-278. Ni Justin (XXIII, 2), ni Trogne Pompée avant lui (à ce qu’il semble par le Prologue) ne font allusion au poison. Il représente Agathoklês comme étant mort d’une violente maladie. Toutefois il mentionne les querelles sanglantes de famille et le meurtre de l’oncle par le neveu.

[78] Justin (XXIIII 2) insiste d’une manière pathétique sur cette dernière scène (le séparation entre Agathoklês, et Theoxena. Il est difficile de concilier le récit de Justin avec celui de Diodore ; mais sur ce point, autant que nous en pouvons juger, je le crois plus croyable que ce dernier.

[79] Polybe, XV, 35. Voir le tome XVI, ch. 2 de cette Histoire.

[80] Polybe (IX, 23) dit qu’Agathoklês, bien qu’extrêmement cruel au commencement de sa carrière et dans l’établissement de son pouvoir, devint cependant le plus doux des hommes une fois que ce pouvoir fut établi. La dernière moitié est contredite par toits les faits particuliers que nous savons relativement à Agathoklês.

Quant à Timée l’historien (qui avait été banni de Sicile par Agathoklês, et qui écrivit l’histoire de ce dernier en cinq livres), Polybe avait bien lieu de le blâmer, comme étant sans mesure dans les injures qu’il adresse à Agathoklês. Car Timée non seulement racontait d’Agathoklês des actes nombreux d’atroce cruauté, — actes qui naturellement étaient essentiellement publics, et par conséquent susceptibles d’être connus, — mais encore il disait beaucoup de choses scandaleuses au sujet de ses habitudes privées, et le représentait (ce qui est plus absurde encore) comme un homme vulgaire et méprisable sous le rapport du talent, voir les Fragments de Timée, ap. Hist. Grœc., éd. Didot, Fragm. 144-150.

Tous, ou presque tous les actes d’Agathoklês qui sont racontés dans les pages précédentes ont été copiés sur Diodore, qui avait sous les yeux d’aussi bonnes autorités qu’en possédait Polybe. Diodore ne copie pas sur Timée l’histoire d’Agathoklês ; au contraire, il blâme ce dernier pour son acrimonie et son injustice exagérées à l’égard d’Agathoklês, dans des termes non moins forts que ceux que Polybe emploie (Fragm. XXI, p. 279). Diodore cite Timée par son nom, a l’occasion et clans des exemples particuliers, mais évidemment il ne lui emprunta pas le fond même de son récit-Il semble avoir eu sous les yeux d’autres autorités, — entre autres quelques auteurs dont les sentiments les disposaient à favoriser Agathoklês, — le Syracusain Kallias — et Antandros, frère d’Agathoklês (XXI, p. 278-282).

[81] Diodore, XX, 63.

[82] Le poète Théocrite (XVI, 75-80) s’étend sur la bravoure du Syracusain, Hierôn II et sur la grande puissance militaire des syracusains sous ce prince (260-240 av. J.-C.), qu’il représente comme faisant trembler les Carthaginois pour leurs possessions en Sicile. Personnellement, Hierôn semble avoir mérité cet éloge — et avoir mérité plus d’éloges encore pour son administration intérieure prudente et douce à Syracuse. Mais sa force militaire flans la grande lutte entre Rome et Carthage pour l’empire de la Sicile.