HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIX-SEPTIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — DEPUIS LA PRISE D’OLYNTHOS JUSQU’À LA FIN DE LA GUERRE SACRÉE TERMINÉE PAR PHILIPPE (suite).

 

 

Par cette fantasmagorie d’inventions et de mensonges affirmés avec confiance, Philokratês, Æschine et les autres partisans de Philippe présents trompèrent complètement l’assemblée, et l’amenèrent, non pas il est vrai à décréter l’exclusion spéciale des Phokiens, comme Philokratês l’avait proposé d’abord, — mais à jurer la convention avec Antipater et Parmeniôn, sans les Phokiens[1]. Ces derniers furent ainsi exclus de fait, bien que, par les termes généraux de la paix, Athènes eût reconnu leur droit à être compris. Leurs députés ; présents probablement, demandèrent à être admis, mais Antipater les repoussa, sans aucune protestation péremptoire de la part d’Athènes.

Ce tissu, non pas de simples exagérations, mais d’impudents et monstrueux mensonges, relativement aux desseins de Philippe, — continua, comme on le verra, jusqu’à ce qu’il en fût venu à ses fins, en pénétrant en deçà du défilé des Thermopylæ, et même plus tard. Nous ne pouvons guère nous étonner que le peuple le crut, quand il lui était annoncé et garanti par Philokratês, par Æschine et par les autres ambassadeurs, qui avaient été envoyés en Macédoine dans le dessein exprès d’examiner les choses sur place et de faire un rapport, et dont l’assurance était l’autorité naturelle qui pût servir au peuple. Dans le cas actuel, ces fausses allégations trouvèrent d’autant plus facilement crédit et accueil, qu’elles étaient en harmonie complète avec les désirs et les espérances d’Athènes et avec la soif dominante de la paix. Abandonner des alliés tels que les Phokiens parut de peu de conséquence, lorsqu’une fois ce fut une conviction établie que les Phokiens eux-mêmes n’y perdraient pas. Mais cet argument, bien que suffisant comme excuse passable pour le peuple athénien, ne peut servir pour un homme d’État tel que Démosthène, qui, en cette occasion (autant que nous pouvons le reconnaître, même d’après son propre langage), ne fit aucune protestation expresse contre l’omission tacite des Phokiens, bien qu’il se fût opposé à la clause (dans la motion de Philokratês) qui les omettait formellement de nom. Trois mois après, quand la ruine des Phokiens isolés fut sur le point d’être consommée comme un fait, nous verrons Démosthène s’empresser d’avertir et de dénoncer ; mais il y a lieu de présumer que son opposition[2] ne fut tout au plus que faible, quand on déclara pour la première fois qu’Antipater s’était positivement opposé à l’acquiescement de la part d’Athènes, ce qui fit que les Phokiens furent réellement livrés à Philippe. Cependant c’était, à dire vrai, le point diplomatique essentiel et important, d’où résulta la faute que commit Athènes contre le devoir à l’égard d’alliés, aussi bien que contre sa propre sécurité. C’était une fausse démarche d’une grandeur sérieuse, difficile sinon impossible à réparer. Probablement les Athéniens, dans leur disposition actuelle, — avides alors de paix, tremblant pour l’existence de leurs prisonniers, et prévenus par les assurances positives d’Æschine et de Philokratês, — auraient entendu avec répugnance toute protestation énergique contre l’abandon des Phokiens, qui aurait menacé de renvoyer en Macédoine Antipater, rempli de dégoût, et d’arrêter la paix prochaine ; d’autant plus que si Démosthène avait révoqué en doute les assurances d’Æschine, quant aux projets de Philippe, il n’aurait pas en de faits positifs à produire pour les réfuter, et aurait été forcé de se placer uniquement sur le terrain du scepticisme et de la négation[3], ce qu’aurait supporté avec beaucoup d’impatience un public charmé d’augures pleins d’espoir et déjà désarmé par les seules perspectives agréables, de la paix. Néanmoins, nous pouvions nous attendre qu’un homme d’État tel que Démosthène aurait commencé son énergique opposition au traité désastreux de 346 avant au moment où y fut adroitement introduite la partie la plus funeste et la plus honteuse, — l’abandon des Phokiens.

Après l’assemblée du 25 Elaphebolion (mars 346), Antipater fit prêter les serments de paix et d’alliance à Athènes et à tous ses autres alliés (y compris vraisemblablement l’envoyé de Kersobleptês) dans la salle du conseil des généraux[4]. C’était actuellement le devoir des dix ambassadeurs athéniens, plus un pris dans le congrès ries confédérés, — les mêmes personnes qui avaient composé la première ambassade, — d’aller recevoir les serments de Philippe. Voyons comment ce devoir fut rempli.

Le décret de l’assemblée en vertu duquel ces ambassadeurs tenaient leur mission était large et compréhensif (346 av. J. -C.). Ils devaient recevoir un serment d’amitié et d’alliance avec Athènes et ses alliés, de Philippe aussi bien que du principal magistrat dans chaque cité alliée de ce prince. Il leur était interdit (par une curieuse restriction) d’avoir aucun rapport isolément et individuellement avec Philippe[5] ; mais il leur était enjoint en outre, par une clause générale compréhensive, de faire tout ce qui pourrait être en leur pouvoir dans l’intérêt d’Athènes. — Notre devoir était, comme ambassadeurs prudents (dit Æschine au peuple athénien), de nous faire une juste idée de l’état des affaires, en ce qui concernait vous ou Philippe[6]. Toutefois, Æschine, par malheur, ne conforma pas sa conduite à ces vues raisonnables des devoirs des ambassadeurs. Ce fut Démosthène qui s’y conforma et qui insista, immédiatement après le départ d’Antipater et de Parmeniôn, pour qu’on allât droit au lieu où Philippe se trouvait actuellement, afin de lui faire prêter serment dans le plus bref délai possible. Non seulement il était certain que le roi de Macédoine, le plus actif des contemporains, pousserait ses conquêtes jusqu’au dernier moment ; mais il était connu en outre d’Æschine et des ambassadeurs qu’il avait quitté Pella pour faire la guerre à Kersobleptês en Thrace, au moment olé ils revenaient de leur première ambassade[7]. De plus, le jour de l’assemblée publique décrite en dernier lieu, ou le lendemain (c’est-à-dire le 25 ou le 26 du mois Elaphebolion) il était arrivé à Athènes une dépêche de Charês, le commandant athénien à l’Hellespont, annonçant que Philippe avait remporté de sérieux avantages en Thrace, pris la ville importante appelée la Montagne Sacrée, et enlevé à Kersobleptês une grande partie de son royaume[8]. Ces conquêtes successives faites par Philippe augmentaient pour les ambassadeurs la nécessité de se hâter et d’aller droit en Thrace pour arrêter ses progrès. Comme la paix récemment conclue avait pour base l’uti possidetis à dater du jour où les ambassadeurs macédoniens avaient fait prêter serment à Athènes, — Philippe était obligé de rendre toutes les conquêtes qu’il avait faites depuis ce jour. Mais Démosthène n’ignorait pas que c’était une obligation qu’il était vraisemblable que Philippe esquiverait, et qu’il très peu probable que le peuple athénien imposerait, dans sa disposition actuelle pour la paix[9]. Plus les ambassadeurs le rejoindraient promptement, moins il y aurait de places contestées, plus tôt il serait réduit à l’inaction, — ou du moins, s’il continuait cependant à agir, plus son manque de sincérité serait dévoilé vite.

Convaincu de la nécessité d’une entrevue immédiate avec Philippe, Démosthène pressa ses collègues de partir immédiatement. Mais ils résistèrent à ses remontrances et voulurent rester à Athènes, qui, nous pouvons le faire, remarquer, était probablement dans un état de réjouissance et de fête par suite de la paix récente. Ils mirent tant d’insouciance dans leur retardement et dans leur répugnance à partir que, le 3 du mois Munychion (avril, — neuf jours après la solennité de la prestation de serment devant Parmeniôn et Antipater), Démosthène porta plainte dans le sénat et proposa une résolution à l’effet de leur ordonner péremptoirement de se mettre sur-le-champ en route, et d’enjoindre à Proxenos, le commandant athénien à Oreus en Eubœa, de les transporter sans délai à l’endroit où était Philippe, partout où il pût être[10]. Mais, bien que les ambassadeurs fussent forcés de quitter Athènes et de se rendre à Oreus, il n’y eut rien de gagné quant à l’objet principal ; car eux, aussi bien que Proxenos, ne craignirent pas de désobéir à l’ordre exprès du sénat, et ils n’allèrent pas encore trouver Philippe. Après un certain, séjour à Oreus, ils se dirigèrent à petites journées vers la Macédoine, où ils restèrent inactifs à Pella, jusqu’à ce que Philippe revint de Thrace, cinquante jours après leur départ d’Athènes[11].

Si les ambassadeurs avaient fait leur devoir, comme Démosthène le recommandait, ils auraient pu arriver au camp de Philippe en Thrace dans l’espace de cinq ou six jours après la conclusion de la paix à Athènes ; s’ils s’étaient même contentés d’obéir aux ordres exprès du sénat, ils auraient pu y parvenir dans le même intervalle après le 3 de Munychion, de sorte que, par pure négligence ou par collusion calculée de leur part, ils laissèrent à Philippe plus d’un mois, pendant lequel il put poursuivre ses conquêtes en Thrace, après que les Athéniens de leur côté avaient juré la paix. Pendant ce temps, il prit Doriskos avec plusieurs autres villes thraces, dont quelques-unes avaient une garnison athénienne, et il réduisit complètement Kersobleptês, dont il emmena le fils comme prisonnier et comme otage[12]. La manière dont ces ambassadeurs, employés à une mission importante aux frais de l’État, perdirent six semaines à un moment critique sans rien faire, — et cela encore malgré un ordre exprès du sénat, — confirme la supposition avancée plus haut, et ferait même seule naître une forte présomption, que les principaux d’entre eux se prêtaient par corruption aux projets de Philippe ;

Les protestations et les remontrances adressées par Démosthène à ses collègues devinrent plus chaleureuses et moins mesurées à mesure que le délai se prolongea[13] (mai 346 av. J.-C.). Sans doute ses collègues furent irrités de leur côté, de sorte que l’harmonie de l’ambassade fat détruite. Æschine affirme qu’aucun des autres ambassadeurs ne voulut faire société avec Démosthène, soit en route, sait aux lieux de repos[14].

Pella était alors le centre des espérances, des craintes et des intrigues pour tout le monde grec. Des ambassadeurs y étaient déjà, venus de Thèbes, de Sparte, de l’Eubœa et de la Phokis ; de plus, une armée macédonienne considérable était réunie autour de la ville, prête à agir immédiatement.

Enfin les ambassadeurs athéniens, après un si long délai dû à eux seuls, se trouvèrent en présence de Philippe. Et nous nous serions attendu à ce qu’ils accomplissent sur-le-champ leur commission spéciale, en lui faisant prêter serment. Mais ils continuèrent encore à différer cette cérémonie et à ne rien dire au sujet de l’obligation à laquelle il était tenu, de restituer toutes les places prises depuis le jour du serment prêté entre les mains d’Antipater à Athènes[15], places qui, à ce moment, étaient dans le fait devenues si nombreuses, à cause du temps perdu par les ambassadeurs eux-mêmes, qu’il n’était pas vraisemblable que Philippe les céderait, si on les lui demandait. Dans une conférence qu’il eut avec ses collègues, Æschine, — se faisant honneur de sa manière de considérer les devoirs d’un ambassadeur, plus large que celle dont les autres les considéraient, — traita la cérémonie de la prestation de serment comme purement secondaire ; il insista sur la convenance qu’il y avait de parler à Philippe au sujet de l’expédition projetée aux Thermopylæ — expédition qu’il était sur le point d’entreprendre, comme le prouvaient les forces considérables réunies auprès de Pella —, et de l’exhorter à les employer à humilier Thèbes et à rétablir les cités bœôtiennes. Les ambassadeurs (dit-il) ne devaient pas craindre de braver tout mauvais vouloir que pourraient manifester les Thêbains. Démosthène (suivant l’assertion d’Æschine) s’opposa à cette recommandation, — en disant que les ambassadeurs n’avaient pas à se mêler de disputes concernant d’autres parties de la Grèce, mais qu’ils devaient se borner à leur mission spéciale, — et il déclara qu’il ne ferait pas mention de la marche de Philippe aux Thermopylæ[16]. Enfin, après beaucoup de discussions, les ambassadeurs convinrent que chacun d’eux, quand ils seraient appelés devant Philippe, dirait ce qu’il croyait bon, et que le plus jeune parlerait le premier.

Suivant cette règle, Démosthène fut entendu le premier et prononça un discours (si nous en devons croire Æschine) qui, non seulement laissait de côté tout commentaire utile sur la situation actuelle, mais qui était si haineux à— l’égard de ses collègues et si rempli de flatterie extravagante pour Philippe qu’il fit rougir les auditeurs[17]. Vint alors le tour d’Æschine, qui répète en abrégé le long discours qu’il adressa à Philippe. Nous pouvons nous en servir avec quelque confiance dans notre appréciation d’Æschine, bien que nous ne puissions nous fier à ses rapports au sujet de Démosthène. Æschine parla exclusivement de l’expédition projetée de Philippe aux Thermopylæ. Il exhorta Philippe à, terminer la controverse, pendante par rapport aux Amphiktyons et au temple de Delphes, par un arbitrage pacifique et non par les armes. Mais, si une intervention armée était inévitable, Philippe devait s’éclairer avec soin sur le lien antique et sacré qui unissait le congrès amphiktyonique. Ce congrès se composait de douze nations ou sections différentes du nom hellénique, chacune comprenant de nombreuses cités, petites aussi bien que grandes, chacune ayant deux voix et pas plus, chacune s’engageant pan un serment solennel à soutenir et à protéger toute autre cité amphiktyonique. Sous cette sanction vénérable, les cités bœôtiennes, étant amphiktyoniques comme les antres, avaient droit à être protégées contre les Thêbains, leurs destructeurs. Le but de l’expédition de Philippe, qui était de rétablir le conseil amphiktyonique, était (comme l’admettait Æschine), saint et juste[18]. Il devait l’effectuer dans le même, esprit, en punissant les individus mêlés primitivement à la prise du temple de Delphes, mais non les cités auxquelles ils appartenaient, pourvu que ces cités fussent disposées à livrer les auteurs du sacrilège. Mail, si Philippe allait au delà de ce point et confirmait l’injuste domination de Thèbes sur les autres cités bœôtiennes, il se rendrait coupable d’injustice de son côté, augmenterait le nombre de ses ennemis et ne recueillerait aucune reconnaissance de la part de ceux qu’il aurait favorisés[19].

Démosthène, dans ses explications sur cette seconde ambassade, parle peu de ce qui fut dit à Philippe, soit par Æschine, soit par lui-même. Il déclare être parti pour sa seconde mission avec beaucoup de répugnance, ayant découvert les desseins perfides d’Æschine et de Philokratês. Bien plus, il aurait positivement refusé d’y aller (nous dit-il), s’il ne s’était engagé, par une promesse faite pendant la première ambassade à quelques-uns des prisonniers athéniens pauvres en Macédoine, à leur fournir les moyens d’élargissement. Il insiste beaucoup sur les déboursés qu’il a faits pour leur rançon pendant la seconde ambassade et sur ses efforts afin d’obtenir le consentement de Philippe[20]. C’était (dit-il) tout ce qui était en son pouvoir de faire comme individu ; quant aux actes collectifs de l’ambassade, il était constamment vaincu au moment du vote. Il affirme qu’il avait découvert le jeu déloyal d’Æschine et des autres avec Philippe, qu’il avait écrit une dépêche à envoyer à Athènes, afin de le faire connaître ; que non seulement ses collègues l’avaient empêché de l’expédier, mais qu’ils en avaient envoyé une autre de leur composition, avec de faux renseignements[21]. Alors il avait résolu de revenir à Athènes personnellement, dans le même dessein, plus tôt que ses collègues, et il était allé jusqu’à louer un bâtiment marchand ; — mais Philippe l’avait empêché de partir de Macédoine[22].

La description générale que Démosthène fait ici de sa conduite pendant la seconde ambassade est probablement vraie. Dans le fait, elle coïncide en substance avec l’assertion d’Æschine, qui se plaint de lui comme étant dans un état d’opposition constante et fâcheuse avec ses collègues. Nous devons nous rappeler que Démosthène n’avait aucun moyen de savoir quels étaient en réalité les projets particuliers de Philippe. C’était un secret pour tout le monde, excepté pour Philippe lui-même et pour ses agents ou partisans de confiance. Quoi que Démosthène pût soupçonner, il n’avait pas de preuve publique pour faire partager ses soupçons aux autres ou pour contrebalancer des assertions confiantes du côté favorable transmises à Athènes par ses collègues.

L’armée de Philippe était prête à ce moment, et il était sur le point de s’avancer au sud vers la Thessalia et les Thermopylæ. Ce défilé était encore occupé par les Phokiens, avec un corps d’auxiliaires lacédæmoniens[23], forces tout à fait suffisantes pour le défendre contre une attaque ouverte de Philippe et que -vraisemblablement Athènes augmenterait du côté de la mer, si les Athéniens venaient à pénétrer ses desseins réels. Il était donc essentiel pour Philippe d’entretenir une certaine croyance dans les esprits des autres qu’il s’avançait vers le sud dans des intentions favorables aux Phokiens, — tout en ne le déclarant pas d’une manière assez authentique pour s’aliéner ses alliés actuels, les Thêbains et les Thessaliens. Et les ambassadeurs athéniens montrèrent la plus grande activité à mettre cette imposture en circulation.

Quelques-uns des officiers macédoniens qui entouraient Philippe assuraient d’une manière explicite que le but de sa marche était ale conquérir Thêbes et de rétablir les cités bœôtiennes. Cette déception fut dans le fait poussée si loin que (suivant Æschine) les envoyés thêbains en Macédoine et les Thêbains eux-mêmes finirent par s’alarmer sérieusement[24]. Les mouvements de Philippe furent alors le pivot sur lequel les affaires grecques tournèrent et Pella le théâtre où les plus grandes cités de la Grèce se disputèrent sa faveur. Tandis que les Thêbains et les Thessaliens l’invitaient à se déclarer ouvertement champion amphiktyonique contre les Phokiens, — les envoyés Phokiens[25], avec ceux de Sparte et d’Athènes, s’efforçaient de l’engager dans leur cause contre Thêbes. Désirant isoler les Phokiens de cet appui, Philippe fit maintes promesses séduisantes aux ambassadeurs lacédæmoniens, qui, de leur côté, en vinrent à une querelle déclarée avec ceux de Thèbes, qu’ils menacèrent ouvertement[26]. Telle fut la honteuse enchère dans laquelle ces États, jadis grands, pour satisfaire leurs antipathies mutuelles, vendirent à un prince étranger la dignité du nom hellénique et l’indépendance du monde hellénique[27], en suivant l’exemple donné par Sparte dans ses demandes au Grand Roi, pendant les dernières années de la guerre du Péloponnèse et lors de la paix d’Antalkidas. Au milieu de cette foule -d’humbles suppliants, attendant sa volonté et tremblant tous de l’offenser, — avec l’aide encore d’Æschine, de Philokratês et des autres ambassadeurs athéniens qui consentaient à jouer son jeu, — Philippe eut peu de peine à entretenir les espérances de tous et à empêcher qu’on ne formât une armée commune ou qu’an prit une résolution décisive en vue de lui résister[28].

Après avoir achevé sa marche au sud par la Thessalia, il parvint à Pheræ, prés du golfe Pagasæen, à la tête d’une puissante armée de Macédoniens et d’alliés. Les ambassadeurs phokiens l’accompagnèrent dans sa marche et furent traités, sinon comme amis, du moins de manière à ce qu’on ne sût pas si Philippe allait attaquer les Phokiens ou les Thêbains[29]. Ce fut à Pheræ que les ambassadeurs athéniens firent enfin prêter serment tant à Philippe qu’à ses alliés[30] (juin 346 av. J.-C.). Ce fut la dernière chose qu’ils firent avant de retourner à Athènes, où ils arrivèrent le 13 du mois Skirrophorion[31], après une absence de soixante-dix : jours, comprenant tout le mois intermédiaire Thargelion, et le reste (à partir du troisième jour) du mois Munychion. Ils acceptèrent comme représentants des cités alliées tous ceux que Philippe leur envoya, bien que Démosthène fasse remarquer que leurs instructions leur ordonnaient de faire prêter serment au principal magistrat de chaque cité respectivement[32]. Et parmi les cités qu’ils admirent à prêter serment comme alliées de Philippe était comprise Kardia, sur les frontières de la Chersonèse de Thrace. Les Athéniens considéraient Kardia comme étant dans les limites de la Chersonèse et conséquemment comme leur appartenant[33].

Ce fut ainsi que les ambassadeurs ajournèrent tant l’exécution de leur mission spéciale que leur retour, jusqu’au dernier moment, où Philippe était à trois journées de marche des Thermopylæ. Qu’ils les aient ainsi ajournés, en connivence corrompue avec lui, c’est une allégation de Démosthène, appuyée par toutes les probabilités du cas. Philippe désirait arriver aux Thermopylæ par surprise[34], et laisser aussi peu de temps que possible aux Phokiens ou à Athènes pour organiser une défense. Le serment, qui aurait dû être prêté en Thrace, — mais en tout cas à Pella, — ne le fut que quand Philippe fut arrivé aussi près que possible de cet important défilé ; et les ambassadeurs n’avaient pas visité une seule cité parmi les villes alliées, comme le leur prescrivait leur mandat. Et comme Æschine savait bien qu’une pareille conduite provoquerait des questions, il eut la précaution d’apporter avec lui une lettre de Philippe au peuple athénien, écrite dans les termes les plus amicaux, dans laquelle Philippe prenait sur lui tout le blâme qui pouvait retomber sur les ambassadeurs, en affirmant qu’ils avaient désiré aller visiter les cités alliées, mais qu’il les avait retenus afin qu’ils l’aidassent à arranger le différend entre les cités d’Halos et de Pharsalos. Cette lettre, qui fournissait une nouvelle présomption à la connivence entre les ambassadeurs et Philippe, était en outre fondée sur un faux prétexte ; car Halos fut (soit à ce moment même, soit peu de temps après) conquise par ses armes, cédée aux Pharsaliens, et sa population vendue ou chassée[35].

Lorsqu’à Pheræ Philippe et ses alliés avaient prêté serinent, Æschine et la majorité des ambassadeurs athéniens avaient formellement et publiquement déclaré les Phokiens exclus et hors du traité, et ils n’avaient rien dit au sujet de Kersobleptês. Si en faisant cette déclaration ils ne s’écartaient pas de leur mandat, du moins ils faisaient un pas au delà ; car le peuple athénien avait expressément rejeté la même exclusion quand Philokratês l’avait proposée à Athènes ; bien que, quand l’ambassadeur macédonien eut déclaré qu’il ne pouvait admettre les Phokiens, les Athéniens eussent consenti à jurer le traité sans eux : Probablement Philippe et ses alliés ne voulurent pas consentir a prêter le serment à Athènes et à ses alliés, salis une déclaration expresse que les Phokiens en étaient exclus[36]. Mais bien que Philokratês et Æschine rejetassent ainsi les Phokiens, ils persistèrent à affirmer que les intentions de Philippe à l’égard de ce peuple étaient extrêmement favorables. Ils l’affirmèrent probablement aux Phokiens eux-mêmes, comme excuse pour avoir prononcé l’exclusion spéciale ; ils le répétèrent hautement et fortement à Athènes, dès qu’ils furent de retour. Ce fut alors que Démosthène aussi, après avoir vu son suffrage vaincu et sa voix réduite au silence, pendant la mission, obtint unie occasion de publier sa protestation. Faisant partie des sénateurs de cette année il fit sur-le-champ son rapport au sénat, vraisemblablement le jour ou le surlendemain de son arrivée, devait un auditoire considérable de simples citoyens présents là pour assister à une chose aussi importante. Il raconta toutes les opérations de l’ambassade, — rappelant les espérances et les promesses à l’aide desquelles Æschine et autres avaient persuadé les Athéniens de consentir à la paix, — accusant ces ambassadeurs de fabriquer, en collusion avec Philippe, des mensonges et des assurances trompeuses, — et leur reprochant d’avoir déjà, par leurs inexcusables délais, livré Kersobleptês à la ruine. Démosthène en même temps fit connaître au sénat l’approche et la marche rapide de Philippe, et il le supplia de s’interposer même à ce dernier moment, dans le dessein d’empêcher ce qui restait encore, les Phokiens et les Thermopylæ, d’être abandonné d’après les mêmes tromperies perfides[37]. L’armement d’une flotte de cinquante trirèmes avait été voté, et elle était prête à être employée au premier signal dans une occasion soudaine[38]. La majorité du sénat partagea décidément l’avis de Démosthène, et rendit une décision dans ce sens qui devait être soumise à l’assemblée publique. Cette décision était si contraire aux ambassadeurs, qu’elle ne les louait ni ne les invitait à dîner dans le Prytaneion, insulte (suivant Démosthène) sans aucun exemple dans le passé[39].

Le 16 du mois Skirrophorion, trois jours après le retour des ambassadeurs, fut tenue la première assemblée publique, où, selon la forme habituelle, la résolution prise récemment par le sénat aurait dû être discutée (juin 346 av. J.-C.). Mais elle ne fut pas même lue à l’assemblée, car immédiatement après l’ouverture de la séance (comme nous le dit Démosthène), Æschine se leva et se mit à parler au peuple, qui était naturellement impatient de l’entendre avant tout autre, parlant comme il le faisait au nom de ses collègues en général[40]. Il ne dit rien des récentes assertions de Démosthène devant le sénat, ni de la résolution de ce corps qui les suivit, ni même de l’histoire passée de l’ambassade ; — mais il arriva immédiatement à l’état actuel des affaires et à l’avenir prochain. Il apprit au peuple que Philippe, après avoir prononcé les serments à Pheræ, était en ce moment parvenu aux, Thermopylæ avec son armée. Mais il y vient (dit Æschine) comme l’ami et l’allié d’Athènes, le protecteur des Phokiens, le restaurateur des cités bœôtiennes asservies, et l’ennemi de Thèbes seule, Nous, vos ambassadeurs, l’avons convaincu que les Thêbains sont les vrais coupables, non seulement par leur oppression à l’égard des cités bœôtiennes, mais encore par rapport à la spoliation du temple, qu’ils ont méditée antérieurement aux Phokiens. Moi, Æschine, j’ai exposé avec force devant Philippe les iniquités des Thêbains ; et pour cela ils ont mis ma tête à prix. Athéniens, vous apprendrez, dans deux ou trois jours, sans aucune inquiétude pour vous, que Philippe poursuit avec vigueur le siège de Thèbes. Vous verrez qu’il prendra et détruira cette cité,qu’il demandera aux Thêbains une compensation pour le trésor ravi à Delphes,et qu’il rétablira les communautés subjuguées de Platée et de Thespiæ. Bien plus, vous apprendrez les avantages plus directs encore que nous avons déterminé Philippe à vous accorder, mais qu’il ne serait pas encore prudent de détailler. L’Eubœa vous sera rendue en compensation d’Amphipolis : les Eubœens ont déjà exprimé la très grande crainte que leur causent les relations de confiance entre Athènes et Philippe, et la probabilité qu’il vous cède leur île. Il y a encore d’autres choses dont je ne me soucié pas de vous parler tout au long, parce que nous avons de faux amis même parmi nos collègues. On comprit généralement, ce que déclarèrent les personnes qui entouraient l’orateur, que ces dernières allusions ambiguës se rapportaient à Orôpos, l’ancienne possession d’Athènes, actuellement dans les mains de Thèbes[41]. Ces brillantes promesses d’avantages à venir furent probablement couronnées par l’annonce, plus digne de crédit, que Philippe s’était engagé à ramener tous les prisonniers athéniens à la prochaine fête Panathénaïque[42], qui tombait le mois suivant Hekatombæon.

La première impression des Athéniens, en entendant Æschine, fut celle de la surprise, de l’alarme et du déplaisir, causés par le voisinage imprévu de Philippe[43], qui ne leur laissait pas le temps de délibérer, et à peine le minimum du temps nécessaire pour occuper les Thermopylæ instantanément et par mesure de précaution, si une pareille mesure était jugée nécessaire. Mais la suite du discours, qui leur annonçait le prompt accomplissement de ces résultats favorables, en même temps que la satisfaction de leur antipathie contre Thêbes, effaça ce sentiment et leur fit concevoir d’agréables espérances. Ce fut en vain que Démosthène se leva pour répondre, accusa ces assurances d’être fallacieuses, et essaya de présenter la même assertion qui avait déjà prévalu dans le sénat. Le peuple refusa de l’entendre ; Philokratês avec les autres amis d’Æschine le hua ; et la majorité fut tellement pénétrée de l’espoir heureux qui lui était offert, que toute parole qui en attaquait ou en accusait la vérité parut hostile et fâcheuse[44]. Il faut se rappeler que c’étaient les mêmes promesses que lui avaient faites précédemment Philokratês et autres, prés de trois mois auparavant, quand la paire avec Philippe fut votée pour la première fois. Leur accomplissement immédiat était actuellement promis de nouveau sur la même autorité, — par des ambassadeurs qui avaient communiqué une seconde fois avec Philippe, et qui avaient ainsi de nouveaux moyens d’information ; de sorte que l’espérance agréable née précédemment était confirmée et fortifiée. Personne ne songea au danger d’admettre Philippe en deçà des Thermopylæ, quand on comprit que le but de son arrivée était C1e protéger les Phokiens et de punir les Thêbains détestés. Il fut à peine permis à Démosthène de faire même une protestation, ou de décliner la responsabilité quant au résultat. Cette responsabilité, Æschine s’en chargea d’un air triomphant, tandis que Philokratês amusait le peuple en disant : — Ne vous étonnez pas, Athéniens, que Démosthène et moi ne pensions pas de même. Lui, c’est un triste buveur d’eau ; moi, j’aime le vin[45].

L’assemblée était dans cette disposition, quand la lettre de Philippe, apportée par les ambassadeurs, fut produite et lue. Ses abondantes expressions d’estime et ses promesses d’avantages futurs pour Athènes furent applaudies avec chaleur, tandis que, prévenus comme l’étaient les auditeurs, aucun d’eux ne remarqua, et il ne fut non plus permis à aucun orateur de signaler, que ces expressions étaient entièrement vagues et générales, et qu’il n’était pas dit un mot au sujet des Thêbains ni des Phokiens[46]. Philokratês proposa ensuite un décret, qui louait Philippe pour ses promesses justes et avantageuses, — qui pourvoyait à ce que la paix et l’alliance avec lui fussent étendues non seulement aux Athéniens existants, mais encore à leur postérité, — et qui portait que, si les Phokiens refusaient encore de céder la possession du temple de Delphes aux Amphiktyons, le peuple d’Athènes les forcerait à le faire par une intervention armée[47].

Pendant les quelques jours qui suivirent immédiatement le retour des ambassadeurs à Athènes (le 13 Skirrophorion), Philippe écrivit deux lettres successives, pour inviter les troupes athéniennes à le rejoindre sur-le-champ aux Thermopylæ[48]. Probablement elles furent envoyées au moment où Phalækos, le chef phokien alors à ce défilé, répondit à sa première sommation par une réplique négative[49]. Les deux lettres ont dû être dépêchées immédiatement l’une après l’autre ; elles trahissaient une anxiété considérable de la part de Philippe, ce qui n’est pas difficile à comprendre. Il ne pouvait pas être certain d’abord de l’effet que produirait sur l’esprit public à Athènes son arrivée imprévue aux. Thermopylæ. Malgré toutes les paroles persuasives d’Æschine et de Philokratês, les Athéniens pouvaient concevoir une assez grande alarme pour s’opposer à son admission en deçà de cette importante barrière ; tandis que Phalækos et les Phokiens, — qui avaient une puissante armée de mercenaires, capable, même sans secours, d’opposer une résistance assez longue, — essayeraient à coup sûr de résister, si quelque espoir d’aide leur était présenté du côté d’Athènes. De plus, il devait être difficile pour. Philippe de faire des opérations militaires prolongées dans le voisinage, faute de provisions, les terres n’ayant pas été ensemencées à cause de la continuation de la guerre antérieure, et Ies trirèmes athéniennes étant tout près pour intercepter ses provisions par mer[50]. Aussi était-il important pour lui de tenir les Athéniens dans l’illusion et la quiétude pour le moment, dessein auquel ses lettres étaient bien adaptées, de quelque manière qu’on les prit. Si les Athéniens venaient aux Thermopylæ, ils viendraient comme ses alliés, — et non comme alliés des Phokiens. Non seulement ils seraient au milieu de ses forces supérieures, et conséquemment pour ainsi dire des otages[51], mais ils seraient éloignés du contact des Phokiens et contribueraient à intimider ces derniers. Si, au contraire, les Athéniens se déterminaient à ne pas venir, en tout cas ils interpréteraient le désir qu’il avait de les avoir auprès de lui comme une preuve qu’il ne méditait pas de projets contraires à leurs désirs et .leurs intérêts, et ils croiraient les assurances, données par Æschine et par ses autres partisans à Athènes, qu’il était en secret bien disposé à l’égard des Phokiens. Cette dernière alternative était ce que Philippe désirait et espérait à la fois. Il désirait seulement priver les Phokiens de toute chance d’aide du côté d’Athènes, et rester seul à s’occuper d’eux. Ses lettres servirent à éblouir le public athénien ; mais ses partisans eurent soin de ne pas pousser l’assemblée[52] à se rendre directement à leur invitation. Effectivement la proposition d’une pareille expédition (outre le dégoût constant des citoyens pour le service militaire) a dû être singulièrement répugnante, si l’on songe que les Athéniens auraient eu à paraître, ostensiblement du moins, en armes contre les Phokiens, leurs alliés. La menace conditionnelle de l’assemblée athénienne contre les Phokiens (s’ils refusaient de rendre le temple aux Amphiktyons), décrétée sur la proposition de Philokratês, était à elle seule suffisamment dure contre des alliés de dix années de date, et elle équivalait au moins à une déclaration qu’Athènes n’interviendrait pas en leur faveur, — ce qui était tout ce dont .Philippe avait besoin.

Parmi les auditeurs de ces débats à Athènes se trouvaient des envoyés de ces Phokiens mêmes, dont le sort était en ce moment en suspens. Il a déjà été dit que pendant le mois de septembre précédent, tandis que les Phokiens étaient déchirés par des dissensions intestines, Phalækos, le chef des mercenaires, avait repoussé les secours (demandés par ses adversaires phokiens), tant d’Athènes que de Sparte[53] ; il se croyait assez fort pour défendre les Thermopylæ avec ses propres troupes. Toutefois, pendant les mois qui s’étaient écoulés depuis cette époque, sa force et son orgueil avaient décliné à la fois. Bien qu’il occupât encore les Thermopylæ avec huit mille ou dix mille mercenaires, et qu’il conservât encore de la supériorité sur Thèbes, avec la possession d’Orchomenos, de Korôneia et d’autres villes prises aux Thêbains[54], — cependant ses ressources financières étaient devenues si insuffisantes pour une armée nombreuse, et les soldats étaient tombés dans un si grand désordre faute de paye régulière[55], — qu’il crut prudent à demander l’aide de Sparte, pendant le printemps, tandis qu’Athènes était en train d’abandonner les Phokiens pour entrer en arrangement avec Philippe. En conséquence, Archidamos se rendit aux Thermopylæ, avec mille auxiliaires lacédæmoniens[56]. Les forces défensives réunies ainsi étaient amplement suffisantes contre Philippe, par terre ; mais on ne pouvait tenir cet important défilé, par mer, sans la coopération d’une flotte supérieure[57]. Or, les Phokiens avaient de puissants ennemis même en deçà du défilé, — les Thêbains, — et il n’y avait pas d’obstacle, excepté la flotte athénienne sous Proxenos à Oreus[58], pour empêcher Philippe de débarquer des troupes derrière les Thermopylæ, de se joindre aux Thêbains, et de se rendre maître de la Phokis du côté qui regardait la Bœôtia.

Aussi, pour la sûreté, des Phokiens la continuation de la protection maritime d’Athènes était-elle indispensable, et sans doute ils observèrent avec anxiété et crainte les phases trompeuses de la diplomatie athénienne pendant l’hiver et le printemps de 347-346 avant J.-C. Leurs députés ont dû être présents à Athènes quand le traité fut condor .et juré en mars 346 avant J.-C. Bien que forcés d’endurer non seulement le refus d’Antipater qui les excluait du serment, mais encore le consentement de leurs alliés athéniens, suivi tacitement d’effet sans être annoncé formellement, de, prononcer le serment sans eux, — néanmoins ils entendirent les assurances adressées avec confiance au peuple par Philokratês et par Æschine, qui lui dirent que ce refus était purement une feinte pour tromper les Thessaliens et les Thêbains, — que Philippe s’avancerait comme protecteur des Phokiens, — et que tous ses desseins hostiles réels étaient dirigés contre Thèbes. Comment les Phokiens interprétèrent-ils cette politique tortueuse et contradictoire, c’est ce qu’on ne nous dit pas. Mais leur sort dépendait de la détermination d’Athènes, et pendant le temps où les Dix ambassadeurs athéniens étaient en train de négocier ou d’intriguer avec Philippe à Pella, des ambassadeurs phokiens y étaient également, essayant d’établir quelque intelligence avec Philippe, grâce à l’appui lacédæmonien et athénien. Philippe et Æschine les amusèrent probablement avec des promesses favorables. Et bien que, quand on fît à la fin prêter serment à Philippe à Pheræ, on déclarât formellement que les Phokiens étaient exclus, — cependant les belles paroles d’Æschine et les assurances qu’il donnait des bonnes intentions de Philippe à leur égard, ne cessèrent pas de se faire entendre.

Tandis que Philippe s’avançait droit de Pheræ aux Thermopylæ, et que les ambassadeurs athéniens retournaient à Athènes, — des députés phokiens se rendirent également dans cette dernière ville pour apprendre la dernière détermination du peuple athénien, sur laquelle reposait leur sort. Bien que Philippe, en arrivant dans le voisinage des Thermopylæ, sommât le chef phokien Phalækos de livrer le défilé et lui offrît des conditions, — Phalækos ne voulut pas faire de réponse avant que ses députés fussent revenus à Athènes[59]. Ces députés, présents à l’assemblée publique du 16 Skirrophorion, entendirent les mêmes assurances fallacieuses qu’auparavant, relativement aux desseins de Philippe, répétées par Philokratês et par Æschine avec une impudence non diminuée, et acceptées encore par le peuple. Mais ils entendirent aussi, dans cette même assemblée ; le décret proposé par Philokratês et adopté, qui portait que, si les Phokiens ne rendaient pas sur-le-champ le temple de Delphes aux Amphiktyons, le peuple athénien les contraindrait à le faire par la force. Si les Phokiens nourrissaient encore des espérances, cette déclaration conditionnelle de guerre, de la part d’une cité qui continuait de nom à être leur alliée, leur ouvrit les yeux et les convainquit que le seul espoir qui Leur restât était de faire avec Philippe, le meilleur arrangement possible[60]. Défendre avec succès les Thermopylæ sans Athènes était impraticable, — à bien plus forte raison contre Athènes.

Quittant Athènes après l’assemblée du 16 Skirrophorion, les députés phokiens rapportèrent la nouvelle de ce qui s’était passé à Phalækos, qu’ils rejoignirent à Nikæa près des Thermopylæ vers le 20 du même mois[61] (juin, 346 av. J. C.). Trois jours après, Phalækos, avec sa puissante armée de huit mille ou de dix mille fantassins mercenaires, et de mille chevaux, avait conclu une convention avec Philippe. Les auxiliaires lacédæmoniens, remarquant la politique peu sincère d’Athènes et la ruine certaine des Phokiens, étaient partis un peu auparavant[62]. Il fut stipulé dans la convention que Phalækos évacuerait le territoire et se retirerait dans tout autre lieu qui lui plairait, avec son armée mercenaire entière, et avec tous ceux des Phokiens qui voudraient l’accompagner. Le reste des indigènes se mit à la merci du vainqueur.

Toutes les villes de Phokis, au nombre de vingt-deux, avec le défilé des Thermopylæ, furent remises entre les mains de Philippe ; toutes se rendaient à discrétion ; toutes sans résistance. Dès que Philippe fut maître ainsi du pays, il réunit ses forces à celles des Thêbains et déclara son dessein d’agir entièrement d’après leur politique ; de leur céder une portion considérable de la Phokis ; de leur rendre Orchomenos, Korsiæ et Korôneia, villes bœôtiennes que les Phokiens leur avaient prises, et de tenir le reste de la Bœôtia dans leur dépendance, précisément comme il l’avait trouvé[63].

Dans l’intervalle, les Athéniens, après avoir rendu le décret mentionné plus haut, renommèrent (dans la même assemblée du 16 Skirrophorion, — juin, 346 av. J.-C.) les dix mêmes ambassadeurs pour en porter la nouvelle à Philippe, et pour être témoins de l’accomplissement des magnifiques promesses faites en son nom. Mais Démosthène se fit immédiatement dégager de son serment et refusa de servir ; tandis sans se faire dégager comme Démosthène, fut néanmoins tellement indisposé qu’il lui fût impossible de partir. Telle est du moins son assertion, bien que Démosthène affirme que la maladie était simplement un prétexte concerté, afin qu’Æschine put rester à Athènes pour combattre tante réaction du sentiment publie, dans cette ville, réaction qui se produirait -vraisemblablement à l’arrivée (les mauvaises nouvelles qu’an recevrait assurément de Phokis, comme le savait Æschine[64]. D’autres ayant été choisis à la place d’Æschine et de Démosthène[65], les dix ambassadeurs partirent, et s’avancèrent aussi loin que Chalkis en Eubœa. Ce fut là que leur parvint la fatale nouvelle de la terre ferme de l’autre côté du détruit, Le 23 Skirrophorion, Phalækos et toutes les villes phokiennes s’étaient rendus ; Philippe était maître des Thermopylæ, avait réuni ses forces à celles des Thêbains et proclamait une politique favorable à Thèbes sans réserves. Le 27 Skirrophorion, Derkyllos, un des ambassadeurs, revint en toute hâte à Athènes, après s’être arrêté tout court dans sa mission en apprenant ces faits.

Au moment où il arriva, le peuple tenait une assemblée dans le Peiræeus, an sujet de questions sa rattachant, aux bassins et à l’arsenal, et c’est à cette assemblée, actuellement en séance, que Derkyllos fit son rapport inattendu[66]. Le coup que le public athénien en reçut fut prodigieux. Non seulement toutes leurs magnifiques espérances d’une politique anti-thêbaine de la part de Philippe — crue et accueillie, jusqu’alors parle peuple sur les assurances positives d’Æschine, et de Philokratês — étaient renversées actuellement — non seulement les Athéniens, comprenaient avec regret qu’ils avaient été trompés par Philippe, qu’ils avaient joué le jeu de leurs ennemis les Thêbains et avaient livré à la ruine les Phokiens leurs alliés, — mais ils sentaient encore qu’ils avaient abandonné les Thermopylæ, la défense à la fois de l’Attique et de la Grèce, et que la route d’Athènes était ouverte à leurs plus dangereux ennemis les Thêbains, aidés en ce moment par les forces macédoniennes. Pressés aussi par la surprise, par le chagrin et par la terreur, les Athéniens, sur la proposition de Kallisthenês, rendirent les votes suivants : Immédiatement mettre le Peiræeus, aussi bien que les forteresses dans toute l’Attique, en état de défense ; — placer à l’abri derrière ces murailles toutes les femmes et tous les enfants, ainsi que tous les biens mobiliers, actuellement répandus au dehors en Attique ; — célébrer la fête prochaine des Hêrakleia, non pas à la campagne, comme d’ordinaire, mais dans l’intérieur d’Athènes[67].

Voilà les votes significatifs, tels qu’on n’en avait pas rendu de pareils à Athènes depuis la guerre du Péloponnèse, qui attestaient la réaction terrible de sentiment occasionnée à Athènes par la désastreuse nouvelle venue de la Phokis. A ce moment, Æschine était remis de son indisposition, ou (si nous en devons croire Démosthène) il jugea à propos de mettre de tâté ce prétexte. Il partit comme ambassadeur volontaire, sans avoir été nommé de nouveau par le peuple, probablement avec ceux des Dix qui étaient favorables à ses vues, — pour aller trouver en Phokis Philippe et l’armée macédonienne et l’armée thêbaine combinées. Et ce qui est encore plus remarquable, il s’y rendit en traversant Thèbes elle-même[68], bien que ses harangues et, sa politique eussent été pendant les mois passés (suivant sa propre assertion) violemment anti-thêbaines[69], et bien qu’il eût affirmé (ce qui toutefois se fonde sur le témoignage de son rival) que des  Thêbains avaient mis sa tête à prix. Après avoir rejoint Philippe, Æschine prit part aux fêtes et aux sacrifices, ainsi qu’aux pæans solennels que célébraient les Macédoniens, les Thêbains et les Thessaliens[70], en commémoration, et en reconnaissance de leur triomphe facile, quoique long temps différé, sur les Phokiens, et de la fin de la Guerre Sacrée de Dix Ans.

Peu de temps après que Philippe fut devenu maître des Thermopylæ et de la Phokis, il communiqua, son succès dans une lettre aux Athéniens. Sa lettre indiquait qu’il avait pleine conscience de la crainte et de la répugnance que ses actes récents et inattendus avaient excitées à Athènes[71], mais, à d’autres égards, elle était conciliante et même pleine de séduction ; elle exprimait une grande estime pour eux comme étant ses alliés unis à lui par des serments, et elle promettait de nouveau qu’ils recueilleraient des fruits solides de cette alliance Il calmait .Cette vive appréhension d’une attaque macédonienne et thêbaine, qui avait engagé les Athéniens à sanctionner récemment les mesures de précaution proposées par Kallisthenês. De même, dans ses communications subséquentes avec Athènes, Philippe trouva qu’il était avantageux pour lui de continuer à professer la même amitié et à semer de semblables promesses[72] qui, exagérées par ses partisans dans l’assemblée publique, contribuaient à charmer les Athéniens et à les faire reposer dans la tranquillité, en lui permettant ainsi d’accomplir sans opposition des mesures réelles d’un caractère insidieux ou hostile. Même peu de temps après que Philippe eut franchi les Thermopylæ, quand il était en pleine coopération avec les Thêbains et les Thessaliens, Æschine le justifia hardiment, en affirmant que ces Thêbains et ces Thessaliens avaient été trop forts pour lui et l’avaient forcé, contre sa volonté, à agir d’après leur politique, tant pour ruiner les Phokiens que pour offenser Athènes[73]. Et nous ne pouvons douter que la restitution des prisonniers faits à Olynthos, restitution qui n’a pas dû tarder à s’effectuer, n’ait répandu une vive satisfaction dans Athènes, et n’ait contribué pour le moment à contrebalancer les résultats publics mortifiants de sa récente politique.

Maître comme il l’était alors de la Phokis, à la tête d’une armée de Macédoniens et de Thêbains, à laquelle rien ne pouvait résister, Philippe rendit le temple de Delphes à ses habitants, et convoqua de nouveau l’assemblée amphiktyonique, qui ne s’était pas réunie depuis la prise du temple par Philomélos. Les Amphiktyons se rassemblèrent dans des sentiments d’antipathie vindicative contre les Phokiens et de dévouement absolu à l’égard de Philippe. Leur premier vote eut pour effet de déposséder les Phokiens de la place qu’ils avaient dans l’assemblée comme l’une des douze anciennes races amphiktyoniques, et de conférer à Philippe la place et deux voix (chacune des douze races avait deux voix) qui se trouvaient vacantes ainsi. Tous les droits que les Phokiens prétendaient avoir sur le temple de Delphes frirent formellement annulés. Toutes les villes de Phokis, au nombre de vingt-deux, furent démantelées et réduites en villages. Abæ seule fut épargnée ; ce qui la sauva, ce fut son ancien temple d’Apollon où l’on consultait l’oracle, et le fait que ses habitants n’avaient pris aucune part à la spoliation de Delphes[74]. On ne permit à aucun village de contenir plus de cinquante maisons, ni d’être rapproché d’uni autre de plus de deux cents mètres, comme minimum, de distance. Avec une pareille restriction, les Phokiens furent toutefois autorisés à posséder et à cultiver leur territoire, à l’exception d’une certaine portion de la frontière cédée aux Thêbains[75] ; mais on les condamna à payer au temple de Delphes un tribut annuel de cinquante talents, jusqu’à ce qu’ils l’eussent dédommagé des richesses qui avaient été enlevées. On ordonna de vendre les chevaux des Phokiens ; leurs armes durent être jetées dans les précipices du Parnassos ou brûlées. Ceux des Phokiens qui avaient pris part individuellement à la spoliation furent déclarés maudits, et on pouvait les arrêter partout où on les trouvait[76].

En outre, les Lacédæmoniens, comme ayant été alliés des Phokiens, furent dépossédés, par la même assemblée amphiktyonique, de leur privilège, c’est-à-dire de leur droit de concourir au suffrage amphiktyonique de la nation dôrienne. Ce vote émana probablement des antipathies politiques des Argiens et des Messêniens[77].

La sentence, toute rigoureuse qu’elle soit, prononcée par les Amphiktyons contre les Phokiens, était clémente en tant que comparée avec quelques-unes des propositions faites dans l’assemblée. Les Œtéens allèrent jusqu’à proposer que tous les Phokiens en âge de servir fussent jetés dans le précipice, et Æschine se fait honneur d’avoir engagé l’assemblée à écouter leur défense, et d’avoir par là sauvé leur existence[78]. Mais bien que les termes de la sentence aient pu être ainsi adoucis, nous pouvons être sûrs que, dans son exécution, les Thêbains, les Thessaliens et d’autres étrangers logés dans le pays, — tous ennemis mortels du nom phokien, et donnant carrière à leurs antipathies sous le masque d’une pieuse indignation contre le sacrilège, — allèrent en cruauté active bien au delà des termes pris à la lettre. Que les Phokiens fussent dépouillés et tués[79], — que des enfants fussent arrachés à leurs parents, des épouses à leurs maris et les images des dieux à leurs temples ; — que Philippe se fit la part du lion dans le butin et les biens mobiliers, — ce sont là des faits auxquels on devait naturellement s’attendre, comme accessoires de la violente mesure par laquelle les cités furent détruites et les habitants dispersés. Toutefois, de ceux qui avaient pris une part connue à la spoliation du temple, le plus grand nombre alla en exil avec Phalækos, et non pas eux seulement, mais encore tous ceux d’entre les citoyens modérés et méritoires qui purent trouver le moyen d’émigrer[80]. Beaucoup de ces infortunés trouvèrent un asile à Athènes. Les Phokiens plus pauvres restèrent dans leur pays par nécessité. Mais la destruction infligée par les vainqueurs fut telle que, même deux ou trois ans après, quand Démosthène et d’autres ambassadeurs athéniens traversèrent la contrée en se rendant à l’assemblée amphiktyonique tenue à Delphes, ils ne virent rien que des preuves de misère dés vieillards, des femmes et des petits enfants, sans adultes ; — de maisons ruinées, des villages appauvris, des champs à demi cultivés[81]. Démosthène pouvait bien dire qu’il ne s’était jamais passé dans le monde grec des événements plus importants et plus terribles, soit de son temps, soit du temps de ses prédécesseurs[82].

Deux ans seulement s’étaient écoulés depuis que la conquête et la ruine d’Olynthos, et des trente-deux cités grecques chalkidiques en outre, avaient répandu partout les terreurs et la majesté qui s’attachaient au nom de Philippe. Mais il fut, en ce moment, élevé à une ; hauteur plus grande encore par la destruction des Phokiens, parla prise des Thermopylæ et par la vue d’une garnison macédonienne permanente, occupant dorénavant Nikæa et les autres places qui commandaient le défilé[83]. On l’exalta comme le restaurateur de l’assemblée amphiktyonique, comme le champion qui avait vengé le dieu de Delphes contre les Phokiens sacrilèges. Qu’il eût acquis la possession d’un défilé inattaquable, renvoyé la formidable armée de Phalækos et conquis les vingt-deux cités phokiennes-, le tout sans coup férir, — c’est là ce qu’on regardait comme — le -plus étonnant (le tous ses exploits. Le prestige de son bonheur constant en était même augmenté. Après avoir été alors, par le vote des Amphiktyons, investi du droit de suffrage amphiktyonique’ exercé antérieurement par les Phokiens, il acquit un nouveau rang hellénique, avec de plus grandes facilités pour se mêler des affairés helléniques et y prédominer. De plus, dans le mois d’août 346 avant J.-C., environ deux mois après la reddition de la Phokis à Philippe, l’époque de la célébration de la grande fête Pythienne revenant après l’intervalle habituel de quatre ans, les Amphiktyons conférèrent à Philippe l’honneur signalé de le nommer président pour célébrer cette fête, conjointement avec les Thêbains et les Thessaliens[84], prééminence honorifique qui comptait parmi les aspirations les plus hautes d’ambitieux despotes grecs, et que Jasôn de Pheræ s’était préparé à s’approprier vingt-quatre années auparavant, au moment où il fut assassiné[85]. Ce fut en vain que les Athéniens, mortifiés et indignés du renversement inattendu de leurs espérances et de la ruine complète de leurs alliés, refusèrent d’envoyer des députés aux Amphiktyons, — affectèrent même de dédaigner l’assemblée comme irrégulière, — et s’abstinrent de dépêcher leur légation sacrée comme d’ordinaire, pour sacrifier à la fête Pythienne[86]. Le vote amphiktyonique n’en passa pas moins, sans le concours, il est vrai, ni d’Athènes, ni de Sparte, toutefois avec l’appui sincère non seulement des Thêbains et des Thessaliens, mais encore des Argiens, des Messêniens, des Arkadiens, et de tous ceux qui comptaient sur Philippe comme sur un auxiliaire probable contre leur dangereux voisin spartiate[87]. Et quand des ambassadeurs de Philippe et des Thessaliens arrivèrent à Athènes pour notifier qu’il avait été investi du suffrage amphiktyonique et pour demander qu’Athènes concourût à sa réception, des considérations de prudence obligèrent les Athéniens, bien que contre leurs sentiments, à rendre un vote dans ce sens. Démosthène lui-même craignit de violer la paix récente, quelque honteuse qu’elle fût, et d’attirer sur Athènes une guerre amphiktyonique générale dirigée par le roi de Macédoine[88].

Il s’opéra donc alors un changement politique important doublement fatal au monde hellénique : d’abord, dans la nouvelle position de Philippe, tant comme maître des clefs de la Grèce que comme chef amphiktyonique reconnu, avec le moyen d’avoir accès même dans les cités lei plus reculées du Péloponnèse et d’y exercer une influence directe ; ensuite, dans le drapeau avili et la frontière découverte d’Athènes, déshonorée pour avoir trahi et ses alliés phokiens et le salut général de la Grèce, et récompensée seulement en ce qu’elle recouvrait ses captifs,

Comment les Athéniens en vinrent-ils à sanctionner une paix à la fois déshonorante et ruineuse qui livrait à Philippe ce défilé important, rempart commun de l’Attique et de la Grèce méridionale, qu’en guerre il n’aurait jamais pu emporter à la pointe de l’épée ? Sans doute l’explication de cette conduite doit se trouver en partie dans l’état général de l’esprit athénien : — répugnance pour des dépenses et des efforts militaires, — fatigue et honte de leur guerre passée avec Philippe, — alarme causée par le prodigieux succès de ses armes, — et désir pressant de recouvrer les prisonniers faits à Olynthos. Mais les sentiments que nous signalons ici, quelque puissants qu’ils fussent, n’auraient pas abouti à une pareille paix, s’ils n’eussent été secondés par l’improbité calculée d’Æschine et d’une majorité de ses collègues, qui trompèrent leurs compatriotes avec un tissu de fausses assurances quant aux desseins de Philippe, et retardèrent leurs opérations lors de la seconde ambassade, de telle sorte qu’il se trouva effectivement aux Thermopylæ avant que le danger réel du défilé fût connu à Athènes.

En se défiant, dans une juste mesure, de Démosthène comme témoin, on trouve dans les aveux d’Æschine lui-même des preuves suffisantes de corruption. Sa réponse à Démosthène, bien qu’elle réfute avec succès quelques circonstances aggravantes collatérales, touche rarement et ne repousse jamais les principaux chefs de l’accusation portée contre lui. Les mesures dilatoires de la seconde ambassade, — l’ajournement de la prestation de serment jusqu’à ce que Philippe fût à trois journées de marche des Thermopylæ, — la lenteur à faire connaître le danger qui menaçait ce défilé, jusqu’à ce que les Athéniens n’eussent plus le temps de délibérer sur la conjoncture, — toutes ces graves charges restent sans dénégation ni justification. Le refus de partir sur-le-champ lors de la seconde ambassade, et d’aller directement trouver Philippe en Thrace pour protéger Kersobleptês, est expliqué, il est vrai, mais d’une manière qui aggrave le tort plutôt qu’elle ne l’affaiblit. Et ce qu’il y a de plus grave, — c’est que les fausses assurances données au public athénien, relativement aux desseins de Philippe, — sont évidemment admises par Æschine[89].

Quant à ces assurances publiques données par cet orateur au sujet des intentions de Philippe, un mensonge corrompu me parait la seule supposition admissible. Il n’y a rien, même dans son propre exposé, qui explique comment il en vint à être trompé au point de commettre une erreur de jugement aussi flagrante, tandis que l’hypothèse d’une illusion honnête est encore plus réfutée par sa :conduite subséquente. Si (prétend Démosthène) Æschine avait été sincèrement égaré par Philippe, au point de garantir par sa véracité et son caractère la vérité d’assurances positives données publiquement devant ses compatriotes, relativement aux desseins de Philippe, — alors, en se voyant démenti par le résultat et en reconnaissant qu’il avait égaré fatalement ceux qu’il avait entrepris de guider, il aurait été frappé d’un vif remords et aurait en particulier exécré le nom de Philippe, comme celui d’un homme qui l’avait déshonoré et avait fait de lui, à son insu, un instrument de trahison. Mais les choses se sont passées tout autrement : immédiatement après la paix, Æschine visita Philippe pour participer à son triomphe, et a toujours été depuis son partisan et son défenseur déclaré[90]. Une pareille conduite est incompatible avec la supposition d’une méprise honnête et tend à prouver, — ce que confirment les actes de la seconde ambassade, — qu’Æschine fut l’agent soudoyé de Philippe, chargé de tromper avec intention ses compatriotes par un grossier mensonge. Même tel qu’il est rapporté par lui-même, le langage d’Æschine indique qu’il est tout disposé à livrer la liberté grecque et à reconnaître Philippe comme maître ; car il donne non seulement son consentement, mais encore son approbation à l’entrée de Philippe en deçà des Thermopylæ[91], en se bornant à l’exhorter, quand il y vient, à agir contre Thèbes et à défendre les cités bœôtiennes. Une pareille conduite de la part d’un ambassadeur athénien prouve un aveuglement qui n’est guère éloigné de la trahison. Le malheur irréparable, tant pour Athènes que pour la Grèce libre en général, fut d’amener Philippe en deçà des Thermopylæ, avec un pouvoir suffisant pour abattre Thèbes et rétablir la Bœôtia, — même eût-on pu s’assurer que tel serait le premier emploi de son pouvoir. Le même négociateur, qui avait commencé sa mission par une absurde parade, en demandant à Philippe de céder Amphipolis, finissait en lui abandonnant traîtreusement une nouvelle conquête, qu’il n’aurait pu acquérir autrement. Les Thermopylæ, livrées jadis à Xerxès par Ephialtês le Malien, furent actuellement livrées une seconde fois par les ambassadeurs athéniens à une puissance extrahellénique plus formidable encore.

Ainsi Athènes dut la paix ruineuse de 346 avant J.-C., non pas seulement à des dispositions erronées et personnelles, mais encore à la corruption d’Æschine et de la majeure partie de ses ambassadeurs. Certainement Démosthène n’eut aucune part au résultat. 11 fut décidément opposé à la majorité des ambassadeurs, fait prouvé aussi bien par ses propres assurances que par les plaintes exhalées contre lui, comme collègue insupportablement ennuyeux, par Æschine. Démosthène affirme aussi que, après une opposition faite inutilement à la politique de la majorité, il essaya de faire connaître sa mauvaise conduite à ses compatriotes à Athènes, tant par un retour personnel que par une lettre, et que dans les deux cas ses tentative : échouèrent. Fit-il tout ce qu’il put pour les faire réussir, c’est ce qui ne peur être déterminé ; mais nous ne voyons la preuve d’aucune négligence. Le seul point sur lequel Démosthène paraît prêter à la critique, c’est d’avoir omis de protester énergiquement pendant les débats du mois Elaphebolion à Athènes, quand les Phokiens furent pour la première fois exclus du traité en pratique. Je ne découvre pas d’autre faute établie contre lui sur des motifs probables, au milieu des accusations de toute sorte, surtout personnelles et étrangères au fit principal, avancées par son adversaire.

Relativement à Philokratês, — l’auteur réel, dans l’assemblée athénienne, de toutes les résolutions importantes tendant à amener cette paix —, nous apprenons qu’étant accusé par Hypéride[92] peu de temps après, il se retira d’Athènes, sans attendre le jugement, et fut condamné par défaut. Lui et Æschine (comme l’affirme Démosthène) avaient reçu de Philippe des présents et des dons pris sur les dépouilles d’Olynthos, et Philokratês, en particulier, déploya à Athènes ses richesses nouvellement acquises avec un faste impudent[93]. Ce sont des allégations probables en elles-mêmes, bien qu’elles viennent d’un ennemi politique. La paix, après avoir désappointé les espérances de tout le monde, ne tarda pas a être regardée avec un sentiment de honte et de regret, qui retomba surtout sur Philokratês comme en étant le principal auteur. Æschine et Démosthène cherchèrent à rejeter l’un sur l’autre l’imputation de complicité avec Philokratês.

Les pieux sentiments de Diodore le conduisent — décrire avec un sérieux particulier les châtiments divins dont furent frappés tous ceux qui avaient pris part à la spoliation du temple de Delphes. Phalækos, avec ses mercenaires partis de Phokis, se retira d’abord dans le Péloponnèse ; de là, cherchant à se rendre à Tarente, il fut forcé de revenir, quand il était déjà embarqué, par une mutinerie de ses soldats, et passa en Krête. Là il prit du service chez les habitants de Knossos contre ceux de Lyktos. Ces derniers furent défaits par lui, et leur cité ne fut préservée de son attaque que par l’arrivée inopinée du roi spartiate Archidamos. Ce prince, récemment l’auxiliaire de Phalækos en Phokis, était en ce moment en route pour se rendre par mer à Tarente, ville près de laquelle il fut tué quelques années après. Phalækos, repoussé de Lyktos, assiégea ensuite Kydonia, et était en train d’amener des engins pour battre les murs en brèche, quand éclata un orage mêlé de tonnerre et d’éclairs si violent que ses engins furent brûlés par le feu divin[94], et lui-même avec plusieurs soldats périt en essayant d’éteindre les flammes. Le reste de ses soldats passa dans le Péloponnèse, où ils embrassèrent la cause de quelques exilés éleiens contre le gouvernement d’Elis ; mais ils furent vaincus, forcés de se rendre, et soit vendus comme esclaves, soit mis à mort[95]. Même les femmes des chefs phokiens, qui s’étaient ornées de quelques offrandes sacrées du temple de Delphes, furent punies de souffrances aussi extrêmes. Et tandis que les dieux traitaient avec cette rigueur les auteurs du sacrilège, ils témoignaient une faveur non moins manifeste à l’égard de leur champion Philippe, qu’ils élevaient de plus en plus au pinacle de l’honneur et de l’ambition[96].

 

 

 



[1] Démosthène, Fals. Leg., p. 411. Ibid. p. 409.

Cf. aussi, p. 345, 388, 391, au sujet des fausses promesses par lesquelles les Athéniens furent amenés à consentir à la paix. Les mêmes fausses promesses faites avant la paix et déterminant les Athéniens à la conclure sont aussi mentionnées par Démosthène dans la seconde Philippique (p. 69 et 72). Cette seconde Philippique est d’une année plus ancienne en date que le discours De Falsi Legatione, et elle est une autorité meilleure que ce discoure, non seulement à cause de sa date plus ancienne, mais parce que c’est une harangue parlementaire que n’altère pas le dessein d’accuser et qui ne mentionne pas Æschine par son nom.

[2] Démosthène parle de l’omission des Phokiens dans la prestation des serments à Athènes comme si c’était une chose de peu d’importance (Fals. Leg., p. 387, 388 : cf. p. 372), c’est-à-dire sur la supposition que les promesses faites par Æschine allaient se réaliser.

Dans son discours De Pace (p. 59), il se fait honneur de ses protestations en faveur des Phokiens ; mais seulement de protestations faites après son retour de la seconde ambassade, — non de protestations faites quand Antipater refusa d’admettre les Phokiens aux serments.

Westermann (De Litibus quas Demosthenes oravit ipse, p. 48) soupçonne que Démosthène ne pénétra pas la ruse d’Æschine avant que les Phokiens fussent entièrement ruinés. Cette supposition dépasse peut-être la vérité ; mais au moment où les serments furent échangés à Athènes, ou bien il n’avait pas découvert clairement les conséquences de ce malheureux tour que Philokratês et autres jouèrent à Athènes, — ou il n’osa pas les proclamer expressément.

[3] Démosthène, Fals. Leg., p. 355. Les Athéniens étaient mécontents de Démosthène quand il leur disait qu’il ne s’attendait pas à ce que les promesses d’Æschine fussent réalisées ; c’était après la seconde ambassade ; mais cela explique les dispositions de l’assemblée même avant cette seconde ambassade. — Ibid., p. 349. Démosthène exprime ici avec force combien il était impopulaire de montrer simplement une défiance négative contre de brillantes promesses d’avantages à venir. — Relativement au désarmement prématuré des Athéniens, voir Démosthène, De Coronâ, p. 234.

[4] Æschine, Fals. Leg., p. 39, c. 27.

[5] Démosthène, Fals. Leg., p. 430.

[6] Æschine, Fals. Leg., p. 41, c. 32.

[7] Æschine, Fals. Leg., p. 39, c. 26.

[8] Æschine, Fals. Leg., p. 40, e. 29.

Il n’y a pas de bonnes raisons pour supposer que les mots άπολώλεκε τήν άρχήν soient les mots réels employés par Charês, ou que Charês affirmât que Kersobleptês avait perdu tout ce qu’il avait. Il convenait à la thèse d’Æschine de présenter son assertion sous une forme exagérée et absolue.

[9] Voir le raisonnement juste et prudent de Démosthène, Fals. Leg., p. 388, et De Coronâ, p. 234. — Cf. aussi Pseudo-Démosthène, De Halonneso, p. 85, 86.

[10] Démosthène, Fals. Leg., p. 389 ; De Coronâ, p. 231. Æschine (Fals. Leg., p. 40, c. 29, 30) reconnaît que ce décret fut rendu par le sénat le 3 du mois Munychion, et que les ambassadeurs quittèrent Athènes en vertu de cette décision. Il ne mentionne pas qu’il fut proposé par Démosthène. Æschine confirme ici, d’une manière très importante, le fait du retard, tel qu’il est avancé par Démosthène, tandis que l’explication qu’il donne, pour dire pourquoi les ambassadeurs n’allèrent pas en Thrace, est tout à fait sans valeur.

Un document qui prétend être ce décret est donné dans Démosthène, De Coronâ, p. 234 ; mais l’authenticité en est trop douteuse pour qu’on puisse le citer.

[11] Démosthène, Fals. Leg., p. 390.

[12] Æschine, Fals. Leg., p. 38, c. 26 ; Démosthène, De Halonneso, p. 85 ; Fals. Leg., p. 390-448 ; cf. Philippiques, III, p. 114. Parmi les villes thraces prisse par Philippe pendant cet intervalle, Démosthène énumère la Montagne Sacrée. Mais il est dit qu’elle fut prise avant la fin d’Elaphebolion, si Æschine cite exactement d’après la lettre de Charês, Fals. Leg., p. 40, c. 29.

[13] Démosthène, Fals. Leg., p. 390.

[14] Æschine, Fals. Leg., p. 41, c. 30. Démosthène (et sans doute les autres ambassadeurs également) marchait avec deux esclaves pour porter ses vêtements et son coucher. Dans le paquet que portait l’un des, deux esclaves, il y avait un talent en espèces, destiné à aider quelques-uns des prisonniers pauvres à se racheter.

[15] Démosthène, Fals. Leg., p. 388.

[16] Æschine, Fals. Leg., p. 42, c. 33.   

Tel est, suivant l’affirmation d’Æschine, le langage tenu par Démosthène pendant l’ambassade. Il est totalement en désaccord avec ce que Démosthène affirme, à maintes reprises, au sujet de sa propre conduite, et (à mon sens) avec toutes les probabilités du cas.

[17] Æschine, Fals. Leg., p. 42, c. 34.

[18] Æschine, Fals. Leg., p. 43, c. 36.

[19] Æschine, Fals. Leg., p. 43, c. 37 ; cf. Démosthène, Fals. Leg., p. 347.

[20] Démosthène, Fals. Leg., p. 393, 394, 395.

[21] Démosthène, Fals. Leg., p. 396. Cf. p. 419.

[22] Démosthène, Fals. Leg., p. 445.

[23] Les troupes lacédæmoniennes ne restèrent aux Thermopylæ que peu de temps avant que Philippe y arrivât (Démosthène, Fals. Leg., p. 365).

[24] Æschine, Fals. Leg., p. 46, c. 41.

Démosthène fait un grand éloge de l’incorruptibilité et des efforts sincères des envoyés thêbains (Fals. Leg., p. 384) ; assertion qui probablement n’est rien de plus au fond qu’un contraste de rhéteur pour décréditer Æschine, bonne à insérer dans la nombreuse liste des exagérations et des perversions de l’histoire dues aux orateurs, et réunies dans l’intéressant traité de Weiske, De Hyperbolê, ereorum in Historiâ Philippi commissorum genitrice, (Meissen, 1819).

[25] Démosthène, Philippiques, III, p. 113 ; Justin, VIII, 4. Les députés des Phocéens, appuyés de Sparte et d'Athènes, cherchaient au contraire à détourner cette guerre, dont trois fois déjà Philippe leur avait fait payer le délai. Je ne comprends pas à quels faits Justin s’en réfère, quand il dit que les Phokiens avaient déjà acheté trois fois à Philippe un ajournement de la guerre.

[26] Démosthène, Fals. Leg., p. 365.

[27] Cette pensée est présentée d’une manière frappante par Justin (VIII, 4) probablement d’après Théopompe : — Spectacle honteux et affligeant, de voir cette Grèce placée, même à cette époque, à la tête de toutes les nations par sa puissance et sa renommée, la Grèce qui avait toujours triomphé des rois et des nations, maîtresse encore de tant de cités, aller humblement, dans une cour étrangère, mendier la guerre ou la paix ; de voir les vengeurs du monde mettre leur confiance dans la protection d'un Barbare, et réduits, par leurs dissensions et leurs discordes civiles, à s'humilier lâchement devant le plus obscur de leurs anciens sujets ! Pour comble d'infamie, c'étaient les Thébains, les Spartiates, qui, après s'être disputé l'empire de la Grèce, se disputaient la faveur de son tyran.

[28] Justin, VIII, 4.

[29] Démosthène, Philippiques, III, p. 113.

Les mots παρ̕ ήμίν désignent les ambassadeurs athéniens (au nombre desquels était Démosthène) et les personnes qui les entouraient accompagnant Philippe dans sa marche, les serments n’ayant pas encore été prêtés.

[30] Démosthène, Fals. Leg., p. 390. Le serment fut prêté dans l’auberge en face de la chapelle des Dioskuri, près de Pheræ.

[31] Démosthène, Fals. Leg., p. 359. Dans plus d’un passage, il faut que leur absence d’Athènes dura trois mois entiers (p. 390, et De Coronâ, p. 235). Mais c’est une exagération de temps. Le décret du sénat qui les forçait à partir fut rendu le 3 de Munychion. En admettant qu’ils soient partis le jour même (bien qu’il soit plus probable qu’ils ne partirent que le jour suivant), leur absence n’aurait duré que soixante-dix jours.

[32] Démosthène, Fals. Leg., p. 430. Les cités magnésiennes et achæennes autour du golfe Pagasæen, toutes excepté Halos, furent comprises dans le serment comme alliées de Philippe (Epistola Philippi, ap. Démosthen., p. 159).

[33] Démosthène, Fals. Leg., p. 395. Cf. Pseudo-Démosthène, De Halonneso, p.87.

[34] Démosthène, Fals. Leg., p. 351.

[35] Démosthène, Fals. Leg., p. 352, 353 ; ad Philipp. Epistol., p. 152. Démosthène affirme en outre qu’Æschine lui-même écrivit la lettre au nom de Philippe. Æschine nie l’avoir écrite, et il appuie sa dénégation sur des raisons suffisantes. Mais il ne nie pas l’avoir apportée (Æschine, Fals. Leg., p. 44, c. 40, 41.

Les habitants de Pharsalos étaient attachés à Philippe, tandis que ceux de Pheræ lui étaient opposés autant qu’ils l’osaient, et même ils refusèrent (suivant Démosthène, Fals. Leg., p. 441) de se joindre à son armée dans cette expédition. L’ancienne rivalité entre ces cités reparaît ici.

[36] Démosthène, Fals. Leg., p. 855. Cf. p. 385, et p. 430.

[37] Démosthène, Fals. Leg., p. 346.

[38] Démosthène, Fals. Leg., p. 411. Cf. Æschine, Fals. Leg., p. 33.

[39] Démosthène, Fals. Leg., p. 350, 351. Démosthène fait lire cette résolution du sénat aux dikastes, en même temps que le témoignage du sénateur qui la proposa. Ce document ne se trouve pas verbatim ; mais Démosthène le commente devant les dikastes après qu’il a été lu, et il signale en particulier qu’il ne renferme ni éloge ni invitation, ce que le sénat était toujours dans l’habitude de voter à des ambassadeurs de retour. Cela suffit pour réfuter l’allégation d’Æschine (Fals. Leg., p. 41, c. 38), à savoir que Démosthène lui-même proposa une résolution à l’effet de louer les ambassadeurs et de les inviter à un banquet dans le Prytaneion. Æschine ne produit pas cette résolution, et il ne la fait pas non plus lire devant les dikastes.

[40] Démosthène, Fals. Leg., p. 347, 351, 352. La date du 16 Skirrophorion est spécifiée p. 359.

[41] J’ai condensé ici la substance de ce que dit Démosthène, Fals. Leg., p. 347, 348, 351, 352, 364, 411, etc. Une autre assertion, tendant au même but, faite par Démosthène dans le discours De Pace (prononcé seulement quelques mois après l’assemblée dont il est question ici, et qui n’est pas une accusation judiciaire contre Æschine, mais une harangue délibérative devant l’assemblée publique), cette assertion, dis-je, est même une meilleure preuve que le discours accusatoire De Falsâ Legatione (De Pace, p. 59).

Cf. également Philippique II, p. 72, 73, où Démosthène répète la même assertion ; et De Chersoneso, p. 105 ; De Coronâ, p. 236, 237.

[42] Démosthène dit (Fals. Leg., p. 394) qu’il reçut cette assurance de Philippe, tandis que pendant la mission il faisait tous ses efforts pour obtenir la rançon ou la délivrance des prisonniers. Mais nous pouvons être sûrs qu’Æschine, qui était beaucoup plus dans les bonnes grâces de Philippe, a dû la recevoir également, puisqu’elle devait former un point si admirable pour son premier discours à Athènes, dans cette conjoncture critique.

[43] Démosthène, Fals. Leg., p. 352.

[44] Démosthène, Fals. Leg., p. 348, 349, 352.

[45] Démosthène, Fals. Leg., p.  855 ; Philippiques, II, p. 78.

[46] Démosthène, Fals. Leg., p. 353.

[47] Démosthène, Fals. Leg., p. 356.

Le fait que par cette motion de Philokratês la paix était étendue à la postérité des Athéniens, — Démosthène y insiste comme sur la plus grande honte de toutes, avec une force d’expression telle qu’il est difficile d’y suivre l’orateur (Philippiques, II, p. 73).

[48] Démosthène, Fals. Leg., p. 357. Démosthène fait lire les deux lettres.

De même Æschine, Fals. Leg., p. 46, c. 41. Æschine mentionne seulement une des deux lettres. Boehnecke (Forschungen, p. 412) croit que les lettres furent écrites et envoyées entre le 16 et le 23 du mois Skirrophorion.

[49] Démosthène, Fals. Leg., p. 359.

[50] Démosthène, Fals. Leg., p. 379.

[51] Ce fut un des motifs d’objection, adoptés par Démosthène et par ses amis, contre l’envoi de forces aux Thermopylæ par condescendance pour la lettre de Philippe, suivant l’assertion d’Æschine (Fals. Leg., p 46, c. 41), qui traite l’objection avec mépris, bien qu’elle semble fondée et raisonnable.

[52] Démosthène, Fals. Leg., p. 356, 357.

[53] Æschine, Fals. Leg., p. 46, c. 41.

[54] Démosthène, Fals. Leg., p. 387.

[55] Æschine, Fals. Leg., p. 46, c. 41. L’assertion d’Æschine, — au sujet de la force décroissante des Phokiens et  des causes de ce déclin, — a toute apparence d’être exacte comme fait, bien qu’elle n’appuie pas la conclusion qu’il en tire. — Cf. Démosthène, Olynthiennes, III, p 30 (prononcée quatre ans plus tard).

[56] Démosthène, Fals. Leg., p. 365 ; Diodore, XVI, 59.

[57] Pour la défense des Thermopylæ, à l’époque de l’invasion de Xerxès, la flotte grecque à Artémision ne fut pas moins essentielle que les troupes de terre de Léonidas campées dans le défilé même.

[58] Que les Phokiens ne pussent défendre les Thermopylæ sans le secours d’Athènes — et que Philippe pût s’avancer jusqu’à la frontière de l’Attique, sans obstacle intermédiaire pour l’arrêter, si on laissait tomber Olynthos entre ses mains, — c’est ce qui est présenté d’une manière expressive par Démosthène dans la première Olynthienne, près de quatre ans avant le mois de Skirrophorion, 346 avant J.-C. Démosthène, Olynthiennes, I, p. 16.

[59] Démosthène, Fals. Leg., p. 359.

[60] Démosthène, Fals. Leg., p. 357.

Æschine (Fals. Leg., p. 45, c. 41) parle des assertions avancées par Démosthène au sujet des ambassadeurs de Phalækos à Athènes, et de l’effet de la nouvelle qu’ils rapportèrent en déterminant la capitulation. n se plaint d’eux en général comme étant indisposés contre lui, mais il ne les contredit sur aucun point spécial. Et il ne réussit pas du tout à repousser l’argument principal, présenté avec une grande précision de dite par Démosthène.

[61] Démosthène, Fals. Leg., p. 359 t Cf. Diodore, XVI, 59, Dans ce passage, Démosthène compte sept jours entre l’assemblée finale à Athènes et la capitulation conclue par les Phokiens. Dans un autre passage, il ne donne que cinq jours pour le même intervalle (p. 365), ce qui sans doute est inexact. Dans un troisième passage, le même intervalle, vraisemblablement, est de cinq ou de six jours (p. 379).

[62] Démosthène, Fals. Leg., p. 356-365.

[63] Démosthène, Fals. Leg., p. 359, 360, 365, 379, 413.

Diodore (XVI, 59) fixe à huit mille le nombre des mercenaires de Phalækos.

De ce que les Phokiens se rendirent par capitulation à Philippe et non aux Thêbains (p. 360), — de ce qu’aucune de leurs villes ne fit de résistance, — Démosthène conclut que cela prouve leur confiance dans les dispositions favorables de Philippe, attestées par Æschine. Mais il force cet argument contre Æschine. Les Phokiens n’avaient plus qu’à se rendre, aussitôt que toute chance d’un secours athénien fut évidemment fermée. L’idée d’opinions favorables de la part de Philippe fut sans doute un motif auxiliaire, mais ce ne fut ni le premier ni le principal.

[64] Démosthène, Fals. Leg., p. 378 ; Æschine, Fals. Leg., p. 40, c. 30. Il parait que les dix ambassadeurs ne furent pas tous les mêmes.

[65] Démosthène, Fals. Leg., p. 380. — Æschine (Fals. Leg., p. 46, c. 43) ne semble pas nier cela distinctement.

[66] Démosthène, Fals. Leg., p. 359, 360, 365, 379.

[67] Démosthène, Fals. Leg., p. 368-379. Æschine reconnaît aussi que ce vote fût rendu, à l’effet de transporter les biens mobiliers d’Athènes dans une place de sûreté, bien que naturellement il en parle très peu (Fals. Leg., p. 46, c. 4-9).

Dans le discours de Démosthène, De Coronâ, p. 238, non seulement il est fait allusion à ce décret, proposé par Kallisthenês, mais il est dit être rapporté verbatim. La date que nous y lisons, — le 21 du mois Mæmakterion est incontestablement fausse, car le décret réel doit avoir été rendu dans les derniers jours du mois Skirrophorion, immédiatement après qu’on eut entendu le rapport de Derkyllos. Cette erreur manifeste de date ne nous permet pas de croire à l’authenticité de ce document. Quant à ces documents originaux supposés, Droysen et d’autres critiques ont démontré que quelques-uns étaient décidément apocryphes ; et ils sont tous si douteux que je m’abstiens de les citer comme autorités.

[68] Démosthène, Fals. Leg., p. 380.

[69] Æschine, Fals. Leg., p. 41, ç. 32 ; p. 43, c. 36. Æschine accuse Démosthène d’une partialité déloyale pour Thèbes.

[70] Démosthène, Fals. Leg., p. 380, De Coronâ, p. 321. Æschine (Fals. Leg., p. 49, 50) admet cet acte et essaye de le justifier.

[71] Démosthène, De Coronâ, p. 237, 238, 239. Il est évident que Démosthène trouva dans la lettre peu de chose qui pût être tourné contre Philippe. Le ton a dû en être plausible et séduisant.

Une lettre est insérée verbatim dans ce discours, et elle prétend être une lettre de Philippe aux Athéniens. Je suis d’accord avec ceux des critiques qui doutent æ l’authenticité de cette lettre ou qui n’y croient pas ; et par conséquent je ne la cite pas. Si Démosthène avait ou sous les yeux une lettre aussi péremptoire et aussi insolente de ton, il l’aurait critiquée beaucoup plus sévèrement.

[72] Æschine continue à vanter les excellentes dispositions de Philippe à l’égard d’Athènes, et les grands bienfaits que ce prince promettait de lui accorder, pendant plusieurs mois au moins après cette prise des Thermopylæ. Æschine, cont. Timarchos, p. 24, c. 33.

Ce discours fut prononcé apparemment vers le milieu de l’Olympiade 108, 3, quelques mois après la conquête des Thermopylæ par Philippe.

[73] Démosthène, De Pace, p. 62 ; Philippiques, II, p. 69.

[74] Pausanias, X, 3, 2.

[75] Cette cession faite aux Thêbains n’est pas mentionnée par Diodore ; mais elle semble contenue dans les mots de Démosthène (Fals. Leg., p. 385). Cf. p. 380.

[76] Diodore, XVI, 30 ; Démosthène, Fals. Leg., p. 385. Démosthène fait lire au dikasterion cette sévère sentence du conseil amphiktyonique (Démosthène, Fals. Leg., p. 361). Par malheur elle n’a pas été conservée.

[77] Pausanias, X, 8, 2.

[78] Æschine, Fals. Leg., p. 47, c. 44.

[79] Justin, VIII, 5. Mais cette condition fut aussi vite oubliée que les vaines promesses de paix qui leur avaient été faites : de tout côté on les égorge, on les enlève ; on arrache les enfants à leurs pères, les femmes à leurs époux, et les dieux même à leurs temples. Une seule consolation leur resta : Philippe exclut de toute part dans le butin les alliés qui l'avaient servi ; et ces malheureux, au moins, ne virent pas leurs bourreaux s'enrichir de leurs dépouilles. — Cf. Démosthène, Fals. Leg., p. 366.

[80] Æschine, Fals. Leg., p. 47, c. 44 ; Démosthène, Fals. Leg., p. 366 ; Démosthène, De Pace, p. 61.

[81] Démosthène, Fals. Leg., p. 361.

Comme ce discours fut prononcé en 343-342 avant J.-C., l’adverbe de temps νΰν peut raisonnablement être rapporté à la première partie de cette année, et le Voyage à Delphes fût peut-être entrepris pour la réunion du printemps du conseil amphictyonique de cette année, entre deux et trois ans après la destruction des Phokiens par Philippe.

[82] Démosthène, Fals. Leg., p. 361.

[83] Démosthène, ad Philipp. Epist., p. 153.

[84] Diodore, XVI, 60.

La raison assignée ici par Diodore, pour expliquer pourquoi les Amphiktyons placèrent la célébration de la fête Pythienne dans les mains de Philippe ne peut se comprendre. Il peut être vrai, comme fait, que les Corinthiens se soient alliés avec les Phokiens pendant la Guerre Sacrée, — bien qu’il n’y ait pas d’antre preuve de ce fait que ce passage. Mais les Corinthiens ne furent jamais investis d’aucun caractère d’autorité par rapport à la fête Pythienne. Ils étaient les présidents reconnus de la fête Isthmique. Je ne puis m’empêcher de croire que Diodore a été égaré par une confusion faite par lui entre ces deux fêtes.

[85] Xénophon, Hellenica, VI.

[86] Démosthène, Fals. Leg., p. 380-398.

[87] Démosthène, Fals. Leg., p. 61 ; Philippiques, II, p. 68, 69.

[88] Démosthène, De Pace, p. 60-63 ; Démosthène, Fals. Leg., p. 375. Dans le dernier passage, Démosthène accuse Æschine d’avoir été le seul orateur de la cité qui parlât en faveur de la proposition, l’assemblée et le peuple étant animés d’un fort sentiment contre elle.

Démosthène doit avoir oublié ou il ne désira pas rappeler son propre discours De Pace, prononcé trois années auparavant. Malgré la répugnance au peuple, très facile à comprendre, je conclus que le décret a dû passer ; puisque, s’il avait été rejeté, il en serait résulté des conséquences qui seraient venues à notre connaissance.

[89] Æschine, Fals. Leg., p. 43, c. 37. Cf. p. 43, c. 36 ; p. 46, c. 41 ; p. 52, c. 54 — et p. 31-41, — ainsi que le discours contre Ktesiphôn, p. 65, c. 30.

[90] Démosthène, Fals. Leg., p. 373, 374. Je traduis la substance de l’argument, et non les mots.

[91] Æschine, Fals. Leg., p. 43, c. 36. En répondant à l’accusation portée contre lui d’avoir livré les Phokiens à Philippe, Æschine (Fals. Leg., p. 46, 47) insiste sur la circonstance qu’aucun des Phokiens effilés ne parut pour appuyer l’accusation, et que quelques trois ou quatre Phokiens et Bœôtiens (qu’il appelle par leurs noms) étaient prêts à paraître comme témoins en sa faveur.

La raison qui fit qu’aucun d’eux ne parut contre lui me paraît suffisamment expliquée par Démosthène. Les Phokiens étaient dans un trop grand abattement et une trop vive terreur pour encourir de nouvelles inimitiés, ou pour se présenter comme accusateurs d’un des partisans athéniens de Philippe, dont les soldats étaient en possession de leur pays.

La raison pour laquelle quelques-uns d’entre eux parurent en sa faveur est égaleraient expliquée par Æschine lui-même ; quand il dit qu’il avait plaidé pour eut devant l’assemblée amphiktyonique, et avait obtenu un adoucissement à cette peine extrême que leurs plus violents ennemis demandaient contre eux. Pour des captifs à la merci de leurs adversaires, une pareille intervention pouvait bien paraître mériter de la reconnaissance, tout à fait à part de la question de savoir jusqu’à quel point Æschine, comme ambassadeur, par ses communications préalables au peuple athénien, avait contribué à livrer à Philippe les Thermopylæ et les Phokiens.

[92] Démosthène, Fals. Leg., p. 376. Hypéride lui-même fait allusion à cette accusation dans son discours où il défend Euxenippos, discours récemment découvert dans un papyrus égyptien, et publié par M. Churchill Babington, avec des fragments d’un autre discours d’Hypéride (Cambridge, 1853, p. 13). Hypéride se fait quelque gloire d’avoir rendu son accusation très spéciale. Après avoir présenté les termes exprès du décret proposé et obtenu dans l’assemblée publique par Philokratês, il dénonce le décret comme funeste au peuple, et son auteur comme ayant été gagné.

[93] Démosthène, Fals. Leg., p. 375, 376, 377, 386.

[94] Diodore, XVI, 63.

[95] Diodore, XVI, 61, 62, 63.

[96] Diodore, XVI, 64 ; Justin, VIII, 2. Dignum itaque qui a Diis proximus habeatur, per quem Deorum majestas vindicata sit.

Toutefois, quelques-uns de ces mercenaires, qui avaient cité employés en Phokis, périrent en Sicile au service de Timoleôn, — comme je l’ai déjà raconté.