HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATORZIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DEPUIS LA RECONSTRUCTION DES LONGS MURS D’ATHÈNES JUSQU’À LA PAIX D’ANTALKIDAS (suite).

 

 

Les Argiens avaient tellement compté sur le succès de leur avertissement transmis par les hérauts qu’ils avaient t’ait peu de préparatifs de défense. Leur terreur et leur confusion furent très grandes : leurs biens étaient encore an dehors ; ils n’avaient pas encore été éloignés et mis dans -les endroits sûrs, de sorte qu’Agésipolis trouva beaucoup à détruire et à prendre. Il poussa ses ravages jusqu’aux portes mêmes de la cité, se piquant d’avancer un peu plus loin qu’Agésilas ne l’avait fait dans son invasion, deux années auparavant. Il fut enfin forcé de se retirer par la terreur que causa dans son camp un coup de foudre, qui tua plusieurs personne-. Et un projet qu’il avait formé d’ériger un fort permanent sur la frontière argienne fut abandonné par suite de sacrifices défavorables[1].

Outre ces affaires à l’isthme de Corinthe ou auprès, la guerre entre Sparte et ses ennemis se poursuivit pendant les mêmes années tant dans les îles que sur la côte de l’Asie Mineure, bien que nos informations soient si imparfaites que nous pouvons difficilement suivre le fil des événements. La défaite près de Knidos (394 av. J.-C.), — les forces maritimes triomphantes de Pharnabazos et de Konôn à l’isthme de Corinthe, l’année suivante (393 av. J.-C.), — le rétablissement des Longs Murs et du port fortifié d’Athènes, — et l’activité de Konôn avec la flotte parmi les îles[2], — alarmèrent tellement les Spartiates de l’idée d’un second empire maritime athénien qu’ils firent tous leurs efforts pour détacher les forces persanes du côté de leurs ennemis.

Le Spartiate Antalkidas, homme adroit, séduisant et artificieux[3], assez semblable à Lysandros, fut envoyé comme ambassadeur à Tiribazos (392 av. J.-C.), que nous trouvons maintenant en qualité de satrape d’Iônia à la place de Tithraustês, après avoir été satrape d’Arménie pendant la retraite des Dix Mille. Comme Tiribazos était arrivé nouvellement en Asie Mineure, il n’avait pas acquis cette inimitié personnelle contre les Spartiates que les hostilités actives de Derkyllidas et d’Agésilas avaient inspirée à Pharnabazos et à d’autres Perses. De plus la jalousie entre satrapes voisins était un sentiment ordinaire, qu’Antalkidas espérait actuellement tourner à l’avantage de Sparte. Pour contrecarrer ses projets, des ambassadeurs furent également envoyés à Tiribazos par les ennemis confédérés de Sparte, — Athènes, Thèbes, Corinthe et Argos ; et Konôn, comme député d’Athènes, fut imprudemment envoyé dans le nombre. De la part de Sparte, Antalkidas offrit d’abord d’abandonner au roi de Perse tous les Grecs qui se trouvaient sur le continent de l’Asie ; ensuite, quant à tous les autres Grecs, insulaires aussi bien que continentaux, il ne demandait rien de plus qu’une autonomie absolue polir chaque cité séparée, grande et petite[4]. Le roi de Perse (disait-il) ne pourrait ni désirer quelque chose de plus pour lui-même, ni avoir aucun motif de continuer la guerre contre Sparte, quand une fois il serait mis en possession de toutes les villes sur la côte asiatique et qu’il verrait Sparte et Athènes mises dans l’impuissance de l’inquiéter, grâce à l’autonomie et à la désunion du monde hellénique. Mais ni Athènes, ni Thèbes, ni Argos ne voulurent accéder ni à l’une ni à l’autre de ces deux propositions. Quant à la première, elles repoussaient le déshonneur d’abandonner ainsi formellement les Grecs asiatiques[5] ; quant à la seconde proposition, qui garantissait l’autonomie pour chaque cité distincte de la Grèce, elles ne voulurent l’admettre que sous des réserves spéciales, qu’il ne convenait pas au projet d’Antalkidas d’accorder. En réalité, la proposition tendait à briser (et elle était conçue dans cette vue) et la confédération bœôtienne sous la présidence de Thèbes, et l’union entre Argos et Corinthe, tandis qu’elle privait aussi Athènes de la chance de recouvrer Lemnos, Imbros et Skyros[6], — îles qui avaient été possédées et colonisées de nouveau par elle depuis le premier commencement de la confédération de Dêlos ; dans le fait, les deux premières le furent même dès le temps de Miltiadês, le vainqueur de Marathôn.

Ici commence une nouvelle ère dans la politique de Sparte. Qu’elle renonçât à toute prétention à l’empire maritime, cela n’est nullement difficile à comprendre, — en songeant qu’il avait été déjà irrévocablement détruit par la défaite de Knidos. Et nous ne pouvons pas nous étonner : qu’elle abandonnât à la puissance persane les Grecs du continent asiatique, puisque ce n’était riels de plus que ce qu’elle avait consenti à faire dans ses conventions avec Tissaphernês et avec Cyrus pendant les dernières années de la guerre du Péloponnèse[7], — et consenti, ajoutons-le, non par suite de cette nécessité rigoureuse qui au même moment pressait Athènes, mais simplement en vue du maximum de victoire sur un ennemi déjà affaibli. Les événements qui suivirent la fin de cette guerre (racontés dans un autre volume) l’ont dans le fait amenée à changer de détermination et à4pouser de nouveau leur cause. Mais la nouveauté réelle que sa politique montra alors pour la première fois, c’est le plein développement de ce qui avait existé auparavant à l’état de tendance manifeste, — l’hostilité contre toutes les confédérations partielles sur terre en Grèce, déguisée sous la demande plausible d’une autonomie universelle pour toutes les villes, grandes et petites. Comment cette autonomie fut-elle organisée et mise en pratique, c’est ce que nous verrons ci-après ; à présent, nous n’en avons qu’à signaler la première proclamation par Antalkidas au nom de Sparte.

Dans cette occasion, il est vrai, sa mission n’aboutit à rien par suite de l’opposition péremptoire d’Athènes et des autres. Mais il fut assez heureux pour mériter l’approbation et gagner la confiance de Tiribazos, qui vit si clairement combien les deux propositions tendaient à favoriser les intérêts et la puissance de la Perse qu’il résolut de se rendre à la cour en personne et de déterminer Artaxerxés à agir de concert avec Sparte. Bien qu’il n’osât pas appuyer Antalkidas ouvertement, Tiribazos lui donna de l’argent en secret pour renforcer la flotte spartiate. En même temps, il rendit à Sparte le service bien plus signalé d’arrêter et de détenir Konôn, en prétendant que ce dernier agissait contrairement aux intérêts du roi[8]. Cette arrestation fut un acte odieux de perfidie, vu que non seulement Konôn commandait le respect par son caractère d’ambassadeur, — mais qu’il avait agi avec toute la confiance et presque sous les ordres de Pharnabazos. Mais l’éloignement d’un officier de tant de talent, — le seul homme qui possédât la confiance de Pharnabazos, — fut le plus fatal de tous les obstacles à la renaissance navale d’Athènes. Il fut heureux que Konôn eût eu le temps de reconstruire les Longs Murs, avant que ses moyens d’action fussent ainsi brusquement interceptés. Relativement à son sort subséquent, il existe des récits contradictoires. Suivant l’un d’eux, il fut mis à mort par les Perses en prison ; suivant un autre, il trouva moyen de s’échapper et se réfugia de nouveau chez Evagoras, dans l’île de Kypros, où plus tard il mourut de maladie[9]. Ce dernier récit parait être indubitablement le seul vrai. Mais il est certain qu’il n’eut jamais dans la suite le moyen d’accomplir aucun service public et que sa carrière fut interrompue brusquement par cette détention perfide, juste au moment où elle promettait le plus pour son pays.

Tiribazos, en allant à la cour de Perse, semble y avoir été retenu clans le dessein de concerter des mesures contre Evagoras, prince de Salamis, dans file de Kypros, dont la révolte contre la Perse était sur le point d’éclater. Mais la cour de Perse ne put encore être déterminée à montrer aucune faveur aux propositions de Sparte ou d’Antalkidas. Au contraire, Struthas, qu’on envoya en Iônia pour remplacer momentanément Tiribazos, plein du désir de venger les ravages d’Agésilas, agit avec une hostilité vigoureuse contre les Lacédæmoniens et manifesta des dispositions amicales à l’égard d’Athènes.

Thimbrôn — dont nous avons entendu parler auparavant comme prenant pour la première fois le commandement de l’armée de Cyrus en Asie Mineure, après sols retour de Thrace — reçut l’ordre d’agir de nouveau à la tête des forces lacédæmoniennes en Asie, contre Struthas (391 av. J.-C.). Le nouveau commandant, avec une armée estimée par Diodore à huit mille hommes[10], s’avança d’Ephesos dans l’intérieur, et commença ses dévastations sur le territoire dépendant de la Perse. Mais son commandement antérieur, bien qu’il fût personnellement aimable[11], avait été irrégulier et désordonné, et on remarqua bientôt que les mêmes défauts étaient actuellement encore plus saillants, aggravés par un penchant trop prononcé pour le plaisir de la table. Connaissant son mode méprisant, téméraire et imprudent d’attaque, Struthas lui tendit un piège en envoyant un détachement de cavalerie menacer le camp juste au moment où Thimbrôn avait achevé son repas du matin, en compagnie du joueur de flûte Thersandros, — ce dernier non seulement excellent musicien, mais doué du courage spartiate dans toute sa plénitude. Quittant sa tente à la nouvelle, Thimbrôn, avec Thersandros, n’attendit que le temps de réunir le peu de troupes qui se trouvaient immédiatement sous sa main, sans même laisser d’ordres pour le reste, et il se hâta de repousser les assaillants, qui plièrent aisément et l’engagèrent à les poursuivre. Bientôt Struthas lui-même, paraissant avec un corps de cavalerie nombreux et en bon ordre, chargea avec vigueur le détachement en désordre de Thimbrôn. Le général et Thersandros, combattant vaillamment, tombèrent tous deux parmi les premiers ; tandis que l’armée, privée de son commandant, aussi bien que mal préparée pour une bataille, ne fit qu’une résistance peu efficace. Elle fut mise en déroute, vivement poursuivie, et le plus grand nombre des hommes fut tué. Quelques-uns, qui parvinrent à échapper à l’agile cavalerie persane, trouvèrent un asile clans les villes voisines[12].

La victoire de Struthas, gagnée par la cavalerie persane, montre un degré de vigueur et d’habileté qui, heureusement pour les Grecs, se vit rarement dans les opérations des Perses. Nos chétives informations ne nous permettent pas d’en suivre les conséquences (390 av. J.-C.). Nous voyons Diphridas envoyé bientôt après par les Lacédæmoniens avec l’amiral Ekdikos, comme successeur de Thimbrôn, pour réunir les restes de l’armée défaite et protéger celles des villes qui avaient contribué à la former. Diphridas, — homme doué de toutes les qualités populaires de son prédécesseur, mais officier meilleur et plus attentif, — réussit, dit-on, jusqu’à un certain point dans cette mission difficile. Assen heureux pour faire prisonnier le gendre de Struthas avec son épouse (comme Xénophon avait pris Asidatês), il obtint une rani-on assez considérable pour lui permettre de payer ses troupes pendant quelque temps[13]. Mais il est évident que ses exploits ne furent pas considérables, et qu’on laissa actuellement les Grecs ioniens sur le continent défendre leur position comme ils purent contre le satrape de Sardes.

Les forces de Sparte étaient très nécessaires à Rhodes (390 av. J.-C.), île qui (comme je l’ai dit déjà) s’était révoltée contre Sparte environ cinq ans auparavant (peu de mois avant la bataille de Knidos), avait dépossédé l’oligarchie établie par Lysandros et constitué un gouvernement démocratique. Mais, depuis cette époque, un parti d’opposition dans l’île s’était élevé graduellement, avait acquis de la force et était entré en correspondance avec les exilés oligarchiques, qui de leur côté sollicitèrent vivement l’aide de Sparte, en lui représentant qu’autrement Rhodes deviendrait complètement dépendante d’Athènes. En conséquence, les Lacédæmoniens envoyèrent huit trirèmes, qui franchirent la mer Ægée sous le commandement d’Ekdikos, les premiers de leurs vaisseaux de guerre qui l’eussent traversée depuis la défaite de Knidos[14]. Bien que les forces navales perso-athéniennes dans la mer Ægée eussent été ou renvoyées ou paralysées depuis l’arrestation de Konôn, cependant le gouvernement rhodien possédait une flotte d’environ vingt trirèmes, outre des forces considérables de toutes sortes, de sorte qu’Ekdikos ne put pas même débarquer dans l’île, mais fut forcé de s’arrêter à Knidos. Par bonheur, Teleutias le. Lacédæmonien était à ce moment dans le golfe de Corinthe avec une flotte de douze trirèmes, qui n’y étaient plus nécessaires, vu qu’Agésilas et lui avaient pris Lechæon peu de mois auparavant et détruit les forces maritimes des Corinthiens dans ces eaux. On lui ordonna alors de sortir avec son escadre du golfe corinthien et de se rendre en Asie, afin de remplacer Ekdikos et de prendre le commandement dé toute la flotte pour agir à la hauteur de Rhodes. En passant par Samos, il persuada les habitants d’embrasser la cause de Sparte et de lui fournir quelques vaisseaux ; puis il alla droit à Knidos, où il remplaça Ekdikos et se trouva à la tête de vingt-sept trirèmes[15]. En allant de Knidos à Rhodes, il rencontra par hasard l’amiral athénien Philokratês, qui conduisait dis trirèmes à Kypros, au secours d’Evagoras dans sa lutte contre les Perses. Il fut assez heureux pour les emmener prisonnières à Knidos, où il vendit tout le butin, et se dirigea alors vers Rhodes, avec sa flotte portée alors à trente-sept voiles. Là il établit un poste fortifié, qui permit au parti oligarchique de faire une guerre civile active. Mais il fut défait clans une bataille, — ses ennemis étant décidément les plus forts dans l’île et maîtres de toutes les cités[16].

L’alliance avec Evagoras de Kypros, dans sa lutte contre Artaxerxés, fut à ce moment une circonstance malheureuse et embarrassante pour Athènes, vu qu’elle comptait sur l’aide des Perses contre Sparte, et que Sparte enchérissait sur elle en vue de l’obtenir. Mais c’était une alliance qu’elle ne pouvait rejeter légèrement ; car non seulement Evagoras avait accueilli Konôn avec les restes de la flotte athénienne après le désastre d’Ægospotami, mais il avait obtenu le don du droit de cité et l’honneur d’une statue à Athènes, comme auxiliaire zélé qui avait procuré ce secours persan grâce auquel la bataille de Knidos avait été gagnée, et comme combattant personnellement dans cette bataille, avant le commencement de sa dissension avec Artaxerxés[17]. Il eût été à tous égards avantageux pour Athènes à ce moment de refuser d’assister Evagoras, vu que (sans mentionner la probabilité d’offenser la cour persane) elle avait bien assez à faire d’employer toutes ses forces maritimes plus près d’elle et en vue d’accomplir des desseins plus essentiels pour elle-même. Cependant, malgré ces considérations de prudence très sérieuses, les sentiments d’obligation et de reconnaissance antérieures, excités par ces citoyens influents qui avaient formé des liaisons dans file de Kypros, déterminèrent les Athéniens à s’identifier avec ses vaillantes luttes[18] (dont je parlerai bientôt plus complètement) ; si faible était l’inconstance, ou l’instabilité, ou la facilité à oublier d’anciens sentiments, partie de leur nature réelle, — bien que les historiens l’aient communément dénoncée comme faisant partie de leurs qualités saillantes.

Toutefois, la capture de leur escadre sous Philokratês et l’accroissement des forces navales lacédæmoniennes à Rhodes qui en résulta forcèrent les Athéniens à différer de fournir de nouveaux secours à Evagoras et à armer quarante trirèmes sous Thrasyboulos pour la côte asiatique (389 av. J.-C.), effort très considérable, si nous nous rappelons que quatre ans auparavant il y avait à peine une seule trirème dans Peiræeus et pas même un mur de défense autour de la place. Bien qu’envoyé immédiatement pour secourir Rhodes, Thrasyboulos jugea utile de se rendre d’abord à l’Hellespont, probablement à cause d’un besoin extrême d’argent pour payer ses hommes. Derkyllidas occupait encore Abydos ; cependant il n’y avait pas de flotte lacédæmonienne dans le détroit, de sorte que Thrasyboulos put étendre les alliances d’Athènes tant sur le côté européen que sur le côté asiatique, — ce dernier étant sous le commandement du satrape ami Pharnabazos. Réconciliant les deux princes thraces, Seuthês et Amadokos, qu’il trouva en guerre, il les amena à former des relations amicales avec Athènes, et il se dirigea ensuite sur Byzantion. Cette ville était déjà l’alliée d’Athènes ; mais, à l’arrivée de Thrasyboulos, l’alliance fut encore plus fortement cimentée par le changement de son gouvernement en démocratie. Après avoir établi des liens d’amitié avec la ville de Chalkêdon, située en face de Byzantion, et étant ainsi maître du Bosphore, il vendit la dîme des navires marchands qui sortaient de l’Euxin[19], laissant probablement des forces suffisantes pour l’exiger. C’était une preuve frappante de la renaissance de la puissance maritime athénienne, qui semble également avoir été étendue plus ou moins alors jusqu’à Samothrace, à Thasos et à la côte de Thrace[20].

De Byzantion Thrasyboulos fit voile vers Mitylênê, qui était déjà en relations d’amitié avec Athènes, bien que Mêthymna et les autres cités de l’île fussent encore maintenues par des forces sous l’harmoste lacédæmonien Therimachos. Avec l’aide des Mitylénæens et des exilés d’autres cités lesbiennes, Thrasyboulos se rendit aux frontières de Mêthymna, où il trouva Therimachos, qui avait aussi réuni toutes ses forces, mais qui fut alors complètement défait et tué. Les Athéniens devinrent ainsi maîtres d’Antissa et d’Eresos, où ils purent lever une importante contribution, aussi bien que ravager le territoire réfractaire de Mêthymna. Néanmoins, Thrasyboulos, malgré un nouveau secours qu’il reçut de Chios et de Mitylênê, ne se crut pas encore en état d’aller à Rhodes avec avantage. Peut-être n’était-il pas sûr d’une paye à l’avance, et la présence de troupes non payées dans une île épuisée pouvait-elle être un profit douteux. En conséquence, il fit voile en partant de Lesbos le long de la côte occidentale et de la côte méridionale de l’Asie Mineure, levant des contributions à Halikarnassos[21] et dans d’autres endroits, jusqu’à ce qu’il arrivât à Aspendos en Pamphylia ; là il obtint aussi de l’argent, et il était sur le point de partir en l’emportant, quand quelques méfaits commis par ses soldats exaspérèrent tellement les habitants qu’ils l’attaquèrent de nuit, dans sa tente, sans qu’il s’y attendit, et le tuèrent[22].

Ainsi périt le citoyen auquel, plus qu’à tout autre, Athènes dut non seulement le renouvellement de sa démocratie, mais encore son jeu généreux, sage et harmonieux après son rétablissement. Même l’oligarchique Xénophon, l’ami de Lacédæmone lui accorde un éloge marqué et naturel[23]. Le patriotisme dévoué qu’il montra en commençant et en poursuivant la lutte contre les Trente, à une époque où ils étaient non seulement au faîte de leur pouvoir, mais où ils avaient une raison plausible pour compter sur toute la force auxiliaire de Sparte, mérite grandement l’admiration. Mais le trait qui ressort le plus dans son caractère, trait infiniment rare dans le caractère grec en général, — c’est que l’énergie d’un chef heureux se combinait avec une absence complète et d’antipathies vindicatives pour le passé, et d’ambition impérieuse pour lui-même. Content de vivre en simple citoyen sous la démocratie rétablie, il apprit à ses compatriotes à pardonner à un parti oligarchique qui leur avait fait souffrir des injustices atroces, et il donna lui-même l’exemple d’acquiescer à la perte de ses immenses biens. La générosité d’une telle conduite ne doit pas compter pour moins, parce qu’en même temps elle fut dictée par la prudence politique la plus haute. Nous trouvons dans un discours de Lysias contre Ergoklês (citoyen qui servait sur la flotte athénienne dans cette dernière expédition), discours où ce dernier est accusé d’un grave péculat, — des insinuations contre Thrasyboulos donnant à entendre qu’il avait soutenu le délit, bien que jointes à l’éloge de son caractère général. Même les mots tels qu’ils sont actuellement ne sont qu’une faible preuve ; mais quand nous songeons que le discours fut prononcé après la mort de Thrasyboulos, ils n’ont droit à aucune autorité[24].

Les Athéniens envoyèrent Agyrrhios pour succéder à Thrasyboulos. Après la mort de ce dernier, nous pouvons conclure que la flotte alla à Rhodes, sa première destination, -bien q ne Xénophon ne le dise pas expressément ; d’autant plus que ni Teleutias ni aucun commandant lacédæmonien subséquent ne paraît être devenu maître de l’île, malgré les forces considérables qui y avaient été rassemblées[25]. Cependant les Lacédæmoniens, de leur côté, étant aussi dans une grande pénurie d’argent, Teleutias fut obligé (de la même manière que les Athéniens) d’aller d’île en île, levant des contributions comme il pouvait[26].

Quand la nouvelle des opérations heureuses de Thrasyboulos à Byzantion et dans l’Hellespont, rétablissant un péage au profit d’Athènes, arriva à Sparte, elle causa tant d’inquiétude qu’Anaxibios, qui avait une grande influence sur les éphores actuels, les décida à l’envoyer comme harmoste à Abydos, en remplacement de Derkyllidas, qui avait occupé ce poste pendant plusieurs années. Ayant été l’officier employé dans l’origine à faire révolter cette ville contre Athènes (en 411 av. J.-C.)[27], Derkyllidas avait depuis rendu un service non moins essentiel en la conservant à Sparte, pendant l’abandon général qui suivit la bataille de Knidos. Mais on supposait qu’il aurait dû mettre obstacle aux plans agressifs de Thrasyboulos ; de plus, Anaxibios promettait, si on voulait lui confier seulement une faible armée, d’abattre réellement l’influence athénienne nouvellement rétablie. On présumait qu’il connaissait bien ces contrées, dans lesquelles il avait déjà été une fois amiral, au moment du retour de Xénophon et de l’armée de Cyrus : la dureté, la perfidie et la corruption qu’il montra dans sa conduite à l’égard de ce vaillant corps de soldats ont été déjà racontées ailleurs[28]. En conséquence Anaxibios alla à Abydos avec trois trirèmes et des fonds pour la paye de cent mille hommes de troupes mercenaires. Il commença ses opérations avec beaucoup de vigueur, tant contre Athènes que contre Pharnabazos. Tandis qu’il armait des troupes de terre, qu’il employait à faire des incursions dans les villes voisines du territoire de ce satrape,- il renforçait en même temps sa petite escadre de trois trirèmes tirées du port d’Abydos, de sorte qu’il devint assez fort pour saisir les navires marchands qui passaient le long de l’Hellespont afin de se rendre à Athènes ou chez ces alliés[29]. Les forces que Thrasyboulos avait laissées à Byzantion peur assurer les revenus du détroit se trouvèrent ainsi insuffisantes pour leur objet sans un nouveau renfort.

Par bonheur, Iphikratês était à ce moment inoccupé à Athènes, où il était récemment revenu de Corinthe avec son corps de peltastes, qu’on désirait sans doute trouver à employer. En conséquence, il fut envoyé avec douze cents peltastes et huit trirèmes, pour combattre Anasibios dans l’Hellespont, qui devint alors de nouveau le théâtre de la lutte, comme il l’avait été dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse ; les Athéniens sur le côté européen, les Lacédæmoniens sur le côté asiatique. D’abord la guerre consista des deux côtés en excursions irrégulières, destinées à exercer la piraterie :et à lever de l’argent[30]. Mais enfin, le génie vigilant d’Iphikratês découvrit une occasion favorable pour user d’un heureux stratagème. Anasibios, qui venait d’attirer la ville d’Antandros dans son alliance, s’y était rendu dans le dessein d’y laisser une garnison, avec ses forces lacédæmoniennes et mercenaires aussi bien qu’avec deux cents hoplites d’Abydos elle-même. Sa route traversait la région montagneuse de l’Ida, au sud jusqu’à la côte du golfe d’Adramyttion. En conséquence Iphikratês, prévoyant qu’il ne tarderait pas à revenir, partit de la Chersonèse, franchit de nuit le détroit, et se plaça en embuscade sur la ligne de la marche de retour, à un point où elle traversait l’extrémité montagneuse et déserte du territoire d’Abydos, près des mines d’or de Kremastê. Les trirèmes qui l’amenèrent eurent l’ordre .de remonter le détroit le lendemain, afin qu’Anaxibios eu fût informé, et pût supposer Iphikratês occupé à faire une excursion pour lever de l’argent suivant son habitude.

Le stratagème réussit complètement. Anasibios revint le lendemain, sans soupçonner le moins du monde la présence d’un ennemi ; il marchait dans un ordre négligé et en longues files, aussi bien à cause du peu de largeur du sentier dans la montagne que de la circonstance qu’il se trouvait dans un territoire ami, celui d’Abydos. Ne s’attendant pas à combattre, il avait par malheur omis le sacrifice du matin, ou bien il n’avait pas pris la peine de s’assurer si les victimes étaient favorables ; c’est ce que nous apprend Xénophon[31], avec ce souci constant des jugements et des avertissements divins qui règne tant dans les Hellenica que dans l’Anabasis. Iphikratês, ayant laissé passer les Abydéniens qui étaient à l’avant-garde, s’élança soudain de son embuscade, pour attaquer Anaxibios avec les Lacédæmoniens et les mercenaires, comme ils descendaient le sentier de la montagne pour entrer dans la plaine de Kremastê. Son apparition jeta dans toute l’armée la terreur et la confusion : dans sa marche désordonnée elle n’était pas prête, — les esprits des soldats eussent-ils même été remplis du courage le plus ardent, — à résister avec fermeté à des peltastes bien dressés, sûrs de l’emporter sur des hoplites qui n’étaient pas en ordre régulier de bataille. Pour Anaxibios lui-même, la vérité fut immédiatement évidente. Une défaite était inévitable, et il ne lui restait pas d’autre ressource que de mourir en brave. Conséquemment, il pria celui qui portait son bouclier de le lui passer, et il dit à ceux qui l’entouraient : — Amis, muon honneur me commande de mourir ici ; mais éloignez-vous en toute hâte et sauvez-vous avant que l’ennemi en vienne aux mains avec nous. Un pareil ordre était à peine nécessaire pour décider ses troupes frappées d’une terreur panique, et elles s’enfuirent d’un commun accord vers Abydos ; tandis qu’Anaxibios lui-même attendit avec fermeté l’approche de l’ennemi, et tomba sur place en combattant avec valeur. Il n’y eut pas moins de douze harmostes spartiates qui résistèrent avec le même courage et partagèrent son sort ; c’étaient ceux qui avaient été chassés de leurs divers gouvernements par la défaite de Knidos, et qui étaient restés toujours depuis sous Derkyllidas à Abydos. Ce dédain de la vie ne nous surprend guère dans des citoyens spartiates distingués, pour lesquels le salut par la fuite était non pas un véritable salut (comme le dit Xénophon)[32], mais simplement une prolongation de la vie avec une honte intolérable à Sparte. Mais ce qui mérite d’être plus remarqué c’est que le jeune homme auquel Anaxibios était tendrement attaché et qui était son compagnon constant, lie put se résoudre à le quitter, resta à ses côtés pour combattre, et mourut de la même mort honorable[33]. Tant était fort le mutuel dévouement que ces relations entre des personnes du sexe masculin inspirait à l’ancien esprit grec. A ces exceptions près, personne ne fit mine de demeurer. Tous s’enfuirent et furent poursuivis jusqu’aux portes d’Abydos par Iphikratês, qui tua cinquante hoplites sur les deux cents d’Abydos, et deux cents hommes des autres troupes.

Cet exploit bien combiné et couronné de succès, tout en ajoutant à la réputation d’Iphikratês, rendit les Athéniens de nouveau maîtres du Bosphore et de l’Hellespont, assurant à la fois la levée des droits et le passage de leurs navires de commerce. Mais tandis que les Athéniens faisaient ainsi une guerre navale à Rhodes et dans l’Hellespont, ils commencèrent à être inquiétés plus près de chez eux, par Ægina.

Cette île (en vue de Peiræeus dont elle était la bête noire, comme Périclès avait coutume de l’appeler) avait été occupée auparavant par une population éminemment hostile à Athènes, vaincue plus tard et chassée par elle, — enfin prise de nouveau dans la nouvelle demeure qu’elle avait obtenue en Laconie, — et mise à mort par son ordre. Pendant la guerre du Péloponnèse, des citoyens athéniens l’avaient habitée comme colons établis au dehors ou Klêruchi ; et ils en avaient tous été chassés après la bataille d’Ægospotami. L’île fut alors rendue par Lysandros aux restes de l’ancienne population, — à ceux du moins qu’il put trouver.

Ces nouveaux Æginètes, quoique sans doute pleins de souvenirs extrêmement défavorables à Athènes, étaient néanmoins restés non seulement en paix, mais encore avaient entretenu un commerce réciproque, avec elle, très longtemps après la bataille de Knidos et la reconstruction de ses Longs Murs. Et ils auraient continué ainsi spontanément, — vu qu’ils ne pouvaient que gagner peu à son hostilité, et qu’ils devaient vraisemblablement y perdre la sécurité de leur trafic, — s’ils n’avaient pas été forcés de commencer la guerre par Eteonikos, l’harmoste lacédæmonien de l’île[34] ; l’un des nombreux exemples de la manière dont les petits États grecs étaient entraînés dans une guerre, sans aucun motif qui leur fût propre, par l’ambition des grands États, — par Sparte aussi bien que par Athènes[35]. Avec le concours des éphores. Eteonikos autorisa et encouragea tous les Æginètes à équiper des corsaires pour ravager l’Attique, agression que les Athéniens, après avoir souffert des maux considérables, vengèrent en envoyant une escadre de dix trirèmes pour bloquer .Ægina et la couper de la mer, avec un corps d’hoplites sous Pamphylos chargé de construire et d’occuper un fort permanent dans l’île. Toutefois cette escadre ne tarda pas à être chassée (quoique Pamphylos continuât encore d’occuper le fort) par Teleutias, qui vint à Ægina en apprenant le blocus ; il avait été engagé, avec la flotte qu’il commandait à Rhodes, dans une expédition dans les Cyclades en vue de lever des contributions. Il semble avoir été en ce moment au terme de son année de commandement, et pendant qu’il était à Ægina, son successeur Hierax arriva de Sparte se rendant à Rhodes pour le remplacer. La flotte fut en conséquence remise à Hierax à Ægina, tandis que Teleutias alla directement à Sparte. Sa popularité parmi les marins était si remarquable, que beaucoup d’entre eux l’accompagnèrent jusqu’au bord de l’eau, et témoignèrent leurs regrets et leur attachement en mettant des couronnes sur sa tète et en lui serrant la main. Quelques-uns, qui vinrent trop tard, quand il avait déjà levé l’ancre, jetèrent leurs couronnes dans la mer, et firent des vœux pour sa santé et son bonheur[36].

Hierax, en reconduisant à Rhodes (388 av. J.-C.) : le reste de la flotte que Teleutias avait amenée de cette île, laissa son subordonné Gorgôpas comme harmoste à Ægina avec douze trirèmes ; forces qui protégèrent l’île entièrement et firent que le poste fortifié occupé par les Athéniens sous Pamphylos fut bloqué lui-même, si bien qu’après un intervalle de quatre mois, un décret spécial fut rendu à Athènes, à l’effet d’envoyer une escadre nombreuse et d’aller chercher la garnison. Comme les corsaires d’Ægina aidés par l’escadre de Gorgôpas recommencèrent alors leurs incursions en Attique, treize trirèmes athéniennes furent équipées sous Eunomos comme escadre de ronde contre Ægina. Mais Gorgôpas et son escadre furent alors retirés pour le moment, et chargés d’escorter Antalkidas, le nouvel amiral lacédæmonien envoyé en Asie surtout dans le dessein de négocier de nouveau avec Tiribazos. Il revenait, après avoir débarqué Antalkidas à Ephesos, quand il rencontra Eunomos, à la poursuite duquel il échappa en débarquant à Ægina précisément avant le coucher du soleil. L’amiral athénien guetta pendant quelque temps jusqu’à ce qu’il eût vu les marins lacédæmoniens hors de leurs vaisseaux et sur le rivage ; puis, quand il fit nuit, il partit pour l’Attique, portant un fanal pour empêcher ses navires de se séparer. Mais Gorgôpas fit prendre à ses hommes un repas à la hâte, se rembarqua immédiatement et se mit à la poursuite de l’ennemi ; il suivait la trace, grâce, au fanal, et avait soin de ne se trahir ni par le bruit des rames ni par le chant du Keleustês. Eunomos ne soupçonna pas que l’ennemi l’accompagnait. A peine avait-il touché terre près du cap Zôstêr en Attique, et ses hommes étaient-ils en train de débarquer, que Gorgôpas, au moyen de la trompette, donna le signal de l’attaque. Après un court engagement au clair de lune, quatre des vaisseaux athéniens furent pris et emmenés à Ægina Eunomos, avec le reste, se sauva à Peiræeus[37].

Cette victoire, en donnant de la confiance tant à Gorgôpas qu’aux Æginètes, les exposa à un stratagème habilement conçu par l’Athénien Chabrias. Cet officier, qui semble avoir été congédié de Corinthe comme Iphikratês l’avait été avant lui, était alors sur le point de conduire dix trirèmes et huit cents peltastes au secours d’Evagoras, auquel les Athéniens payaient ainsi leur dette de reconnaissance, bien qu’ils pussent difficilement se passer de quelques-unes de leurs forces chez eux. Chabrias, partant de Peiræeus à 1a nuit, débarqua sans être aperçu dans un endroit désert de la côte d’Ægina, et se plaça en embuscade avec ses peltastes à l’intérieur des terres, à quelque distance de l’Héraklion ou temple d’Hêraklês, au milieu d’un terrain creux propre à le cacher. Il s’était entendu auparavant avec une autre escadre et un corps d’hoplites sous Demænetos, qui arrivèrent au point du jour et débarquèrent dans Ægina sur un point appelé Tripyrgia, à une distance d’environ deux milles (3 kilom.) de l’Hêrakleion, mais un peu plus éloigné de la ville. Dés que leur arrivée fut connue, Gorgôpas se hâta de sortir de la cité pour les repousser, avec toutes les troupes qu’il put réunir, Æginètes aussi bien que marins des vaisseaux de guerre, — et huit Spartiates qui se trouvaient être ses compagnons dans file. Pour aller de la ville attaquer les nouveaux arrivants, ils avaient à passer près de l’Hêrakleion, et conséquemment près des troupes placées en embuscade : celles-ci, dès que Gorgôpas et ceux qui l’entouraient furent passés, se levèrent soudainement et les attaquèrent par derrière. Le stratagème réussit non moins complètement que celui d’Iphikratês à Abydos contre Anaxibios. Gorgôpas et les Spartiates près de lui furent tués, les autres furent défaits et forcés de retourner en fuyant vers la ville avec des pertes considérables[38].

Après ce brillant succès, Chabrias poursuivit son voyage pour Kypros, et les choses parurent si sûres du côté d’Ægina, que Demænetos aussi fut envoyé à l’Hellespont pour renforcer Iphikratês. En effet, pendant quelque temps les vaisseaux lacédæmoniens à Ægina ne firent rien. Eteonikos, qui fut envoyé pour succéder à Gorgôpas[39], ne put ni persuader ni forcer les marins de s’embarquer, vu qu’il n’avait pas de fonds, et que leur paye était en arrière ; de sorte qu’Athènes resta complètement sans être inquiétée, ainsi que ses côtes et ses bâtiments marchands. Enfin les Lacédœmoniens furent obligés d’envoyer de nouveau à Ægina Teleutias, le plus populaire et le plus aimé de tous les commandants, que les marins accueillirent avec le plus grand plaisir. Leur parlant sous l’influence de cette première impression, immédiatement après qu’il eut offert un sacrifice, il leur dit franchement qu’il n’avait pas apporté d’argent avec lui, mais qu’il était venu pour les mettre à même de s’en procurer ; qu’il ne toucherait rien lui-même avant qu’ils fussent abondamment pourvus, et qu’il ne leur demanderait pas de supporter plus de misère et de fatigue que lui-même ; que la puissance et la prospérité de Sparte avaient été acquises entièrement en bravant de bon cœur le danger aussi bien que la peine, en vue du devoir ; qu’il convenait à des hommes valeureux de chercher leur paye, non pas en faisant des courbettes auprès de qui que ce fût, mais au moyen de leurs épées aux dépens des ennemis. Et il s’engagea à leur trouver le moyen de le faire, pourvu qu’ils montrassent de nouveau actuellement les excellentes qualités qu’il leur connaissait par expérience[40].

Ces paroles gagnèrent complètement les marins, qui les accueillirent avec des cris de joie et des applaudissements. Ils prièrent Teleutias de donner ses ordres sur-le-champ, et promirent une prompte obéissance. Bien (dit-il) ; maintenant allez souper, comme vous vous disposiez à le faire ; ensuite venez à bord immédiatement, en apportant avec vous des provisions pour un jour. Faites-moi cette avance sur ce que vous avez, afin que nous puissions, avec la volonté des dieux, faire un bon voyage[41].

Malgré la grande popularité de Teleutias, les hommes auraient probablement refusé de monter à bord, s’il leur eût dit à l’avance son intention de faire voile avec ses douze trirèmes directement vers le port de Peiræeus. A première vue, l’entreprise semblait insensée ; car il s’y trouvait des trirèmes en nombre plus que suffisant pour l’accabler. Mais il comptait les surprendre toutes à l’improviste, Ies marins aussi bien que les officiers dans leurs logements sur le rivage, de sorte qu’il pourrait non seulement causer de la terreur et faire du dommage, mais même réaliser une demi-heure de pillage avant qu’on eût pu faire des préparatifs pour lui résister. La sécurité qui y régnait alors, surtout depuis la mort de Gorgôpas, était telle, que personne ne songeait à une attaque. Le port était ouvert, comme il l’avait été quarante ans auparavant, lorsque Brasidas (dans la troisième année de la guerre du Péloponnèse) tenta la même entreprise en partant du port de Megara[42]. Même alors, quand la puissance navale athénienne était à son apogée, c’était une entreprise possible, simplement parce que tout le monde la jugeait impossible ; et elle n’échoua que parce que les assaillants furent terrifiés et reculèrent pendant l’exécution.

Un peu après la tombée du jour, Teleutias quitta le port d’Ægina, sans dire à personne où il allait. Ramant à loisir, et permettant à ses hommes de se reposer alternativement sur leurs rames, il se trouva avant le matin à un demi-mille de Peiræeus, où il attendit que le jour parût, et alors il conduisit son escadre droit dans le port. Tout alla comme il s’y attendait : on n’avait pas la moindre idée qu’on serait attaqué, et on n’avait pas fait le moindre préparatif de défense. Pas une seule trirème n’était montée ni en état de combattre, mais plusieurs étaient amarrées sans leurs équipages, avec des bâtiments marchands, chargés aussi bien que vides. Teleutias ordonna aux capitaines de son escadre de donner contre les trirèmes et de les désemparer ; mais il leur recommanda de ne pas endommager les éperons de leurs propres vaisseaux en essayant de désemparer les navires de commerce. Même à cette heure matinale, bien des Athéniens étaient dehors, et l’arrivée des agresseurs inattendus frappa tout le monde d’étonnement et de consternation. Des cris forts et vagues transmirent la nouvelle dans tout Peiræeus, et de Peiræeus à Athènes, où l’on crut que le port était réellement pris. Tous coururent dans leurs demeures chercher leurs armes, et toutes les forces de la cité s’élancèrent impétueusement vers Peiræeus d’un commun accord, — hoplites aussi bien que cavaliers. Mais avant que ces secours pussent arriver, Teleutias eut le temps de faire un mal considérable. Ses marins montèrent à bord des plus grands bâtiments marchands, et saisirent tant les hommes que les objets transportables qu’ils trouvèrent à bord. .Quelques-uns même sautèrent à terre sur le quai (appelé le Deigma), mirent la main sur les commerçants, les patrons de navires et les pilotes qu’ils virent à leur portée, et les emmenèrent captifs. Divers navires plus petits, avec leurs cargaisons entières, furent également emmenés à la remorque, et même trois ou quatre trirèmes. C’est avec tout ce butin que Teleutias sortit en sûreté de Peiræeus, envoyant quelques bâtiments de son escadre escorter les prises à Ægina, tandis que lui-même avec le reste fit voile au sud le long de la côte. Comme on le voyait sortir de Peiræeus, on prit ses trirèmes pour des trirèmes athéniennes, et il ne causa aucune alarme ; de sorte qu’il prit ainsi plusieurs bateaux pêcheurs et des bateaux de passage venant avec ries passagers des îles à Athènes, — en même temps que quelques bâtiments marchands portant du blé et autres marchandises à Sanion. Le tout fut conduit en sûreté à Ægina[43].

L’entreprise de Teleutias, concertée et exécutée ainsi admirablement saris qu’il eût perdu un seul homme, lui procura un butin abondant, dont les hommes pris comme captifs ne furent probablement pas la partie la moins importante. Quand on le vendit à Ægina, il produisit un profit si considérable, que l’amiral put payer immédiatement un mois de solde à ses marins, qui lui devinrent plus attachés que jamais, et se servaient sans cesse des trirèmes pour un service animé et actif sous ses ordres[44]. Dans le fait, avertis par une pénible expérience, les Athéniens furent sans doute alors attentifs à garder et à fermer Peiræeus, comme ils l’étaient devenus quarante ans auparavant après l’attaque malheureuse de Brasidas. Mais malgré la plus grande vigilance, l’infatigable Teleutias et les corsaires d’. Ægina leur gansèrent un immense dommage, tout à fait suffisant pour les dégoûter de la guerre[45].

Nous ne pouvons douter en effet que la continuation de la guerre n’ait dû lourdement peser sur les finances athéniennes, depuis 395 avant J.-C. jusqu’à 387 avant J.-C. Comment firent-ils face aux dépenses, sans alliés qui fournissent des contributions, ni secours étrangers, excepté ce toue Konôn obtint de Pharnabazos pendant une année, — c’est ce qu’on ne nous apprend pas. Lors de la renaissance de la démocratie en 403 avant la pauvreté de la cité, tant publique que privée, avait été très grande, due à la longue guerre antérieure, qui aboutit à la perte de tous les chiens d’Athènes au dehors. Environ trois années après, il semble que les Athéniens étaient en arrière, non seulement pour l’argent du tribut qu’ils devaient alors à Sparte comme étant ses alliés sujets, mais encore pour des dettes à l’égard des Bœôtiens à cause de dommages commis ; qu’ils étaient devenus trop pauvres et ne purent accomplir complètement les sacrifices religieux prescrits pour l’année, et qu’ils étaient obligés d’en omettre quelques-uns même des plus anciens — que les bassins et les murs étaient dans un triste état et avaient besoin de réparations[46]. Même la paye donnée à ceux des citoyens qui assistaient aux assemblées publiques et siégeaient comme dikastes dans les dikasteria, — paya essentielle au jeu de la démocratie, — ne fut rétablie que par degrés ; elle commença d’abord par une obole, et n’arriva à trois oboles, comme avant la prise d’Athènes, qu’après un intervalle de quelques années[47]. Ce fut à cette époque aussi qu’on établit pour la première fois le conseil theôrique, ou payeurs pour les dépenses générales du culte et des sacrifices publics ; et quand nous lisons combien les Athéniens étaient embarrassés quant au moyen de célébrer les sacrifices prescrits, c’est qu’il était probablement très nécessaire d’instituer quelque charge de ce genre. Les déboursés qui se rattachaient à cet objet avaient été administrés, avant 403 avant J.-C., non par un conseil spécial, mais par les hellenotamiæ, ou trésoriers du tribut recueilli parmi les alliés, qui ne furent pas renouvelés après 403 avant J.-C., alors que l’empire athénien avait cessé d’exister[48]. Une portion de l’argent déboursé par le conseil theôrique pour les fêtes religieuses était appliquée à la distribution de deux oboles par tête, appelée la diobélie, à tous les citoyens présents, et reçue réellement par tous, — non seulement par les pauvres, mais encore par les personnes de condition aisée[49]. Cette distribution se faisait à plusieurs fêtes ; elle avait commencé dans l’origine aux Dionysia, en vue de permettre aux citoyens d’obtenir des places aux représentations théâtrales en l’honneur de Dionysos ; mais nous ne savons ni le nombre des fêtes, ni le montant de la somme totale. C’était, en principe, un corollaire naturel de l’idée religieuse rattachée à la fête ; non simplement parce que le bien-être et la récréation de chaque citoyen, pris individuellement, étaient favorisés en ce qu’il lui était possible d’assister à la fête, — mais encore parce que l’on croyait que l’effet collectif de la cérémonie, en honorant le dieu et en le rendent favorable, dépendait en partie d’une assistance nombreuse et de manifestations animées[50]. Toutefois, cette distribution du theôrikon ou argent des fêtes eu vint insensiblement à être poussée à un excès abusif et funeste, qui nous est signalé quarante ans plus tard, pendant lei carrière politique de Démosthène. Jusqu’à cette époque, nous n’avons pas de matériaux pour en parler ; et ce que je mentionne ici, c’est simplement la première création du conseil theôrique.

C’est principalement des impôts directs de la propriété, appelés eisphoræ, qu’Athènes a dû tirer ses moyens de continuer la guerre et de payer ses troupes envoyées aussi bien en Bœôtia qu’à Corinthe. Et nous trouvons des allusions A quelques impôts de cette nature comme ayant en général existé pendant ces années, bien que nous n’ayons de détails ni sur le nombre ni sur le montant[51]. Mais le rétablissement des Longs Murs et des fortifications de Peiræeus par Konôn était un secours non moins précieux pour les finances d’Athènes que pour son pouvoir politique. Ce port excellent, commode comme centre commercial, et sûr alors de nouveau pour la résidence des metœki et les importations des marchands, ne tarda pas à devenir le théâtre d’un commerce animé, comme nous l’avons vu quand il fut surpris par Teleutias. Le nombre des metœki, ou habitants libres non citoyens, devint également de nouveau considérable, comme il l’avait été avant le temps de ses revers, et il comprenait une quantité de personnes non helléniques mêlées, de Lydia, de Phrygia et de Syria[52]. Les droits de port et la valeur de la propriété fixe à Athènes furent augmentés tous deux ainsi de manière à contrebalancer les frais de la guerre. Néanmoins ces dépenses, continuées d’année en année, et combinées avec le dommage fait par les corsaires d’Ægina, furent sérieusement senties et contribuèrent à disposer les Athéniens à la paix.

Dans l’Hellespont également, non seulement leurs perspectives déclinaient, mais elles étaient devenues sérieusement menaçantes (387 av. J.-C.). Après être allé d’Ægina à Ephesos l’année précédente, et avoir renvoyé Gorgôpas avec l’escadre d’Ægina, Antalkidas avait placé le reste de sa flotte sous les ordres de son secrétaire Nikolochos, avec ordre de se rendre à l’Hellespont pour délivrer Abydos. Il débarqua lui-même et alla trouver Tiribazos qui le conduisit à la cour de Suse. Là il renouvela les propositions pour la pacification de la Grèce, — sur les principes d’une autonomie universelle, en abandonnant tous les Grecs asiatiques comme soumis absolument au roi de Perse, — ce qu’il avait essayé en vain de faire accepter deus années auparavant. Bien que les ;spartiates en général fussent odieux à Artaxerxés, Antalkidas se conduisit avec tant de dextérité[53] qu’il gagna la faveur royale personnellement, tandis que toute l’influence ale Tiribazos fut employée à seconder ses vues politiques. Enfin ils réussirent à déterminer le roi à adopter formellement la paix et à déclarer la guerre à tout Grec qui refuserait d’y accéder, autorisant Ies Spartiates à s’imposer partout comme ses alliés et sous sa sanction. Afin d’éloigner une personne qui eût été un rand obstacle à cette mesure, ils amenèrent en outre le roi à faire venir Pharnabazos à la cour et à l’honorer de la main de sa fille, en laissant la satrapie de Daskylion sous l’administration temporaire d’Ariobarzanês, ami personnel et hôte d’Antalkidas[54]. Ainsi armé contre toutes les éventualités, Antalkidas et Tiribazos revinrent de Suse à la côte de l’Asie Mineure dans le printemps de 387 avant J.-C. ; non seulement ils portaient le diplôme en forme ratifié par le sceau du roi, mais encore ils avaient à leur disposition d’amples moyens de le mettre à exécution, vu que, outre toutes les forces de la Perse, vingt trirèmes additionnelles étaient en train de venir de Syracuse et des villes gréco-italiennes, envoyées par le despote Denys au secours des Lacédæmoniens[55].

En arrivant à la côte, Antalkidas trouva Nikolochos avec, sa flotte de vingt-cinq voilés bloquées dans Abydos par les Athéniens sous Iphikratês qui, arec trente-deux, voiles occupaient le côté européen de l’Hellespont. Il alla immédiatement à Abydos par terre, et profita de la première occasion pour se dérober de huit avec sa flotte et pour remonter le détroit vers la Propontis, en répandant le bruit qu’il était sur le point d’attaquer Chalkêdon, de concert avec un parti dans la ville. Mais il s’arrêta à Perkotê, et resta caché dans le port jusqu’à ce qu’il vît la flotte athénienne (qui s’était mise à sa poursuite sur la fausse piste qu’il avait disposée) passer à côté dans la direction de Prokonnêsos. Le détroit étant naturellement libre, Antalkidas le descendit pour aller à la rencontre des vaisseaux syracusains et italiens qu’il rejoignit en sûreté. Cette jonction, en vue de laquelle il avait imaginé sa récente manœuvre, le rendit supérieur à ses ennemis. Il eut de plus la bonne fortune de capturer une escadre athénienne détachée de huit trirèmes que Thrasyboulos (second citoyen athénien de ce nom) conduisait en Thrace pour rejoindre le gros de la flotte athénienne dans l’Hellespont. Enfin de nouveaux renforts furent également procurés à Antalkidas par l’aide empressée de Tiribazos et d’Ariobarzanês, au point qu’il se trouva à la tête de pas moins de quatre-vingts trirèmes, — outre un nombre encore plus grand de vaisseaux que l’on était en train de préparer dans les divers ports de l’Iônia[56].

Cette flotte, la plus grande qui eût été vue dans l’Hellespont depuis la bataille d’Ægospotami, était tellement supérieure à tout ce qu’on pouvait lui opposer, et indiquait si fortement que toutes les forces de la Perse agissaient dans les intérêts de Sparte, — que les Athéniens commencèrent à craindre une répétition des mêmes souffrances calamiteuses qu’ils avaient déjà éprouvées de la part de Lysandros. Ils commencèrent immédiatement à ressentir une partie de ces misères. Pas un seul bâtiment marchand ne leur arriva de l’Euxin, tous étant saisis et retenus par Antalkidas ; de sorte que leur principal approvisionnement de blé importé fut intercepté ainsi. De plus, dans l’état actuel et encourageant des affaires, les corsaires d’Ægina redoublèrent d’activité en harcelant le commerce des côtes de l’Attique ; et cette combinaison de souffrance actuelle, avec la crainte en perspective fit naître à Athènes un extrême désir de terminer la guerre. Sans Athènes, les autres alliés n’avaient pas de chances de succès par leurs propres forces ; tandis que les Amiens aussi, jusque-là les plus obstinés, étaient devenus pour leur propre compte désireux de la paix, redoutant les invasions fréquentes des Lacédæmoniens dans leur territoire. Que Sparte cherchât à imposer, une paix, quand c’était elle-même qui en suggérait les conditions, cela n’a rien d’étonnant. Même pour elle, quelque triomphante que sa position semblât être en ce moment, la guerre était un lourd fardeau[57].

Tel était l’état général de sentiment dans le monde grec, quand Tiribazos convoqua les parties adverses en sa présence, probablement à Sardes, pour entendre les termes de, la convention qui était récemment venue de Suse (387 av. J.-C.). Il produisit l’édit original, et après avoir montré publiquement le sceau royal, il lut à haute voix ce qui suit

Le roi Artaxerxés croit juste que les cités d’Asie et les îles de Klazomenæ et de Kypros lui appartiennent. Il croit juste également de laisser toutes les autres cités helléniques autonomes, grandes et petites, excepté Lemnos, Imbros et Skyros, qui doivent appartenir à Athènes comme elles lui appartenaient dans l’origine. Si des personnes refusent d’accepter cette paix, je leur ferai la guerre, conjointement avec celles qui sont du même avis sur terre aussi bien que sur mer, avec des vaisseaux et de l’argent[58].

Des instructions furent données à tous les députés, leur enjoignant de rapporter les termes de cet édit à leurs cités respectives, et de se réunir de nouveau à Sparte pour les accepter ou les rejeter. Quand le temps de la réunion fut venu[59], toutes les villes, malgré leur répugnance à abandonner les Grecs asiatiques et en partie aussi à se soumettre à la seconde condition, se sentirent néanmoins dominées par une force supérieure et donnèrent leur consentement à contrecœur. Toutefois quand on prêta serment, les Thêbains essayèrent indirectement d’établir une exception dans leur propre cas, en demandant à jurer non seulement en leur nom, mais au nom des cités bœôtiennes en général, demande qu’Agésilas repoussa au nom de Sparte, comme annulant virtuellement l’article de la pacification qui déclarait autonomes les cités petites aussi bien que les grandes. Quand le député thêbain répondit qu’il ne pouvait pas abandonner ses droits sans de nouvelles instructions de chez lui, Agésilas le pria d’aller immédiatement, consulter ses compatriotes. Tu peux leur dire (ajouta-t-il) que, s’ils ne consentent pas, ils seront mis en dehors du traité.

Ce fut avec beaucoup de plaisir qu’Agésilas prononça cette sentence péremptoire qui plaçait Thêbes dans un dilemme si humiliant. L’antipathie contre les Thêbains était un de ses sentiments les plus forts, et il se réjouissait dans l’espoir qu’ils persisteraient dans leur refus, de sorte qu’il serait ainsi à même de mener des forces écrasantes pour accabler leur cité isolée. Il avait une soif si ardente de ce triomphe espéré, qu’immédiatement après le départ des députés thêbains, et avant qu’il fût possible qu’ils eussent obtenu une réponse, il obtint le consentement des éphores, offrit le sacrifice sur la frontière et conduisit les forces spartiates jusqu’à Tegea. De cette ville non seulement il dépêcha des messagers dans toutes les directions pour lister l’arrivée des periœki, mais encore il envoya les officiers appelés xenagi dans les cités des alliés péloponnésiens pour convoquer et réunir tous les contingents respectifs, Mais, malgré toutes les injonctions données de se hâter, ses désirs furent désappointés. Avant qu’il partit de Tegea, les députés thêbains revinrent annoncer qu’ils étaient prêts à prêter serment pour Thêbes seule et à reconnaître les cités bœôtiennes comme autonomes. Agésilas et les Spartiates furent ainsi obligés de se contenter du moindre triomphe, en lui-même très sérieux et très considérable, d’avoir dégradé Thèbes de sa suprématie fédérale et de l’avoir isolée des cités bœôtiennes[60].

La haine amère, impatiente et sans bornes d’Agésilas contre les Thêbains, attestée ici par son ami et panégyriste, mérite d’être signalée spécialement ; car on verra qu’elle explique une grande partie de la mauvaise conduite de Sparte et de ses officiers pendant les guerres suivantes.

Il restait encore une chose qu’Agésilas avait à exiger. Les auxiliaires argiens n’étaient pas encore retirés de Corinthe ; et le gouvernement corinthien pouvait probablement croire que les conditions de la paix, laissant leur cité autonome, lui permettaient de garder ou de congédier ces auxiliaires à sa volonté. Mais ce n’était pas ainsi qu’Agésilas expliquait la paix ; et son explication, juste ou fausse, était appuyée par le pouvoir de l’imposer. Il envoya avertir. et les Argiens et Ies Corinthiens que, si les auxiliaires n’étaient pas retirés, il conduirait sur-le-champ son armée dans les deus territoires. Aucune résistance ne pouvait être faite à un ordre aussi péremptoire. Les Argiens se retirèrent de Corinthe, et les Corinthiens ardents, amis d’Argos, — surtout ceux qui avaient eu part au massacre à la fête des Eukleia, — partirent en même temps volontairement en exil, ne se croyant plus en sûreté dans la cité. Ils trouvèrent asile les uns à Argos, les autres à Athènes[61], où ils reçurent un accueil très hospitalier. Ceux des Corinthiens, qui avaient été auparavant en exil, et qui, de concert avec la garnison lacédæmonienne à Lechæon et à Sikyôn, avaient été engagés dans une hostilité acharnée contre leurs compatriotes de Corinthe, — furent immédiatement réintégrés dans la ville. Suivant Xénophon, leur réintégration fut prononcée par la voix spontanée des citoyens corinthiens[62]. Mais nous serons plus exact en affirmant qu’elle fut obtenue par les mêmes sommations impératives d’Agésilas qui avaient arraché le renvoi des Argiens[63]. Le rétablissement des exilés de Lechæon en cette occasion ne fut pas plu, volontaire que celui des exilés athéniens ne l’avait été dix-huit ans auparavant, à la fin de la guerre du Péloponnèse, — ou que ne le fut celui des exilés phliasiens, deux ou trois ans plus tard[64].

 

 

 



[1] Xénophon, Helléniques, IV, 71 7 ; Pausanias, III, 5, 6.

Il semble plutôt, par le langage de ces deux écrivains, qu’ils considèrent les signes menaçants qui engagèrent Agésipolis à partir comme des marques d’un mécontentement des dieux à cause de son expédition.

[2] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 12. Cf. Isocrate (Areopag.), s. 13. Cependant ce discours fut composé longtemps après les événements (vers 353 av. J.-C. — V. les Fasti Hellen., de M. Clinton pour cette année), et Isocrate exagère ; il prend par erreur la destruction de l’empire lacédæmonien pour une reprise de l’empire athénien. Démosthène aussi (cont. Leptin., c. 16, p. 477) confond les deux mêmes idées, et même le vote athénien de remerciements à Konôn, perpétué sur une colonne commémorative, appuyait la même impression.

[3] Plutarque, Artaxerxés, c. 22.

[4] Xénophon, Helléniques, IV, 2, 12-14.

[5] Diodore, XIV, 110. Il affirme que ces cités s’opposèrent fortement à cette concession cinq ans plus tard, quand la paix d’Antalkidas fut réellement conclue ; mais qu’ils furent forcés de renoncer à leurs scrupules et d’accepter la paix comprenant cette concession, parce qu’elles n’avaient pas assez de force pour résister à la Perse et à Sparte agissant dans une alliance cordiale.

De là nous pouvons conclure avec certitude qu’elles s’y opposèrent également pendant ces premières discussions, quand elle fut émise pour la première fois par Antalkidas, et que les objections qu’elles y opposèrent furent en partie la cause qui fit cesser sans résultat les discussions rapportées dans le texte.

II est vrai qu’Athènes, pendant ses luttes désespérées des dernières années de la guerre du Péloponnèse, avait consenti à cette concession, et même à de plus grandes, sans se faire aucun bien (Thucydide, VIII, 56). Mais elle était actuellement placée dans des circonstances assez impérieuses pour la forcer à être également accommodante.

Platon, dans le Ménéxène (c. 17, p. 245) assure que tous les alliés d’Athènes, — Bœôtiens, Corinthiens, Argiens, et-, étaient disposés b. livrer les Grecs asiatiques à la demande d’Artaxerxés, mais que les Athéniens seuls s’y opposèrent résolument, et furent en conséquence laissés sans alliés. La dernière partie de cette assertion, quant à l’isolement d’Athènes de ses alliés, n’est certainement pas vraie, et je ne crois pas que les alliés eussent sur ce point des vues essentiellement différentes de celles d’Athènes. Le Ménéxène, éloquent et plein de compliments pour Athènes, doit être suivi avec précaution quant aux faits. Platon va jusqu’à nier que les Athéniens aient signé la convention d’Antalkidas. Aristide (Panathen., p. 172) dit qu’ils furent forcés de la signer parce que tous leurs alliés les abandonnaient.

[6] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 15.

[7] V. un passage frappant dans le discours XII (Panathen.) d’Isocrate, s. 110.

[8] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 16 ; Diodore, XIV, 85.

[9] Lysias, Or. XIX (De Bonis Aristoph.), s. 41, 427 44 ; Cornélius Nepos, Conon, c. 5 ; Isocrate, Or. IV (Panegyr.), s. 180.

[10] Diodore, XIV, 99.

[11] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 22.

[12] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 18, 19.

[13] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 21, 22.

[14] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 21.

[15] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 23.

Diodore (XIV, 97) admet ce nombre de vingt-sept trirèmes, et le fait d’une aide obtenue de Samos, île qui fut persuadée de se détacher d’Athènes. Mais il raconte les circonstances d’une manière très différente. Il représente le parti oligarchique à Rhodes comme s’étant mis en insurrection et étant devenu maître de l’île ; il ne nomme pas Teleutias, mais Eudokimos (Ekdikos ?), Diphilos (Diphridas ?) et Philodikos, comme chargés du commandement.

L’assertion de Xénophon mérite la plus grande confiance, à mon avis les moyens d’information, aussi bien que son intérêt, au sujet de Teleutias (frère d’Agésilas) étaient considérables.

[16] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 24-26. Bien que les trois anciennes villes rhodiennes (Lindos, Ialysos et Kameiros) se fussent réunies (V. Diodore, XIII, 75) peu d’années auparavant pour former la grande cité de Rhodes, dans la suite si puissante et si célèbre, — cependant elles continuèrent encore d’exister, et apparemment comme places fortifiées. Car Xénophon parle des démocrates de Rhodes comme τάς τε πόλεις έχοντας, etc.

Le Philokratês nommé ici comme « Philokratês fils d’Ephialtês » est-il le même personnage que le Philokratês accusé dans le treizième discours de Lysias, — c’est ce qui ne peut être déterminé d’une manière certaine. Il est assez possible qu’il y ait eu deux Athéniens contemporains portant ce nom, ce qui expliquerait pourquoi Xénophon mentionne Ephialtês le père, — ce qui se rencontre parfois chez lui, mais pas habituellement.

[17] Isocrate, Or. IX (Evagoras), s. 67, 68, 82 : Epistola Philippi ap. Demosthen., Orat. p. 161, c.4.

[18] Lysias, Orat. XIX (De Bonis Aristoph.), s. 27-44.

[19] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 25-27.

Polybe (IV, 38-47) contient des remarques et des renseignements instructifs sur l’importance de Byzantion et sur sa position toute particulière dans le monde ancien — aussi bien que sur les droits dont étaient frappés les bâtiments marchands entrant dans le Pont-Euxin et ceux qui en sortaient, — et sur la manière dont ces droits étaient imposés sur le commerce en général.

[20] Xénophon, Helléniques, V, 1, 7.

[21] Lysias, Or. XXVIII, Cont. Erg., s. I, 20.

[22] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 28-30 ; Diodore, XIV, 94.

Ce dernier dit que Thrasyboulos perdit vingt-trois trirèmes par une tempête près de Lesbos, — œ que Xénophon ne mentionne pas et qui semble improbable.

[23] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 31.

[24] Lysias, cont. Ergoklês, Or. XXVII, s. 9.

Ergoklês est accusé dans ce discours de grand abus de pouvoir, d’oppression à l’égard d’alliés et de citoyens d’Athènes, et de péculat à son propre profit, pendant le cours de cette expédition de Thrasyboulos, qui est accusé indirectement de conniver à cette mauvaise conduite. Il paraît que dès que les Athéniens eurent appris que Thrasyboulos avait établi le péage dans le Bosphore, ils décrétèrent qu’un relevé serait envoyé à Athènes de toutes les sommes exigées des diverses villes, et que les collègues de Thrasyboulos y viendraient pour en rendre compte (s. 5) ; impliquant (autant que nous pouvons comprendre ce qui est ainsi brièvement indiqué) que Thrasyboulos lui-même ne serait pas obligé de venir à Athènes, mais pourrait rester à son commandement de l’Hellespont ou d’Asie. Toutefois Ergoklês, probablement l’un de ces collègues, vit dans ce décret une insulte, et conseilla à Thrasyboulos de s’emparer de Byzantion, de retenir la flotte, et d’épouser la fille du prince thrace Seuthês. II est également affirmé dans le discours eue la flotte était revenue à Athènes en très mauvais état (s. 2-4), et que l’argent, levé par un abus aussi criminel, avait été gaspillé ou qu’on se l’était approprié frauduleusement.

Un autre discours nous apprend qu’Ergoklês fut condamné à mort. Ses biens furent confisqués, et on dit qu’ils montaient à 30 talents, bien qu’il eût été pauvre avant l’expédition ; mais on ne découvrit rien de semblable à ce montant après la sentence de confiscation (Lysias, Or. XXX, cont. Philokrat., s. 3).

[25] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 31.

[26] Xénophon, Helléniques, V, 1, 2.

[27] Thucydide, VIII, 61 : cf. Xénophon, Anabase, V, 6, 24.

[28] V. tome XIII, ch. 3 de cette Histoire.

[29] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 32, 33.

[30] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 35, 36.

[31] Xénophon, Helléniques, IV, 81 36.

[32] V. les remarques, plus haut, sur la défaite et la destruction de la mora lacédæmonienne par Iphikratês, près de Lechæon, à la fin de la première partie de ce chapitre.

[33] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 39.

[34] Xénophon, Helléniques, V, 1, 1.

Le sens du mot πάλιν ici n’est pas facile à déterminer, puisque (comme Schneider le fait remarquer) pas un mot n’avait été dit auparavant de la présence d’Eteonikos à Ægina. Peut-être pouvons-nous l’expliquer en supposant qu’Eteonikos trouva les Æginètes peu disposés à s’engager dans la guerre, et qu’il ne se soucia pas de les y entraîner avant d’être allé d’abord à Sparte consulter les éphores. Ce fut en revenant de Sparte à Ægina (πάλιν), après avoir obtenu le consentement des éphores (ξυνδόξαν καί τοϊς έφόροις), qu’il délivra les lettres de marque.

La note de Schneider explique τόν πρόσθεν χρόνον d’une manière inexacte, à mon sens.

[35] Cf. Xénophon, Helléniques, VI, 3, 8 ; Thucydide, III, 13. La vieille antipathie des Æginètes contre Athènes, une fois excitée ainsi de nouveau, continua d’exister pendant un temps considérable. Un an ou deux après, quand le philosophe Platon fut conduit à Ægina pour être vendu comme esclave, la mort attendait tout Athénien qui débarquait dans l’île (Aristide, Or. XLVI, p. 384 ; p. 306, Dindorf ; Diogène Laërce, III, 19 ; Plutarque, Dion, c. 5).

[36] Xénophon, Helléniques, V, 1, 3.

Cette description de la scène qui se passa au départ de Teleutias (pour lequel, aussi bien que pour son frère Agésilas, Xénophon manifeste toujours une sympathie marquée) est extrêmement intéressante. La réflexion dont Xénophon la fait suivre mérite aussi d’être mentionnée : Je sais bien que dans ces incidents je ne raconte ni dépense d’argent, ni danger couru, ni stratagème mémorable. Mais, par Zeus, il me semble qu’il vaut la peine de songer par quelle sorte de conduite Teleutias fit naître de pareilles dispositions dans ses soldats. C’est un exploit réellement viril, plus important que toute dépense ou que tout danger.

Ce à quoi Xénophon fait allusion ici dans le cas de Teleutias, c’est l’idée qu’il développe en détail dans le roman de la Cyropædie (τό έθελοντών άρχειν, — exercer le commandement de manière à avoir des sujets bien disposés et obéissants), — et qu’il touche indirectement dans plusieurs de ses autres compositions, — l’Hiero, l’Æconomicus, et des parties des Memorabilis.

L’idéal de gouvernement, tel qu’il se présentait à Xénophon, était le despotisme personnel, ou quelque chose de semblable.

[37] Xénophon, Helléniques, V, 1, 6-10.

[38] Xénophon, Helléniques, V, 1, 12, 13.

[39] C’est ce que nous pouvons conclure de Xénophon, Helléniques, V, 1, 13 ; Demænetos est trouvé à l’Hellespont, V, 1, 26.

[40] Xénophon, Helléniques, V, 1, 14-17.

[41] Xénophon, Helléniques, V, 1, 18.

Schneider doute que les mots προπαράσχετε δε μοι soient exacts ; mais ils me semblent avoir un sens très convenable, Teleutias n’avait pas d’argent : cependant il était nécessaire pour son objet que les marins vinssent munis d’un jour de provisions à l’avance. En conséquence, il est obligé de leur demander d’avoir une provision pour eux-mêmes ou de la lui prêter, pour ainsi dire, bien qu’ils fussent déjà si mécontents de n’avoir pas reçu leur paye.

[42] Thucydide, II, 9-1.

[43] Xénophon, Helléniques, V, 1, 18-22.

[44] Xénophon, Helléniques, V, 1, 24.

[45] Xénophon, Helléniques, V, 1, 29.    

Toutefois, même dix ans après cet incident, lorsque l’harmoste lacédæmonien Sphodrias vint la nuit de Thespiæ pour surprendre Peiræeus, il était sans portes du côté de la terre — ou du moins sans portes en état de résister à un assaut (Xénophon, Helléniques, V, 4, 20).

[46] Lysias, Orat. XXX, Cont. Nikomachum, s. 21-30.

J’ajoute foi à ce discours dans la mesure de ce fait, que clans l’année précédente quelques anciens sacrifices avaient été omis à cause de la pauvreté de l’17tat ; mais il se peut que la manière dont l’orateur se sert de cette circonstance contre Nikomachos soit ou ne soit pas juste.

[47] Aristophane, Ekklesiaz., 300-310.

[48] V. l’inscription n° 147 dans le Corpus Inscript. Græc. — Bœckh, Public Economy of Athens, II, 7, p. 179, 180, — trad. angl., — et Schoemann, Ant. Jur. Pub. Græc., s. 77, p.320.

[49] Démosthène, Philippic., IV, p. 141, s. 43 : Démosthène, Orat. XLIV, cont. Leocharem, p. 1091, s. 48.

[50] Il est ordinaire de représenter les Pètes à Athènes comme si c’étaient autant de stratagèmes pour nourrir les citoyens pauvres aux frais du public. Mais l’idée et le sentiment primitifs de la fête religieuse grecque, — à savoir la satisfaction offerte aux dieux dépendant de nombreux spectateurs qui sympathisent et se réjouissent ensemble, sont fort antérieurs au développement de la démocratie à Athènes. Voir les vieux oracles dans Démosthène, cont. Meidiam, p. 531, s. 66 ; Homère, Hymne à Apollon, 147 ; K. F. Hermann, Gottesdienstliche Alterthümer der Griechen, s. 8.

[51] V. des allusions à ces impôts directs sur la propriété dans divers discours de Lysias, Orat. XIX, De Bonis Aristophan., s. 31, 45, 63 ; Orat. XXVII, cont. Epikratem, s. II ; Orat. XXIX, cont. Philokrat., s. 14.

Bœckh (dans sa Public Econ. of Athens, IV, 4, p. 493, trad. angl., passage qui est resté sans changement dans la seconde édition de l’original allemand, p. 642) affirme qu’une proposition pour l’imposition d’une taxe directe d’un quarantième, ou 2 1/2 pour 100 sur la propriété, fut faite vers ce temps par un citoyen comme Euripidês, qui l’annonça comme destinée à produire 500 talents ; que la proposition fut d’abord accueillie avec enthousiasme par les Athéniens, et procura à son auteur une popularité sans bornes, mais qu’il fut bientôt décrié et disgracié, parce qu’un nouvel examen prouva que la mesure n’était qu’un mot peu satisfaisant et vide.

Sievers également (Geschichte von Griech. bis zur Schlacht von Mantineia, p. 100, 101) adopte la même idée que Bœckh, à savoir que ce fut une proposition réelle d’une taxe directe de 2 1/2 pour 100 sur la propriété faite par Euripidês. Après avoir allégué que les Athéniens dans ces temps alimentaient leur trésor au moyen de l’injustice la moins scrupuleuse en confisquant les biens de citoyens riches, — citant comme preuves des passages des orateurs, dont aucun n’établit sa conclusion, — Sievers continue en disant : — Ce qui prouve que ces violences ne suffisaient pas, c’est le fait que le peuple prenait d’autres mesures avec une impatience avide. Ainsi un nouveau projet de finance, qui cependant fut bientôt reconnu comme insuffisant ou inapplicable, excita d’abord la joie la plus extravagante. Il ajoute dans une note : Le projet venait d’Euripidês : c’était une taxe de 2 1/2 pour 100 sur la propriété. V. Aristophane, Ekklesiaz. 823, Bœckh, Staatshaush. II, p. 27.

A mon sens, l’assertion faite ici par Bœckh et par Sievers ne repose pas sur une raison suffisante. Le passage d’Aristophane ne nous autorise pas à rien conclure au sujet d’une proposition de taxe sur la propriété.

Quel fut ce nouveau projet financier (comme Sievers l’appelle justement) auquel le poète fait allusion ici, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de déterminer. Mais j’ose exprimer ma conviction décidée que ce ne peut avoir été une taxe foncière. Les termes dans lesquels il est décrit interdisent cette supposition. Ce fut un projet qui sembla à première vue plein de promesses et extrêmement avantageux pour la cité, et qui procura à son auteur une popularité très grande, mais qui, après un nouvel examen, se trouva être simplement une vaine vanterie. Comment peut-on dire cela d’une motion quelconque pour un impôt foncier ? Qu’un financier ait jamais gagné une popularité extraordinaire en proposant une taxe foncière, c’est ce qui est entièrement inconcevable. Et une proposition de lever la somme immense de 500 talents (que Schoemann estime comme la charge collective probable de tout l’établissement d’Athènes en temps de paix, Antiq. Jur. Publ. Græc., s. 73, p. 313) d’un seul coup par un impôt sur la propriété ! C’est tout ce que pourrait faire un financier de se soutenir contre la redoutable impopularité d’une telle proposition, et d’engager l’assemblée môme à l’écouter, quelque grande que fat la nécessité. Nous pouvons savoir combien sont odieuses des propositions d’imposition directe, sans recourir aux preuves spéciales relatives à Athènes ; mais si l’on veut des preuves spéciales de ce genre, on peut les trouver abondamment dans les Philippiques et dans les Olynthiennes de Démosthène. En une occasion (De Symmoriis, Or. XIV, s. 33, p. 185) cet orateur fait allusion à une proposition de lever 500 talents au moyen d’une taxe foncière directe comme étant quelque chose d’extravagant, que les Athéniens ne devaient pas souffrir qu’on mentionnât.

De plus — impopularité à part — la motion d’une taxe foncière ne pourrait guère procurer de crédit à un tenancier, parce que c’est de toutes les idées la plus simple et la plus évidente. Tout homme peut suggérer un tel projet. Mais si l’on veut plaire comme financier, on doit proposer quelque mesure qui promette du profit à l’État sans peser ainsi sur les individus d’une manière non déguisée.

Enfin il n’y a rien de trompeur dans une taxe foncière, rien qui semble avantageux à première vue, et qui à un nouvel examen soit reconnu faux ou incertain. On peut, il est vrai, s’y soustraire plus ou moins, mais cela ne peut se savoir qu’après qu’elle a été établie, et que quand on réclame réellement le payement.

Pour ces raisons, je soutiens que la τεσσαρακοστή proposée par Euripidês n’était pas une taxe foncière. Qu’est-ce qu’elle était, c’est ce que je ne prétends pas dire ; mais τεσσαρακοστή peut avoir bien d’autres significations : elle pouvait signifier un droit de 2 1/2 pour 100 sur les importations on sur les exportations, ou sur le produit des mines de Laureion, ou elle pouvait vouloir dire un monnayage à bon compte ou une monnaie altérée, quelque chose de la nature des τεσσαρακοσταί de Chios (Thucydide, VIII, 101). Tout ce que ce passage nous apprend en réalité, c’est qu’Euripidês fit quelque proposition financière qui sembla d’abord de nature à être lucrative, mais qui ne supporta pas un examen attentif. Il n’est pas même certain qu’Euripidês promit une recette de 500 talents ; cette somme ne nous est donnée que comme une exagération comique de celle que des gens insensés s’imaginaient d’abord. Bœckh, dans plus d’un endroit, raisonne (d’une manière erronée, à mon sensu comme si ces 500 talents étaient uns estimation réelle et digne de confiance, et égale à 2 1/2 pour 100 sur la propriété imposable des Athéniens. Il dit (IV, 8, p. 520, Trad. Angl.) que Euripidês prit pour base de sa proposition de lever une taxe foncière, un capital imposable de 20.000 talents, — et que sa proposition de 1/40 fut calculée pour produire 500 talents. On ne peut à bon droit tirer d’Aristophane aucune conclusion semblable.

En outre, Bœckh conclut d’un autre passage de la même pièce du même auteur qu’une petite taxe foncière directe de 1/500 avait été imposée récemment. Après un discours de l’une des vieilles femmes, invitant un jeune homme à la suivre, voir ce que le jeune homme répond (1006).

Bœckh admet lui-même (IV, 8, p. 520) que ce passage est très obscur, et je crois que tout le monde dira de même. Il embarrassait tellement Tyrwhitt, que celui-ci changea έμών en έτών. Sans prétendre assigner le sens de ce passage, je soutiens seulement qu’il ne peut servir à justifier l’affirmation, comme fait historique, qu’une taxe foncière de 1/500 avait été récemment levée à Athènes, peu de temps avant la représentation des Elcklesiazousæ.

Je ne puis m’empêcher de mentionner ici une autre conclusion tirée par Sievers d’un troisième passage de la même pièce, — les Ekklesiazousæ (Geschichte Griechenlands vom Ende des Pelop. Kriegs bis zur Sehlacht von Mantineia, p. 101). II dit : — Combien est triste le tableau de la vie populaire athénienne, qui nous est présenté par les Ekklesiazousa ; et le second Plutus, dix ou douze ans après le rétablissement de la démocratie ! Quel sérieux frappant (welch ein erschütterades Ernst) est exprimé dans le discours de Praxagora (v. 174 sqq.).

J’avoue que je ne trouve ni sérieux ni couleur véritable et digne de confiance dans ce discours de Praxagora. C’est un cas comique établi dans le dessein de montrer que les femmes étaient plus propres à gouverner Athènes que les hommes, et pour présenter les prétendues folies des hommes en termes de dénigrement étendu et général. Toute la pièce est, d’un bout à l’autre, une farce achevée pleine d’esprit aristophanesque. Et assurément il est absurde de considérer ça qui est mis dans la bouche de Praxagora, le caractère féminin principal, comme une preuve historique quant à la condition ou à l’administration actuelle d’Athènes. Qu’on suive le discours de Praxagora dans la proposition de réforme qu’on lui fait soumettre, et l’on verra alors l’absurdité de citer son discours comme si c’était une harangue de Thucydide. En effet l’histoire est étrangement transformée si l’on tourne ainsi l’esprit comique en une source sérieuse d’évidence, et aucune histoire n’a autant souffert de ce procédé que celle d’Athènes.

[52] Xénophon, Helléniques, V, 1, 19-24 ; cf. VII, 1, 3, 4 ; Xénophon, De Vectigalibus, ch. 1, 2, 3, etc. ; Xénophon, De Repub. Ath., I, 17.

[53] Plutarque, Artaxerxés, c. 22.

[54] Xénophon, Helléniques, V, 1, 28.

[55] Xénophon, Helléniques, V, 1, 25-27.

[56] Diodore, XV, 2. Ces trirèmes furent employées l’année suivante à continuer la guerre contre Evagoras.

[57] Xénophon, Helléniques, V, 1, 28, 29.

[58] Xénophon, Helléniques, V, 1, 31.

Dans ce document, on voit la même introduction de la première personne suivant immédiatement la troisième, que dans la correspondance entre Pausanias et Xerxès (Thucydide, I, 128, 129).

[59] Diodore, XIV, 110.

[60] Xénophon, Helléniques, V, 1, 38, 33.

[61] Xénophon, Helléniques, V, 1, 34 ; Démosthène, adv. Leptin., c. 13, p. 473.

[62] Xénophon, Helléniques, V, 1, 34.

[63] Telle est, en effet, la version du récit de l’Éloge de Xénophon au sujet d’Agésilas (II, 21), où il est fait honneur à ce dernier de n’avoir pas consenti à la paix sans une clause obligatoire portant que les exilés corinthiens et thêbains seraient rappelés. Les exilés corinthiens avaient coopéré activement avec Agésilas contre Corinthe. Nous n’avons rien appris des exilés thêbains : mais il est très probable qu’il y en avait plusieurs qui servaient avec Agésilas, — et aussi assez certain qu’il insista sur leur rappel.

[64] Xénophon, Helléniques, V, 2, 8.