HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIX-HUITIÈME VOLUME

CHAPITRE III — SECONDE ET TROISIÈME CAMPAGNE D’ALEXANDRE EN ASIE. - BATAILLE D’ISSUS. - SIÈGE DE TYR.

 

 

Ce fut vers février ou mars 333 avant J.-C. qu’Alexandre parvint à Gordion, où il paraît s’être arrêté pendant quelque temps, pour donner aux troupes qui avaient été avec lui en Pisidia un repos sans doute nécessaire. Pendant qu’il était. à Gordion, il accomplit le mémorable exploit connu familièrement comme le nœud gordien tranché. On conservait dans la citadelle un ancien chariot de grossière structure, que la légende disait avoir appartenu jadis au paysan Gordios et à son fils Midas, — ces primitifs rois rustiques de la Phrygia, désignés comme tels par les dieux, et choisis par le peuple. La corde (composée de fibres de l’écorce d’un cornouiller) qui attachait le joug de ce chariot au timon était mêlée et entrelacée de manière à former un nœud si compliqué, que jamais personne n’avait pu le défaire. Un oracle avait annoncé que l’empire de l’Asie était destiné à la personne qui le dénouerait. Quand Alexandre monta à la citadelle pour voir cette ancienne relique, la multitude qui l’entourait, Phrygiens aussi bien que Macédoniens, était remplie de l’espoir que le vainqueur du Granikos et d’Halikarnassos triompherait des difficultés du nœud et acquerrait l’empire promis. Mais Alexandre, en examinant le nœud, fut aussi embarrassé que les autres l’avaient été avant lui, jusqu’à ce qu’enfin, dans un mouvement d’impatience, il tirât son épée et séparât la corde en deux. Tout le monde accepta cet acte comme la solution du problème qui rendait ainsi valable son titre à l’empire d’Asie, opinion que les dieux ratifièrent en envoyant la nuit suivante un orage mêlé de tonnerre et d’éclairs[1].

A Gordion, Alexandre reçut la visite d’ambassadeurs d’Athènes, sollicitant la délivrance des Athéniens faits prisonniers au Granikos, qui travaillaient actuellement chargés de chaînes dans les mines de la Macédoine. Mais il refusa d’accéder à cette prière jusqu’à un moment plus convenable. Sachant que les Grecs ne lui étaient attaches que par la crainte, et que, s’il se présentait une occasion, une fraction considérable d’entre eux prendrait parti pour les Perses, il ne jugea pas prudent de lâcher l’étreinte par laquelle il s’assurait de leur conduite[2].

A ce moment il ne semblait pas invraisemblable qu’une pareille occasion se présentât. Memnôn, auquel une action efficace avait été enlevée sur le continent depuis la perte d’Halikarnassos, était occupé parmi les îles de la mer Ægée (pendant la moitié de 333 avant J.-C.), dans le dessein de porter la guerre en Grèce et en Macédoine. Investi du plus ample commandement, il avait une immense flotte phénicienne et un corps considérable de mercenaires grecs, avec son neveu Pharnabazos et le Perse Autophradatês. Après avoir acquis l’importante île de Chios, grâce au concours de ses habitants, il débarqua ensuite à Lesbos, où quatre des cinq cités de l’île, soit par peur, soit par préférence, se déclarèrent en sa faveur ; tandis que Mitylênê, la plus grande des cinq, déjà occupée par une garnison macédonienne, lui résista. Conséquemment Memnôn débarqua ses troupes et, commença le blocus de la cité tant sur mer que sur terre, l’entourant d’un double mur palissadé d’une mer à l’autre. Au milieu de cette opération il mourut de maladie ; mais son neveu Pharnabazos, auquel il avait provisoirement remis le commandement, jusqu’à ce que la volonté de Darius fût connue, poursuivit ses mesures avec vigueur, et réduisit la ville à capituler. Il fut stipulé que la garnison introduite par Alexandre serait renvoyée ; que la colonne constatant une alliance avec lui serait démolie ; que les Mitylénéens deviendraient alliés de Darius, aux conditions de l’ancienne convention appelée du nom d’Antalkidas, et que les citoyens bannis seraient rappelés et recouvreraient la moitié de leurs biens. Mais Pharnabazos, une fois admis, viola immédiatement la capitulation. Non seulement il extorqua des contributions, mais il introduisit une garnison sous Lykomêdês, et établit comme despote un exilé de retour nommé Diogenês[3]. Ce manque de foi était peu fait pour servir l’extension ultérieure de l’influence persane en Grèce.

Si la flotte persane eût été aussi active un an plus tôt, l’armée d’Alexandre n’aurait jamais pu débarquer en Asie. Néanmoins, les acquisitions de Chios et de Lesbos, bien qu’elles ne fussent faites que plus tard, étaient extrêmement importantes en ce qu’elles promettaient des progrès futurs. Plusieurs des îles Cyclades envoyèrent offrir leur adhésion à la cause persane ; la flotte était attendue en Eubœa, et les Spartiates commençaient à compter sur un secours pour un mouvement anti-macédonien[4]. Mais toutes ces espérances furent détruites par la mort inopinée de Memnôn.

Ce ne fut pas seulement le talent supérieur de Memnôn, mais encore sa réputation établie tant auprès des Grecs que des Perses, qui firent que sa mort porta un coup fatal aux intérêts de Darius. Les Perses avaient avec eux d’autres officiers grecs, — braves et capables, — dont quelques-uns probablement n’étaient pas impropres à exécuter tous les plans du général rhodien. Mais aucun d’eux n’avait acquis la même expérience dans l’art d’exercer le commandement parmi les Orientaux, — aucun n’avait obtenu la confiance de Darius au même degré, au point d’être investi de la direction réelle des opérations, et soutenu contre les calomnies de la cour. Bien qu’Alexandre fût devenu actuellement maître de l’Asie Mineure, cependant les Perses avaient d’amples moyens, s’ils s’en servaient d’une façon efficace, de défendre tout ce qui leur restait encore, et même de l’inquiéter sérieusement dans son royaume. Mais avec Memnôn s’évanouit la dernière chance d’employer ces moyens d’une manière sage et énergique. Toute l’importance de sa perte fut mieux appréciée par l’intelligent ennemi qu’il combattait que par le faible maître qu’il servait. La mort de Memnôn, en affaiblissant la puissance des Perses sur mer, donna tout le temps de réorganiser la flotte macédonienne[5], et d’employer l’armée de terre entière pour de nouvelles conquêtes dans l’intérieur de l’empire[6].

Si la mort de cet éminent Rhodien servit Alexandre par rapport à ses opérations, le changement de politiqué que cet événement engagea Darius à adopter le servit encore davantage. Le roi de Perse résolut de renoncer aux  plans défensifs de Memnôn, et de prendre l’offensive contré les Macédoniens sur terre. Ses troupes, déjà convoquées des diverses parties de l’empire, étaient arrivées en partie et étaient en train de venir[7]. Leur nombre devint de plus en plus grand, et il finit par former une armée vaste et immense, dont le total est porté par quelques auteurs a six cent mille hommes, — par d’autres à quatre cent mille hommes d’infanterie et à cent mille de cavalerie. Le spectacle de cette masse imposante et brillante, avec toute variété d’armes, de costumes et de langues, remplit de confiance l’âme de Darius, surtout en ce qu’il y avait dans le nombre de vingt mille à trente mille mercenaires grecs. Les courtisans persans, fiers eux-mêmes et pleins d’assurance, stimulaient et exagéraient le même sentiment dans le roi, qui se trouva confirmé dans la conviction qu’il avait que ses ennemis ne pourraient jamais lui résister. De la Sogdiane, de la Bactriane et de l’Inde, les contingents n’avaient pas encore eu le temps d’arriver ; mais la plupart de ceux des peuples qui habitaient entre le golfe Persique et la mer Caspienne étaient venus, — Perses, Mèdes, Arméniens, Derbikes, Barkaniens, Hyrkaniens, Kardakes, etc., qui tous, rassemblés dans les plaines de la Mesopotamia, furent comptés, dit-on, comme les troupes de Xerxès dans la plaine de Doriskos, au moyen d’une enceinte capable de contenir exactement dix mille hommes, et dans laquelle on fit passer tous les soldats successivement[8]. Ni Darius lui-même, ni aucun de ceux qui l’entouraient, n’avaient jamais vu auparavant une manifestation aussi imposante de la force souveraine persane. Pour un œil oriental, incapable d’apprécier les conditions réelles de la prépondérance militaire, — accoutumé seulement au calcul grossier et visible du nombre et de la force physique, — le roi qui s’avançait à la tête d’une pareille armée paraissait comme un Dieu sur 1a terre, certain de tout fouler aux pieds devant lui, précisément comme les Grecs l’avaient cru de Xerxès[9], et à plus forte raison Xerxès l’avait cru de lui-même, un siècle et demi auparavant. Comme tout cela aboutit à une erreur ruineuse, on se défie souvent comme d’une vaine rhétorique de la description de ce sentiment, faite par Quinte-Curce et par Diodore. Cependant il est en réalité l’illusion naturelle d’hommes ignorants, en tant qu’opposée à un jugement exercé et scientifique.

Mais bien que telle fut la conviction des Orientaux, elle ne trouva pas d’écho dans le cœur d’un intelligent Athénien. Parmi les Grecs qui étaient en ce moment auprès de Darius, se trouvait l’exilé athénien Charidêmos, qui, ayant encouru l’implacable inimitié d’Alexandre, avait été forcé de quitter Athènes après la prise de Thêbes par les Macédoniens., et s’était enfui chez les Perses avec Ephialtês. Darius, fier de la toute-puissance apparente de son armée pendant la revue, et n’entendant qu’une seule voix de concours dévoué de la part des courtisans qui l’entouraient, demanda l’opinion de Charidêmos, dans la pleine confiance qu’il recevrait une réponse affirmative. Les espérances de Charidêmos étaient si intimement liées au succès de Darius, qu’il ne voulut pas étouffer ses convictions, quelque peu agréables qu’elles fussent à connaître, à un moment où il y avait possibilité qu’elles fussent utiles. Il répliqua (avec la même franchise que Demaratos avait jadis montrée à Xerxès) que la vaste multitude qu’il avait actuellement sous les yeux n’était pas propre à lutter contre le nombre relativement petit des envahisseurs. Il conseilla à Darius de ne pas faire fond sur les Asiatiques, mais d’employer ses immenses trésors à soudoyer une plus grande armée de mercenaires grecs. Il offrit ses services dévoués soit pour aider soit pour commander. Ses paroles furent pour Darius à la fois surprenantes et blessantes ; mais elles provoquèrent chez les courtisans persans une colère intolérable. Enivrés comme ils l’étaient tous par le spectacle de leur immense rassemblement, ils regardaient que c’était joindre l’insulte à l’absurdité que de déclarer les Asiatiques sans valeur en tant que comparés aux. Macédoniens, et que à dire au roi que son empire pouvait être défendu seulement par des Grecs. Ils dénoncèrent Charidêmos comme un traître, qui voulait acquérir la confiance du roi, afin de le livrer à Alexandre. Darius, piqué lui-même de la réponse, et plus exaspéré encore pax les clameurs de ses courtisans, saisit de ses propres mains la ceinture de Charidêmos, et le remit aux gardes pour qu’il fût exécuté. Tu reconnaîtras trop tard (s’écria l’Athénien) la vérité de ce que j’ai dit. Celui qui doit me venger tombera bientôt sur toi[10].

Plein comme il l’était alors d’espérances certaines de succès et de gloire, Darius résolut de prendre en personne le commandement de son armée, et de s’avancer pour écraser Alexandre. Dès ce moment, son armée de terre devint la force réellement importante et agressive, avec laquelle il devait agir en personne. Ici nous signalons l’abandon distinct qu’il fait des plans de Memnôn, — point capital de sa fortune future. De plus, il les abandonnait au moment précis où ils auraient pu être exécutés de la manière la plus sûre et la plus complète. Car à l’époque de la bataille du Granikos, quand le conseil de Memnôn fut primitivement donné, il n’était pas facile d’agir d’après sa partie défensive, puisque les Perses n’avaient de position ni très forte ni dominante. Mais actuellement, dans le printemps de 333 avant J.-C., ils avaient une ligne de défense aussi bonne qu’il leur était possible de la désirer ; avantages, dans le fait, qui ne pouvaient guère être égalés ailleurs. En premier lieu, il y avait la ligne du mont Taurus, qui empêchait Alexandre d’entrer en Kilikia ; ligne de défense (comme on le verra bientôt) presque inexpugnable. Puis, si Alexandre avait réussi à forcer cette ligne et à se rendre maître de la Kilikia, il serait encore resté la route étroite entre le mont Amanus et la mer, appelée Portes Amaniennes, et les Portes de Kilikia et d’Assyria, — et après cela, les défilés du mont Amanus lui-même, — qu’Alexandre devait inévitablement franchir tous, et que l’on pouvait garder, avec les précautions convenables, contre l’attaque la plus vigoureuse. Il ne pouvait se présenter une occasion meilleure d’exécuter la partie défensive du plan de Memnôn ; et sans doute il aurait dû compter Lui-même que de pareils avantages ne seraient pas perdus.

D’important changement de politique, de la part du roi de .Perse, se manifesta par l’ordre qu’il dépêcha à la flotte après .avoir reçu la nouvelle de la mort de Memnôn. Confirmant la nomination de Pharnabazos (faite provisoirement par Memnôn mourant) comme amiral, il dépêcha en même temps Thymôdês (fils de Mentor et neveu de Memnôn) pour retirer de la flotte les mercenaires grecs qui servaient à bord, qu’il voulait incorporer dans la principale armée persane[11]. C’était une preuve évidente que le fort des opérations offensives allait dorénavant passer de, la mer à la terre.

Il est d’autant plus important de signaler ce changement de politique de la part de Darius, au point critique où se nouait le drame gréco-persan, — qu’Arrien et les autres historiens le laissent de côté, et ne nous présentent que peu de chose, à l’exception des points secondaires du cas. Ainsi, par exemple, ils condamnent l’imprudence que commit Darius en venant combattre Alexandre dans l’espace étroit prés d’Issus, au lieu de l’attendre dans les spacieuses plaines au delà du mont Amanus. Or, incontestablement, en admettant qu’une bataille générale fût inévitable, cette démarche augmentait les chances en faveur des Macédoniens : Mais c’était une démarche qui ne devait amener aucune conséquence essentielle ; car l’armée persane sous Darius n’était guère moins impropre à une bataille rangée en rase campagne, comme on le vit plus tard à Arbèles. L’imprudence réelle, — mépris pour l’avis de Memnôn, — consistait à livrer bataille. Les montagnes et les défilés étaient la force réelle des Perses, endroits à occuper comme, postes de défense contre l’envahisseur. Si Darius se trompa, ce ne fut pas tant en abandonnant la plaine ouverte de Sochi qu’en préférant dès le principe cette plaine avec une bataillé rangée aux fortes lignes de défense que présentaient le Taurus et l’Amanus.

Le récit d’Arrien, exact peut-être en ce qu’il affirme, est non seulement bref et incomplet, mais même il néglige en diverses occasions de mettre en relief les points réellement importants et déterminants.

Tandis qu’il faisait halte à Gordion, Alexandre fut rejoint par ces Macédoniens nouvellement mariés qu’il avait envoyés dans leur pays pour passer l’hiver, et qui revinrent alors avec des renforts au nombre de trois mille hommes d’infanterie et de trois cents de cavalerie, outré deux cents cavaliers thessaliens et cent cinquante eleiens (été, 333 av. J.-C.)[12]. Aussitôt que ses troupes eurent pris un repos suffisant, il marcha (probablement vers la seconde moitié de mai) sur la Paphlagonia et la Kappadokia. A Ankyra, il rencontra une députation des Paphlagoniens qui se remettaient ; à sa discrétion, le priant seulement de ne pas conduire son armée dans leur pays. Acceptant ces conditions, il les plaça sous le gouvernement de Kallas, son satrape de la Phrygia hellespontine. S’avançant plus loin, il soumit toute la Kappadokia, même bien au delà de l’Halys, et il y laissa Sabiktas comme satrape[13].

Après avoir établi la sécurité sur ses derrières, Alexandre s’avança au sud vers le mont Taurus (333 av. J.-C.). Il parvint à un poste appelé le camp de Cyrus, au pied septentrional de cette montagne, près du défilé des Tauri-pylæ, ou Portes kilikiennes, qui forme la communication régulière entre la Kappadokia, sur le côté septentrional de cette grande chaîne, et la Kilikia, sur son côté méridional. La longue route ascendante et descendante était généralement étroite, sinueuse et raboteuse, parfois entre deux berges hautes et escarpées, et elle renfermait, près de son extrémité septentrionale, un endroit particulièrement obstrué et difficile. Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la grande route d’Asie Mineure pour aller en Kilikia et en Syria a passé par ce" défilé. Pendant l’empire romain, elle doit sans doute avoir été fort améliorée, de manière à rendre le commerce relativement plus facile. Cependant la description que des voyageurs modernes en font la représente comme aussi difficile qu’aucune route que jamais une armée ait traversée[14]. Soixante-dix ans avant Alexandre, elle avait été  traversée par Cyrus le Jeune avec les dix mille Grecs, quand il s’avança vers la halite Asie, pour attaquer son frère Artaxerxés, et Xénophon[15], qui la franchit alors, la déclare absolument impraticable pour une armée, à laquelle résisteraient des forces maîtresses du défilé. Cyrus lui-même était si intimement convaincu de ce fait, qu’il avait préparé une flotte, dans le cas où il trouverait le défilé occupé, afin de débarquer ses troupes par mer en Kilikia sur les derrières des défenseurs, et dans le fait il fut grandement étonné de découvrir que la négligence habituelle du gouvernement persan bavait laissé sans le garder. La partie la plus étroite, qui suffisait à peine pour contenir quatre hommes armés de front, était en outre enfermée par- un rocher escarpé de chaque côté[16]. Là, plus qu’ailleurs, était l’endroit où la politique défensive de Memnôn aurait pu se pratiquer sûrement. Quant à Alexandre, inférieur comme il l’était par mer, la ressource employée par le jeune Cyrus ne lui était pas ouverte.

Cependant Arsamês, le satrape persan qui commandait à Tarsos en Kilikia, n’ayant vraisemblablement reçu de son maître aucune instruction, ou pis que rien, se conduisit comme s’il ignorait l’existence de son entreprenant ennemi au nord du mont Taurus (333 av. J.-C.). A la première approche d’Alexandre, le peu de soldats persans qui occupaient le défilé s’enfuirent sans coup férir, n’étant vraisemblablement point préparés pour résister à un ennemi plus formidable que des voleurs de montagne. Alexandre devint ainsi maître de cette barrière presque insurmontable sans perdre un seul homme[17]. Le, lendemain il fit avancer tourte son armée par le défilé en et arrivant en quelques heures à Tarsos, il trouva la ville déjà évacuée par Arsamês[18].

A Tarsos, Alexandre fit une longue halte, plus longue qu’il n’en avait l’intention (été, 333 av. J.-C.). Soit par surate de fatigues excessives, soit pour s’être baigné ayant chaud dans l’eau froide du Kydnos (Cydnus), il fut saisi d’une fièvre violente, qui bientôt prit un caractère si dangereux qu’on désespéra de sa vie. Au milieu de la douleur et de l’alarme dont ce malheur remplit, l’armée, aucun des médecins ne voulut se hasarder à administrer de remèdes, par crainte d’être rendu responsable de ce qui menaçait d’être un résultat fatal[19]. Un seul parmi eux, un Akarnanien nommé Philippe, connu depuis longtemps d’Alexandre dont il avait la confiance, s’engagea à le guérir par un breuvage purgatif fort énergique. Alexandre lui ordonna de le préparer ; mais avant que le temps de le prendre fût arrivé, il reçut une lettre confidentielle de Parmeniôn, qui le priait de se défier de Philippe que Darius avait gagné pour qu’il l’empoisonnât. Après avoir lu la lettre, il la ruait sous son chevet, Bientôt vint Philippe avec la médecine qu’Alexandre reçut et avala sans faire de remarque, en donnant en même temps à Philippe la lettre à lire, et observant l’expression- de sa physionomie. L’air, les paroles, les gestes du médecin furent tels qu’ils le rassurèrent complètement. Philippe, repoussant la calomnie avec indignation, répéta qu’il avait pleine confiance dans la médecine, et il s’engagea à subir les conséquences du résultat. D’abord elle agit avec tant de violence que l’état d’Alexandre parut empirer, et qu’il sembla même aux portes du tombeau ; mais après un certain intervalle, ses effets curatifs devinrent manifestes. La fièvre fut vaincue, et Alexandre déclaré hors de danger, à la joie de toute l’armée[20]. Il suffit d’un temps raisonnable pour lui rendre sa santé et sa vigueur premières.

Sa première opération, après son rétablissement, fut d’envoyer en avant Parmeniôn, à la tête des Grecs, des Thessaliens et des Thraces de son armée, en le chargeant de nettoyer la route et de s’assurer du -défilé appelé les Portes de Kilikia et de Syria[21]. Cette route étroite, bordée par la chaîne du mont Amanus à l’est et par la mer à l’ouest, avait jadis été barrée par un double mur transversal avec des portes pour le passage, marquant les limites primitives de la Kilikia et de la Syria. Les Portes, à environ six journées de marché au delà de Tarsos[22], se trouvèrent gardées, mais la garde s’enfuit après une faible résistance. En même temps, Alexandre lui-même, conduisant les troupes macédoniennes dans une direction sud-ouest en partant de Tarsos, employa quelque temps à réduire les villes d’Anchialos et de Soli, aussi bien que les montagnards kilikiens, et à les soumettre à ses lois. Ensuite, retournant à Tarsos, et recommençant sa marche en avant, il se dirigea avec l’infanterie et avec son escadron d’élite, d’abord vers Magarsos près de l’embouchure du fleuve Pyramos, puis à Mallos ; le corps général de la cavalerie, sous Philôtas, étant envoyé par une route plus directe à travers la plaine aleienne. Mallos, consacrée au prophète Amphilochos en qualité de héros protecteur, était, dit-on, une colonie d’Argos ; pour ces deux motifs, Alexandre était disposé à la traiter avec un respect particulier. Il offrit un sacrifice solennel à Amphilochos, exempta Mallos de tribut, et apaisa quelque discorde fâcheuse parmi les citoyens[23].

Ce fut à Mallos qu’il reçut pour la première fois une communication directe relativement à Darius et au gros de l’armée persane, qui, disait-on, était campée à Sochi en Syria, sur le côté oriental du mont Amanus, à environ deux journées de marche du défilé dans la montagne appelée aujourd’hui Beylan (333 av. J.-C.). Ce défilé, traversant la chaîne de l’Amanus, forme la continuation de la grande route d’Asie Mineure en Syria, après avoir d’abord franchi le Taurus, ensuite le point difficile de terrain spécifié ci-dessus (appelé les Portes de Kilikia et de Syria) entre le mont Amanus et la mer. Réunissant ses principaux officiers, Alexandre leur fit connaître la position de Darius, actuellement campé dans une plaine spacieuse avec des troupes prodigieusement supérieures en nombre, surtout en cavalerie. Bien que la localité fût ainsi plutôt favorable à l’ennemi, cependant les Macédoniens, pleins d’espérances et de courage, prièrent Alexandre de les conduire sur-le-champ contre lui. En conséquence, Alexandre, charmé de leur ardeur, commença à marcher en avant le lendemain matin. Il passa par Issus, où il laissa quelques malades et quelques blessés sous une garde peu nombreuse, — ensuite par les Portes de Kilikia et de Syria. A deux journées de marche de ces Portes, il parvint au port de mer de Myriandros, la première ville de Syria ou de Phénicie[24].

Là, après avoir été retenu une journée dans son camp par un terrible orage, il reçut une nouvelle qui changea entièrement ses plans. L’armée persane avait été emmenée de Sochi, et était actuellement en Kilikia, le suivant par derrière. Elle avait déjà pris possession d’Issus.

Darius était parti de l’intérieur avec son armée immense et mélangée, que l’on disait être de six cent mille hommes. Sa mère, son épouse, son harem, ses enfants, ses serviteurs personnels de toute sorte, l’accompagnaient pour assister à ce que l’on considérait a l’avance comme un triomphe certain. Tout l’appareil du faste et du luxe se trouvait en abondance pour le roi et pour les seigneurs persans. Les bagages étaient énormes ; d’or et d’argent seulement, on nous dit qu’il y avait assez pour fournir la charge de six cents mulets et de trois cents chameaux[25]. Un pont temporaire étant jeté sur l’Euphrate, il fallut cinq jours pour le passage de l’armée entière[26]. Toutefois, on ne laissa pas une grande partie des trésors et des bagages suivre l’armée jusqu’au voisinage du mont Amanus, mais on l’envoya sons une garde à Damaskos en Syria :

A la tête de cette armée écrasante, Darius était impatient d’en venir à une bataille générale (333 av. J.-C.). Il ne lui suffisait pas d’arrêter un ennemi que, une fois en présence, il comptait accabler complètement. En conséquence ; il n’avait pas donné d’ordres (comme nous venons de le voir) pour défendre la ligne du Taurus ; il avait salmis Alexandre en Kilikia sans obstacle, et il avait l’intention de le laisser entrer de la même manière par les autres défilés difficiles, — d’abord par les Portes de Kilikia et de Syria, entre le mont Amanus et la mer, — ensuite par le défilé, appelé aujourd’hui Beylan, dans le mont Amanus lui-même. Il espérait que son ennemi viendrait combattre dans la plaine afin d’y être écrasé par les innombrables cavaliers de la Perse, et il le désirait en même temps.

Mais cette espérance ne se réalisa pas immédiatement. Les mouvements d’Alexandre, jusqu’alors Si rapides et si incessants, semblaient suspendus. Nous avons déjà mentionné la dangereuse fièvre qui menaça son existence, et qui, occasionna non seulement une longue halte, mais encore beaucoup d’inquiétude dans l’armée macédonienne. Tout fut sans doute rapporté aux Perses, avec d’abondantes exagérations, et quand Alexandre, immédiatement après son rétablissement, au lieu de s’avancer dans leur direction, s’éloigna d’eux pour soumettre la, partie occidentale de la Kilikia, Darius expliqua encore cette circonstance comme une preuve d’hésitation et de crainte. On assure même que Parmeniôn désirait attendre l’attaque des Perses en Kilikia, et qu’Alexandre d’abord y consentit. En tout cas, Darius, après un certain intervalle, acquit la conviction, fortifiée par ses conseillers et ses courtisans asiatiques, que les Macédoniens, bien qu’audacieux et triomphants contre les satrapes des frontières, restaient actuellement en arrière intimidés par la majesté voisine et par toutes les forces de l’empire, et qu’ils ne s’arrêteraient pas pour résister à son attaque. Dans cette idée, Darius résolut de s’avancer en Kilikia avec toute son armée. Thymôdês, à la vérité, et d’autres conseillers grecs intelligents, — avec l’exilé macédonien Amyntas, combattirent cette nouvelle résolution, le suppliant de persévérer dans son premier dessein. Ils assuraient qu’Alexandre s’avancerait pour l’attaquer partout où il serait, et cela encore promptement. Ils insistèrent sur l’imprudence qu’il y aurait à combattre dans les étroits défilés de la Kilikia, oh son grand nombre et, en particulier, son immense cavalerie seraient inutiles. Toutefois leur avis fut non seulement méprisé par Darius, mais dénoncé comme perfide par les conseillers persans[27]. Quelques-uns même des Grecs du camp partagèrent l’aveugle confiance du monarque et la transmirent à Athènes dans leurs lettres. L’ordre fut donné sur-le-champ à toute l’armée de quitter les plaines de Syria et de franchir le mont Amanus pour entrer en Kilikia[28]. Franchir par un défilé quelconque une chaîne telle que celle de l’Amanus, avec une nombreuse armée, de lourds bagages et un train fastueux (comprenant toute la suite nécessaire à la famille royale) a dû être une occupation qui demanda un temps considérable, et les deux seuls défilés dans cette montagne étaient, l’un et l’autre, étroits et facilement défendables[29]. Darius suivit le plus septentrional des deux, qui l’amena sur les derrières de l’ennemi.

Ainsi, dans le même temps que les Macédoniens s’avançaient au sud pour franchir le mont Amanus par le défilé méridional, et attaquer Darius dans la plaine, — ce monarque passait en Kilikia par le défilé septentrional pour le refouler devant lui en Macédoine[30]. En arrivant à Issus, vraisemblablement deux jours environ après qu’ils l’avaient quittée, il s’empara de leurs malades et de leurs blessés qui avaient été laissés dans cette ville. Avec une odieuse brutalité, ses grands l’engagèrent à faire périr ces pauvres gens ou à leur couper les mains et les bras[31]. Il marcha ensuite en avant par la même route sur le bord du golfe qu’avait suivie Alexandre, — et il campa sur les rives du fleuve Pinaros.

Les fugitifs d’Issus se hâtèrent d’instruire Alexandre, qu’ils trouvèrent à Maryandros. Il fut si étonné qu’il refusa de croire la nouvelle jusqu’à ce qu’elle eût été confirmée par quelques officiers qu’il envoya au nord, le long de la côte du golfe, dans une petite galère, et qui aperçurent distinctement l’immense multitude des Perses sur le rivage. Alors, rassemblant les principaux officiers, il leur apprit que l’ennemi était tout près d’eux, et s’étendit sur les auspices favorables sous lesquels une bataille s’engagerait à ce moment[32]. Son discours fut accueilli avec acclamation par ses auditeurs, qui ne demandèrent qu’une chose, à savoir d’être conduits contre l’ennemi[33].

Il a dû être éloigné de la position persane d’environ dix-huit milles (près de vingt-neuf kilomètres)[34]. Par une marche de soir, après souper, il atteignit à minuit l’étroit défilé (entre le mont Amanus et la mer) appelé les portes de Kilikia et de Syria, qu’il avait franchi deux jours auparavant. Maître de nouveau de cette importante position, il s’y arrêta la dernière partie de la nuit et s’avança à l’aurore dans la direction du nord-est, vers Darius. D’abord la largeur de la route praticable était si limitée qu’elle n’admettait qu’une colonne étroite de marche, avec la cavalerie suivant l’infanterie ; — bientôt la route devint plus large, et elle permit à Alexandre d’élargir son front en faisant avancer successivement les divisions de la phalange. En approchant du fleuve Pinaros (qui coulait à travers le défilé), il adopta son ordre de bataille. A l’extrême droite, il plaça les hypaspistæ ou division légère d’hoplites ; ensuite (en comptant de droite à gauche) cinq taxeis ou divisions de la phalange, sous Kœnos, Perdikkas, Meleagros, Ptolemæos et Amyntas. Ces trois dernières divisions ou divisions de gauche étaient commandées par Krateros, soumis lui-même aux ordres de Parmeniôn, qui commandait toute la moitié de gauche de l’armée. La plaine, entre les montagnes à droite et la mer à gauche, n’avait, dit-on, pas plus de quatorze stades de largeur on un peu plus d’un mille et demi (= 2 kilomètres)[35]. Dans la crainte d’être débordé par le nombre supérieur des Perses, il donna à Parmeniôn l’ordre sévère de se tenir tout près de la mer. Ses cavaliers macédoniens, les Compagnons, avec les Thessaliens, furent placés sur son flanc droit, comme le furent également les Agrianes, la principale portion de l’infanterie légère, La cavalerie péloponnésienne et alliée, avec l’infanterie légère thrace et krêtoise, fat envoyée sur le flanc gauche de Parmeniôn[36].

Darius, informé qu’Alexandre approchait, résolut de combattre là où il était campé, derrière le fleuve Pinaros. Toutefois, il lança au delà du fleuve un détachement de 30.000 cavaliers et de 20.000 fantassins, pour assurer la formation tranquille du gros de son armée derrière ce fleuve[37]. Il composa sa phalange ou ligne principale de bataille de 90.000 hoplites : de 30.000 hoplites grecs au centre et de 30.000 asiatiques armés ou hoplites (appelés Kardakês) de chaque côté des Grecs. Ces hommes, — non répartis en divisions séparées, mais groupés en un seul corps ou multitude[38], — remplissaient l’espace entre les montagnes et la mer. Sur les montagnes, à sa gauche, il plaça un corps de 20.000 hommes, destiné à agir contre le flanc droit et les derrières d’Alexandre. Mais quant à la masse numérique de son immense armée, il ne put lui trouver de place pour agir ; en conséquence, elle resta inutile à l’arrière de ses hoplites grecs et asiatiques, sans être cependant formée en corps de réserve, ni tenue disponible pour prêter aide en cas de besoin. Quand sa ligne fat complètement formée, il rappela sur la rive droite du Pinaros les 30.000 cavaliers et les 20.000 fantassins qu’il avait envoyés au delà du fleuve pour protéger ses arrangements. Une partie de cette cavalerie fut envoyée à l’extrémité de -son aile gauche ; mais on reconnut que le terrain de la montagne ne lui convenait pas pour agir, de sorte qu’elle fut forcée de passer à l’aile droite, où par conséquent la grande masse de la cavalerie persane se trouva réunie. Darius lui-même, dans son char, était au centre de la ligne, derrière les hoplites grecs. Devant toute sa ligne coulait le fleuve ou ruisseau du Pinaros, dont il fit obstruer par des levées en quelques endroits les rives, naturellement escarpées sur beaucoup de points[39].

Aussitôt qu’Alexandre, par la retraite du détachement persan destiné à couvrir l’armée ennemie, put apercevoir les dispositions définitives de Darius, il fit quelques changements dans les siennes, en faisant passer sa cavalerie thessalienne, au moyen d’un mouvement exécuté par derrière, de son aile droite à sa gauche, et en faisant avancer la cavalerie armée de lances ou sarissophori, aussi bien que l’infanterie légère, Pæoniens et archers, sur le front de sa droite. Les Agrianiens, avec quelque cavalerie et un autre corps d’archers, furent détachés de la ligne générale pour former un front oblique contre les 20.000 Perses postés sur la colline, en vue de le déborder. Comme ces 20.000 hommes vinrent assez près pour menacer son flanc, Alexandre ordonna aux Agrianiens de les attaquer et de les refouler plus loin sur les collines. Ils montrèrent si peu de fermeté et lâchèrent pied si facilement, qu’il n’éprouva aucune crainte de quelque mouvement agressif sérieux de leur part. Aussi se contenta-t-il de tenir en réserve contre eux, un corps de 300 hommes de grosse cavalerie, tandis qu’il plaça les Agrianiens et le reste à la droite de sa ligne principale, afin de rendre son front égal à celui de ses ennemis[40].

Après avoir ainsi formé son ordre de bataille et donné à ses troupes un moment de repos après leur marche, il avança à pas très lents, désireux de maintenir son front égal, et espérant que l’ennemi franchirait le Pinaros pour venir, à sa rencontre. Mais comme ce dernier ne bougea pas, il continua d’avancer, en conservant l’uniformité de front, jusqu’à ce qu’il arrivât à portée de trait, moment où lui-même, à la tète de sa cavalerie, des hypaspistæ et des divisions de la phalange de la droite, hâta sa marche, traversa le fleuve d’un pas rapide et tomba sur les Kardakês ou hoplites asiatiques de l’aile gauche des Perses. Non préparés à la soudaineté et à la véhémence de cette attaque, ces Kardakês résistèrent à peine un moment, mais ils lâchèrent pied aussitôt qu’on en vint à combattre corps à corps et s’enfuirent, vigoureusement pressés par la droite macédonienne. Darius, qui était dans son char au centre, s’aperçut que cette fâcheuse désertion exposait sa personne du côté gauche. Saisi d’une terreur panique, il fit faire un tour à soli char et s’enfuit de toute sa vitesse parmi les premiers fugitifs[41]. Il resta sur son char aussi longtemps que le terrain le permit, mais il le quitta en arrivant à quelques ravins raboteux, et il monta à cheval pour assurer sa fuite, dans une terreur telle, qu’il jeta son arc, son bouclier et son manteau royal. Il ne semble pas avoir donné un seul ordre, ni avoir fait le moindre effort pour réparer un premier malheur. La fuite du roi fut pour tous ceux qui la remarquèrent le signal pour fuir aussi, de sorte qu’on put voir l’immense multitude à l’arrière se fouler et s’écraser dans les efforts qu’elle fît pour gagner le terrain difficile hors des atteintes de l’ennemi. Darius était non seulement le centre d’union pour tous les contingents mêlés dont l’armée se composait, il était encore l’unique commandant, de sorte qu’après sa fuite il ne resta personne pour donner un ordre général quelconque.

Cette grande bataille, — nous pourrions plutôt dire : ce qui aurait dû être une grande bataille, — fut perdue ainsi, peu de minutes après qu’elle eut commencé, — parce que les hoplites asiatiques à la gauche persane lâchèrent pied et que Darius prit immédiatement la fuite. Mais, le centre et la droite des Perses, ignorant ces malheurs, se comportèrent avec vaillance. Quand Alexandre exécuta son choc rapide en avant avec la droite, sous son commandement immédiat, la phalange à son centre gauche (qui était sous Erateros et Parmeniôn) ou ne reçut pas le même ordre de presser le pas, ou se trouva elle-même retardée et dérangée par la roideur plus grande des rives du Pinaros. Elle y fut chargée par les Grecs mercenaires, les meilleures troupes au service des Perses. Le combat qui s’engagea fut opiniâtre et les pertes des Macédoniens assez considérables, le général de division Ptolemæos, fils de Seleukos, avec cent vingt hommes du premier rang ou phalangites d’élite, étant tué. Mais bientôt Alexandre, ayant achevé la déroute à la gauche des ennemis, ramena ses troupes victorieuses de la poursuite, attaqua les mercenaires grecs en flanc et donna une supériorité décisive à leurs ennemis. Ces Grecs mercenaires furent battus et forcés de se retirer. En voyant que Darius lui-même avait fui, ils se retirèrent du champ de bataille du mieux qu’ils purent, vraisemblablement toutefois en bon ordre. Il y a même lieu de supposer qu’une partie d’entre eux se fraya un passage de vive force vers les montagnes ou à travers la ligne macédonienne, et s’échappa vers le sud[42].

Pendant ce temps-là, à la droite des Perses, du côté de la mer, la cavalerie persane pesamment armée avait montré beaucoup de bravoure. Elle fut assez hardie pour franchir le Pinaros[43] et pour charger vigoureusement les Thessaliens, avec lesquels elle soutint une lutte corps à corps jusqu’à ce que la nouvelle se répandît que Darius avait disparu et que la gauche de l’armée était en déroute. Alors elle tourna le dos et s’enfuit en essuyant un terrible dommage de la part des ennemis pendant sa retraite. Quant aux Kardakês sur le flanc droit des hoplites grecs, dans la ligne persane, nous n’en entendons rien dire, non plus que de l’infanterie macédonienne qu’ils avaient devant eux. Peut-être ces Kardakês se mêlèrent-ils peu à l’action, puisque la cavalerie de leur côté du champ de bataille fut si sérieusement engagée. En tout cas, ils prirent part à la fuite générale des Perses, aussitôt qu’ils surent que Darius s’était enfui[44].

La déroute des Perses étant achevée, Alexandre commença une vigoureuse poursuite. La destruction et le massacre des fugitifs furent prodigieux. Au milieu d’une si petite largeur de terrain praticable, resserrée parfois en défilé et interrompue par de fréquents cours d’eau, leur nombre immense ne trouvait pas de place, et ils s’écrasaient les uns les autres. Il en périt autant de cette manière que par l’épée des vainqueurs, au point que Ptolemæos (plus tard roi d’Égypte, le compagnon et l’historien d’Alexandre) raconte que lui-même, dans la poursuite, parvint à un ravin encombré de cadavres, qui lui servirent de pont pour le franchir[45]. La poursuite se continua aussi longtemps que le permit la lumière d’un jour de novembre ; mais la bataille n’avait commencé qu’if une heure avancée. Le camp de Darius fut pris avec sa mère, son épouse, sa sœur, son fils tout enfant et deux filles. Son char, son bouclier et son arc tombèrent aussi au pouvoir des vainqueurs, et l’on trouva une somme de trois mille talents en espèces, bien qu’une grande partie du trésor eût été envoyée à Damaskos. Les pertes totales des Perses montèrent, dit-on, à 10.000 cavaliers et à 100.000 fantassins ; de plus, il y eut parmi les morts plusieurs seigneurs perses éminents, Arsamês, Rheomithrês et Atizyês, qui avaient commandé au Granikos, — Sabakês, satrape d’Égypte. Du côté des Macédoniens, on nous dit qu’il y eut 300 fantassins et 150 cavaliers de tués. Alexandre lui-même fut légèrement blessé à la cuisse d’un coup d’épée[46].

La mère, l’épouse et la famille de Darius, qui devinrent prisonnières, furent traitées par ordre d’Alexandre avec, la considération et le respect les plus grands. Quand Alexandre revint à la nuit de la poursuite, il trouva la tente persane réservée et préparée pour lui. Dans un compartiment intérieur de cette tente, il entendit des pleurs et des gémissements de femmes. On lui apprit que les personnes qui se lamentaient étaient la mère et l’épouse de Darius, qui avaient appris que l’arc et le bouclier de ce prince avaient été pris et qui donnaient cours à leur douleur dans la conviction que lui-même avait été tué. Immédiatement Alexandre envoya Leonnatos leur assurer que Darius était encore vivant et leur promettre, en outre, qu’il leur serait permis de conserver le titre et l’était de reines, — la guerre qu’il faisait contre Darius étant entreprise non à cause d’aucun sentiment de haine, mais comme une lutte loyale pour l’empire de l’Asie[47]. Outre cette anecdote, qui repose sur une bonne autorité, on en racontait beaucoup d’autres, non certifiées ou fausses, au sujet de sa conduite bienveillante à l’égard de ces princesses, et Alexandre lui-même, peu après la bataille, semble avoir entendu à ce sujet quelques inventions qu’il jugea à propos de contredire dans une lettre. Il est certain (par l’extrait qui reste aujourd’hui de cette lettre) qu’il ne vit jamais, ni même qu’il n’eut jamais l’idée de voir, l’épouse captive de Darius, qui, disait-on, était la plus belle femme d’Asie ; de plus, il refusa même d’entendre des éloges de sa beauté[48].

Comment cette immense multitude de fugitifs sortit-elle des étroites limites de la Kilikia, ou combien d’entre eux quittèrent-ils ce pays par le même défilé du mont Amanus qu’ils avaient franchi pour y entrer, — c’est ce que nous ne pouvons reconnaître. Il est probable qu’un grand nombre, et Darius lui-même, entre autres, s’échappèrent à travers la montagne par diverses routes de moindre importance et par des sentiers détournés qui., bien que non convenables pour une armée régulière avec bagages, durent être regardés comme une précieuse ressource par des compagnies séparées. Darius vint à bout de réunir quatre mille de ces fugitifs, avec lesquels il se hâta de se rendre à Thapsakos, et là il repassa l’Euphrate. Le seul reste de l’armée encore en état de se défendre après la bataille consistait en huit mille hommes des Grecs mercenaires, sous Amyntas et Thymôdês. Ces soldats, se frayant une route hors de la Kilikia (vraisemblablement vers le sud, par Maryandros ou auprès de ce port), marchèrent jusqu’à Tripolis, sur la côte de Phénicie, où ils trouvèrent encore les mêmes bâtiments dans lesquels ils avaient été amenés eux-mêmes de l’armement de Lesbos. S’emparant de moyens suffisants de transport et détruisant le reste pour empêcher toute poursuite, ils passèrent immédiatement à Kypros (Cypre) et de là en Égypte[49]. A cette seule exception près, l’énorme multitude des Perses disparaît avec la bataille d’Issus. Nous n’entendons parler d’aucune tentative faite pour rallier on pour reformer ces troupes, ni d’aucune nouvelle armée persane sur pied avant deux années plus tard. Le butin acquis par les vainqueurs fut immense, non seulement en or et en argent, mais encore en captifs destinés à être vendus comme esclaves. Le lendemain de la bataille, Alexandre offrit un sacrifice solennel d’actions de grâces et éleva trois autels sur les bords du Pinaros, en même temps il fit enterrer les morts, consola les blessés et récompensa ou complimenta tous ceux qui s’étaient distingués[50].

Aucune victoire enregistrée dans l’histoire ne fut jamais plus complète en elle-même, aucune n’eut de conséquences plus étendues que celle d’Issus. Non seulement L’armée persane fut détruite ou dispersée, mais les efforts de, Darius pour se refaire furent paralysés par la capture de sa famille. On peut retrouver des portions de cette armée dissipée d’Issus reparaissant dans différents endroits pour des opérations de détail, mais nous ne trouverons plus de résistance ultérieure faite à Alexandre pendant prés de deux ans, si ce n’est de la part des courageux citoyens de deux cités fortifiées. Partout un sentiment écrasant d’admiration et de terreur était répandu au loin à l’égard de la force, de l’habileté ou de la bonne fortune d’Alexandre, de quelque nom qu’on pût l’appeler, — avec un mépris pour la valeur réelle d’une armée persane, malgré une pompe si imposante et un pareil étalage numérique, mépris qui n’était pas nouveau pour des Grecs intelligents, mais que communiquait alors aux esprits vulgaires la récente catastrophe qui était sans exemple. Dans le fait, tant comme général que comme soldat, la supériorité consommée d’Alexandre ressortait d’une manière remarquable, non moins que l’incapacité signalée de Darius. Le tort de ce dernier sur lequel on fait ordinairement le plus de remarques fut de livrer bataille, non dans une plaine découverte, mais dans une vallée étroite qui renflait inutile le nombre supérieur de ses forces. Mais (comme je l’ai fait remarquer) ce ne fut qu’une de ses nombreuses erreurs, et qui n’était en aucune sorte la plus sérieuse. Le résultat aurait été le même si la bataille eût été livrée dans les plaines à l’est du mont Amanus. Un nombre supérieur n’est d’aucune utilité sur aucun terrain, à moins qu’il n’y ait un général qui sache quel usage en faire, à moins qu’il ne soit distribué en divisions séparées prêtes à se combiner pour une action offensive sur bien des points à la fois, ou, en tout cas, à se prêter appui mutuellement pour se défendre, de manière que la défaite d’une fraction ne soit pas la défaite du tout. La confiance de Darius en une simple multitude était complètement aveugle et puérile[51] ; bien plus, cette confiance, bien que présomptueuse antérieurement, disparut dés qu’il reconnut que ses ennemis ne se sauvaient pas, mais qu’ils lui tenaient hardiment tête, — comme on le vit par son attitude sur les bords du Pinaros, où il resta pour être attaqué au lieu d’exécuter sa menace de fouler aux pieds la poignée d’hommes qu’il avait devant lui[52]. Mais ce ne fut pas seulement comme général que Darius agit de manière à rendre la perte de la bataille certaine. Quelque habiles que ses dispositions eussent été, sa lâcheté personnelle, en abandonnant le champ de bataille et en ne pensant qu’à sa propre sûreté, aurait suffi pour en rendre l’effet nul[53]. Bien que les grands de Perse fussent en général remarquables par un courage personnel, cependant nous verrons Darius montrer encore ci-après la même déplorable timidité et la même inhabileté à tirer parti d’un grand nombre à la bataille d’Arbèles, bien qu’elle fût livrée dans une plaine spacieuse choisie par lui-même.

Il fut heureux pour Memnôn qu’il ne vécût pas pour voir l’abandon de ses plans et la ruine qui le suivit. La flotte de la mer Ægée, qui avait été transférée à sa mort à Pharnabazos, bien qu’affaiblie par la perte de ces mercenaires que Darius avait rappelés à Issus, et découragée par une sérieuse défaite que le Perse Orontobatês avait essuyée de la part des Macédoniens en Karia[54], n’était pas néanmoins inactive, et elle essayait d’organiser une manifestation anti-macédonienne en Grèce (automne, 333 av. J.-C.). Tandis que Pharnabazos était à l’île de Siphnos avec ses cent trirèmes, il reçut la visite du roi lacédæmonien Agis, qui le pressa d’embarquer pour le Péloponnèse des forces aussi considérables qu’il en pourrait détacher, afin de seconder un mouvement projeté par les Spartiates. Mais ces plans agressifs furent immédiatement détruits par la nouvelle terrifiante de la bataille d’Issus. Redoutant une révolte .dans l’île de Chios, comme résultat de cette nouvelle, Pharnabazos fit sur-le-champ voile vers cette île avec un détachement considérable. Agis, n’obtenant rien de plus qu’un subside de trente talents et une escadre de dix trirèmes, fut obligé de renoncer à ses projets dans le Péloponnèse et de se contenter d’ordonner quelques opérations en Krête, que devait conduire son frère Agésilas, tandis que lui-même resta dans les îles et finit par accompagner le Perse Autophradatês à Halikarnassos[55]. Toutefois, il parait qu’il alla plus tard conduire les opérations en Krête, et qu’il eut un succès considérable dans cette île en amenant plusieurs villes krêtoises à se joindre aux Perses[56]. Cependant, en somme, la victoire d’Issus abattit tout esprit de liberté d’une extrémité à l’autre -de la Grèce et assura de la tranquillité à Alexandre, du moins pour un temps. Le congrès favorable aux Macédoniens, réuni à Corinthe pendant la période de la fête Isthmique, manifesta sa joie en lui envoyant une ambassade chargée de le féliciter et de lui remettre une couronne d’or[57].

Peu après sa victoire (hiver, 333 av. J.-C), Alexandre s’avança par la Kœle-Syria vers la côte phénicienne, en détachant en route Parmeniôn pour attaquer Damaskos, où Darius, avant la bataille, avait envoyé la plus grande partie de son trésor avec beaucoup d’officiers de confiance, des femmes persanes de haut rang et des députés. Bien que la place eût pu soutenir un siège considérable, elle fut livrée sans résistance par la trahison ou la lâcheté du gouverneur, qui feignit d’essayer d’enlever le trésor, mais qui prit soin qu’il tombât dans les mains de l’ennemi[58]. Il y fut pris un trésor considérable — avec une variété et un nombre prodigieux de serviteurs et de domestiques de luxe appartenant à la cour et aux seigneurs[59]. En outre, il y eut tant de personnes faites prisonnières, que la plupart des grandes familles de Perse eurent à déplorer la perte de quelque parent, de l’un ou de l’autre sexe. Dans le nombre se trouvaient la veuve et les filles du roi Ochus, le prédécesseur de Darius ; — la fille d’Oxathrês, frère de Darius ; — les femmes d’Artabazos et de Pharnabazos, — les trois filles de Mentor, et Barsinê, veuve de Memnôn, avec son enfant, que Memnôn avait envoyée pour servir comme otage, répondant de sa fidélité. Il y avait aussi plusieurs exilés grecs éminents : Thêbains, Lacédœmoniens et Athéniens, qui avaient fui auprès de Darius, et qu’il avait jugé convenable d’envoyer à Damaskos, au lieu de leur permettre de se servir de leurs piques dans l’armée à Issus. Les exilés thêbains et athéniens furent aussitôt relâchés par Alexandre ; les Lacédæmoniens furent emprisonnés pour le moment ; mais non détenus longtemps. Parmi les exilés athéniens était un personnage noble de nom et de parenté, — Iphikratês, fils de l’illustre officier athénien de ce nom[60]. Le captif Iphikratês non seulement reçut sa liberté, mais encore un traitement courtois et honorable l’engagea à rester avec Alexandre. Cependant il mourut peu de temps après de maladie, et ses cendres furent recueillies alors, par ordre d’Alexandre, pour être envoyées à sa famille à Athènes.

J’ai déjà dit ailleurs[61] que le premier Iphikratês avait été admis comme fils adoptif, par le grand-père d’Alexandre, dans la famille royale de Macédoine pour avoir sauvé son trône. Ce fut probablement cette circonstance qui détermina la faveur particulière témoignée a son fils, plutôt qu’un sentiment quelconque, soit è, l’égard d’Athènes, soit à l’égard du génie militaire du père. La différence de position entre Iphikratês le père et Iphikratês le fils est une des pénibles preuves de la marche descendante de l’hellénisme. Le père, officier distingué se mourant au milieu d’un cercle d’hommes libres, soutenant par ses armes la sécurité et la dignité de ses concitoyens et même intervenant pour sauver la famille royale macédonienne ; le fils, condamné à être témoin de l’abaissement de sa cité natale par les armes des Macédoniens, et n’ayant plus d’autres moyens de la faire revivre ou de la sauver que ceux qu’il pouvait trouver au service d’un prince oriental, dont la stupidité et la lâcheté perdirent a la fois sa propre sécurité et la liberté de la Grèce.

Maître de Damaskos et de la Kœle-Syria, Alexandre se mit en marche pour la Phénicie (hiver, 333-332 av. J.-C.). La première ville phénicienne dont il s’approcha fut Marathos, sur le continent opposé à l’îlot d’Arados, formant avec cet îlot et quelques autres villes voisines le domaine du prince aradien Gerostratos. Ce prince servait lui-même en ce moment avec son contingent naval dans la flotte persane de la mer Ægée ; mais son fils Straton, agissant comme vice-roi du pays, envoya à Alexandre son hommage avec une couronne d’or et lui remit sur-le-champ Arados avec les villes voisines comprises dans son domaine. L’exemple de Straton fut suivi d’abord par les habitants de Byblos, la première ville phénicienne dans une direction méridionale, ensuite par la grande cité de Sidon, la reine de la Phénicie et la source de toute la prospérité phénicienne. Les Sidoniens envoyèrent même des députés au-devant de lui pour l’inviter à venir[62]. Leurs sentiments étaient défavorables aux Perses, par souvenir des actes sanglants et perfides qui (environ dix-huit années auparavant) avaient marqué la reprise de leur cité par les armées d’Ochus[63]. Néanmoins, les contingents navals tant de Byblos que de Sidon (aussi bien que ceux d’Arados) naviguaient en ce moment dans la mer Egée avec l’amiral persan Autophradatês et formaient une proportion considérable de sa flotte entière[64].

Toutefois, pendant qu’Alexandre était encore à Marathos, antérieurement à sa, marche en avant, il reçut et des députés et une lettre de Darius demandant la restitution de sa mère, de son épouse et de ses enfants, — et offrant amitié et alliance, comme un roi s’adressant à un autre roi. Darius essayait, en outre, de démontrer que le Macédonien Philippe avait eu les premiers torts envers la Perse, — qu’Alexandre les avait continués, — et que lui-même (Darius) n’avait agi que pour sa défense personnelle. En réponse, Alexandre écrivit une lettre où il exposait sa position à l’égard de Darius, en se proclamant le chef nommé par les Grecs pour venger l’ancienne invasion de Xerxès en Grèce. Il alléguait ensuite diverses plaintes contre Darius, qu’il accusait d’être l’instigateur du meurtre de Philippe, aussi bien que des hostilités des cités anti-macédoniennes en Grèce. Maintenant (continuait-t-il), par la grâce de Dieu, j’ai été vainqueur, d’abord de tes satrapes, ensuite de toi-même. J’ai pris soin de tous ceux qui se sont soumis à moi, et je les ai rendus contents de leur sort. Viens toi-même vers moi également, comme vers le souverain de toute l’Asie. Viens sans crainte de souffrir aucun mal. Demande-le-moi, et je te donnerai ta mère et ton épouse, et tout ce qui te plaira. Toutefois, désormais, quand ta m’écriras, parle-moi non comme à un égal, mais comme au maître de l’Asie et de tout ce qui t’appartient, autrement je te traiterai comme un malfaiteur. Si tu as l’intention de me disputer le royaume, arrête et combats dans ce dessein, et ne te sauve pas. J’avancerai contre toi partout où tu seras[65].

Cette mémorable correspondance, qui n’amena aucun résultat, n’a d’importance qu’en ce qu’elle marque le caractère d’Alexandre, pour lequel les combats et les conquêtes étaient l’affaire et le luxe de la vie, et qui considérait comme un tort et une insulte clignes de vengeance toute prétention à l’égalité ou à l’indépendance à son égard, même de la part d’autres rois, et tout ce qui rie ressemblait pas à la soumission et à l’obéissance. L’énumération d’injures comparatives de chaque côté n’était qu’un prétexte insignifiant. La seule, la réelle question (comme Alexandre l’avait posée lui-même dans son message à Sisygambis captive)[66] était de savoir lequel des deux serait maître de l’Asie.

La décision de cette question, déjà suffisamment avancée le lendemain de la bataille d’Issus, fut presque mise hors de doute par les succès qu’Alexandre obtint rapidement et sans opposition dans la plupart des cités phéniciennes. Les dernières espérances de la Perse reposaient surtout en :ce moment sur les sentiments de ces Phéniciens. La plus grande portion de la flotte persane dans la mer Ægée se composait de trirèmes phéniciennes, venues en partie de la côte de Syria, en partie de l’île de Kypros. Si les villes phéniciennes faisaient leur soumission à Alexandre, il était certain que leurs vaisseaux et leurs marins ou retourneraient spontanément dans leur patrie ou seraient rappelés, enlevant, ainsi au carquois persan sa dernière et meilleure flèche. Mais si les villes phéniciennes tenaient bon résolument contre lui, jusqu’à la dernière, de manière à le mettre dans la nécessité de les assiéger toutes successivement, -chacune d’elles prêtant assistance aux autres par mer, avec une supériorité de forces navales et beaucoup d’entre elles étant situées sur des îlots, -les obstacles d surmonter auraient été tellement multipliés, que même l’énergie et le talent d’Alexandre auraient difficilement pu suffire ; en tout cas, il aurait eu devant lui, pour deux ans peut-être, une pénible besogne, qui eût ouvert la porte à maints accidents et efforts nouveaux. Ce fut donc pour Alexandre une bonne fortune signalée que le prince de Pilot d’Arados lui livrât spontanément cette cité difficile à prendre, et que cet exemple fût suivi par la cité plus grande encore de Sidon. Les Phéniciens, à les prendre en général, n’avaient aucun lien positif qui les attachât aux Perses ; ils n’avaient pas non plus un fort attachement de confédération les uns à l’égard des autres, bien que, comme communautés séparées, ils fussent braves et entreprenants. Parmi les Sidoniens, il y avait même un sentiment dominant d’aversion pour les Perses, à cause du motif mentionné plus haut. Aussi le prince d’Arados, qui était le premier sur lequel s’avançait Alexandre, était-il peu certain d’être secouru par ses voisins, s’il se décidait à tenir bon, et encore moins était-il disposé à résister seul, après que la bataille d’Issus avait révélé la force irrésistible d’Alexandre non moins que l’impuissance de la Perse. Les uns après les autres, tous ces importants ports de mer phéniciens, excepté Tyr, tombèrent entre les mains d’Alexandre sans coup férir. A Sidon, le prince régnant Straton, réputé ami de la Perse, fut déposé, et on nomma à sa place, une personne nommée Abdalonymos, — de la famille régnante, bien que dans un état de pauvreté[67].

Avec sa rapidité habituelle, Alexandre marcha droit sur Tyr, la plus puissante des cités phéniciennes, bien qu’apparemment moins ancienne que Sidon. Même en route, il rencontra une députation de Tyr, composée des personnages les plus éminents de la cité et conduite par le fils du prince tyrien Azemilchos, qui était lui-même absent, vu qu’il commandait le contingent tyrien dans la flotte persane. Ces députés apportaient des présents considérables et d’abondantes provisions pour l’armée macédonienne, avec une couronne d’or d’honneur, et ils annonçaient formellement que les Tyriens étaient prêts à faire tout ce que commanderait Alexandre[68]. En réponse, ce prince loua les dispositions de la cité, accepta les présents et pria les députés de faire connaître à leurs concitoyens que son désir était d’entrer dans Tyr et d’offrir un sacrifice à Hêraklês. Le dieu phénicien Melkart était supposé identique au Grec Hêraklês, et il était ainsi le premier père des rois macédoniens. Son temple à Tyr était de la plus vénérable antiquité ; en outre, l’injonction d’y sacrifier avait, dit-on, été, donnée à Alexandre dans un oracle[69]. Les Tyriens de la ville, après avoir délibéré sur ce message, firent répondre qu’ils ne pouvaient accéder à la demande, donnant à entendre qu’ils n’admettraient dans leurs murs ni Macédoniens ni Perses, mais que, sur tous les autres points, ils obéiraient aux ordres d’Alexandre[70]. Ils ajoutèrent que son désir de sacrifier à Hêraklês pouvait être accompli sans entrer dans leur cité, puisqu’il y avait dans Palætyros — sur le continent, vis-à-vis de l’île de Tyr, séparé d’elle seulement par le détroit resserré —, un temple de ce dieu encore plus ancien et plus vénérable que le leur[71]. Irrité de cette adhésion limitée, dans laquelle il ne remarqua que le point refusé, — Alexandre congédia la députation avec de violentes menaces et résolut immédiatement de prendre Tyr de vive force[72].

Ceux qui (comme Diodore) considèrent ce refus de la part des Tyriens comme un entêtement insensé[73] n’ont pas pleinement considéré tout ce que renfermait la demande. Quand Alexandre offrit un sacrifice solennel à Artemis à Ephesos, il s’avança vers le temple de la déesse avec toutes ses forces armées et en ordre de bataille[74]. Nous ne pouvons douter que ce sacrifice à Tyr offert à Hêraklès, héros dont il tirait son origine et qui avait la force pour attribut, — n’eût été célébré avec un déploiement de force aussi formidable, et comme, dans le fait, il le fut après la prise de la ville[75]. On demandait ainsi aux Tyriens d’admettre dans leurs murs des forces militaires irrésistibles, qui, il est vrai, auraient pu être retirées après l’achèvement du sacrifice, mais qui auraient pu aussi rester, soit en totalité, soit en partie, comme garnison permanente d’une position presque imprenable. Ils n’avaient pas enduré un pareil traitement de la part de la Perse, et ils n’étaient pas disposés à l’endurer de la part d’un nouveau maître. C’était de fait risquer leur tout, en se soumettant tout de suite à un sort qui pouvait être aussi mauvais que celui que pourrait leur amener un siège heureux pour l’ennemi. D’autre part, en songeant que les Tyriens promettaient tout, si ce M’est de se soumettre à une occupation militaire, nous voyons, qu’Alexandre, s’il eût été dans ces dispositions, aurait pu obtenir d’eux tout ce qui était réellement essentiel à son dessein, sans être obligé d’assiéger la ville. La grande importance des cités phéniciennes consistait en leur flotte, qui agissait actuellement avec les Perses et leur donnait l’empire de la mer[76]. Si Alexandre eût demandé que cette flotte fût retirée aux Perses, et mise à son service, on ne peut douter qu’il ne l’eût obtenu facilement. Les Tyriens n’avaient pas de motifs pour se dévouer pour la Perse, et probablement ils n’essayèrent pas (comme Arrien le suppose) de balancer entre les deux parties belligérantes, comme si la lutte était encore indécise[77]. Cependant, plutôt que de livrer leur cité aux chances d’une soldatesque macédonienne, ils résolurent de braver les hasards d’un siège. L’orgueil d’Alexandre, ne pouvant supporter l’opposition même à ses demandes les plus extrêmes, le poussa à faire une démarche politiquement peu profitable, afin de déployer son pouvoir, en dégradant et en écrasant, avec ou sans un siège, une des communautés de l’ancien monde les plus remarquables par l’antiquité, le courage, les richesses et l’intelligence.

Tyr était située sur un îlot, à un demi-mille (= 800 mètres) environ du continent[78] ; le canal entre les deux étant peu profond du côté de la terre, mais ayant une profondeur de 5 mètres 40 centimètres dans la partie qui touchait à la cité. L’îlot était complètement entouré de murs prodigieux dont la partie la plus haute, du côté faisant face au continent, ne s’élevait pas à moins de 45 mètres, avec une solidité et une base correspondantes[79]. Outre ces fortifications extérieures, il y avait une population brave et nombreuse à l’intérieur, aidée par un bon fonds d’armes, de machines, de vaisseaux, de provisions et d’autres choses essentielles à la défense.

Ce n’était donc pas sans raison que les Tyriens, poussés à l’extrémité, nourrissaient l’espoir de résister même à la formidable armée d’Alexandre ; et clans l’état où ce prince était alors ils auraient pu lui résister avec succès, car il n’avait pas encore de flotte et ils pouvaient défier toute attaque faite simplement par terre. La question reposait sur les vaisseaux phéniciens et kypriotes, qui étaient pour la plupart (les Tyriens avec eux) dans la mer Ægée sous l’amiral persan. Alexandre, — maître comme il l’était d’Arados, de Byblos, de Sidon et de toutes les cités phéniciennes à l’exception de Tyr, — comptait que les marins appartenant à ces cités imiteraient leurs compatriotes de l’intérieur et emmèneraient leurs vaisseaux pour se joindre à lui. Il espérait aussi, en qualité de potentat victorieux, attirer à lui l’adhésion volontaire des cités de l’île de Kypros. Cela n’aurait pu guère manquer d’arriver, s’il eût traité les Tyriens avec une considération convenable ; mais ce n’était plus certain, maintenant qu’il s’en était fait des ennemis.

Ce qui se passa dans la flotte persane sous Autophradatês dans la mer Ægée, quand elle apprit, d’abord qu’Alexandre était maître des autres cités phéniciennes, — ensuite qu’il commençait le siège de Tyr, — nous le savons très imparfaitement. Le prince tyrien Azemilchos ramena ses vaisseaux pour défendre sa propre cité[80] ; les vaisseaux sidoniens et aradiens retournèrent également chez eux, ne servant plus contre une puissance à laquelle leurs propres cités s’étaient soumises ; mais les Kypriotes hésitèrent plus longtemps avant de se déclarer. Si Darius, ou même Autophradatês sans Darius, au lieu d’abandonner complètement Tyr (comme ils le firent réellement l’un et l’autre) avaient énergiquement aidé la résistance qu’elle fit à Alexandre, ainsi que le conseillaient les intérêts de la, Perse, — il n’est pas improbable que les vaisseaux kypriotes eussent été retenus de ce côté de la lutte. En dernier lieu, les Tyriens pouvaient espérer que leurs frères phéniciens, s’ils étaient disposés à aider Alexandre contre la Perse, ne lui serviraient pas d’instruments dévoués pour écraser une cité de la même famille. Ces éventualités, bien qu’elles finissent toutes par tourner en faveur d’Alexandre, offraient dans, le commencement assez de chances de succès pour justifier l’intrépide résolution des Tyriens qui, en outre, furent encouragés par la promesse d’avoir pour auxiliaires les puissantes flottes de Carthage, leur colonie. Ils envoyèrent dans cette -ville, dont les députés étaient à ce -moment dans leurs murs pour quelques solennités religieuses, un grand nombre de leurs épouses et (le leurs enfants[81].

Alexandre commença le siége de Tyr sans flotte, les vaisseaux sidoniens et aradiens n’étant pas encore arrivés. Sa première opération fat de construire un massif, large de soixante mètres, s’étendant en travers du demi-mille de canal entre le continent et l’îlot. Il fit entrer à son service pour exécuter cet ouvrage des bras par milliers du voisinage ; il eut des pierres en abondance de Palætyros et du bois des forêts du Liban. Le travail, bien que poursuivi avec ardeur et persévérance sous les instigations pressantes d’Alexandre, était ennuyeux et fatigant, même pris du continent, où les Tyriens pouvaient faire peu de chose pour s’y opposer ; et il devint de plus en plus ennuyeux à mesure qu’il avançait dans la mer, de telle sorte qu’il était exposé à être gêné par eux, aussi bien qu’endommagé par les vents et les vagues. Les trirèmes tyriennes et de petits bateaux molestaient perpétuellement les travailleurs et détruisaient des parties de l’ouvrage, malgré toute la protection imaginée par les Macédoniens, qui établirent deux tours devant leur môle qui avançait et lancèrent des projectiles à l’aide de machines disposées dans ce dessein. A la fin, grâce à des efforts incessants, le môle fut poussé en avant, et déjà il arrivait en travers du canal, presque jusqu’au mur de la cité, lorsque soudainement, un jour de vent violent, les Tyriens firent avancer un brûlot chargé de combustibles, qu’ils poussèrent en avant contre le front du môle, et ils mirent le feu aux deux tours. En même temps, toutes les forces navales de la cité, vaisseaux et petits bateaux, furent envoyées pour débarquer des hommes à la fois sur toutes les parties du môle. Cette attaque eut tant de succès, que toutes les machines macédoniennes furent brûlées, le boisage extérieur qui retenait le môle fut arraché en bien des endroits, — et une grande partie de la construction mise en pièces[82].

Alexandre eut ainsi non seulement à construire de nouveaux engins, mais encore à recommencer le môle presque entièrement. Il résolut de lui donner plus de largeur et de force, dans le dessein d’amener plus de tours de front en tête de la construction et pour la mieux défendre contre des attaques latérales. Mais il était alors convaincu que, tant que les Tyriens seraient maîtres de la mer, aucun effort fait uniquement du côté de la terre ne le mettrait à même de prendre la ville. Laissant donc Perdikkas et Krateros rebâtir le môle et construire de nouveaux engins, il se retira lui-même à Sidon, dans l’intention de réunir une flotte aussi considérable qu’il pourrait. Il réunit des trirèmes de divers côtés, — deux de Rhodes, dix des ports de mer de Lykia, trois de Soli et de Mallos. Mais il obtint ses forces principales en mettant en réquisition les vaisseaux des villes phéniciennes, Sidon, Byblos et Arados, actuellement ; soumises à lui. Ces vaisseaux, au nombre de quatre-vingts, avaient quitté l’amiral persan et étaient venus à Sidon, et y attendaient les ordres d’Alexandre, tandis que, peu de temps après, les princes de Kypros s’y rendirent également, et lui offrirent leur puissante flotte de cent vingt vaisseaux de guerre[83]. Il était alors maître d’une flotte de deux cents voiles, comprenant la plus grande partie, et la meilleure, de la flotte persane. Ce fat l’achèvement du triomphe macédonien, — la dernière arme réelle et efficace arrachée aux mains de la Perse., Le pronostic fourni par l’aigle près des vaisseaux, à Milêtos, comme l’avait interprété Alexandre, avait été accompli en ce moment, puisque au moyen d’opérations militaires successives par terre il avait -vaincu et fait entrer en son pouvoir une flotte persane supérieure en force[84].

Après avoir ordonné que ces vaisseaux complétassent leur équipement et leur éducation, avec des Macédoniens comme soldats à bord, Alexandre se mit à la tête de quelques troupes légères pour une expédition de onze jours contre les montagnards arabes du Liban, qu’il dispersa ou accabla, non sans s’exposer personnellement à quelque danger[85]. En revenant à Sidon, il trouva Kleandros qui était arrivé avec un renfort de quatre mille hoplites grecs, auxiliaires bienvenus pour la poursuite du siége. Ensuite, s’embarquant dans le port de Sidon, il fit voile en bon ordre de bataille jusqu’à Tyr, espérant que les Tyriens sortiraient et combattraient. Mais ils restèrent dans leurs murs, frappés de surprise et de consternation ; car ils n’avaient pas encore su que les Phéniciens, leurs frères, étaient actuellement au nombre des assiégeants. Alexandre, ayant reconnu que les Tyriens n’accepteraient pas un combat sur mer, fit immédiatement bloquer et surveiller les deux ports : celui au nord, du côté de Sidon, par les Kypriotes ; — celui au sud, du côté de l’Égypte, par les Phéniciens[86].

A partir de ce moment, le sort de Tyr était certain. Les Tyriens ne purent plus apporter d’obstacles au môle, qui fut achevé en travers du canal et amené jusqu’à la ville. On établit des machines pour battre les murs en brèche ; on roula des tours mobiles pour les prendre d’assaut ; on fit aussi une attaque du côté de la mer. Toutefois, bien que réduits complètement à la défensive, les Tyriens déployèrent encore une bravoure opiniâtre et épuisèrent toutes les ressources de l’art pour repousser les assiégeants. Si gigantesque était la force du mur faisant face au môle et même de celui du côté septentrional faisant face à Sidon, qu’aucun des engins d’Alexandre ne put y faire brèche ; mais du côté méridional, vers l’Égypte, il fut plus heureux. Une large brèche ayant été pratiquée dans le mur du sud, il l’attaqua avec deux vaisseaux montés par les hypaspistæ et par les soldats de sa phalange 3 lui-même commandait dans l’un et Admêtos dans l’autre. En même temps, il fit menacer la ville tout à l’entour, à tout point accessible, dans le dessein de détourner l’attention des défenseurs. Lui-même et ses deux vaisseaux ayant été amenés à la rame tout près de la brèche faite dans le mur du sud, on jeta de chaque vaisseau des ponts de planches, sur lesquels lui et Admêtos se précipitèrent en avant avec leurs troupes respectives chargées de donner l’assaut. Admêtos monta sur le mur, mais il y fût tué ; Alexandre aussi fut un des premiers à monter, et, les deux troupes s’établirent sur le mur de manière à triompher de toute résistance. En même temps, ses vaisseaux pénétrèrent aussi de vive force dans les deux ports, de sorte que Tyr tomba de tous les côtés en se pouvoir[87].

Bien que les murs fussent actuellement perdus, et que la résistance fût devenue désespérée, les vaillants défenseurs ne perdirent pas courage. Ils barricadèrent les rues et concentrèrent leur force surtout à un poste défendable appelé l’Agenorion, ou chapelle d’Agenôr. Là, le combat recommença avec une nouvelle fureur jusqu’à ce qu’ils fussent accablés par les Macédoniens, irrités par les longues fatigues éprouvées jusque-là dans le siège, aussi bien que par le meurtre de quelques-uns de leurs prisonniers, que les Tyriens avaient tués publiquement sur les créneaux. Alexandre épargna, par respect pour le sanctuaire, tous ceux qui cherchèrent asile dans le temple d’Hêraklês ; dans le nombre se trouvaient le prince Azemilchos, quelques Tyriens éminents, les députés carthaginois et quelques enfants des deux sexes. Les Sidoniens également, montrant un sentiment tardif de parenté et dédommageant en partie de la part qu’ils avaient prise à la capture de la ville, sauvèrent quelques existences de l’épée du vainqueur[88]. Mais la pins grand nombre des citoyens adultes périrent les armes à la main, tandis que, deux mille qui survécurent, soit à cause des blessures qui les mirent hors d’état de combattre, soit à cause de la fatigue des égorgeurs, furent pendus sur le bord de la mer par ordre d’Alexandre[89]. Lés femmes, les enfants et les esclaves furent vendus aux, marchands d’esclaves. On dit que le nombre fut d’environ, trente mille, total plutôt faible, en ce que nous devons supposer, que les esclaves y étaient compris ; mais on nous dit qu’il en avait été envoyé préalablement un grand nombre à Carthage.

Ainsi maître de Tyr, Alexandre entra dans la cité et accomplit son sacrifice tant désiré en l’honneur d’Hêraklês (juillet-août 332 av. J.-C.). Toute son armée de terre et de mer, complètement armée et en ordre de bataille, prit part à. la procession[90]. Jamais une hécatombe plus coûteuse n’avait été offerte à ce dieu, si nous considérons qu’elle avait été achetée par toutes les fatigues d’un siége inutile, et par, l’extermination de ces citoyens libres et généreux, ses premiers adorateurs Quelles avaient été les pertes des Macédoniens, c’est ce que nous ne pouvons dire. Arrien donne quatre cents pour le nombre de leurs hommes tués, ce qui doit être bien au-dessous de la vérité, car le courage et l’habileté des assiégés avaient prolongé le siégé jusqu’à la période prodigieuse de sept mois, bien qu’Alexandre n’eût négligé aucun moyen pour le terminer plus tôt[91].

Vers la fin du siège de Tyr, Alexandre reçut et, rejeta une seconde proposition de Darius, qui offrait dix mille talents avec la cession de tout le territoire à l’ouest de l’Euphrate, comme rançon de sa mère et de son épouse, et qui demandait qu’Alexandre devint son gendre aussi bien que son allié. — Si j’étais Alexandre (dit Parmeniôn), j’accepterais ces conditions, au lieu de me jeter dans de nouveaux dangers.Je le ferais (répliqua Alexandre) si j’étais Parmeniôn ; mais puisque je suis Alexandre, je dois faire une réponse différente. Voici celle qu’il fit à Darius : — Je n’ai besoin ni de ton argent ni de ta cession de territoire. Tout ton argent et tout ton royaume m’appartiennent déjà, et tu m’offres une partie en place du tout. Si je veux épouser ta fille, je l’épouserai,que tu me la donnes ou non. Viens me trouver, si tu désires avoir de moi quelque marque d’amitié[92]. Alexandre pouvait épargner les humbles et les vaincus à terre, mais il ne pouvait souffrir ni un égal ni un compétiteur, et son langage à leur égard était plein d’une brutale insolence. Naturellement ce fut le dernier message envoyé par Darius, qui vit alors, s’il ne l’avait pas vu auparavant, qu’il lie lui restait d’autre chose que de renouveler la guerre.

Étant ainsi entièrement maître de la Syrie, de la Phénicie et de la Palestine, et ayant accepté la soumission volontaire des Juifs, Alexandre se mit en marche pour conquérir l’Égypte. Il avait résolu, avant d’entreprendre toute nouvelle expédition dans l’intérieur de l’empire persan, de se rendre maître de tous les pays des côtes qui tenaient ouverte la communication des Perses avec la Grèce, de manière à assurer ses derrières contre toute hostilité sérieuse. Ce qu’il craignait surtout, c’était que l’or persan ne soulevât contre lui des cités ou des soldats grecs[93], et l’Égypte était la dernière possession au pouvoir des Perses qui leur donnait les moyens d’agir sur la Grèce. Dans le fait, ces moyens étaient en ce moment diminués d’une manière prodigieuse par la faible condition de la flotte persane dans la mer Ægée, incapable de lutter avec la flotte croissante des amiraux macédoniens Hegelochos et Amphoteros, forte actuellement de cent soixante voiles[94]. Pendant l’été de 332 avant J.-C., tandis qu’Alexandre poursuivait le siège de Tyr, ces amiraux recouvrèrent toutes les acquisitions importantes, — Chios, Lesbos et Ténédos, — que Memnôn avait faites dans l’intérêt des Perses. Les habitants de Ténédos les appelèrent et assurèrent leur succès ; ceux de Chios tentèrent de faire de même, mais ils en furent empêchés par Pharnabazos, qui garda la cité au moyen de ses partisans insulaires, Apollonidês et autres, avec des forces militaires. Les amiraux macédoniens assiégèrent la ville et ils furent bientôt en état de l’emporter, grâce aux amis qu’ils avaient à l’intérieur. Pharnabazos y fut pris avec toute son armée, douze trirèmes complètement armées et garnies d’hommes, trente transports de vivres et de munitions, plusieurs corsaires et trois mille mercenaires grecs. Aristonikos, despote de Methymna, ami des Perses, — arrivant peu de temps après à Chios, dont il ignorait la prise, — tomba dans le port comme dans un piège et fut fait prisonnier. Il ne restait plus que Mitylênê, qui était tenue pour les Perses par l’Athénien Charês, avec une garnison de deux mille hommes : cet officier cependant, ne conservant aucun espoir de tenir contre les Macédoniens, consentit à évacuer la cité à condition qu’on le laisserait partir librement. Les Perses furent ainsi chassés de la mer, privés de tout point d’appui dans les îles grecques, et éloignés du voisinage de la Grèce et de la Macédoine[95].

Ces succès étaient en pleine voie de progrès, quand Alexandre lui-même dirigea sa marche de Tyr vers l’Égypte, en s’arrêtant en route pour assiéger Gaza. Cette ville considérable, la dernière avant d’entrer dans le chemin du désert, entre la Syria et l’Égypte, était située à un ou deux milles de la mer. Elle était bâtie sur une haute levée artificielle et entourée d’un mur élevé ; mais elle tirait sa principale défense des sables profonds qui l’entouraient, aussi bien que de la vase et des sables mouvants qui se trouvaient sur sa côte. Elle était défendue par un homme brave, l’eunuque Batis, avec une forte garnison d’Arabes et d’abondantes provisions de toute sorte. Confiant dans la force de la place, Batis refusa de recevoir Alexandre. De plus, son opinion fut confirmée par les ingénieurs macédoniens eux-mêmes qui, à la première inspection des murs que fit Alexandre, déclarèrent la place imprenable, surtout à cause de la hauteur de la levée qui lui servait de support. Mais Alexandre ne put supporter l’idée d’avouer tacitement qu’il lui était impossible de prendre Gaza. Plus l’entreprise était difficile, plus elle avait de charme pour lui, et plus, grand serait l’étonnement produit tout alentour quand on verrait qu’il avait triomphé[96].

Il commença par faire faire une levée au sud de la cité, tout près du mur, dans le dessein d’y placer ses machines à battre en brèche. Cette levée extérieure fut achevée, et, les engins avaient déjà commencé à battre la mur, quand une sortie bien combinée de la garnison mit les assaillants en déroute et détruisit les engins. Alexandre arriva à propos au secours avec ses hypaspistæ, et protégea leur retraite ; mais lui-même après avoir échappé à un piège tendu par un prétendu déserteur arabe, reçut dans l’épaule, à travers son bouclier et sa cuirasse, une grave blessure faite par un dard qu’avait lancé une catapulte, comme l’avait prédit la prophète Aristandros, — qui assurait en même temps que Gaza tomberait en son pouvoir[97]. Pendant qu’on soignait sa blessure, il ordonna qu’on amenât par mer les engins employés à Tyr, et il fit mener sa levée autour de toute la circonférence de la ville, de manière à la rendre> accessible de tous les points- Ce travail d’Hercule, dont nous lisons la description avec étonnement, avait soixante-quinze, mètres de hauteur tout autour et deux- stades (= 372 mètres) de largeur[98] ; le sable sang consistance à l’entour n’a guère pu être convenable, de sorte qu’on a dû apporter les matériaux de loin. L’entreprise fut achevée à la longue. Dans, quelle longueur de temps, c’est ce que nous ignorons, mais elle a dû être considérable, — bien que, sans doute, des milliers d’hommes doivent avoir été forcés d’y travailler de la contrée circonvoisine[99].

Gaza fut alors attaquée sur tous les points. à l’aide de béliers, de mines et d’engins à projectiles avec toute sorte de traits. Bientôt des brèches furent pratiquées sur plusieurs points des murs, bien que les défenseurs fissent des efforts incessants pour réparer les parties endommagées. Alexandre essaya trois assauts généraux distincts ; mais, dans les trois, il fut repoussé par la bravoure des habitants. Enfin, après avoir fait dans le mur une brèche encore plus grande, il renouvela sa tentative d’assaut pour la quatrième fois. Toute la phalange macédonienne étant amenée pour attaquer sur des points différents, la plus grande émulation régna parmi les officiers. L’Æakide Neoptolemos fut le premier à gravir le mur, mais les autres divisions ne montrèrent guère moins d’ardeur, et à la fin la ville fut prise. Ses vaillants défenseurs résistèrent avec un courage non affaibli jusqu’au dernier, et tous tombèrent à leur poste, la soldatesque dans sa colère n’étant nullement disposée à faire de quartier.

 

À suivre

 

 

 



[1] Arrien, II, 3 ; Quinte-Curce, III, 2, 17 ; Plutarque, Alexandre, 18 ; Justin, XI, 7.

[2] Arrien, I, 29, 8.

[3] Arrien, II, 1, 4-9.

[4] Diodore, XVII, 29.

[5] Arrien, II, 2, 6 ; Quinte-Curce, III, 3, 19 ; III, 4, 8. Nondum enim Memimonem vita excessisse cognoverat (Alexander), — satis gnarus, cuneta in expedito fore, si nihil ab eo moveretur.

[6] Diodore, XVI, 31.

[7] Diodore, XVII, 30, 31 ; Diodore représente le roi de Perse comme ayant commencé d’expédier des lettres de convocation pour les troupes, après qu’il eût appris la mort de Memnôn ; ce qui ne peut être vrai. Ces lettres ont dû être envoyées auparavant.

[8] Quinte-Curce, III, 2.

[9] Hérodote, VII, 56, — et le colloque entre Xerxès et Demaratos, VII, 103, 104, — où le langage qu’Hérodote prête à Xerxès est naturel et instructif. D’autre part, la pénétration supérieure de Cyrus le Jeune exprime un suprême mépris pour l’inefficacité militaire d’une multitude asiatique, — Xénophon, Anabase, 1, 7, 4 : cf. le rude langage de l’Arkadien Antiochos, — Xénophon, Hellenica, VII, 1, 38, et Cyropédie, VIII, 8, 20.

[10] Quinte-Curce, III, 2, 10-20 ; Diodore, XVII, 30.

[11] Arrien, II, 2, 1 ; II, 13, 3 ; Quinte-Curce, III, 3, 1.

[12] Arrien, I, 29, 6.

[13] Arrien, II, 4, 2 ; Quinte-Curce, III, 1, 22 ; Plutarque, Alexandre, 18.

[14] Relativement à ce défilé, voir le tome XIII, ch. 1 de cette Histoire. Il y a aujourd’hui deux défilés sur le Taurus, d’Erekli sur le côté septentrional de la montagne : — l’un, le plus oriental, descendant sur Adana en Kilikia ; — l’autre, le plus occidental, sur Tarse. Dans la guerre (1832) entre les Turcs et Ibrahim-Pacha, le commandant turc laissa le défilé le plus occidental sans le défendre, de sorte qu’Ibrahim-Pacha le franchit sans opposition. Les troupes turques occupèrent le défilé le plus oriental, mais elles se défendirent mal ; de sorte que le passage fut forcé par les Égyptiens (Histoire de Mehemed-Ali, par Cadalvène et Barrault, p. 243).

Alexandre franchit le Taurus par le plus oriental des deux défilés.

[15] Xénophon, Anabase, I, 2, 21 ; Diodore, XIV, 20.

[16] Quinte-Curce, III, 4, 11.

[17] Quinte-Curce, III, 4, 11. — Contemplutus locorum situm (Alexandre), non alias dicitur magis admiratus essa felicitatem suam, etc.

Voir Plutarque, Demetrius, 47, où Agathoklês (fils de Lysimaque) tient la ligne au Taurus contre Demêtrios Poliorkêtês.

[18] Arrien, II, 4, 3-8 ; Quinte-Curce, III, 4. Quinte-Curce attribue à Arsamês l’intention d’exécuter ce qui avait été recommandé par Memnôn avant la bataille du Granikos, — à savoir de désoler le pays pour arrêter les progrès d’Alexandre. Mais cela ne peut guère être la véritable interprétation de sa conduite. Le récit d’Arrien semble plus raisonnable.

[19] Quand Hephæstion mourut de fièvre à Ecbatane, neuf ans après, Alexandre fit crucifier le médecin qui l’avait soigné (Plutarque, Alexandre, 72 ; Arrien, VII, 14).

[20] Cette intéressante anecdote est racontée, avec plus ou moins de rhétorique et d’amplification, dans tous les historiens, — Arrien, II, 4 ; Diodore, XVII, 31 ; Plutarque, Alexandre, 19 ; Quinte-Curce, III, 5 ; Justin, XI, 8.

Pour remarquer la différence produite dans le caractère d’Alexandre par une série de succès surhumains pendant quatre ans, — il suffit de comparer la généreuse confiance qu’il déploya ici à l’égard de Philippe avec la cruelle condamnation à l’avance et la torture infligées à Philotas quatre ans plus tard.

[21] Arrien, II, 5, 1 ; Diodore, XVII, 32 ; Quinte-Curce, III, 7, 6.

[22] Cyrus le jeune fut cinq jours en route de Tarse à Issus, et un jour de plus d’Issus aux portes de Kilikia et de Syria — (Xénophon, Anabase, I, 4, 1 ; voir le tome XIII, ch. 1 de cette Histoire).

[23] Arrien, II, 5, 11.

[24] Arrien, II, 6.

[25] Quinte-Curce, III, 3, 24.

[26] Quinte-Curce, III, 7, 1.

[27] D’après Æschine (cont. Ktesiphôn, p. 552), il semble que Démosthène et les hommes d’État anti-macédoniens à Athènes reçurent en ce moment des lettres écrites avec toute confiance, donnant à entendre qu’Alexandre était pris et enfermé de toutes parts en Kilikia. Démosthène (si nous en pouvons croire Æschine) allait partout montrant ces lettres, et se vantant de la bonne nouvelle qu’elles annonçaient. Josèphe (Ant. Jud., XI, 8, 3) rapporte aussi l’espoir confiant du succès des Perses, conçu par Sanballat à Samaria aussi bien que par tous les Asiatiques alentour.

[28] Arrien, II, 6 ; Quinte-Curce, III, 8, 2 ; Diodore, XVII, 32.

[29] Cicéron, Epist. ad Famil., XV, 4. Voir le commentaire instructif de Mützell, ad Curtium, III, 8, p. 103, 104. J’ai donné, dans un Appendice annexé à ce chapitre, un plan du terrain voisin d’Issus avec quelques commentaires explicatifs.

[30] Plutarque (Alexandre, 20) expose exactement le fait général ; mais il se trompe en disant que les deux armées se manquèrent l’une l’autre pendant la nuit, etc.

[31] Arrien, II, 7, 2 ; Quinte-Curce, III, 8, 14. J’ai mentionné, quelques pages plus haut, qu’environ quinze jours auparavant, Alexandre avait envoyé de Tarsos Parmeniôn en avant pour qu’il s’assurât des Portes de Kilikia et de Syria, tandis que lui-même, retournant en arrière, se rendait à Soli et à Anchialos. Lui et Parmeniôn ont dû être, séparés en ce moment par une distance d’au moins huit journées de marche ordinaire. Si, pendant cet intervalle, Darius était arrivé à Issus, il se serait trouvé justement entre eux et les aurait coupés l’un de l’autre, Ce fut une bonne fortune pour Alexandre qu’un si grave embarras ne se présentât pas.

[32] Arrien, II, 7, 8.

[33] Arrien, II, 7 ; Quinte-Curce, III, 10 ; Diodore, XVII, 33.

[34] Selon Kallisthenês, la distance était de cent stades (ap. Polybe, XII, 19). Il est vraisemblable que c’est au-dessous de la vérité.

Polybe critique sévèrement la description faite par Kallisthenês de la marche d’Alexandre. N’ayant pas sous les yeux les termes de Kallisthenês lui-même, nous ne sommes guère en état d’apprécier la justesse de la critique, qui en quelques points est certainement exagérée.

[35] Kallisthenês, ap. Polybe, XII, 17.

[36] Arrien, II, 8, 4-13.

[37] Cf. Kallisthenês, ap. Polybe, XII, 17, et Arrien, II, 8, 8. En considérant combien l’espace était étroit, des corps nombreux tels que ces 80.000 chevaux et ces 20.000 fantassins ont dû avoir de la peine à se mouvoir. Kallisthenês ne les mentionnait pas, autant que nous pouvons le voir par Polybe.

[38] Arrien, II, 8, 9.

La profondeur de cette phalange unique n’est pas donnée, et nous ne connaissons pas non plus la largeur exacte du terrain qu’elle occupait. En admettant une profondeur de seize hommes, et un pas en largeur pour chaque soldat, 4.000 hommes devaient tenir dans la largeur d’un stade de 250 pas, et par conséquent 80.000 hommes dans une largeur de vingt stades (voir le calcul de Rüstow et Koechly, p. 280, au sujet de la ligne macédonienne). En admettant une profondeur de vingt-six, 6.500 hommes devaient tenir dans la largeur du stade, et conséquemment 90.000 dans une largeur totale de 14 stades, largeur qui est donnée par Kallisthenês. Mais on a dû laisser des intervalles, plus ou moins grands, dont nous ignorons le nombre ; les détachements destinés à couvrir l’armée, qui avaient été envoyés devant le fleuve Pinaros, ont dû trouver quelques moyens de passer pour se rendre à l’arrière, quand on les rappela.

M. Kinneir affirme que la largeur entre le mont Amanus et la mer varie entre un mille et demi (2 kilom. 1/2) et trois milles (= 4 kilom. 800 m.). Les quatorze stades de Kallisthenês sont équivalents à près d’un mille 3/4 (= 2 kilom. 800 m.).

Ni dans l’antiquité, ni dans les temps modernes, les armées orientales n’ont jamais été habituées, par des officiers indigènes, à une régularité de marche ou d’arrangement, — voir Malcolm, Hist. of Persia, ch. 23, vol. II, p. 498 ; Volney, Travels in Egypt and Syria, vol. I, p. 124.

[39] Arrien, II, 10, 2. Kallisthenês paraît avoir calculé les mercenaires composant la phalange persane à 30,000 hommes, — et la cavalerie à 30.000. Il ne semble pas avoir tenu compte des Kardakês. Cependant Polybe, dans sa critique, essaye d’établir qu’il n’y avait pas de place pour déployer même 60.000 hommes, tandis qu’Arrien énumère 90.000 hoplites, sans comprendre la cavalerie (Polybe, XII, 18).

[40] Arrien, II, 9 ; Kallisthenês, ap. Polybe, XII, 17. La mollesse de ce corps persan sur le flanc, et la facilité avec laquelle Alexandre le refoula, — point essentiel par rapport à la bataille, — sont mentionnées aussi par Quinte-Curce, III, 9, 11.

[41] Arrien, II, 11, 6.

Cette simple assertion d’Arrien est beaucoup plus croyable que les détails extrêmement compliqués donnés par Diodore (XVIII, 34) et par Quinte-Curce (III, 11, 9) au sujet d’une charge directe d’Alexandre sur le char de Darius et d’un combat meurtrier immédiatement autour du char, combat dans lequel les chevaux furent blessés et devinrent tellement intraitables, qu’ils furent sur le point de le renverser. Charês alla même jusqu’à affirmer qu’Alexandre en était venu à un conflit personnel avec Darius, de qui il avait reçu sa blessure à la cuisse (Plutarque, Alexandre, 20). Plutarque avait vu la lettre adressée par Alexandre ù, Antipater, donnant simplement à entendre qu’il avait reçu une légère blessure à la cuisse.

Quant à ce point, aussi bien qu’en beaucoup d’autres, Diodore et Quinte-Curce ont copié la même autorité.

Kallisthenês (ap. Polybe, XII, 22) disait qu’Alexandre avait formé son plan d’attaque en vue de donner sur la personne de Darius, ce qui n’est lias improbable (cf. Xénophon, Anabase, I, 8, 22), et fut en effet réalisé, puisque la première charge heureuse des Macédoniens arriva si près de Darius, qu’elle l’alarma pour la sûreté même de sa personne. A la question posée par Polybe : — comment Alexandre sut-il dans quelle partie de l’armée était Darius ? — nous pouvons répondre que le char et la personne de Darius étaient sans doute faciles à reconnaître ; de plus, les rois de Perse étaient habituellement au centre, — et Cyrus le Jeune, à la bataille de Kunaxa, ordonna que l’attaque fût faite exactement contre la personne de son frère Artaxerxés.

Après la bataille de Kunaxa, Artaxerxés s’attribua l’honneur d’avoir tué Cyrus de sa propre main, et il mit à mort ceux qui étaient réellement les auteurs de cet acte, parce qu’ils s’en vantaient (Plutarque, Artaxerxés, 16).

[42] Telle est la supposition de M. Williams, et elle me parait probable, bien que M. Ainsworth la révoque en doute, par suite des difficultés de terrain au sud de Myriandros vers la mer. [Voir M. Ainsworth’s Essay on the Cilician and Syrian Gates, Journal of the Geograph. Society, 1838, p. 194.] Ces Grecs, qui étaient simplement des fugitifs avec des armes dans leurs mains, — sans cavalerie ni bagages, — pouvaient se faire passage sur un terrain très difficile.

[43] Arrien, II, 11, 3 ; Quinte-Curce, III, 11, 13. Kallisthenês affirmait la même chose qu’Arrien, — ü savoir que cette cavalerie persane avait traversé le Pinaros et charmé les Thessaliens avec bravoure. Polybe l’en blâme, comme s’il avait affirmé quelque chose de faux et d’absurde (XII, 18). Cela prouve que les critiques de Polybe ne doivent pas être acceptées sans réserve. Il raisonne comme si la phalange macédonienne ne pouvait pas franchir le Pinaros, — transformant une difficulté en une impossibilité (XII, 22).

[44] Arrien, II, 11 ; Quinte-Curce, III, 11.

[45] Arrien, II, 11, 11 ; Kallisthenês, ap. Polybe, XII, 20.

[46] Arrien, II, 11 ; Diodore, XVII, 36. Quinte-Curce (III, 11, 27) dit que les Macédoniens perdirent 32 fantassins et 50 cavaliers, qui furent tués, avec 504 hommes blessés ; — Justin donne130 fantassins et 150 chevaux (XI, 9).

[47] Arrien, II, 12, 8, — d’après Ptolémée et Aristobule. Cf. Diodore, XVII, 36 ; Quinte-Curce, III, 11, 24 ; III, 12, 17.

[48] Plutarque, Alexandre, 22.

[49] Arrien, II, 13, 2, 3 ; Diodore, XVII, 48. Quinte-Curce dit que ces Grecs s’en allèrent par des sentiers détournés à travers les montagnes (Amanus), — ce qui peut être vrai (Quinte-Curce, III, 11, 19).

[50] Arrien, II, 12, 1 ; Quinte-Curce, III, 12, 27 ; Diodore, XVII, 40. Les Æræ Alexandri, in radicibus Amani, sont mentionnées par Cicéron (ad Fam., XV, 4). Quand il commandait en Kilikia, il y campa avec son armée pendant quatre jours.

[51] Voir cette confiance exposée dans le discours de Xerxès, — Hérodote, VII, 48 : Cf. le discours d’Achæmenês, VII, 236.

[52] Arrien, II, 10, 2. Καί ταύτη ώς δήλος έγένετο (Darius) τοϊς άμφ̕ Άλέξανδρον τή γνώμη δεδουλωμένος (expression remarquable empruntée de Thucydide, IV, 34). Cf. Arrien, II, 6, 7.

[53] Immédiatement avant la bataille de Kunaxa, quelques-uns des officiers grecs demandèrent à Cyrus le Jeune s’il pensait que son frère Artaxerxés (qui jusque-là n’avait pas fait de résistance) combattrait. — Assurément il le fera (fut la réponse) ; s’il est fils de Darius et de Parysatis, et mon frère, je n’obtiendrai pas la couronne sans combat. Une lâcheté personnelle, dans un roi de Perse, à la tête de son armée, semblait inconcevable (Xénophon, Anabase, I, 7, 9).

[54] Arrien, 2, 5, 8.

[55] Arrien, II, 13, 4-8.

[56] Diodore, XVII, 48.

[57] Diodore, XVII, 48 ; Quinte-Curce, IV, 5, 11. Quinte-Curce semble mentionner ce vote plus tard, mais il doit évidemment avoir été rendu à la première fête Isthmique après la bataille d’Issus.

[58] Arrien, II, 11, 13 ; Quinte-Curce, III, 13. Les mots d’Arrien (II, 15, 1) confirment l’assertion de Quinte-Curce, qui dit que Parmeniôn prit ce trésor, non dans la ville, mais dans les mains de fugitifs qui l’emportaient de la ville.

[59] On a conservé un fragment de la lettre de Parmeniôn à Alexandre, donnant une liste détaillée des articles du butin (Athénée, III, p. 607).

[60] Arrien, II, 15, 6 ; Quinte-Curce, III, 13, 13-16. Il y a quelque différence entre ces deux fauteurs (cf. Arrien, III, 21, 7) quant aux noms des députés lacédæmoniens.

[61] Voir tome XIV, ch. 4, de cette Histoire ; tome XV, ch. 2 ; et Æschine, Fals. Leg., p. 263, c. 13.

Alexandre lui-même avait consenti à être adopté comme fils par Ada, princesse de Karia (Arrien, I, 23, 12).

[62] Arrien, II, 14, 11 ; II, 15, 8.

[63] Diodore, XVI, 43.

[64] Arrien, II, 15, 8 ; II, 20, 1. Quinte-Curce, IV, 1, 6-16.

[65] Arrien, II, 14 ; Quinte-Curce, IV, 11, 10 ; Diodore, XVII, 39. Je donne la substance de cette correspondance tirée d’Arrien. Quinte-Curce et Diodore représentent tous deux Darius comme offrant de grandes sommes d’argent et la cession de vastes territoires, en échange de la restitution des captives. Arrien ne dit rien de semblable.

[66] Arrien, II, 12, 9.

[67] Quinte-Curce, IV, 1, 20-25 ; Justin, XI, 10. Diodore (XVII, 47) raconte l’histoire comme si elle s’était passée à Tyr, et non à Sidon, ce qui est extrêmement improbable.

[68] Arrien, II, 15, 9. Cf. Quinte-Curce, IV, 2, 3.

[69] Quinte-Curce (ut supra) ajoute ces motifs : Arrien n’insère rien au delà de la simple requête. Le renseignement de Quinte-Curce représente ce qui fut vraisemblablement le fait réel et le sentiment réel d’Alexandre.

Il est assurément vrai que Quinte-Curce surcharge son récit d’amplifications dramatiques et de rhétorique : mais il n’est pas moins vrai qu’Arrien tombe dans l’extrême opposé, — en pressant son récit au point de ne laisser guère plus que le simple canevas.

[70] Arrien, II, 16, 11.

[71] Quinte-Curce, IV, 2,4 ; Justin, XI, 10. Cet article, à la fois prudent et probable dans la réponse des Tyriens, n’est pas mentionné par Arrien.

[72] Arrien, II, 16, 11.

[73] Diodore, XVII, 40.

[74] Arrien, I, 18, 4.

[75] Arrien, II, 24, 10.

[76] C’est une idée exprimée par Alexandre lui-même dans ses discours à l’armée, quand il l’engage à entreprendre le siège de Tyr (Arrien, II, 17,3-8).

[77] Arrien, II, 16, 12. Quinte-Curce dit (IV, 2, 2) : Tyr, [...], paraissait plus disposée à accepter l'alliance d'Alexandre que sa domination. C’est représenter les prétentions des Tyriens comme plus grandes que le fait ne le permet. Ils ne refusèrent pas l’imperium d’Alexandre, bien qu’ils refusassent de satisfaire à une demande extrême.

Ptolémée I (fils de Lagus) se rendit plus tard maître de Jérusalem, en entrant dans la ville lors du sabbat, sous prétexte d’offrir un sacrifice (Josèphe, Antiq. Jud. XII, 1).

[78] Quinte-Curce, IV, 2, 7, 8. L’emplacement de Tyr aujourd’hui ne présente rien qui soit le moins du monde conforme à la description du temps d’Alexandre.

[79] Arrien, II, 18, 3 ; II, 21, 4 ; II, 22, 8.

[80] Azemilchos était avec Autophradatês quand Alexandre déclara les hostilités contre Tyr (Arrien, II, 15, 10) ; il était dans Tyr quand cette ville fut prise (Arrien, II, 24, 8).

[81] Quinte-Curce, IV, 2, 10 ; Arrien II, 24, 8 ; Diodore, XVII, 40, 41. Quinte-Curce (IV, 2, 15) dit qu’Alexandre envoya des députés aux Tyriens pour les inviter à faire la paix ; que non seulement les Tyriens refusèrent ces propositions, mais même qu’ils mirent les députés à mort, contrairement au droit des gens. Arrien ne parle pas de cet envoi de députés, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il l’avait trouvé mentionné dans ses autorités, puisqu’il tend à justifier les actes d’Alexandre. De plus, il n’est pas conforme au caractère de ce prince, après ce qui c’était passé entre lui et les Tyriens.

[82] Arrien, II, 18, 19 ; Diodore, XVII, 42 ; Quinte-Curce, IV, 3, 6, 7.

[83] Arrien, II, 20, 1-1 ; Quinte-Curce, IV, 2,14, Ce qui prouve combien Arrien voit tout du point de vue d’Alexandre, et de l’entendre nous dire que le monarque pardonna aux Phéniciens, et aux Kypriotes pour leur fidélité et leur ancien service dans la flotte persane, en considérant qu’ils avaient agi par contrainte.

[84] Arrien, I, 18, 15. Pendant le siége de Tyr (quatre siècles- auparavant) par le monarque assyrien Salmanasar, Sidon et les autres villes phéniciennes avaient prêté leurs vaisseaux à l’assiégeant (Menander, ap. Joseph., Ant. Jud., IX, 14, 2).

[85] Arrien, II, 20, 5 ; Plutarque, Alexandre, 24.

[86] Arrien, II, 20, 9-16.

[87] Arrien, II, 23, 24 ; Quinte-Curce, IV, 4, 11 ; Diodore, XVII, 46.

[88] Quinte-Curce, IV, 4, 15.

[89] Ce fait est mentionné et par Quinte-Curce (IV, 41 17) et par Diodore (XV, 46). Il ne l’est pas par Arrien, et il se peut qu’il n’ait trouvé place ni dans Ptolémée ni dans Aristobule ; mais je ne vois pas de raison pour n’y pas croire.

[90] Arrien, IV, 24, 9 ; Diodore, XII, 46.

[91] Ce qui prouve la force renaissante de l’industrie commerciale, c’est ce fait que, malgré cette destruction totale, Tyr redevint une cité opulente et florissante (Strabon, XVI, p. 757).

[92] Arrien, II, 25, 5 ; Quinte-Curce, IV, 5. La réponse est plus insolente dans la simplicité nue d’Arrien que dans la pompe de Quinte-Curce. Plutarque (Alexandre, 27) l’abrége et l’adoucit. Diodore aussi donne la réponse différemment (XVII, 54) — et représente l’ambassade comme venant un peu plus tard, après qu’Alexandre était revenu d’Égypte.

[93] Arrien, II, 17, 4.

[94] Quinte-Curce, IV, 5, 14.

[95] Quinte-Curce, IV, 5, 14-22 ; Arrien, III, 2, 4-8.

[96] Arrien, II, 26, 5.

Au sujet de la fidélité et du courage opiniâtre à se défendre, montrés plus d’une fois par les habitants de Gaza, — V. Polybe, XVI, 40.

[97] Arrien, II, 26, 27 ; Quinte-Curce, IV, 6, 19-19 ; Plutarque, Alexandre, 25.

[98] Arrien, II, 27, 5. Il est certainement possible, comme Droysen la fait remarquer (Gesch. Alex. des Grossen, p. 199), que παντόθεν ne doive pas être expliqué avec une rigueur littérale, mais seulement comme signifiant dans maintes portions différentes de l’enceinte garnie d’un mur. Cependant si telle avait été l’intention, Arrien, aurait assurément dit χώματα au pluriel, et non χώμα.

[99] Diodore (XVII, 48) dit que la durée du siège fut de deux mois. Cela semble plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité probable.