HISTOIRE DE LA GRÈCE

SEIZIÈME VOLUME

CHAPITRE III — AFFAIRES SICILIENNES APRÈS LA MORT DE DENYS L’ANCIEN - DENYS LE JEUNE ET DION (suite).

 

 

Jusqu’alors Dion n’avait pas rencontré la moindre résistance. Timokratês — laissé à Syracuse avec l’immense armée mercenaire comme représentant Denys —, tout en expédiant un exprès pour instruire ce prince, garda son empire suprême sur les deux positions militaires ou cornes de la cité : l’île d’Ortygia à une extrémité, et Epipolæ avec Euryalos à l’autre. Il a déjà été dit qu’Epipolæ était une pente triangulaire, avec des murs bordant la falaise septentrionale et la méridionale, et formant un angle sur le sommet occidental, où se trouvait la forteresse d’Euryalos. Entre Ortygia et Epipolæ s’étendaient les quartiers populeux de Syracuse, où résidait la grande masse des citoyens. Comme la désaffection des Syracusains était bien connue, Timokratês jugea dangereux de sortir de la cité et d’aller à la rencontre de Dion sur la route, par crainte d’une révolte à l’intérieur. Mais peut-être aurait-il occupé le pont important de l’Anapos, si un rapport ne lui était parvenu lui apprenant que Dion dirigeait son attaque d’abord contre Leontini. Un grand nombre de mercenaires campaniens sous le commandement de Timokratês, qui avaient des biens à Leontini, quittèrent immédiatement Epipolæ pour s’y rendre et les défendre[1]. Cette rumeur — fausse, et peut-être répandue avec intention par les envahisseurs, — non seulement éloigna une grande partie de la garnison en l’entraînant ailleurs, mais encore égara Timokratês ; si bien que Dion put faire sa marche de nuit, arriver à l’Anapos, et le trouver inoccupé.

Il fut trop tard pour Timokratês de résister, quand le soleil levant eut une fois montré l’armée de Dion franchissant l’Anapos. L’effet produit sur les Syracusains dans les quartiers populeux fut électrique. Ils se levèrent comme un seul homme pour accueillir leur libérateur et renverser la dynastie qui avait pesé sur leurs têtes pendant quarante-huit ans. Ceux des mercenaires de Denys qui étaient dans ces portions centrales de la cité furent forcés de chercher un asile dans Epipolæ, tandis que sa police et ses espions furent poursuivis et saisis pour subir tout ce qu’une vengeance populaire a de terrible[2]. Loin de pouvoir s’avancer contre Dion, Timokratês ne put pas même contenir l’insurrection intérieure. Il fut tellement intimidé par les rapports de sa police terrifiée et par l’explosion violente et unanime de colère parmi un peuple que chaque partisan de Denys s’était accoutumé à considérer comme un troupeau d’esclaves désarmés, — qu’il ne se crut pas en sûreté même dans Epipolæ. Mais il ne put trouver le moyen de se rendre à Ortygia, vu que la cité intermédiaire était au pouvoir de ses ennemis, tandis que Dion et ses troupes traversaient la plaine basse entre Epipolæ et le Grand Port. Il ne lui restait donc qu’à évacuer Syracuse complètement et à s’enfuir d’Epipolæ soit par le côté septentrional soit par l’occidental. Pour justifier cette fuite précipitée, il sema les rapports lès plus effrayants relativement à l’armée de Dion, et contribua à paralyser encore plus les partisans découragés de Denys[3].

Déjà Dion était arrivé à la porte Téménitide, où les principaux citoyens, couverts de leurs plus beaux vêtements, et la multitude, poussant des acclamations bruyantes et joyeuses, étaient assemblés pour le recevoir. S’arrêtant à la porte, il ordonna à son trompette de sonner, et il demanda du silence, ensuite il déclara formellement que lui et son frère Megaklês étaient venus dans le dessein de renverser le despotisme de Denys, et de donner la liberté tant aux Syracusains qu’aux autres Grecs siciliens. Les acclamations redoublèrent à mesure que lui et ses soldats pénétrèrent dans la cité, d’abord par Neapolis, ensuite par la pente qui menait à Achradina, dont la rue principale (large, continue et droite, ce qui était rare dans une ville grecque)[4], était décorée comme en un jour de fête, avec des victimes prêtes à être sacrifiées aux dieux, des tables, et des bols de vin tout préparés pour des réjouissances. A mesure que Dion avançait à la tête de ses soldats par un chemin formé au milieu de cette foule, de chaque côté de la haie on lui jetait des couronnes comme à un vainqueur olympique, et on lui adressait des prières de reconnaissance comme s’il eût été un dieu[5]. Chaque maison était le théâtre d’une joie bruyante, à laquelle prenaient également part hommes et femmes, citoyens et esclaves ; explosion de sentiments longtemps comprimés et délivrés de l’ancien despotisme avec sa police inquisitoriale et sa garnison.

Ce n’était pas encore le moment pour Dion de céder à ces mouvements agréables mais passifs. Après avoir donné du courage à ses soldats aussi bien qu’aux citoyens par sa procession triomphale dans Achradina, il descendit sur le terrain uni en face d’Ortygia. Cette forteresse était encore occupée par la garnison de Denys, qu’il défia ainsi de s’avancer et de combattre. Mais la fuite de Timokratês l’avait laissée sans ordres, tandis que la démonstration imposante et le soulèvement unanime du peuple d’Achradina, — qu’elle avait dû voir en partie de ses murailles, et apprendre en partie d’espions et de partisans fugitifs, — la frappaient de découragement et de terreur ; de sorte qu’elle n’était pas en disposition de quitter l’abri de ses fortifications. Sa répugnance à combattre fut saluée comme un aveu d’infériorité par les citoyens insurgés, auxquels Dion parla alors comme à une assemblée d’hommes libres. Tout près, en face de l’acropolis avec ses Pentapyla ou cinq portes, se trouvait un cadran solaire haut et magnifique, élevé par Denys l’Ancien. Montant sur le sommet de cet édifice, et ayant les fortifications du despote d’un côté et Achradina libre de l’autre, Dion adressa[6] aux Syracusains qui l’entouraient une harangue animée, dans laquelle il les exhorta à faire d’énergiques efforts pour défendre leurs libertés et leurs droits nouvellement acquis, et les initia à choisir des généraux pour les commander, afin d’accomplir l’expulsion totale de la garnison de Denys. Les Syracusains, avec des acclamations unanimes, nommèrent Dion et son frère Megaklês, généraux avec de pleins pouvoirs. Mais les deux frères demandèrent instamment que des collègues fussent élus avec eux. En conséquence, vingt autres personnes furent choisies en plus, dix d’entre elles étant de cette petite troupe d’exilés syracusains qui avait rejoint à Zakynthos.

Telle fut rentrée de Dion à Syracuse, trois jours[7] après son débarquement en Sicile ; et tel fut le premier acte public de la liberté syracusaine renouvelée ; le premier après ce vote fatal qui, quarante-huit années auparavant, avait élu Denys l’Ancien général avec de pleins pouvoirs, et placé dans ses mains l’épée de l’État, sans prévoir les  conséquences. Dans celles de Dion cette épée fut employée avec vigueur contre l’ennemi commun. Il attaqua immédiatement Epipolæ ; et la consternation de la garnison qu’y  avait laissée le fugitif Timokratês fut telle qu’elle lui permit de s’en rendre maître ainsi que de la forteresse d’Euryalos, qu’un peu de courage et de dévouement aurait pu longtemps défendre. Cette acquisition, faite soudainement dans le courant du succès d’un côté et du découragement de l’autre, fut d’une suprême importance et contribua beaucoup à déterminer la fin de la lutte. Non seulement elle réduisit les partisans de Denys aux murailles d’Ortygia, mais encore elle permit à Dion de mettre en liberté beaucoup de prisonniers d’État[8], qui devinrent des partisans ardents de la révolution. Poursuivant son succès, il ne perdit pas de temps à prendre des mesures contre Ortygia. Pour la fermer complètement du côté de la terre, il commença à élever un mur de blocus, allant du Grand Port à une extrémité, jusqu’à la mer sur le côté oriental du port Lakkios, à l’autre[9]. En même temps il pourvut les citoyens d’armes le mieux qu’il put, en envoyant chercher les armes de réserve qu’il avait déposées chez Synalos à Minoa. Il ne paraît pas que la garnison d’Ortygia fît de sortie pour l’empêcher, de sorte qu’en sept jours, non seulement il avait reçu les armes de Synalos, mais encore il avait achevé grossièrement tout le mur transversal de blocus ou la plus grande partie[10].

A la fin de ces sept jours, mais non pas avant — un accident l’ayant empêché de recevoir l’exprès qui lui avait été envoyé —, Denys revint à Ortygia avec sa flotte[11]. Dans le fait sa position était changée fatalement. L’îlot était la seule portion de la cité qu’il possédât, et il était encore fermé du côté de la terre par un mur de blocus presque achevé. Tout le reste de la cité était occupé par des ennemis mortels au lieu de l’être par des sujets. Leontini également, et probablement beaucoup de ses autres dépendances hors de Syracuse, avaient profité de l’occasion pour se révolter[12]. Même avec la flotte considérable qu’il avait ramenée avec lui, Denys ne se jugea pas assez fort pour affronter ses ennemis en rase campagne, mais il eut recours à un stratagème. Il essaya d’abord d’entamer une intrigue secrète avec Dion, qui, toutefois, refusa de recevoir des propositions séparées, et le pria de les adresser publiquement aux bourgeois, citoyens de Syracuse. En conséquence ; il envoya des ambassadeurs chargés d’offrir aux Syracusains ce qui aujourd’hui serait appelé une constitution. Il ne demandait qu’une taxation et un service militaire modérés, soumis à leur propre vote d’acquiescement. Mais les Syracusains se rirent de cette offre avec mépris, et Dion fit en leur nom la réponse péremptoire, qu’aucune proposition de Denys ne pourrait être reçue ; qui ne serait pas une entière abdication, ajoutant en son nom, que lui-même, à cause de la parenté, procurerait à Denys, s’il abdiquait, et la sécurité et les autres concessions raisonnables. Denys affecta d’accepter ces propositions, et il demanda qu’on lui envoyât des députés a Ortygia pour régler les détails. Dion et les Syracusains saisirent son offre avec empressement, sans mettre un instant sa sincérité en doute. Quelques-uns des. Syracusains les plus éminents, approuvés par Dion, furent envoyés à Denys comme ambassadeurs. On crut en général avec confiance que la retraite du despote était actuellement assurée ; et les soldats et les citoyens employés contre lui, pleins de joie et se félicitant mutuellement, finirent par négliger de garder le mur transversal de blocus ; beaucoup d’entre eux se retirèrent même dans leurs maisons dé la cité.

C’était ce que Denys attendait. S’arrangeant pour prolonger la discussion, de manière à retenir les députés dans Ortygia toute la nuit, il ordonna à l’aurore une sortie soudaine de tous ses soldats, qu’il avait stimulés préalablement tant par du vin que par d’immenses promesses en cas de victoire[13]. La sortie fut faite à propos et réussit d’abord complètement. Une moitié des soldats de Dion était campée pour garder le mur transversal (l’autre moitié ayant ses quartiers dans Achradina), avec une troupe de citoyens syracusains. Mais ils étaient si peu préparés à se voir attaquer que les assaillants, se précipitant au dehors avec des cris et au pas de course, emportèrent le mur à la première attaque, tuèrent les sentinelles et se mirent à démolir le mur (qui était probablement une construction grossière et faite à la hâte), aussi bien qu’à charger les troupes du côté extérieur de ce mur. Les Syracusains, surpris et terrifiés, s’enfuirent en faisant peu ou point de résistance. Leur fuite mit partiellement en désordre les soldats plus fermes de Dion, qui résistèrent bravement, mais sans avoir eu le temps de se mettre en ordre de bataille. Jamais Dion ne se distingua plus, tant comme officier que comme soldat. Il fit les plus grands efforts pour former les troupes et pour les placer en rangs, ce qui était essentiel pour le combat efficace de l’hoplite grec. Mais on n’entendait pas ses ordres au milieu des cris ou on les négligeait dans la confusion : ses troupes perdirent courage, les assaillants gagnèrent du terrain, et la journée semblait évidemment tourner contre lui. Voyant qu’il n’y avait pas d’autre ressource, il se mit à la tête de ses soldats les meilleurs et les plus dévoués, et se jeta, bien qu’il fût alors un peu âgé, au plus épais de la mêlée. La lutte fut d’autant plus violente qu’elle se livra dans un espace étroit, entre le nouveau mur de blocus d’un côté et le mur extérieur de Neapolis de l’autre. L’armure et la personne de Dion étant faciles à reconnaître, il était distingué par ses ennemis aussi bien que par ses amis, et la bataille autour de lui fut au nombre des plus opiniâtres qu’on rencontre dans l’histoire grecque[14]. Les traits pleuvaient et sur son bouclier et sur son casque, tandis que son bouclier était aussi percé par plusieurs lances, dont son corps ne fut garanti que par sa cuirasse. A la fin, il fut blessé au bras droit ou à la main droite, renversé à terre et dans un danger imminent d’être fait prisonnier. Mais cette hardiesse de sa part stimula tellement le courage de ses propres troupes qu’elles le délivrèrent et redoublèrent en même temps d’efforts contre l’ennemi. Après avoir nommé Timonidês commandant à sa place, Dion avec sa main blessée monta à cheval ; se rendit à Achradina, et, amena au combat la portion de ses troupes qui y était en garnison. Ces hommes, frais et bons soldats, rétablirent la bataille. Les Syracusains revinrent combattre, tous unirent leurs efforts dans un conflit acharné, et les soldats de Denys finirent par être refoulés dans les murs d’Ortygia. Les pertes furent sérieuses des deux côtés ; celles de Denys se montèrent a huit cents hommes, qu’il rit tous recueillir sur le champ de bataille (en vertu d’une trêve qui lui fut accordée sur sa requête par Dion) et ensevelir avec de magnifiques obsèques, comme moyen de se populariser auprès des survivants[15].

Si nous songeons combien l’issue de cette bataille avait été douteuse, il semblera. évident que, si Timokratês, s’était maintenu dans Epipolæ, de manière à permettre à Denys de rester maître de ce point aussi bien que d’Ortygia, le succès de toute l’entreprise de Dion dans Syracuse aurait été sérieusement compromis.

Grande fut la joie causée dans Syracuse par cette victoire. Le peuple syracusain témoigna sa gratitude aux soldats de Dion en votant une couronne d’or de la valeur de cent mines, tandis que ces soldats, charmés de la vaillance de leur général, lui votèrent une couronne d’or. Dion se mit immédiatement à rétablir le mur transversal endommagé, qu’il répara, acheva et fit fortement garder à l’avenir[16]. Denys n’essaya plus de s’y opposer par une attaque armée. Mais comme il était encore supérieur sur mer ; il transporta des hommes à travers le port pour ravager le pays et se — procurer des provisions, et envoya des vaisseaux pour en  amener également par mer. Sa supériorité sur mer fut bientôt diminuée par l’arrivée d’Herakleidês du Péloponnèse[17], avec vingt trirèmes, trois navires plus petits et quinze cents soldats. Les Syracusains, commençant alors à se montrer activement à bord, réunirent des forces navales assez considérables. Tous les bassins et tous les quais étaient concentrés dans Ortygia et autour de l’îlot, sous la main de Denys, qui était maître des forces navales appartenant à la cité. Mais il semblerait que les équipages de quelques-uns des vaisseaux — qui étaient pour la plupart syracusains indigènes[18], avec un mélange d’Athéniens, animés sans doute de sentiments démocratiques — ont dû abandonner le despote pour le peuple, en emmenant leurs vaisseaux, puisque nous trouvons bientôt les Syracusains avec une flotte de soixante trirèmes[19], qu’ils n’auraient guère pu acquérir autrement.

Denys fut peu de temps après renforcé par Philistos, qui amena à Ortygia non seulement sa flotté du golfe de Tarente, mais encore un régiment considérable de cavalerie. Avec ce régiment et quelques autres troupes en outre, Philistos entreprit une expédition contre la ville de Leontini révoltée. Mais, bien qu’il eût pénétré de nuit dans la ville, il fut bientôt chassé par les défenseurs, que secondèrent des renforts de Syracuse[20].

Toutefois, pour maintenir Ortygia approvisionnée, il était encore, plus indispensable pour Philistos de conserver sa supériorité sur mer contre la puissance navale croissante des Syracusains, actuellement commandée par Herakleidês[21]. Après plusieurs engagements partiels, il se livra enfin entre les deux amiraux une bataillé finale, désespérée et décisive. Les deux flottes étaient fortes de soixante trirèmes. D’abord il parut probable que la victoire resterait à Philistos, brave et hardi. Mais bientôt la fortune de la, journée tourna contre lui. Son vaisseau fut poussé à la côte, et lui-même, avec, la plus grande partie de sa flotte, accablé par l’ennemi. Pour échapper à la captivité, il se frappa d’un poignard. Toutefois, la blessure ne fut pas mortelle, de sorte qu’il tomba vivant, ayant alors soixante-dix-huit ans environ, entre les mains de ses ennemis, — qui lui enlevèrent tous ses vêtements, l’insultèrent avec brutalité et finirent par lui couper la tête, après quoi ils traînèrent son cadavre. par la jambe dans les rues de Syracuse[22]. Quelque révoltant que soit ce traitement, nous devons nous rappeler qu’il était moins horrible que celui que Denys l’Ancien avait infligé au général rhégien Phytôn.

Les dernières, espérances de la dynastie de Denys périrent avec Philistos, le plus capable et le plus fidèle de ses serviteurs. Il avait été acteur dans sa première journée d’usurpation, — son dix-huit brumaire ; sa mort, survenue à propos, quoique misérable, lui épargna la peine de partager son : dernier jour d’exil, — sa Sainte-Hélène.

Même avant la précédente victoire de Dion, Denys avait perdu toute chance de triompher des Syracusains par la force. Mais il avait actuellement encore plus perdu par la victoire d’Herakleidês, à savoir sa supériorité sur mer et conséquemment son pouvoir même de se maintenir d’une manière permanente dans Ortygia. Le triomphe de Dion semblait assuré, et son ennemi humilié et réduit à rien. Mais, bien que désarmé ainsi, Denys était encore formidable par les moyens qu’il avait de fomenter des intrigues et des dissensions dans Syracuse. Son ancienne antipathie contre Dion devint plus violente que jamais. Obligé de renoncer à l’empire lui-même et décidé cependant à ruiner à tout prix Dion en même temps que lui, — il mit en jeu un tissu de basses manœuvres, en profitant des craintes et des jalousies des Syracusains, de la rivalité d’Herakleidês, des défauts de Dion, et de ce qui était plus important que tout cela, — de la parenté de Dion avec la dynastie dionysienne.

Dion avait déployé un courage dévoué, et il avait mérité la reconnaissance signalée des Syracusains. Matis il avait été élevé dans le despotisme, dont son père avait été l’un des principaux fondateurs ; il était attaché par tous les liens de parenté à Denys, avec lequel sa sœur, son ancienne femme et ses enfants habitaient encore dans l’Acropolis. Les circonstances donc étaient de nature à suggérer aux Syracusains la crainte, qui n’était nullement déraisonnable, que Dion n’eût fait quelque marché secret avec l’Acropolis et que les éminents services qu’il venait de rendre ne lui servissent seulement de marchepied pour établir un nouveau despotisme à son profit. Ces soupçons furent fort appuyés par les faiblesses de Dion, qui combinait avec un caractère mâle et magnanime des manières si hautaines qu’elles se faisaient péniblement sentir même à ses propres compagnons. Les lettres écrites de Syracuse, par des amis, à Platon ou à d’autres, à Athènes (peut-être celles de Timonidês à Speusippos), peu après la victoire, contenaient beaucoup de plaintes relativement à la manière d’être repoussante de Dion, défaut que le philosophe exhortait son ami à amender[23]. Tous ceux qu’offensait l’arrogance de Dion furent confirmés clans leur soupçon de ses desseins despotiques et amenés à chercher un protecteur dans son rival Herakleidês. Ce dernier, — jadis général au service de Denys, dont la colère l’avait menacé de la mort, à laquelle il n’avait échappé que par la fuite, — n’avait pas pu ou n’avait pas voulu coopérer avec Dion quand celui-ci partit de Zakynthos ; mais il avait amené depuis au secours des Syracusains des forces considérables, comprenant plusieurs vaisseaux armés. Bien qu’il n’eût pas été présent lors de la première entrée dans Syracuse et- qu’il ne fût arrivé que quand Ortygia était déjà bloquée, Herakleidês était regardé comme l’égal de Dion en talents et en capacité militaire ; tandis que sous le rapport de desseins ultérieurs, il avait le prodigieux avantage d’être libre de relations avec le despotisme et de ne pas inspirer de défiance. De plus, ses manières étaient non seulement populaires, mais, selon Plutarque[24], plus que populaires, -il était doux, insidieux et se servait habilement du langage de l’accusation, pour ruiner des rivaux et s’élever lui-même.

Comme la lutte devait bientôt avoir pour théâtre la mer plutôt que la terre, l’équipement d’une flotte devenait indispensable, de sorte qu’Herakleidês, qui avait amené le plus grand nombre de trirèmes, gagna naturellement de l’importance. Peu après son arrivée, l’assemblée syracusaine rendit un vote à l’effet de le nommer amiral. Mais Dion, qui semble n’avoir connu ce vote que quand il avait été rendu, protesta contre lui comme portant atteinte aux pleins pouvoirs que les Syracusains lui avaient conférés à lui-même par leur- vote précédent. Conséquemment, le peuple, bien qu’à contrecœur, annula son vote et déposa Herakleidês. Après avoir doucement reproché à Herakleidês de susciter la discorde à un moment où l’ennemi commun était encore dangereux, Dion convoqua une autre assemblée, où il proposa de lui-même la nomination d’Herakleidês comme amiral, avec une garde égale à la sienne[25]. Le droit de nommer, qu’il se donnait ainsi, déplut aux Syracusains, humilia Herakleidês et exaspéra ses partisans aussi bien que la flotte qu’il commandait. Cette nomination lui donna du pouvoir, tout en l’excitant à en faire usage pour ruiner Dion, qui se trouva ainsi doublement exposé à une méfiance véritable de la part de quelques-uns et à des calomnies calculées de la part d’autres.

Il est nécessaire de comprendre cette situation, afin d’apprécier les moyens qu’y trouva Denys pour diriger des intrigues personnelles contre Dion. Bien que la grande majorité des Syracusains fût hostile à Denys, cependant il y avait parmi eux beaucoup d’individus liés avec ceux qui servaient sous lui dans Ortygia et susceptibles d’être mis en mouvement pour favoriser ses vues. Peu après la défaite complète de sa sortie, il sollicita la paix de nouveau, et Dion fit la réponse péremptoire qu’on ne pouvait conclure la paix que si Denys abdiquait et se retirait. Ensuite Denys envoya d’Ortygia des hérauts avec des lettres adressées à Dion par ses parentes. Toutes ces lettres étaient remplies de plaintes au sujet de la misère qu’enduraient ces pauvres femmes ; on le priait en même temps de se relâcher de son hostilité. Pour détourner tout soupçon, Dion fit ouvrir et lire publiquement les lettres -devant l’assemblée syracusaine ; mais leur teneur était telle qu’un soupçon, exprimé ou non, s’éleva inévitablement quant à l’effet sur les sympathies de Dion. Il y avait une lettre portant pour suscription les mots : Hipparinos (fils de Dion) à son père. D’abord bien des personnes présentes refusèrent de prendre connaissance d’une communication si rigoureusement privée ; mais Dion insista, et la lettre fut lue en public. Il se trouva qu’elle venait non du jeune Hipparinos, mais de Denys lui-même, et qu’elle était insidieusement écrite dans le dessein de décréditer Dion aux yeux des Syracusains. Elle commençait par lui rappeler le long temps pendant lequel il avait servi le despotisme ; elle le conjurait de ne pas ensevelir ce grand pouvoir, aussi bien que ses propres parents, dans une ruine commune, à cause d’un peuple qui se tournerait contre lui et causerait sa ruine aussitôt qu’il lui aurait donné la liberté ; elle offrait, de la part de Denys lui-même, une retraite immédiate, pourvu que Dion consentit a prendre sa place ; mais elle menaçait, si Dion refusait, ses parentes et son fils des tortures les plus cruelles[26].

Cette lettre, bien tournée comme composition servant ses desseins, rencontra de la part de Dion un refus et une protestation indignés. Sans doute son refus dut être accueilli avec des applaudissements par l’assemblée ; mais la lettre n’en fit pas moins pénétrer dans les esprits le poison qu’elle était destinée à instiller. Plutarque ne montre pas[27] (à mon avis) une grande connaissance de la nature humaine, quand il se plaint que les Syracusains, à la lecture de, cette, lettre, laissent des soupçons contre Dion pénétrer dans leur cœur, au lieu d’admirer sa magnanime résistance à des appels aussi touchants. Ce fut précisément la magnanimité exigée par la situation, qui les rendit méfiants. Qui pouvait les assurer que ce sentiment, au degré nécessaire ; se trouverait dans le cœur de Dion ? Ou qui pouvait prédire, dans cette pénible lutte de sentiments, celui qui déterminerait sa conduite ? La position de Dion s’opposait à ce qu’il pût obtenir une confiance entière. De plus, ses ennemis, non contents d’envenimer les causes réelles de méfiance, fabriquèrent de grossiers mensonges contre lui aussi bien que contre les mercenaires sous ses ordres. Un Syracusain, nommé Sôsis, frère d’un des gardes de Denys lui-même, prononça dans l’assemblée syracusaine un violent discours, où il avertit ses compatriotes de se tenir en garde contre Dion, s’ils ne voulaient pas se trouver avoir sur le dos un despote sévère et Sobre au lieu d’un autre qui était toujours ivre. Le lendemain Sôsis parut dans l’assemblée avec une blessure à la tête que lui avaient faite, disait-il, quelques-uns des soldats de Dion pour le venger de soit discours. Beaucoup de personnes présentes, ajoutant foi à cette histoire, épousèrent sa case avec chaleur ; tandis que Dion eut beaucoup de peine à repousser cette allégation, et a obtenir du temps pour en rechercher la vérité. Une enquête fit découvrir que la blessure était une coupure superficielle faite par Sôsis lui-même avec un rasoir, et que tout le conte était une infâme calomnie qu’il avait propagée pour un salaire[28]. Dans cet exemple particulier, il se trouva qu’il fut praticable de convaincre le délinquant d’un mensonge éhonté. Mais il y eut un grand nombre d’autres attaques et de pervertissements moins tangibles, produits par les mêmes intérêts hostiles et tendant à la même fin. Chaque jour vit s’envenimer davantage les soupçons et les sentiments malveillants des Syracusains à l’égard de Dion et de ses soldats.

La victoire navale remportée par Herakleidês et par la flotte syracusaine sur Philistos, en augmentant et l’ardeur des Syracusains et la gloire de l’amiral, diminua encore plus l’influence de Dion. L’opinion gagnait du terrain que même sans lui et sans ses soldats les Syracusains pouvaient se défendre eux-mêmes et se rendre maîtres d’Ortygia. Ce fut alors que Denys vaincu envoya de là à Dion une nouvelle ambassade, offrant de lui livrer la place avec sa garnison, son magasin d’armes, et son trésor équivalant à cinq mois de paye entière, — à condition qu’il lui serait permis de se retirer en Italie, et de jouir des revenus d’une portion considérable et productive (appelée Gyarta) du territoire syracusain. Dion refusa de nouveau (le répondre, en le priant de s’adresser au public syracusain, qu’il engagea à accepter les conditions[29]. Dans l’état actuel de méfiance à l’égard de Dion, on interpréta cet avis comme cachant une collusion projetée entre lui et Denys. Herakleidês promit que, si la guerre était poursuivie, il tiendrait Ortygia bloquée jusqu’à ce qu’elle se rendit à discrétion avec tous ceux qu’elle renfermait comme prisonniers. Mais, en dépit de sa promesse, Denys parvint à tromper sa vigilance et à faire voile pour Lokri en Italie, avec beaucoup de compagnons et de richesses, laissant Ortygia sous le commandement de son fils aîné Apollokratês.

Bien que le blocus flet immédiatement repris et rendu plus rigoureux qu’auparavant, cependant cette évasion du despote jeta sur Herakleidês un discrédit considérable (356 av. J.-C.). Probablement les partisans de Dion ne lui épargnèrent pas les reproches. Pour se refaire une popularité, Herakleidês épousa avec chaleur la proposition d’un citoyen nommé Hippo, en vue d’un nouveau partage de la propriété foncière ; proposition qui, si l’on considère le changement radical opéré par la dynastie dionysienne dans cette propriété, a dû être recommandée, on peut le croire, d’après des raisons spécieuses de justice vengeresse, aussi bien que d’après la nécessité de pourvoir les citoyens pauvres. Dion s’opposa énergiquement à la .proposition, mais la pluralité des voix l’emporta sur lui. On adopta ; également d’autres suggestions, encore plus contraires à ses vues, et même positivement dirigées contre lui. En dernier lieu, Herakleidês, s’étendant sur son insupportable arrogance, décida le peuple à décréter que de nouveaux généraux seraient nommés, et que la paye due aux soldats de Dion, qui formait à ce moment un arriéré considérable, ne serait pas liquidée au moyen des fonds du trésor public[30].

Ce fut vers le milieu de l’été que Dion se vit ainsi enlever son commandement, environ neuf mois après son arrivée à Syracuse[31]. On nomma vingt-cinq nouveaux généraux, dans le nombre desquels était Herakleidês.

La mesure, scandaleusement ingrate et injuste, qui privait les soldats de la paye qui leur était due fut dictée par pure antipathie contre Dion ; car elle ne semblé pas avoir été appliquée à ceux des soldats qui étaient venus avec Herakleidês : en outre, les nouveaux généraux envoyèrent aux soldats de Dion des messages secrets ; pour les inviter à abandonner leur chef et à se joindre aux Syracusains ; dans lequel cas on leur promettait le droit de cité[32]. Si les soldats avaient consenti, il est évident qu’on devait assigner pour les satisfaire soit la solde due, soit quelque équivalent. Rais tous jusqu’au dernier méprisèrent l’invitation et restèrent attachés à Dion avec une fidélité inébranlable. Le dessein d’Herakleidês était de le chasser seul. Toutefois il fut déjoué par la disposition des soldats qui, indignés de l’ingratitude perfide des Syracusains, poussèrent Dion à tirer d’eux une légitime vengeance et demandèrent seulement à être menés à l’assaut. Repoussant l’emploi de la force, Dion calma leur excitation, et se mit à leur tête pour les conduire hors de la cité, non sans adresser des remontrances aux généraux et au peuple de Syracuse au sujet de leur conduite, imprudente aussi bien que méchante, pendant que l’ennemi était encore maître d’Ortygia. Néanmoins, les nouveaux généraux, choisis comme les ennemis les plus violents de Dion, non seulement firent la sourde oreille à son appel, mais excitèrent les antipathies du peuple, et le poussèrent à attaquer les soldats pendant qu’ils sortaient de Syracuse. Leur attaque, bien que répétée plusieurs fois, fût vigoureusement repoussée par les soldats, — troupes excellentes, au nombre de 3.000, tandis que Dion, désireux seulement d’assurer leur salut et d’éviter l’effusion de sang dés deux côtés, se borna strictement à la défensive. Il interdit toute poursuite, et rendit les prisonniers sans rançon aussi bien que les corps des hommes tués pour qu’on les enterrât[33].

C’est dans cet état que Dion arriva à Leontini, où il trouva la sympathie la plus chaleureuse à son égard, avec un dégoût plein d’indignation pour la conduite des Syracusains. Alliés avec Syracuse nouvellement affranchie contre la dynastie dionysienne, non seulement les Léontins admirent les soldats de Dion à leur droit de cité, mais ils envoyèrent à Syracuse une ambassade pour demander instamment que justice leur fût rendue. Les Syracusains, de leur côté, dépêchèrent, à Leontini, des députés pour accuser Dion devant une assemblée de tous les alliés convoqués dans cette ville. Cruels étaient ces alliés, c’est-ce que nos informations incomplètes ne nous permettent pas de dire beur sentence fut favorable à Dion et contraire aux Syracusains, qui néanmoins résistèrent obstinément, refusant toute justice ou réparation[34], et se croyant capables de réduire Ortygia sans l’aide de Dion, — vu que les provisions y étaient épuisées et que la garnison souffrait déjà de la famine. Désespérant d’avoir du renfort, Apollokratês avait déjà résolu d’envoyer des députés et de proposer une capitulation, quand Nypsios, officier napolitain, dépêché de Lokri par Denys, eut l’heureuse chance d’arriver à Ortygia à la tête d’une flotte de renfort, convoyant de nombreux transports avec un fonds abondant de provisions. On ne parla plus alors de se rendre. La garnison d’Ortygia se trouva renforcée de 10.000 hommes de troupes mercenaires des meilleures, et bien approvisionnée pour quelque temps[35].

Les amiraux syracusains, soit négligence soit mauvaise fortune, n’avaient pu empêcher l’entrée de Nypsios. Mais ils l’attaquèrent soudainement tandis que ses vaisseaux étaient dans le port et que les équipages, se croyant à l’abri d’un ennemi, échangeaient des saluts ou aidaient à débarquer les provisions. Cette attaque fut faite à propos et heureuse. Plusieurs des trirèmes de Nypsios furent ruinées, — d’autres remorquées comme prises, tandis que la victoire, gagnée par Herakleidês sans Dion, provoqua une joie extravagante dans Syracuse entière. Dans la conviction qu’Ortygia ne pourrait plus tenir, les citoyens, les soldats et même les généraux s’abandonnèrent à une orgie et à une ivresse folles qui se prolongèrent jusque flans la nuit suivante Nypsios, officier habile, guettait cette occasion, et il fit une vigoureuse sortie de nuit. Ses troupes, sortant en bon ordre, plantèrent leurs échelles d’escalade, gravirent le mur de blocus et tuèrent les sentinelles endormies ou ivres, sans rencontrer de résistance. Maître de cet important ouvrage, Nypsios employa, une partie de ses hommes à l’abattre, tandis qu’il faisait avancer le reste contre la cité. A l’aurore, les Syracusains effrayés se virent attaquer avec vigueur même dans leur propre forteresse, au moment où ni généraux ni citoyens n’étaient prêts à résister. Les troupes de Nypsios pénétrèrent d’abord de vive force dans Neapolis, qui était le plus rapprochée du mur d’Ortygia ; ensuite dans Tycha, l’autre faubourg fortifié. Les soldats les franchirent en vainqueurs, triomphant de tous les partis détachés de Syracusains qui purent leur être opposés. Les rues devinrent un théâtre de carnage, — les maisons, de pillage ; en effet, comme Denys avait alors abandonné l’idée de régner de nouveau à Syracuse d’une manière permanente, ses troupes ne songèrent guère à autre chose qu’à rassasier le désir de vengeance de leur maître et leur propre rapacité. Les soldats de Nypsios dépouillèrent les habitations particulières de la ville, et enlevèrent non seulement les richesses, mais encore les femmes et les enfants, qu’ils transportèrent comme butin dans Ortygia. Enfin (à ce qu’il paraît) ils entrèrent aussi dans Achradina, la partie la plus considérable et la plus populeuse de Syracuse. Là se continua pendant tout le jour, et dans de plus grandes proportions encore, la même scène de pillage, de destruction et de carnage ; avec juste assez de résistance pour piquer la furie des vainqueurs, sans arrêter leurs progrès.

Il devint bientôt évident pour Herakleidês et pour ses collègues, aussi bien que pour la masse des citoyens, qu’il n’y avait d’autre chance de salut que d’invoquer l’aide de Dion et de ses soldats à Leontini. Cependant un appel à un homme qu’ils avaient non seulement haï et craint, mais ignominieusement maltraité, était quelque chose de si intolérable, que pendant longtemps personne ne voulut ouvrir la bouche pour proposer ce qui était dans la pensée de tout le monde. A la fin, quelques-uns des alliés présents, moins intéressés dans les partis politiques de la ville, osèrent émettre la proposition, qui courut de bouche en bouche, et fut adoptée sous la pression d’émotions mêlées et contraires. En conséquence, deux officiers des alliés et cinq cavaliers syracusains partirent en toute hâte pour Leontini, afin d’implorer la présence instantanée de Dion. Arrivant à cette ville vers le soir, ils rencontrèrent Dion lui-même dès qu’ils mirent pied à terre, et lui dépeignirent les scènes misérables qui se passaient en ce moment à Syracuse. Leurs larmes et leur détresse attirèrent autour d’eux une foule d’auditeurs, Léontins et Péloponnésiens ; et bientôt on convoqua une assemblée générale, devant laquelle Dion les engagea à faire leur récit. Ils décrivirent, du ton d’hommes dont tout était enjeu, les souffrances actuelles de la cite et la ruine totale qui la menaçait ; réclamant l’oubli de leurs torts passés, qui n’étaient déjà expiés que trop cruellement,

Leur discours, qui toucha profondément l’auditoire, fat écouté en silence. Chacun attendait que Dion commençât, et décidât du sort de Syracuse. Il se leva pour parler ; mais pendant un certain temps les larmes l’empêchèrent de s’exprimer, tandis que ses soldats autour de lui l’animaient par, leur sympathie encourageante. A la fin il retrouva la voix pour dire : Je vous ai réunis, Péloponnésiens et alliés, afin de délibérer me ce que vous avez à faire. Pour moi, délibérer serait une honte tandis que Syracuse est entre les mains du destructeur. Si je ne puis sauver mon pays, j’irai m’ensevelir sous ses ruines en flammes. Quant à vous, si, malgré ce qui s’est passé, vous voulez encore nous assister, nous, Syracusains égarés et malheureux, nous nous devrons de continuer encore d’être une cité. Mais si, par un sentiment dédaigneux de l’injustice que vous avez endurée, vous nous abandonnez à noue sort, je vous remercie en ce moment de toute -votre ancienne valeur et de tout votre attachement pour moi, et je prie les dieux de vous en récompenser. Souvenez-vous de Dion, comme d’un homme qui n’abandonna ni vous, quand vous étiez maltraités, ni ses concitoyens quand ils furent dans le malheur.

Ces paroles, si pleines de pathétique et de dignité, allèrent droit aux cœurs des auditeurs, leur causèrent une émotion passionnée, et leur inspirèrent un vif désir de le suivre. Des cris universels l’invitèrent à se mettre à leur tête sur-le-champ et à marcher sur Syracuse ; tandis que les envoyés présents se jetèrent à son cou en appelant des bénédictions tant sur lui que sur les soldats. Aussitôt que l’émotion se fut calmée, Dion ordonna que chaque homme prit immédiatement son repas du soir et revînt en armes sans tarder, préparé pour une marche de nuit vers Syracuse.

Vers l’aurore, Dion et sa troupe furent à quelques milles du mur septentrional d’Epipolæ. Là, des messagers de Syracuse le rencontrèrent, l’engageant à ralentir sa marche et à s’avancer avec précaution. Herakleidês et les autres généraux avaient envoyé un message lui interdisant d’approcher davantage et lui signifiant que les portes lui seraient fermées ; cependant, en même temps, il arriva des contre-messages de maints éminents citoyens qui le suppliaient de persévérer et lui promettaient et accès et appui. Nypsios, après avoir permis à ses troupes de piller et de détruire dans Syracuse pendant tout le jour précédent, avait jugé prudent de les faire rentrer dans Ortygia pendant la nuit. Sa retraite releva le courage d’Herakleidês et de ses collègues, qui s’imaginant que l’attaque était terminée actuellement, se repentirent de l’invitation qu’ils avaient permis d’envoyer à Dion. C’est sous cette impression qu’ils lui expédièrent le second message d’exclusion et qu’ils firent garder la porte du mur septentrional pour appuyer leur menace. Mais les événements du lendemain matin ne tardèrent pas à les désabuser. Nypsios renouvela, son attaque avec une férocité plus grande qu’auparavant, acheva la démolition du mûr de blocus devant Ortygia ; et lâcha ses soldats d’une main impitoyable dans toutes les rues de Syracuse. Il y eut en ce jour moins de pillage, mais plus de massacres en masse. Hommes, femmes et enfants périrent indistinctement, et ces barbares ne songèrent qu’à faire de Syracuse un monceau de ruines et de cadavres. Afin d’accélérer l’opération et de prévenir l’arrivée de Dion, à laquelle ils s’attendaient bien, — ils mirent le feu à la ville en différents endroits avec des torches et des flèches incendiaires. Les infortunés habitants ne savaient où fuir pour échapper aux flammes dans l’intérieur de leurs maisons, ou à l’épée au dehors. Les rues étaient jonchées de cadavres, tandis que le feu gagnait du terrain perpétuellement et menaçait de se répandre, sur la plus grande partie de la cité. Dans ces terribles circonstances, ni Herakleidês, blessé lui-même, ni les autres généraux, ne purent s’opposer plus longtemps à l’admission de Dion, vers lequel on envoya même le frère et l’oncle d’Herakleidês, avec d’instantes prières d’accélérer sa marche, vu que le moindre délai occasionnerait la ruine de Syracuse[36].

Dion était a environ sept milles (11 kilom. 1/4) des portes quand ces derniers cris de détresse parvinrent jusqu’à lui. Lançant immédiatement en avant au pas de course ses soldats, dont l’ardeur ne le cédait pas a la sienne, il arriva promptement aux portes appelées Hexapyla, pratiquées dans le mur septentrional d’Epipolæ. Une fois qu’il eut franchi ces portes, il s’arrêta dans un espace intérieur appelé l’île katompedon[37]. Il envoya immédiatement en avant ses troupes armées à la légère pour arrêter l’ennemi destructeur, tandis qu’il retint ses hoplites jusqu’à ce qu’il pût les former eu colonnes séparées sous des capitaines capables, ainsi que les citoyens qui se pressaient autour de lui avec des démonstrations de respect et de reconnaissance. Il les distribua de manière à les faire entrer dans la partie intérieure de Syracuse et attaquer lès troupes de Nypsios sur plusieurs points a la fois[38]. Comme il était actuellement en dedans de la fortification extérieure formée par le mur d’Epipolæ, il avait devant lui la cité intérieure tripartite, — Tycha, Neapolis, Achradina. Chacune de ces parties avait sa fortification séparée ; entre Tycha et Neapolis se, trouvait un espace non fortifié, mais chacune d’elles touchait à Achradina, dont le mur occidental formait leur mûr oriental. Il est probable que ces fortifications intérieures avaient été partiellement négligées depuis la construction des murs extérieurs le long d’Epipolæ, qui les comprenaient toutes dans leur enceinte, et formaient la principale défense contre un ennemi étranger. De plus, les soldats de Nypsios, qui avaient été maîtres des trois villes et qui y rôdaient en destructeurs depuis plusieurs heures, avaient sans doute brisé les portes et affaibli les défenses d’autres manières. La scène était effroyable, et les routes encombrées partout par la flamme et la fumée, par des maisons qui s’écroulaient, par des décombres, et par les masses de cadavres étendus alentour. Ce fut au milieu de ces horreurs que se trouvèrent Dion et ses soldats, — tandis qu’ils pénétraient par différentes divisions à la fois dans Neapolis, dans Tycha et dans Achradina.

Sa tâche aurait probablement été difficile si Nypsios avait été en état de surveiller les troupes qu’il commandait, en elles-mêmes bonnes et braves. Mais ces troupes avaient été pendant quelques heures dispersées dans les rues, occupées à rassasier leurs passions licencieuses et meurtrières, et à détruire une ville que Denys n’espérait plus alors conserver. Rappelant autant de soldats qu’il put de ce brutal désordre, Nypsios les rangea le long de la fortification intérieure, occupant les entrées et les points exposés par où Dion cherchait à pénétrer dans la cité[39]. Ainsi la bataille ne fut pas continue ; mais elle se livra entre partis détachés à des ouvertures séparées, souvent très étroites, et sur un terrain quelquefois difficile à surmonter, au milieu de l’incendie qui flamboyait partout alentour[40]. Désorganisées par le pillage, les troupes de Nypsios ne purent opposer une longue résistance à la marche en avant de Dion, avec des soldats pleins d’ardeur et avec les Syracusains autour de lui stimulés par le désespoir. Nypsios fut accablé, forcé d’abandonner : sa ligne de défense et de se retirer avec ses troupes dans Ortygia, ou le plus grand nombre de ses hommes arrivèrent en sûreté. Dion et ses troupes victorieuses, après être entrés de vive force dans la cité, ne tentèrent pas de les, poursuivre. La première et la plus pressante nécessité était d’éteindre les flammes ; mais on trouva dispersés dans les rues et les maisons un nombre assez considérable des soldats de Nypsios que l’on tua tandis qu’ils emportaient au moment même du butin sur leurs épaules. Toutefois, longtemps après que la ville eut été purgée d’ennemis, tous les bras y furent employés à arrêter l’incendie, tâche dans laquelle ils eurent de la peine à réussir, même par des efforts incessants pendant le jour et toute la nuit suivante[41].

Au matin Syracuse était une autre cité. La trace désolante de la flamme et de la soldatesque hostile l’avait défigurée. Cependant un nouveau courage animait les cœurs de ses citoyens, qui sentaient qu’ils avaient échappé a quelque chose de bien pire, et qui, par-dessus tout, étaient pénétrés d’un esprit politique renouvelé, et d’un sentiment de repentir et de gratitude a l’égard de Dion. Tous ces généraux qui avaient été choisis à la dernière élection à causé de la forte opposition qu’ils lui faisaient s’enfuirent sur-le-champ, à l’exception d’Herakleidês et de Theodotês. Ces deux hommes étaient ses ennemis les plus violents et les plus dangereux ; cependant il paraît qu’ils connaissaient son caractère mieux que leurs collègues, et conséquemment ils n’hésitèrent pas à se mettre à sa merci. Ils se rendirent, avouèrent leur faute et implorèrent son pardon. Sa magnanimité (dirent-ils) recevrait un nouveau lustre s’il s’élevait aujourd’hui au-dessus de son juste ressentiment contre des rivaux égarés qui se tenaient devant lui humiliés et honteux de leur opposition antérieure, et le suppliaient d’en agir avec eux mieux qu’ils ne l’avaient fait à son égard.

Si Dion avait fait voter sur leur requête, elle eût été repoussée par une majorité considérable. Ses soldats, récemment privés de leur paye, étaient encore pleins d’indignation contre les auteurs d’une pareille injustice. Ses amis, lui rappelant les attaques amères et peu scrupuleuses que lui et eux avaient éprouvées de la part d’Herakleidês, l’exhortaient à purger la cité d’un homme qui abusait des formes populaires pour des desseins à peine moins funestes que le despotisme lui-même. En ce moment la vie d’Herakleidês tenait à un fil. Sans prononcer d’opinion arrêtée, Dion n’avait qu’à garder un silence équivoque, et à laisser le sentiment populaire se manifester dans un verdict invoqué par un parti, attendu même par le parti opposé. Alessi tout le monde n’en fut-il que plus étonné quand il prit sur lui la responsabilité de pardonner à Herakleidês, ajoutant, en manière d’explication et de satisfaction[42] pour ses amis désappointés :

D’autres généraux ont fait la plus grande partie de leur éducation en vue des armes et de la guerre. Ma longue éducation dans l’Académie a été consacrée à m’aider à vaincre la colère, l’envie et toutes les jalousies funestes. Pour prouver que j’ai profité de ces leçons, il ne suffit pas que je fasse gnon devoir à l’égard de mes amis et des gens honnêtes. La véritable preuve est si, après avoir été outragé, je me montre doux et clément à l’égard de l’auteur de l’outrage. Mon désir est de me montrer supérieur à Herakleidês plutôt en bonté et en justice qu’en pouvoir et en intelligence. Les succès à la guerre, même si on les obtient seul, sont en partie dus à la fortune. Si Herakleidês a été traître et méchant par envie, ce n’est pas à Dion à déshonorer une vie vertueuse pour obéir à un sentiment de colère. Et la méchanceté humaine, quelque grande qu’elle soit souvent, n’est pas toujours poussée à un tel excès de brutalité obstinée qu’elle ne puisse être amendée par un traitement doux et clément, du à des bienfaiteurs persévérants[43].

Nous pouvons raisonnablement accepter ces paroles comme se rapprochant du discours véritable de Dion, rapporté par son compagnon Timonidês, et passant ainsi dans la biographie de Plutarque. Elles donnent un intérêt particulier, comme exposé de motifs, a l’acte qu’elles accompagnent. La sincérité de l’exposé n’admet pas de doute ; car tous les motifs ordinaires du cas conseillaient une conduite, opposée, et si Dion avait été de la même manière aux pieds de son rival, sa vie assurément n’aurait pas été épargnée. Il se fit gloire — avec un sentiment à peu prés semblable a, celui de Kallikratidas[44], quand il délivra les prisonniers faits à Mêthymna — de réaliser par un acte remarquable la morale élevée qu’il avait puisée dans l’Académie, d’autant plus que le cas offrait toute tentation pour s’en écarter Se persuadant qu’il pourrait, par un illustre exemple ; faire rougir des cruautés mutuelles si fréquentes dans la guerre des partis en Grèce et les adoucir, et regardant l’amnistie à l’égard d’Herakleidês comme une suite convenable au mouvement généreux qui l’avait entraîné à marcher de Leontini a Syracuse, — il se glorifiait probablement de l’une et de l’autre plus que de la victoire elle-même. Nous aurons’ bientôt le regret de découvrir que ses prévisions furent totalement désappointées. Et nous pouvons être sirs qu’au moment le jugement rendu sur sa conduite envers Herakleidês fut très différent de celui qu’elle reçoit aujourd’hui. Aux yeux dé ses amis et de ses soldats, l’imprudence de l’acte dut en faire oublier la générosité. Parmi ses ennemis, il dut exciter de la surprise, — peut-être de l’admiration, — cependant peau d’entre eux durent être ramenés ou changés en amis. Dans le cœur d’Herakleidês lui-même, le fait seul de devoir la vie à Dion dut être une nouvelle et intolérable humiliation que l’Erynnis dans son cœur dut l’exciter à venger. Dion dut être averti par la critique de ses amis aussi bien que par l’instinct de ses soldats, qu’en cédant à un sentiment magnanime, il négligeait les conséquences raisonnables, et que Herakleidês, restant à Syracuse, serait seulement plus dangereux tant pour lui que pour eux, qu’il ne l’avait été auparavant. Sans prendre sa vie, Dion aurait pu exiger de lui qu’il se retirât clé Syracuse, sentence qui, eu égard à la coutume du temps, aurait été regardée comme, de la générosité.

Dion eut ensuite à réparer le mur de blocus construit en face d’Ortygia, et détruit en partie dans la dernière sortie de Nypsios. On donna l’ordre à tous les citoyens syracusains de couper un pieu et de le déposer près de l’endroit ; puis, la nuit suivante, les soldats plantèrent une palissade de manière à rétablir les parties brisées de la ligne. Une protection étant assurée ainsi à la cité contre Nypsios et sa garnison, Dion se mit en devoir d’ensevelir les nombreux morts qui avaient été tués dans la sortie, et de racheter les captifs, au nombre d’au moins deux mille, qui avaient été emmenés dans Ortygia[45]. On n’oublia pas un trophée avec un sacrifice offert aux dieux en remerciement de la victoire[46].

On tint alors une assemblée publique pour élire de nouveaux généraux à la place de ceux qui avaient fui. Là Herakleidês lui-même fit une motion à l’effet que Dion fût choisi général avec de pleins pouvoirs tant sur terre que sur mer. La motion fut reçue avec une grande faveur par les principaux citoyens ; mais les hommes plus pauvres étaient attachés à Herakleidês, en particulier les marins, qui préféraient servir sous ses ordres, et demandèrent à grands cris qu’il fût nommé amiral, avec Dion comme général des troupes de terre. Forcé d’acquiescer à cette nomination, Dion se contenta de demander avec instance et d’obtenir que la résolution qui avait été adoptée précédemment pour un nouveau partage des terres et des maisons fût annulée[47].

La position des affaires à Syracuse était à ce moment grosse de maux et de querelles. Sur terre, Dion jouissait d’une autorité dictatoriale ; sur mer, Herakleidês, son ennemi autant que jamais, était amiral, en vertu d’une nomination séparée et indépendante. L’autorité illimitée de Dion — exercée par un homme d’un esprit volontaire, bien que magnanime, et de manières extrêmement repoussantes, — devait nécessairement devenir odieuse après que les sentiments qu’avait fait naître la récente délivrance se seraient dissipés ; et l’opposition d’Herakleidês trouvait ainsi d’abondantes occasions pour s’exercer, souvent sur de justes motifs. Dans le fait, cet officier était peu disposé à attendre de légitimes prétextes. Comme il conduisait la flotte syracusaine à Messênê afin de continuer la guerre contre Denys à Lokri, non seulement il essaya de faire soulever les marins en armes contre Dion, en l’accusant de desseins despotiques, mais même il entama une négociation secrète avec l’ennemi commun Denys, par l’intermédiaire du Spartiate Pharax, qui commandait les troupes de l’ancien despote. Ses intrigues étant découvertes, une violente, opposition s’éleva contre lui de la part des principaux citoyens syracusains. Il semblerait — autant que nous pouvons le reconnaître d’après les chétifs renseignements donnés par Plutarque — que les opérations militaires échouèrent, et que l’armement fut forcé de retourner à Syracuse. Là on vit bientôt se renouveler la querelle, — les marins étant apparemment du côté d’Herakleidês, les principaux citoyens de celui de Dion, — et elle fut poussée si loin que la cité souffrit non seulement de troubles, mais encore d’une irrégularité dans l’approvisionnement[48]. Parmi les mortifications de Dion, la moindre ne fut pas celle que lui causèrent ses amis et ses soldats, en lui rappelant leurs avertissements et leurs prédictions quand il avait consenti à épargner Herakleidês. Dans l’intervalle, Denys avait envoyé en Sicile ni corps de troupes sous Pharax, qui était campé à Neapolis dans le territoire agrigentin. De quel plan d’opérations ce mouvement fait-il partie, c’est ce que nous ne pouvons établir ; car Plutarque ne nous dit rien, si ce n’est ce qui se rapporte immédiatement à la querelle entre Dion et Herakleidês. Les forces de Syracuse furent conduites pour attaquer Pharax ; la flotte sous Herakleidês, les troupes de terre sous Dion. Ce dernier, bien qu’il jugeât imprudent de combattre, fut forcé de hasarder une bataille par les insinuations d’Herakleidês et les cris des’ marins, qui l’accusaient de traîner avec intention la guerre en longueur dans le dessein de prolonger sa propre dictature. En conséquence Dion attaqua Pharax, mais il fut repoussé. Cependant cet échec n’était pas une défaite sérieuse, de sorte qu’il se préparait à renouveler l’attaque quand on lui apprit qu’Herakleidês, avec la flotte, était parti et retournait le plus vite possible à Syracuse, dans l’intention de s’emparer de la cité et d’en exclure Dion et ses troupes. Un mouvement rapide et décisif pouvait seul déjouer ce plan. Quittant le camp immédiatement avec ses meilleurs cavaliers, Dion retourna à cheval à Syracuse avec toute la célérité possible, parcourant une distance de sept cents stades (environ 132 kilom.) dans un temps très court, et prévenant l’arrivée d’Herakleidês[49].

Ainsi désappointé et découvert, Herakleidês trouva l’occasion de diriger une autre manœuvre contre Dion, par le moyen d’un Spartiate nommé Gæsylos, qui avait été envoyé par les Spartiates, informés des dissensions régnant à Syracuse, afin qu’il s’offrit (comme Gylippos) pour le commandement. Herakleidês profita avec empressement de l’arrivée de cet officier, en pressant les Syracusains d’accepter un Spartiate pour commandant en chef. Mais Dion répondit qu’il y avait une quantité de Syracusains indigènes en état de commander ; en outre, que si un Spartiate était nécessaire, il l’était lui-même, en vertu d’une faveur publique. Gæsylos, s’étant assuré de l’état des affaires, eut la vertu et la prudence non seulement de renoncer à ses prétentions, mais encore de faire tous ses efforts pour réconcilier Dion et Herakleidês. Sentant que, les torts avaient été du côté de ce dernier, Gæsylos le força à s’engager par les serments les plus sacrés à se conduire mieux à l’avenir. Il donna sa propre garantie pour l’observation du pacte ; mais afin que cette observation fût mieux assurée, on licencia la plus grande partie de la flotte syracusaine (le principal instrument d’Herakleidês), et on ne laissa que ce qui suffirait pour tenir Ortygia en état de blocus[50].

La prise de cet îlot et de cette forteresse, surveillés actuellement plus rigoureusement que jamais approchait. Qu’était devenu Pharax, ou pourquoi ne vint-il pas, après la défaite de Dion, pour harceler les Syracusains et secourir Ortygia, c’est ce que nous ignorons. Mais il n’arrivait aucun secours : les provisions devenaient rares ; et la garnison finit par être si mécontente, qu’Apollokratês, fils de Denys, ne put tenir plus longtemps. En conséquence, il conclut une capitulation avec Dion ; il lui remit- Ortygia avec son fort, ses armes, ses magasins et tout ce qu’elle renfermait, — à l’exception de ce qu’il pourrait emporter dans cinq trirèmes. A bord de ces vaisseaux, il mit sa mère, ses sœurs, ses amis immédiats et ses biens les plus précieux, laissant tout le reste derrière lui pour Dion et les Syracusain ; qui accoururent en foule sur le rivage afin de le voir partir. Ce fut pour eux un moment d’une joie vive et de félicitations mutuelles, — qui promettait de commencer une nouvelle ère de liberté[51].

En entrant dans Ortygia, Dion vit, pour la première fois après une séparation d’environ douze ans, sa sœur Aristomachê, son épouse Arêtê et sa famille. Ce fut une entrevue pleine de l’émotion la plus vive et de larmes de joie pour tous. Arêtê, qu’on avait contre son consentement donnée comme épouse à Timokratês, redoutait d’abord Dion. Mais il la reçut et l’embrassa avec une affection non affaiblie[52]. Il l’emmena elle et son fils hors de l’acropolis dionysienne, où ils avaient vécu depuis son absence, pour les conduire dans sa propre maison, ayant lui-même résolu de ne pas résider dans l’acropolis, mais de la laisser comme fort ou édifice public appartenant à Syracuse. Toutefois, ce renouvellement de son bonheur domestique fut peu de temps après empoisonné par la mort de son fils, qui, ayant puisé dans la société de Denys des habitudes d’ivrognerie et de débauche, tomba du toit de la .maison, dans un paroxysme d’ivresse ou de frénésie, et périt[53].

Dion était à ce moment au faite de la puissance aussi bien que de la gloire. Avec des moyens disproportionnés, il avait accompli l’expulsion du plus grand despote de la Grèce, même d’une forteresse imprenable. Il avait lutté contre les dangers et les difficultés avec une résolution remarquable et déployé une magnanimité presque chevaleresque. S’il avait rendu l’âme[54], au moment de son entrée triomphale dans Ortygia, l’Académie aurait été honorée par un disciple de premier ordre et d’un mérite intact. Mais cette coupe de la prospérité, qui empoisonna tant d’autres Grecs éminents, eut alors pour effet fatal d’exagérer toutes les plus mauvaises qualités de Dion et d’étouffer toutes les meilleures.

Plutarque, il est vrai, dit à l’éloge de Dion, et nous pouvons parfaitement le croire, qu’il conserva, sans y apporter aucun changement, la simplicité de sa table, de son costume et de ses habitudes d’existence, — maintenant qu’il était devenu maître de Syracuse et un objet d’admiration pour toute la Grèce. Sous ce rapport, Platon et l’Académie avaient raison d’être fiers de leur élève[55]. Mais les erreurs publiques, que nous avons à raconter actuellement, n’en furent pas moins funestes à ses compatriotes aussi bien qu’à lui-même.

Dès le premier moment que, de retour du Péloponnèse, il était entré dans Syracuse, Dion avait été soupçonné et accusé de viser à l’expulsion de Denys, uniquement en vue de prendre le despotisme pour lui-même. Ses manières hautaines et repoussantes, soulevant partout contre lui des antipathies personnelles, étaient citées comme confirmant l’accusation. Même aux moments où Dion travaillait au bonheur véritable des Syracusains, ce soupçon avait toujours plus ou moins traversé sa route, le privant d’une reconnaissance bien méritée, et en même temps décréditant ses adversaires et le peuple de Syracuse, comme coupables d’une basse jalousie a l’égard d’un bienfaiteur.

Le temps était venu où Dion était obligé d’agir de manière ou a confirmer ou à démentir ces augurés défavorables. Par malheur ses paroles et ses actions les confirmèrent de la façon la plus forte. La manière d’être extérieure, orgueilleuse et repoussante, qu’on avait toujours connue en lui, fut plutôt aggravée qu’adoucie. Il se fit gloire de montrer plus clairement que jamais qu’il méprisait tout ce qui ressemblait à la recherche de la popularité[56].

Si les paroles et les manières de Dion étaient ainsi significatives, ce qu’il fit et ce qu’il laissa sans l’accomplir le furent plus encore. De ce grand bienfait de la liberté, qu’il avait si hautement promis aux Syracusains et qu’il avait ordonné a son héraut de proclamer dès qu’il entra dans leurs murs, il n’accorda absolument rien. Il garda son pouvoir dictatorial entier et ses forces militaires certainement sans réduction, sinon réellement augmentées ; en effet, comme Apollokratês n’emmena pas avec lui, les soldats d’Ortygia, nous pouvons présumer a bon droit qu’il en resta du moins une partie qui embrassa le service de Dion. Il conserva l’acropolis et les fortifications d’Ortygia précisément dans l’état où elles étaient, seulement remplies de troupes qui lui obéissaient au lieu d’obéir à Denys. Sa victoire se fit sentir par d’abondants présents faits à ses amis et à ses soldats[57] ; mais pour le peuple de Syracuse, elle ne produisit rien de plus qu’un changement de maître.

Dans le fait, le plan de Dion n’était pas d’établir un despotisme permanent. Il avait l’intention de se faire roi, mais d’accorder aux Syracusains ce qui dans les temps modernes serait appelé une constitution. Ayant reçu de Platon et de l’Académie, aussi bien que de ses convictions et de ses goûts, de l’aversion pour une démocratie pure, il avait résolu d’introduire une forme lacédæmonienne de gouvernement mixte, combinant un roi, une aristocratie et le peuple, avec certaines conditions et limitations. Tel est le caractère général des recommandations que Platon adressa tant à lui qu’aux Syracusains après sa mort ; toutefois le philosophe semble songer, en même temps qu’au projet politique, à une réforme de mœurs et de coutumes, analogue à celle de Lykurgue. Pour aider à former et à réaliser son plan, Dion avait envoyé à Corinthe demander des conseillers et des auxiliaires ; Corinthe, en effet, convenait à ses vues, non seulement comme métropole de Syracuse, mais encore comme cité complètement oligarchique[58].

Que ces intentions de la part de Dion fussent sincères, il n’y a pas lieu d’en douter. Elles avaient été conçues primitivement sans aucune vue d’acquérir la première place pour lui-même, pendant la vie de Denys l’Ancien, et elles étaient en substance les mêmes que celles qu’il avait engage Denys le Jeune à réaliser, immédiatement après la mort du père. Ce sont les mêmes que celles qu’il avait eu l’intention de favoriser en appelant Platon, — avec quel succès, c’est ce qui a déjà été raconté. Mais Dion commit l’erreur fatale de ne pas remarquer que l’état des choses, tant pour lui-même que pour Syracuse, avait totalement changé pendant l’intervalle qui s’écoula entre 367 et 354 avant J.-C. Si à la première époque, alors que la dynastie dionysienne était à l’apogée de la puissance, et Syracuse complètement abattue, Denys le Jeune eût pu être persuadé de fondre spontanément et sans lutte ni contrainte son despotisme dans un système plus libéral, même dicté par lui, — il est certain qu’une pareille concession libre, bien que modérée ; aurait d’abord provoqué une reconnaissance sans bornes et aurait eu une chance (quoique cela soit plus douteux) de donner une satisfaction de longue durée. Mais la situation était totalement — différente en 354 avant J.-C., quand Dion, après l’expulsion d’Apollokratês, était devenu maître dans Ortygia ; son erreur fut de vouloir continuer à appliquer les anciens plans quand non seulement ils avaient cessé d’être convenables ; mais encore quand ils étaient devenus funestes. Dion n’était pas dans la position d’un despote établi, qui consent à renoncer, pour le bien public, a des pouvoirs que chacun sait qu’il peut garder s’il le veut ; et d’ailleurs les Syracusains n’étaient plus passifs, abattus et dénués d’espoir. Ils avaient reçu une promesse solennelle de liberté, de Divin lui-même, qui les avait par là poussés à agir avec ardeur, ils avaient armé Dion de pouvoirs délégués, dans la pensée spéciale qu’il renverserait Denys. Que dans ces circonstances Dion, — au lieu de résigner le pouvoir qui lui avait été confié, se fit roi, — même roi limité, — et déterminât la mesure de liberté qu’il consentirait d’octroyer aux Syracusains qui l’avaient nommé, — c’était là un procédé, que ces derniers ne pouvaient s’empêcher de ressentir comme une usurpation flagrante, et que lui ne pouvait espérer soutenir que par la force.

Toutefois, la conduite réelle de Dion fut pire même que cela. Il ne donna aucune preuve visible qu’il réaliserait même cette fraction de liberté populaire qui était entrée dans son plan primitif. Quelles promesses exactes fit-il, c’est ce que nous ignorons. Mais il conserva son pouvoir, ses forces militaires et les fortifications despotiques, sans en rien retrancher provisoirement. Et qui pourrait dire combien de temps il avait l’intention de les conserver ? Qu’il eût réellement dans l’esprit les desseins dont Platon[59] lui fait honneur, c’est ce que je crois vrai. Mais il ne prit aucune mesure pratique pour les réaliser. Il avait résolu de les accomplir, non en persuadant les Syracusains, mais en employant son propre pouvoir. Telle fut l’excuse qu’il se donna probablement à lui-même, et qui le poussa sur cette pente inclinée au bas de laquelle il n’y eut plus ensuite de chance de salut.

Il n’était pas vraisemblable que la conduite de Dion passerait sans protestation. Cette protestation fut faite avec le plus de bruit par Herakleidês, qui, tant que Dion avait agi au service réel de Syracuse, s’était opposé à lui d’une manière coupable et perfide, et qui à ce moment se trouvait encore en opposition avec Dion, quand l’opposition était devenue le côté da patriotisme aussi bien que du danger. Invité par Dion à assister au conseil, il refusa en disant qu’il n’était actuellement rien de plus qu’un simple citoyen, et qu’il assisterait à l’assemblée publique avec les autres ; avis indirect qui impliquait, d’une manière aussi claire que raisonnable, que Dion aussi devait déposer son pouvoir, maintenant que l’ennemi était renversé[60]. La reddition d’Ortygia avait produit une grande émotion parmi les Syracusains. Ils étaient impatients de démolir la dangereuse forteresse élevée dans cet îlot par Denys l’Ancien ; en outre, ils avaient à la fois espéré et compté voir détruire ce magnifique monument funèbre que son fils avait bâti en son honneur, et l’urne avec ses cendres jetée dehors. Or de ces mesures, la première était d’une nécessité pressante et incontestable, et Dion aurait du l’accomplir sans un moment de délai ; la seconde était une satisfaction à donner à une antipathie populaire naturelle à ce moment, et qui aurait servi à prouver que l’ancien despotisme était condamné. Cependant Dion n’exécuta ni l’une ni l’autre. Ce fut Herakleidês qui le critiqua, proposa la démolition de la Bastille dionysienne, et eut ainsi la gloire d’attacher son nom à la mesure accomplie avec ardeur par Timoleôn onze ans plus tard, quand il se trouva maître de Syracuse. Non seulement Dion ne donna pas l’idée de renverser cette dangereuse forteresse, mais quand I3êrakreidês en fit la proposition, il s’y opposa et empêcha qu’elle ne fût adoptée[61]. Nous verrons le même antre servir pour des despotes successifs, — antre que Dion conserva pour eux aussi bien que pour lui-même, et que le libérateur réel, Timoleôn, fit seul disparaître.

Herakleidês obtint une popularité extraordinaire parmi les Syracusains par sa conduite -courageuse et patriotique mais Dion vit clairement qu’il ne pourrait pas, d’une manière compatible avec ses propres desseins, permettre plus longtemps cette opposition si ouverte. Beaucoup de ses adhérents, considérant Herakleidês comme un homme qui n’aurait pas dû être épargné dans l’occasion. précédente, étaient disposés à le mettre à mort a tout moment ;ils n’étaient retenus que par une défense spéciale de Dion, qu’il crut alors à propos de lever. En conséquence, au su de Dion, ils pénétrèrent dans la maison d’Herakleidês et le tuèrent[62].

Ce noir méfait anéantit tout ce qui restait d’espoir, d’obtenir la liberté syracusaine des mains de Dion ; et le marqua comme le véritable successeur du despotisme dionysien. Ce fut en vain qu’il assista aux obsèques d’Herakleidês avec toutes ses forces militaires, s’excusant auprès dei peuple de son crime bien notoire, en alléguant que Syracuse ne pourrait jamais vivre en paix tant que deux rivaux pareils seraient tous deux dans la vie politique active. Dans les circonstances du cas, la remarque était une injurieuse dérision, bien qu’elle eût pu être avancée avec convenance comme raison pour renvoyer Herakleidês au moment où on l’avait épargné auparavant. Dion avait actuellement conféré à son rival le triste honneur de mourir comme martyr de la liberté syracusaine ; et sous ce jour, il fut amèrement regretté par le peuple. Personne, après ce meurtre, ne put se croire en sûreté. Après avoir une fois employé les soldats comme exécuteurs de ses antipathies politiques, Dion en vint à se prêter de plus en plus à leurs exigences. Il leur donna une solde et leur fit des largesses d’un montant considérable, d’abord aux dépens de ses adversaires de la cité, ensuite aux dépens de ses amis, jusqu’à ce qu’enfin le mécontentement devint universel. Dans le corps général des citoyens, Dion finit par être odieux comme un tyran, et d’autant plus odieux qu’il s’était présenté comme un libérateur, tandis que les soldats étaient en grande partie mal disposés à son égard[63].

Les espions et la police de la dynastie dionysienne n’ayant pas encore été rétablis, il y avait une ample liberté au, moins de langage et de critique ; de sorte que Dion ne tarda pas à avoir des indications complètes sur le sentiment qu’on nourrissait à son égard. Il devint inquiet et irrité de ce changement dans le sentiment public, furieux contre le peuple ; et cependant honteux en même temps de lui-même[64]. Le meurtre d’Herakleidês pesa lourdement sur son âme. Le même homme qu’il avait épargné auparavant quand il était dans son tort, il l’avait tué maintenant qu’il était dans son droit. Les maximes de l’Académie, qui lui avaient donné une si grande satisfaction personnelle dans le premier acte, ne purent guère manquer d’occasionner un mal proportionné de remords dans le second. Dion n’était pas un véritable ambitieux ; il n’était pas prêt pour cet appareil infini de précaution méfiante, indispensable à un despote grec. Quand on lui dit que sa vie était en danger, il répondit qu’il aimerait mieux périr tout de suite sous les coups du premier assassin venu, plutôt que de vivre dans une défiance perpétuelle à l’égard d’amis aussi bien que d’ennemis[65].

Un homme de cette nature, trop bon pour être despote, et cependant impropre au rôle de chef, populaire ; ne pouvait rester longtemps dans la position précaire que Dion occupait. Son ami intime, l’Athénien Kallippos, voyant que celui qui pourrait le faire périr deviendrait populaire auprès des Syracusains ainsi qu’auprès d’une grande partie des soldats, forma une conspiration en conséquence. Il avait une haute place dans la confiance de Dion ; il avait été son compagnon pendant son exil à Athènes, il l’avait accompagné jusqu’en Sicile et était entré dans Syracuse à ses côtés. Mais Platon, soucieux de l’honneur de l’Académie, a soin de nous apprendre que cette amitié funeste naquit non pas d’une participation à sa philosophie, mais- de relations communes d’hospitalité, et en particulier d’une initiation commune aux mystères d’Eleusis[66]. Plein de bravoure et d’ardeur dans le combat, Kallippos jouissait auprès des soldats d’un grand crédit. Il était convenablement placé pour les pratiquer, et par un stratagème artificieux, il s’assura même la connivence de Dion à son insu. Ayant appris que des complots se tramaient contre sa vie, Dion en parla à Kallippos, qui s’offrit pour se charger du rôle d’espion et pour découvrir aussi bien que pour trahir les conspirateurs en feignant de s’associer à leurs projets. Grâce à cette confiance, Kallippos eut toute liberté pour mener ses intrigues sans obstacle, vu que Dion méprisait les nombreux avertissements qui lui parvenaient[67]. Entre autres bruits que faisait naître la nouvelle position de Dion et que Kallippos faisait soigneusement circuler, — il était dit qu’il était sur le point de rappeler Apollokratês, fils de Denys, pour en faire son associé au despotisme et son successeur — en remplacement de son jeune fils qui avait péri récemment. Par ces rumeurs et d’autres semblables, Dion finit par être de plus en plus décrédité, tandis que Kallippos organisait secrètement un cercle plus étendu d’adhérents. Toutefois son complot n’échappa point à la pénétration d’Aristomachê et d’Arêtê, qui, après avoir adressé à Dion des avertissements inutiles, prirent enfin sur elles de questionner Kallippos lui-même. Ce dernier non seulement nia l’accusation, mais même il confirma sa dénégation, à leur prière, par un des serments les plus solennels et les plus terribles que reconnût la religion grecque, en allant dans le bois sacré de Dêmêtêr et de Persephonê, en touchant la robe de pourpre des déesses, et en prenant à la main une torche allumée[68].

Une enquête étant ainsi éludée, arriva bientôt le jour des Koreia, — fête de ces deux mêmes déesses, au nom et en présence desquelles Kallippos s’était parjuré. C’était le jour qu’il avait fixé pour l’exécution. Les points forts de défense dans Syracuse furent confiés à l’avance à ses principaux adhérents, tandis que son frère Philostratês[69] tenait une trirème garnie d’hommes dans le port prête pour la fuite dans le cas où le plan échouerait. Tandis que Dion, qui ne prenait point part à la fête, restait au logis, Kallippos fit entourer sa maison par des soldats de confiance, et ensuite il y envoya une compagnie choisie de Zakynthiens, sans armes, comme s’ils avaient à parler à Dion pour une affaire. Ces hommes, jeunes et d’une force musculaire remarquable, étant admis dans la maison, écartèrent ou intimidèrent les esclaves, dont aucun ne manifesta ni zèle ni attachement. Ensuite ils pénétrèrent jusqu’à l’appartement de Dion et essayèrent de le renverser et de l’étrangler. Toutefois, il résista avec tant d’énergie, qu’ils reconnurent qu’il était impossible de le tuer sans armes, et ils ne savaient comment s’en procurer, n’osant pas ouvrir les portes dans la crainte que du secours ne fût introduit contre eux. A la fin, l’un d’eux descendit à une porte dérobée et obtint d’un Syracusain du dehors, nommé Lykôn, une courte épée, de l’espèce laconienne et d’une fabrication particulière. C’est avec cette arme qu’ils donnèrent la mort à Dion[70]. Ensuite ils saisirent Aristomachê et Arêtê ; la sœur et l’épouse de leur victime. Ces femmes infortunées furent jetées en prison, où on les détint longtemps, et où la dernière accoucha d’un fils posthume.

Ainsi périt Dion, après avoir vécu seulement une année environ depuis qu’il avait chassé de Syracuse la dynastie dionysienne, — mais année trop longue poux sa renommée. Nonobstant les événements de ces derniers mois ; il n’y a pas lieu de douter que ce ne fût un homme essentiellement différent de la classe des despotes grecs, homme non d’aspirations purement personnelles, ni ne désirant seulement qu’une foule de sujets soumis et une armée victorieuse, —mais concevant de vastes plans d’intérêt public qui se rattachaient à ses vues ambitieuses comme étant du même ordre. Il désirait perpétuer son nom comme fondateur d’une politique reproduisant quelque chose des traits généraux de Sparte, politique qui, tout en ne choquant pas les instincts helléniques, irait plus loin que les institutions politiques ne tendent généralement a le faire, de manière à refondre les sentiments et les habitudes des citoyens d’après des principes conformes a ceux de philosophes tels que Platon. Élevé comme Dion l’avait été dés son enfance à la cour de Denys l’Ancien, non habitué à cette légalité établie ; à ce libre langage et à cette habitude de droit de cité actif, d’où découlait une portion considérable de la venta hellénique, — il est étonnant qu’il ait acquis un sentiment si profond du bien général et une générosité d’âme si réelle, — et non qu’il ait manqué d’acquérir ces qualités à un plus haut degré. L’influence de Platon pendant sa jeunesse laissa son empreinte sur son caractère mûri ; mais cette influence (comme Platon lui-même nous le dit) trouva dans l’élève une prédisposition rare. Cependant Dion n’avait aucune expérience du jeu d’un gouvernement libre et populaire. L’atmosphère dans laquelle s’était passée sa jeunesse était celle d’un despotisme énergique, tandis que l’aspiration qu’il puisa dans le commerce de Platon était de restreindre et de régulariser ce despotisme, et d’administrer au peuple une certaine dose de liberté politique, tout en se réservant la tâche de fixer la mesure qui lui était bonne et le pouvoir de l’empêcher d’en acquérir davantage.

Nous avons déjà raconté comment ce projet, — produit naturel de l’esprit de Dion, auquel étaient appropriés ses goûts et ses capacités, — fut violemment mis de côté par les sentiments hostiles de Denys le Jeune. La position de Dion fut alors complètement changée. Il devint un banni, un homme maltraité, animé d’une antipathie méprisante contre Denys, et impatient de soustraire Syracuse à son despotisme. Il y avait là de nouveaux motifs qui en apparence rentraient dans l’ancien projet. Mais les conditions du problème étaient devenues totalement différentes. Dion ne pouvait renverser Denys sans s’associer le peuple syracusain (pour employer la phrase d’Hérodote relative à l’Athénien Kleisthenês)[71] — sans lui promettre une liberté complète, comme encouragement à sa coopération sincère, — sans lui donner des armes et sans réveiller en lui les mouvements entraînants du droit de cité grec, tous d’autant plus violents qu’ils avaient été longtemps comprimés[72]. C’est avec ces nouveaux alliés qu’il ne sut comment se conduire. Il n’avait aucune expérience d’un esprit populaire libre et jaloux : il n’avait aucune pratique de l’art de persuader ; ses manières étaient hautaines et déplaisantes. De plus, sa parenté avec la famille dionysienne l’exposait à l’antipathie de deux côtés différents. C’est ainsi que le duc d’Orléans (Égalité), à la fin de 1792, dans la première Révolution française, était haï tant par les royalistes, parce que, bien qu’allié à la dynastie régnante, il avait activement pris parti contre elle, que par les démocrates sincères, qui le soupçonnaient d’avoir le dessein de se mettre à la place du roi. Pour Dion, une pareille coalition d’antipathies était un sérieux obstacle, et elle présentait une forte base sur laquelle ses rivaux pouvaient s’appuyer, en particulier le moins scrupuleux de tous, Herakleidês. Le mauvais traitement qu’il eut à subir tant de la part des Syracusains que de celle d’Herakleidês, pendant le temps que les officiers de Denys restaient encore maîtres d’Ortygia, a déjà été raconté. Toutefois Dion agit, sinon toujours avec prudence, du moins avec une énergie si généreuse contre l’ennemi commun, qu’il renversa son rival et conserva son ascendant entier, jusqu’à la reddition d’Ortygia.

Cette reddition porta son pouvoir au plus haut point. Ce fut le moment critique et décisif de sa vie. Il eût alors une magnifique occasion de mériter la renommée et la reconnaissance. Il aurait pu attacher son nom à un acte aussi sublime et aussi frappant qu’aucun autre de l’histoire grecque, acte que, dans un instant de malheur, il laissa à Timoleôn à accomplir plus tard, — la démolition de la forteresse dionysienne, et l’érection de cours de justice sur son emplacement. Il aurait pu se mettre en avant pour- organiser, après la discussion et avec le consentement du peuple, un gouvernement libre et bon qui, bien qu’il eût pu être plus ou moins exempt de défauts, l’aurait au moins satisfait et aurait épargné à Syracuse ces dix années de souffrances qu’elle eut à subir jusqu’à ce que Timoleôn en vint à faire de la possibilité un fait. Dion aurait pu accomplir tout ce que fit Timoleôn, — et il aurait pu l’achever plus facilement, vu qu’il avait moins d’embarras et du côté des autres villes et du côté des Carthaginois. Par malheur il se crut assez fort pour reprendre son premier projet. Malgré l’ardeur, allumée en partie par lui-même, qui régnait parmi les Syracusains, — malgré la répugnance, qui s’était déjà manifestée sur le simple soupçon de ses desseins despotiques, — il se crut capable de traiter les Syracusains comme un troupeau docile et passif ; de leur départir juste autant de liberté qu’il le jugeait à propos et d’exiger d’eux qu’ils s’en contentassent ; bien plus, ce qui est pis encore, de différer de leur donner aucune liberté, sur le motif ou le prétexte d’une consultation approfondie avec des conseillers de son choix.

Par cette déplorable erreur, funeste et à Syracuse et à lui-même, Dion fit de son gouvernement un gouvernement de pure force. Il se mit dans une voie où il fut fatalement condamné à aller de mal en pis, sans pouvoir revenir sur ses’ pas. Il avait déjà fait d’Herakleidês un martyr, et il aurait été forcé d’en faire encore d’autres, si sa vie se fût prolongée. Il est heureux pour sa réputation que sa carrière ait été arrêtée si tôt, avant qu’il se fût gâté assez pour perdre cette sympathie et cette estime avec lesquelles le philosophe Platon déplore encore sa mort, et calme son désappointement, en jetant le blâme de la chute de Dion sur tout le monde, excepté sur Dion lui-même.

 

 

 



[1] Plutarque, Dion, c. 27.

[2] Plutarque, De Curios., p. 523 A.

[3] Plutarque, Dion, c. 28, Diodore, XVI, 10.

[4] Cicéron, in Verrem, IV, 53. La seconde ville, l'Achradina, renferme un forum spacieux, de très beaux portiques, un superbe prytanée, un vaste palais pour le sénat, un temple majestueux de Jupiter olympien ; une rue large, coupée d'une infinité d'autres rues, la traverse dans toute sa longueur.

[5] Plutarque, Dion, c. 29 ; Diodore, XVI, 11. Cf. les manifestations des habitants de Skiônê à l’égard de Brasidas (Thucydide, IV, 121).

[6] Plutarque, Dion, c. 29 ; Diodore, XVI, 10, 11. La description que fait Plutarque de la position de ce cadran solaire est distincte, et la harangue que Dion prononça, pendant qu’il était monté sur l’édifice, est un fait frappant.

Le cadran solaire était ainsi sous l’acropolis, c’est-à-dire dans le terrain bas, immédiatement contigu à Ortygia, près de l’endroit où Denys l’Ancien est dit avoir placé ses vastes portiques et son marché (Diodore, XIV, 7), et où Denys le Jeune érigea le monument funèbre en l’honneur de son père (XV, 74). Afin d’arriver au cadran solaire, Dion a dû descendre de la hauteur d’Achradina. Or, Plutarque mentionne que Dion monta par Achradina. Il est évident qu’il a dû redescendre d’Achradina, bien que Plutarque ne le mentionne pas spécialement. Et s’il amena ses hommes tout près des murs de la garnison de l’ennemi, ce ne peut guère avoir été pour une autre raison que pour celle que j’ai assignée dans le texte.

Plutarque indique les localités séparées avec une clarté passable, mais il ne donne pas une description claire de ente la marche. Ainsi, il dit que Dion, désirant haranguer le peuple lui-même, monta par Achradina, tandis que l’endroit d’où Dion harangua le peuple était sous l’acropolis d’Ortygia.

Diodore est encore moins clair au sujet des localités, et il ne dit rien du cadran solaire ni de l’endroit exact d’où parla Dion, bien qu’il mentionne la marche de celui-ci à travers Achradina.

Il semble probable que ce que Plutarque appelle τά πεντάπυλα est la même chose que ce que Diodore (XV, 74) indique dans les mots ταΐς βασιλικαΐς καλουμέναις πύλαις.

[7] Cornélius Nepos, Dion, c. 5.

[8] Plutarque, Dion, c. 29.

[9] Plutarque, Dion, c. 29 ; Diodore, XV, 12. Les mots de Plutarque et les spécifications supplémentaires de Diodore sont des mots importants en ce qu’ils indiquent la ligne et les deux extrémités du mur transversal de blocus construit par Dion.

[10] Plutarque, Dion, c. 29.

[11] Ce retour de Denys, sept jouis après l’arrivée de Dion, est spécifié et par Plutarque et par Diodore (Plutarque, Dion, c. 26-29 ; Diodore, XVI, 11).

[12] Diodore, XVI, 16.

[13] Plutarque Dion, c. 30. Il est rare que nous trouvions ce procédé employé avec des soldats dans l’antiquité. Diodore, XVI, 11, 12.

[14] Diodore, XVI, 12. Le texte ici n’est pas tout à fait clair (voir une note de Wesseling), mais nous recueillons du passage un renseignement au sujet de la topographie de Syracuse.

[15] Plutarque, Dion, c. 30 ; Diodore, XVI, 12, 13.

[16] Diodore, XVI, 13.

[17] Diodore, XVI, 16. Plutarque dit qu’Herakleidês n’amena que onze trirèmes. Mais le chiffre des forces qu’avance Diodore (et reproduit dans mon texte) paraît plus probable. Il est difficile d’expliquer autrement le nombre de vaisseaux dont on voit bientôt les Syracusains en possession. De plus cela explique plus facilement la grande importance que gagne Herakleidês, en tant qu’opposé à Dion.

[18] Plutarque, Dion, c. 35. Au sujet des marins athéniens dans Ortygia, voir un remarquable passage de Platon, Epist. VII, p. 350 A. Quand Platon était à Syracuse, en danger du côté des mercenaires, les marins athéniens qui y étaient employés l’avertirent en qualité de compatriote.

[19] Diodore, XVI, 16.

[20] Diodore, XVI, 16.

[21] Voir un fragment du quarantième Livre des Philippica de Théopompe (Theop. fragm. 312, éd. Didot), qui semble se rapporter à ce moment.

[22] Diodore, XVI, 16 ; Plutarque, Dion, c. 35.

[23] Platon, Epist. IV, p. 321 B.

[24] Plutarque, Dion, c. 32.

[25] Plutarque, Dion, c. 33. Il semblerait que cet Herakleidês est la personne à laquelle il est fait allusion dans le quarantième Livre des Philippica de Théopompe (Theop. Fr. 212, éd Didot).

Probablement aussi Athênis est la même personne nommée Athanis, ou Athanas par Diodore et par Plutarque (Diodore, XV, 94 ; Plutarque, Timoleôn, c. 23-37). Il écrivit une histoire des affaires syracusaines pendant la période de Dion et de Timoleôn, commençant en 362 avant J.-C : et faisant suite à l’histoire de Philiste. Voir Historicorum Græc. Fragm., éd. Didot, vol. II, p. 81.

[26] Plutarque, Dion, c. 31.

[27] Plutarque, Dion, c. 32.

[28] Plutarque, Dion, c. 34.

[29] Plutarque, Dion, c. 37 ; Diodore, XVI, 17.

[30] Plutarque, Dion, c. 37 ; Diodore, XVI, 17.

[31] Plutarque, Dion, c. 38.

[32] Plutarque, Dion, c. 38.

[33] Plutarque, Dion, c. 39 ; Diodore, XVI, 17.

[34] Plutarque, Dion, c. 40.

[35] Plutarque, Dion, c. 41 ; Diodore, XVI, 18, 19.

[36] Plutarque, Dion, c. 45.

[37] Diodore, XVI, 20. Plutarque, Dion, c. 45.

[38] Plutarque, Dion, c. 45.

[39] Plutarque, Dion, c. 46.

Pour une personne qui, après avoir pénétré dans l’intérieur du mur d’Epipolæ, se tenait sur la pente et regardait en bas vers l’est, on pouvait dire que le mur extérieur de Tycha, d’Achradina et de Neapolis formait un seul τείχισμα ; non pas, il est vrai, dans une seule et même ligne ou direction, cependant continu depuis le bord septentrional jusqu’au bord méridional d’Epipolæ.

[40] Plutarque, Dion, c. 46.

[41] Plutarque, Dion, c. 45, 46 ; Diodore, XVI, 20.

[42] Plutarque, Dion, c. 47.

[43] Plutarque, Dion, c. 47.

[44] Voir tome XI, ch. 4 de cette Histoire.

[45] Plutarque, Dion, c. 48.

[46] Diodore, XVI, 20.

[47] Plutarque, Dion, c. 48.

[48] Plutarque, Dion, c. 48.

[49] Plutarque, Dion, c. 49.

[50] Plutarque, Dion, c. 50.

[51] Plutarque, Dion, c. 50.

[52] Plutarque, Dion, c. 51.

[53] Cornélius Nepos, Dion, c. 5.

[54] Juvénal, Satire X, 381.

[55] Plutarque, Dion, c. 52.

[56] Plutarque, Dion, c. 52.

[57] Plutarque, Dion, c. 52.

[58] Plutarque, Dion, c. 53 ; Platon, Epist. VII, p. 334, 336 ; VIII, p. 356.

[59] Platon, Epist. VII, p. 335 F, p. 351 A ; Epist. VIII, p. 357 A.

[60] Plutarque, Dion, c. 53.

[61] Plutarque, Dion, c. 53. Cf. Plutarque, Timoleôn, c.22.

[62] Plutarque, Dion, c. 53, Cornélius Nepos, Dion, c. 6.

[63] Cornélius Nepos, Dion, c. 7.

[64] Cornélius Nepos, Dion, c. 7.

[65] Plutarque, Dion, c. 36. Cf. Plutarque, Apophthebm., p.176 F.

[66] Platon, Epist. VII, p. 333 F ; cf. Plutarque, Dion, c. 17, 28, 54.

Athénée, au contraire, dit que Kallippos était un disciple de Platon et un camarade d’école de Dion (Athénée, XI, p. 508). L’assertion de Platon ne va guère jusqu’à, détruire la supposition que Kallippos ait pu fréquenter son école et y recevoir une instruction pendant un temps plus ou moins long. Mais elle réfute l’idée que l’amitié de Dion et de Kallippos ait eu pour source ces goûts philosophiques communs à tous les deux, ce qu’Athénée semble avoir eu l’intention d’avancer.

[67] Plutarque, Dion, c. 54, Cornélius Nepos, Dion, c. 8.

[68] Plutarque, Dion, c. 56.

[69] Platon fait allusion aux deux frères dont Dion fit ses amis à Athènes, et qui finirent par le tuer, mais sans mentionner le nom d’aucun d’eux (Platon, Epist. VII, p. 333 F).

Le troisième Athénien — dont il oppose avec force la fidélité à la fausseté de ces deux hommes — semble être lui-même, — Platon. Cf. pp. 333 et 334.

[70] Plutarque, Dion, c. 57 ; Cornélius Nepos, Dion, c. 9 ; Diodore, XVI, 31.

[71] Hérodote, V, 66.

[72] Cicéron, De Officiis, II, 7.