HISTOIRE DE LA GRÈCE

ONZIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — DEPUIS L'ARRIVÉE DE CYRUS LE JEUNE EN ASIE-MINEURE JUSQU'À LA BATAILLE DES ARGINUSÆ (suite).

 

 

Dans les descriptions de cet événement, Diodore et beaucoup d’autres écrivains font attention au premier point, soit exclusivement[1], soit du moins en s’occupant légèrement du second ; néanmoins ce dernier est de beaucoup le plus grave aux yeux de tout critique impartial, et il fut aussi le plus violent dans son effet sur les sentiments athéniens. Vingt-cinq trirèmes athéniennes avaient été détruite avec la plus grande partie de leurs équipages ; c’est-à-dire elles étaient jetées sur le flanc ou désemparées, avec leurs rames brisées, sans mâts ni aucun moyen de se mouroir, — simples croques brisées en partie par le choc d’un vaisseau ennemi, et se remplissant et coulant graduellement. L’équipage primitif de chacune était de 200 hommes. Le champ de bataille (si nous pouvons employer ce mot pour un espace de la mer) était couvert de ces débris ; les hommes qui restaient à bord étaient sans secours et hors d’état de se retirer, car la trirème ancienne ne portait ni bateau, ni secours propres à la fuite. Et de plus il y avait, flottants partout, des : hommes qui étaient tombés par-dessus le bord, où qui essayaient de sauver leur  vie au moyen d’espars offerts par le hasard, ou de tonneaux vides. C’était un des privilèges d’une victoire navale, que les vainqueurs pouvaient parcourir le champ de bataille, et assister ainsi leurs camarades sans secours ou blessés à bord des vaisseaux désemparés[2] ; faisant prisonnières, ou tuant quelquefois les personnes dans le même état qui appartenaient à l’ennemi. Même d’après le discours prononcé plus tard dans l’assemblée publique athénienne par Euryptolemos, défenseur des généraux accuses, il y eut douze trirèmes avec leurs équipages à bord qui se trouvaient dans la condition que nous venons de décrire. Voilà ce qu’avoue la défense, et c’est donc le minimum de la réalité : il n’est pas possible qu’il y en eût moins, et il y en avait probablement un plus grand nombre sur les vingt-cinq, chiffre donné par Xénophon[3]. Aucune mesure n’étant prise polir les sauver, la portion survivante, de ces équipages, blessés et non blessés, fut abandonnée et se noya graduellement, à mesure que chaque vaisseau coula à fond. Si quelques hommes s’échappèrent, ce fut grâce à une habileté extraordinaire à nager, — en trouvant par bonheur quelques planchés ou quelque espars, en tout cas au prix de la honte de jeter leurs armes et par quelque moyen impraticable aux hommes blessés.

La première lettre des généraux qui faisait part de la victoire fit connaître en même temps la perte subie en l’obtenant. Elle annonçait sans doute le fait que nous lisons dans Xénophon, à savoir que vingt-cinq trirèmes athéniennes avaient été perdues, avec presque tous leurs équipages, spécifiant, nous pouvons en être sûrs, le nom de chaque trirème qui avait péri ainsi ; car chaque trirème dans la marine athénienne, comme les vaisseaux modernes, avait son nom[4]. Elle mentionnait en même temps qu’aucune ; mesure n’avait été prise par les survivants victorieux pour sauver leurs compatriotes blessés et près d’être noyés, à bord des vaisseaux qui coulaient à fond. Il s’était élevé une tempête (telle était la raison donnée) si violente qu’elle avait rendu toute intervention pareille absolument impraticable[5].

Il est tellement d’usage, en s’occupant d’histoire grecque, de présumer que le peuple athénien est une troupe d’enfants et de fous, dont les sentiments ne méritent pas d’être contrôlés et expliqués, — que j’ai été obligé d’exposer ces circonstances avec quelque longueur, afin de montrer que le sentiment mélangé excité à Athènes par la nouvelle de la bataille des Arginusæ était parfaitement naturel et justifiable. A la joie causée par la victoire se mêlaient l’horreur et le remords s’attachant à ce fait, qu’on avait laissé périr sans les remarquer tant de braves gens qui avaient aidé à la remporter. Les amis et les parents des équipages de ces trirèmes perdues étaient naturellement les premiers à exprimer cette émotion pleine d’indignation. Le récit de Xénophon, maigre et confus aussi bien que peu équitable, présente cette émotion comme si c’était quelque chose dépourvu de cause, factice, tiré de l’irascibilité constante de la multitude par les artifices de Theramenês, de Kallixenos et de quelques autres. Mais quoi qu’aient pu faire ces hommes individuellement pour aggraver l’émotion publique, ou la tourner à des desseins coupables, assurément l’émotion elle-même était spontanée, inévitable et amplement justifiée. La pensée seule qu’on avait laissé se noyer misérablement sur les coques s’abîmant dans les flots tant de braves gens qui avaient participé à la victoire, sans que leurs généraux et leurs camarades à côté d’eux fissent aucun effort pour les sauver, — cette pensée, dis-je, suffisait pour éveiller tous les sentiments, publics aussi bien que privés, de la nature la plus passive, même chez des citoyens qui n’étaient point parents des morts, — à plus forte raison chez ceux qui l’étaient. S’attendre que les Athéniens seraient assez absorbés dans la joie de la victoire, et dans la reconnaissance à l’égard des généraux qui avaient commandé, pour ne pas remarquer cet abandon de guerriers qui périssaient, et cet oubli d’un devoir sympathique, — c’est, à mon avis, complètement absurde ; et si cette supposition était vraie, elle ne ferait que donner un vice de plus aux Athéniens, outre ceux qu’ils avaient réellement, et outre les nombreux autres vices qui leur ont été injustement imputés.

Les généraux, dans leur lettre publique, expliquaient leur omission en disant que la violence de la tempête avait été trop grande pour leur permettre de faire aucun mouvement. D’abord, était-ce vrai comme fait ? Ensuite, avaient-ils eu le temps d’accomplir ce devoir, ou au moins d’essayer de l’accomplir, avant que la tempête en vint à être si intolérable ? Ces deux points demandaient un examen. Les généraux, tout en étant honorés par un vote de remerciements pour la victoire, furent remplacés, et reçurent l’ordre de venir à Athènes ; tous, excepté Konôn, qui, étant été bloqué dans Mitylênê, n’était pas compris dans l’affaire, on nomma deux nouveaux collègues, Philoklês et Adeimantos, qui devaient partir pour le rejoindre[6]. Les généraux reçurent probablement l’avis de leur rappel à Samos, et ils revinrent en conséquence ; ils arrivèrent à Athènes vraisemblablement vers la fin de septembre ou vers le commencement d’octobre, — la bataille des Arginusæ. ayant été livrée en août 406 avant J.-C. Toutefois, deux des généraux ; Protomachos et Aristogenês refusèrent de revenir ; avertis du mécontentement du peuple, et n’ayant pas assez de confiance dans leur conduite pour l’affronter, ils préférèrent, expier leur faute par un exil volontaire. Les six autres, Periklês, Lysias, Diomedôn, Erasinidês, Aristokratês et Thrasyllos (Archestratos, un des dix généraux, primitifs, étant mort à Mitylênê)[7], vinrent sans leurs deux collègues, fâcheux augure pour le résultat.

Aussitôt qu’ils furent arrivés, Archedêmos, orateur populaire en faveur à cette époque, et exerçant quelque magistrature ou charge élevée que nous ne pouvons reconnaître distinctement[8], imposa à Erasinidês une amende, montant limité qui était dans la compétence de certains magistrats sans la sanction du dikasterion, — et il l’accusa en outre devant le dikasterion, en partie pour mauvaise gestion en général dans son commandement, en partie sur le chef spécial d’avoir soustrait quelques fonds publics qui arrivaient de l’Hellespont. Erasinidês fut reconnu coupable, et condamné à être emprisonné, soit jusqu’à ce qu’il eût tenu compte de l’argent, soit jusqu’à ce qu’une nouvelle enquête pût se l’aire au sujet des autres griefs allégués.

Cette affaire d’Erasinidês fut jugée avant que les généraux fussent appelés devant le sénat pour répondre formellement sur la récente bataille et l’abandon subséquent des hommes qui se noyaient. Et il semblerait presque qu’Archedêmos voulût imputer à Erasinidês exclusivement, sans y comprendre les autres généraux, le blâme de cet abandon ; distinction qui, comme on le verra ci-après, n’était pas tout à fait :dénuée de fondement. Toutefois, si un tel dessein avait été conçu, il ne réussit pas. Quand les généraux vinrent expliquer leur affaire devant le sénat, la décision de ce corps fut décidément défavorable à eux tous, bien que nous n’ayons aucun des détails du débat. Sur la proposition du sénateur Timokratês[9], on décida que les cinq autres généraux présents seraient mis en prison, comme Erasinidês, et livrés ainsi à l’assemblée publique, pour que le cas fût examiné[10].

En conséquence, l’assemblée publique fut tenue, et on amena les généraux devant elle. On nous dit ici quel fut celui qui parut comme leur principal accusateur, avec plusieurs autres ; bien que par malheur on nous laisse conjecturer quels furent les points sur lesquels ils insistèrent. Theramenês fut l’homme qui les dénonça avec le plus de véhémence, comme coupables d’avoir laissé se noyer les équipages des trirèmes désemparées, et de n’avoir fait aucun effort pour les sauver. Il en appela à leur propre lettre adressée au peuple, par laquelle ils faisaient part officiellement de la victoire ; lettre dans laquelle ils ne mentionnaient pas avoir désigné quelqu’un pour se charger de ce devoir, ni avoir personne -à blâmer pour ne l’avoir pas accompli. Ainsi l’oubli était complètement de leur faute : ils auraient pu remplir ce devoir, et méritaient d’être punis pour l’avoir si inhumainement négligé.

Les généraux ne pouvaient avoir un ennemi plus formidable que Theramenês. Nous avons eu occasion de le suivre, pendant la révolution des Quatre Cents, comme un politique perspicace aussi bien que tortueux : depuis il avait eu un commandement militaire élevé, avait participé aux victoires d’Alkibiadês a Kyzikos et ailleurs ; et il avait servi, comme triérarque à la victoire des Arginusæ elle-même. Aussi son autorité fut-elle naturellement grande, et compta-t-elle pour beaucoup, quand il nia la justification que les généraux avaient avancée, fondée sur la rigueur de la tempête. Suivant lui, ils auraient pu recueillir les hommes qui se noyaient, et auraient dû le faire ; soit qu’ils eussent pu le faire avant que la tempête se déclarât, — soit qu’il n’y eût jamais eu de tempête assez sérieuse pour les en empêcher c’était sur leurs têtes que retombait la responsabilité de l’omission[11]. Xénophon, dans son très maigre récit, ne nous dit pas en termes exprès que Theramenês contredit les généraux quant à la tempête. Niais qu’il les ait contredits sous ce rapport, positivement, c’est ce qu’impliquent distinctement les paroles que lui prête Xénophon. Il parait aussi que, Thrasyboulos, — autre triérarque aux Arginusæ, et homme non seulement de conséquence égale, mais d’un caractère beaucoup plus estimable, — concourut avec Theramenês à cette même accusation des généraux[12], bien qu’il n’eût pas un rôle aussi saillant dans l’affaire. Lui aussi a donc dû nier la réalité de la tempête, ou du moins contester qu’elle fût survenue assez vite après la bataille ou qu’elle eût été assez terrible pour empêcher tout effort en vue de secourir les marins qui se noyaient.

Le cas des généraux, tel qu’il était soumis au public athénien, fut complètement changé quand des hommes tels que Theramenês et Thrasyboulos se présentèrent comme leurs accusateurs. Sans doute ce qu’ils dirent tous les deux avait été dit par d’autres auparavant, dans le sénat et ailleurs ; mais c’était actuellement avancé publiquement par des hommes d’influence, aussi bien que connaissant le fait parfaitement. Et nous pouvons ainsi conclure indirectement — ce que ne présente pas directement le récit de Xénophon, qui cache soigneusement ce qui est contre les généraux — que, bien que les généraux affirmassent la réalité de la tempête, il y avait d’autres personnes présentes qui la niaient, — appelant ainsi la controverse sur le fait qui formait leur unique justification. De plus, en suivant la réponse faite par les généraux dans l’assemblée publique à Theramenês et à Thrasyboulos, nous arrivons à un point nouveau dans le cas, point que Xénophon laisse échapper pour ainsi dire indirectement et de cette façon confuse qui règne dans tout son récit de l’affaire. C’est cependant un nouveau point d’une extrême importance. Les généraux répondirent que si quelqu’un méritait le blâme pour n’avoir point recueilli les hommes qui se noyaient, c’étaient Theramenês et Thrasyboulos eux-mêmes ; car c’était à eux deux, avec divers autres triérarques et avec quarante-huit trirèmes, que les généraux avaient expressément comme l’accomplissement de ce devoir ; c’étaient eux deux qui étaient responsables de l’omission, et non les généraux. Néanmoins ils (les généraux) n’accusaient pas Theramenês et Thrasyboulos, sachant bien que la tempête avait rendu l’accomplissement du devoir absolument impossible, et que c’était par conséquent unie justification complète pour l’un aussi bien que pour l’autre. Eux (les généraux) du moins ne pouvaient faire plus que d’ordonner a des hommes capables, tels que ces deux triérarques, d’accomplir la Miche, et de leur assigner une escadre suffisante dans ce but, tandis qu’eux-mêmes, avec le gros de la flotte, allaient attaquer Eteonikos et délivrer Mitylênê. Diomedôn, l’un d’eux, avait voulu après la bataille employer tous Ies vaisseaux de la flotte à sauver les hommes qui se noyaient, sans songer à autre chose jusqu’à ce que cela fût fait. Erasinidês, au contraire, voulait que toute la flotte fît voile immédiatement contre Mitylênê ; Thrasyllos disait qu’ils avaient assez de vaisseaux pour faire les deux à la fois. Conséquemment on convint que chaque général mettrait à part trois vaisseaux de sa division, pour faire une escadre de quarante-huit vaisseaux sous Thrasyboulos et Theramenês En avançant ces assertions, les généraux produisirent des pilotes et autres, hommes qui avaient été réellement engagés dans la bataille, comme témoins à l’appui en général.

Ici donc, dans ce débat devant l’assemblée, étaient soulevés publiquement deux points nouveaux et importants. D’abord, Theramenês et Thrasyboulos dénoncèrent les généraux comme coupables de la mort de ces hommes, négligés ; ensuite, les généraux affirmèrent qu’ils avaient délégué le devoir à Theramenês et à Thrasyboulos eux-mêmes. Si cette — dernière assertion était réellement vraie, comment se fit-il que les généraux n’en dirent rien dans leur dépêche officielle envoyée d’abord e Athènes ? Euryptolemos, avocat des généraux — parlant dans une phase subséquente de l’affaire, bien que nous ne puissions guère douter que les mêmes arguments n’aient été aussi employés dans cette même assemblée —, tout en blâmant les généraux pour cette omission, l’attribuait à une bonté déplacée de leur part et à une répugnance à exposer Theramenês et Thrasyboulos au déplaisir du peuple. La plupart des généraux (dit-il) étaient disposés à mentionner le fait dans leur dépêche officielle, mais ils furent dissuadés de le faire par Periklês et Diomedôn ; dissuasion funeste (à son avis), que Theramenês et Thrasyboulos avaient payée d’ingratitude en se retournant et en les accusant tous[13].

Cette remarquable assertion d’Euryptolemos, quant à l’intention des généraux qu’ils eurent en rédigeant la dépêche officielle, nous amène à un examen plus minutieux de ce qui se passa réellement entre eux d’un côté, et Theramenês et Thrasyboulos de l’autre ; ce qu’il est difficile cde reconnaître clairement, mais que Diodore représente d’une manière complètement différente de Xénophon. Diodore dit due les généraux furent empêchés en partie par la tempête, en partie par la fatigue et la résistance et l’alarme de leurs propres marins, de faire aucune démarche pour recueillir (ce qu’il appelle) les corps morts pour les ensevelir, — qu’ils soupçonnèrent Theramenês et Thrasyboulos, qui se rendirent à Athènes avant eux, d’avoir l’intention de les accuser devant le peuple, — et que pour cette raison ils envoyèrent au peuple l’avis indirect qu’ils avaient donné à ces deux triérarques l’ordre spécial d’accomplir le devoir. Quand on lut ces lettres dans l’assemblée publique (dit Diodore), les Athéniens furent excessivement indignés contre Theramenês, qui cependant se défendit d’une manière efficace et complète, en rejetant le blâme sur les généraux. Il fut ainsi forcé, contre sa volonté et pour sa défense Personnelle, de devenir l’accusateur des généraux, et d’amener avec lui ses nombreux amis et partisans à Athènes. Et c’est ainsi que les généraux, en essayant de ruiner Theramenês, avalent fini par attirer une condamnation sur eux-mêmes[14].

Tel est le récit de Diodore, dans lequel il est impliqué que, les généraux ne donnèrent jamais réellement aucun ordre spécial à Theramenês et à Thrasyboulos, mais affirmèrent, faussement ensuite qu’ils l’avaient fait afin de discréditer l’accusation portée par Theramenês contre eux-mêmes. Jusqu’à un certain point, cela coïncide avec ce qui fut affirmé par Theramenês lui-même deux ans plus tard dans sa défense devant les Trente, — à savoir qu’il ne fut pas le premier à accuser les généraux, — qu’ils furent ;les premiers à l’accuser en assurant qu’ils lui avaient ordonné de se charger du devoir, et qu’il n’y avait pas pour lui de raison suffisante pour l’accomplir, — qu’ils furent les personnes qui déclarèrent distinctement possible l’accomplissement de ce devoir, tandis qu’il avait dit dès le commencement due la violence de la tempête était telle qu’elle interdisait même tout mouvement sur mer ; bien plus, qu’elle empêchait de sauver les hommes qui se noyaient[15].

En prenant ensemble les récits de Xénophon et de Diodore, pour les combiner avec l’accusation et la défense subséquentes de Theramenês à l’époque des Trente, — et en les mêlant de manière à rejeter aussi peu que possible de l’un ou de l’autre, — je regarde comme probable que l’ordre de recueillir les hommes exposés fut réellement donné par les généraux à Theramenês, à Thrasyboulos et à d’autres triérarques ; mais que d’abord on laissa s’écouler un intervalle fatal entre la fin de la bataille et le moment où l’on donna cet ordre, — ensuite que les quarante-huit trirèmes dont il avait été question pour ce service, et qui, comme on l’avait proposé, devaient se composer de détachements de trois vaisseaux pris dans la division de chaque général, ne furent probablement jamais réunies, — ou si elles le furent, elles montrèrent si peu de zèle pour la chose qu’elles se persuadèrent très facilement que la tempête était trop dangereuse à braver et qu’il était alors trop tard. En effet, lorsque nous lisons la version de l’affaire même telle qu’elle est donnée par Euryptolemos, nous voyons clairement qu’aucun des généraux, excepté Diomedôn, ne fut empressé à accomplir la tâche. C’est un fait mémorable que, de tous les huit généraux, pas un seul ne se chargea de la chose en personne, bien qu’elle eût pour but de sauver de la mort plus d’un millier de camarades qui se noyaient[16]. Dans une opération où chaque intervalle même de cinq minutes était précieux, ils se mettent à l’œuvre de la manière la plus dilatoire, en décidant que chaque général fournira trois vaisseaux et pas plus, pris dans sa division. Or, nous savons par ce que nous dit Xénophon, que vers la fin de la bataille, les vaisseaux des deux côtés étaient très dispersés[17]. Aussi cet ordre collectif ne dut-il pas être promptement exécuté ; et jusqu’à ce que les huit fractions fussent toutes réunies, avec les Samiens et autres, de manière à rendre l’escadre complète, Theramenês ne dut-il pas se croire obligé de partir pour accomplir sa visite de sauvetage. Sans doute ce service là déplaisait, — comme la plupart des généraux, ainsi que nous le voyons, — tandis que les équipages aussi, qui venaient de débarquer après avoir remporté une victoire, songeaient surtout à se reposer, à se rafraîchir et à se féliciter mutuellement[18]. Tous furent contents de trouver une excuse pour rester amarrés au lieu de sortir de nouveau pour affronter ce qui était sans doute un temps peu favorable. En. partie par suite de ce défaut de zèle, ajouté au délai primitif, — en partie a cause du mauvais temps, — l’ordre resta sains exécution, et les marins a, bord des vaisseaux désemparés furent abandonnés et périrent sans secours.

Mais bientôt s’éleva la question délicate, et cependant inévitable : Comment devons-nous rendre compte de l’omission de ce devoir sacré dans notre dépêche officielle au peuple athénien ? Ici les généraux furent d’avis différents, comme le dit expressément Euryptolemos : Periklês et Diomedôn obtinrent, contre l’opinion de leurs collègues, que dans la dépêche officielle (qui était nécessairement telle qu’elle pût être approuvée par tous), il ne serait rien dit au sujet de la délégation donnée à Theramenês et à d’autres ; toute l’omission étant rapportée aux terreurs causées par la tempête. Mais bien que ce fuit là le sens du rapport officiel, il n’y eut rien qui empêchât les généraux d’écrire chez eux et de communiquer individuellement à leurs alois d’Athènes ce que chacun pouvait juger bon ; et dans ces communications non officielles, venues d’eux aussi bien que d’autres qui s’éloignèrent de l’armement pour retourner à Athènes, — communications non moins efficaces que la dépêche officielle pour déterminer le ton du sentiment public, dans la ville, — ils ne déguisèrent pas leurs convictions que le blâme, pour n’avoir pas accompli le devoir, appartenait à Theramenês. Ayant ainsi un homme comme Theramenês sur lequel ils pouvaient rejeter le blême, ils ne prirent pas la peine de maintenir l’histoire de la tempête intolérable, mais ils donnèrent à entendre qu’il n’y avait rien eu qui l’empêchât d’accomplir le devoir s’il l’avait voulu. C’est ce qu’il les accuse d’avoir avancé contre lui, de manière à le présenter comme le coupable aux yeux du peuple athénien : c’est ce qui le rendit, par représaille et nécessité de se défendre personnellement, violent et peu scrupuleux quand il les dénonça comme étant les personnes réellement dignes de blâme[19]. Comme ils avaient tenu peu de compte de la tempête alléguée, en jetant le blâme sur lui, — de même, lui de son côté y attacha peu d’importance, et la traita d’excuse insuffisante, dans ses dénonciations contre eux, prenant soin de faire bon usage de leur dépêche, qui le déchargeait virtuellement, par son silence, de, toute part dans l’affaire.

C’est de cette manière que, selon moi, existèrent les relations entre les généraux d’un côté et Theramenês de l’autre, si l’on a égard à tout ce qui est dit tant dans Xénophon que dans Diodore. Mais l’exposé, comparatif de blâme, et de récrimination entre ces deux parties n’est pas le trait le plus important du cas. La question réellement sérieuse est quant à l’intensité ou à l’arrivée instantanée de la tempête. Fut-elle en réalité si instantanée et si dangereuse, que le devoir de visiter les débris ne put être accompli, soit avant que les vaisseaux revinssent aux Arginusæ, soit après ? Si nous prenons les circonstances du cas, et que nous les appliquions aux habitudes et aux sentiments de la marine anglaise, si nous supposons plus de mille marins, compagnons récents de victoire, répartis dans vingt coques endommagées et sans secours, attendant le moment où ces coques se rempliront et leur donneront à tous la mer pour tombeau, — il aurait fallu une tempête véritablement terrible, pour forcer un amiral anglais même à revenir s’amarrer, en laissant ces hommes exposés ainsi, — ou pour le détourner, s’il était amarré, d’envoyer les premiers vaisseaux et les plus rapprochés de lui afin de les sauver. Et en admettant que le danger fût tel qu’il hésitât à donner l’ordre, il se serait probablement trouvé des officiers et des hommes prêts à s’engager volontairement, en affrontant les dangers les plus désespérés, dans une cause qui remuait si profondément toutes leurs meilleures sympathies. Or, malheureusement pour le caractère des généraux, des officiers et des marins athéniens, aux Arginusæ, — car le blâme appartient, quoique dans des proportions inégales, à eux tous, — il existe ici une forte preuve probable que la tempête, en cette occasion, ne fut pas telle qu’elle eût dû arrêter des marins grecs animés d’un sentiment sérieux et courageux du devoir. Nous n’ayons qu’à appeler l’attention sur la conduite et la fuite d’Eteonikos et de la flotte péloponnésienne de Mitylênê à Chios ; en nous rappelant que Mitylênê était séparée du promontoire de Kanê sur le continent asiatique, et des îles Arginusæ, par un canal large seulement de cent vingt stades[20], — environ quatorze milles anglais (= 22 kil. et demi). Eteonikos, informé de la défaite par l’aviso officiel péloponnésien, pria cet aviso de sortir du port et d’y rentrer ensuite avec la fausse nouvelle décevante que les Péloponnésiens avaient remporté une victoire complète ; puis il ordonna à ses marins, après qu’ils auraient dîné, de partir immédiatement, et aux patrons des navires marchands d’embarquer silencieusement leurs cargaisons et de prendre également la mer. Toute la flotte, trirèmes et bâtiments de commerce ensemble, sortirent ainsi du port de Mitylênê et se dirigèrent tout droit vers Chios, où ils arrivèrent en sûreté ; les bâtiments marchands portant toutes voiles, et ayant ce que Xénophon appelle un bon vent[21]. Or, il n’est guère possible que tout cela eût pu se faire, si pendant ce temps une tempête intolérable eût sévi entre Mitylênê et les Arginusæ. Si le temps était tel qu’il permit à Eteonikos et à toute sa flotté de passer en sûreté de Mitylênê à Chios, — il n’était pas tel qu’il présentât un obstacle légitime capable d’empêcher tout généreux marin athénien ; et encore moins un officier responsable, de sauver ses camarades exposés sur les débris près des Arginusæ. A plus forte raison, il n’était pas tel qu’il eût dû arrêter la tentative de les sauver, — quand même cette tentative n’eût pas réussi. Et ici la gravité de la faute consiste à être resté inactif, pendant qu’on laissait se noyer ces braves gens sur les débris. De plus, tout ce raisonnement suppose que la flotte était déjà revenue s’amarrer aux Arginusæ ; il ne discute que ce qu’il était praticable de faire après ce moment, et laisse sans la toucher la question non moins importante de savoir : pourquoi on ne recueillit pas les hommes qui se noyaient avant que la flotte se retirât.

J’ai jugé convenable d’examiner ces considérations ; indispensables à la juste appréciation d’un événement aussi mémorable, — afin que le lecteur pût comprendre les sentiments de l’assemblée et du public d’Athènes, quand les généraux parurent devant eux, repoussant les accusations de Theramenês et récriminant à leur tour, contre lui. L’assemblée avait à examiner ce grave et déplorable fait, qu’on rivait laissé plusieurs centaines de braves marins : se noyer sur les débris, sans faire le moindre effort pour les sauver. Pour expliquer ce fait, non seulement on ne lui- présentait pas de justification, à la fois incontestée et satisfaisante, ni même un exposé des faits, simple, logique et non contredit. Il y avait des différences entre les généraux eux-mêmes, si l’on compare leurs assertions officielles avec les non officielles, aussi bien qu’avec leurs assertions actuelles, — et des contradictions entre eux et Theramenês, chacune des deux parties ayant, nié que la tempête suffit comme excuse de la négligence imputée à l’autre. Il était impossible que l’assemblée pût être satisfaite de manière à acquitter les généraux, le cas lui étant présenté ainsi ; et elle ne pouvait pas non plus bien savoir dans quelle proportion elle devait répartir le blâme entre eux et Theramenês. Les parents des hommes qu’on avait laissés périr étaient sans doute dans un état de ressentiment violent contre l’un ou les autres, peut-être contre tous les deux. Dans ces circonstances, ce qui produisit le résultat que nous lisons dans Xénophon, ce n’a guère pu être la suffisance de leur défense, ce doit plutôt avoir été la générosité apparente de leur conduite à l’égard de Theramenês, quand ils’ désavouèrent formellement toute accusation de négligence contre lui, bien qu’il eût avancé contre eux une accusation violente. La défense des généraux fut écoutée avec faveur et sembla de nature à prévaloir auprès de la majorité[22]. Beaucoup d’individus présents s’offrirent comme caution pour les généraux, afin que ces derniers pussent sortir de prison ; mais le débat avait été tellement prolongé (nous voyons par là qu’il a dû y avoir beaucoup de discours), que la nuit arriva alors, de sorte qu’il fut impossible de rendre un vote, vu qu’on ne pouvait distinguer les mains levées. Il fut donc résolu que toute la décision serait ajournée jusqu’à une prochaine assemblée ; mais que dans l’intervalle le sénat se réunirait pour examiner quel était le mode convenable de traduire les généraux en justice et de les juger, — et qu’il soumettrait une proposition à cet effet.

Il arriva qu’immédiatement après cette première assemblée, pendant l’intervalle qui précéda la réunion du sénat ou le séance de la seconde assemblée, survinrent les trois jours de la fête annuelle et solennelle appelée Apatouria ; les premiers jours du mois d’octobre. C’était la fête caractéristique de la race ionienne, qui avait été transmise à partir d’une époque antérieure à la constitution de Kleisthenês, et aux dix nouvelles tribus contenant chacune autant de dèmes, — et qui réunissait les citoyens dans leurs associations primitives de famille, de gens, de phratrie, etc., dont l’agrégat avait constitué primitivement les quatre tribus ioniennes, actuellement surannées. Aux Apatouria on accomplissait les cérémonies de famille ; on enregistrait des mariages ; on promulguait et on certifiait des actes d’adoption, on inscrivait pour la première fois les noms des jeunes gens sur le rôle de la gens ou de la phratrie ; ces associations de famille célébraient en commun, en l’honneur de Zeus Phratrios, d’Athênê et d’autres divinités, des sacrifices accompagnés de beaucoup de gaieté et de joie. Une solennité pareille, célébrée chaque année, provoquait naturellement, dans chacune de ces petites sociétés, des questions d’un affectueux intérêt. — Quels étaient ceux qui étaient avec nous l’année dernière, mais qui ne sont pas actuellement ici ? Les absents, où sont-ils ? Les morts, où et comment moururent-ils ? Or, les équipages des vingt-cinq trirèmes athéniennes perdues à la bataille des Arginusæ (au moins tous ceux d’entre eux qui étaient citoyens), avaient été membres de quelqu’une de ces associations de famille, et manquaient en cette occasion. La réponse à la question posée plus haut, dans leur cas, était à la fois triste et révoltante. — Ils combattirent comme des braves et eurent pleine part à la victoire ; leur trirème fut brisée, désemparée, et réduite à un débris, dans la bataille, on les a laissés sur ce débris pour périr, tandis que leurs généraux et leurs camarades victorieux n’ont pas fait le plus petit effort pour les sauver. Entendre cette réponse au sujet de pères, de frères et d’amis, — et l’entendre au milieu d’un cerclé de famille plein de sympathie, — c’était bien fait pour réveiller une angoisse de honte, de douleur et de colère combinées ; sentiment intolérable, qui réclamait comme satisfaction, et semblait même imposer comme devoir, le châtiment de ceux qui avaient laissé périr ces braves compagnons. Plus d’une de ces associations de gens, malgré le caractère habituellement gai et joyeux des Apatouria, furent si absorbées par ce sentiment, que leurs membres se couvrirent de vêtements noirs et se rasèrent la tête en signe de deuil, décidés à se présenter en cet état à la prochaine assemblée, et à apaiser les mânes de leurs parents abandonnés en faisant tout leur possible pour obtenir le châtiment des généraux[23].

Xénophon, dans son récit, représente cette explosion de sentiment aux Apatouria comme fausse et factice, et les hommes en deuil comme une troupe d’imposteurs payés, disposée par les artifices de Theramenês[24] pour perdre les généraux. Mais le cas était tel qu’aucun artifice n’était nécessaire. Les stimulants universels et agissant par eux-mêmes d’une intense sympathie humaine sont ici marqués d’une manière si saillante, qu’il n’est pas simplement superflu de chercher par derrière l’or et les machinations d’un instigateur politique, mais même que cela égare. Theramenês a pu faire tout son possible pour tourner le mécontentement public contre les généraux, et pour l’empêcher de se tourner contre lui-même ; il est certain également qu’il fit beaucoup pour annihiler leur défense. Il peut aussi avoir eu quelque influence en dirigeant le sentiment contre eux, mais il n’a pu en avoir que peu ou point pour le créer. Bien plus, ce n’est pas trop dire qu’aucune action factice de cette sorte n’aurait jamais pu déterminer le public athénien à souiller une fête telle que les Apatouria par tous les insignes de deuil. S’il le fit, ce n’a pu être qu’a la suite de quelque motion intérieure à la fois spontanée et violente, comme celle que le dernier événement était lien fait pour produire.

De plus, peut-il y avoir quelque chose de plus improbable que l’allégation qu’un grand nombre d’hommes furent soudoyés pour représenter les pères et les frères de citoyens athéniens morts, tous bien connus de leurs parents qui survivaient réellement ? Quoi de plus improbable que l’histoire qu’une troupe d’hommes consentît à être soudoyée, non seulement pour mettre pendant le jour des vêtements noirs qui pouvaient être ôtés le soir, — mais encore pour se raser la tête, en impriment ainsi sur eux-mêmes une preuve ineffaçable de la fraude, jusqu’à ce que leurs cheveux eussent repoussé ? qu’un homme astucieux, comme Theramenês, distribuât des présents à une foule de personnes, présentant toutes des têtes nues qui attestaient la culpabilité, quand il y avait des parents réels survivant pour prouver l’imposture ? qui après avoir agi ainsi, il n’ait jamais été traduit en justice ni accusé pour cela dans la suite, — ni pendant la réaction prodigieuse de sentiment qui s’opéra après la condamnation des généraux, réaction que Xénophon lui-même atteste si fortement, et qui retomba si lourdement sur Kallixenos et autres, — ni par son ennemi mortel Kritias sous le gouvernement des Trente ? Non seulement Theramenês n’est jamais mentionné comme ayant été accusé dans la suite, mais autant qu’il parait, il conserva son influence et sa position politiques, avec peu de diminution, si même elles faiblirent. C’est une raison puissante parmi beaucoup d’autres, pour ne pas croire aux présents et aux machinations universelles dont, selon Xénophon, i1 fit usage, afin d’obtenir la condamnation des généraux. Son discours dans la première assemblée publique, et ses nombreux partisans votant dans la seconde, contribuèrent beaucoup sans doute à ce résultat, et d’après son propre désir. Mais attribuer à ses présents et à ses intrigues l’émotion violente et dominante des Athéniens, c’est, à mon avis, une supposition à la fois peu naturelle et absurde tant au sujet d’eux qu’à son égard.

Quand le sénat se rassembla, après les Apatouria, pour s’acquitter du devoir qui lui avait été confié par la dernière assemblée publique, à savoir, de déterminer de quelle manière les généraux seraient jugés, et de soumettre son opinion à, l’examen de la prochaine assemblée, — le sénateur Kallixenos (à l’instigation de Theramenês, s’il faut en croire Xénophon) proposa, et la majorité du sénat adopta, la résolution suivante : Le peuple athénien, ayant déjà entendu dans la dernière assemblée et l’accusation et la défense des généraux, votera tout de suite sur la question par tribus. Deux urnes seront placées pour chaque tribu et le héraut de chacune d’elles dira : Tous les citoyens qui jugent les généraux coupables pour n’avoir pas sauvé les guerriers qui avaient vaincu dans la bataille, jetteront leurs cailloux dans la première urne ; ceux qui pensent autrement, dans la seconde. Si les généraux sont déclarés coupables (par le résultat du vote), ils seront remis aux Onze, et punis de mort ; leurs biens seront confisqués, le dixième en étant mis à part pour la déesse Athênê[25]. Le cas de tous les huit généraux était compris dans un seul vote[26].

L’explosion sans exemple de sentiment de deuil et de vengeance à la fête des Apatouria, s’étendant .par contagion des parents des morts à beaucoup d’autres citoyens, — et la probabilité créée ainsi que la prochaine assemblée sanctionnerait les mesures les plus violentes contre les généraux, — enhardirent probablement Kallixenos à proposer cette déplorable résolution, et décidèrent le sénat à l’adopter. Aussitôt que l’assemblée- se fut réunie, elle fut lue et proposée par Kallixenos lui-même, comme venant du sénat qui s’était acquitté de la commission que lui avait imposée le peuple.

Elle fut entendue par une partie considérable de l’assemblée avec une indignation bien méritée. Son énormité consistait à violer les maximes constitutionnelles et les pratiques judiciaires établies de la démocratie athénienne. Elle privait les généraux accusés de tout jugement équitable, alléguant, avec une bien faible apparence de vérité qui n’était guère plus qu’un mensonge positif, que leur défense aussi bien que leur accusation avait été entendue dans l’assemblée précédente. Or, il n’y a pas eu de peuple, ancien ou moderne, aux yeux duquel les formalités d’un procès judiciaire fussent habituellement plus sacrées et plus indispensables qu% ceux des Athéniens, — formalités comprenant une ample notification faite à l’avance à la personne accusée, avec un espacé de temps mesuré et suffisant pour qu’elle se défendit devant les dikastes ; tandis que ces dikastes étaient des hommes qui avaient par avance prêté serment comme corps, et qui cependant étaient choisis au sort pour chaque occasion comme individus. Toutes ces garanties furent enlevées aux, généraux, qui furent soumis, pour leur vie, leur honneur et leur fortune, à un simple vote d’une assemblée publique non assermentée, sans être entendus et sans se défendre. Ce ne fut pas tout. Il ne devait y avoir qu’un seul vote pour la condamnation ou pour l’acquittement des huit généraux collectivement. Or, il existait une règle dans la procédure judiciaire attique, appelée le psêphisma de Kannônos — adoptée originairement, nous ignorons quand, sur la proposition d’un citoyen de ce nom, comme psêphisma ou décret pour quelque cas particulier, — mais généralisée depuis, transformée en pratique ordinaire et entourée d’un grand respect établi par prescription —, cette règle, dis-je, interdisait péremptoirement toute sentence ou tout jugement collectif pareil, et ordonnait qu’un vote judiciaire séparé fût rendu dans tous les cas pour ou contre chacune des personnes accusées. Le psêphisma de Kannônos, en même temps que toutes les autres maximes respectées de la justice criminelle athénienne, fut ici audacieusement foulé aux pieds[27].

Aussitôt que la résolution fut lue dans l’assemblée publique, Euryptolemos, ami intime des généraux, la dénonça comme illégale et inconstitutionnelle au dernier point, et il présenta un acte d’accusation contre Kallixenos, en vertu de la Graphê Paranomôn, pour avoir proposé une résolution d’une telle teneur. Plusieurs autres citoyens appuyèrent l’acte d’accusation qui, suivant la pratique admise d’Athènes, arrêtait le progrès ultérieur de la mesure jusqu’à ce que le jugement de son auteur eût été achevé. Et il n’y eut jamais de proposition faite à Athènes, à laquelle la Graphê Paranomôn s’appliquât plus étroitement et plus justement.

Mais les nombreux partisans de Kallixenos, — surtout les hommes qui se tenaient à côté de lui en habits de deuil, arec la tête rasée, agités par de tristes souvenirs et animés par la soif de la vengeance, — n’étaient pas disposés, à respecter cet obstacle constitutionnel qui s’opposait à la discussion de ce qui avait déjà été adopté par le sénat. Ils crièrent hautement qu’il était intolérable de voir un petit groupe de citoyens empêcher ainsi le peuple assemblé de faire ce qu’il voulait ; et l’un d’eux, Lykiskos, alla même jusqu’à dire avec menace que ceux qui présentaient l’accusation contre Kallixenos seraient jugés par le même vote que les généraux, s’ils ne voulaient pas laisser l’assemblée se mettre à examiner la motion que l’on venait de lire et prendre une décision[28]. L’émotion du grand nombre de citoyens ainsi réunis, augmentée encore par cette menace de Lykiskos, fut portée au plus haut point par divers autres orateurs, en particulier par l’un d’eux qui s’avança et dit :

Athéniens, j’ai été moi-même un naufragé dans la bataille, je ne me suis sauvé qu’au moyen d’un tonneau à farine vide ; mais quant à mes camarades qui périssaient sur les débris auprès de moi, ils me suppliaient, si je parvenais à m’échapper, de faire connaître au peuple athénien que leurs généraux avaient abandonné à la mort des guerriers qui avaient bravement vaincu au profit de leur pays. Même dans l’état de l’esprit public le plus tranquille, cette communication des dernières paroles de ces hommes prés d’être noyés faite par un témoin auriculaire, aurait été entendue, avec émotion, mais dans l’excitation actuelle si propre à prédisposer les auditeurs, elle pénétra jusqu’au plus profond de leurs cœurs, et marqua les généraux comme des hommes condamnés[29]. Sans doute il y eut d’autres affirmations semblables, qu’on ne nous mentionne pas expressément, qui mettaient sous les yeux le même fait d’autres manières, et contribuaient toutes à aggraver la violence des manifestations publiques ; et ces manifestations finirent par devenir telles, qu’Euryptolemos fut forcé de retirer son agité d’accusation contre Kallixenos.

Cependant alors, il s’éleva une résistance sous une nouvelle forme, qui empêcha encore que la proposition ne fût prise en considération par l’assemblée. Quelques-uns des prytanes — ou sénateurs de la tribu présidente, qui dans cette occasion était la tribu Antiochis, — présidents légaux de l’assemblée, refusèrent d’accueillir la question ou de la mettre aux voix ; car cette question, étant illégale et inconstitutionnelle, non seulement leur inspirait de l’aversion, mais encore les exposait personnellement à des peines. Kallixenos employa contre eux les mêmes menaces que Lykiskos avait prononcées contre Euryptolemos : il menaça, au milieu des cris d’encouragement d’une foule de personnes dans l’assemblée, de les comprendre dans la même accusation avec les généraux. Les prytanes furent si intimidés par les manifestations furieuses de l’assemblée, que tous, à l’exception d’un seul, renoncèrent à leur opposition, et consentirent à mettre aux voix la question. Le seul prytane obstiné, dont le refus ne put être vaincu par aucune menace, était un homme dont nous lisons le nom avec un intérêt particulier, et chez lequel l’attachement inébranlable à la loi et au devoir n’était qu’un titre au respect parmi beaucoup d’autres. C’était le philosophe Sokratês, qui, dans cette occasion critique, une seule fois dans une vie de soixante-dix ans, remplissait une charge politique, parmi les cinquante sénateurs pris par la voie du sort dans la tribu Antiochis. On ne put amener Sokratês à retirer sa protestation, de sorte que la question finit par être présentée par les autres prytanes sans son concours[30]. Il ne faudrait pas perdre de vue que sa résistance n’impliquait aucune opinion quant à la culpabilité ou à l’innocence des généraux, mais s’appliquait simplement à la proposition illégale et inconstitutionnelle soumise à ce moment pour décider leur sort ; proposition à laquelle il a dû déjà s’apposer une fois auparavant, dans sa qualité de membre du sénat.

Les obstacles constitutionnels ayant été ainsi violemment, renversés, la question fut régulièrement posée à l’assemblée par les prytanes. Aussitôt les cris furieux cessèrent, et ceux qui les poussaient reprirent leur rôle de citoyens athéniens, — auditeurs patients de discours et d’opinions directement opposés aux leurs. Lien ne mérite plus d’être signalé  que ce changement de conduite. Les champions des hommes noyés sur les coques des navires avaient résolu d’employer toute la force qui serait nécessaire pour écarter ces objections constitutionnelles préliminaires, incontestables en elles-mêmes, qui empêchaient la discussion ; mais aussitôt qu’elle fut une fois commencée, ils eurent soin de ne pas donner à la résolution l’apparence d’être enlevée de force. Euryptolemos, l’ami personnel des généraux, fut autorisé non seulement à proposer un amendement qui rejetait la proposition de Kallixenos, mais encore à le développer dans un long discours, que Xénophon nous met sous les yeux[31].

Son discours est plein d’art et de jugement, eu égard au cas qu’il a à défendre et aux dispositions de l’assemblée. Commençant par une critique adoucie adressée à ses amis — les généraux Periklês et Diomedôn pour avoir déterminé leurs collègues à s’abstenir de mentionner, -dans leur première lettre officielle, les ordres donnés à Theramenês, — il les représenta comme étant en ce moment en danger de devenir victimes de la basse conspiration du dernier, et il s’adressa à la justice du peuple pour qu’il leur accordât un jugement équitable. Il supplia le peuple de prendre tout son temps pour éclairer sa conscience avant de prononcer une sentence si solennelle et si irrévocable, — de ne se fier qu’à son jugement, mais en même temps de prendre ses sûretés pour que ce jugement fût prononcé après une information complète et une audition impartiale, — et ainsi d’échapper à ces amers et inutiles remords qui autrement s’ensuivraient à coup sûr. Il proposa que les généraux fussent jugés chacun séparément, en vertu du psêphisma de Kannônos, avec une sommation régulière et un ample espace de temps accordé pour la défense aussi bien que pour l’accusation ; mais que s’ils étaient reconnus coupables, ils subissent les châtiments les plus graves et les plus déshonorants, — son propre parent Periklês le premier. C’était le seul moyen de frapper le coupable, de sauver l’innocent, et l’épargner à Athènes l’ingratitude et l’impiété de condamner à mort, sans jugement aussi bien que contrairement à la loi, des généraux qui venaient de lui rendre un si important service. Et que pouvait craindre le peuple ? Craignait-il que le pouvoir de juger ne glissât de ses mains, — qu’il était si impatient de sauter par-dessus tous les délais prescrits par la loi[32] ? Le pire des traîtres publics, Aristarchos, il l’avait informé un jour à l’avance, dans les formes voulues, du procès qu’on allait lui intenter, en lui accordant tous les moyens légaux pour se défendre ; et présenterait-il actuellement un contraste si flagrant de mesures à l’égard d’officiers victorieux et fidèles ? Ne soyez pas (dit-il) hommes à agir ainsi, Athéniens. Les lois sont votre propre ouvrage ; c’est à elles que vous devez surtout votre grandeur : restez-leur fidèles, et, n’essayez de rien faire sans leur sanction[33].

Euryptolemos récapitula ensuite brièvement ce qui s’était passé après la bataille, avec la violence de la tempête qui avait empêché d’approcher des carcasses des vaisseaux, ajoutant que l’un des généraux, à ce moment accusé, avait été lui-même à bord d’un vaisseau brisé, et n’avait échappé que grâce à un heureux hasard[34]. S’encourageant par sa propre harangue, il termina en rappelant aux Athéniens l’éclat de la victoire, et en leur disant qu’ils devraient en bonne justice couronner le front des vainqueurs, au lieu de suivre ces conseillers pervers qui demandaient avec instance leur exécution[35].

Ce n’est pas une faible preuve de la force vies habitudes établies de discussion publique, que les hommes en deuil avec la tête rasée, qui avaient quelques minutes auparavant été dans un état d’excitation furieuse, écoutassent si patiemment un discours qui produisait autant d’effet et était aussi contraire à leurs plus forts sentiments que celui d’Euryptolemos. Il se peut que d’autres aient parlé aussi, mais Xénophon ne les mentionne pas. Il est remarquable qu’il ne nomme pas Theramenês comme prenant une part à ce dernier débat.

L’amendement capital proposé par Euryptolemos était que les généraux fussent jugés chacun séparément, suivant le psêphisma de Kannônos, impliquant que le joui’ du jugement  serait notifié à chacun, et que tout le temps-lui serait accordé pour se défendre. Cette motion, aussi bien que- celle du sénat proposée par Kallixenos, fut soumise au vote de l’assemblée, les mains étant levées séparément ; d’abord pour l’une, ensuite pour l’autre. Les prytanes déclarèrent que l’amendement d’Euryptolemos était adopté. Mais un citoyen du nom de Meneklês attaqua leur décision comme fausse ou invalide, alléguant vraisemblablement quelque vice de forme ou quelque supercherie commise en posant la question, ou peut-être une indication erronée de la levée comparative des mains. Nous devons nous rappeler que dans le cas actuel les prytanes étaient des partisans déclarés de l’amendement. Sentant qu’ils avaient tort de souffrir qu’une proposition aussi illégale que celle de Kallixenos fût présentée, et que ce serait un grand malheur public qu’elle fût adoptée, ils ne durent guère avoir de scrupule à essayer de la faire manquer, même par quelque manœuvre déloyale. Mais l’objection faite par Meneklês les força à poser de nouveau la question, et ils furent ensuite obligés de déclarer que la majorité était en faveur de la proposition de Kallixenos[36].

On mit peu après cette proposition à effet en disposant les deux urnes pour chaque tribu, et en recueillant les votes des citoyens individuellement. Le vote de condamnation l’emporta, et les huit généraux furent reconnus tous coupables. Fut-ce à une grande ou à une petite majorité ? c’est ce que nous aurions été contents d’apprendre ; mais on ne nous le dit pas. La majorité fut composée en grande partie de creux qui agissaient sous l’empire d’un ressentiment véritable contre les généraux, mais en partie aussi d’amis, et de partisans de Theramenês[37], en nombre assez considérable. Les six généraux alors à Athènes, Periklês (fils du grand homme d’État de ce nom et d’Aspasia), Diomedôn, Erasinidês, Thrasyllos, Lysias et Aristokratês, — furent ensuite relais aux Onze, et périrent, selon l’usage, en avalant la ciguë ; leurs biens furent confisqués, comme le prescrivait le décret du sénat.

Relativement à la condamnation de ces hommes infortunés, prononcée sans aucun des préliminaires tutélaires reconnus en faveur d’accusés, il ne peut y avoir qu’une opinion. Ce fut un acte d’injustice et d’illégalité violentes, qui déshonore profondément les hommes qui le votèrent et le caractère athénien en général. Dans l’un ou dans l’autre cas, que les généraux fussent coupables ou innocents, cette censure est méritée ; car les précautions judiciaires sont aussi essentielles quand il s’agit de coupables que :quand il s’agit d’innocents. Mais elle est méritée pour un motif plus -grave encore, si nous considérons que les hommes contré lesquels fut commise une si grande injustice venaient de remporter une glorieuse victoire. Elle ne fournit pas de motif de blâme contre la constitution démocratique d’Athènes, — ni~contre les habitudes et les sentiments que cette constitution tendait à implanter dans le citoyen individuellement. L’une et les autres interdisaient fortement un tel acte ; et les Athéniens n’auraient jamais pu se déshonorer si, dans une excitation féroce momentanée, ils ne s’étaient mis en insurrection non moins contre les formes de leur propre démocratie que contre les entraves les plus sacrées de leur moralité constitutionnelle habituelle.

Si une preuve était nécessaire à l’appui de ce que j’avance, les faits qui se passèrent immédiatement la fourniraient abondamment. Après un court intervalle de temps, il n’y eut pas d’homme à Athènes qui ne rougît sincèrement de ce qui avait été fait[38]. L’assemblée publique[39] rendit un vote, décrétant que ceux qui avaient égaré le peuple en cette occasion devaient être soumis à un jugement judiciaire, que Kallixenos avec quatre autres seraient du nombre, qu’on accepterait caution pour leur comparution. Cela se fit en conséquence, et les personnes furent remises à la garde des garants eux-mêmes, qui furent responsables de leur comparution le jour du jugement. Mais bientôt les calamités étrangères et la sédition intérieure commencèrent à peser si lourdement sur Athènes qu’elles ne laissèrent pas de place à d’autres pensées, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Kallixenos et ses complices trouvèrent moyen de s’échapper avant que le jour du jugement fût arrivé, et restèrent en exil jusqu’après la domination des Trente et le rétablissement de la démocratie. Kallixenos revint alors en vertu de l’amnistie générale. Mais cette amnistie le protégea seulement contre une poursuite légale, et non contre le souvenir hostile du peuple. Détesté de tous, il mourut de faim, — dit Xénophon[40] ; ce qui prouve d’une manière mémorable combien la condamnation de ces six généraux blessa le sentiment démocratique constant à Athènes.

A quelle cause fut due cette explosion momentanée d’injustice, si étrangère au caractère habituel du peuple ? Même dans la provocation politique la plus forte, et à l’égard des traîtres les plus haïs (comme Euryptolemos lui-même le fit remarquer en citant le cas d’Aristarchos), après les Quatre Cents aussi bien qu’après les Trente, les Athéniens lie commirent jamais une injustice pareille, — jamais ils ne privèrent un accusé des garanties judiciaires accoutumées. D’où vient donc qu’ils le firent en cette occasion, alors que les généraux condamnés non seulement n’étaient pas des traîtres, mais encore venaient de se signaler par un combat victorieux ? Theramenês n’aurait pu produire ce phénomène ; un complot oligarchique profondément combiné ne peut être invoqué, à mon avis, comme explication[41]. La véritable explication est différente et très importante à constater. La haine politique, quelque intense qu’elle fût, ne fut jamais séparée, dans l’esprit d’un citoyen d’Athènes, des formes démocratiques de procédure ; mais les, hommes qui se présentaient ici comme acteurs s’étaient affranchis des obligations imposées par le caractère de citoyen et de membre de la république, et ils s’étaient abandonnés, cœur et âme, aux sympathies et aux antipathies de famille ; sentiments allumés d’abord, et justement allumés, par la pensée qu’on avait laissé leurs parents et leurs amis périr sans secours sur les coques des vaisseaux, — ensuite, enflammés et poussés à une violence surnaturelle et irrésistible par la fête des Apatouria, où toutes les traditions religieuses rattachées à l’ancien lien de famille, toutes ces associations d’idées qui imposaient aux parents d’un homme assassiné le devoir de poursuivre le meurtrier, se développaient en détail et agissaient par leur solennité appropriée en ravivant les souvenirs. Les vêtements de deuil et la tête rasée, — phénomènes inconnus à Athènes, soit dans une assemblée politique, soit dans une fête religieuse, — étaient des signes de transformation momentanée dans l’homme intérieur. Il ne pouvait penser qu’à ses parents noyés, ainsi qu’aux généraux qui les avaient abandonnés à la mort, et à son propre devoir comme survivant de leur assurer vengeance et satisfaction pour cet abandon. Sous l’empire de ce mouvement qui se justifiait lui-même, le procédé le plus court et le plus sûr parut le meilleur, quelque somme d’injustice politique qu’il pût imposer[42], bien plus, dans le cas actuel, il parut le seul procédé réellement sûr, puisque l’interposition des délais judiciaires convenables, jointe à la séparation du jugement en des jours successifs, suivant le psêphisma de Kannônos, aurait probablement sauvé la vie à cinq des généraux sur les six, sinon à tous les six. En songeant que ce sentiment absorbant fut commun, en un seul et même temps, à une proportion considérable des Athéniens, nous verrons l’explication de ce vote égaré, tant du sénat que de l’ekklêsia, qui soumit les six généraux à un scrutin illégal, — et du scrutin subséquent qui les condamna. Telle est la conduite naturelle de ceux qui, après avoir oublié pour le moment leur sens de communauté politique, se rabaissent à l’état d’hommes de famille exclusivement. Les affections de famille, qui produisent tant de douce sympathie et de bonheur mutuel dans le cercle intérieur, sont aussi susceptibles d’engendrer le dédain, la méchanceté, quelquefois même une vengeance féroce à l’égard d’autres. Puissantes pour le bien eu général, elles ne le sont pas moins à l’occasion pour le mol, et elles ont besoin, non moins que les tendances égoïstes, du contrôle constant, qui les subordonne, de cette raison morale qui se propose pour but, la- sécurité et le bonheur de tous. Et quand un homme, par défaut de civilisation élevée, n’a jamais connu ce sentiment moral, — ou quand par quelque stimulant accidentel, légitime dans le principe ; mais transformé en fanatisme par la force combinée de sympathies de religion aussi bien que de famille, il en vient à placer son orgueil et sa vertu à en écarter la suprématie, — il n’y a guère de somme de mal ou d’injustice- qu’il ne soit amené à commettre, par une aveugle obéissance aux intérêts étroits de la parenté. Ces pères de famille sont capables de tout. — Telle était la remarque satirique de Talleyrand sur le honteux tripotage public si largement pratiqué par ceux qui recherchaient une place ou de l’avancement pour leurs fils. Les mènes mots, compris dans un sens plus effrayant, et généralisé pour d’autres cas de parenté, résument la moralité de cet acte lamentable à Athènes.

En dernier lieu, on ne doit jamais oublier que les généraux eux-mêmes étaient aussi largement responsables dans la circonstance. Par suite de l’inexcusable furie du mouvement déclaré contre eux, ils périrent comme des hommes innocents, sans jugement : — Inauditi et indefensi, tanquam innocentes, perierunt ; mais il ne s’ensuit pas qu’ils fussent réellement innocents. Je suis convaincu qu’il n’aurait pu arriver avec une flotte anglaise, française ou américaine aucun événement pareil à ceux : qui suivirent la victoire des Arginusæ. Ni amiral ni marins, après avoir remporté une victoire et repoussé l’ennemi, n’auraient supporté l’idée de retourner a leur mouillage, laissant leurs vaisseaux désemparés à la merci des flots, avec un grand nombre de leurs camarades vivants à bord, sans secours, et dépendant d’un secours étranger pour toute chance de salut. Que telle ait été la conduite des généraux aux Arginusæ, c’est ce qui est avoué par leur propre avocat Euryptolemos[43], quoiqu’ils aient bien dû connaître l’état de vaisseaux désemparés après un combat naval, et que quelques vaisseaux même de la flotte victorieuse le fussent assurément. Si ces généraux, après leur victoire, avant de retourner à terre, s’étaient occupés tout d’abord à visiter les vaisseaux mis hors de combat, il y aurait eu amplement du temps pour accomplir ce devoir, et pour sauver tous les hommes vivants à bord avant l’arrivée de la tempête. C’est la conclusion naturelle, même d’après leur propre exposé ; c’est ce que tout commandant naval anglais, français ou américain aurait regardé comme un devoir impérieux de faire. Quel degré de blâme est imputable à Theramenês, et jusqu’à quel point les généraux furent-ils déchargés en faisant retomber la responsabilité sur lui, c’est un point que nous ne pouvons déterminer aujourd’hui. Mais la tempête, qu’on invoque comme justification dans le cas de l’un ou dans celui des autres, repose sur une preuve trop contestable pour servir ce but, alors que l’oubli de ce devoir fut si sérieux et coûta la vie probablement à plus de mille braves gens. Du moins le peuple athénien, quand il entendit les accusations et les récriminations entre les généraux d’un côté et Theramenês de l’autre, — chacun d’eux dans son caractère d’accusateur impliquant que la tempête n’était pas un obstacle valable, bien que chacun, s’il y était poussé parle besoin de se défendre, retombât sur elle comme sur une ressource en cas de besoin, — le peuple athénien, dis-je, ne peut s’empêcher de considérer la tempête plutôt comme une pensée venue après coup pour excuser des omissions antérieures, que comme une réalité terrible annihilant,toute l’ardeur et toute la résolution d’hommes disposés à faire leur devoir. Ce fut de cette manière que l’intervention de Theramenês contribua surtout à la ruine des généraux, et non au moyen de ces manœuvres que lui attribue Xénophon ; il détruisit toute croyance en la tempête comme obstacle réel et couvrant tout. L’impression générale du public à Athènes, — impression, à mon avisa naturelle et inévitable, — fut qu’il y avait eu, par rapport aux vaisseaux brisés, la négligence la plus coupable, seule caille de la perte des marins qu’ils portaient. Cette négligence déshonore, — plus ou moins, l’armement aux Arginusæ aussi bien que les généraux ; mais les généraux étaient les personnes responsables devant le public d’Athènes, qui éprouva pour le sort des marins abandonnés un sentiment plus juste aussi bien que plus généreux que leurs camarades de la flotte.

Conséquemment, malgré l’acte coupable auquel une exagération furieuse de ce sentiment poussa les Athéniens, — malgré la sympathie que cette circonstance a procurée justement et naturellement aux généraux condamnés, — le verdict de l’impartiale histoire déclarera que le sentiment lui-même était bien fondé, et que les généraux méritaient le blâme et la disgrâce. Le peuple athénien pouvait leur dire avec justice : — Quelle que soit la grandeur de votre victoire, nous ne pouvons ni nous en réjouir nous-mêmes, ni vous permettre d’en tirer gloire, si nous trouvons que vous avez laissé tant de centaines de ceux qui vous avaient aidé à la gagner être noyés à bord des vaisseaux brisés, salis faire aucun effort pour les sauver, quand cet effort aurait bien pu être heureux. Et la condamnation prononcée ici ; tout en servant d’avertissement pénible pour les généraux athéniens subséquents, fournissait en même temps une garantie efficace pour la conservation de combattants restés dans les coques des vaisseaux ou nageant pour sauver leur vie après, une victoire navale. On peut à cet égard signaler un cas spécial. Trente ans plus tard (376 av. J.-C.), l’amiral athénien Chabrias défit, bien que non sans des pertes considérables, la flotte lacédæmonienne près de Naxos. S’il l’avait poursuivie avec vigueur, il aurait complété sa victoire en la détruisant toute ou en grande partie ; mais se rappelant ce qui s’était passé après la bataille des Arginusæ, il s’abstint de toute poursuite, appliqua son attention aux vaisseaux désemparés de sa propre flotte, sauva de la mort ceux des citoyens qui vivaient encore, et recueillit les morts pour leur donner la sépulture[44].

 

 

 



[1] V. le récit de Diodore (XIII, 100, 101, 102), où il n’est fait mention que du fait, qu’on avait négligé de recueillir les corps morts flottants, — c’est-à-dire du crime et de l’offense aux yeux du peuple, consistant à oublier d’assurer l’enterrement de tant de corps morts. Il ne semble pas avoir cru qu’il y eût des corps vivants, et que ce fût une question de vie et de mort pour tant d’hommes dans les équipages.

Tandis que si nous suivons le récit de Xénophon (Helléniques, I, 7), nous verrons que la question roule entièrement sur le fait de recueillir les hommes vivants, — les hommes naufragés, — c’est-à-dire les hommes appartenant aux vaisseaux brisés, et vivant encore à bord de ces vaisseaux (Helléniques, II, 3, 32) : cf. en particulier II, 35 ; I, 6, 36. Le mot ναυαγός ne signifie pas un homme mort, mais un homme vivant, — qui a essuyé un naufrage : voyez ce que dit Menelaos, Euripide, Helen., 457, 407 et encore 538. Il correspond au latin nauragus, Juvénal, XIV, 301. Thucydide n’emploie pas le mot ναυαγούς, mais il parle de τούς νεκρούς καί τά ναυαγία, et il entend par ce dernier mot les vaisseaux désemparés avec toutes les personnes et tous les objets à leur bord.

Il est remarquable que Schneider et la plupart des autres commentateurs de Xénophon, Sturz, dans son Lexicon Xenophonteum, Stallbaum, Ad Platon. Apol. Socrat., c. 20, p- 32, Sievers, Comment. ad Xenoph. Helléniques, p. 31, Forchhammer, Die Athener und Sokratês, p. 30-31, Berlin, 1837, — et autres, — traitent tous cet événement comme s’il ne s’agissait que de recueillir des corps morts pour les ensevelir. C’est une explication de Xénophon complètement erronée, non seulement parce que le mot ναυαγός, qu’il emploie plusieurs fois, signifie une personne vivante, mais parce qu’il y a deux autres passages, qui ne laissent absolument aucun doute sur la question.

Et (II, 3, 35) Theramenês, lorsqu’il défend sa conduite en accusant les généraux devant l’oligarchie des Trente, deux ans plus tard, dit que les généraux sont les auteurs de leur propre perte, en l’accusant d’abord, et en disant que les hommes sur les vaisseaux désemparés auraient pas pu être sauvés avec un soin convenable. Ces passages mettent hors de toute contestation ce point, à savoir que les généraux furent accusés d’avoir négligé de sauver la vie d’hommes sur le point d’être noyés, et qui par leur négligence le furent plus tard — et non d’avoir négligé de recueillir des corps morts pour les ensevelir. Cette fausse interprétation des commentateurs a ici la plus  grave portée. Elle  change complètement les critiques sur la conduite tenue à Athènes.

[2] V. Thucydide, I, 50, 51.

[3] Xénophon, Helléniques, I, 6, 34.

Schneider, dans sa note, et M. Mitford, dans son Histoire, expriment de la surprise au sujet de la différence entre le nombre douze, que l’on voit dans le discours d’Euryptolemos, et le nombre vingt-cinq donné par Xénophon.

Mais, d’abord, nous ne devons pas supposer que Xénophon garantisse ces assertions quant aux faits qu’il donne comme venant d’Euryptolemos ; car ce dernier, en qualité d’avocat parlant dans l’assemblée, pouvait prendre de grandes libertés avec la vérité.

Ensuite, Xénophon parle du nombre total des vaisseaux ruinés ou désemparés dans l’action : Euryptolemos parle du nombre total de coques flottantes et susceptibles d’être visitées, de manière qua l’on secourût les victimes au moment subséquent où les généraux ordonnèrent à l’escadre commandée par Theramenês d’aller à leur secours. On doit se rappeler que les généraux retournèrent aux Arginusæ après la bataille, et s’y décidèrent (suivant leur propre assertion) à envoyer de là une escadre pour visiter les coques des vaisseaux. Un certain intervalle de temps doit clone s’être écoulé entre la fin de l’action et l’ordre donné à Theramenês. Pendant cet intervalle, sans doute quelques-uns (les vaisseaux désemparés coulèrent à fond ou furent brisés, en morceaux. Si nous devons croire Euryptolemos, treize sur les vingt-cinq ont dît disparaître ainsi, de sorte que leurs équipages étaient déjà noyés, et qu’il n’en restait plus que douze, flottants, que Theramenês pût visiter, même quelque actif et quelque favorisé par le temps qu’il eût pu être.

Je doute de l’assertion d’Euryptolemos, et je crois qu’il a très probablement diminué le nombre. Mais en admettant qu’il soit exact, cela servira seulement à montrer combien les généraux méritaient de blâme (comme nous le ferons remarquer ci-après), pour n’avoir pas songé à faire visiter les coques avant de retourner s’amarrer aux Arginusæ.

[4] Bœckh, dans son volume instructif — Urkunden ueber das Attische Seewesen (VII, p. 84 sqq.), donne, d’après des inscriptions, une longue liste des noms de trirèmes athéniennes, entre 356 et 322 avant J.-C. Tous les noms sont féminins. Quelques-uns sont curieux. Nous avons également une longue liste de constructeurs de vaisseaux athéniens ; vu que le nom du constructeur est ordinairement indiqué dans l’inscription avec celui du vaisseau.

[5] Xénophon, Helléniques, I, 7, 4.

[6] Xénophon, Helléniques, I, 7, 1 ; Diodore, XIII, 101.

J’ai fait remarquer auparavant que Diodore commet l’erreur de ne parler que de corps morts, au lieu des ναυαγοί vivants dont parle Xénophon.

[7] Lysias, Orat. XXI, sect. VII.

[8] Xénophon, Helléniques, I, 7, 2. Archedêmos est dépeint comme τής Δεκελείας έπιμελούμενος. Que signifient ces mots, c’est ce qu’aucun des commentateurs ne pont expliquer d’une manière satisfaisante. Le texte doit être corrompu. Une conjecture telle que celle de Dobree semble plausible ; quelques mots, tels que τής δεκάτης ou τής δεκατεύσεως, — ayant trait à la perception de la dîme dans l’Hellespont : ce qui fournirait un motif raisonnable à la conduite d’Archedêmos contre Erasinidês.

La charge occupée par Archedêmos, quelle qu’elle fût, doit avoir été suffisamment élevée pour lui conférer le pouvoir d’imposer ramende d’un montant limité appelée έπιβολή.

J’hésite à identifier cet Archedêmos avec le personnage de ce nom mentionné dans les Mémorables de Xénophon, II, 9. Il ne semble pas qu’il y ait du tout de ressemblance dans les points de caractère signalés.

L’orateur populaire Archedêmos était en butte aux sarcasmes d’Eupolis et d’Aristophane pour avoir mal aux yeux et pour avoir obtenu le droit de cité sans y avoir réellement droit (V. Aristophane, Ranæ, 419-588, avec les Scholies). Il est également accusé, dans une ligne d’un discours de Lysias, d’avoir détourné les fonds publics (Lysias, Cont. Alkibiadês, sect. 25, Orat. XIV).

[9] Xénophon, Helléniques, I, 7, 3.

[10] Xénophon, Helléniques, I, 7, 4.

[11] Xénophon, Helléniques, I, 7, 4.

[12] Que Thrasyboulos ait concouru avec Theramenês à accuser les généraux, c’est impliqué dans la réponse que firent les généraux, suivant Xénophon (I, 7, 6).

Le pluriel κατηγοροΰσιν montre que Thrasyboulos aussi bien que Theramenês se mit en avant pour accuser les généraux, bien que ce dernier fût plus en vue et plus violent.

[13] Xénophon, Helléniques, I, 7, 17.

[14] Diodore, XIII, 100, 101.

[15] Xénophon, Helléniques, I, 3, 35. Si Theramenês dit réellement, dans les discussions actuelles à Athènes sur la conduite des généraux, ce qu’il affirme ici lui-même avoir dit (à savoir que la violence de la tempête rendit impossible à tout le monde de prendre la mer), son accusation contre les généraux a dû âtre fondée sur l’allégation qu’ils auraient pu remplir le devoir à un moment antérieur, avant qu’ils revinssent de la bataille, — avant que la tempête s’élevât, — avant qu’ils lui donnassent l’ordre. Mais je regarde comme très probable qu’il dénatura à l’époque postérieure ce qu’il avait dit à l’époque antérieure, et toue pendant les discussions actuelles, il n’admit pas que la tempête suffit comme fait et justification.

[16] Le nombre total des vaisseaux perdus avec tous leurs équipages fut de vingt-cinq, dont les équipages réunis (pour parler en nombres ronds), faisaient 5.000 hommes. Or, nous pouvons bien calculer que chacun des vaisseaux désemparés devait avoir à son bord la moitié de son équipage, c’est-à-dire cent hommes, après l’action ; il n’en avait pas du être tué ou noyé plus de la moitié dans le combat. Même dix vaisseaux désemparés auraient ainsi contenu mille hommes vivants, blessés et non blessés. On verra donc que j’ai diminué le nombre de vies en danger.

[17] Xénophon, Helléniques, I, 6, 33.

[18] Nous lisons dans Thucydide (VII, 73) combien il fut impossible de décider les syracusains à. faire de mouvement militaire après leur dernière victoire navale dans le Grand Port, au milieu de leur triomphe, de leurs félicitations et de leur joie.

Ils avaient visité les débris et recueilli tant les hommes vivants à bord des vaisseaux désemparés : que les corps flottants. Il est remarquable que les Athéniens en cette occasion firent si complètement accablés par L’immensité de leur désastre, qu’ils ne songèrent même jamais à demander la permission (toujours, accordée par les vainqueurs quand elle était demandée) de recueillir leurs morts ni de visiter leurs débris (VIII, 72).

[19] Xénophon, Helléniques, II, 3, 32. Le jour dans lequel je place ici la conduite de Theramenês coïncide non seulement avec Diodore, mais avec ce qu’en dit Kritias, l’ennemi violent de Theramenês ; sous le gouvernement des Trente, — précisément avant qu’il en vint à mettre Theramenês à mort.

Ici il est admis que la première impression à Athènes fut (comme Diodore ledit expressément) que Theramenês reput l’ordre de recueillir les hommes sur les débris, — qu’il l’aurait pu faire s’il avait pris la peine convenable — et qu’il méritait le blâme pour ne pas l’avoir fait. Or, comment se forma cette impression ? Naturellement par des communications reçues de l’armement lui-même. Et lorsque Theramenês dit dans sa réponse que les généraux eux-mêmes firent des communications dans le même sens, il n’y a pas dé raison pour ne pas le croire ; malté leur dépêche officielle commune, où ils, ne faisaient pas mention de lui, — et malgré leur discours dans l’assemblée plus tard, où la lettre officielle antérieure les enchaînait et les empêchait de l’accuser, en les forçant à adhérer à l’assertion présentée d’abord’ que l’excuse de la tempête était tout à fait suffisante.

Les faits principaux que nous trouvons ici établis, même par les ennemis de Theramenês, sont :

1° Que Theramenês accusa les généraux parce qu’il se trouva lui-même en danger d’être puni pour la négligence.

2° Que ses ennemis, qui l’accusèrent d’avoir manqué à un devoir, n’admirent pas la tempête comme excuse pour lui.

[20] Strabon, XIII, p. 617.

[21] Xénophon, Helléniques, I, 6, 37.

On voit par l’expression qu’emploie Xénophon, relativement à la conduite de Konôn, — qu’il sortit du port aussitôt que le vent devint plus calme, — qu’il soufflait un vent fort, bien que dans une direction favorable pour porter à Chios la flotte d’Eteonikos. Konôn n’avait pas de motif particulier pour sortir immédiatement : il pouvait se permettre d’attendre que le vent devînt tout à fait calme. Le fait important est que le vent et le temps étaient parfaitement compatibles avec la fuite de la flotte péloponnésienne de Mitylênê à Chios, et que dans le fait ils lui étaient même favorables.

[22] Xénophon, Helléniques, 5, 7, 1-7.

L’imparfait έπειθν doit être signalé : ils étaient en train de persuader, ou ils semblaient en train de persuader le peuple ; non  l’aoriste έπεισαν, qui signifierait qu’ils convainquirent le peuple réellement.

Les premiers mots cités ici, de Xénophon, n’impliquent pas que la liberté de parler devant l’assemblée publique fût entravée ou abrégée pour les généraux, mais seulement qu’on ne leur accorda pas un jugement et une défense judiciaires. Dans une défense judiciaire, la personne accusée avait pour sa défense un temps mesuré (par la clepsydre ou horloge d’eau) qui lui était assigné, et pendant lequel personne ne pouvait l’interrompre ; temps sans doute beaucoup plus long que celui qu’un seul orateur pouvait occuper dans l’assemblée publique.

[23] Lysias met dans un de ses discours une expression semblable à propos des sentiments qu’on éprouva à Athènes à l’égard de ces généraux. — Lysias, cont. Eratosthène, s. 37.

[24] Xénophon, Helléniques, I, 7, 8.

J’adopte ici en substance l’exposé de Diodore, qui fait une description plus juste et plus naturelle du fait ; il le représente comme une action spontanée d’un sentiment de deuil et de vengeance due aux parents des morts (XIII, 101).

D’autres historiens de la Grèce, sans excepter le docteur Thirlwall (Hist. of Greece, ch. 30, vol. IV, p. 117-1.25), suivent Xénophon sur ce point. Ils traitent le sentiment intense contre les généraux à Athènes de préjugés populaires, — d’excitation produite par les artifices de Theramenês (Dr Thirlwall, p. 117-124). Theramenês (dit-il), soudoya un grand nombre de personnes pour assister à la fête, vêtues de noir, et la tête rasée, comme si elles pleuraient des parents qu’elles avaient perdues dans la bataille navale.

Cependant le docteur Thirlwall parle du récit de Xénophon dans les termes les plus défavorables ; et certainement non pas en termes plus forts qu’il ne le mérite (V. p. 116, la note). — Il semble que Xénophon avait à dessein enveloppé toute l’affaire d’obscurité. Cf. également p. 123, où sa critique est aussi sévère.

J’ai peu de scrupule à m’éloigner du récit de Xénophon (dont j’ai une aussi mauvaise opinion que le Dr Thirlwall), et je vais (sans contredire aucune de ses allégations principales) jusqu’à suppléer une omission que je considère comme capitale et prépondérante. J’accepte son récit de ce qui se passa réellement à la fête des Apatouria ; mais je nie son assertion au sujet des manœuvres de Theramenês comme en étant la cause première.

La plus grande partie de l’obscurité qui entoure ces actes à Athènes résulte du fait, qu’on n’a pas signalé l’émotion intense et spontanée que l’abandon des hommes sur les débris était naturellement fait pour produire sur l’esprit public. Il serait, à mon avis, inexplicable, qu’un tel effet n’eût pas été produit, tout à fait à part des instigations de Theramenês. Dès que nous reconnaissons ce fait capital, la série des actes devient comparativement claire et explicable.

Le Dr Thirlwall, aussi bien que Sievers (Commentat. de Xenoph. Helléniques, p. 25-30), suppose que Theramenês agit de concert avec le parti oligarchique, en profitant de cet incident pour amener la ruine des généraux qui leur étaient odieux, — et dont plusieurs étaient liés avec Alkibiadês. J’avoue que je ne vois rien à l’appui de cette idée ; mais, en tout cas, la cause indiquée ici n’est que secondaire, — et non le fait principal et dominant du moment.

[25] Xénophon, Helléniques, I, 7, 8, 9.

[26] Xénophon, Helléniques, I, 7, 34.

[27] Je ne puis partager l’opinion ex-primée par le docteur Thirlwall dans l’Appendice III, vol. IV, p. 501 de son Histoire, — au sujet du psêphisma de Kannônos. L’idée que je présente dans le texte coïncide avec celle des commentateurs en général, dont s’éloigne le docteur Thirlwall.

Le psêphisma de Kannônos était la seule loi à Athènes qui déclarât illégal de voter sur le cas de deux personnes accusées à la fois. L’était devenu un usage dans la procédure judiciaire à Athènes ; de sorte que deux prisonniers ou plus, qui étaient ostensiblement jugés en vertu de quelque autre loi, et non en vertu du psêphisma de Kannônos avec ses diverses dispositions, avaient cependant le bénéfice de sa disposition particulière dont nous parlons, — à savoir la division du jugement.

Dans le cas particulier qui nous occupe, Euryptolemos est réduit à faire appel au psêphisma lui-même, auquel le, sénat, par une proposition inouïe à Athènes, proposa de contrevenir. La proposition du sénat offensait la loi générale de plusieurs manières différentes. Elle privait les généraux d’un jugement devant un dikasterion assermenté ; elle les privait également de la liberté d’une défense complète pendant un temps mesuré ; mais, en outre, elle prescrivait qu’ils seraient tous condamnés ou absous par un seul et même vote, et sous ce dernier rapport elle contrevenait au psêphisma de Kannônos. Euryptolemos, dans son discours, en s’efforçant de persuader une assemblée exaspérée de rejeter la proposition du sénat et d’adopter le psêphisma de Kannônos comme base du jugement, insiste très prudemment sur les dispositions sévères du psêphisma, et glisse avec art sur ce à quoi il vise principalement, la séparation des jugements, en offrant son parent Periklês pour être jugé le premier. Les mots δίχα έκαστον (sect. 37) me paraissent être expliqués naturellement avec τό Καννώνον ψήφισμα, comme ils le sont par la plupart des commentateurs, quoique le docteur Thirlwall n’adopte pas cette explication. Il est certain que c’était le trait principal d’illégalité, parmi beaucoup d’autres, que présentât la proposition du sénat, — je veux dire le jugement et la condamnation de tous les généraux par un seul vote. Ce fut sur ce point que fut fait l’amendement d’Euryptolemos, et que porta la résistance obstinée de Sokratês (Platon, Ap., 20 ; Xénophon, Mémorables, I, 1, 18).

En outre, le docteur Thirlwall, en déterminant ce qu’il croit avoir été le sens réel du psêphisma de Kannônos, me parait avoir été égaré par le Scholiaste dans son interprétation du passage si discuté d’Aristophane, Ekklesiaz., 1089.

Sur quoi le docteur Thirlwall fait observer — que le jeune homme compare son état à celui d’un accusé, qui, en vertu du décret de Kannônos, était placé à la barre tenue par une personne de chaque cité. C’est dans ce sens que le Scholiaste grec, bien que ses mots soient corrompus, comprenait clairement le passage.

Je ne puis ni empêcher de croire que le Scholiaste comprenait les mots complètement mal. Le jeune homme dans Aristophane ne compare pas sa situation avec celle de l’accusé, mais avec celle du dikasterion qui jugeait des accusés. Le psêphisma de Kannônos ordonnait que chaque détendeur fût jugé séparément. En conséquence, s’il arrivait que deux défendeurs fussent présentés pour être jugés, et dussent être jugés sans un moment de retard, le dikasterion ne pouvait effectuer cet objet qu’en se divisant en deus moitiés ou portons, ce qui était parfaitement praticable (soit que cela fût souvent pratiqué on non), vu que c’était un corps nombreux. En agissant ainsi, il pouvait juger les deux défendeurs à la fois ; mais il ne le pouvait d’aucune autre manière.

Or, le jeune homme d’Aristophane se compare au dikasterion dans cet état, comparaison qui est indiquée par le calembour de βινεϊν δίαλελημμένον au lieu de κρίνειν δίαλελημμένον. Il est assailli par deux chalands importuns et pressants, dont ni l’un ni l’autre ne veut attendre que l’autre soit suivi. En conséquence, il dit : — Je devrais évidemment être partagé en deux parties, comme un dikasterion agissant en vertu du psêphisma de Kannônos, pour traiter cette affaire ; cependant comment serai-je capable de servir deux personnes à la fois ?

C’est ce que je crois être l’explication convenable du passage d’Aristophane ; et elle fournit une explication frappante de la vérité de ce qui est généralement admis comme le sens du psêphisma de Kannônos. Le Scholiaste nie semble s’être alambiqué l’esprit, et avoir égaré tout le monde avec lui.

[28] Xénophon, Helléniques, I, 7.

Toute cette violence a pour but de faire discuter et décider la proposition par l’assemblée, malgré les obstacles constitutionnels.

[29] Xénophon, Helléniques, I, 7, 11.

J’ose dire qu’il n’y a rien, dans tout le cercle de l’éloquence ancienne, qui renferme plus de véritable pathétique et qui produise une impression plus profonde, que ce simple incident et ce simple discours, bien qu’ils soient présentes de la manière la plus nue, par un avocat hostile et méprisant.

Cependant tout l’effet en est perdu, parce qu’il est d’usage de repousser tout ce qui tend à inculper les généraux, et la justifier la vive émotion du public athénien, comme si ce n’était qu’un coup de théâtre mensonger. Le docteur Thirlwall va même plus loin que Xénophon quand il dit (p. 119, vol. IV) : — Un homme fut mis en avant, qui prétendit qu’il avait été sauvé en se cramponnant à mi baril a farine, et que ses camarades, — etc. De même M. Mitford : — On produisit un homme, etc. (p. 347).

Or, παρήλθι ne veut pas dire il fut mis en avant ; c’est un mot ordinaire employé pour signifier quelqu’un qui s’avance pour parler dans I’assemblée publique (V. Thucydide, III, 44), et le participe παρελθών dans beaucoup d’endroits.

Ensuite, φάσκων, si quelquefois il veut dire prétendant, signifie aussi, quelquefois simplement « affirmant ». Xénophon ne garantit pas le fait affirmé, mais il ne déclare pas non plus qu’il soit faux. Il se sert de φάσκων dans divers cas où il est d’accord lui-même avec le fait affirmé (V. Helléniques, I, 7, 12 ; Mémorables, I, 2, 29 ; Cyropédie, VIII, 3, 41 ; Platon, Ap. Soc., c. 6, p. 21).

Le peuple d’Athènes entendit et crut pleinement cette déposition ; et je ne vois pas de raison peur laquelle un historien de la Grèce n’y ajouterait pas foi. Il n’y a rien dans l’assertion de cet homme qui soit du tout improbable ; bien plus, il est évident qu’il, a dû se passer plus d’un incident semblable. Si nous prenons la plus petite peine pour développer dans notre imagination les détails qui se rattachaient à cette crise péniblement intéressante à Athènes, — nous verrous que de nombreux récits présentant le même caractère touchant ont dal être en circulation récits  parmi lesquels sans doute beaucoup étaient faux, mais beaucoup aussi parfaitement vrais.

[30] Xénophon, Helléniques, I, 7, 14, 15 ; Platon, Ap. Socr., c. 20 ; Xénophon, Mémorables, I, 1, 18 ; IV, 4, 2.

Dans le passage des Mémorables, Xénophon dit que Sokratês est Epistatês, ou Prytanis président pour ce jour-là. Dans les Helléniques, il le compte seulement comme un des Prytanes. On ne peut guère regarder comme certain qu’il fût Epistatês, — d’autant plus que ce même passage des Mémorables est inexact en un autre point ; il nomme neuf généraux comme ayant été condamnés, au lieu de huit.

[31] Xénophon, Helléniques, 1, 7, 16.

[32] Voilà l’accusation de précipitation insouciante que Pausanias porte contre les Athéniens par rapport à leur conduite à l’égard des six généraux (VI, 7, 2).

[33] Xénophon, Helléniques, I, 7, 30.

[34] Xénophon, Helléniques, I, 7, 35.

[35] Le discours est contenu dans Xénophon, Helléniques, I, 7, 16-36.

[36] Xénophon, Helléniques, I, 7, 38.

Je ne puis croire que l’explication de ce passage, donnée soit par Schoemann (De Comitiis Athen., part. II, p. 160 sqq.), soit par Meier et Schoemann (Der Attische Prozess., l. III, p. 295 ; l. IV, p. 696), soit satisfaisante. L’idée de Schoemann, que, par suite de la résistance invincible de Sokratês, le vote sur cette question fut remis jusqu’au lendemain, me paraît complètement incompatible avec le récit de Xénophon ; bien qu’elle soit appuyée par un passage du dialogue pseudo-platonique appelé Axiochos (c. 12), tout à fait vague et indigne de confiance. Il est évident pour moi que la question fut posée sans Sokratês, et pouvait l’être légalement par les autres Prytanes, malgré sa résistance. Le mot ύπωμοσία doit sans doute avoir un sens un peu différent ici du sens technique qu’il avait devant le dikasterion ; et différent aussi, je pense, de l’autre sens que lui attribuent Meier et Schoemann, d’un engagement formel à présenter à quelque moment futur une accusation ou γραφή παρανόμων. Il me semble désigner ici une objection faite sur des motifs formels à la décision des Prytanes ou Présidents, et appuyée par un serment, soit déféré, soit prononcé réellement. Ces derniers avaient à déclarer de quel côté la levée des mains dans l’assemblée était prépondérante ; mais il a dû exister assurément quelque pouvoir de révoquer en doute leur décision, s’ils faisaient une déclaration fausse, ou s’ils posaient la question d’une manière déloyale, embarrassante ou obscure. L’assemblée athénienne n’admettait pas l’appel à une division, comme l’assemblée spartiate ou comme la Chambre des Communes en Angleterre, quoiqu’il y eût bien des cas dans lesquels les votes à Athènes fussent rendus au moyen de cailloux déposés dans une urne, et non par mains levées.

Or, il me semble que Meneklês exerçait ici le privilège, de révoquer en doute la décision des Prytanes, et de les forcer à faire voter de nouveau. Il peut avoir allégué qu’ils n’avaient pas fait comprendre clairement laquelle des deux propositions devait être mise aux voix la première, — qu’ils avaient mis d’abord aux voix la proposition de Kallixenos, sans en avertir convenablement, — ou peut-être qu’ils avaient mal rapporté le nombre. Par ce qui suivit, nous voyons que son objection était bien fondée.

[37] Diodore, XIII, 101. Par rapport à ces deux éléments constitutifs de la majorité, je regarde l’assertion de Diodore comme exacte. Mais il dit, d’une manière tout à fait erronée, que les généraux furent condamnés par le vote de l’assemblée, et emmenés de là pour être exécutés. L’assemblée décréta seulement que le vote subséquent au moyen des urnes s’effectuerait, et le résultat de ce vote était nécessairement incertain d’avance. En conséquence, le discours que, suivant Diodore, Diomedôn prononça dans l’assemblée après que le vote eut été proclamé, ne peut être une histoire vraie : — Athéniens, je désire que le vote que vous venez de rendre soit profitable à la République. Ayez soin d’accomplir les vœux faits à Zeus Sôter, à Apollon, et aux Vénérables Déesses, et auxquels nous devons notre victoire, puisque la fortune nous empêchés de les remplir. Il est impossible que Diomedôn puisse avoir prononcé un discours de cette sorte, puisque alors il n’était pas condamné ; et après le vote de condamnation, il n’est guère possible qu’une assemblée ait été tenue, puisque la sentence prononçait péremptoirement que les généraux, s’ils étaient condamnés, seraient livrés aux Onze. Toutefois, il est si naturel que Diomedôn exprimât ce sentiment, qu’on peut bien imaginer qu’il a dit quelque chose de la sorte à l’archonte président ou aux Onze, bien qu’il n’y eût pas l’occasion pour le dire au peuple assemblé.

[38] Je traduis ici littéralement le langage de Sokratês dans sa défense (Platon, Apol., c. 20).

[39] Xénophon, Helléniques, I, 7, 89. Ce vote de l’assemblée publique était connu a Athènes sous le nom de Probolê. Le peuple assemblé s’acquittait en cette occasion d’une fonction anté-judiciaire, quelque chose comme un grand jury.

[40] Xénophon, Helléniques, I, 7, 40.

[41] Telle est la supposition de Sievers, de Forchhammer, et de quelques autres savants ; mais, selon moi, elle n’est ni prouvée, ni probable.

[42] Si Thucydide avait vécu pour continuer son histoire assez loin, de manière à comprendre ce mémorable événement, il aurait trouvé l’occasion de signaler τό ξυγγενές (parenté) comme étant tout aussi capable de άπροφάσιστος τόλμα (audace sans scrupule) que τό έταιρικόν (faction). Dans ses réflexions sur les troubles Korkyræens (III, 82), il est amené à insister surtout sur ce dernier sentiment, — les antipathies de faction, d’une confrérie ou conspiration politique, étroite, en vue d’acquérir et de conserver le pouvoir, — comme étant le plus puissant à. produire de mauvaises actions. S’il avait décrit ce qui se passa après la bataille des Arginusæ, il aurait vu que le sentiment de parenté, considéré par son côté d’antipathie ou de vengeance, est fécond en tendances pareilles.

[43] Xénophon, Helléniques, I, 7, 31.

J’ai fait remarquer, quelques pages plus haut, que le cas d’Erasinidês était dans une certaine mesure à part de ceux des autres généraux. Il proposa, d’après le discours d’Euryptolemos, que toute la flotte retournât immédiatement à Mitylênê ; ce qui naturellement aurait laissé à leur sort les hommes sur les vaisseaux brisés.

[44] Diodore, XV, 35.

Ici Diodore, en faisant allusion à la bataille des Arginusæ, répète l’erreur qu’il avait commise auparavant, comme si l’omission concernait ici seulement des corps morts et non des hommes vivants. Mais quand il décrit ce que fit Chabrias à Naxos, il présente la conservation de citoyens vivants non seulement comme une réalité, mais comme la réalité la plus saillante dans l’opération.