HISTOIRE DE LA GRÈCE

ONZIÈME VOLUME

CHAPITRE II — VINGT ET UNIÈME ANNÉE DE LA GUERRE. - OLIGARCHIE DES QUATRE CENTS À ATHÈNES (suite).

 

 

Quelle conviction aurait produite cette allusion aux fictifs Cinq Mille, ou la trompeuse citation du nombre, réel ou prétendu, des anciennes assemblées démocratiques, — si ces députés avaient apporté à Samos les premières nouvelles de la révolution athénienne, — c’est ce que nous ne pouvons pas dire. Ils furent devancés par Chæreas, l’officier de la Paralos, qui, bien que les Quatre Cents essayassent de le retenir, s’échappa et se rendit en hâte à Samos pour communiquer le changement terrible et inattendu qui était survenu à Athènes. Au lieu d’apprendre ce changement décrit avec les atténuations perfides prescrites par Antiphôn et, Phrynichos, l’armement le connût pour la première fois par l’exposé de Chæreas, qui lui dit sur-le-champ l’extrême vérité — et même plus que la vérité. Il raconta avec indignation que tout Athénien qui osait dire un mot contre les Quatre. Cents maîtres de la ville, était puni du fouet ; que même les femmes et les enfants des personnages qui leur étaient hostiles étaient outragés ; — qu’il y avait un projet de saisir et d’emprisonner les parents  des démocrates à Samos, et de les mettre à mort, si ces derniers refusaient d’obéir aux ordres d’Athènes. Le simple récit de ce qui s’était passé, réellement aurait été tout à fait suffisant pour provoquer, dans l’armement un sentiment de haine contre les Quatre. Cents. Mais ces détails ajoutés par Chæreas, faux en partie, le remplirent d’une rage irrésistible, qu’il manifesta par des menaces non dissimulées contre les partisans connus des Quatre Cents à Samos, aussi bien que contre ceux qui avaient pris part à la récente conspiration oligarchique dans l’île. Ce ne fut pas sans difficulté que les citoyens plus sensés parmi les hommes de l’armement retinrent leurs bras, en leur montrant la folie de tels actes irréguliers quand l’ennemi était tout près d’eux.

Mais, bien que la violence et l’insulte agressive fussent ainsi arrêtées à temps, le sentiment de la flotte était trop ardent et trop unanime pour être, satisfait sans une déclaration solennelle, expresse et décisive contre les oligarques à Athènes. On fit une grande démonstration démocratique du caractère le plus sérieux et le plus imposant, particulièrement sur les instances de Thrasyboulos et de Thrasyllos. L’armement athénien, réuni en une grande assemblée, s’enragea parle serment le plus solennel à maintenir sa démocratie, — à conserver une amitié et une harmonie mutuelles, — à faire la guerre, avec énergie, aux Péloponnésiens, — être hostile aux Quatre Cents a Athènes, et à n’entrer en relations amicales avec aucun d’eux quel qu’il fût. Tout l’armement prit cet engagement avec enthousiasme, et même ceux qui auparavant avaient pris part aux mouvements oligarchiques furent obligés d’être empressés à la cérémonie[1]. Ce qui donna une double force à cette scène touchante, ce fut que la population entière samienne, — tous les hommes en état de servir, — prononça le serment avec l’armement ami. Tous deux ils se promirent une fidélité mutuelle, et s’engagèrent à souffrir ou à triompher en commun, quelle que pût être l’issue de la lutte. Tous deux sentaient que les Péloponnésiens à Milêtos et les Quatre Cents à Athènes, étaient également leurs ennemis, et que le succès des uns OU des autres serait leur ruine commune.

Conformément à cette résolution, — de soutenir leur démocratie et en même temps de continuer la guerre contre les Péloponnésiens, à tout prix ou à leurs risques et périls, — les soldats de l’armement firent alors une démarche sans exemple dans l’histoire athénienne. Sentant qu’ils ne pouvaient plus recevoir d’ordres d’Athènes, sous ses maîtres oligarchiques actuels, avec lesquels Charminos et autres, parmi leurs propres chefs étaient compromis, ils se constituèrent en une sorte de communauté séparée, et tinrent une assemblée comme citoyens afin de choisir à nouveau leurs généraux et leurs triérarques. Parmi ceux qui étaient déjà revêtus du commandement, plusieurs furent déposés comme indignes de confiance ; d’autres choisis à leur place, en particulier Thrasyboulos et Thrasyllos. L’assemblée ne se tint pas seulement pour faire une élection. Ce fut une scène de sympathie pleine d’effusion, d’éloquence animée et de patriotisme généreux aussi bien que résolu. Les soldats de l’armement combiné comprirent qu’ils étaient la véritable Athènes, les gardiens de sa constitution, — les soutiens des restes de son empire et de sa gloire, —les protecteurs de ses citoyens, à l’intérieur, contre ces conspirateurs qui s’étaient injustement introduits dans le palais du sénat, — la seule barrière, même pour ces conspirateurs, contre la flotte hostile des Péloponnésiens. La ville s’est révoltée contre nous, — s’écrièrent Thrasyboulos et autres en termes clairs et précis qui comprenaient toute une série de sentiments[2]. Mais que cela ne diminue pas notre courage là-bas sont les moindres forces,ici sont les plus grandes, celles qui peuvent se suffire à elles-mêmes. Nous avons ici toute la marine de l’État, à l’aide de laquelle nous pouvons nous assurer les contributions de nos dépendances tout aussi bien que si nous partions d’Athènes. Nous possédons l’attachement sincère de Samos, qui ne le cède en puissance qu’à Athènes elle-même et qui nous sert de station militaire contre l’ennemi, aujourd’hui comme dans le passé, Nous sommes plus en état de nous procurer des provisions pour nous que ceux de la ville pour eux-mêmes ; car c’est seulement grâce à notre présence à Samos qu’ils ont conservé jusqu’ici l’entrée du Peiræeus ouverte. S’ils refusent de nous rendre notre constitution démocratique, nous pourrons mieux les exclure de la mer qu’ils ne pourront le faire à notre égard. En effet, que fait aujourd’hui la ville en notre faveur, pour seconder nos efforts contre l’ennemi ? Peu de chose ou rien. Nous n’avons rien perdu par leur séparation. Ils -ne nous envoient point de paye,ils nous laissent pourvoir à notre nourriture,ils sont maintenant hors d’état de nous envoyer même un bon conseil, ce qui est le grand avantage qu’une ville a sur un camp[3]. Comme conseillers, nous ici nous valons mieux qu’eux ; car ils viennent de commettre le tort de renverser la constitution de notre commune patrie,tandis que nous nous efforçons de la conserver, et que nous ferons de notre mieux pour les forcer d’entrer dans la même voie. Alkibiadês, si nous lui assurons un rétablissement exempt de danger, se fera un plaisir de nous procurer l’alliance de la Perse pour nous soutenir ; et même en mettant les choses au pire,si toute autre espérance nous fait défaut,notre puissante flotte nous mettra toujours en état de trouver des lieux de refuge en quantité, avec une ville et un territoire suffisants à nos besoins.

Tel fut le langage encourageant de Thrasyllos et de Thrasyboulos, langage qui trouva sympathie complète dans l’armement, et fit naître dans les soldats un esprit de patriotisme et de résolution énergiques, non indigne de leurs ancêtres quand ils étaient réfugiés à Salamis lors de l’invasion de Xerxès. Reconquérir leur démocratie et soutenir la guerre contre les Péloponnésiens, étaient des impulsions à la fois pleines d’ardeur et confondues dans le même courant d’enthousiasme généreux ; courant assez véhément pour entraîner devant lui la résistance de cette minorité qui avait incliné auparavant vers le mouvement oligarchique. Mais, outre ces deux impulsions, il y en avait aussi une troisième, tendant au rappel d’Alkibiadês ; auxiliaire qui, s’il était utile à bien des égards, apportait cependant avec lui un esprit d’égoïsme et de duplicité peu conforme au sentiment exalté tout puissant à ce moment à Samos[4].

Cet exilé avait été le premier à créer la conspiration oligarchique, qui paralysait Athènes actuellement dans son courage et la déchirait par des discordes civiles, — quand cette ville suffisait déjà à peine aux exigences de sa guerre étrangère et qu’elle n’était sauvée d’une ruine complète que par ce contre enthousiasme qu’une tournure, favorable des circonstances avait fait naître à Samos. Après avoir dupé d’abord les conspirateurs eux-mêmes et les avoir mis en état de duper les démocrates sincères, en promettant l’aide de la Perse, et avoir ainsi fait franchir au complot ses premières et ses plus grandes difficultés, — Alkibiadês s’était vu forcé de rompre avec eux dès que le moment était venu de réaliser ses promesses. Mais il avait rompu avec assez d’adresse pour entretenir encore l’illusion qu’il pouvait les réaliser s’il le voulait. Son retour au moyen de l’oligarchie étant maintenant impossible, il devint naturellement son ennemi, et cette nouvelle antipathie remplaça ; le sentiment de vengeance qu’il nourrissait contre la démocratie pour l’avoir banni. Dans le fait, il était disposé (comme Phrynichos l’avait dit de lui avec vérité)[5] à profiter indifféremment de l’une ou de l’autre, suivant que l’une ou I’autre se, présentait comme un agent utile pour ses vues ambitieuses. En conséquence, aussitôt que les affaires à Samos eurent pris une tournure décisive, il ouvrit une communication avec Thrasyboulos et les chefs démocratiques[6], leur renouvelant les mêmes promesses de l’alliance persane, à condition de son propre rétablissement, promesses qu’il avait faites auparavant à Peisandros et au parti oligarchique. Thrasyboulos et ses collègues, ou le crurent sincèrement, ou du moins pensèrent que son rétablissement fournissait une possibilité, à ne pas négliger, d’obtenir le secours des Perses, sans lequel ils désespéraient de la guerre. Cette possibilité donnerait au moins de l’ardeur aux soldats ; tandis que le rétablissement était proposé aujourd’hui sales la terrible condition qui l’avait accompagné auparavant, celle de renoncer à la constitution démocratique.

Toutefois, ce ne fut pas sans difficulté, et non sans plus d’une assemblée et d’une discussion[7], que Thrasyboulos décida l’armement à assurer par un vote la sécurité et le rétablissement d’Alkibiadês. Comme citoyens athéniens, les soldats étaient probablement peu disposés à prendre sur eux l’annulation d’une sentence rendue solennellement par le tribunal démocratique, pour cause d’irréligion avec soupçon de trahison. Cependant ils furent amenés à rendre le vote, et aussitôt après, Thrasyboulos fit voile vers la côte Asiatique, transporta Alkibiadês dans l’île, et l’introduisit dans l’armement assemblé. L’exilé à l’esprit souple, que avait dénoncé si amèrement la démocratie tant à Sparte que dans sa correspondance avec les conspirateurs oligarchiques, savait bien comment s’adapter aux sympathies de l’assemblée démocratique qu’il avait à ce moment devant lui. Il commença par déplorer la sentence de bannissement rendue contre lui, et par en jeter le blâme, non sur l’injustice de ses compatriotes, mais sur sa destinée malheureuse[8]. Il entra ensuite dans les, chances que le moment actuel semblait promettre aux affaires publiques, s’engageant en toute confiance à réaliser les espérances de l’alliance persane, et se vantant dans des termes non seulement pleins d’ostentation, mais encore extravagants, de l’ascendant qu’il exerçait sur Tissaphernês. Le satrape lui avait promis (alla-t-il jusqu’à dire) de ne jamais laisser les Athéniens manquer de paye, aussitôt qu’il en serait venu une fois à se fier à eux ; pas même s’il était nécessaire de donner son dernier darique ou de monnayer sa propre couche d’argent. Et il ne demandait pas d’autre condition pour être amené à se fier à eux, si ce n’est qu’Alkibiadês fût rappelé et devint leur garant. Non seulement il fournirait une paye aux Athéniens, mais en outre il amènerait à leur aide la flotte phénicienne, qui était déjà à Aspendos, — au lieu de la mettre à la disposition des Péloponnésiens.

Dans les communications qu’Alkibiadês avait faites à Peisandros et à ses collègues, il avait prétendu que le Grand Roi ne pouvait avoir confiance dans les Athéniens qu’à la condition que non seulement ils le rappelleraient, mais encore qu’ils renonceraient à leur démocratie. Dans l’occasion actuelle, la dernière condition était retirée, et l’on disait que le Grand Roi accorderait plus facilement sa confiance ; Mais bien qu’Alkibiadês se présentât ainsi avec un nouveau mensonge, aussi bien qu’avec une nouvelle veine de sentiment politique, son discours eut le plus grand succès. Il répondait à tous les divers desseins qu’il méditait ; — il voulait en partie intimider et désunir les conspirateurs oligarchiques à Athènes, — sen partie rehausser sa propre grandeur aux yeux de l’armement, — en partie semer la méfiance entre les Spartiates et Tissaphernês. Ce fut grâce à cette complète harmonie avec les deux sentiments, qui régnaient dans la flotte, — ardent désir de renverser les Quatre Cents, aussi bien que de l’emporter sur ses ennemis péloponnésiens en Iônia, que les auditeurs ne furent pas disposés à examiner de près les motifs sur lesquels reposaient ses assurances, Pleins de confiance et d’enthousiasme, ils le choisirent général avec Thrasyboulos et les autres, concevant une double espérance de victoire sur leurs ennemis, tant à Athènes qu’à Milêtos. En effet, leurs imaginations étaient tellement remplies de la perspective du secours des Perses, contre leurs ennemis en Iônia, que la crainte du danger que courait Athènes sous le gouvernement des Quatre Cents devint le sentiment prédominant, et bien des voix s’élevèrent même en faveur de l’idée de faire voile vers le Peiræeus pour délivrer la ville. Mais Alkibiadês, sachant bien (ce que l’armement ignorait) que ses promesses au sujet d’une paye et d’une flotte persanes n’étaient qu’un mensonge, déconseilla énergiquement de faire un tel mouvement, qui aurait laissé les dépendances en Iônia sans défense contre les Péloponnésiens. Aussitôt que l’assemblée se fut séparée, il repassa sur le continent, sous prétexte de concerter des mesures avec Tissaphernês afin de réaliser ses engagements récents.

Délivré de fait, bien que non formellement, de la peine de l’exil, Alkibiadês fut lancé ainsi dans une nouvelle carrière. Après avoir joué d’abord le jeu d’Athènes contre Sparte, ensuite celui de Sparte contre Athènes, en troisième lieu celui de Tissaphernês contre toutes les deux, — il déclarait actuellement prendre de nouveau sous sa protection les intérêts athéniens. Cependant, en réalité, il jouait et avait toujours joué son propre jeu, c’est-à-dire il obéissait et avait toujours obéi à son intérêt personnel, à son ambition ou à ses antipathies. Il désirait à ce moment prouver une communication intime et confidentielle avec Tissaphernês, afin de pouvoir par là en imposer aux Athéniens à Samos ; communiquer au satrape sa récente élection comme général de l’armée athénienne, pour que son importance chez les Perses en fût augmentée ; et enfin, en passant et en repassant de Tissaphernês au camp athénien, présenter une apparence d’accord amical entre les deux, qui pourrait semer la méfiance et l’alarme dans l’esprit des Péloponnésiens. Dans cette manoeuvre tripartie, si appropriée à son caractère habituel, il fut plus ou moins heureux ; en particulier par rapport au dernier dessein. Car bien qu’il n’eût aucune chance sérieuse d’amener Tissaphernês à aider les Athéniens, il contribua néanmoins à l’éloigner de l’ennemi, aussi bien que l’ennemi de lui[9].

Sans rester plus longtemps dans le camp de Tissaphernês qu’il n’était nécessaire pour entretenir la foi que les : Athéniens avaient clans sa promesse du secours persan, Alkibiadês retourna à Samos, où le trouvèrent, des leur arrivée, les dix ambassadeurs envoyés d’Athènes par-les Quatre Cents. Ces ambassadeurs avaient été longtemps en route, ayant fait : un séjour considérable à Dêlos, par la crainte que leur causa la nouvelle de la visite antérieure de Chæreas et de l’indignation furieuse que son récit avait provoquée[10]. Enfin ils arrivèrent à Samos, et furent invités par les généraux à faire leur communication à l’armement assemblé. Ils eurent la plus grande difficulté à se faire écouter, — tant était vive l’antipathie qu’ils inspiraient, — tant les soldats criaient avec force qu’on devait mettre à mort ceux qui avaient renversé la démocratie. Le silence étant enfin obtenu, ils se mirent à dire que la dernière révolution avait été effectuée cria vue du salut de la cité, et en particulier de l’économie du : trésor public, en supprimant les fonctions civiles salariées de la démocratie, et en laissant ainsi plus de paye pour les soldats[11] ; qu’il n’y avait dans le changement aucun dessein de nuire, encore moins de trahir en faveur de l’ennemi, ce qui aurait pu s’effectuer déjà, si telle avait été l’intention des. Quatre Cents, quand Agis s’était avancé de Dekeleia jusqu’aux murs ; que les citoyens, qui possédaient actuellement les droits politiques, n’étaient pas Quatre Cents seulement, mais Cinq Mille, qui tous passeraient tour à tour dans les places occupées actuellement par les Quatre Cents[12] ; que les paroles de Chæreas, affermant qu’on avait maltraité à Athènes les parents des soldats, n’étaient que de pures faussetés et de pures calomnies.

Tels furent les arguments sur lesquels les ambassadeurs insistèrent, d’un torr apologétique, dans un très long discours, mais sans réussir à se concilier les soldats qui les écoutaient. Plusieurs personnes exprimèrent, par des paroles publiques, le sentiment général contre les Quatre Cents, d’autres dans une manifestation particulière de sentiment contre les ambassadeurs ; et ce sentiment, — qui consistait non seulement dans la colère de ce que l’oligarchie avait fait, mais dans la crainte de ce qu’elle pouvait faire,-s’aggrava d’une manière si passionnée, — qu’on renouvela avec plus d’ardeur que jamais la proposition de partir immédiatement pour le Peiræeus. Alkibiadês, qui avait déjà combattu une fois ce dessein, s’avança en de moment pour le repousser de nouveau. Il fallut néanmoins, polir le détourner, son influence tout entière, plus grande alors que celle de tout autre officier dans l’armement, et secondée par le caractère estimé aussi bien que par la forte voix de Thrasyboulos[13]. Sans lui, il eût été mis à exécution. Tout en réprouvant et en faisant taire ceux qui vociféraient le plus contre les ambassadeurs, il prit sur lui de faire à ces derniers une réponse publique au nom de l’armement collectif.

Nous n’avons pas (dit-il) d’objection à faire au pouvoir des Cinq Mille ; mais les Quatre Cents auront à s’occuper de leurs affaires, et à réinstaller le sénat des Cinq Cents tel qu’il était auparavant. Nous vous avons beaucoup d’obligation pour ce que vous avez fait sous le rapport de l’économie, de manière à augmenter la paye profitable aux soldats. Avant tout, soutenez la guerre avec énergie, sans reculer devant l’ennemi. Car une fois que la république sera en sûreté, il y a tout lieu d’espérer que nous pourrons régler nos différends mutuels entre nous au moyen d’un arrangement à l’amiable, mais si les uns ou les autres de nous périssent, soit nous ici, soit vous à Athènes, il ne restera personne avec qui se réconcilier[14].

C’est avec cette réponse qu’il congédia les députés : la flotte renonça à contrecœur à son désir de faire voile pour Athènes.

Thucydide insiste beaucoup sur le service capital qu’Alkibiadês rendit alors- à son pays, en arrêtant un projet qui aurait eu pour effet de laisser toute l’Iônia et tout I’Hellespont sans défense contre les Péloponnésiens. Sans doute son avis tourna bien quant au résultat ; cependant si nous examinons l’état des affaires au moment où il le donna, nous serons disposé à douter que le calcul de la prudence ne fût pas plutôt contre lui et en faveur du mouvement de la flotte. Car qu’est-ce qui empêchait les Quatre Cents de bâcler une paix avec Sparte, et de faire entrer une garnison lacédæmonienne dans Athènes pour les aider à maintenir leur domination ? Même ambition à part, c’était leur meilleure chance, sinon leur seule chance, de salut pour eux-mêmes : et nous verrons bientôt qu’ils essayèrent de le faire ; — et s’ils ne réussirent pas, c’est qu’ils en furent empêchés , en partie, il est vrai, par le soulèvement qui éclata contre eux à Athènes, mais plus encore par la stupidité des Lacédæmoniens eux-mêmes. Alkibiadês ne pouvait pas réellement s’imaginer que les Quatre Cents obéiraient ïi l’ordre qu’il avait donné aux ambassadeurs, et qu’ils résigneraient volontairement leur pouvoir. Mais s’ils restaient maîtres d’Athènes, qui pourrait calculer ce qu’ils feraient, — après avoir reçu cette déclaration d’hostilités de Samos, — non seulement à l’égard de l’ennemi étranger, mais même à l’égard des parents des soldats absents ? Soit que nous examinions les craintes légitimes des soldats, inévitables tant que leurs parents étaient exposés ainsi, et capables presque (le les rendre impuissants à poursuivre avec ardeur la guerre au dehors dans l’extrême incertitude où ils étaient par rapport aux affaires de l’intérieur, — ou que nous songions à la chance d’une calamité publique irréparable, plus grande même que la perte d’Iônia, si Athènes était livrée à l’ennemi, — nous serons disposé à conclure que le mouvement de la flotte était non seulement naturel, mais même fondé sur une appréciation plus sage des chances réelles, et qu’Alkibiadês ne fut qu’heureux dans une aventure téméraire. Et si, au lieu des chances réelles, nous considérons les chances telles qu’Alkibiadês les représentait, et que l’armement se les imaginait sur son autorité, — à savoir que la flotte phénicienne était toute prête à agir contre les Lacédæmoniens en Iônia, — nous nous intéresserons plus encore au mouvement défensif vers la patrie. Alkibiadês avait un avantage sur tous les autres, simplement parce qu’il connaissait ses propres mensonges.

A la même assemblée on introduisit des ambassadeurs d’Argos, chargés de reconnaître le dêmos athénien de Samos et de lui offrir du secours. Ils vinrent dans une trirème athénienne, sur laquelle naviguaient les Parali qui avaient amené Chæreas dans la Paralos de Samos à Athènes, et avaient été ensuite transférés dans un vaisseau de guerre ordinaire, et envoyés croiser autour de l’Eubœa. Toutefois, depuis ce temps, ils avaient reçu ordre de conduire Læspodias, Aristophôn et Melêsias[15], comme ambassadeurs des Quatre Cents à Sparte. Mais quand ils traversèrent le golfe Argolique, probablement avec l’ordre de débarquer à Prasiæ, ils se déclarèrent contre l’oligarchie, firent voile vers Argos, et y déposèrent comme prisonniers les trois ambassadeurs, qui avaient été tous actifs dans la conspiration des Quatre Cents. Comme ils étaient alors sur le point de partir pour Samos, les Argiens les prièrent d’y transporter leurs ambassadeurs ; ceux-ci furent congédiés par Alkibiadês qui leur exprima sa reconnaissance, et l’espoir que leur secours serait prêt quand on le leur demanderait.

Cependant les députés revinrent de Samos à Athènes, rapportant aux Quatre Cents la fâcheuse nouvelle de leur échec complet auprès de l’armement : Un peu auparavant, à ce qu’il paraît, quelques-uns des triérarques, de service à l’Hellespont, étaient retournés également à Athènes, Eratosthenês, Iatroklês et autres, qui avaient essayé de faire pencher leur escadre vers les desseins des conspirateurs oligarchiques, mais avaient été déjoués et repoussés par la démocratie inflexible de leurs propres marins[16]. Si à Athènes, les calculs de ces conspirateurs avaient réussi d’une manière plus triomphante qu’on n’aurait pu s’y attendre à l’avance, — partout ailleurs ils avaient complètement échoué ; non seulement à Samos et dans la flotte, mais encore chez les dépendances alliées. Au moment où Peisandros quitta Samos pour Athènes, afin d’achever la conspiration oligarchique même sans Alkibiadês, lui et quelques autres avaient parcouru un grand nombre des dépendances et avaient effectué une révolution semblable dans leur gouvernement intérieur, espérant qu’elles finiraient ainsi par s’attacher à la nouvelle oligarchie d’Athènes. Mais cet espoir (comme l’avait prédit Phrynichos) ne s’était réalisé nulle part. Les oligarchies nouvellement créées devinrent seulement plus désireuses d’avoir une autonomie complète que les démocraties ne l’avaient été auparavant. A Thasos en particulier, on rappela un corps d’exilés qui avaient séjourné pendant quelque temps clans le Péloponnèse, et on fit des apprêts actifs pour se révolter, en construisant de nouvelles fortifications aussi bien que de nouvelles trirèmes[17]. Au lieu de fortifier leur autorité sur l’empire maritime, les Quatre Cents trouvèrent ainsi qu’ils l’avaient réellement affaiblie ; tandis que l’hostilité prononcée de l’armement à Samos non seulement mit fin à toutes leurs espérances au dehors, mais rendit leur situation à l’intérieur tout à fait précaire.

A partir du moment où les collègues d’Antiphôn apprirent pour la première fois, par l’arrivée de Chæreas à Athènes, la proclamation de la démocratie à Samos, — la discorde, la défiance et l’alarme commencèrent à se répandre même parmi les membres de leur association, avec la conviction que l’oligarchie ne pourrait jamais se maintenir si ce n’est par la présence d’une garnison péloponnésienne à Athènes. Antiphôn et Phrynichos, les principaux esprits qui dirigeaient la majorité des Quatre Cents, dépêchèrent des députés à Sparte pour conclure la paix — ces députés n’arrivèrent jamais à Sparte, étant saisis par les Parali et envoyés prisonniers à Argos, comme il a été dit plus haut. Ils se mirent de plus à élever un fort spécial à Eetioneia, le môle avancé qui resserrait et commandait, du côté septentrional, l’entrée étroite de Peiræeus. Toutefois, contre ces actes, il commença à s’élever, même dans le sein des Quatre Cents, une minorité d’opposition qui affectait le sentiment populaire, et dont les personnages les plus marquants étaient Theramenês et Aristokratês[18].

Bien que ces deux hommes se fussent mis en avant d’une manière saillante, comme auteurs et acteurs dans toute la marche de la conspiration, ils s’étaient trouvés amèrement désappointés par le résultat. Individuellement ; ils avaient moins d’ascendant sur leurs collègues que Peisandros, Katlæschros, Phrynichos et autres ; tandis que, collectivement, le pouvoir mal acquis des Quatre Cents avait diminué en importance autant que ses périls s’étaient aggravés, par la perte de l’empire étranger et l’aliénation de leur armement samien. A ce moment commença l’œuvre de la jalousie et des disputes parmi les conspirateurs heureux, dont chacun était entré dans le complot avec des espérances illimitées d’ambition personnelle, — chacun ayant compté monter sur-le-champ à la première place dans le nouveau corps oligarchique. Au sein d’une démocratie (fait observer Thucydide) les luttes pour le pouvoir et la prééminence provoquent chez les compétiteurs malheureux moins de violente antipathie et de sentiment d’injustice que dans une oligarchie ; car les. candidats vaincus acquiescent avec relativement peu de répugnance au vote défavorable d’un corps considérable mélangé de citoyens inconnus ; mais ils sont irrités d’être mis de côté par un petit nombre de compagnons connus, leurs rivaux aussi bien que leurs égaux ; de plus, au moment ou une oligarchie d’hommes ambitieux vient de s’élever sur les, ruines d’une démocratie, chacun des -conspirateurs est dans une attente exagérée, — chacun d’eux croit avoir des droits à devenir immédiatement le premier du corps, et est mécontent s’il n’est mis qu’au même niveau que les autres[19].

Tels furent les sentiments d’ambition désappointée, mêlés de découragement, qui s’élevèrent. dans une minorité des Quatre Cents, immédiatement après la nouvelle de la proclamation de la démocratie à Samos dans l’armement. Theramenês, le chef de cette minorité, — homme d’une ardente ambition, adroit, mais inconstant et perfide, non moins prêt à abandonner son parti qu’à trahir son pays, bien que moins enclin aux atrocités extrêmes que beaucoup de ses compagnons oligarchiques, — se mit à chercher un bon prétexte pour se détacher d’une entreprise précaire. Profitant de l’illusion que les Quatre Cents avaient eux-mêmes présentée au sujet des Cinq Mille fictifs, il démontra avec insistance que, puisque les dangers qui entouraient l’autorité nouvellement établie étaient beaucoup plus formidables qu’on ne l’avait cru, il était nécessaire de populariser le parti en inscrivant sur les rôles et en produisant ces Cinq Mille comme un corps réel au lieu d’un corps fictif[20].

Cette opposition, formidable dès le début même, s’enhardit et se développa encore plus quand les députés revinrent de Samos, et racontèrent l’accueil que leur avait fait l’armement, aussi bien que la réponse, faite au nom de la flotte, par laquelle Alkibiadês ordonnait aux Quatre Cents de se dissoudre sur-le-champ, mais en même temps approuvait la constitution des Cinq Mille, jointe au rétablissement de l’ancien sénat. Inscrire sur les rôles les Cinq Mille immédiatement serait faire la moitié du chemin au-devant de l’armée, et il y avait lieu d’espérer qu’à ce prix on pourrait effectuer un compromis et une réconciliation dont Alkibiadês lui-même avait parlé comme praticables[21]. Outre la réponse formelle, les députés firent connaître les sentiments furieux manifestés par l’armement, et son impatience, que personne si ce n’est Alkibiadês ne pouvait refréner, de retourner directement à Athènes et de la délivrer des Quatre Cents. De là résultèrent une conviction plus grande que la domination de ces derniers ne pouvait pas durer, et l’ambition, de la part d’autres aussi, bien que de Theramenês, de se mettre en avant comme chefs d’une opposition populaire contre elle, au nom des Cinq Mille[22].

Afin de résister à cette opposition populaire, Antiphôn et Phrynichos s’appliquèrent avec une assiduité démagogique à caresser et à retenir ensemble la majorité des Quatre Cents, aussi bien qu’à conserver leur pouvoir sans diminution. Ils n’étaient nullement disposés à satisfaire à cette demande, que la fiction des Cinq Mille fût convertie en réalité. Ils savaient bien que l’inscription sur les rôles de tant d’associés[23] équivaudrait à une démocratie, et serait, en substance du moins, sinon dans la forme, une suppression de leur propre pouvoir. Ils étaient allés trop loin en ce moment pour pouvoir reculer sans danger ; tandis que l’attitude menaçante à Samos, ainsi que l’opposition qui s’élevait contre eux à Athènes, aussi bien dans leur propre corps qu’en dehors de lui, ne servait qu’à les exciter à accélérer leurs mesures pour faire la paix avec Sparte et à assurer l’introduction d’une garnison lacédæmonienne.

Dans cette, vue, immédiatement après que leurs ambassadeurs furent revenus de Samos, les deux principaux chefs, Antiphôn et Phrynichos, allèrent eux-mêmes avec dix autres collègues en toute hâte à Sparte, prêts à acheter la paix et la promesse de l’aide spartiate presque à tout prix. Eu même temps on poursuivit avec un redoublement de zèle la construction de la forteresse à Eetioneia, sous prétexte de défendre l’entrée du Peiræeus contre l’armement de Samos, s’il exécutait sa menace de venir, — mais avec le dessein réel d’y amener une armée et une flotte lacédæmoniennes. Pour accomplir ce dernier objet, on fournit toute facilité L’extrémité nord-ouest de la fortification de Peiræeus, au nord du port et de son entrée, fut coupée par un mur transversal s’étendant au sud de manière à rejoindre le port : à partir du bout méridional de ce mur transversal, et formant un angle avec lui, on construisit un nouveau mur, faisant face au port et courant jusqu’à l’extrémité du môle qui resserrait l’entrée du port du côté septentrional, môle auquel il rencontrait la fin du mur septentrional du Peiræeus. Une citadelle séparée fut enfermée ainsi, défendable contre toute attaque du Peiræeus, — ayant en outre des portes et des poternes particulières, larges et distinctes, aussi bien que des facilités pour admettre un ennemi dans ses murs[24]. Le nouveau mur transversal fut mené de manière à traverser un vaste portique ou halle ouverte, le plus considérable du Peiræeus ; la plus grande moitié de ce portique se trouva ainsi renfermée dans la nouvelle citadelle, et on ordonna que tout le blé, tant celui qui était actuellement en magasin que celui qui devait plus tard être importé dans le Peiræeus, y fût déposé et vendu de là pour la consommation. Comme Athènes. se nourrissait presque exclusivement du blé apporté d’Eubœa et d’ailleurs, depuis l’occupation permanente de Dekeleia, — les Quatre Cents se rendirent maîtres par cet arrangement de toute la subsistance des citoyens, aussi bien que de l’entrée dans le port, soit pour admettre les Spartiates, soit pour exclure l’armement de Samos[25].

Bien que Theramenês lui-même, un des généraux nommés sous les Quatre Cents, dénonçât, conjointement avec ses partisans, le dessein perfide de cette nouvelle citadelle, cependant la majorité des Quatre Cents persista dans sa résolution ; de sorte que la construction fit de rapides progrès sous la surveillance du général Alexiklês, l’un des plus ardents de la faction oligarchique[26]. Telle était l’habitude d’obéissance à Athènes à l’égard d’une autorité établie dès qu’elle était une fois constituée, — et si grandes la crainte et la défiance produites par la croyance générale à la réalité des Cinq Mille, auxiliaires inconnus que l’on supposait prêts à imposer les ordres des Quatre Cents, — que le peuple, et même des hoplites citoyens en armes, allèrent travailler à la construction, malgré leurs soupçons quant à sa destination. Bien que non achevé, il était assez avancé pour être défendable, quand Antiphôn et Phrynichos revinrent de Sparte. Ils y étaient allés prêts à tout livrer, — non seulement leur armée navale, mais leur cité même, — et à acheter leur sûreté personnelle en faisant les Lacédæmoniens maîtres du Peiræeus[27]. Cependant nous lisons avec étonnement que ces derniers ne purent être décidés à conclure aucun traité, et qu’ils ne manifestèrent que de la lenteur à saisir cette occasion précieuse. Si Alkibiadês à ce moment avait joué leur jeu, comme il l’avait fait un an auparavant, immédiatement avant la révolte de Chios, — s’ils avaient eu des chefs énergiques pour les pousser à prêter un concours sincère à la trahison des Quatre Cents, qui combinaient à présent et la volonté et le pouvoir de mettre Athènes entre leurs mains, s’ils étaient secondés par des forces suffisantes, — ils auraient en cet instant accablé leur grande ennemie chez elle, avant que l’armement de Samos eût pu être amené pour la sauver.

Si nous considérons qu’il n’y eut que la lenteur et la stupidité des Spartiates qui empêchèrent Athènes d’être prise, nous pouvons voir que l’armement à Samos avait une excuse raisonnable à l’impatience qu’il avait témoignée auparavant de revenir dans sa patrie, et qu’Alkibiadês, en combattant cette intention, brava un danger extrême que sari incroyable chance détourna seule. Pourquoi les Lacédæmoniens restèrent-ils inactifs, tant dans le Péloponnèse qu’à Dekeleia, tandis qu’Athènes était ainsi trahie et dans les angoisses mêmes de la dissolution, c’est ce dont nous ne pouvons rendre compte ; il est possible que la prudence des éphores se soit défiée d’Antiphôn et de Phrynichos, à cause de l’immensité même de leurs concessions. Tout ce qu’ils voulurent bien promettre, ce fut qu’une flotte lacédæmonienne de quarante-deux trirèmes (en partie de Tarente et de Lokri), — prête en ce moment à partir de Las dans le golfe Laconien, et à faire voile vers l’Eubœa sur l’invitation du parti mécontent dans cette île, — se détournerait de sa course directe de manière à se tenir aux aguets près d’Ægina et de Peiræeus, prête à profiter, pour attaquer, de toute occasion que lui fourniraient les Quatre Cents[28].

Toutefois, Theramenês eut connaissance de cette escadre, même avant qu’elle doublât le cap Malea, et il la dénonça comme destinée à opérer de concert avec les Quatre Cents pour occuper Eetioneia. Pendant ce temps-là, Athènes devint un théâtre de mécontentement et de désordre chaque jour plus grands, après l’ambassade avortée d’Antiphôn et de Phrynichos, et leur retour de Sparte. L’ascendant coercitif des Quatre Cents disparaissait silencieusement, tandis que la haine que leur usurpation avait inspirée, en même temps que la crainte de leur concert perfide avec l’ennemi public, se manifestait de plus en plus bruyamment dans les conversations particulières, aussi bien que dans des réunions qui se formaient secrètement dans un grand nombre de maisons,.et en particulier dans celle du peripolarchos (le capitaine des peripoli, ou jeunes hoplites qui constituaient la principale police du pays). Cette haine ne tarda point, de passion violente qu’elle était, à se traduire en acte. Phrynichos, au moment où il quittait le sénat, fut assassiné par deux confédérés, dont l’un était un peripolos, ou jeune hoplite, au milieu de la place du marché remplie de monde, et en plein jour. Celui qui frappa le coup s’échappa ; mais son compagnon fut saisi et mis à la torture par ordre des Quatre Cents[29] : c’était cependant un étranger, d’Argos, et il ne put ou ne voulut révéler le nom d’aucun complice qui eût dirigé le complot. On ne put obtenir de lui que des indications générales au sujet de réunions et d’une vaste désaffection. Et les Quatre Cents, restant ainsi sans preuves spéciales, n’osèrent pas mettre la main sur Theramenês, le chef déclaré de l’opposition, — comme nous verrons Kritias le faire six ans plus tard, sous le gouvernement des Trente. Comme on ne put découvrir ni punir les assassins de Phrynichos, Theramenês et ses associés devinrent plus hardis dans leur opposition qu’auparavant. Et l’approche de la flotte lacédæmonienne sous Agesandridas, — qui, après avoir pris station à ce moment à Epidauros, avait fait une descente à Ægina, et se tenait aux aguets à la hauteur du Peiræeus, tout à fait hors de la marche directe vers l’Eubœa, — cette approche, dis je, prêta une double force à toutes leurs assertions antérieures au sujet des dangers imminents qui se rattachaient à la citadelle bâtie à Eetioneia.

Au milieu de cette alarme et de cette discorde exagérées, le corps général des hoplites ressentit une aversion[30] chaque jour croissante, contre la nouvelle citadelle. Enfin les hoplites de la tribu dans laquelle Aristokratês (le partisan le plus chaud de Theramenês) était taxiarque, se trouvant de service et occupés à continuer la construction, se mirent en pleine révolte à l’occasion de ce travail, saisirent la personne d’Alexiklês, le général qui commandait, et le retinrent emprisonné dans une maison voisine ; tandis que les peripoli, ou police militaire composée de jeunes gens, postés à Munychia, sous Hermôn, les encouragèrent dans cet acte[31]. La nouvelle de cette violence ne tarda pas a parvenir aux Quatre Cents, qui à ce moment tenaient séance dans le palais du sénat, Theramenês lui-même étant présent. Ils exhalèrent d’abord leur rage et leurs menaces contre lui comme étant l’instigateur de la révolte, accusation dont il ne put se justifier qu’en offrant d’aller un des premiers délivrer le prisonnier. Il partit sur-le-champ en toute hâte pour le Peiræeus, accompagné d’un des généraux son collègue, qui partageait ses sentiments politiques. Un troisième d’entre les généraux, Aristarchos, l’un des oligarques les plus ardents, le suivit, probablement par défiance, avec quelques-uns des jeunes chevaliers (cavaliers ou classe la plus riche de l’État) identifiés avec la cause des Quatre Cents. Les partisans oligarchiques coururent se ranger en armes, — des exagérations alarmantes étant répandues qu’Alexiklês avait été mis à mort, et que le Peiræeus était au pouvoir des soldats ; tandis qu’au Peiræeus les insurgés s’imaginèrent que les hoplites de la ville étaient en marche pour les attaquer. Pendant un certain temps, tout fut confusion et colère, et l’accident fâcheux le plus léger aurait pu enflammer ce sentiment et faire verser dans un carnage le sang des citoyens. L’irritation ne fut apaisée que par les prières et les remontrances les plus instantes des citoyens âgés (aidés par Thukydidês de Pharsalos, proxenos ou hôte public d’Athènes dans sa ville natale) au sujet de la folie ruineuse d’une telle discorde quand un ennemi étranger était presque aux portes de la ville.

L’excitation périlleuse de cette crise temporaire, qui mit au grand jour les sentiments politiques réels de chacun, prouva que la faction oligarchique, dont le nombre avait été exagéré jusque-là, était beaucoup moins puissante que ses adversaires ne se l’étaient imaginé. Et les Quatre Cents s’étaient trouvés trop embarrassés quant au moyen d’entretenir J’apparence de leur autorité même dans Athènes pour pouvoir envoyer des forces considérables afin de protéger leur citadelle à Eetioneia, bien qu’ils fussent renforcés, seulement huit jours avant leur chute, par au moins un membre supplémentaire, remplaçant probablement un prédécesseur qui était mort accidentellement[32]. Theramenês, en arrivant au Peiræeus, se mit à parler aux hoplites mutinés d’un ton de mécontentement simulé ; tandis qu’Aristarchos et ses compagnons oligarchiques leur tinrent le langage le plus dur, et les menacèrent de l’armée, qu’ils croyaient voir venir bientôt de la ville. Mais ces menaces rencontrèrent une égale fermeté de la part des hoplites, qui firent appel à Theramenês lui-même, et le sommèrent de dire s’il croyait que la construction de cette citadelle fût pour le bien d’Athènes, ou s’il ne vaudrait pas mieux qu’elle fût démolie. Son opinion avait été pleinement déclarée à l’avance, et il répondit que, s’ils jugeaient convenable de la démolir, il donnait son assentiment cordial. Sans plus de retard, hoplites et peuple sans armes montèrent pêle-mêle sur les murs et commencèrent la démolition avec empressement, au cri général : — Que quiconque est pour les Cinq Mille plutôt que pour les Quatre Cents prête son bras à cette oeuvre. L’idée de l’ancienne démocratie était dans l’esprit de tout le monde ; mais personne ne prononçait le mot ; la crainte des Cinq Mille imaginaires continuant encore Le travail de la démolition semble avoir été poursuivi tout ce jour, et : n’avoir été achevé que le lendemain ; après quoi les hoplites relâchèrent Alexiklês, sans lui faire aucun mal[33].

Deux choses, parmi ces détails, méritent d’être signalées, comme jetant du jour sûr le caractère athénien. Bien qu’Alexiklês fût fortement oligarchique aussi bien qu’impopulaire, ces mutins ne lui font aucun mal, mais se contentent de l’emprisonner. Ensuite, ils ne se permettent pas de commencer la démolition réelle de la citadelle, avant d’avoir la sanction formelle de Theramenês, un des généraux constitués. La forte habitude de légalité, imprimée dans l’esprit. de tous les citoyens athéniens par leur démocratie, — et le soin, même en s’en écartant, de s’en écarter le moins possible, — sont évidemment démontrés par ces actes.

Les événements de ce jour portèrent un coup fatal à l’ascendant des Quatre Cents. Cependant ils s’assemblèrent le matin comme d’ordinaire dans le palais du sénat ; et ils paraissent, à ce moment, alors qu’il était trop tard, avoir ordonné à l’un de leurs membres, de dresser une liste réelle, donnant un corps à la fiction des Cinq Mille[34]. Cependant les hoplites qui étaient au Peiræeus, après avoir fini de détruire les nouvelles fortifications, firent la démarche plus importante encore d’entrer, armés comme ils l’étaient, dans le théâtre de Dionysos tout à côté (dans Peiræeus, mais sur la limite de Munychia) et d’y tenir une assemblée en forme ; probablement en vertu de la convocation du général Theramenês, suivant les formes de la précédente démocratie. Là ils prirent la résolution de remettre leur assemblée à l’Anakeiôn (ou temple de Kastor et de Pollux, les Dioskuri), dans la ville même, au pied et tout près de l’Acropolis ; ils s’y dirigèrent immédiatement et s’y établirent, en conservant encore leurs armes. La position des Quatre Cents était tellement changée, due, bien qu’ils eussent, le jour précédent, pris l’offensive contre une explosion spontanée de mutins dans le Peiræeus, ils furent à ce moment forcés de se mettre sur la défensive contre une assemblée en forme, tout armée, dans la ville et tout près du palais du sénat qu’ils occupaient. Se sentant trop faibles pour essayer aucune violence, ils envoyèrent des députés à l’Anakeiôn pour négocier et offrir des concessions. Ils s’engageaient à publier la liste des véritables Cinq Mille, et de les réunir, dans le dessein de pourvoir à la cessation et au renouvellement périodiques des Quatre dents, qui seraient pris tour à tour parmi les Cinq Mille, dans tel ordre que ces derniers eux-mêmes détermineraient. Mais ils demandaient qu’on donnât du temps pour accomplir cette opération, et qu’on maintint la paix intérieure, sans laquelle il n’y avait pas d’espérance de se défendre contre l’ennemi du dehors. Un grand nombre des hoplites de la ville elle-même se joignirent à l’assemblée dans l’Anakeiôn, et prirent, part aux débats. La position des Quatre Cents n’étant plus telle qu’elle inspirât de la crainte, les langues des orateurs se, donnèrent alors de nouveau libre carrière, et de nouveau les oreilles de la multitude s’ouvrirent, — pour la première fois depuis, l’arrivée de Peisandros de Samos, avec le plan d’une conspiration oligarchique. Ce renouvellement de parole publique et — exempte de crainte, principe de vie particulier à la démocratie, ne fut pas moins utile en apaisant la discorde intestine qu’en exaltant le sentiment de patriotisme commun contre l’ennemi étranger[35]. L’assemblée se sépara à la fin, après avoir fixé une époque prochaine pour une seconde réunion qui se tiendrait dans le théâtre de Dionysos, afin d’opérer le rétablissement de la concorde[36].

Le jour et à l’heure où cette assemblée convoquée dans le théâtre de Dionysos était sur le point de se réunir, la nouvelle se répandit, dans Peiræeus et dans Athènes, que les quarante-deux trirèmes sous le Lacédæmonien Agesandridas, après avoir quitté récemment le port de Megara, faisaient voile le long de la côte de Salamis dans, la direction de Peiræeus. Cet événement, tout en causant une consternation universelle dans toute la ville, confirma tous les avertissements antérieurs de Theramenês quant à la destination perfide de la citadelle récemment démolie, et chacun se réjouit que la démolition eût été faite juste à temps. Renonçant à leur réunion projetée, les citoyens se précipitèrent d’un commun accord vers le Peiræeus, où quelques-uns se postèrent pour garder les murs et l’entrée du port,-d’autres, montèrent sur les trirèmes qui s’y troueraient ; d’autres encore lancèrent à l’eau quelques nouvelles trirèmes des hangars. Agesandridas à bord de son vaisseau longea le rivage, près de l’entrée du Peiræeus ; mais il ne trouva rien qui lui promit un concours à l’intérieur, ni qui l’engageât à faire l’attaque projetée. En conséquence, il passa au delà et s’avança vers Sunion dans une direction méridionale. Après avoir doublé le cap de Sunion, il dirigea alors sa course le long de la côte de l’Attique au nord, s’arrêta pendant quelque temps entre Thorikos et Prasiæ, et prit bientôt station à Orôpos[37].

Bien que soulagés quand ils virent qu’il passait au delà du Peiræeus, sans faire d’attaque, les Athéniens reconnurent que sa destination devait alors être contre l’Eubœa, qui n’était pas moins importante pour eux que le Peiræeus, puisque c’était de cette île qu’ils tiraient leurs principales provisions. En conséquence, ils prirent immédiatement la mer avec toutes les trirèmes qui pouvaient être montées et qui se trouvaient prêtes dans le port. Mais, par suite de la précipitation du moment, jointe à la défiance et à la discorde qui régnaient alors, ainsi qu’à l’absence de leur grande armée navale qui était à Samos, — les équipages qu’on réunit étaient inexpérimentés et mal choisis, et l’armement insuffisant. Polystratos, un des membres des Quatre Cents, peut-être d’autres d’entre eux aussi, étaient à bord : ils avaient plus d’intérêt à la défaite qu’à la victoire[38]. Thymocharês, l’amiral, les conduisit en doublant le cap Sunion à Eretria, en Eubœa, où il trouva quelques autres trirèmes, qui portèrent toute sa flotte à trente-six voiles.

A peine était-il arrivé au port et débarqué que, sans donner à ses hommes le temps de se procurer du rafraîchissement, il se vit forcé de combattre avec les quarante-deux vaisseaux d’Agesandridas, qui ne faisait que de franchir le détroit en venant d’Orôpos, et s’approchait déjà du port. Cette surprise avait été préparée par le parti anti-athénien d’Eretria, qui eut soin, à l’arrivée de Thymocharês, qu’il ne se trouvât pas de provisions sur la place du marché, de sorte que ses hommes furent forcés de se disperser et d’en obtenir des maisons situées à l’extrémité de la ville ; et en même temps on hissa un signal, visible à Orôpos, de l’autre côté du détroit (large de moins de sept mille, = 11 kilomètres), indiquant à Agesandridas le moment précis d’amener sa flotte pour l’attaque, avec ses équipages frais après le repas du matin. Thymocharês, en voyant l’ennemi approcher, donna l’ordre de s’embarquer, mais à son désappointement, il se trouva que beaucoup de ses hommes : étaient si loin qu’ils ne purent être ramenés à, temps, — de sorte qu’il fut forcé de sortir du port et de rencontrer les Péloponnésiens avec des vaisseaux, montés d’une manière très insuffisante. Dans une bataille qui se livra tout près de l’entrée du port Érétrien, il fut, après une courte lutte, complètement de fait, et sa flotte poussée à la côte. Quelques-uns de ses vaisseaux s’enfuirent à Chalkis, d’autres à un poste fortifié où les Athéniens eux-mêmes avaient une garnison non loin d’Eretria ; cependant il ne tomba pas moins de vingt-deux trirèmes, sur les trente-six., entre les mains d’Agesandridas, et une grande partie de leurs marins furent tués ou faits prisonniers. Parmi ceux qui échappèrent, beaucoup aussi trouvèrent la mort sous les coups des Érétriens, dans la ville desquels ils s’enfuirent pour chercher un abri. A. la nouvelle de cette bataille, non seulement Eretria, mais aussi toute l’Eubœa (excepté Oreus, au nord de l’île, où habitaient des Klêruchi athéniens) se déclara en révolte contre Athènes, ce qui avait été projeté plus d’une année auparavant, — et elle prit ses mesures pour se défendre de concert avec Agesandridas et les Bœôtiens[39].

Athènes pouvait difficilement endurer un désastre, si immense et si grave en lui-même, dans l’état de détresse où était actuellement la cité. Sa dernière flotte  était détruite son île la plus rapprochée et la plus voisine arrachée de ses flancs ; île qui naguère avait plus produit pour ses besoins que l’Attique elle-même, mais qui à ce moment était sur le point de devenir un voisin hostile et agressif[40]. La première révolte de l’Eubœa, qui avait éclaté trente-quatre ans auparavant lorsque la puissance athénienne était à son apogée, avait porté même alors un coup terrible à Athènes, et avait été une des principales circonstances qui lui avaient imposé l’humiliation de la trêve de Trente ans. Mais cette seconde révolte arriva quand non seulement elle n’avait pas le moyen de reconquérir l’île, mais quand elle ne pouvait pas même empêcher que le Peiræeus ne fût bloqué par la flotte de l’ennemi.

La crainte et la terreur que causa la nouvelle à Athènes furent sans bornes ; elles dépassèrent même ce qu’on avait éprouvé après la catastrophe sicilienne, ou la révolte de Chios. Il n’y avait pas en ce moment de seconde réserve dans le trésor, telle que les mille talents qui avaient rendu un service si essentiel dans l’occasion mentionnée en dernier lieu. Outre leurs dangers qui les menaçaient au dehors, les Athéniens étaient accablés par deux calamités intérieures qui en elles-mêmes étaient à peine supportables, — l’éloignement de leur flotte à Samos, et la discorde, non encore apaisée, dans leurs murailles, où les Quatre Cents tenaient encore provisoirement les rênes du gouvernement, ayant à leur tête les chefs les plus capables et les moins scrupuleux. Dans leur profond désespoir, les Athéniens ne s’attendaient à .rien moins qu’à voir la flotte victorieuse d’Agesandridas (forte de plus de soixante trirèmes, comprenant les prises récentes) à la hauteur du Peiræeus, empêchant toute importation et les menaçant d’une famine prochaine, dans une opération combinée avec Agis à Dekeleia. L’entreprise aurait été facile ; car ils n’avaient ni vaisseaux ni marins pour la repousser ; et son arrivée à ce moment critique aurait très probablement permis aux Quatre Cents de reprendre leur ascendant, avec le moyen aussi bien qu’avec, la disposition d’introduire dans la ville une garnison lacédæmonienne[41]. Et bien, que l’arrivée de la flotte athénienne -de Samos eût prévenu cette extrémité ; cependant elle n’aurait pu arriver è, temps, si ce n’est dans la supposition d’un blocus prolongé. De plus, la translation seule de la flotte de Samos à Athènes aurait laissé l’Iônia et l’Hellespont sans défense contre les Lacédæmoniens et les Perses, et aurait causé la perte de tout l’empire athénien. Rien n’aurait pu sauver Athènes, si les Lacédæmoniens dans cette conjoncture avaient agi avec une vigueur raisonnable, au lieu de borner leurs efforts à l’Eubœa, conquête aisée et certaine à ce moment. Comme dans la première occasion, où Antiphôn et Phrynichos vinrent à Sparte prêts à faire tout sacrifice en vue d’obtenir un arrangement avec les Lacédæmoniens et — leur aide, — de même actuellement, à un plus haut degré encore, Athènes dut son salut uniquement à ce fait que les ennemis qu’elle avait à ce moment devant elle étaient des Spartiates indolents et lourds, — et non d’entreprenants Syracusains sous la conduite de Gylippos[42]. Et c’est la seconde occasion (pouvons-nous ajouter) où Athènes se trouva à deux doigts de sa perte par suite de la politique d’Alkibiadês en retenant l’armement à Samos.

Heureusement pour les Athéniens, Agesandridas ne parut pas à la hauteur de Peiræeus ; de sorte due les vingt trirèmes, qu’ils s’arrangèrent pour garnir d’hommes afin de se défendre, n’eurent pas d’ennemi à repousser[43]. Conséquemment il fut donné aux Athéniens de jouir d’un moment de repos, qui leur permit de se remettre en partie de leur consternation et de leur discorde intestine. Leur premier acte, quand la flotte hostile ne parut pas, fut de réunir une assemblée publique, et cela aussi dans la Pnyx même, théâtre habituel des assemblées démocratiques, bien fait pour inspirer de nouveau le patriotisme qui était resté muet et avait couvé sous la cendre pendant les quatre derniers mois. Dans cette assemblée, le courant de l’opinion s’éleva violemment contre les Quatre Cents[44]. Même ceux qui (comme le conseil des Anciens appelés Probouli) avaient conseillé leur nomination dans l’origine, les dénoncèrent avec les autres, bien qu’ils fussent sévèrement réprimandés par le chef oligarchique Peisandros pour leur inconséquence. On finit par voter ce qui suit : — 1° Déposer les Quatre Cents. — 2° Mettre tout le gouvernement entre les mains des Cinq Mille. — 3° Tout citoyen qui fournissait une armure complète soit pour lui-même, soit pour tout autre, devait être de droit membre du corps de ces Cinq Mille. — 4° Aucun citoyen ne devait recevoir de paye pour une fonction politique quelconque, sous peine d’être solennellement maudit ou excommunié[45]. Tels furent les points arrêtés par la première assemblée tenue dans la Pnyx. Les archontes, le sénat des Cinq Cents, etc., furent renouvelés ; après quoi l’on tint également beaucoup d’autres assemblées, dans lesquelles on constitua les nomothetæ, les dikastes, et autres institutions essentielles au jeu de la démocratie. On rendit aussi divers autres votes, en particulier sur la proposition de Kritias, secondé par Theramenês, pour rappeler de l’exil Alkibiadês et quelques-uns de ses amis ; tandis qu’on envoya en outre des messages, tant à lui qu’à l’armement à Samos, confirmant sans doute la nomination récente de généraux, leur apprenant ce qui s’était passé dernièrement à Athènes, aussi bien que demandant leur plein concours et leurs efforts soutenus contre l’ennemi commun. Thucydide accorde un éloge marqué à l’esprit général de modération et d’harmonie patriotique qui régnèrent à ce moment à Athènes, et qui dirigea la conduite politique du peuple[46]. Mais il n’appuie point l’opinion (comme on l’a cru quelquefois), et il n’est pas non plus vrai que Ies Athéniens aient introduit alors une nous elle constitution. En mettant fin à l’oligarchie et au gouvernement des Quatre Cents, ils rétablirent l’ancienne démocratie, vraisemblablement avec deux modifications seulement, — d’abord la limitation partielle du droit de suffrage, — ensuite la cessation de tout payement pour fonctions politiques. L’accusation portée contre Antiphôn, qui fut jugé immédiatement après, alla devant le sénat et le dikasterion, exactement selon les anciennes formes démocratiques de procédure. Mais nous devons présumer que le sénat, les dikastes, les nomothetæ, les ekklêsiastæ (ou citoyens qui assistaient à l’assemblée), les orateurs publics qui poursuivaient les criminels d’État ou défendaient toute loi attaquée, — ont dû fonctionner pour le moment sans paye.

De plus, les deux modifications que nous venons de mentionner n’eurent que peu d’effet pratique. Le corps exclusif des Cinq Mille citoyens, constitué ouvertement dans cette occasion, ne fut ni exactement réalisé, ni conservé longtemps. Il fut constitué, même alors, comme urge limite plutôt nominale que réelle ; total nominal qui, cessant de n’être plus qu’une simple page blanche telle que les Quatre Cents l’avaient créée dans l’Origine, contenait en effet un nombre de noms individuels plus grand que le total, et sans ligne assignable de démarcation. Le seul fait, que tout homme qui fournissait une armure complète avait droit d’être des Cinq Mille, — et non eux seuls, mais d’autres en outre[47], — montre qu’on ne songe pas à s’attacher à ce nombre ni à aucun autre nombre précis. Si nous pouvons ajouter foi à un discours composé par Lysias[48], les Quatre Cents (après la démolition de leur forteresse projetée à Eetioneia, et quand le pouvoir leur échappait) avaient eux-mêmes nommé dans leur, sein un comité chargé de dresser pour la première fois une liste réelle des véritables Cinq Mille : et Polystratos, membre de ce comité, tire vanité auprès de la démocratie qui s’établit ensuite pour avoir fait que la liste comprît neuf mille noms au lieu de cinq mille. Comme cette liste de Polystratos (si en effet elle a existé) n’a jamais été ni publiée ni adoptée, je me borne à mentionner la description qu’on en donne pour expliquer ma thèse, à savoir, que le nombre de cinq mille fut compris alors de tout côté comme une expression indéterminée pour désigner un suffrage étendu, mais non universel. Le nombre avait été inventé d’abord par Antiphôn et par les chefs des Quatre Cents pour voiler leur usurpation et intimider la démocratie ; ensuite, il servit le projet de Theramenês et de la minorité des Quatre Cents, comme base destinée à créer une sorte d’opposition dynastique (pour employer le langage moderne) dans les limites de l’oligarchie, — c’est-à-dire sans paraître dépasser les principes reconnus par l’oligarchie elle-même ; enfin, il fut employé par le parti démocratique en général comme un terme moyen commode pour revenir insensiblement à l’ancien système, avec aussi peu de disputes que possible ; car Alkibiadês et l’armement avaient fait dire à Athènes qu’ils adhéraient aux Cinq Mille et à l’abolition des fonctions civiles salariées[49].

Mais le suffrage exclusif de ceux qu’on appelait les Cinq Mille, surtout avec l’interprétation numérique étendue actuellement adoptée, était de peu de valeur soit pour eux-mêmes, soit pour l’État[50] ; tandis que c’était un coup insultant porté aux sentiments de la multitude exclue, en particulier à de braves et actifs marins comme les Parali. Bien que prudent comme moyen de transition momentanée, il ne pouvait rester, et l’on ne fit aucune tentative pour le garder en permanence, — dans une communauté accoutumée depuis si longtemps au droit de cité universel, et où les nécessités de la défense contre l’ennemi exigeaient de tous les citoyens des efforts énergiques.

Même quant aux fonctions gratuites, les membres des Cinq Mille eux-mêmes se fatiguèrent bientôt, non moins que les citoyens plus pauvres, de servir sans paye, en qualité de sénateurs ou autrement ; de sorte qu’il n’y eut qu’un déficit financier absolu qui empêchât le rétablissement, entier ou partiel, de la paye. Et ce déficit ne fut jamais assez complet pour arrêter la dépense du Diobolon, ou distribution de deux oboles à chaque citoyen à l’occasion de diverses fêtes religieuses. Cette distribution continua sans interruption, bien qu’il soit possible que le nombre des occasions dans lesquelles on la faisait ait été diminué[51].

Dans quelle mesure ou avec quelle restriction un rétablissement de la paye civile se consolidait-il pendant les sept années qui s’écoulèrent entre les Quatre Cents et les Trente ? c’est ce que nous ne pouvons dire. Mais en laissant ce point indécis, nous pouvons montrer que, dans l’espace d’une année après la déposition des Quatre Cents, le suffrage de ceux qu’on appelait les Cinq Mille s’étendit et devint le suffrage de tous les Athéniens sans exception, c’est-à-dire la démocratie antérieure dans sa plénitude. Un décret mémorable, rendu environ onze mois après cet événement, — au commencement de l’archontat de Glaukippos (juin ou juillet 410 av. J.-C.), où le sénat des Cinq Cents, les dikastes et autres fonctionnaires civils furent renouvelés pour l’année suivante, d’après l’ancien usage démocratique, — ce décret, dis-je, nous montre la démocratie complète, non seulement en action, mais dans tout l’éclat de sentiment produit par un rétablissement récent. Il paraît qu’on pensa que ce premier renouvellement d’archontes et d’autres. fonctionnaires, dans la démocratie rétablie, devait être marqué par une proclamation expresse de sentiment, analogue au serment solennel si propre à remuer les coeurs, prononcé à Samos l’année précédente. Conséquemment, Demophantos proposa et fit rendre un (psêphisma ou) décret[52], prescrivant la forme d’un serment par lequel tous les Athéniens s’engageaient à soutenir la constitution démocratique.

Les termes de son décret et de son serment sont frappants. Si un homme renverse la démocratie à Athènes, ou occupe une magistrature après le renversement de la démocratie, il sera un ennemi pour les Athéniens. Qu’il soit mis à mort impunément et que ses biens soient confisqués au profit du public, sauf un dixième pour Athênê. Que l’homme qui l’aura tué, que le complice instruit de cet acte, soient considérés comme saints et en bonne odeur auprès des dieux. Que tous les Athéniens prononcent un serment avec le sacrifice de victimes accomplies dans leurs tribus et dans leurs dêmes respectifs, et s’engagent à le tuer[53]. Que le serment soit comme il suit :Je tuerai de ma propre main, si je le peux, tout homme qui renversera la démocratie à Athènes, ou qui occupera ensuite une charge après le renversement de la démocratie, ou qui prendra les armes dans le dessein de se faire despote, ou qui aidera le despote à s’établir. Et si un autre le tue, je regarderai le meurtrier comme saint aux yeux et des dieux et des démons, pour avoir tué un ennemi des Athéniens. Et je m’engage, en parole, en action et par un voté, à vendre ses biens et à céder au meurtrier une moitié du produit, sans en rien retenir. Si un homme périt en tuant ou en essayant de tuer le despote, je serai plein de bonté tant pour lui que pour ses enfants, comme pour Harmodios et Aristogeitôn et leurs descendants. Et par le présent acte j’annule tous les serments qui ont été prononcés hostiles au peuple athénien, soit à Athènes, soit au camp (à Samos), soit ailleurs, et j’en relève ceux qui les ont prononcés[54]. Que tous les Athéniens jurent ceci comme serment régulier immédiat avant la fête des Dionysia, avec des sacrifices et des victimes accomplies[55] ; en invoquant sur celui qui le tiendra, des biens en abondance ;mais sur celui qui le violera, la ruine pour lui-même aussi bien que pour sa famille.

Tel fut le remarquable décret que non seulement les Athéniens rendirent dans le sénat et dans l’assemblée publique, moins d’une année après la déposition des Quatre gents, mais encore qu’ils firent graver sur une colonne tout près de la porte du palais du sénat. Il indique clairement non seulement le retour de la démocratie, mais une intensité extraordinaire de sentiment démocratique qui l’accompagne. La constitution que tous les Athéniens jurèrent ainsi de maintenir par les mesures de défense les plus énergiques, doit avoir été une constitution clans laquelle toits les Athéniens avaient des droits politiques, et non une de cinq mille personnes privilégiées à l’exclusion des autres[56]. Ce décret devint invalide après l’expulsion des Trente, en vertu de la résolution générale prise alors de n’agir d’après aucune loi rendue avant l’archontat d’Eukleidês, à moins qu’elle ne fut spécialement remise en vigueur. Mais la colonne sur laquelle il fut gravé resta encore, et on y put en lire les termes au moins jusqu’à l’époque de l’orateur Lykurgue, quatre-vingts ans plus tard[57].

Toutefois, la seule déposition des Quatre Cents et la translation du pouvoir politique aux Cinq Mille, qui s’effectuèrent dans la première assemblée publique tenue après la défaite essuyée à la hauteur d’Eretria, — furent suffisantes pour engager la plupart des chefs violents des Quatre Cents à quitter Athènes sur-le-champ. Peisandros, Alexiklês et autres se retirèrent secrètement à Dekeleia[58] ; Aristarchos seul fit de sa fuite le moyen de porter un nouveau coup à sa patrie. Comme il était l’un des généraux, il profita de cette autorité pour marcher, — avec quelques-uns des plus grossiers de ces archers scythes, qui faisaient la police de la ville, — vers Œnoê, sur la frontière bœôtienne, qui était ‘à ce moment assiégée par un corps de Corinthiens et de Bœôtiens réunis. Aristarchos, de concert avec les assiégeants, se présenta à la garnison, et lui apprit que Sparte et Athènes venaient de conclure la paix, et que l’une des conditions était que Œnoê serait livrée aux Bœôtiens. Il lui ordonna donc, en qualité de général, d’évacuer la place, une trêve étant accordée pour qu’elle retournât dans ses foyers. La garnison, qui avait été étroitement bloquée et tenue complètement dans l’ignorance de l’état actuel de la politique, obéit à cet ordre sans réserve ; de sorte que les Bœôtiens acquirent la possession de cette place frontière très importante, — nouvelle épine dans le flanc d’Athènes, outre Dekeleia[59].

C’est ainsi que la démocratie athénienne lut, rétablie de nouveau et que se termina le divorce entre la ville et l’armement à Samos, après une interruption de quatre mois environ causée par l’heureuse conspiration des Quatre Cents. Ce fut seulement par une sorte de miracle, — ou, plutôt par la, lenteur et la stupidité incroyables de ses ennemis étrangers, — qu’Athènes échappa vivante à cette criminelle agression de ses propres citoyens les plus capables et les plus riches. Que la démocratie victorieuse frappât et punit les principaux acteurs qui y avaient pris part, — et qui avaient rassasié leur ambition égoïste au prix de tant de souffrances, d’anxiété et de péril qu’ils avaient infligés à leur pays, — ce n’était rien de plus qu’une rigoureuse justice. Mais les circonstances du cas étaient particulières : car la contre-révolution avait été accomplie en partie avec l’aide d’une minorité au sein des Quatre Cents eux-mêmes, — Theramenês, Aristokratês et autres, avec le Conseil des Anciens appelés Probouli, qui tous avaient été, au début, ou chefs ou complices dans ce système de terrorisme et d’assassinat, par lequel la démocratie avait été renversée et les maîtres oligarchiques établis dans le palais du sénat- On ne pouvait donc soumettre à une enquête et à un jugement les premières opérations de la conspiration, bien qu’elles fussent au nombre de ses traits les plus mauvais, sans compromettre ces personnes comme ayant participé au crime. Theramenês esquiva la difficulté en choisissant pour sujet de blâme un acte récent de la majorité des Quatre Cents, auquel lui et ses partisans s’étaient opposés, et à propos duquel il n’avait donc pas d’intérêts contraires soit à la justice, soit au sentiment populaire. Il se présenta pour accuser la dernière ambassade envoyée à Sparte par les Quatre Cents, — envoyée avec des instructions pour acheter la paix et une alliance presque à tout prix, — et qui se rattachait à la construction du fort à Eetioneia, destiné à recevoir une garnison de l’ennemi. Il choisit cet acte de trahison manifeste, auquel avaient pris part Antiphôn, Phrynichos et dix autres députés connus, comme l’objet spécial d’un jugement et d’un châtiment publics, autant dans l’intérêt général qu’en vue d’obtenir pour lui-même de la faveur dans la démocratie rétablie. Mais on se souvint longtemps comme d’une trahison perfide de la conduite de Theramenês, qui dénonçait ainsi ses anciens amis et complices, après avoir prêté sa main et son coeur à leurs premiers actes, qui n’étaient pas les moins coupables, et plus tard on se servit de cette conduite comme d’une excuse pour l’atroce injustice commise à son égard[60].

Sur les douze ambassadeurs qui furent chargés de cette mission, tous, excepté Phrynichos, Antiphôn, Archeptolemos et Onomaklês, semblent s’être déjà enfuis à Dekeleia ou ailleurs. Phrynichos (ainsi que je l’ai mentionné un peu plus haut) avait été assassiné plusieurs jours auparavant. Au sujet de sa mémoire, le sénat rétabli des Cinq Cents venait déjà de rendre un vote condamnatoire, décrétant que ses biens seraient confisqués et sa maison rasée jusqu’au sol ; et conférant la faveur du droit de cité, avec uns récompensé pécuniaire, aux deux étrangers qui prétendaient l’avoir assassiné[61]. Les trois autres, Antiphôn, Archeptolemos et Onomaklês[62] furent présentés de nom au sénat par les généraux (au nombre desquels était probablement Theramenês), comme étant allés en mission à Sparte dans le dessein de nuire à Athènes, en partie à bord d’un vaisseau de l’ennemi, en partie grâce à la garnison spartiate de Dekeleia. Sur cette présentation, qui était sans doute un document de quelque longueur et entrait dans des détails, un sénateur nommé Andrôn fit la proposition suivante : — Les généraux, aidés par dix sénateurs à leur choix, saisiraient les trois personnes accusées et les tiendraient en prison pour être jugées ; — les Thesmothetæ enverraient à chacune des trois une invitation formelle de se préparer à être jugées prochainement devant le Dikasterion, sous l’accusation de haute trahison, — et les présenteraient en justice au jour fixé, assistés par les généraux, par les dix sénateurs choisis comme auxiliaires, et par tout autre citoyen qui voudrait se joindre à eux, en qualité d’accusateurs. Chacune des trois devait être jugée séparément, et si elle était condamnée, être traitée suivant la loi pénale de la ville contre les traîtres, ou personnes coupables de trahison[63].

Bien que les trois personnes indiquées ainsi fussent toutes à Athènes, ou du moins fussent supposées y être, le jour où cette résolution fut prise par le sénat, cependant avant qu’elle fût exécutée, Onomaklês avait fui ; de sorte qu’Antiphôn et Archeptolemos seuls furent emprisonnés pour être jugés. Eux aussi ont dû avoir plus d’une occasion pour quitter la ville, et nous aurions pu supposer qu’Antiphôn aurait cru tout à fait aussi nécessaire de se retirer que Peisandros et Alexiklês. Un homme si fin que lui, qui n’avait à aucune époque été très populaire, a dû savoir qu’à ce moment du moins il avait tiré l’épée contre ses concitoyens d’une manière qui ne pouvait jamais être pardonnée. Cependant, il préféra volontairement rester : et cet homme, qui avait donné l’ordre de faire disparaître par un assassinat secret un si grand nombre des orateurs démocratiques, fut averti suffisamment par la démocratie triomphante et trouva auprès d’elle un jugement équitable, sur une accusation distincte et spécifiée. Le discours qu’il fît pour sa défense, bien qu’il ne lui procurât pas l’acquittement, fut écouté, non seulement avec patience, mais avec admiration, comme nous en pouvons juger par l’effet puissant et durable qu’il produisit. Thucydide en parle comme de la plus magnifique défense contre une accusation capitale ; dont il eût eu connaissance[64] ; et le poète Agathôn, un des auditeurs sans cloute, complimenta chaudement Antiphôn sur son éloquence ; et ce dernier répondit que l’approbation d’un juge si éclairé était à ses yeux- une ample compensation pour le verdict hostile de la multitude. Lui et Archeptolemos furent tous deux reconnus coupables par le Dikasterion et condamnés aux châtiments des traîtres. Ils furent remis entre les mains des magistrats appelés les Onze (les chefs de la justice exécutive à Athènes), pour être mis à mort par le supplice ordinaire de la ciguë. Leurs biens furent confisqués : on ordonna de raser leurs maisons et d’en marquer l’emplacement vacant par des colonnes, avec l’inscription : Demeure d’Antiphôn le traître, — d’Archeptolemos le traître. On ne permit pas qu’ils fussent enterrés sont en Attique, soit dans un territoire quelconque soumis à la domination athénienne[65]. Leurs enfants, légitimes et, illégitimes, furent privés du droit de cité, et le citoyen qui adopterait les descendants des uns ou des autres d’entre eux devait également se voir enlever ses privilèges.

Telle fut la sentence rendue par le Dikasterion, suivant la loi athénienne sur la trahison. On ordonna qu’elle fût bravée sur la même colonne d’airain que le décret en l’honneur des meurtriers de Phrynichos. C’est sur cette colonne qu’elle fut copiée et qu’elle a passé ainsi dans l’histoire[66].

Combien de membres de l’oligarchie des Quatre Cents furent réellement jugés ou punis, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de savoir : mais il y a lieu de croire qu’il n’y eut de mis à mort qu’Antiphôn et Archeptolemos, — peut-être aussi Aristarchos, qui avait livré Œnoê aux Bœôtiens. On dit que ce dernier fut jugé selon les formes et condamné[67] : bien que nous ne sachions pas par quel accident il tomba plus tard au pouvoir des Athéniens, après être parvenu une fois à s’enfuir. Les biens de Peisandros (qui lui-même s’était échappé) furent confisqués, et accordés en totalité ou en partie comme récompense à Apollodôros, un des assassins de Phrynichos[68] ; on confisqua probablement aussi les biens des autres oligarques fugitifs de marque Polystratos, un autre des Quatre Cents, qui n’était devenu membre de ce corps que peu de jours avant sa chute, fut jugé pendant son absence — absence que ses défenseurs expliquèrent plus tard en disant qu’il avait été blessé dans le combat naval livré à la hauteur d’Eretria —, et condamné a une forte amende. Il semble que chacun des Quatre Cents fut appelé à subir une reddition de compté et. un procès de responsabilité (suivant l’usage général à Athènes  pour les magistrats qui sortaient de charge). Ceux d’entre eux qui ne parurent pas au jugement furent condamnée à l’amende, a l’exil, ou à avoir leurs noms enregistrés comme traîtres. Mais la plupart de ceux qui se présentèrent semblent avoir été acquittés, en partie, nous dit-on, au moyen de présents faits aux logistæ ou officiers chargés d’apurer les comptes, bien que quelques-uns fussent condamnés soit à une amende soit frappés d’une incapacité politique partielle, avec les hoplites qui avaient été les partisans les plus prononcés des Quatre Cents[69].

Quelque peu distinctement que nous reconnaissions les actes particuliers des Athéniens lors de ce rétablissement de la démocratie, nous savons par Thucydide que leur prudence et leur modération furent exemplaires. L’éloge qu’il accorde en termes si expressifs à leur conduite dans cette circonstance, est en effet doublement remarquable[70] : d’abord parce qu’il vient d’un exilé, pela ami de la démocratie, et grand admirateur d’Antiphôn ; ensuite parce que la conjoncture était éminemment une épreuve pour la moralité populaire, et qu’elle était de natures, dégénérer, par une tendance presque naturelle, en excès de vengeance et de persécution réactionnaires. A cette époque, la démocratie avait cent ans, si l’on date de Kleisthenês, — et cinquante ans, si l’on date même des réformes finales d’Ephialtês et de Periklês ; de sorte que le gouvernement du pays par lui-même et l’égalité politique faisaient partie du sentiment habituel du cœur de chaque homme, — sentiment accru dans le cas actuel par le fait qu’Athènes était non seulement une démocratie, mais une démocratie souveraine, qui avait des dépendances au dehors[71]. A un moment où, par suite de désastres antérieurs sans exemple, elle est à peine en état de soutenir la lutte contre ses ennemis étrangers, un petit groupe de ses citoyens les plus riches, profitant de sa faiblesse, s’arrangent par un tissu de fraude et de force non moins infâme qu’habilement combiné, pour concentrer dans leurs mains les pouvoirs de l’État, et pour enlever à leurs concitoyens la garantie contre un mauvais gouvernement, le sentiment de l’égalité des droits, et la liberté de parole établie depuis longtemps. Et ce n’est pas tout non seulement ces conspirateurs installent une souveraineté oligarchique dans le palais du sénat, mais encore ils soutiennent cette souveraineté en appelant du dehors une garnison étrangère, et en livrant Athènes à ses ennemis péloponnésiens. Il est impossible d’imaginer deux injures plus mortelles, et Athènes ne se serait garantie ni de l’une ni de l’autre, si son ennemie étrangère avait manifesté une activité raisonnable. A considérer l’immensité du péril, l’extrême difficulté d’y échapper, et la condition affaiblie dans laquelle resta Athènes même après qu’elle y eut échappé, — nous aurions bien pu nous attendre à trouver dans le peuple une violence d’hostilité réactionnaire telle que tout observateur de sang-froid, tout en tenant compte de la provocation, aurait dû néanmoins condamner ; et peut-être analogue en quelque sorte à cette exaspération qui, dans des circonstances très semblables, avait causé les massacres sanglants à Korkyra[72]. Et quand nous voyons que c’est précisément l’occasion que Thucydide (observateur un peu moins qu’impartial) choisit pour louer sa bonne conduite et sa modération, nous sentons profondément les bonnes habitudes que sa démocratie antérieure a dû lui donner, et qui servaient en ce moment de correctif à l’impulsion du mouvement actuel. Il était devenu familier avec la force d’union que possède un sentiment commun ; il avait appris à regarder comme sacrée l’inviolabilité de la loi et de la justice, même à l’égard de son ennemi le plus dangereux ; et ce qui n’était pas moins important, la fréquence et la liberté de la discussion politique l’avaient habitué non seulement à substituer les luttes de la parole à celles de l’épée, mais encore à comprendre sa situation avec les dangers présents et futurs, au lieu d’être entraîné par une vengeance rétrospective aveugle contre le passé.

Il tir a peu de contrastes dans l’histoire grecque plus mémorables ou plus instructifs, que celui qui existe entre cette conspiration oligarchique, — conduite par quelques-unes des mains les plus habiles d’Athènes, — et le mouvement démocratique qui se continuait au même moment à Samos, dans l’armement athénien et parmi les citoyens samiens. Dans la première, nous n’avons qu’égoïsme et ambition personnelle dès le début : d’abord, une association en vue de saisir au profit des membres les pouvoirs du gouvernement, — puis, quand cet objet a été accompli, une rupture entre les associés, produite par un désappointement non moins égoïste. Nous ne voyons d’appel fait qu’aux plus mauvaises tendances ; soit à des tours pour travailler la crédulité du peuple, soit à des meurtres extra-judiciaires pour agir sur son sentiment de crainte. Dans le second, au contraire, le sentiment invoqué est celui d’un patriotisme commun, et d’une sympathie égale, bien disposée pour tous. Ce que nous lisons dans Thucydide, — quand les soldats de l’armement et les citoyens samiens s’engagèrent mutuellement par des serments solennels à soutenir leur démocratie, à maintenir l’harmonie et les bons sentiments entre eux, à poursuivre énergiquement la guerre contre les Péloponnésiens, et à rester en inimitié avec les conspirateurs oligarchiques à Athènes ; ce tableau, dis-je, est un des plus dramatiques et des plus entraînants de son histoire[73]. De plus, nous reconnaissons à Samos la même absence de vengeance réactionnaire qu’à Athènes, après que l’attaque des oligarques, Athéniens aussi bien que Sauriens, a été repoussée ; bien que ces oligarques eussent commencé par assassiner Hyperbolos et autres. Il y a dans tout ce mouvement démocratique à Samos une exaltation généreuse de sentiment commun qui domine le sentiment personnel, et en même temps une absence de férocité contre des adversaires, telles qu’elles ne furent jamais inspirées au cœur grec que par la démocratie.

Il est vrai, en effet, que ce fut un mouvement spécial d’enthousiasme général, et que les détails d’un gouvernement démocratique n’y répondent qu’imparfaitement. Ni dans la vie d’un individu, ni dans celle d’un peuple, le mouvement ordinaire et journalier ne paraît en rien digne de ces époques particulières dans lesquelles un homme est élevé au dessus de son niveau, et devient capable d’un dévouement et d’un héroïsme extrêmes. Bien que la prépondérance complète de ces émotions ne soit jamais que transitoire, cependant elles ont leur fondement dans des veines de sentiment qui ne sont pas même à d’autres époques complètement éteintes, mais qui comptent parmi les nombreuses forces tendant à modifier et à améliorer l’action humaine, si elles ne peuvent la gouverner. Même leurs moments de prépondérance transitoire laissent par derrière une traînée lumineuse et rendent les hommes qui ont passé par là plus aptes à concevoir de nouveau la même impulsion généreuse, bien qu’à un moindre degré. Un des mérites de la démocratie grecque, c’est d’avoir fait naître ce sentiment égal et patriotique d’une union constante ; quelquefois, et en de rares occasions, telles que la scène à Samos, avec une intensité extrême, de manière à passionner une multitude unanime ; plus fréquemment, en courant plus faible, capable toutefois de donner quelque chance à un orateur honnête et éloquent de faire avec succès appel au sentiment public contre l’égoïsme ou la corruption. Si nous suivons les mouvements d’Antiphôn et des conspirateurs ses complices à Athènes, contemporains des manifestations démocratiques à Samos, nous verrons que non seulement la conspiration ne renfermait pas de pareille impulsion généreuse, mais que le succès du plan des conspirateurs dépendait de leur talent à chasser du coeur athénien tout patriotisme commun et actif. A l’ombre froide, de leur oligarchie, — même en supposant l’absence de cruauté et de rapacité, qui probablement n’auraient pas tardé à dominer si leur règne avait duré, comme nous le verrons bientôt par l’histoire de la seconde oligarchie des Trente, — il ne serait pas resté à la multitude athénienne d’autre sentiment que la crainte, la servilité, ou du moins une disposition docile et muette à suivre des chefs qu’elle ne choisissait ni ne contrôlait. Ceux qui regardent les différentes formes de gouvernement comme distinguées les unes des autres surtout par les sentiments que chacune d’elles tend à inspirer, chez les magistrats aussi bien que chez les citoyens, trouveront dans les scènes contemporaines d’Athènes et de Samos d’instructives comparaisons entre l’oligarchie et la démocratie grecques.

 

 

 



[1] Thucydide, VIII, 75.

[2] Thucydide, VIII, 76.

[3] Thucydide, VIII, 76.

[4] La demande faite à Alkibiadês par les Athéniens, à Samos, nous rappelle le langage énergique dans lequel Tacite caractérise un incident semblable à quelques égards. L’armée romaine, qui combattait dans la cause de Vitellius contre Vespasien, avait été trahie par son général, Cæcina, qui s’efforça de l’entraîner vers ce dernier. Cependant son armée refusa de le suivre, resta attachée à sa propre cause, et le mit en état d’arrestation. Étant plus tard défaite par les troupes de Vespasien, et obligée de capituler à Crémone, elle relâcha Cæcina et sollicita son intercession pour obtenir des conditions favorables. Primores castrorum nomen atque imagines Vitellii amoliuntur; catenas Cæcinæ (nam etiam tunc uinctus erat) exolvunt orantque ut causæ suæ deprecator adsistat. Aspernantem tumentemque lacrimis fatigant, extremum malorum, tot fortissimi viri proditoris opem invocantes (Tacite, Hist., III, 31).

[5] Thucydide, VIII, 48.

[6] Thucydide ne mentionne pas expressément cette communication, mais elle est impliquée dans les mots Άλκιβιάδηνάσμενον παρέξειν, etc. (VIII, 76).

[7] Thucydide, VIII, 81.

[8] Thucydide, VIII, 81. Cf. le langage différent d’Alkibiadês, VI, 92 ; VIII, 47.

Pour le mot ξυμφοράν, cf. I, 127.

Rien ne peut être plus faux et plus perverti que la manière dont les actes d’Alkibiadês, pendant cette période, sont présentés dans le discours d’Isocrate, de Bigis, sect. 18-23.

[9] Thucydide, VIII, 82, 83, 87.

[10] Thucydide, VIII, 77-86.

[11] Thucydide, VIII, 86.

C’est une partie de la réponse d’Alkibiadês aux ambassadeurs, qui indique conséquemment ce qu’ils avaient demandé.

[12] Thucydide, VIII, 86. Je ne suis pas d’accord avec le docteur Arnold au sujet de l’explication qu’il donne de ce passage, et que suivent et Poppo et Goeller. Il dit dans sa note : — Le sens doit clairement être, que tous les citoyens feraient à leur tour, partie des Cinq Mille, quelque étrange que puisse paraître l’expression, μεθέξουσι τών πεντακισχιλίων. Mais sans faire allusion il l’absurdité du sens, que tous les Cinq Mille auraient part à leur tour au gouvernement, — puisque tous ils y avaient part comme étant l’assemblée souveraine, — cependant μετέχειν dans ce sens voudrait πραγμάτων après lui, et serait an moins aussi dur, étant seuil, que dans la construction de μεθέξουσι τών πεντακισχιλίων.

A ce propos je fais remarquer : —

Μετέχειν peut être expliqué avec un génitif non exprimé réellement, mais sous-entendu et pris dans les mots qui précèdent, comme nous pouvons le voir par Thucydide, II, 16, où je suis d’accord avec l’interprétation suggérée par Matthias (Gr. Gr., § 325), plutôt qu’avec la note du Dr Arnold.

2° Dans le présent exemple, nous ne sommes pas réduits à chercher par induction dans ce qui précède un génitif pour μετέχειν : car le génitif exprès s’y trouve une ligne ou deux avant — τής πόλεως, dont l’idée est suivie sans être jamais abandonnée.

Il n’y a conséquemment aucune dureté d’expression, et il n’y a non plus aucune absurdité de sens, comme nous pouvons le voir par la répétition des mêmes termes précisément dans VIII, 93.

La désignation que fait le docteur Arnold de ces Cinq Mille comme étant « l’assemblée souveraine » n’est pas très exacte. Ils ne furent jamais une assemblée ; ils n’avaient jamais été réunis, et l’on n’avait jamais parlé de l’intention de le faire ; en réalité, ce n’était qu’une fiction et un mot ; — mais même les Quatre Cents ne prétendaient en parler que comme ayant part à la conspiration et à la révolution, et non comme étant une assemblée à convoquer (VIII, 72).

Quant à l’idée d’appeler tous les autres citoyens à des privilèges égaux (tour à tour) avec les Cinq Mille, nous verrons qu’elle ne fut jamais émise que très longtemps après que les Quatre Cents eurent été renversés.

[13] Plutarque, Alkibiadês, c. 26.

[14] Thucydide, VIII, 86.

[15] Thucydide, VIII, 86. Il est très probable que le Melêsias mentionné ici était le fils de ce Thukydidês qui fait le principal adversaire politique de Periklês. Melêsias parait comme l’une des dramatis personæ dans le dialogue de Platon appelé Lachês.

[16] Lysias, Cont. Eratosthenês, sect.43, c. 9, p. 411, Reiske.

[17] Thucydide, VIII, 64.

[18] Thucydide, VIII, 89, 90. La manière dont Lysias représente le caractère et les motifs de Theramenês dans discours contre Eratosthenês (Orat. XII, sect. 66, 67, 79 ; Orat. XIII, Cont. Agorat., sect. 12-17), est tout à fait en harmonie avec celle de Thucydide (VIII, 89). Cf. Aristophane, Ranæ, 541-966 ; Xénophon, Helléniques, II, 3, 27-30.

[19] Thucydide, VIII, 89.

Je donne dans le texte ce qui me parait être le sens propre de ce passage, dont les derniers mots sont obscurs. V. les longues notes des commentateurs, en particulier du docteur Arnold et de Poppo. Le docteur Arnold considère τών όμοίων comme un neutre, et donne la paraphrase du dernier membre comme il suit : Tandis que sous un ancien gouvernement établi, ils (les hommes ambitieux de talent) sont préparés à échouer : ils savent qui ils ont contre eux toute la force du gouvernement, et ainsi leur est épargnée la peine particulière d’être battus dans une course loyale, où eux et leurs compétiteurs partent avec des avantages égaux, et oh il n’y a rien pour diminuer la mortification de la défaite. Άπό τών όμοίων έλασσούμενος, c’est, étant battu quand le jeu est égal, quand les conditions de la lutte sont équitables.

Je ne puis être d’accord avec le docteur Arnold pour l’explication de ces mots, ni pour le sens général du passage. Il pense que Thucydide veut affirmer ce qui s’applique en général à une minorité d’opposition quand elle réussit à révolutionner le gouvernement établi, que le gouvernement soit une démocratie ou une monarchie,que la minorité soit un parti aristocratique ou un parti populaire. Il me semble au contraire que l’affirmation porte seulement sur le cas spécial d’une conspiration oligarchique renversant une démocratie, et que la comparaison faite est applicable seulement à l’état de choses tel qu’il était sous la précédente démocratie.

Ensuite, l’explication des mots que donne le docteur Arnold suppose que « être battu dans une course loyale, ou lorsque les conditions de la lutte sont équitables, » cause au vaincu le maximum de peine et d’offense. Ce n’est assurément pas le fait ; ou plutôt, le fait est le contraire. L’homme qui perd sa cause ou échoue dans une élection à cause d’une faveur injuste, de la jalousie ou de l’antipathie, est plus offensé que s’il avait subi son échec dans des circonstances où il ne trouverait pas ase plaindre d’une injustice. Dans les deux cas, il est mortifié sans doute ; mais s’il y a injustice, il est offensé et irrité aussi bien que mortifié ; il est disposé à se venger d’hommes qu’il regarde comme ses ennemis personnels. Il est important de distinguer la mortification d’un simple échec, du mécontentement et de l’irritation que produit la pensée que l’échec est dû à une injustice ; c’est ce mécontentement, tendant à éclater en une opposition active, que Thucydide a présent à l’esprit dans la comparaison qu’il fait entre l’état de sentiment qui précède et celui qui suit le renversement de la démocratie.

Il me semble que les mots τών όμοίων sont masculins, et qu’ils ont trait (comme πάντες et ίσοι de la ligne précédente) à la minorité privilégiée ries confédérés égaux, que l’on suppose s’être rendus récemment maîtres du gouvernement. A Sparte, le mot οί όμοιοι acquit une sorte de sens technique pour désigner la petite minorité supérieure des riches citoyens spartiates, qui monopolisaient entre leurs mains le pouvoir politique, à l’exclusion pratique des autres (V, Xénophon, Helléniques, III, 3, 5 ; Xénophon, Resp. Lac., X, 7 ; XIII, 1 ; Démosthène, Cont. Lep., I, 88). Or, ces όμοιοι ou pairs, indiqués ici par Thucydide comme les pairs d’une oligarchie nouvellement formée, sont non seulement égaux entre eux, mais rivaux les uns avec les autres, et personnellement connus les uns des autres. Il est important de se rappeler tous ces attributs comme impliqués tacitement (bien, que non désignés ou signalés ensemble littéralement) par le mot όμοιοι ou pairs, parce que la comparaison faite par Thucydide est fondée sur tous les attributs pris ensemble, précisément comme Aristote (Rhétor., II, 8 ; II, 13, 4), en parlant de l’envie et de la jalousie prêtes à naître à l’égard de τούς όμοίους, les renarde comme άντεράστας et άνταγωνίστας.

Les Quatre Cents à Athènes étaient tous pairs, — égaux, rivaux, et personnellement connus les uns des autres, — qui venaient de s’élever au pouvoir suprême par une conspiration commune. Theramenês, l’un d’eux, se croit des droits à la prééminence, mais il s’en voit écarté ; les hommes qui l’en écartent étant ce petit corps d’égaux et de rivaux connus. Il est disposé à imputer l’exclusion à des motifs personnels de la part de ce petit groupe, — à l’ambition personnelle de la part de chacun, — au mauvais vouloir, — à la jalousie, — a l’injuste partialité : de sorte qu’il se croit offensé, et le sentiment de l’injure est envenimé par la circonstance que ceux qui l’ont faite sont un corps de collègues peu nombreux, connu et limité. Tandis que, si son exclusion s’était accomplie sous la démocratie, par le suffrage d’une réunion considérable de citoyens, mélangée et personnellement inconnue, — il aurait été bien moins disposé à en garder un sentiment d’offense. Sans doute il aurait été mortifié ; mais i1 n’aurait pas vu dans les électeurs des rivaux jaloux et égoïstes, et ils no formeraient pas sous’ ses yeux un corps défini sur lequel se concentrerait son indignation. C’est ainsi que Nikomachidês, — que Sokratês (V. Xénophon, Memor., III, 4) rencontre revenant mortifié parce que le peuple a choisi pour général un autre que lui, — aurait été non seulement mortifié, mais irrité, et en outre disposé à la vengeance, s’il avait été exclu par un petit nombre de pairs et de rivaux.

Tel est, à mon avis, la comparaison que Thucydide veut établir entre l’effet du désappointement causé par le suffrage d’un corps nombreux et mêlé de citoyens, comparé avec celui que cause un petit groupe de pairs oligarchiques à un compétiteur de leur troupe, surtout à un moment où les espérances de tous ces pairs sont exagérées, par suite de la récente acquisition de leur pouvoir. Je crois que la remarque de l’historien est tout à fait juste ; que le désappointement dans le premier cas est moins intense, — moins lié au sentiment de l’injure, — et moins propre à amener à une manifestation active d’inimitié. C’est un des avantages d’un suffrage nombreux.

Je ne puis mieux expliquer les jalousies qui doivent éclater à peu près sûrement dans un petit nombre de όμοιοι ou pairs rivaux, que par la description que fait Justin des principaux officiers d’Alexandre le Grand, immédiatement après la mort de ce monarque (Justin, XII, 2) : Cæterum, occise Alexandro, non, ut læti, ita et securi fuere, omnibus unum locum competentibus : nec minus milites invicem se timebant, quorum et libertas solutior et favor incertus erat. Inter ipsos vero æqualitas discordiam augebat, nemine tantum cæteros excedente, ut ei aliquis se submitteret.

Cf. Plutarque, Lysandre, c. 23.

Haack et Poppo pensent que όμοίων ne peut être masculin, parce que άπό τών όμοίων έλασσούμενος ne serait pas alors exact, mais qu’il devrait y avoir ύπό τών όμοίων έλασσούμενος. En toute circonstance je contesterais l’exactitude de cette critique ; car il y a bien assez de cas semblables pour défendre l’usage de άπό ici (V. Thucydide, I, 17 ; III, 82 ; IV. 115 ; VI, 28, etc.). Mais nous n’avons pas besoin d’entrer dans le débat ; car le génitif τών όμοίων dépend plutôt de τά άποβαίνοντα, qui précède, que de έλασσούμενος, qui suit ; et la préposition άπό est celle à laquelle nous nous attendrions naturellement. Pour le marquer, j’ai mis une virgule après άποβαίνοντα aussi bien qu’après όμοίων.

Dans le fait, montrer qu’une opinion n’est pas exacte ne fournit pas une preuve certaine que Thucydide n’a pas pu l’avancer, car il pouvait se tromper. Mais ce doit compter pour une bonne présomption, à moins que les mots ne nous lient péremptoirement au contraire ; ce qu’ils ne font pas dans le cas actuel.

[20] Thucydide, VIII, 86, 2. Dans cette phrase, depuis φοβούμενοι jusqu’à καθιστέναι, j’avoue que je ne comprends que le dernier membre. Il est inutile de discuter les nombreuses corrections conjecturales d’un texte corrompu, aucune n’étant satisfaisante.

[21] Thucydide, VIII, 86-89. Andocide avance (dans un discours prononcé bien des années plus tard devant le peuple d’Athènes, — De Reditu suo, sect. 10-15) que pendant ce printemps il fournit à l’armement à Samos du bois propre à la construction des rames, — obtenu seulement par la faveur spéciale d’Archélaos, roi de Macédoine, et dont l’armement avait grand besoin à ce moment. Il allègue, en outre, qu’il visita ensuite Athènes pendant que les Quatre Cents en étaient complètement les maîtres, et que Peisandros, à la tête de ce corps oligarchique, menaça, ses jours pour avoir fourni un secours si précieux à la flotte en hostilité à ce moment avec Athènes. Bien qu’il sauvât sa vie en s’attachant à l’autel, cependant il avait eu à endurer des chaînes et maints durs traitements.

Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans ces droits qu’Andocide présente à la faveur de la démocratie subséquente.

[22] Thucydide, VIII, 89.

C’est un passage remarquable en ce qu’il indique ce que veut réellement dire προστάτης τοΰ δήμου, — le chef d’une opposition populaire. Theramenês et les autres personnes dont il est parlé ici ne mentionnèrent même pas le nom de la démocratie, — ils prirent simplement le nom des Cinq Mille, — cependant ils sont encore appelés προστάτης τοΰ δήμου, vu que les Cinq Mille étaient une sorte de démocratie ayant droit à ce titre, comparés aux Quatre Cents.

Les mots désignent le chef d’un parti populaire, en tant qu’opposé à un parti oligarchique (V. Thucydide, III, 70 ; IV, 66 ; VI, 35), sous la forme d’un gouvernement soit entièrement démocratique, soit, du moins, dans lequel l’assemblée publique est fréquemment convoquée et décide de beaucoup d’affaires importantes. Thucydide n’applique les mots à aucun Athénien, si ce n’est dans le cas dont nous nous occupons maintenant et relatif à Theramenês, il n’emploie pas ces mots même par rapport à Kleôn, bien qu’il se serve d’expressions qui semblent équivalentes (III, 36 ; IV, 21) —C’est bien différent des mots qu’il applique à Periklês (I, 127). Même par rapport à Nikias, il le réunit à Pleistoanax à Sparte, et parle de tous les deux comme σπιύδοντες τά μάλιστα τήν ήγεμονίαν (V, 16).

Cf. la note du docteur Arnold sur VI, 35 ; et Waschsmuth, Hellen. Alterth., I, 2, Beylage, I, p. 435.438.

[23] Thucydide, VIII, 92.

Aristote (Politique, V, 5, 4) appelle Phrynichos le démagogue des Quatre Cents, c’est-à-dire la personne qui servait leurs intérêts et luttait en leur faveur avec le plus d’ardeur.

[24] Thucydide, VIII, 90-92.

Je présume que la dernière expression a trait aux facilités pour admettre l’ennemi venant soit du côté de la mer, soit du côté de la terre, — c’est-à-dire de l’extrémité nord-ouest de l’ancien mur du Peiræeus, qui formait un cité de la nouvelle citadelle. V. Leake, Topographie Athen’s, p. 269, 270, tr. al.

[25] Thucydide, VIII, 90.

Je suis d’accord avec la note de la traduction de M. Didot à savoir que ce portique, ou halle ouverte de trois côtés, doit être considéré comme ayant existé auparavant, et non pas comme ayant été construit alors, ce, qui semble être la supposition du colonel Leake et des commentateurs en général.

[26] Thucydide, VIII, 91, 92.

[27] Thucydide, VIII, 91.

[28] Thucydide, VIII, 91.

Les termes de répugnance, dans lesquels Thucydide admet l’accord perfide d’Antiphôn et de ses collègues avec les Lacédæmoniens, méritent d’être soulignés — et c. 94.

[29] Thucydide, VIII, 91. Ce que dit Plutarque est différent à bien des égards (Alkibiadês, c. 25).

[30] Thucydide, VIII, 92.

[31] Plutarque, Alkibiadês, c. 26, présente Hermôn comme l’un des assassins de Phrynichos.

[32] V. Lysias, Orat. XX, pro Polystrato. Le fait que Polystratos ne fut que huit jours membre des Quatre Cents, avant leur chute, est répété à trois reprises distinctes dans ce discours (c. 2, 4, 5, p. 672, 674, 679, Reiske), et a tout l’air de la vérité.

[33] Thucydide, VIII, 92, 93. Dans le discours de Démosthène (ou de Dinarque) contre Theokrinês (c. 17, p. 1343) l’orateur Epicharês fait allusion à cette destruction du fort à Eetioneia par Aristokratês, oncle de son grand-père. L’allusion mérite surtout d’être remarquée à cause de la mention erronée de Kritias et du retour du dêmos de l’exil, — trahissant une confusion complète entre les événements du temps des Quatre Cents et ceux du temps des Trente.

[34] Lysias, Orat. XY, pro Polystrato, c. 4, p. 675, Reiske.

On confia cette tâche à Polystratos, membre tout nouveau des Quatre Cents, et probablement à cause de cela, moins impopulaire que les autres. Dans sa défense après le rétablissement de la démocratie, il prétendit avoir entrepris cette tâche bien contre sa volonté, et avoir dressé une liste contenant neuf mille noms au lieu de cinq mille.

Il se peut que ce soit dans cette assemblée des Quatre Cents qu’Antiphôn prononça son discours où il recommandait fortement la concorde. Toute son éloquence était nécessaire précisément alors pour ramener le parti oligarchique, s’il était possible, à une nation commune. Philostrate (Vit. Sophistar., c.15, p. 500, éd. Olear.) exprime une grande admiration pour ce discours, auquel Harpocration et Suidas font plusieurs fois allusion. V. Westermann, Gesch. der Griech. Beredsamkeit, Beitage, II, p. 176.

[35] Thucydide, VIII, 93.

[36] Thucydide, VIII, 93.

La définition du temps doit ici faire allusion au lendemain ou au surlendemain ; du moins, il semble impossible que la ville pût rester plus longtemps sans gouvernement.

[37] Thucydide, VIII, 94.

[38] Lysias, Orat. XX, pro Polystrato, c. 4, p. 676, Reiske.

D’après un autre passage de ce discours, il semblerait que Polystratos commandât la flotte, — ce qui est assez possible, — conjointement avec Thymocharês, suivant un usage athénien ordinaire (c. 5, p. 679). Son fils qui le défend affirme qu’il fût blessé dans la bataille.

Diodore (XIII, 34) mentionne la discorde qui régnait parmi les équipages à bord de ces vaisseaux sous Thymocharês : c’est presque le seul point que nous apprenne la maigre indication qu’il donne sur cette intéressante période.

[39] Thucydide, VIII, 5 ; VIII, 95.

[40] Thucydide, VIII, 95. Pour voir ce que devint l’Eubœa à une période plus récente, consultez Démosthène, De Fals. Legat., c. 64, p. 409, et De Corona, c. 71.

[41] Thucydide, VIII, 96.

[42] Thucydide, VIII, 96 ; VII, 21-55.

[43] Thucydide, VIII, 97.

[44] C’est à cette assemblée que je rapporte avec confiance le remarquable dialogue de discussion entre Peisandros et Sophoklês, un des Probouli athéniens, mentionné dans la Rhétorique d’Aristote, III, 18, 2. Il n’y eut pas d’autre occasion où les Quatre Cents aient jamais été publiquement appelés à se défendre à Athènes.

Ce n’est pas Sophokle le poète tragique, mais une autre personne du même nom qui parait dans la suite comme l’un des membres de l’oligarchie des Trente.

[45] Thucydide, VIII, 97.

Dans ce passage, je suis en désaccord avec les commentateurs sur deux points. D’abord, ils comprennent ce nombre de Cinq Mille comme une liste définie et réelle de citoyens, contenant cinq mille noms, ni plus ni moins. En second lieu, ils expliquent νομοθέτας, non avec le sens ordinaire qu’il a dans le langage constitutionnel athénien, mais avec le sens de ξυγγραφεϊς (c. 67), personnes pour faire la constitution, correspondant aux ξυγγραφεϊς, nommés par le parti aristocratique un peu auparavant, »  — pour employer les mots du docteur Arnold.

Quant au premier point, qui est défendu aussi par le docteur Thirlwall (Hist. Gr., ch. XXVIII, vol. IV, p. 51, éd.), le docteur Arnold admet réellement ce qui est la base de mon opinion, quand il dit : — Naturellement le nombre des citoyens capables de se pourvoir d’armes pesantes a dû dépasser de beaucoup cinq mille ; et il est dit dans la défense de Polystratos, l’un des Quatre Cents (Lysias, p. 675, Reiske), qu’il dressa une liste de neuf mille. Mais nous devons supposer que tous ceux qui pouvaient fournir des armes pesantes étaient susceptibles d’erre élus comme membres des Cinq Mille, que les membres fussent fixés par le sort, ou par élection, ou à tour de rôle ; comme on avait proposé de nommer les Quatre Cents en les prenant à tour de rôle dans les Cinq Mille (VIII, 93).

Le docteur Arnold avance ici une supposition qui ne s’accorde, nullement avec le sens exact des mots de Thucydide qui signifient distinctement que tous ceux qui fournissaient des armes pesantes seraient des Cinq Mille ; appartiendraient de droit à ce corps : ce qui est un peu différent d’être susceptible de faire partie des Cinq Mille, soit par le sort, soit à tour de rôle, soit autrement. Le langage de Thucydide, quand il décrit (dans le passage auquel s’en réfère le docteur Arnold, c. 93) la formation projetée des Quatre Cents pris à tour de rôle dans les Cinq Mille, est très différent. M. Bœckh (Public Economy of Athens, b. II, ch. 21, p. 268, trad. angl) n’est pas satisfaisant quand il décrit cet événement.

L’idée que je me fais des Cinq Mille, comme étant un nombre existant dès le commencement seulement en parole et en imagination, et qui ne fut pas réalisé et n’était pas destiné à l’être, — coïncide avec le sens complet de ce passage de Thucydide ; aussi bien qu’avec tout ce qui été dit auparavant à leur sujet.

J’ajouterai ici que όποσοι όπλα παρέχονται signifie des personnes fournissant des armes, soit pour elles seules, soit pour d’autres aussi (Xénophon, Helléniques, III, 4, 15).

Quant au second point, à savoir la signification νομοθέτας, je m’appuie sur le sens spécial de ce mot dans le langage politique athénien : voir l’explication dans le tome VII, ch. 7 de cette Histoire. Les commentateurs ont à produire quelque justification au sens inusité qu’ils lui assignent : — Personnes désignées pour faire la constitution ; — commissaires qui rédigèrent la nouvelle constitution, comme le traduit le docteur Arnold s’accordant avec autres. Jusqu’à ce qu’une justification soit produite ; j’ose croire que νομοθέται est un mot qui n’était pas employé dans ce. — sens par rapport aux candidats choisis par la démocratie—et destinés à agir — avec elle : car il implique une détermination finale, décisive, pleine, d’autorité, — tandis que les ξυγγραφεϊς, ou commissaires chargés de rédiger une constitution, avaient seulement le devoir de soumette quelque chose à l’approbation de l’assemblée publique ou autorité compétente ; c’est-à-dire, en admettant que l’assemblée publique restât un pouvoir réel et efficace.

De plus, il est difficile que les mots καί τάλλα fussent employés à la suite immédiate de νομοθέτας si ce dernier mot signifiait ce que supposent les commentateurs : — Des commissaires chargés de faire une constitution et les attires choses qui regardent la constitution. Ces commissaires sont assurément beaucoup trop éminents, et ils ont trop d’initiative dans leur fonction pour être nommés de cette manière. Ajoutons que les articles les plus essentiels de la nouvelle constitution (si nous devons l’appeler ainsi) ont déjà été spécifiés comme établis par un vote public, avant que ces νομοθέται soient même nommés.

Il est important de mentionner que même les Trente, qui furent nommés six ans plus tard pour rédiger une constitution, au moment où Sparte était maîtresse d’Athènes, et où le peuple était complètement abattu, ne sont pas appelés νομοθέται, mais sont désignés par une circonlocution qui équivaut à ξυγγραφεϊς (Xénophon, Helléniques, II, 3, 2-11). Xénophon appelle Kritias et Chariklês les Nomothetæ des Trente (Memor., I, 2, 30), mais ce n’est pas une démocratie.

Pour la signification de νομοθέτης (terme appliqué très généralement à Solôn, quelquefois à d’autres, soit par une licence de rhétorique, soit par un sarcasme ironique), ou de νομοθέται, corps nombreux de personnes choisies et assermentées, — V. Lysias, Cont. Nikomach., sect. 8, 33, 37 ; Andocide, De Mysteriis, sect. 81-85 c. 14, p. 38, — où les Nomothetæ sont un corps assermenté de Cinq Cents, exerçant conjointement avec le sénat la fonction d’accepter on de rejeter les lois qui leur sont proposées.

[46] Thucydide, VIII, 97.

Je renvoie le lecteur à une note sur ce passage qui se trouve dans un de mes précédents volumes, et sur l’explication qu’en donne le docteur Arnold (V. tome VII, ch. 6).

[47] Les mots de Thucydide (VIII, 97) montrent que ce corps n’était pas composé exclusivement de ceux qui fournissaient des armures. On n’avait jamais pu songer, par exemple, à exclure les Hippeis ou Chevaliers.

[48] Lysias, Orat. XX, pro Polystrato, c. 4, p. 675, Reiske.

[49] Thucydide, VIII, 86.

[50] Thucydide, VIII, 92.

[51] V. les importantes inscriptions financières dans le Corpus Inscriptionum de Bœckh, part. I, numéros 147, 148, qui attestent des déboursés considérables pour la distribution du Diobolon, en 410-409 avant J.-C.

Il ne semble pas non plus qu’il y eût beaucoup de diminution pendant ces mêmes années dans la dépense et le faste particuliers des Chorêgi aux fêtes et aux autres représentations. V. le discours XXI de Lysias, — Άπολογία Δωροδοκίας, — ch. 1, 2, p. 698-700, Reiske.

[52] Au sujet de la date de ce psêphisma ou décret, V. Bœckh, Staatshaushaltung der Athener, vol. II, p. 168 (dans le commentaire sur diverses inscriptions annexées à. son ouvrage, non compris dans la traduction anglaise de sir G. Lewis), et Meier, De Bonis Damnatorum, sect. II, p. 6-10. Waschsmuth en place par erreur la date après les Trente. — V. Hellen. Alterth., II, IX, p. 267.

[53] Andocide, De Mysteriis, sect. 95-99 (ch. 16, p. 48, R.).

Le commentaire de Sievers (Commentationes de Xenophontis Hellenicis, Berlin, 1833, p. 18, 19) sur les événements de cette époque n’est pas clair.

[54] Andocide, De Mysteriis, sect. 95-99 (ch. 16, p. 48, R.).

A quels serments anticonstitutionnels particuliers est-il fait allusion ici ? c’est ce que nous ne pouvons dire. Tous ceux des conspirateurs oligarchiques, tant à Samos qu’à Athènes, sont sans doute destinés à être abrogés ; et ce serment actuel, comme celui de l’armement à samos (Thucydide, VIII, 75), doit être juré par tout le monde, en comprenant ceux qui avaient auparavant fait partie de la conspiration oligarchique. Il se peut aussi qu’il soit destiné à abroger le pacte juré par les membres des sociétés politiques ou ξυνωμόσιαι entre eux, en ce que ce pacte les obligeait à commettre des actes anticonstitutionnels (Thucydide, VIII, 54-81).

[55] Andocide, De Mysteriis ; sect. 95-99 (ch.16, p. 48, R.).

[56] Ceux qui pensent qu’une nouvelle constitution fut établie (après la déposition des Quatre Cents) sont embarrassés pour fixer l’époque à laquelle fut rétablie l’ancienne démocratie. K.-F. Hermann et autres supposent, sans preuve spéciale, qu’elle le fut au moment où Alkibiadês revint à Athènes, en 407 avant J.-C. Voir K.-F. Hermann, Griech. Staatsalterthümer, I, 167, note 13.

[57] Lykurgue, adv. Leokrat., sect. 131, c. 31, p. 225 : cf. Démosthènes, adv. Leptin., s. 138, c. 34, p. 506.

Si nous avions besoin d’un exemple pour prouver de quelle manière insouciante et insignifiante les orateurs mentionnent le nom de Sol6n, nous le trouverions dans ce passage d’Andocide. Il appelle ce psêphisma de Demophantos une loi de Solon (s. 96) : V. t. IV, c. 4 de cette Histoire.

[58] Thucydide, VIII, 98. La plupart de ces fugitifs revinrent six ans plus tard, après la bataille d’Ægospotami, quand le peuple athénien fut de nouveau assujetti à une oligarchie dans les personnes des Trente. Plusieurs d’entre eux devinrent membres du sénat qui fonctionnait sous les Trente (Lysias, cont. Agorat., sect. 80, c. 18, p. 495).

Il ne semble pas clairement prouvé qu’Aristotelês et Chariklês fussent du nombre des Quatre Cents qui à ce moment allèrent en exil, comme l’affirme Wattenbach (De Quadringent. Ath. Faction, p.65).

[59] Thucydide, VIII, 89-90.

[60] Lysias, Cont. Eratosth., ch. II, p. 427, sect. 66-65.

[61] Que ces votes, relatifs à la mémoire et à la mort de Phrynichos, précédassent le jugement d’Antiphôn, c’est ce que nous pouvons conclure des mots par lesquels se termine la sentence rendue contre Antiphôn : V. Plutarque, Vit. X. Orat., p. 384, B. Cf. Schol. Aristophane, Lysistr., 313.

Les orateurs Lysias et Lykurgue contiennent, au sujet de la mort de Phrynichos, des assertions qui ne sont pas en harmonie avec Thucydide. Ces deux orateurs s’accordent à rappeler les noms des deux étrangers qui prétendaient avoir tué Phrynichos, et dont la réclamation fut admise plus, tard par le peuple, et reconnue par une récompense formelle et un vote leur conférant le droit de cité. — Thrasyboulos de Kalydôn, — Apollodôros de Megara (Lysias, cont. Agorat., ch. 18, p. 492 ; Lykurgue, cont. Leokrat., ch. 29, p. 217).

Lykurgue dit que Phrynichos fut assassiné de nuit — près de la fontaine voisine des saules, — ce qui est tout à fait en contradiction avec Thucydide, qui avancé que l’acte fut commis en plein jour, et clans la place du marché. Agoratos, contré lequel le discours de Lysias est dirigé, prétendait avoir été l’un des assassins, et réclamait une récompense pour ce motif.

Lykurgue dit que le peuple athénien, sur la proposition de Kritias, exhuma et jugea le cadavre de Phrynichos, et qu’Aristarchos et Alexiklês furent mis à mort pour s’être chargés de sa défense. — Cette histoire est certainement fausse en partie, et probablement fausse d’un bout à l’autre. Aristarchos était alors à Œnoê, Alexiklês à Dekeleia.

[62] Onomaklês avait été un des collègues de Phrynichos, comme générai de l’armement en Iônia, l’automne précédent (Thucydide, VIII, 25).

Dans une des biographies de Thucydide (p. 22 de l’édition du Dr Arnold), il est dit qu’Onomaklês fut exécuté avec les deux autres ; mais le document cité dans le Pseudo-Plutarque contredit cette assertion.

[63] Plutarque, Vit. X. Orat., p. 834. Cf. Xénophon, Helléniques, I, 7, 22.

Apolêxis fut un des accusateurs d’Antiphôn : V. Harpocration, v. Στασιώτης.

[64] Thucydide, VIII, 68 ; Aristote, Ethic. Eudem. III, 5 : Et lui aussi pour lui-même, etc. Thucydide venait de dire auparavant qu’Antiphôn rendait les plus grands services à d’autres plaideurs comme conseil, mais qu’il parlait rarement devant le peuple ou devant le Dikasterion. Les mots καί αύτός, qui suivent immédiatement, montrent sa grande puissance, quand il lui arrivait de plaider sa propre cause.

Ruhnken semble avoir tout à fait raison (Dissert. De Antiphont., p. 818, Reiske) quand il regarde le discours περί μεταστάσεως comme la défense prononcée par Antiphôn pour lui-même, bien que Westermann (Geschichte der  Griechisch. Beredsamkeit, p. 277) combatte cette opinion. Il est fait allusion à ce discours dans plusieurs des articles d’Harpocration.

[65] C’est ainsi qu’on ne permit pas d’enterrer en Attique Themistoklês, vu que c’était un traître (Thucydide, I, 138 ; Cornélius Nepos, vita Themistocl., II, 10). On dit que ses amis y rapportèrent ses os en secret.

[66] Elle est donnée tout au long dans le Pseudo-Plutarque, Vit. X. Orat., p. 833, 834. Elle fut conservée par Cecilius, Sicilien et maître de rhétorique, de l’époque d’Auguste, qui possédait soixante discours attribués à Antiphôn, dont il regardait vingt-cinq comme apocryphes.

Antiphôn laissa une fille, que Kalæschros demanda en mariage selon les formes de la loi, étant autorisé à le faire en raison d’une parenté rapprochée. Kalæschros était lui-même un des Quatre Cents, — peut-être frère de Kritias. Il semble singulier que le pouvoir légal de demander à la justice la main d’une femme, par droit de proche parenté, pût s’étendre à une femme privée de ses privilèges et de tous ses droits comme citoyenne.

Si nous pouvons en croire Harpocration, Andrôn (qui proposa dans le sénat de faire juger Antiphôn et Archeptolemos) avait été lui-même membre des Quatre Cents oligarques, aussi bien que Theramenês (Harp, v. Άνδρων).

La note du Dr Arnold, sur le passage (VIII, 68) où Thucydide appelle Antiphôn άρετή ούδενός ΰστερος, — ne le cédant à personne en vertu, — mérite bien d’être consultée. Ce passage montre d’une manière remarquable quelles étaient les qualités politiques et privées qui déterminaient l’estime de Thucydide. Il prouve que ses sympathies étaient pour le parti oligarchique, et que si les exagérations des orateurs de l’opposition on démagogues, telles que celles qu’il impute à Kleôn et à Hyperboles, provoquaient sa haine amère, — les exagérations delà guerre oligarchique, c’est-à-dire les assassinats multipliés, ne lui faisaient pas aimer moins un homme. Mais il montré en même temps sa grande sincérité dans le récit des faits : car il révèle sans les déguiser les assassinats aussi bien que, la trahison d’Antiphôn.

[67] Xénophon, Helléniques, I, 7, 28. C’est le sens naturel du passage, bien qu’il puisse signifier aussi bien qu’un jour fut fixé pour le procès, mais qu’Aristarchos ne parut pas. Il se peut qu’Aristarchos ait été fait prisonnier dans l’un des engagements qui se livraient entre la garnison de Dekeleia et les Athéniens. Les exilés athéniens en corps s’établirent à Dekeleia et firent une guerre constante aux citoyens à Athènes. V. Lysias, De Bonis Niciæ fratris, Or. XVIII, c. 4, p. 604 ; Pro Polystrato, Orat. XX. c. 7, p. 688 ; Andocide, De Mysteriis, c. 17, p. 50.

[68] Lysias, De Oleâ Sacra, Or. VII, ch. 2, p. 263, Reiske.

[69] Quadringentis ipsa dominatio fraudi non fuit, imo qui cum Theramens et Aristocrate steterant, in magno honore habiti sunt : omnibus autem rationes reddendæ fuerunt ; qui solum vertissent, proditores judicati sunt, nomina in publico proposita (Wattenbach, De Quadringentorum Atltenis  Faction, p. 65).

Le psêphisma de Patrokleidês (rendu six ans plus tard, après la bataille d’Ægospotamos) nous apprend que les noms de ceux des Quatre Cents qui ne restèrent pas pour être jugés, furent gavés sur d’autres colonnes que ceux qui furent condamnés à une amende ou frappés d’incapacité. — Andocide, De Mvsteriis, sect. 75-78. (Les derniers noms cités, comme étant les plus criminels, furent exceptés de l’amnistie de Patrokleidês).

Nous voyons ici qu’il y eut deux catégories parmi les Quatre Cents condamnés :

1° Ceux qui restèrent pour subir leur jugement de responsabilité, et qui furent condamnés à une amende, qu’ils ne pouvaient pas payer, on frappés d’une incapacité positive.

2° Ceux qui ne restèrent pas pour subir leur jugement, et furent condamnés par contumace.

Avec cette première catégorie, nous trouvons d’autres noms outre ceux des Quatre Cents, reconnus coupables comme leurs partisans. Parmi ces partisans, nous pouvons ranger les soldats mentionnés un peu auparavant (sect. 75), où la préposition έπί semble signifier non seulement contemporanéité, mais une sorte de connexion intime, comme la phrase έπί προστάτου οίκεϊν (V. Matthiæ, Gr. Gr., sect. 584 ; Kühner, Gr. Gr., sect. 611).

Le discours de Lysias, Pro Polystrato, est obscur en plusieurs points ; mais nous reconnaissons que Polystratos était un de ceux des Quatre Cents qui ne vinrent pas pour subir leur jugement de responsabilité, et qu’en conséquence il fut condamné par défaut. On porta contre lui de graves accusations, et on assura faussement qu’il était cousin de Phrynichos, tandis qu’il était seulement en réalité du même dême que lui (sect. 20, 24, 11). La défense explique pourquoi il fit défaut, en disant qu’il avait été blessé à la bataille d’Eretria, et que le jugement se fit immédiatement après la déposition des Quatre Cents (sect. 14, 24). Il fut condamné à une lourde amende et privé de ses droits de citoyen (sect. 15, 33, 38). Il paraîtrait que l’amende dépassa ce que ses biens pouvaient acquitter ; conséquemment cette amende, restant sans être payée, retombait sur ses fils après sa mort, et s’ils ne pouvaient la payer, ils étaient dans la situation de débiteurs publics insolvables à l’égard de l’État, qui les privait de l’exercice des droits de citoyen tant que la dette restait sans être payée. Mais tant que Polystratos vivait, ses fils n’étaient pas responsables envers l’État pour le payement de cette dette ; et ils restaient donc encore citoyens et dans le plein exercice de leurs droits, bien que lui fût privé des siens. Ils étaient trois fils, qui tous avaient servi avec honneur comme hoplites, et même comme cavaliers, en Sicile et ailleurs. Dans le discours dont nous nous occupons, l’un d’eux présente au Dikasterion une pétition, où il demande que la sentence rendue contre son père soit mitigée, — en partie sur le motif qu’elle n’est pas méritée, étant rendue pendant que son père craignait de se présenter pour se défendre, — en partie comme récompense des services militaires distingués de tous les trois fils. Le discours fut prononcé à une époque postérieure à la bataille de Kynossêma, pendant l’automne de cette année (sect. 31), mais non bien longtemps après le renversement des Quatre Cents, et certainement (à ce que je crois) longtemps avant les Trente ; de sorte que l’assertion de Taylor (Vit. Lysiæ, p. 55), que tous les discours qui restent de Lysias ont une date postérieure aux Trente, doit être admise avec cette exception.

[70] Ce témoignage de Thucydide suffit amplement pour réfuter les vagues assertions du Discours XXV de Lysias (Δήμου Καταλυσ. Άπολ, sect. 34, 3,5) au sujet des énormités commises à ce moment par les Athéniens : bien que M. Mitford copie ces assertions comme si elles étaient de l’histoire réelle, en les rapportant à une époque qui arrive quatre ans après (History of Græce, ch. 20, sect. 1, vol. IV, p. 327).

[71] Thucydide, VIII, 88.

[72] V. au sujet des événements de Korkyra, t. VIII, ch. 4.

[73] Thucydide, VIII, 75.