HISTOIRE DE LA GRÈCE

DOUZIÈME VOLUME

CHAPITRE I — DE LA BATAILLE DES ARGINUSÆ AU RÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE À ATHÈNES, APRÈS L’EXPULSION DES TRENTE (suite).

 

 

La scène que nous venons de décrire, et qui se termina par l’exécution de Theramenês, est une des plus frappantes et des plus tragiques de l’histoire ancienne, malgré la manière nue et maigre dont elle est racontée par Xénophon, qui a jeté tout l’intérêt dans les deux discours. L’atroce injustice dont Theramenês fut la victime,  aussi bien que. le courage et le sang-froid qu’il montra au moment du danger, et sa gaieté même dans la prison, non inférieure à celle de Sokratês trois ans plus tard,  appellent naturellement les plus chaudes sympathies du lecteur en sa faveur, et ont contribué à élever l’appréciation positive de son caractère. Pendant les années qui suivirent immédiatement le rétablissement de la démocratie[1], il fut exalté et plaint comme l’un des premiers martyrs de la violence oligarchique des auteurs plus récents allèrent jusqu’à le compter parmi les disciples de prédilection de Sokratês[2]. Mais bien que Theramenês devint ici victime d’un homme beaucoup plus méchant que lui-même, il ne conviendra pas pour cela de lui accorder notre admiration que, comme on le verra, sa conduite ne mérité pas du tout. Les reproches que lui adressait Kritias, fondés sur sa manière d’agir pendant la conspiration antérieure des Quatre Cents, étaient en général bien fondés. Après avoir été l’un ries premiers auteurs de cette conspiration, il abandonna ses complices aussitôt qu’il vit qu’elle échouerait vraisemblablement. Kritias avait sans doute présent à l’esprit le sort d’Antiphôn, qui avait été condamné et exécuté par suite de l’accusation de Theramenês,  avec une conviction raisonnable que ce dernier tournerait de nouveau contre ses collègues de la même manière, si les circonstances l’encourageaient à le faire. De plus, Kritias n’avait pas tort en dénonçant la perfidie de Theramenês à l’égard des généraux après la bataille des Arginusæ ; il servit, en effet, d’instrument en partie pour amener leur mort, bien que seulement comme cause auxiliaire, et non avec ce déploiement extrême de stratagème exécrable que Xénophon et autres lui ont imputé. C’était un homme égoïste, rusé et sans foi,  prêt à entrer dans des conspirations, sans jamais toutefois en prévoir les conséquences,  et manquant à sa foi de manière à ruiner des collègues qu’il avait d’abord encouragés, quand il les voyait plus radicaux et plus logiques dans le crime que lui-même[3].

Cette violence arrogante que Kritias et la majorité des Trente exercèrent même contre un membre de leur propre conseil, en intimidant le sénat, laissa parmi leurs propres partisans un sentiment de dégoût et de dissension qui accompagna toujours leur pouvoir. Toutefois elle eut pour effet immédiat de les rendre, en apparence et à leur propre estime, plus puissants que jamais. Toute manifestation ouverte de dissentiment étant alors réduite au silence, ils se portèrent aux dernières limites d’une tyrannie cruelle et licencieuse. Ils firent une proclamation portant que tout homme qui n’était pas compris dans la liste des Trois Mille eût à sortir des murs, afin qu’ils pussent être maîtres tranquilles dans l’intérieur de la ville : politique à laquelle avaient eu recours jadis Periandros de Corinthe et d’autres despotes grecs[4]. Les nombreux fugitifs chassés par cet ordre se dispersèrent en partie dans le Peiræeus, en partie dans les divers dêmes de l’Attique. Toutefois, dans l’un et dans les autres, ils furent saisis par ordre des Trente, et beaucoup d’entre eux furent mis à mort, afin que soit les Trente eux-mêmes, soit quelque partisan favorisé, pussent s’approprier leurs biens et leurs terres[5]. Les dénonciations de Batrachos, d’Æschylidês et d’autres délateurs, devinrent plus nombreuses que jamais, en vue d’obtenir l’arrestation et l’exécution de leurs ennemis privés ; et l’oligarchie fut disposée n acheter de nouveaux adhérents en satisfaisant ainsi leurs antipathies ou leur rapacité[6]. Les orateurs subséquents affirmèrent que plus de quinze cents victimes furent mises à mort sans jugement par- les Trente[7] : il ne faut pas insister beaucoup sur cette estimation numérique, mais le total fut sans doute prodigieux. Il devint de plus en plus évident que personne n’était en sûreté en Attique, de sorte que des émigrants athéniens ; dont la plupart se trouvaient dans une pauvreté et un dénuement extrêmes, se multiplièrent d’un bout à l’autre des territoires voisins, — à Megara, à Thèbes, à Orôpos, à Chalkis, à Argos, etc.[8] Et ce n’était pas partout que ces personnes infortunées purent trouver accueil ; car le gouvernement lacédæmonien, à la prière des Trente, publia un édit interdisant à tous les membres de sa confédération de recevoir des Athéniens fugitifs ; édit auquel ces villes désobéirent généreusement[9], bien que probablement les cités péloponnésiennes plus petites s’y conformassent. Sans doute ce fut Lysandros qui obtint ce décret, pendant que son influence était encore entière.

Mais ce ne fut pas seulement u la vie, aux propriétés et aux libertés des citoyens athéniens que les Trente firent la guerre. Ils ne furent pas moins jaloux d’éteindre la force et l’éducation intellectuelles de la ville ; projet si parfaitement en harmonie tant avec le sentiment qu’avec l’usage de Sparte, qu’ils comptèrent sur l’appui de leurs alliés étrangers. Entre autres ordonnances qu’ils promulguèrent, l’une défendait expressément d’enseigner l’art de la parole[10] ; si l’on peut traduire ainsi d’une manière littérale l’expression grecque qui avait une signification plus compréhensive, et qui désignait toute communication intentionnelle des moyens propres à faire avancer dans la logique, la rhétorique ou le raisonnement,  de la critique et de la composition littéraires,  et de l’art qui consiste à posséder ces arguments politiques et moraux, sujets ordinaires des discussions. Telle était l’espèce d’instruction que Sokratês et d’autres sophistes, chacun dans son genre, communiquaient à la jeunesse athénienne. Les grands sophistes étrangers (non Athéniens), comme l’avaient, été Prodikos et Protagoras — bien que peut-être ni l’un ni l’autre de ces deux hommes ne fût encore vivant à ce moment — n’étaient plus sans doute dans la ville, au milieu des circonstances calamiteuses qui avaient pesé sur chaque citoyen depuis la défaite d’Ægospotami. Mais il y avait une grande quantité de maîtres ou sophistes indigènes, inférieurs en mérite à ces noms distingués, toutefois occupés encore habituellement, avec plus ou moins de succès, à communiquer une espèce d’instruction regardée comme indispensable à tout Athénien bien élevé. L’édit des Trente était dans le fait une suppression générale de la classe plus élevée des maîtres on professeurs, au-dessus du rang du grammatistês (ou maître d’école) élémentaire. Si un tel édit avait pu être maintenu en vigueur pendant une génération, combiné avec les autres ordonnances des Trente, — la ville hors de laquelle  Sophokle et Euripide venaient de mourir, dans le se de laquelle vivaient Platon et Isocrate alors dans la force de l’âge (le premier ayant vingt-cinq ans, le second trente-neuf), aurait été rabaissée au niveau intellectuel de la plus petite communauté de la Grèce. Il n’était pas rare qu’un despote  supprimât toutes ces assemblées où des jeunes gens se réunissaient en vue d’un exercice commun, soit intellectuel, soit gymnastique, aussi bien que les banquets publics et les sociétés ou associations,  comme étant un danger pour son autorité, et comme contribuant a élever le courage des citoyens et à leur donner conscience des droits politiques[11].    

Les énormités des Trente avaient provoqué de sévères commentaires de la part du philosophe Sokratês, qui passait sa vie à converser sur des sujets instructifs avec les jeunes gens avides de sa société, bien qu’il ne reçût jamais d’argent d’aucun disciple. Ces commentaires ayant excité l’attention, Kritias et Chariklês l’envoyèrent chercher, lui rappelèrent la loi prohibitive, et lui commandèrent péremptoirement de s’abstenir désormais de toute conversation avec des jeunes gens. Sokratês reçut l’ordre en posant, à ceux qui le donnaient, avec son style habituel d’examen embarrassant, quelques questions destinées à exposer le vague des termes,  et à tirer la ligne de démarcation ou plutôt à montrer qu’une pareille ligne ne pouvait être tirée entre ce qui était permis et ce qui était interdit. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir que ses interrogations ne faisaient que produire un sentiment de dégoût et de colère menaçant pour sa propre sûreté. Les tyrans finirent par répéter leur défense en termes encore plus péremptoires, et par donner à entendre à Sokratês qu’ils n’ignoraient pas les critiques qu’il avait lancées sur eux[12].

Bien que nos preuves ne nous permettent pas d’établir les dates précises de ces divers actes oppressifs des Trente, cependant il semble probable que cette défense d’enseigner a dû être une de leurs premières lois ; en tout cas, elle a dû être considérablement antérieure à la mort de Theramenês et à l’expulsion générale hors des murs de tous les habitants, à l’exception des Trois Mille privilégiés. Leur domination dura, sans rencontrer d’opposition armée, pendant environ huit mois à partir de la prise d’Athènes par Lysandros,  c’est-à-dire d’avril à décembre, 404 avant J.-C. environ. La mesure de leur iniquité devint comble alors. Ils avaient accumulé contre eux, tant en Attique que parmi les cités dans les territoires environnants, des ennemis malheureux et désespérés, tandis qu’ils avaient perdu la sympathie de Thèbes, de Megara et de Corinthe, et étaient appuyés moins sincèrement par Lacédæmone.

Pendant ces huit mois importants, le sentiment général d’une extrémité de la Grèce à l’autre avait considérablement changé tant à l’égard d’Athènes qu’y, l’égard de Sparte. A peine la longue guerre s’était-elle terminée, que la crainte, l’antipathie et la vengeance avaient été les sentiments dominants contre Athènes, tant parmi les confédérés de Sparte que parmi les membres révoltés de l’empire athénien détruit, sentiment qui, dans le fait, régnait chez eux à un plus haut degré que chez les Spartiates eux-mêmes : car ceux-ci lui résistèrent et accordèrent à Athènes une capitulation à un moment où un grand nombre de leurs alliés insistaient sur les mesures les plus rigoureuses. Cette résolution leur était dictée en partie par la force de l’ancienne sympathie qui subsistait encore, — en partie par l’odieux qui, à coup sûr, aurait suivi l’acte par lequel on aurait chassé la population athénienne, bien qu’on pût en parler à l’avance comme d’une punition convenable,  en partie aussi par la politique de Lysandros, qui songeait à tenir Athènes dans la même dépendance de Sparte et de lui-même ; et par les mêmes moyens que le autres cités du dehors dans lesquelles il avait établi ses dékarchies.

Aussitôt qu’Athènes fut humiliée, privée de sa flotte et de son port entouré de murs, et rendue inoffensive, — le grand lien de crainte commune qui avait attaché les alliés à Sparte disparut ; et tandis que l’extrême antipathie de ces alliés à l’égard d’Athènes s’effaçait insensiblement, un sentiment de jalousie et d’appréhension à l’égard de Sparte s’éleva a sa place chez les principaux États parmi eux. Ce sentiment avait plus d’une cause. Lysandros, à la fin de la guerre, avait rapporté dans sa patrie non seulement une somme considérable d’argent, mais encore à de précieuses dépouilles d’autre sorte, et il avait ramené maintes trirèmes captives. Comme le succès était dû aux efforts combinés de tous les alliés, ses fruits en toute justice appartenaient a eux tous en commun,  et non à Sparte seule. Les Thêbains et les Corinthiens élevèrent une prétention formelle a être autorisés a un partage ; et si les, autres alliés s’abstinrent ouvertement d’appuyer cette demandé, nous pouvons bien présumer que ce ne fut pas parce qu’ils expliquaient différemment la justice du cas, mais par crainte d’offenser Sparte. Dans le témoignage élevé par Lysandros à Delphes, pour rappeler le triomphe, il avait compris non seulement sa propre statue d’airain, mais celle de chaque commandant des contingents alliés, admettant ainsi formellement les alliés à participer aux résultats honorifiques, et sanctionnant tacitement leur droit à obtenir aussi des résultats lucratifs. Néanmoins la demande faite par les Thébains et les Corinthiens fut non seulement repoussée, mais presque ressentie comme une insulte ; en particulier par Lysandros, dont l’influence en ce moment était presque toute-puissante[13].

Le refus fait par les Lacédæmoniens de partager cet argent avec les alliés prouve plus encore le grand ascendant de Lysandros,  vu qu’il y avait à Sparte même un parti considérable qui protesta d’une manière absolue contre l’admission de tant d’or et d’argent, comme contraire aux ordonnances de Lykurgue, et fatale à la moralité particulière de Sparte. Un vieux Spartiate, Skiraphidas ou Phlogidas, se mit en avant pour demander qu’on restât exclusivement fidèle à l’ancienne monnaie spartiate,  du fer pesant difficile à porter. Ce ne fut pas sans difficulté que Lysandros et ses amis obtinrent que le trésor fût admis dans Sparte, sous condition spéciale qu’il serait réservé pour les desseins exclusifs du gouvernement, et qu’un simple citoyen ne mettrait jamais en circulation ni or ni argent[14]. L’existence de cette répugnance traditionnelle chez les Spartiates aurait semblé de nature à les engager à être justes envers leurs alliés, puisqu’une répartition équitable du trésor aurait contribué à éloigner la difficulté : cependant ils le gardèrent tout entier.

Mais, outre cette défense spéciale faite aux alliés, la conduite de Sparte à d’autres égards prouva qu’elle avait l’intention de faire tourner la victoire à son profit. Lysandros était à ce moment tout-puissant ; il jouait son propre jeu sous le nom de Sparte. Sa position était beaucoup plus grande que ne l’avait été celle du régent Pausanias après la victoire de Platée, et ses talents, pour tirer parti de la position, incomparablement supérieurs. La grandeur de ses succès, aussi bien que l’habileté distinguée dont il avait fait preuve, justifiait d’abondants éloges ; mais, dans son cas, l’éloge alla jusqu’à quelque chose qui ressemblait a un culte. On lui éleva des autels ; on composa des pæans ou hymnes en son honneur ; les Éphésiens dressèrent sa statue dans le temple de leur déesse Artemis, tandis que les Samiens non seulement lui érigèrent une statue. à. Olympia, mais même changèrent le nom de leur grande fête, — les Heræa — en Lysandria[15]. Plusieurs poètes contemporains,  Antilochos, Nikêratos, Chœrilos et Antimachos, — consacrèrent leurs soins à chanter ses gloires, et profitèrent de ses récompenses.

Un tel excès de flatterie était fait pour, tourner la tête même du Grec le plus vertueux. Chez Lysandros, elle eut pour effet de substituer à la place de cette prétendue douceur de manières qu’il avait montrée d’abord dans son commandement une dureté et une arrogance insultantes qui correspondaient à l’ambition réellement démesurée qu’il nourrissait[16]. Cette ambition le poussait à agrandir Sparte séparément, sans songer à ses alliés ; afin d’exercer, la domination en son nom. Il avait déjà établi des dékarchies, ou oligarchies de Dix, dans beaucoup d’entre les villes insulaires et asiatiques, et une oligarchie de Trente à Athènes ; toutes composées de fougueux partisans choisis par lui-même, dépendantes de son appui et dévouées à ses desseins. Aux yeux d’un observateur grec impartial, il semblait que toutes ces villes avaient été changées en dépendances de Sparte, et étaient destinées à être maintenues dans cette condition sous l’autorité spartiate, exercée par Lysandros et par son moyen[17]. Au lieu de cette liberté générale qui avait été promise comme encouragement à une révolte contre Athènes, un empire spartiate avait été établi k la place de l’empire athénien détruit, avec un tribut montant à mille talents annuellement, destiné à être imposé sur les villes et les îles qui le composaient[18].

Il est aisé de voir que, dans cet état de sentiment parmi les alliés de Sparte, on apprenait, avec sympathie pour les victimes, les énormités commises par les Trente à Athènes, et par les dékarchies lysandriennes dans les autres villes ; on les apprenait sans cette forte antipathie contre les Athéniens qui avait régné quelques mois auparavant. Mais,  ce qui était d’une importance plus grande encore, -même à Sparte, il commença à s’élever une opposition contre les mesures et la personne de Lysandros. Si les principaux personnages de Sparte avaient été jaloux même de Brasidas, qui les offensait seulement par des succès, et un mérite incomparable comme commandant[19],  à plus forte raison ce sentiment devait-il se produire contre Lysandros, qui montrait une insolence outrecuidante, et était adoré avec une flatterie fastueuse, autant que Pausanias après la bataille de Platée. Un autre Pausanias, fils de Pleistoanax, était à ce moment roi de Sparte, conjointement avec Agis. Le, sentiment de jalousie contre Lysandros agit sur lui avec une force particulière, comme il le fit plus tard sur Agésilas, le successeur d’Agis, non sans être accompagné probablement du soupçon (que justifièrent des événements subséquents) que Lysandros visait à s’immiscer dans les privilèges royaux. Et il n’est pas injuste de supposer que Pausanias était animé par des motifs plus patriotiques que la jalousie seule ; et que la cruauté rapace, qui déshonorait partout les nouvelles oligarchies, blessait ses meilleurs sentiments et lui inspirait en même temps des craintes pour la stabilité du système. Une autre circonstance qui affaiblit l’influence de Lysandros à Sparte, ce fut le changement annuel d’éphores, qui se fit vers la fin de septembre ou au commencement d’octobre. Ces éphores, sous lesquels il avait accompli son grand succès et la prise d’Athènes, et qui s’étaient prêtés entièrement à ses vues, sortirent de charge en septembre, 404 avant J.-C., et firent place a d’autres plus disposés à seconder Pausanias.

Je faisais remarquer, dans le chapitre précédent, combien la fin de la guerre du Péloponnèse eût été plus honorable pour Sparte, et moins malheureuse pour Athènes et pour tout le reste de la Grèce, — si Kallikratidas avait gagné la bataille des Arginusæ et avait survécu, de manière à terminer cette guerre et à acquérir pour lui-même cet ascendant personnel que le général victorieux était sûr d’exercer sur les nombreux arrangements nouveaux qui sont la conséquence de la paix. Nous voyons de quelle importance était le caractère personnel du général ainsi placé, quand nous examinons la conduite de Lysandros pendant l’année qui suivit la bataille d’Ægospotami. Ses vues personnelles furent la grande circonstance déterminante d’une extrémité à l’autre de la Grèce, réglant à la fois les mesures de Sparte et le sort des villes vaincues. Dans ces dernières furent organisées des oligarchies -rapaces et cruelles, de Dix dans la plupart des cités ; mais de Trente à Athènes,  agissant toutes sous le pouvoir et la protection de Sparte, mais en réalité subordonnées à son ambition. Comme Lysandros se trouvait être sous l’influence d’une soif égoïste de pouvoir, les mesures de Sparte furent dépouillées non seulement de tout esprit panhellénique, mais même, à un haut degré, d’égard pour ses confédérés,- et ne tendirent qu’à l’acquisition de la prépondérance souveraine pour- elle-même. Or si, dans cette conjoncture critique, Kallikratidas avait joui de l’ascendant, non seulement ces motifs étroits et funestes auraient été comparativement inefficaces, irais l’État prépondérant aurait été amené à donner l’exemple de recommander, d’organiser, et, s’il était nécessaire, d’imposer des arrangements favorables à la fraternité panhellénique. Non seulement Kallikratidas se serait refusé à se prêter à des dékarchies gouvernant à l’aide de ses forces et pour ses desseins, dans les villes subordonnées,  mais il aurait découragé de telles conspirations, partout où elles tendaient à naître spontanément. Pas un bandit comme Kritias, pas un artificieux faiseur de projets comme Theramenês n’auraient compté sur son aide comme ils se flattaient de l’amitié de Lysandros. Probablement il aurait laissé le gouvernement de chaque ville à ses propres tendances naturelles, oligarchiques ou démocratiques, n’intervenant que dans des cas spéciaux de nécessité réelle et prononcée. Or l’influence d’un État supérieur, employée dans de telles vues et écartant expressément tout but privé pour l’accomplissement d’un sentiment et d’une fraternité panhelléniques stables,  de plus employée ainsi, à un moment où tant de villes grecques étaient dans les douleurs d’une réorganisation, ayant à adopter une nouvelle marche politique eu égard au changement des circonstances,  cette influence, dis-je, est un élément dont la force n’aurait pu guère manquer d’être prodigieuse aussi bien que salutaire. Quel degré de bien positif eût été accompli par un vainqueur doué de nobles sentiments dans ces circonstances spéciales ?  c’est ce que nous ne pouvons nous permettre d’affirmer en détail. Mais ce n’eut pas été un médiocre avantage d’avoir préservé la Grèce du malheur de voir et de sentir des pouvoirs aussi énormes dans les mains d’un homme tel que Lysandros, sous l’administration duquel les pires tendances d’une ville souveraine furent soigneusement grossies par l’excès d’une ambition individuelle. Ce fut à lui exclusivement que les Trente à Athènes, et les dékarchies ailleurs durent et leur existence et leurs moyens d’oppression.

Il était nécessaire d’expliquer ainsi les changements universels qui s’étaient opérés en Grèce et dans le sentiment grec pendant les huit mois qui suivirent la prise d’Athènes en mars, 404 avant J.-C., afin que nous pussions comprendre la position des Trente oligarques ou tyrans à Athènes, et de la population athénienne tant en Attique qu’en exil, vers le commencement de décembre de la même année,  époque à laquelle nous sommes arrivés actuellement. Nous voyons comment il se fit que Thèbes, Corinthe et Megara qui, en mars, avaient été les ennemies les plus acharnées des Athéniens, s’étaient éloignées maintenant tant de Sparte que des Trente lysandriens, qu’elles considéraient comme des vice-rois d’Athènes pour le profit spartiate séparément. Nous voyons comment- s’établit ainsi la base de sympathie en faveur des malheureux exilés qui fuyaient l’Attique, sentiment que le récit des énormités sans fin accomplies par Kritias et ses collègues enflammait de plus en plus chaque jour. Nous remarquons en même temps comment les Trente, tout en encourant ainsi l’inimitié, tant dans l’Attique qu’au dehors de ce pays, perdaient dans le même moment l’appui sincère de Sparte, par suite du déclin de l’influence de Lysandros et de l’opposition croissante de ses rivaux, à l’intérieur.

En dépit d’une, défense formelle de Sparte,  obtenue sans doute sous l’influence de Lysandros,  les émigrants athéniens avaient obtenu asile dans tous les États confinant à l’Attique. Ce fut de Bœôtia qu’ils frappèrent le premier coup. Thrasyboulos, Anytos et Archinos, partant de Thèbes avec la sympathie du public thêbain et l’aide matérielle d’Ismenias et d’autres citoyens opulents, — à la tête d’une petite troupe d’exilés composée, suivant divers rapports, de 30, de 60, de 70, ou d’un peu plus de 100 hommes[20], — s’emparèrent de Phylê, forteresse frontière dans les montagnes, au nord de l’Attique, placée sur la route directe entre Athènes et Thèbes. Probablement elle m’avait pas de garnison, car les Trente, agissant dans l’intérêt de la prépondérance lacédæmonienne, avaient démantelé toutes les forteresses avancées de l’Attique[21], de sorte que Thrasyboulos accomplit son projet sans rencontrer de résistance. Les Trente sortirent d’Athènes pour l’attaquer, è, la tête d’une puissante armée, comprenant les hoplites lacédæmoniens, qui formaient leur garde, les Trois Mille, citoyens privilégiés et tous les Chevaliers ou Cavaliers. Probablement la petite compagnie de Thrasyboulos fut renforcée par de nouvelles adjonctions d’exilés, aussitôt qu’on sut qu’il avait occupé le fort. Car au moment où les Trente arrivèrent avec leur armée d’attaque, il fut en état de repousser un vigoureux assaut tenté par les jeunes soldats avec des pertes considérables pour les agresseurs.

Désappointés dans leur attaque directe, les Trente concertèrent des plans pour bloquer Phylê, où ils savaient qu’il n’y avait pas de fonds de provisions. Mais è, peine leurs opérations eurent-elles commencé, que la neige tomba si abondante et si violente qu’ils furent forcés d’abandonner leur position et de se retirer à Athènes, laissant une grande partie de leurs bagages dans les mains de la garnison de Phylê. Dans son langage, Thrasyboulos caractérisa cette tempête de providentielle, vu que le temps avait été très beau jusqu’au moment précédent,  et qu’elle lui donna le temps de recevoir des renforts qui portèrent le nombre de ses hommes à sept cents[22]. Bien que le temps fût tel que les Trente ne voulurent pas garder le gros de leurs forces dans le voisinage de Phylê, — et peut-être les Trois Mille eux-mêmes n’étaient-ils pas assez dévoués à la cause pour le permettre,  cependant ils envoyèrent leurs Lacédæmoniens et deux tribus de Cavaliers athéniens pour arrêter les sorties de la garnison. Thrasyboulos s’arrangea pour attaquer ce corps par surprise. Descendant de Phylê pendant la nuit, il s’arrêta à un quart de mille (= 400 mètres) de sa position jusqu’au moment qui précède l’aurore, quand la garde de nuit venait de finir[23], et que les valets d’écurie faisaient du bruit en bouchonnant les chevaux. Justement à cet instant les hoplites de Phylê s’élancèrent sur leurs ennemis au pas de course, — trouvèrent tous les hommes non préparés, quelques-uns même dans leur lit, — et ils les dispersèrent sans trouver à peine de résistance. Cent vingt hoplites et quelques Cavaliers furent tués, tandis que les soldats d’Aristoboulos prirent une grande quantité d’armés et de provisions qu’ils apportèrent en triomphe à Phylê[24]. La nouvelle de la défaite fut promptement portée à la ville, d’où le reste des Cavaliers vint immédiatement au secours ; mais ils ne purent faire rien de plus que de protéger l’enlèvement des morts.

Cet engagement heureux changea sensiblement la situation relative des partis en Attique ; il encouragea les exilés autant qu’il découragea les Trente. Même patin, les partisans de ces derniers a Athènes, la dissension commença à naître. La minorité qui avait sympathisé avec Theramenês, aussi bien que la portion des Trois Mille qui était la moins compromise comme complice dans les dernières énormités, commença à chanceler d’une manière si manifeste dans sa fidélité, que Kritias et ses collègues en vinrent à douter s’ils pourraient se maintenir dans la ville. Ils résolurent de s’assurer d’Eleusis et de file de Salamis, comme lieux de refuge et comme ressource dans le cas où ils seraient forcés d’évacuer Athènes. Conséquemment ils allèrent à Eleusis, avec un nombre considérable de Cavaliers athéniens, sous prétexte d’examiner la force de la place et le nombre de ses défenseurs, de manière à déterminer quel chiffre de troupes nouvelles serait nécessaire. Tous les Eleusiniens dispos et propres à un service armé reçurent l’ordre de venir en personne et de donner leurs noms aux Trente[25], dans un bâtiment dont la poterne s’ouvrait sur le rivage de la mer, le long duquel étaient postés les Cavaliers d’Athènes et leurs serviteurs. Il fut commandé à chaque hoplite éleusinien, après qu’il se fut présenté et eut donné son nom aux Trente, de sortir par cette issue où chaque homme successivement se trouva au pouvoir des Cavaliers, et fut mis aux fers par les serviteurs. Lysimachos, l’hipparchos, ou commandant des Cavaliers, reçut l’ordre de conduire tous ces prisonniers à Athènes et de les remettre à la garde des Onze[26]. Après avoir saisi et emmené d’Eleusis tout citoyen dont les sentiments ou l’énergie leur étaient suspects, et avoir laissé à la place une troupe de leurs adhérents, les Trente retournèrent à Athènes. En même temps, à ce qu’il parait, quelques-uns d’entre eux firent également à Salamis une visite et une arrestation de prisonniers[27]. Le lendemain, ils convoquèrent à Athènes leurs Trois Mille hoplites privilégiés, — avec tout le reste des Cavaliers qui n’avaient pas été employés à Eleusis ou à Salamis,  dans l’Odéon, dont la moitié était occupée par la garnison lacédæmonienne sous les armes. Citoyens (dit Kritias parlant à ses compatriotes), nous gardons le gouvernement autant pour votre profit que pour le nôtre. Vous devez donc partager le danger de notre position, comme vous en partagez l’honneur. Ici sont ces prisonniers éleusiniens qui attendent leur sentence : vous devez rendre un vote qui les condamne tous à mort, afin que vos espérances et vos craintes puissent être identifiées avec les nôtres. Il désigna ensuite un lieu immédiatement devant lui et sous ses yeux, et ordonna à chaque homme d’y déposer son caillou de condamnation visible pour tous[28]. J’ai déjà fait remarquer auparavant qu’à Athènes on savait bien que voter à découvert était la même chose que voter lei contrainte il n’y avait de garantie pour un suffrage libre et sincère que s’il était secret et nombreux. Kritias fut obéi sans réserve et sans exception : probablement tout dissident aurait été mis à mort sur-le-champ. Tous les prisonniers, vraisemblablement au nombre de trois cents[29], furent condamnés par le même vote, et exécutés immédiatement.

Bien que cette atrocité ajoutât à la satisfaction et à la confiance des amis les plus violents de Kritias, elle lui en aliéna probablement un plus grand nombre d’autres, et affaiblit les Trente au lieu de les fortifier. Elle contribua en partie, nous n’en pouvons guère douter, à la résolution hardie et décisive que prit alors Thrasyboulos, cinq jours après son dernier succès, de se rendre pendant la nuit de Phylê au Peiræeus[30]. La troupe, bien qu’un peu augmentée, ne dépassait pas encore mille hommes ; elle était absolument insuffisante par elle-même, pour une entreprise considérable quelconque, s’il n’avait compté sur l’appui positif et l’adjonction de nouveaux camarades,  ainsi que sur une plus grande somme d’appui négatif, que lui procurerait le dégoût ou l’indifférence à l’égard des Trente. Il fut, en effet, rejoint par maints compatriotes pleins de sympathie, mais peu d’entre eux avaient une armure pesa ite, dépris la manœuvre du désarmement général opérée par les oligarques. Quelques-uns avaient de légers boucliers et des traits, mais d’autres étaient complètement sans armes, et ne pouvaient servir qu’à lancer des pierres[31].

Peiræeus était à ce moment, une, ville ouverte, privée de ses fortifications aussi bien que de ces Longs Murs qui l’avaient pendant si longtemps rattachée à Athènes.  Elle avait aussi une grande étendue, et il fallait pour la défendre des : forces plus considérables que Thrasyboulos n’en pouvait rassembler. Aussi, quand les Trente sortirent d’Athènes le lendemain matin pour l’attaquer, avec toutes leurs forces d’hoplites et de Cavaliers athéniens, et avec une garnison lacédæmonienne en outre,  essaya-t-il en vain de se maintenir contre eux sur la grande route carrossable qui menait à Peiræeus. Il fut forcé de concentrer ses forces dans Munychia,  la portion la plus orientale de l’agrégat appelé Peiræeus, la plus rapprochée de la baie de Phalêron, et comprenant un de ces trois ports qui avaient autrefois soutenu la puissance navale d’Athènes. Thrasyboulos occupa le temple d’Artemis Munychia et le Bendideion adjacent, situé au milieu de Munychia, et accessible seulement par une rue d’une pente raide. A l’arrière des hoplites, dont les files avaient dix hommes en profondeur, étaient postés les archers et les frondeurs ; la pente était si raide que ces derniers pouvaient lancer leurs projectiles par-dessus les têtes des hoplites qu’ils avaient devant eus. Bientôt on vit Kritias et les Trente, qui avaient d’abord passé leurs hommes en revue dans la place du marché de Peiræeus (appelée l’Agora Hippodamienne), approcher avec leurs troupes supérieures en nombre, et gravir la colline en ordre de bataille, leurs hoplites n’étant pas moins de cinquante en profondeur. Thrasyboulos,  après avoir adressé à ses soldats une exhortation animée, où il leur rappela les injustices qu’ils avaient à venger, et insista sur les avantages de leur, position, qui exposait les rangs serrés, des ennemis à l’effet destructeur des traits, les forcerait à se blottir sous leurs boucliers, et les rendrait incapables de résister à une charge la lance en avant ;  Thrasyboulos attendit patiemment qu’ils vinssent à portée de trait ; il était au premier rang, ayant à ses côtés le prophète (consulté habituellement avant une bataille). Ce dernier, brave et dévoué patriote, tout en promettant la victoire, avait engagé ses camarades à ne pas charger avant que quelqu’un de leur côté fût tué ou blessé ; en même temps il prédit sa propre mort dans le conflit. Quand les troupes des Trente avancèrent assez prés en gravissant la colline, les soldats légèrement armés à l’arrière de Thrasyboulos lancèrent sur elles une grêle de traits par-dessus les têtes de leurs propres hoplites, et produisirent un effet considérable. Comme elles semblaient chanceler, cherchant à se couvrir de leurs boucliers, et ainsi ne voyant pas bien devant elles, — le prophète, vraisemblablement armé lui-même, donna l’exemple de s’élancer en avant, fut le premier à en venir aux mains avec l’ennemi, et périt dès le début. Thrasyboulos, avec le gros des hoplites, le suivit, chargea vigoureusement en descendant la colline, et repoussa les troupes des Trente en désordre, après une vive résistance, et avec une perte de soixante-dix hommes. Ce qui avait une importance plus grande encore,  Kritias et Hippomachos, qui commandaient leurs troupes à la gauche, furent parmi les morts, en même temps que Charmidês, fils de Glaukôn, un des dix oligarques qui avaient été placés pour administrer Peiræeus[32].

Ce grand et important avantage laissa les troupes de Thrasyboulos en possession de soixante-dix morts de l’ennemi, qu’elles dépouillèrent de leurs armes, mais non de leurs vêtements, en signe de respect pour des compatriotes[33]. Les hoplites des Trente furent tellement refroidis, découragés et désunis, malgré leur grande supériorité numérique, qu’ils envoyèrent solliciter la trêve usuelle pour la sépulture des morts. Cette requête étant naturellement accordée, les deux parties en lutte se mêlèrent l’une à l’autre en accomplissant les -devoirs funèbres. Au milieu d’une scène si touchante, leurs sentiments communs comme Athéniens et comme compatriotes se réveillèrent avec force, et ils échangèrent entre eux bien des observations amicales. Kleokritos,  héraut des Mystæ ou initiés aux mystères d’Eleusis,  appartenant à l’une des gentes les plus respectées de l’Etat,  était au nombre des exilés. Sa voix s’éleva particulièrement, et la fonction qu’il occupait lui permit d’obtenir silence pendant qu’il adressa aux citoyens qui servaient les Trente une remontrance touchante et énergique : Pourquoi nous chasser ainsi en exil, concitoyens ? Pourquoi chercher à nous tuer ? Nous ne vous avons jamais fait le moindre mal : nous avons partagé avec vous les fêtes et les rites religieux ; nous avons été vos compagnons dans le chœur, à l’école, à l’armée ; nous avons bravé avec vous mille dangers sur terre et sur mer pour défendre notre sûreté et notre liberté communes. Je vous adjure par nos dieux communs, paternels et maternels, — par nos liens communs de parenté et de camaraderie,cessez de faire ainsi du mal à votre pays pour obéir à ces Trente exécrables, qui ont fait périr en huit mois, pour leur profit particulier, autant de citoyens que les Péloponnésiens en dix années de guerre. Ce sont ces hommes qui nous ont plongés dans une guerre criminelle et odieuse les uns contre les autres, quand nous pouvions vivre ensemble en paix. Soyez assurés que vos morts dans cette bataille nous ont coûté autant de larmes qu’à vous[34].

Ces appels touchants, venant d’un homme d’un rang respecté comme Kleokritos, et sans doute d’autres également, commencèrent à agir d’une façon tellement sensible sur les esprits des citoyens d’Athènes, que les Trente furent obligés de donner l’ordre de retourner immédiatement, ce que Thrasyboulos n’essaya pas d’empêcher, bien qu’il eût été en son pouvoir de le faire[35]. Mais leur ascendant avait reçu un coup dont il né se releva jamais complètement. Le lendemain, ils parurent abattus et découragés dans le sénat, qui se trouva lui-même en petit nombre ; tandis que les Trois Mille privilégiés, rangés en différentes compagnies de garde, étaient partout en discorde et en mutinerie partielle. Ceux d’entre eux qui avaient été le plus compromis dans les crimes des Trente étaient ardents à soutenir l’autorité existante ; mais ceux qui avaient été moins coupables protestaient contre la continuation d’une guerre si impie, en déclarant qu’on ne pouvait permettre à Trente d’amener Athènes à une ruine complète. Et bien que les Chevaliers ou Cavaliers restassent encore leurs fermes partisans, et s’opposassent résolument à tout accommodement avec les exilés[36], cependant les Trente aussi furent a6iblis sérieusement par la mort de Critias, — le chef suprême, et décisif, en même temps le plus cruel et le plus immoral de tous tandis que le parti, tant dans le sénat que hors de ses rangs, qui était naguère attaché à Theramenês, releva la tête. Il se tint une assemblée publique, dans laquelle ce qu’on peut appeler le parti de l’opposition parmi les Trente, — celui qui s’était opposé aux énormités extrêmes, de Kritias, — devint prédominant. On décida de déposer les Trente, mais d’établir une nouvelle oligarchie de Dix, en prenant un membre dans chaque tribu[37]. Toutefois on jugea que les membres des Trente pouvaient être réélus individuellement ; de sorte que deux d’entre eux, Eratosthenês et Pheidôn, si non plus,  adhérents de Theramenês, et hoplites à Kritias et à Chariklês, — avec d’autres de la même veine de sentiment, furent choisis et firent partie des Dix[38]. Chariklês et les membres les plus violents, ayant perdu ainsi leur ascendant, ne se crurent, plus en sûreté à Athènes, mais ils se retirèrent à Eleusis qu’ils avaient et la précaution d’occuper d’avance. Probablement un certain nombre de leurs partisans, et la garnison lacédæmonienne également, s’y retirèrent avec eux.

La nomination de cette nouvelle oligarchie de Dix était évidemment un compromis que quelques-uns adoptèrent par dégoût sincère pour le système oligarchique et par désir d’en venir à un accommodement avec les effilés, et d’autres par la conviction que le meilleur moyen, de maintenir le système oligarchique, et de repousser les exilés, était de constituer un nouveau conseil oligarchique, en écartant tout ce qui était devenu odieux. Ce dernier moyen était le but des Cavaliers, les principaux soutiens du premier Conseil aussi bien que du second ; et l’on ne tarda pas à voir que telle était aussi la politique d’Eratosthenês et de ses collègues. Au lieu d’essayer de s’entendre sur les termes d’un accommodement avec les exilés du Peiræeus en général, ils s’efforcèrent seulement de corrompre séparément Thrasyboulos et les chefs, en offrant d’admettre dix d’entre eux à un partage de la puissance oligarchique à Athènes, pourvu qu’ils abandonnassent leur parti. Cette offre ayant été refusée avec indignation, la guerre recommença entre Athènes et Peiræeus, — à l’amer désappointement non moins des exilés que de cette portion des Athéniens qui avait espéré mieux du nouveau Conseil des Dix[39].

Mais les forces de l’oligarchie s’affaiblissaient de plus en plus à Athènes[40], aussi bien par le départ pour Eleusis de tous les plus violents esprits, que par la défiance, la discorde et la désaffection qui régnaient actuellement dans la ville. Loin de pouvoir abuser de la puissance comme leurs prédécesseurs, les Dix ne se fiaient pas même pleinement à leurs Trois Mille hoplites, mais ils furent obligés de prendre des mesures pour la défense de la ville conjointement avec l’hipparchos et les Cavaliers, qui remplissaient un double devoir,  à cheval dans le jour, et la nuit comme hoplites avec leurs boucliers le long des murs, par crainte de surprise,  employant l’Odéon comme quartier général. Les Dix envoyèrent à Sparte des députés solliciter un nouveau secours, tandis que les Trente y dépêchèrent également d’Eleusis des ambassadeurs dans le même but : tous deux représentant que le peuple athénien s’était révolté contre Sparte, et demandant de nouvelles forces pour le reconquérir[41].

Cette aide étrangère leur devenait journellement plus nécessaire, depuis que les forces de Thrasyboulos au Peiræeus gagnaient, sous leurs yeux, en nombre, en armes et en espérance de succès ; les hommes s’efforçant, avec une énergie heureuse, de se procurer des armés et des boucliers de plus, — bien que, dans le fait, quelques-uns des boucliers fussent faits seulement de bois ou d’osier couvert d’un enduit blanc[42]. De nombreux exilés affluaient pour leur prêter leur aide : d’autres envoyaient des dons en argent ou en armes. Parmi ces derniers se distingua l’orateur Lysias, qui adressa au Peiræeus un présent de deux cents boucliers, aussi bien que deux mille drachmes en argent, et qui soudoya en outre trois cents nouveaux soldats, tandis que son ami Thrasydæos, le chef des intérêts démocratiques à Elis, fut amené à faire un prêt de deux talents[43]. D’autres aussi prêtèrent de l’argent ; quelques Bœôtiens fournirent deux talents, et une personne nommée Gelarchos contribua pour la somme considérable de cinq talents, qui fut rendue dans la suite par le peuple[44]. Thrasyboulos fit proclamer que tous les metœki qui voudraient prêter leur aide seraient mis sur le pied d’isoteleia, ou payement égal de taxes comme les citoyens, qu’ils seraient exempts de la taxe des metœki et d’autres charges particulières. En peu de temps, il eut réuni des forces considérables, tant en soldats pesamment armés qu. en hommes armés à la légère, et même soixante-dix cavaliers ; de sorte qu’il fut en état de faire des excursions hors de Peiræeus, et de réunir du bois et des provisions. Et les Dix n’osèrent pas faire de mouvement agressif hors d’Athènes ; ils se bornèrent à envoyer les Cavaliers qui tuèrent ou prirent des traînards de l’armée de Thrasyboulos. Lysimachos, l’hipparchos — le même qui avait commandé sous les Trente lors de l’arrestation des citoyens d’Eleusis —, ayant fait prisonniers quelques jeunes Athéniens qui apportaient de la campagne des provisions pour la consommation des troupes de Peiræeus, les mit à morts malgré les remontrances de plusieurs même de ses propres hommes, cruauté que Thrasyboulos vengea en mettant à mort un cavalier nommé Kallistratos, fait prisonnier dans une de leurs marches vers les villages voisins[45].

Dans la guerre civile établie qui sévissait actuellement en Attique, Thrasyboulos avec les exilés au Peiræeus avait décidément l’avantage ; conservant l’offensive, tandis que les Dix à Athènes, et le reste des Trente à Eleusis, étaient chacun réduits à la défensive. La répartition des forces oligarchiques en ces deux sections les affaiblissait sans doute toutes les deux, tandis que les démocrates au Peiræeus étaient dévoués et unis. Bientôt cependant l’arrivée d’une armée auxiliaire spartiate changea la balance des parties. Lysandros, qui avait été expressément demandé comme général par les ambassadeurs oligarchiques, détermina les éphores è, accéder à leur requête. Tandis qu’il allait lui-même à Eleusis et réunissait une armée de terre péloponnésienne, son frère Libys conduisait une flotte de quarante trirèmes pour bloquer le Peiræeus, et on prêta aux oligarques athéniens cent talents pris sur la somme considérable récemment apportée d’Asie dans le trésor spartiate[46].

L’arrivée de Lysandros permit aux deux sections oligarchiques en Attique de coopérer de nouveau, arrêta les progrès de Thrasyboulos, et même réduisit Peiræeus à une grande gêne en s’opposant è, toute entrée de vaisseaux ou de provisions. Rien n’aurait pu l’empêcher d’être réduit à se rendre, si Lysandros avait eu une entière liberté dans ses opérations. Mais à cette époque le sentiment général de la Grèce s’était dégoûté de son ambitieuse politique et, des oligarchies qu’il avait élevées partout pour lui servir d’instruments, sentiment non sans influence sur ceux des principaux Spartiates qui, déjà jaloux de son ascendant, étaient décidés à ne pas l’augmenter encore en lui permettant de vaincre l’Attique une seconde fois, afin d’établir ses créatures comme maîtres à Athènes[47].

Sous l’influence de ces sentiments, le roi Pausanias obtint le consentement de trois éphores ; sur les cinq, afin d’entreprendre lui-même, à la tête des forces de la confédération, une expédition en Attique, pour laquelle il publia immédiatement une proclamation. Opposé aux tendances politiques de Lysandros, il était quelque peu disposé à sympathiser avec la démocratie, non seulement à Athènes, mais ailleurs également,  comme à Mantineia[48]. On comprenait probablement que ses intentions à l’égard d’Athènes  étaient indulgentes et contraires aux idées de Lysandros, de sorte que les alliés péloponnésiens obéirent à l’appel en général. Cependant les Bœôtiens et les Corinthiens refusèrent encore, sur le motif qu’Athènes n’avait rien fait pour qu’ils violassent la récente convention, preuve remarquable du changement opéré dans les sentiments de la Grèce pendant la dernière année, puisque, jusqu’à l’époque de cette convention, ces deux Etats avaient été des ennemis plus acharnés pour Athènes que tout autre État de la confédération. Ils soupçonnaient que même l’expédition de Pausanias était projetée dans des vues lacédæmoniennes égoïstes, pour s’assurer l’Attique comme dépendance séparée de Sparte, bien que détachée de Lysandros[49].

En approchant d’Athènes, Pausanias, rejoint par Lysandros et les forces déjà en Attique, campa dans lé jardin de l’Académie, près des portes de la ville. Ses sentiments étaient assez connus à l’avance pour offrir un encouragement ; de sorte que la violente réaction contre les atrocités des Trente, que la présence de Lysandros avait sans doute arrêtée, éclata sans retard. Les parents survivants des victimes tuées l’assiégèrent même à l’Académie dans son camp, réclamant sa protection avec instance et poussant des cris de vengeance contre les oligarques. Au nombre de ces victimes (comme je l’ai dit déjà) étaient Nikêratos le fils, et Eukratês le frère, de Nikias, qui avait péri à Syracuse, l’ami et proxenos de Sparte à Athènes. Les enfants orphelins, tant de Nikêratos que d’Eukratês, furent conduits à Pausanias par leur parent Diognêtos, qui implora sa protection pour eux, racontant en même temps l’exécution imméritée de leurs pères respectifs, et présentant leurs droits de famille à la justice de Sparte. Cet incident touchant, qu’on nous a fait connaître d’une manière spéciale[50], sans doute ne fut pas seul, parmi tant de familles souffrant pour la même cause. Pausanias trouva tout de suite d’amples motifs, non seulement pour répudier les Trente complètement, et pour renvoyer les présents qu’ils lui offraient[51],  mais même pour refuser de s’identifier sans réserve avec la nouvelle oligarchie des Dix qui s’était élevée sur leurs ruines. L’expression de la plainte,  libre alors pour la première fois, avec quelques espérances de soulagement,  a dû être violente et sans mesure, après une carrière telle que celle de Kritias et de ses collègues ; tandis qu’un fait, qui n’avait pas bien pu être prouvé auparavant, fut alors pleinement manifesté : c’est que les personnes dépouillées et massacrées avaient été surtout des hommes opulents, et très fréquemment des oligarques,  et non des politiques de l’ancienne démocratie. Pausanias, et avec lui les Lacédæmoniens, en arrivant a Athènes, ont dû être fortement affectés par les faits qu’ils apprirent et par les demandes instantes de sympathie et de secours dont les accablaient les familles les plus innocentes et les plus respectées. La prédisposition tant du roi que des éphores contre la politique de Lysandros s’en augmenta considérablement, aussi bien que leur inclination à effectuer un accommodement  entre les partis, au lieu de soutenir par des forces étrangères un petit nombre d’hommes anti-populaires.

Ces convictions se confirmèrent encore à mesure : que Pausanias vit et connut mieux l’état réel des affaires. D’abord il tint un langage décidément contraire à Thrasyboulos et aux exilés, en leur envoyant un héraut pour-leur enjoindre de se séparer et de rentrer dans leurs foyers respectifs[52]. L’injonction n’ayant pas été suivie, il fit sur le. Peiræeus une attaque sans vigueur, quine : produisit pas d’effet. Le lendemain il s’y rendit avec deux moræ lacédæmoniennes, ou divisions militaires considérables, et avec trois tribus de Cavaliers athéniens, pour reconnaître la place, et voir où l’on pourrait tracer une ligne de blocus. Il fut harcelé par quelques troupes légères que ses troupes repoussèrent et poursuivirent même jusqu’au théâtre de Peiræeus, où étaient rassemblées toutes les forces de Thrasyboulos, armées pesamment aussi bien qu’à la légère. Les Lacédœmoniens s’y trouvèrent dans une position désavantageuse, probablement au milieu des maisons et des rues, de sorte que toutes les troupes légères de, Thrasyboulos  purent se jeter sur eux avec fureur de différents côtés, et les repousser de nouveau avec perte, — deux des polémarques spartiates y étant tués. Pausanias fut obligé de se retirer sur une petite éminence, à environ un demi-mille (= 800 mèt.), où il réunit toutes ses forces et forma ses hoplites en une phalange très profonde. Thrasyboulos, de son côté, fut si encouragé par le récent succès de ses troupes légères, qu’il osa faire sortir ses hommes pesamment armés, seulement huit en profondeur, pour une lutte égale en rase campagne. Mais là il fut complètement défait, et repoussé dans Peiræeus, après avoir perdu cent cinquante hommes, de sorte que le roi spartiate put se retirer victorieux à Athènes, après avoir élevé un trophée pour rappeler son triomphe[53].

L’issue de cette bataille fut extrêmement heureuse pour Thrasyboulos et ses compagnons, vu qu’elle laissait l’honneur de la journée à Pausanias, ce qui évitait que son inimitié ou sa vengeance ne flat provoquée,  tandis qu’elle montrait clairement que la conquête de Peiræeus, défendue avec tant de courage et d’efficacité militaire, ne serait pas chose facile. Elle ne rendit Pausanias que plus disposé à un accommodement, en augmentant aussi la force de ce parti à Athènes qui était favorable au même objet, et contraire aux Dix oligarques. Ce parti d’opposition trouva une faveur décidée auprès du roi spartiate, aussi bien qu’auprès de l’éphore Naukleidas qui l’accompagnait. Un grand nombre d’Athéniens, même parmi ces Trois Mille, qui occupaient la ville exclusivement, vinrent le prier de cesser la guerre avec Peiræeus, et d’arranger la querelle de manière à les laisser tous en termes d’amitié avec Lacédæmone. Xénophon, à la vérité, suivant cet esprit étroit et partial qui règne dans ses Hellenica, ne signale pas d’autre sentiment dans Pausanias que sa jalousie à l’égard de Lysandros, et il prétend que l’opposition contre les Dix à Athènes avait été suscitée par ses intrigues[54]. Mais il semble évident que ce n’est pas un récit exact. Pausanias ne créa pas la discorde, mais il la trouva existante, et il eut à choisir lequel des partis il adopterait. Les Dix reprirent la partie du jeu oligarchique quand elle avait été complètement déshonorée et perdue par les Trente. Ils n’inspirèrent aucune confiance, et ils n’exercèrent aucun empire sur les citoyens d’Athènes, si ce n’est en ce que ces derniers craignaient une violence réactionnaire, dans le cas où Thrasyboulos et ses compagnons rentreraient de force. En conséquence, lorsque Pausanias y fut à la tête de forces capables de prévenir cette réaction dangereuse, les citoyens manifestèrent immédiatement leurs dispositions contraires aux Dix, et favorables à une paix avec Peiræeus. Seconder ce parti pacifique était à la fois pour Pausanias la marche la plus facile à suivre, et la plus propre à populariser Sparte en Grèce ; tandis qu’assurément il aurait attiré à cet État des malédictions encore plus amères du dehors, pour ne pas mentionner la perte en hommes que Sparte aurait subie, s’il avait employé la somme de forces nécessaires au maintien des Dix et à la réduction de Peiræeus. A toutes ces raisons, nous avons à ajouter sa jalousie contre Lysandros, comme important motif propre à le prédisposer, mais seulement comme auxiliaire entre beaucoup d’autres.

Dans un tel état de choses, il n’est pas surprenant d’apprendre que Pausanias encouragea des demandes de paix adressées par Theramenês et les exilés, et qu’il leur accorda une trêve qui leur permît d’envoyer des députés à Sparte. Ces députés furent accompagnés par Kephisophôn et Melitos, dépêchés également pour demander la paix par le parti opposé aux Dix à Athènes, sous la sanction tant de Pausanias que des éphores qui l’accompagnaient. D’antre part, les Dix, se voyant découragés par Pausanias, envoyèrent des ambassadeurs, de leur côté, pour renchérir sur les autres. Ils offrirent leurs personnes, leurs murs et leur ville, dont les Lacédæmoniens feraient ce qu’ils voudraient, demandant que Thrasyboulos, s’il prétendait être l’ami de Sparte, livrât comme eux sans réserve Peiræeus et Munychia. Ces trois séries d’ambassadeurs furent toutes entendues devant les trois éphores qui restaient à Sparte et l’assemblée lacédæmonienne, qui prirent la résolution la meilleure qu’admettait le cas,  à savoir, d’amener un arrangement à l’amiable entre Athènes et Peiræeus, et de laisser fixer les conditions par quinze commissaires qui y furent envoyés sur-le-champ pour siéger conjointement avec Pausanias. Ce Conseil décida que les exilés de Peiræeus seraient admis de nouveau dans Athènes ; qu’aucun accommodement ne serait opéré, et que personne ne serait inquiété pour ses actes passés, excepté les Trente, les Onze (qui avaient été les instruments de toutes les exécutions) et les Dix qui avaient gouverné le Peiræeus. Mais on reconnut Eleusis comme un gouvernement séparé d’Athènes, et on la laissa (comme elle l’était déjà) au pouvoir des Trente et de leurs partisans, afin qu’elle servît de refuge à tous ceux qui pourraient croire leur sûreté compromise dans l’avenir à Athènes, par suite de leur conduite passée[55].

Aussitôt que ces conditions furent proclamées, acceptées et jurées par toutes les parties, Pausanias avec tous les Lacédæmoniens, évacua l’Attique. Thrasyboulos et les exilés se rendirent en procession solennelle de Peiræeus à Athènes. Leur premier acte fut de monter à l’acropolis, délivrée actuellement de sa garnison lacédæmonienne, et d’y offrir un sacrifice et des actions de grâces. Quand ils en furent descendus, on tint une assemblée générale dans laquelle, —à l’unanimité et sans opposition, à ce qu’il semblerait,  la démocratie fut rétablie. Le gouvernement des Dix, qui ne pouvait avoir d’autre appui que l’épée de l’étranger, disparut tout naturellement. Mais Thrasyboulos, tout en recommandant fortement à ses compagnons de Peiræeus un respect absolu pour les serments qu’ils avaient prononcés, et une harmonie entière avec leurs concitoyens nouvellement acquis, donna à l’assemblée d’énergiques conseils quant aux événements passés. Vous, hommes de la ville (dit-il), je vous conseille de vous bien juger à l’avenir, et de calculer avec équité quel motif de supériorité vous avez, pour prétendre nous gouverner. Etes-vous plus justes que nous ? Pourquoi le dêmos, bien plus pauvre que vous, ne vous a-t-il jamais fait de mal dans le dessein de s’enrichir ; tandis que vous, qui êtes les plus opulents de tous, vous avez fait maintes actions viles en vue du gain ? Puisque donc vous n’avez pas de motif pour vous vanter de votre justice, êtes-vous supérieurs à nous sous le rapport du courage ? Il lie peut y avoir de meilleure épreuve que la guerre qui vient de finir. De plus, pouvez-vous prétendre être supérieurs en politique ? vous qui,ayant une ville fortifiée, une force armée, beaucoup d’argent et les Péloponnésiens pour alliés,avez été vaincus par des hommes qui n’avaient rien de semblable pour les aider ? Pouvez-vous vous vanter de votre empire sur les Lacédæmoniens ? Mais ils viennent de vous remettre comme un chien vicieux avec les entraves qui le lient à ce même Dêmos que vous avez offensé,et ils sont, actuellement partis pour leur pays. Mais vous n’avez pas de motif pour être inquiets a l’avenir. Je vous adjure, mes amis de Peiræeus, de ne violer en rien les serments que vous venez de prononcer. Montrez, outre vos autres exploits glorieux, que vous êtes honnêtes et fidèles à vos engagements[56].

Les archontes, le sénat des Cinq-Cents, l’assemblée publique et les dikasteria paraissent avoir, été rétablis alors, tels qu’ils avaient été dans la démocratie antérieure à .la prise de la ville par Lysandros. Cette importante restauration semble avoir été effectuée à quelque moment dans le printemps, 403 av. J.-C., bien que nous ne puissions reconnaître exactement dans quel mois. Le premier archonte tiré alors au sort fut Eukleidês, qui donna soli nom à cette mémorable année, que jamais les Athéniens n’oublièrent dans la suite.

Eleusis fut à cette époque, et conformément à la dernière convention, une ville indépendante et séparée d’Athènes, sous le gouvernement des Trente, et comprenant leurs partisans les plus chauds. Il n’était pas probable que cette séparation durerait ; mais les Trente furent eux-mêmes ceux qui amenèrent la fin de cet état de choses. Ils étaient en train de réunir une armée de mercenaires à Eleusis, quand toutes les forces d’Athènes furent mises en marche pour prévenir leurs desseins. Les généraux à Eleusis s’avancèrent pour demander une conférence ; mais ils furent saisis et mis è, mort ; les Trente eux-mêmes, et un petit nombre des individus les plus détestés, s’enfuirent de l’Attique, tandis que le reste de ceux qui occupaient Eleusis fut persuadé par leurs amis d’Athènes d’en venir à un accommodement équitable et honorable. Eleusis fut de nouveau incorporée dans la même communauté qu’Athènes, et des serments d’harmonie et d’amnistie mutuelles furent échangés de part et d’autre[57].

 

 

Nous avons actuellement passé ce court, mais cruel et sanglant intervalle, occupé par les Trente, qui succéda si immédiatement à l’extinction de l’empire et de l’indépendance d’Athènes, qu’il ne nous a pas laissé l’occasion de nous arrêter ou de faire quelque réflexion. Quelques mots relativement à la naissance et à la chute de cet empire sont maintenant nécessaires, -résumant pour ainsi dire la moralité politique des événements consignés dans ce volume et dans les précédents, entre 477 et 405 avant J.-C.

J’ai raconté dans le cinquième chapitre du tome VII de cette Histoire les démarches par lesquelles Athènes acquit pour la première fois son empire,  le porta à son maximum, comprenant à la fois une domination maritime et une domination dans l’intérieur des terres, — ensuite perdit la portion intérieure de cet empire, perte qui fut ratifiée par la trêve de Trente ans, conclue avec Sparte et la confédération péloponnésienne, en 445 avant J.-C. Son empire maritime avait pour base la confédération de Dêlos, formée par les îles de la mer Ægée et par les villes sur le bord de la mer immédiatement après la bataille de Matée et de Mykale, dans le dessein non seulement de chasser les Perses de la mer fée ; mais de les écarter d’une manière permanente. Pour accomplir cet important objet, Sparte était tout à fait insuffisante, et il n’eût jamais été accompli, si Athènes n’avait déployé une combinaison d’énergie militaire, de discipline navale, de pouvoir d’organisation et de dévouement honorable à un grand dessein panhellénique,  telle qu’on n’en avait jamais vu d’exemple dans l’histoire grecque.

La confédération de Délos fut formée par l’association libre et spontanée de maintes différentes villes, tolites également indépendantes, villes qui se réunissaient en assemblée et délibéraient à vote égal, — prenaient à la majorité des résolutions qui les engageaient toutes, — et qui choisirent Athènes comme chef pour imposer ces résolutions, aussi bien que pour surveiller en général la guerre contre l’ennemi commun. Mais ce fut, dès le commencement, un pacte qui lia d’une manière permanente chaque État individuellement aux autres. Aucun n’eut la liberté soit de se retirer, soit de retenir le contingent imposé par l’autorité de l’assemblée commune, ou de faire aucune démarche séparée incompatible avec ses obligations à l’égard de la confédération. Une union moins étroite que celle-ci n’aurait pu empêcher le renouvellement de l’ascendant des Perses dans la mer Ægée. Les États qui se séparaient ou désobéissaient furent en conséquence considérés comme coupables de trahison ou de révolte, ce qu’il était du devoir d’Athènes, comme chef, de réprimer. Ses premières répressions ; contre Naxos et autres États, furent entreprises pour l’accomplissement de ce devoir : si elle y avait manqué, la confédération serait tombée en morceaux, et l’ennemi commun aurait reparu.

Or la confédération fut sauvée de ce danger d’une seule manière ; ce fut en étant transformée en empire athénien. Cette transformation (comme Thucydide le fait entendre clairement)[58] n’eut pas sa source dans l’ambition ni dans les projets profondément combinés d’Athènes, mais dans la répugnance des confédérés les plus considérables à s’acquitter des obligations imposées par l’assemblée commune, et dans le caractère peu belliqueux des confédérés en général,  qui leur firent désirer de changer le service militaire en un payement en argent, tandis qu’Athènes, de son côté, ne fut pas moins désireuse d’accomplir le service et d’obtenir de l’argent. Par des degrés insensibles et imprévus, Athènes passa ainsi du consulat à l’empire, d’une manière telle que personne ne put signaler le moment précis où cessa la confédération de Dêlos, et où l’empire commença. La translation même du fond commun de Dêlos à Athènes, qui fut la manifestation palpable d’un changement déjà réalisé, ne fut pas un acte d’injustice arrogante de la part des Athéniens, mais elle fut autorisée par une appréciation prudente de l’état actuel des affaires, et même proposée par un des principaux membres de la confédération[59].

Mais l’empire athénien en vint à comprendre (entre 460 et 446 av. J.-C.) d’autres villes qui ne faisaient point partie de la confédération de Dêlos. Athènes avait vaincu son ancienne ennemie file d’Ægina, et elle avait acquis la suprématie sur Megara, la Bœôtia, la Phokis et la Lokris, et sur l’Achaïa dans le Péloponnèse. Les Mégariens se réunirent à elle pour échapper à l’oppression de Corinthe leur voisine : elle acquit son influence sur, la Bœôtia en s’alliant avec un parti démocratique dans les villes bœôtiennes contre Sparte, qui était activement intervenue pour soutenir le parti opposé et pour renouveler l’ascendant de Thèbes. Athènes fut, pour le moment, heureuse dans toutes ses entreprises ; mais, si nous suivons les détails, nous ne la trouverons pas plus exposée au reproche sous le rapport de tendances agressives que Sparte ou Corinthe. Son empire atteignit à ce moment son apogée : et si elle avait pu le maintenir,  ou même garder en sa possession la Mégaris séparément, qui lui donnait le moyen d’arrêter les invasions venant du Péloponnèse,  le cours futur de l’histoire grecque aurait été considérablement changé. Mais son empire sur terre ne reposait pas sur la même base que son empire maritime. Les exilés réfugiés à Megara et en Bœôtia, etc., et le parti contraire aux Athéniens en général dans ces lieux,  combinés avec la témérité de son général Tolmidês a Korôneia,  la privèrent de toutes ses dépendances sur cette terre voisine d’elle, et la menacèrent même de la perte de l’Eubœa. La paix conclue en 445 avant J.-C. la laissa avec tout son empire maritime et insulaire (comprenant l’Eubœa), mais avec rien de plus ; tandis que, par la perte de Megara, elle était alors exposée à être envahie par les Péloponnésiens.

C’est sur ce pied qu’elle resta au commencement de la guerre du Péloponnèse, quatorze ans plus tard. J’ai montré que cette guerre ne naquit pas (comme on l’a si souvent affirmé) de desseins agressifs ou ambitieux de la part d’Athènes, mais qu’au contraire l’agression fut toute du côté de ses ennemis, qui avaient grand espoir de pouvoir l’abattre prochainement ; tandis que non seulement elle ne songea qu’à conserver et se défendre, mais que même elle fut découragée par la certitude d’une invasion ruineuse, et dissuadée seulement de faire des concessions à la fois imprudentes et honteuses, par l’influence extraordinaire et par la sagesse résolue de Periklês. Ce grand homme comprit bien et les conditions et les limites de l’empire athénien. Athènes était regardée alors — surtout depuis la révolte et la nouvelle conquête de la puissante île de Samos, en 440 av. J.-C. — par ses sujets et ses ennemis, aussi bien que par ses propres citoyens, comme la maîtresse de la mer. Periklês s’appliqua à entretenir cette opinion dans des limites déterminées, et à empêcher tout gaspillage des forces de la ville en faisant des acquisitions nouvelles et éloignées qui ne pourraient être conservées d’une manière permanente. Mais il s’appliqua également à imposer à ses compatriotes le principe de maintenir leur empire actuel dans son intégrité, et de ne reculer devant aucun effort nécessaire à cette fin. Bien que son empire fût alors en jeu et dépendit des chances d’une guerre périlleuse, il n’hésita pas à leur promettre le succès, pourvu qu’ils adhérassent à cette politique conservatrice.

En suivant les événements de la guerre, nous verrons qu’Athènes y adhéra pendant les sept premières années, années de souffrances et d’épreuves, par suite de la ruineuse invasion annuelle, de la peste, plus ruineuse encore, et de la révolte de Mitylênê,  mais années qui laissèrent encore son empire intact et les promesses de Periklês avec la bonne chance d’être réalisées. Dans la septième année de la guerre survinrent la victoire inattendue de Sphakteria et la capture de prisonniers lacédæmoniens. Cet événement mit entre les mains des Athéniens un immense avantage, et leur inspira une prodigieuse confiance dans le succès à venir, tandis que leurs ennemis étaient découragés dans la même proportion. Ce fut dans cette disposition qu’ils se départirent pour la première fois du principe conservateur de Periklês, et qu’ils tentèrent de recouvrer (en 424 av. J.-C.) et Megara et la Bœôtia. Si ce grand homme d’État eût vécu[60], il aurait mieux profité de ce moment de supériorité, et il se serait peut-être arrangé même pour obtenir la possession de Megara — point d’une importance inexprimable pour Athènes, puisqu’il la protégeait contre l’invasion — en échange des captifs spartiates. Mais le sentiment général de confiance qui animait tout le monde à Athènes détermina les Athéniens (en 424 av. J.-C.) à saisir par la force cette ville et beaucoup plus encore. Ils essayèrent de reconquérir et Megara et la Bœôtia : dans la, première expédition ils échouèrent, bien qu’ils réussissent à prendre Nisæa ; dans la seconde, non seulement ils échouèrent, mais ils essuyèrent la désastreuse défaite de Dêlion.

Ce fut aussi dans l’automne de la même année 424 avant J.-C. que Brasidas fit irruption dans leur empire en Thrace, et leur enleva Akanthos, Stageira et quelques autres villes, au nombre desquelles était leur possession la plus précieuse, — Amphipolis. Il semble encore que les Athéniens,  en partie à cause du découragement causé par le désastre de Dêlion, en partie par l’ascendant de Nikias et du parti de la paix, — renoncèrent à la politique conservatrice de Periklês, non par une activité outrée et ambitieuse, mais par inaction,  en négligeant de faire tout ce qui aurait pu être fait pour arrêter les progrès de Brasidas. Toutefois nous ne devons jamais oublier que leur perte capitale, Amphipolis, — fut due à l’imprévoyance de leurs officiers, et n’aurait pu être empêchée même par Periklês.

Mais bien que ce grand homme n’eût pu prévenir cette perte, assurément il n’aurait pas jugé d’efforts trop grands pour la réparer ; et, à cet égard, sa politique fut épousée par Kleôn, en opposition à Nikias et au parti de- la pais.. Ce dernier crut sage de faire la trêve d’un an, qui manqua si complètement son effet, que Nikias fut obligé, même au milieu de la trêve, de conduire un armement à Pallênê ; afin de préserver l’empire de pertes encore plus grandes : Cependant Nikias et ses amis ne voulurent pas entendre parler d’autre chose que de la paix. ; et après l’expédition de Kleôn contre Amphipolis l’année suivante — qui échoua en partie à cause de son incapacité militaire, en partie à cause du manque de concours sincère de la part de ses adversaires politiques —, ils conclurent ce qu’on appelle la paix de Nikias le printemps suivant. Dans cette paix aussi, leurs calculs ne sont pas déjoués d’une manière moins signalée que dans la trêve antérieure : ils stipulent qu’Amphipolis sera rendue, mais elle est aussi loin d’être rendue que jamais. Pour donner à cette erreur un caractère plus grave et plus irréparable, Nikias, aidé par Alkibiadês, contracte l’alliance avec Sparte, peu de mois après la paix, et rend les captifs ; dont la possession était la seule prise que les Athéniens eussent encore sur les Spartiates.

Nous avons ainsi, pendant les quatre années qui suivent la bataille de Dêlion (424-420 av. J.-C.), une série d’exemples où les Athéniens s’éloignent de la politique conservatrice de Periklês, et cela, non dans le sens d’un désir outré et ambitieux d’acquisition, mais par langueur et répugnance à faire des efforts mêmes pour réparer des pertes capitales. Ceux qui ne voient dans la politique étrangère de la démocratie d’autres défauts que ceux d’une ambition exagérée et de l’amour de la guerre, conformément aux plaisanteries d’Aristophane,  laissent complètement échapper ces bévues opposées, mais sérieuses, de Nikias et du parti de la paix.

Ensuite vient l’ascendant d’Alkibiadês, qui amène à la campagne de deux années dans le Péloponnèse, conjointement avec Elis, Argos et Mantineia, et se terminant par le complet rétablissement de la suprématie lacédæmonienne. C’était là détourner les forces athéniennes de leur but légitimé, qui était de conserver ou de rétablir l’empire pour des projets à l’intérieur des terres que Periklês n’aurait jamais pu approuver. L’île de Mêlos indubitablement tombait dans ses idées générales d’un empire tenable pour Athènes. Mais nous pouvons regarder comme certain qu’il n’aurait pas recommandé de nouveaux projets, exposant Athènes au reproche d’injustice, tant que les possessions légitimes perdues en Thrace restaient sans être recouvrées.

Nous arrivons maintenant à l’expédition contre Syracuse. Jusqu’à cette période, l’empire athénien (excepté les possessions en Thrace) resta sans subir de diminution, et son pouvoir en général presque aussi grand qu’il l’avait été depuis 445 avant J.-C. C’est dans cette expédition qu’elle s’éloigna d’une manière considérable et fatale de la politique de Periklês, et qu’elle s’attira une somme de désastres dont elle ne se releva jamais. Ce fut sans doute une faute causée par une ambition outrée. Des acquisitions en Sicile, même si on les eût faites, étaient en dehors des conditions d’un empire permanent pour Athènes ; et quelque imposant que le premier effet de succès eût pu être, elles n’auraient fait que disséminer sa force, multiplier ses ennemis et affaiblir son pouvoir de tous les côtés. Mais bien que l’expédition elle-même fût ainsi incontestablement peu judicieuse, et que, par conséquent, elle dût être un déshonneur pour le jugement public à Athènes, — nous ne devons imputer à ce public une somme de blâme nullement proportionnée à la grandeur du désastre, si ce n’est en tant qu’il fut coupable d’une estime illimitée et invincible pour Nikias. Bien que Periklês se fût opposé énergiquement au projet, cependant il n’aurait pu prévoir la ruine énorme à laquelle il devait aboutir ; et cette ruine n’aurait pu être amenée par aucun homme existant, si ce n’est par Nikias. Même lorsque le peuple commit l’imprudence plus grave encore d’envoyer la seconde expédition, Demosthenês l’assura sans doute que bientôt ou il prendrait Syracuse oui il ramènerait les deux armements avec une réduction équitable pour les pertes inséparables d’un échec ; et il l’aurait fait, si l’obstination de Nikias l’eût permis. En mesurant donc le degré de jugement erroné justement imputable aux Athéniens pour cette entreprise ruineuse, nous devons toujours nous rappeler d’abord que l’insuccès du siégea puis la ruine de l’armement, résultèrent non pas de difficultés intrinsèques que présentât le cas, mais des défauts personnels de général.

Après le désastre de Syracuse, il n’est plus question d’adhérer à la politique de Periklês ou de s’en écarter. Athènes est comme Patroklos dans l’Iliade, après qu’Apollon l’a étourdi d’un coup dans le dos, et a desserré son armure. Il n’y eut que la mollesse de ses ennemis qui lui donna du temps pour se relever en partie, de manière à substituer un redoublement d’héroïsme à un affaiblissement de force, même contre des difficultés doublées et triplées. Et les années de lutte qu’elle passa alors comptent parmi les plus glorieux événements de son histoire. Ces années présentent bien des malheurs, mais pas de fautes sérieuses de jugement, sans parler d’un moment particulièrement honorable, après le renversement des Quatre Cents. J’ai examiné dans les deux chapitres précédents le blâme imputé aux Athéniens pour n’avoir pas accepté les ouvertures de paix après la bataille de Kyzikos, et pour avoir renvoyé Alkibiadês après celle de Notion. J’ai montré que sur ces deux points leur conduite est justifiable. Et, après tout, ils étaient sur le point de se relever partiellement, en 408 avant J.-C., quand l’arrivée inattendue de Cyrus mit le sceau à leur destinée.

L’effusion de sang après qui Mitylênê et Skiônê furent reprises, et plus encore celle qui suivit la prise de Mêlos, déshonorent les sentiments d’humanité d’Athènes, et forment un contraste signalé avec le traitement de Samos, quand elle fut reconquise par Periklês. Mais elles ne contribuèrent pas sensiblement à abattre sono pouvoir, bien qu’elles fussent l’objet d’un odieux souvenir quand d’autres incidents furent oubliés, et qu’on y fit allusion dans des temps postérieurs comme si elles avaient causé la chute de son empire[61].

J’ai cru qu’il était important de rappeler, dans ce court sommaire, les principaux événements des soixante-dix années qui précèdent 405 avant J.-C., afin que l’on puisse comprendre à quel degré Athènes fut, sous le rapport de la politique ou de la prudence, à blâmer pour la décadence considérable dans laquelle elle tomba alors. Sa décadence eut une grande cause,  nous pouvons presque dire une cause unique,  l’expédition de Sicile. L’empire d’Athènes était et paraissait avoir une force exubérante quand cette expédition fut envoyée, force plus que suffisante pour résister aux fautes modérées ou aux malheurs modérés, auxquels un gouvernement ne peut jamais échapper longtemps. Mais la catastrophe de Syracuse fut quelque chose qui dépassa en terrible calamité toute l’expérience grecque et toute puissance de prévision. Ce fut comme la campagne de Russie en 1812 pour l’empereur Napoléon, bien que nullement imputable, à un égal degré, à un vice dans le projet primitif. Aucune puissance grecque ne pouvait résister à une telle blessure mortelle ; et la lutte prolongée d’Athènes, après ce désastre, n’est pas la partie la moins étonnante de toute la guerre.

Rien dans l’histoire politique de la Grèce n’est aussi remarquable,que l’empire athénien ; à le prendre tel qu’il était dans son état complet, depuis 460-413 avant J.-C. environ (date de la catastrophe syracusaine), ou, plus encore, depuis 460-424 avant J.-C. (date à laquelle Brasidas fit ses conquêtes en Thrace). Après la catastrophe de Syracuse, les conditions de l’empire furent complètement changées ; il fut détruit d’une manière irrémédiable, bref qu’Athènes continuât encore une lutte énergique pour en conserver quelques fragments. Mais si nous’ le considérons tel qu’il avait été avant cet événement, pendant la période de son intégrité, c’est un spectacle merveilleux à contempler, et l’on doit déclarer, à mon avis, que son action fut extrêmement avantageuse au monde grec. Aucun État grec, si ce n’est Athènes, n’aurait suffi à’organiser un tel système, ni à tenir dans une union partielle, bien que réglée, continue et nettement marquée, tant de petits États animés chacun de cette force de répulsion politique naturelle à l’esprit grec. C’était une immense tâche digne d’Athènes, et dont Athènes seule était capable. Nous avons déjà vu en partie, et nous verrons encore, combien Sparte était peu propre à la remplir ; et nous aurons occasion de signaler ci-après un semblable essai infructueux de la part de Thèbes.

Comme pour la démocratie d’Athènes en général, de même pour son empire les historiens ont été dans l’usage de ne remarquer que le mauvais côté. Mais je suris convaincu, et j’en ai donné les raisons dans le premier chapitre du tome VIII, que l’empire d’Athènes ne fut pas dur et oppressif, comme on le représente communément. Dans-les circonstances de sa domination,  à une époque où tout le transit. et tout le commerce de la mer Ægée étaient sous un seul système maritime, qui excluait toute force irrégulière,  où les vaisseaux de guerre persans étaient tenus à distance des eaux, et les collecteurs du tribut persan éloignés du bord de la mer,  où les disputes, inévitables parmi tant de petites communautés, pouvaient être pacifiquement arrangées grâce au droit mutuel de requête aux tribunaux d’Athènes,- et où ces tribunaux étaient aussi tels qu’ils offraient aux plaignants un refuge contre des injustices faites même par des citoyens d’Athènes individuellement (pour employer l’expression de l’oligarchique Phrynichos)[62] ;  la condition des Grecs maritimes était considérablement meilleure qu’elle ne l’avait été auparavant, ou, comme on le verra, qu’elle ne le devint dans la suite. Son empire, s’il n’inspira pas l’attachement, ne provoqua certainement pas d’antipathie dans la massé des citoyens des communautés sujettes, comme on le voit par le caractère de parti que présentent les révoltes contre elles. Si, dans son rôle souverain, elle exigeait obéissance, elle remplissait aussi des devoirs et assurait une protection,  à un degré incomparablement plus grand que ne le fût jamais Sparte. Et même eût-elle été jamais aussi disposée à entraver le libre jeu d’esprit et de projets chez ses sujets,  disposition qui n’est nullement prouvée,  les circonstances même de sa démocratie, avec son contraste avoué de partis politiques, sa liberté universelle de parole et son énergie individuelle variée, devaient s’opposer beaucoup à l’accomplissement d’un tel objet, et agir comme un stimulant sur les communautés dépendantes même contre son intention.

Sans fermer les yeux ni sur les fautes ni sur les méfaits d’Athènes souveraine, je crois que son empire fut un grand bienfait relatif, et l’anéantissement de cet empire une grande perte pour ses propres sujets. Mais je crois plus encore qu’il fut un bien, considéré par rapport aux intérêts panhelléniques. Sa conservation fournit la seule possibilité d’éloigner l’intervention étrangère, et de laisser les destinées de la Grèce dépendre d’influences grecques indigènes, spontanées, dégagées d’entraves. La chute de l’empire athénien est le signal auquel se font sentir de nouveau les armes et la corruption de la Perse, et auquel les Grecs asiatiques sont une seconde fois asservis à ses collecteurs de tribut. Ce qui est  pis encore, elle laisse le monde grec incapable de repousser une attaque étrangère énergique quelconque, et ouverte à la marche dominante de l’homme de Macédoine un demi-siècle plus tard. Car telle était la tendance naturelle du monde grec a ne pas former un corps politique, c’est-à-dire a rester désagrégé, que la naissance de l’empire athénien, qui incorpora tant d’États dans un seul système ; doit être regardé comme un accident très extraordinaire. Athènes seule, par son génie, son énergie, sa discipline et sa démocratie, aurait pu le produire ; et même elle n’y aurait pas réussi, si elle n’eut été favorisée et poussée par une suite toute particulière d’événements antérieurs. Mais une fois qu’elle eut acquis cet empire, elle aurait parfaitement bien pu le conserver ; et, si elle l’avait fait, le monde hellénique serait resté assez organisé pour pouvoir repousser une intervention étrangère, soit de Suse, soit de Pella. Quand nous songeons quelle immense supériorité avait l’esprit hellénique sur celui de toutes les nations et de toutes les races environnantes,  combien son action créatrice fat étouffée complètement aussitôt qu’elle fut soumise aux ordres macédoniens,  et combien plus il eût peut-être produit, s’il avait joui de la liberté pendant encore un siècle ou un demi-siècle, sous l’autorité stimulante de la plus progressive et de la plus intelligente de toutes ses communautés séparées,  nous verrons avec un double regret la ruine de l’empire athénien, en ce qu’elle accéléra, sans remède, la ruine universelle de l’indépendance de la Grèce, de son action politique et de sa grandeur intellectuelle.

 

 

 



[1] V. Lysias, Or. XII, Cont. Eratosthenês, s. 66.

[2] Diodore, XIV, 5. Diodore nous dit que Sokratês et deux de ses amis furent les seules personnes qui s’avancèrent pour protéger Theramenês, lorsque Satyros l’arrachait de l’autel. Plutarque (Vit. X Orat., p. 836) attribue le même acte de, mouvement généreux à Isocrate. Il n’y a pas de bonnes raisons pour le croire, soit de Fun, soit de l’autre. Il n’y avait de présents que les sénateurs ; et comme ce sénat avait été choisi par les Trente, il n’est pas probable que, soit Sokratês, soit Isocrate, fût parmi ses membres. Si Sokratês en avait fait partie, le fait aurait été signalé et rapproché de son jugement subséquent.

La manière dont Plutarque (Consol. ad Apollon, c. 6, p. 105) rapporte la mort de Theramenês ; à savoir qu’il fut torturé jusqu’à ce que mort s’ensuivit par les Trente, — est un exemple du vague de son langage.

Cf. Cicéron au sujet de la mort de Theramenês (Tusculanes, Disp. I, 40, 96). Son admiration pour la manière dont mourut Theramenês contribua sans doute à lui faire mettre cet Athénien sur le rang de Themistoklês et de Periklês (De Orat. III, 16, 59). Aristote aussi (Plutarque, Nikias, c. 2) parle avec estime de Theramenês, et le range dans la même catégorie générale que Nikias et Thukydidês (fils de Melêsias), bien qu’il en rabatte et qu’il le blâme beaucoup par rapport à sa duplicité.

[3] Les épithètes appliquées par Aristophane à Theramenês (Ranæ, 541-966) coïncident assez exactement avec celles du discours (mentionné tout à l’heure) que Xénophon attribue à Kritias contre lui.

[4] Xénophon, Helléniques, II, 4, 1 ; Lysias, Orat. XII, cont. Eratosthenês, s. 97 ; Orat. XXXI, cont. Philon., s. 8, 9 ; Héraclide de Pont, c. 5 ; Diogène Laërce, I, 98.

[5] Xénophon, Helléniques, II, 4, 1.

[6] Lysias, Or. XII, cont. Eratosthenês, s. 49 ; Or. XXV, Democrat. Subvers. Apolog., s. 20 ; Or. XXVI, cont. Evand., s. 23.

[7] Æschine, Fals. Legat., c. 24, p.266, et Cont. Ktesiphôn, c. 86, p. 455 ; Isocrate, Or. IV, Panegyr., s. 131 ; Or. VII, Areopag., s. 76.

[8] Xénophon, Helléniques, II. 4, 1 ; Diodore, XIV, 6 ; Lysias, Or. XXIV, s. 28 ; Or. XXXI, cont. Philon., s. 10.

[9] Lysias, Or. XII, cont. Eratosthenês, s. 98, 99 ; Plutarque, Lysandros, c. 99 ; Diodore, XIV, 6 ; Démosthène, de Rhod. Libert., c. 10.

[10] Xénophon, Mémorables, I, 2, 31. Isocrate, Cont. Sophist., Or. XIII, s. 12.

Plutarque (Themistoklês, c. 19) affirme que les Trente oligarques, pendant leur gouvernement, changèrent la position de la tribune aux harangues dans la Pnyx (place où l’on tenait les assemblées publiques démocratiques) : auparavant la tribune regardait lamer ; mais ils la tournèrent de manière à ce qu’elle regardât la terre, parce que le service maritime et les associations d’idées qui s’y rattachaient étaient les principaux stimulants du sentiment démocratique. Cette histoire a été souvent copiée et affirmée de nouveau comme un fait certain, mais M. Forchhammer (Topographie von Athen, p. 289 ; dans Kieler Philol. Studien., 1841) a prouvé qu’elle est fausse et même absurde.

[11] Aristote, Politique, V, 9, 2.

[12] Xénophon, Mémorables, I, 2, 33-39.

[13] Justin (VI, 10) mentionne la demande faite et refusée ainsi. Plutarque (Lysandros, c. 27) présente la demande comme ayant été faite par les Thêbains seuls, ce dont je doute. Xénophon, suivant l’arrangement irrégulier des faits en général dans ses Helléniques, ne signale pas la circonstance à sa place convenable, mais il y fait allusion dans une occasion subséquente comme s’étant présentée auparavant (Helléniques, III, 5, 5).

Il ne nomme également que les Thébains comme ayant adressé réellement la demande ; cependant il y a un passage subséquent, qui montre que non seulement les Corinthiens, mais d’autres alliés aussi, l’accompagnaient de leurs sympathies (III, 5, 12).

[14] Plutarque, Lysandros, c. 17 ; Plutarque, Institut. Lacon., p. 239.

[15] Pausanias, VI, 3, 6. Le parti oligarchique saurien devait son récent rétablissement à Lysandros.

[16] Plutarque, Lysandros, c. 18, 19.

[17] Xénophon, Helléniques, II, 4, 30. Cf. aussi III, 5, 12, 13, relativement aux sentiments qu’on avait en Grèce su sujet de la conduite des Lacédæmoniens.

[18] Xénophon, XIV, 10-13.

[19] Thucydide, IV.

[20] Xénophon, Helléniques, II, 4,2 ; Diodore, XIV, 32 ; Pausanias, I, 29, 3 ; Lysias, Or. XIII, cont. Agoratos, s. 84 ; Justin, V, 9 ; Æschine, Cont. Ktesiphôn, c. 82, p. 437 ; Démosthène, Cont. Timok., c. 34, p. 742. Selon Æschine, ceux qui prirent Phylê avaient plus de cent compagnons.

La sympathie que les exilés athéniens trouvèrent à Thêbes est attestée dans un fragment de Lysias, ap. Denys d’Halicarnasse, Jud. de Lysiâ, p. 594 (Fragm. 47, éd. Bekker).

[21] Lysias, Or. XII, cont. Eratosthenês, s. 41, p. 124.

[22] Xénophon, Helléniques, II, 4, 2, 5, 14.

[23] V. un cas analogue d’une armée lacédæmonienne surprise par les Thêbains à cette heure dangereuse. — Xénophon, Helléniques, VII, I, 16 : cf. Xénophon, Magistr. Equit., VII, 12.

[24] Xénophon, Helléniques, II, 4, 5, 7. Diodore (XIV, 32, 33) représente un peu différemment ce qui amena cette bataille. Je suis le récit de Xénophon.

[25] Xénophon, Helléniques, II, 4, 8. Je suis porté à croire que άπογράφεσθαι se rapporte ici a un service militaire en perspective, comme dans VI, 5, 29, et dans Cyropédie, II, 1, 18, 19. Les mots du contexte — πόσης φυλακής προσδεήοιντο — attestent que tel est le sens, bien que les commentateurs, et Sturz, dans son Lexicon Xenophonteum, l’interprètent différemment.

[26] Xénophon, Helléniques, II, 4, 8.

[27] Lysias (Orat. XII, cont. Eratosthenês, s. 35 ; Orat. XIII, cont. Agoratos, s. 47) et Diodore (XIV, 32) rattachent l’une à l’autre ces deux opérations semblables à Eleusis et à Salamis. Xénophon mentionne seulement l’affaire d’Eleusis.

[28] Xénophon, Helléniques, II, 4, 9. Cf. Lysias, Or. XIII, Cont. Agoratos, s. 40, et Thucydide, IV, 74, au sujet de la conduite des chefs oligarchiques.

[29] Lysias (Orat. XII, cont. Eratosthenês, s. 53) donne ce nombre.

[30] Xénophon, Helléniques, II, 4, 10-13.

[31] Xénophon, Helléniques, II, 4, 12.

[32] Xénophon, Helléniques, II, 4, 12, 20.

[33] Xénophon, Helléniques, II, 4,19, Cornélius Nepos, Thrasybul., c. 2.

[34] Xénophon, Helléniques, II, 4, 22.

[35] Xénophon, Helléniques, II, 4, 22 ; Lysias, Orat. XII, Cont. Eratosthenês, s. 55.

[36] Xénophon, Helléniques, II, 4, 24.

[37] Xénophon, Helléniques, II, 4, 23.

[38] Lysias, Orat. XII, cont. Eratosthenês,          s. 55, 56.

[39] Les faits que j’ai rapportés ici résultent d’une comparaison de Lysias, Orat. III, cont. Eratosthenês, s. 53, 59, 94 ; Diodore XIV, 32 ; Justin, V, 9.

[40] Isocrate, Or. XVIII, Cont. Kallimach., s. 25.

[41] Xénophon, Helléniques, II, 4, 24, 28.

[42] Xénophon, Helléniques, II, 4, 25.

[43] Plutarque, Vit. X. Orat., p. 835 ; Lysias, Orat. XXXI, Cont. Philon., s.19-34.

Lysias et son frère avaient exploité une manufacture de boucliers à Athènes.

Les Trente l’avaient pillée ; mais probablement une partie du fonds peut avoir été sauvée.

[44] Démosthène, Cont. Leptin., c. 32, p. 502 ; Lysias, Cont. Nikomach., Orat. XXX, s. 29.

[45] Xénophon, Helléniques, II, 4, 27.

[46] Xénophon, Helléniques, II, 4, 28 ; Diodore, XIV, 33 ; Lysias, Orat. XII, Cont. Eratosthenês, s. 60.

[47] Xénophon, Helléniques, II, 4, 29. Diodore, XIV, 33. — Plutarque, Lysandros, c. 21.

[48] Xénophon, Helléniques, V, 2, 3.

[49] Xénophon, Helléniques, II, 4, 30.

[50] Lysias, Orat. XVIII, De Bonis Niciæ Frat., s. 8-10.

[51] Lysias, Orat. XVIII, De Bonis Niciæ Frat., s. 11, 12.

[52] Xénophon, Helléniques, II, 4, 31. Ce semble être le sens de la phrase άπιέναι έπί τά έαυτών, comme nous pouvons voir par s. 38.

[53] Xénophon, Helléniques, II, 4, 31-34.

[54] Xénophon, Helléniques, II, 4, 35.

[55] Xénophon, Helléniques, II, 4, 39 ; Diodore, XIV, 33.

[56] Xénophon, Helléniques, II, 4, 40-42.

[57] Xénophon, Helléniques, II, 4, 43 ; Justin, V, 11. Je ne comprends pas l’allusion dans Lysias, Orat. XXV, Δημ. Καταλ. Άπολ., s. 11.

[58] Thucydide, I, 97.

[59] Voir tome VII, ch. 6 de cette Histoire.

[60] Voir tome II, ch. 2 de cette Histoire.

[61] C’est ce que Xénophon avait dans la pensée, à ce que je crois. — De Reditibus, V, 6.

[62] Thucydide, VIII, 48.