HISTOIRE DE LA GRÈCE

ONZIÈME VOLUME

CHAPITRE I — DEPUIS LA DESTRUCTION DE L’ARMEMENT ATHÉNIEN EN SICILE JUSQU’À LA CONSPIRATION OLIGARCHIQUE DES QUATRE CENTS À ATHÈNES.

 

 

Dans le dernier chapitre du volume précédent, flous avons suivi jusqu’à sa lamentable issue l’armement combiné de Nikias et de Demosthenês, d’abord dans le port, et enfin dans le voisinage de Syracuse, vers la fin de septembre 413 avant J.-C.

La première impression que nous recevons de la lecture de ce récit, c’est de la sympathie pour les personnes directement intéressées, — en particulier pour le grand nombre de vaillants Athéniens qui périrent ainsi misérablement, en partie aussi pour les Syracusains victorieux, qui eux-mêmes quelques mois auparavant avaient été à deux doigts d’une perte apparente. Mais les effets éloignés et indirects de la catastrophe dans toute la Grèce furent encore plus importants que ceux qu’elle produisit dans l’île qui en fut le théâtre.

J’ai déjà mentionné que, même au moment où Demosthenês, avec son puissant armement, quitta le Peiræeus pour aller en Sicile, les hostilités de la confédération péloponnésienne contre Athènes elle-même avaient déjà recommencé. Non seulement le roi spartiate Agis ravageait l’Attique, mais on était en train d’achever la démarche beaucoup plus importante de fortifier Dekeleia, pour y établir une garnison permanente. Cette forteresse, qui avait été commencée vers le milieu de mars, fut probablement au mois de juin en état d’abriter sa garnison, qui consistait en contingents se relevant alternativement, et fournis périodiquement par tous les différents États de la confédération, sous le commandement permanent du roi Agis lui-même.

Et c’est alors que commença cet incessant maraudage d’ennemis domiciliés, — destiné à durer pendant neuf ans, jusqu’à la prise finale d’Athènes, — médité en partie même au commencement de la guerre du Péloponnèse, — et naguère fortement conseillé, avec la pleine intelligence de ses effets futurs et désastreux, par la virulente antipathie de l’exilé Alkibiadês[1]. Les premières invasions de l’Attique avaient été toutes temporaires ; elles duraient cinq ou six semaines au plus, et laissaient le pays en repos pendant le reste de l’année. Mais les Athéniens subirent alors dorénavant la fatale expérience d’une garnison ennemie à quinze milles (= 24 kil.) de leur cité, expérience surtout pénible cet été, aussi bien par sa nouveauté que par la vigueur extraordinaire qu’Agis montra dans ses opérations. Il étendit si loin ses excursions, qu’aucune partie de l’Attique ne fut en sûreté ni ne put être rendue productive. Non seulement tous les moutons et tout le bétail étaient détruits, mais encore les esclaves, et surtout les esclaves les plus précieux, c’est-à-dire les artisans, commencèrent à déserter pour se rendre à Dekeleia en grand nombre : plus de vingt mille d’entre eux disparurent bientôt de cette manière. Une perte si terrible -de revenu, tant pour les propriétaires de terres que pour les bourgeois dans la ville, fut encore aggravée par l’augmentation des frais et de, la difficulté des importations venant d’Eubœa. Les provisions et le bétail de cette Ile étaient venus antérieurement par terre d’Orôpos ; mais comme cette route était -complètement fermée par la garnison de Dekeleia, on était actuellement dans la nécessité de les envoyer autour du cap Sunion par mer, passage plus détourné et plus dispendieux, outre qu’il était exposé aux attaques des corsaires de l’ennemi[2]. Au milieu de privations si pénibles, le besoin de citoyens et de metœki pour le service militaire se multipliait outre mesure. La présence de l’ennemi à Dekeleia forçait les habitants à veiller jour et nuit sur toute la longue étendue de leurs murailles, comprenant et Athènes et le Peiræeus. Dans le jour, les hoplites de la ville se relevaient de garde tour à tour ; mais pendant la nuit presque tous étaient soit sur les créneaux, soit aux diverses stations militaires de la cité. Dam le fait, Athènes n’était plus une ville elle était réduite à un état qui ressemblait en quelque sorte a un posté militaire[3]. De plus, les riches citoyens de l’État ; qui servaient comme cavaliers, partageaient la misère générale, appelés qu’ils étaient à remplir un service journalier, afin de contenir du moins les excursions de la garnison de Dekeleia, puisqu’ils lie pouvaient pas les prévenir entièrement ; toutefois leur efficacité fut diminuée bientôt par l’état de leurs chevaux, que le sol, pierreux et dur, rendait boiteux[4].

Outre les efforts personnels des citoyens, ces exigences pesaient lourdement sur les ressources financières de l’État. Déjà les immenses dépenses nécessitées par les apprêts de deux armements considérables pour la Sicile avaient épuisé tout l’argent accumulé dans le trésor dans l’intervalle qui s’était écoulé depuis la paix de Nikias : de sorte que les attaques de Dekeleia, qui non seulement imposaient de lourdes dépenses en plus, mais en même temps diminuaient les moyens de payer, mirent les finances d’Athènes dans un embarras réel. En vue d’accroître ses revenus, elle changea le principe sur lequel ses alliés sujets avaient été imposés jusque-là. Au lieu d’une somme fixée de tribut annuel, maintenant elle exigea d’eux un droit de 5 pour 100 sur toutes les importations et sur toutes les exportations par mer[5]. Comment fonctionna ce nouveau principe d’imposition, c’est un point sur lequel nous n’avons malheureusement pas d’information. Afin de percevoir ce droit et de prendre des précautions contre les tentatives faites pour s’y soustraire, il a dû y avoir dans chaque ville alliée un préposé de la douane athénien. Cependant il est difficile de comprendre comment Athènes a pu imposer un système à la fois nouveau, étendu, vexatoire, et plus onéreux pour les payeurs, — quand nous en venons à voir combien son empire sur les payeurs, aussi bien que ses forces navales, fut affaibli, même avant la fin ale la guerre actuelle[6].

Ses finances appauvries la forcèrent aussi de renvoyer un corps de mercenaires thraces, dont l’aide eût été très utile contre l’ennemi établi à Dekeleia. Ces peltastes thraces, au nombre de treize cents, avaient été soudoyés à une drachme par jour pour chaque homme, afin d’aller, à Syracuse avec Demosthenês ; mais ils n’étaient pas arrivés à temps à Athènes. Aussitôt qu’ils y furent venus, les Athéniens, les placèrent : sous le commandement de Diitrephês, chargé de les reconduire dans leur pays natal, — avec ordre de causer du dommage aux Bœôtiens toutes les fois que l’occasion s’en présenterait dans sa route par l’Euripos. En conséquence, Diitrephês, après les avoir embarqués, fit voile autour de. Sunion, et au nord, le long de la côte orientale de l’Attique. Après un court débarquement près de Tanagra, il passa à Chalkis en Eubœa, dans la partie la plus resserrée du détroit, d’où : il traversa de nuit sur la côte bœôtienne opposée, et s’avança à quelque distance de la mer jusqu’au voisinage de la ville bœôtienne Mykalêssos. Il y arriva sans être- aperçu,  — attendit près dl un temple d’Hermès, éloigné d’environ deux milles (= 3 kil.), — et tomba inopinément sur la ville à l’aurore. Pour les Mykalessiens, — qui habitaient au centre, de la Bœôtia, non loin de Thèbes et à une distance considérable de la mer, — une telle attaque était non moins inattendue que formidable. Leurs fortifications étaient faibles, — basses dans quelques parties ; dans d’autres, elles s’écroulaient même ; ils n’avaient pas non plus pris la précaution de fermer leurs portes la nuit : de sorte quo les barbares sous Diitrephês, entrant dans la ville dans la moindre difficulté, commencèrent aussitôt l’œuvre du pillage et de la destruction. La scène qui suivit fut quelque chose à la fois de nouveau et de révoltant pour des yeux grecs. Non seulement toutes les maisons furent pillées, et même les temples, mais les Thraces manifestèrent en outre cette soif ardente de sang qui semblait inhérente à leur race. Ils tuèrent tout être vivant qu’ils trouvèrent sur leur chemin : hommes, femmes, enfants, bétail, etc. Ils firent irruption dans une école où beaucoup d’enfants venaient d’être réunis, et ils les massacrèrent tous. Cette scène d’effusion de sang, commise par des barbares qu’on n’avait pas vus en Grèce depuis le temps de Xerxès, fut racontée avec horreur et sympathie dans toutes les communautés grecques, bien que Mykalêssos fût en elle-même une ville de second ou de troisième ordre[7].

Le secours amené de Thèbes par des fugitifs mykalessiens n’arriva malheureusement que pour venger les habitants, et non pour les sauver. Les Thraces se retiraient déjà avec le, butin qu’ils pouvaient emporter, quand le bœôtarque Skirphondas les surprit avec de la cavalerie et des hoplites, après avoir mis à mort quelques fuyards avides qui s’arrêtaient trop longtemps dans la ville. Il les força d’abandonner la. plus grande partie de leur butin, et les poursuivit jusqu’au rivage de la mer, non sans une résistance vaillante de la part de ces peltastes, qui avaient une manière particulière de combattre qui déconcerta les Thêbains. Mais quand ils arrivèrent au bord de la mer, les vaisseaux athéniens ne jugèrent pas prudent d’approcher tout près ; de sorte qu’il n’y eut pas moins de deux cent cinquante Thraces tués avant qu’ils pussent s’embarquer[8], et le commandant athénien Diitrephês fut si grièvement blessé, qu’il mourut peu de temps après. Les autres poursuivirent leur voyage vers leur pays.

Cependant l’importante station de Naupaktos et l’entrée du golfe corinthien devinrent de nouveau le théâtre d’une rencontre navale. On se rappellera que c’est là que l’amiral athénien Phormiôn avait remporté ses mémorables victoires dans la seconde année de la guerre du Péloponnèse[9], et que la supériorité nautique d’Athènes sur ses ennemis, quant aux vaisseaux, aux équipages et à l’amiral, s’était manifestée d’une manière si éclatante. Sous ce rapport, les choses étaient alors considérablement changées. Tandis que la marine d’Athènes avait décliné depuis l’époque de Phormiôn, celle de son ennemi s’était améliorée. Aristôn, et d’autres habiles timoniers corinthiens, sans essayer de copier la tactique athénienne, avaient étudié le meilleur mode de rivaliser avec elle, et avaient modifié la, construction de leurs trirèmes en conséquence[10], à Corinthe aussi bien qu’à Syracuse. Dix-sept années auparavant, Phormiôn, avec dix-huit trirèmes athéniennes, se serait cru en état de lutter avec vingt-cinq vaisseaux corinthiens. Mais l’amiral athénien de cette année, Konôn, homme parfaitement brave également, pensait alors si différemment, qu’il obligea Demosthenês et Eurymedôn à renforcer ses dix-huit trirèmes de dix autres, — des meilleures de leur flotte, à un moment où ils ne pouvaient certainement se passer d’aucune, — alléguant pour raison que la flotte corinthienne opposée, de vingt-cinq voiles, était sur le point de prendre l’offensive contre lui[11].

Bientôt après, Diphilos vint pour remplacer Konôn — avec quelques nouveaux vaisseaux d’Athènes : ce qui porta à trente-trois le nombre total des trirèmes. La flotte corinthienne, renforcée de manière à avoir à peu près le -même nombre, se porta sur la côte d’Achaïa, en face de Naupaktos, à un endroit appelé Erineus, dans le territoire de Rhypes. Elle se rangea en travers de l’entrée d’une petite dentelure de la côte, ou baie en forme de croissant, avec deux promontoires avancés comme cornes ; ces promontoires étaient occupés par une armée de terre amie, appuyant ainsi la ligne de trirèmes aux deux côtés. C’était une position qui ne permettait pas aux Athéniens de percer la ligne, ou de manoeuvrer autour d’elle et sur ses derrières. Conséquemment, quand la flotte de Diphilos traversa le golfe en venant de Naupaktos, elle resta pendant quelque temps en face des Corinthiens, et tout près d’eux, aucune des deux parties ne se hasardant à attaquer ; car la collision directe était destructive pour les vaisseaux athéniens avec leurs pointes acérées, mais légères et faibles, — tandis qu’elle était favorable aux proues solides et aux épaisses épôtides, ou oreilles avancées, de la trirème corinthienne. Après un délai considérable, les Corinthiens commencèrent enfin l’attaque de leur côté, — toutefois sans avancer assez loin en mer pour permettre aux Athéniens de faire usage de leurs manoeuvres et de leurs évolutions. La bataille dura quelque temps, et elle se termina sans avantage décisif pour une partie ou pour l’autre. Trois trirèmes corinthiennes furent complètement désemparées, bien que les équipages de toutes s’échappassent en nageant vers leurs amis sur le rivage : du côté des Athéniens, il n’y eut pas une seule trirème qui fut absolument prête à couler ; mais sept d’entre elles furent tellement endommagées par une collision directe avec les proues plus fortes de l’ennemi, qu’elles devinrent presque hors d’état de servir après leur retour à Naupaktos. Les Athéniens eurent l’avantage en ce qu’ils conservèrent leur station, tandis que les Corinthiens n’osèrent pas renouveler le combat ; de plus, le vent et le courant portaient vers le rivage septentrional : do sorte que les débris flottants et les cadavres tombèrent ara pouvoir des Athéniens. Chaque partie se crut le droit d’élever un trophée ; mais le sentiment réel de la victoire était du côté de Corinthe, et celui de la défaite du côté d’Athènes. Les deux parties sentaient que la supériorité maritime de cette dernière avait éprouvé une diminution, et telle eût été assurément l’impression de Phormiôn, s’il eût vécu pour être témoin du conflit[12].

Cette bataille parait avoir été livrée, autant que nous pouvons l’établir, peu de temps avant l’arrivée de Demosthenês à Syracuse, vers la fin du mois de mai. Nous ne pouvons douter que les Athéniens n’attendissent avec la plus grande anxiété des nouvelles de cet officier, avec quelque récit de victoires obtenues en Sicile, pour les consoler de l’avoir envoyé à un moment où l’on avait à Athènes un si cruel besoin de ses services. Il est possible qu’ils se soient même abandonnés à l’espérance de la prise prochaine de Syracuse, comme moyen de rétablir l’état déplorable de leurs finances. Leur désappointement dut être d’autant plus amer quand il leur arriva de recevoir, vers la fin de juin ou le commencement de juillet, des dépêches annonçant la défaite capitale de Demosthenês dans sa tentative sur Epipolæ, et, ce qui en était la conséquence, la ruine de tout espoir que Syracuse put jamais être prise. Après ces de pêches, il nous est possible de douter qu’il en soit arrivé d’autres subséquemment à Athènes. Les généraux né durent pas écrire chez eux pendant le mois d’indécision qui suivit immédiatement, quand Demosthenês demandait instamment la retraite, et que Nikias s’y opposait. Il leur était possible, toutefois, d’écrire, en prenant la résolution de se retirer, au moment où ils envoyèrent à Katane pour empêcher de nouveaux envois de provisions ; — mais ce fut la dernière occasion praticable, — car bientôt après suivirent leur défaite navale et le blocus de l’entrée du Grand Port. L’absence seule de nouvelles dut convaincre les Athéniens que leurs affaires en Sicile marchaient mal. Mais la dernière série de calamités, jusqu’à la catastrophe finale, ne dut parvenir à leur connaissance qu’indirectement, en partie par les de pêches triomphantes transmises de Syracuse à Sparte, à Corinthe et à Thèbes, — en partie par des soldats individuels de leur propre armement qui avaient échappé au désastre.

Suivant le récit de Plutarque, la nouvelle fut d’abord révélée à Athènes par un étranger qui, arrivant au Peiræeus, alla dans la boutique d’un barbier, et se mit à causer sur cette nouvelle comme sur un sujet qui, naturellement, devait être le premier dans l’esprit de chacun. Le barbier, étonné, entendant pour la première fois ces communications effrayantes, courut à Athènes pour en faire part aux archontes, aussi bien qu’au public, sur la place du marché. L’assemblée publique étant convoquée immédiatement, il fut amené devant elle, et invité à produire son autorité : ce qu’il ne put faire, vu que l’étranger avait disparu. Conséquemment on le considéra comme un inventeur de rumeurs sans preuve pour troubler la tranquillité publique, et même on le mit à la torture[13]. Ce qu’il peut y avoir de vrai dans ce conte improbable, c’est ce qu’il nous est impossible de déterminer ; mais nous pouvons facilement croire que des neutres, passant de Corinthe ou de Megara au Peiræeus, furent les premiers à communiquer les malheurs de Nikias et de Demosthenês en Sicile pendant les mois de juillet et d’août. Bientôt il arriva des soldats individuels de l’armement qui s’étaient échappés de la défaite et avaient trouvé un passage pour rentrer chez eux : de sorte que la mauvaise nouvelle ne fut que trop pleinement confirmée. Mais les Athéniens furent longtemps avant de pouvoir se décider à croire, même sur le témoignage de ces fugitifs, combien avait été complète la destruction de leurs deux magnifiques armements, sans même qu’il y eût un faible reste pour les consoler[14].

Aussitôt que toute l’étendue de leur perte eut fini par pénétrer dans leurs esprits, la ville présenta le spectacle de l’affliction, de la crainte et de la terreur les plus profondes. Outre la grandeur du deuil privé, causé par la perte de parents et d’amis, qui, se répandit sur presque toute la ville, — il régnait le plus grand désespoir quant à la sûreté publique. Non seulement l’empire d’Athènes était perdu en apparence, mais Athènes elle-même semblait absolument dépourvue de défense. Son trésor était vide, ses bassins presque dénués de vaisseaux, la fleur de ses hoplites aussi bien que de ses marins avait péri en Sicile sans laisser derrière eux rien qui leur ressemblât, et sa réputation maritime avait reçu une atteinte irréparable ; tandis que ses ennemis, au contraire, animés par des sentiments de confiance exubérante et de triomphe, étaient encore renforcés par l’adjonction de leurs nouveaux alliés siciliens. Dans ces tristes mois (octobre, novembre, 413 av. J.-C.), les Athéniens ne s’attendaient à rien moins qu’à une attaque vigoureuse, tant par mer que par terre, des forces péloponnésiennes et siciliennes combinées, avec l’aide de leurs propres alliés révoltés, — attaque qu’ils ne se sentaient pas eux-mêmes en état de repousser[15].

Au milieu d’une perspective si sombre, sans un seul rayon d’espoir d’aucun côté pour les égayer, ils n’eurent que la triste satisfaction d’exhaler leur mécontentement contre les principaux orateurs qui avaient recommandé leur récente et désastreuse expédition, ou contre ces prophètes et ces rapporteurs d’oracles qui leur avaient promis pour elle la bénédiction divine[16]. Toutefois, après cette première explosion de douleur et de colère, ils se mirent graduellement à regarder en face leur situation actuelle, et d’autant plus que d’énergiques orateurs leur administraient sans doute une salutaire leçon en leur rappelant tout ce que leurs ancêtres avaient accompli, soixante-sept ans auparavant, quand l’approche de Xerxès les menaçait d’un danger non moins écrasant. Dans le péril du moment, l’énergie du désespoir se ranima dans leurs cœurs ; ils résolurent de rassembler, aussi promptement que possible, tant des vaisseaux que de l’argent, — de veiller sur leurs alliés, en particulier sur l’Eubœa, — et de se défendre jusqu’au bout. On nomma un conseil de dix-huit hommes d’âge mûr, sous le titre de Probouli, charges d’examiner les dépenses, de suggérer toutes les économies praticables, et de proposer pour l’avenir telles mesures que l’occasion semblerait réclamer. Les propositions de ces Probouli furent pour la plupart adoptées avec un degré d’unanimité et de promptitude qui se vit rarement dans une assemblée athénienne, — dû à cette pression et à cette alarme du moment qui faisait taire toute critique[17]. Entre autres économies, les Athéniens diminuèrent la splendeur coûteuse de leurs cérémonies choriques et liturgiques chez eux, et firent rentrer la récente garnison qu’ils avaient établie sur la côte laconienne. En même temps ils rassemblèrent du bois, commencèrent à construire de nouveaux vaisseaux, et fortifièrent le cap Sunion, afin de protéger leurs nombreux transports dans le passage de l’Eubœa au Peiræeus[18].

Pendant qu’Athènes faisait ainsi des efforts pour résister à ses malheurs, tout le reste de la Grèce était tout agité et plein de dispositions agressives contre elle. Un événement aussi grave que la destruction de ce grand armement n’était jamais arrivé depuis l’expédition de Xerxès contra la Grèce. Il réveilla non seulement les villes les plus éloignées du monde grec, mais encore les satrapes persans et la cour de Suse. Il stimula les ennemis d’Athènes à un redoublement d’activité ; il enhardit ses alliés sujets à la révolte ; il poussa les États neutres, qui tous craignaient ce qu’elle aurait fait si elle avait réussi contre Syracuse, a lui déclarer maintenant la guerre, et à porter le dernier coup à son pouvoir aussi bien qu’a son ambition, Tous, ennemis, sujets et neutres, croyaient également que l’arrêt d’Athènes était scellé, et que le printemps suivant la verrait prise. Les Lacédæmoniens n’étaient pas disposés à agir avant cette époque ; mais ils envoyèrent partout leurs instructions à leurs alliés, au sujet d’opérations tant sur mer que sur terre à commencer alors ; tous ces alliés étant préparés à faire de leur mieux, dans l’espérance que cet effort serait le dernier qu’on exigerait d’eux, et qu’il serait le plus richement récompensé. On donna l’ordre de préparer une flotte de 100 trirèmes pour le printemps ; 50 de ces trirèmes furent imposées à égale proportion aux Lacédæmoniens eux-mêmes et aux Bœôtiens, — 15 à Corinthe, — 15 aux Phokiens et aux Lokriens, — 10 aux Arkadiens, avec Pellênê et Sikyôn, — 10 à Megara, à Trœzen, à Epidauros et à Hermionê. Il parait qu’on crut que ces vaisseaux pourraient être construits et lancés dans l’intervalle entre septembre et mars[19]. Les mêmes vastes espérances qui avaient agi sur les esprits au commencement de la guerre régnaient de nouveau à ce moment dans le coeur des Péloponnésiens[20] ; d’autant plus que cette puissante armée de Sicile, qu’ils avaient alors espéré en vain obtenir, on pouvait bien penser maintenant, avec une assez grande certitude, qu’elle arriverait réellement[21].

Les alliés moins importants durent fournir des contributions en argent pour la flotte projetée, sur l’ordre d’Agis, qui se rendit d’un endroit à l’autre pendant cet automne, avec une portion de la garnison de Dekeleia. Dans le tour qu’il fit, il visita la ville d’Hêrakleia, près du golfe Maliaque, et leva des contributions considérables sur les Œtæens voisins, en représaille du pillage qu’ils avaient exercé contre cette ville, aussi bien que sur les Achæens Phthiotes et sur d’autres sujets des Thessaliens, bien que ces derniers fissent entendre de vaines protestations contre ses actes[22].

Ce fut pendant la marche d’Agis à travers la Bœôtia que les habitants de l’Eubœa (probablement de Chalkis et d’Eretria) s’adressèrent à lui, sollicitant son aide afin de pouvoir se révolter contre Athènes ; il s’empressa de la promettre, et fit venir de Sparte Alkamenês à la tête de trois cents hoplites néodamodes, pour l’envoyer dans l’île comme harmoste. Comme il avait une armée d’une manière permanente à sa disposition, avec pleine liberté de faire, des opérations militaires, le roi spartiate à Dekeleia était plus influent même que les autorités à Sparte : de sorte que les alliés mal disposés d’Athènes s’adressaient de préférence à lui. Bientôt des envoyés de Lesbos le visitèrent dans ce but. Leur demande fut si puissamment appuyée par les Bœôtiens (leurs parents de race æolienne), qui s’engageaient à fournir dit trirèmes comme secours, pourvu qu’Agis en envoyât dix autres, — qu’il fut amené à mettre de côté la promesse qu’il avait faite aux Eubœens, et à envoyer Alkamenês comme harmoste à Lesbos au lieu de l’Eubœa[23], sans consulter du tout les autorités de Sparte.

La révolte dont menaçaient Lesbos et l’Eubœa, en particulier la dernière, était un coup mortel porté à l’empire d’Athènes. Mais ce n’était pas le plus dangereux. Dans le même temps que ces deux îles négociaient avec Agis, des députés de Chios, de tous les alliés athéniens le premier et le plus puissant, s’étaient rendus à Sparte dans le même des. sein. Le gouvernement de Chios, — oligarchie, mais distinguée pour sa gestion sage et sa prudence à éviter les dangers, — croyant qu’Athènes était en ce moment à deux doigts de sa ruine, même dans la pensée des Athéniens, ne crut pas dangereux pour lui, ainsi que la gille d’Erythræ, située en face de Chios, de prendre des mesures pour conquérir son indépendance[24].

Outre ces trois grands alliés, dont la révolte était un exemple qui devait certainement être suivi par d’autres, Athènes fut en ce moment sur le point d’être attaquée par des ennemis encore plus inattendus, — les deux satrapes persans de la côte asiatique, Tissaphernês et Pharnabazos. La catastrophe athénienne en Sicile ne fut pas plus tôt connue à la cour de Suse, que le Grand Roi réclama de ces deux satrapes le tribut dû par les Grecs asiatiques de la côte, et pour lequel ils étaient toujours restés inscrits sur les registres du tribut, bien qu’il n’eût jamais été réellement levé depuis l’établissement complet de l’empire athénien. La seule manière de réaliser ce tribut, dont on rendait ainsi les, satrapes débiteurs, était de détacher les villes d’Athènes, et de détruire son empire[25] ; dans ce dessein, Tissaphernês envoya un député à Sparte, conjointement avec ceux des habitants de Chios et d’Erythræ. Il invita les Lacédæmoniens à conclure une alliance avec le Grand Roi, pour des opérations combinées contre l’empire athénien en Asie, promettant de fournir une solde et des vivres pour toutes les troupes qu’ils enverraient, au taux d’une drachme par jour pour chaque homme des équipages des vaisseaux[26]. Il espérait en outre, grâce à ce secours, réduire Amorgês, le fils révolté du dernier satrape Pissuthnês, qui était établi dans la forte ville maritime d’Iasos, avec une armée mercenaire grecque et un trésor considérable, et qui était uni à Athènes par une alliance. Le Grand Roi avait envoyé l’ordre péremptoire qu’Amorgês fût ou amené prisonnier à Suse ou tué.

Au même moment, bien que sans aucun concert, il arriva à Sparte Kalligeitos et Timagoras, — deux exilés grecs au service de Pharnabazos, apportant des propositions d’un caractère analogue de la part de ce satrape, dont le gouvernement[27] comprenait la Phrygia et les terres sur la côte du nord de l’Æolis, depuis la Propontis jusqu’à l’extrémité nord-est du golfe Elæatique. Impatient d’avoir l’assistance d’une flotte lacédæmonienne afin de détacher d’Athènes les Grecs de l’Hellespont, et de réaliser le tribut, exigé par la — cour de Suse, Pharnabazos était en même temps désireux de prévenir Tissaphernês, comme intermédiaire ; pour une alliance entre Sparte et le Grand Roi. Les deux missions étant ainsi arrivées simultanément à Sparte, il s’éleva entre elles une vive lutte, — l’un des députés s’efforçant d’attirer à Chios l’expédition projetée, l’autre à l’Hellespont[28] : pour ce dernier dessein, Killigeitos avait apporté vingt-cinq talents, qu’il offrait comme premier payement partiel.

De tous les côtés de nouveaux ennemis s’élevaient ainsi contre Athènes à l’heure de sa détresse de sorte que les Lacédæmoniens n’eurent qu’à choisir celui qu’ils voulaient préférer ; choix dans lequel ils furent guidés beaucoup par l’exilé Alkibiadês. Il se trouvait que son ami de famille, Endios, était en ce moment un des membres du conseil des éphores ;’tandis que, son ennemi personnel ; le roi Agis, avec l’épouse duquel, Timæa, il avait une intrigue[29], était absent à cause de son commandement à Dekeleia. Connaissant bien le grand pouvoir et l’importance de Chios, Alkibiadês exhorta vivement les autorités spartiates à donner leur première attention a cette lie. Un Periœkos nommé Phrynis, qui y fut envoyé pour examiner si les ressources alléguées par les députés s’y trouvaient réellement, fit un rapport satisfaisant, en disant que la flotte de Chios n’était pas forte de moins de soixante trirèmes : alors les Lacédémoniens conclurent une alliance avec Chios et Erythræ, s’engageant à envoyer à leur aide une flotte de quarante voiles. Dix de ces trirèmes, actuellement prêtes dans les ports lacédæmoniens (probablement à Gythion), reçurent l’ordre de se rendre immédiatement à Chios, sous l’amiral Melanchridas. Il parait qu’on était alors au milieu de l’hiver ; — mais Alkibiadês, et plus encore les députés de Chios, insistèrent sur la nécessité d’une action prompte, dans la crainte que les Athéniens ne découvrissent l’intrigue. Cependant, un tremblement de terre, qui se fit sentir précisément alors, fut expliqué par les Spartiates comme une marque du mécontentement divin, de sorte qu’ils ne voulurent persister à envoyer ni le même commandant, ni les mêmes vaisseaux. On nomma Chalkideus pour remplacer Melanchridas, tandis qu’on ordonna d’équiper cinq nouveaux vaisseaux, pour qu’ils fussent prêts à partir au commencement du printemps avec la flotte plus considérable de Corinthe[30].

Dès l’arrivée du printemps, trois commissaires spartiates furent envoyés à Corinthe (par condescendance pour les pressantes instances des députés de Chios), chargés de faire transporter à travers l’isthme, du golfe Corinthien au golfe Saronique, les trente-neuf trirèmes qui étaient en ce moment dans le port corinthien de Lechæon. On proposa d’abord d’envoyer à Chios tout au seul et même moment, — même celles qu’Agis avait équipées pour aides Lesbos, bien que Kalligeitos déclinât toute affaire avec Chios, et refusât de fournir pour ce dessein aucune partie de l’argent qu’i1 avait apporté. On tint à Corinthe une assemblée générale de députés des alliés, où l’on décida, avec le concours d’Agis, qu’on dépêcherait la flotte d’abord à Chios sous Chalkideus, — ensuite à Lesbos, sous Alkamenês, — enfin à l’Hellespont, sous Klearchos. Mais on jugea utile de diviser la flotte, et de faire passer vingt et une trirèmes sur les trente neuf, de manière à distraire l’attention d’Athènes et à diviser ses moyens de résistance. On estimait si peu ces moyens, que les Lacédæmoniens ne se firent pas scrupule d’envoyer leur expédition ouvertement du golfe Saronique, où les Athéniens durent avoir une pleine connaissance et de son nombre et de ses mouvements[31].

Cependant, à peine les vingt et une trirèmes avaient- elles été amenées par l’isthme à Kenchreæ, qu’il s’éleva un nouvel obstacle qui retarda leur départ. La fête isthmique, célébrée tous les deux ans, et regardée comme particulièrement sainte par les Corinthiens, approchait précisément. Ils ne voulurent pas consentir à commencer d’opérations militaires jusqu’à ce qu’elle fût achevée, bien qu’Agis essayât d’éluder leurs scrupules en offrant d’adopter l’expédition projetée comme la sienne propre. Ce fut pendant le délai qui s»ensuivit ainsi que les Athéniens furent amenés pour, la première fois à concevoir des soupçons au sujet de Chios, où ils dépêchèrent Aristokratês, un des généraux de l’armée. Les autorités de Chios nièrent énergiquement tout projet de révolte, et comme Aristokratês leur demandait de fournir quelque preuve de leur bonne foi, elles renvoyèrent avec lui sept trirèmes au secours d’Athènes, C’était bien contré leur volonté qu’elles furent forcées d’agir ainsi. Mais, sachant que le peuple de Chios était, en général, opposé à J’idée de se révolter contre Athènes, elles n’avaient, pas assez de hardiesse pour déclarer leurs secrets desseins sans quelque manifestation de secours de la part du Péloponnèse ; secours qui avait été tellement différé qu’elles ne savaient pas quand il arriverait. Les Athéniens, dans leur état actuel de faiblesse, jugèrent peut-être prudent d’accepter des assurances insuffisantes, dans la crainte de pousser cette île puissante à une révolte ouverte. Néanmoins, pendant la fête isthmique, à laquelle ils furent invités avec les autres Grecs — ils découvrirent de nouvelles preuves du complot qui se tramait, et résolurent de veiller rigoureusement sur les mouvements de la flotte rassemblée alors à Kenchreæ, soupçonnant que cette escadre était destinée à seconder le parti de Chios disposé à. la révolte[32].

Peu après la fête isthmique, l’escadre partit réellement de Kenchreæ pour Chios, sous Alkamenês ; mais un nombre égal de vaisseaux athéniens la guettaient au moment olé elle avançait le long du rivage, et ils essayèrent de l’attirer plus loin en mer, en vue de la combattre. Toutefois Alkamenês, désireux d’éviter une bataille, crut plus prudent de retourner sur ses pas : alors les Athéniens revinrent également au Peiræeus, se défiant de la fidélité des sept trirèmes de Chios, qui formaient une partie de leur flotte. Reparaissant bientôt avec une escadre plus considérable de trente-sept trirèmes, ils poursuivirent Alkamenês (qui avait recommencé son voyage le long du rivage au sud), et ils l’attaquèrent près du port inhabité appelé Peiræon, sur les frontières de Corinthe et d’Epidauros. Là ils remportèrent une victoire, prirent un de ses vaisseaux, et endommagèrent ou désemparèrent la plupart des autres. Alkamenês lui-même fut tué, et les vaisseaux jetés à la côte, où le matin l’armée de terre des Péloponnésiens arriva en nombre suffisant pour les défendre. Toutefois sa position en cet endroit désert était si incommode, qu’elle se décida d’abord à brûler ses vaisseaux, et à partir. Ce ne fut pas sans difficulté qu’elle fut amenée, en partie par les instances du roi Agis, à garder les vaisseaux, jusqu’à ce qu’on trouvât une occasion pour échapper à la flotte athénienne de blocus, dont une partie faisait encore la garde à la hauteur du rivage, pendant que le reste était stationné à un îlot voisin[33].      

Les éphores spartiates avaient ordonné à Alkamenês, au moment de son départ pour Kenchreæ, de dépêcher un messager à Sparte, afin que les cinq trirèmes sous Chalkideus et Alkibiadês pussent quitter la Laconie au même moment. Et ces dernières paraissent avoir été réellement en route quand un second messager apporta la nouvelle de la défaite et de la mort d’Alkamenês à Peiræon. Outre le découragement produit par cet échec au début de leurs plans contre l’Iônia, les éphores jugèrent impossible de commencer des opérations avec la faible escadre de cinq trirèmes : de sorte que le départ de Chalkideus fut contremandé pour l’instant. Cette résolution, toute naturelle à adopter, ne fut changée qu’à l’instante prière de l’exilé athénien Alkibiadês, qui les supplia de permettre à Chalkideus et à lui-même de partir sur-le-champ. Quelque petite que fût l’escadre, cependant, comme elle arriverait à Chios avant que la défaite à Peiræon devint publique, elle pourrait passer pour le précurseur du gros de la flotte ; tandis qu’il (Alkibiadês) s’engageait à faire révolter Chios et les autres villes ioniennes par ses relations personnelles avec les principaux personnages, — qui ajouteraient foi à ses assurances au sujet de la détresse d’Athènes, aussi bien que de la détermination formelle de Sparte d’être de leur côté. A ces arguments, Alkibiadês ajouta un appel à la vanité personnelle d’Endios, qu’il poussa à s’approprier la gloire d’affranchir l’Iônia, ainsi que d’établir peur la première fois l’alliance avec les Perses, au lieu de,laisser cette entreprise au roi Agis[34].

Grâce à ces arguments, — appuyés sans doute par son influence personnelle, puisque son avis relativement à Gylippos et à Dekeleia avaient si bien réussi, — Alkibiadês obtint le consentement des éphores spartiates, et fit voile pour Chios avec Chalkideus et les cinq trirèmes. Il n’avait fallu rien moins que son énergie et son ascendant pour arracher à des hommes à la fois lents et lourds une détermination si téméraire en apparence ; toutefois, malgré cette apparence, conque admirablement, et de la plus haute importance. Si les gens de Chios avaient attendu la flotte bloquée actuellement à Peiræon, leur révolte aurait été au moins retardée longtemps, et peut-être n’aurait-elle pas éclaté du tout. L’accomplissement de cette révolte par la petite escadre d’Alkibiadês fut la cause prochaine de tous les succès spartiates en Iônia, et finit par être le moyen même de dégager la flotte bloquée à Peiræon, en détournant l’attention d’Athènes. Tant cet exilé sans principes, tout en jouant le jeu de Sparte, savait bien où porter à son pays les coups dangereux !

Il y avait, dans le fait, peu de danger à traverser la mer 1Egée pour se rendre en Iônia avec une escadre, quelque petite qu’elle fût ; car Athènes, dans son état actuel de détresse, n’y avait pas de flotte, et bien que Strombichidês fût détaché avec huit trirèmes de la flotte de blocus à Peiræon, et chargé de poursuivre Chalkideus et Alkibiadês dès que leur départ fut connu, il resta loin derrière eux et revint bientôt sans succès. Pour tenir leur voyage secret, ils retinrent les bateaux et les navires qu’ils rencontrèrent, et ne les relâchèrent que lorsqu’ils eurent atteint Korykos en Asie Mineure, la terre montagneuse au sud d’Erythræ. Ils y furent visités par leurs principaux partisans de Chios, qui les prièrent de se rendre dans leur île tout de suite, avant que leur arrivée pût être divulguée. En conséquence, ils allèrent à la ville de Chios (sur la côte orientale de l’île, immédiatement en face d’Erythræ sur le continent), à la surprise et à la terreur de chacun, excepté des conspirateurs oligarchiques qui les avait appelés. Grâce à la machination de ces derniers, le Conseil se trouva précisément en train de se réunir : en sorte qu’Alkibiadês fut admis sans retard, et invité à exposer son affaire. Supprimant toute mention de la défaite à Peiræon, il représenta son escadre comme l’avant-garde d’une flotte lacédæmonienne considérable, actuellement a la mer et qui approchait, — et il affirma qu’Athènes était maintenant sans ressources sur mer aussi bien que sur terre, incapable de conserver désormais aucun empire sur ses alliés. C’est sous de telles impressions, et pendant que la population était encore dans son premier mouvement de surprise et d’alarme, que le Conseil oligarchique prit la résolution de se révolter. L’exemple fut suivi par Erythræ, et bientôt après par Klazomenæ, déterminée par trois trirèmes de Chios. Les Klazoméniens avaient jusque-là habité dans un îlot tout voisin du continent ; toutefois c’est sur ce dernier qu’était située une partie de leur ville (appelée Polichnê), qu’ils résolurent alors de fortifier comme leur principale résidence, dans la prévision d’une attaque dirigée contre elle par Athènes. Les gens de Chios et d’Erythræ s’occupèrent aussi avec activité à fortifier leurs villes et à se préparer pour la guerre[35].

En examinant ce récit de la révolte de Chios, nous trouvons occasion de répéter des remarques déjà suggérées par des révoltes antérieures d’autres alliés d’Athènes, — de Lesbos, d’Akanthos, de Torônê, de Mendê, d’Amphipolis, etc. Contrairement à ce que les historiens donnent communément a entendre, nous pouvons faire observer : d’abord qu’Athènes n’intervint pas systématiquement pour imposer son propre gouvernement démocratique a ses alliés ; — ensuite que l’empire d’Athènes, bien que soutenu surtout par une croyance établie en ses forces supérieures, n’était néanmoins nullement odieux, et que la proposition de se révolter contre elle n’était pas agréable à la population de ses alliés en général. Elle n’avait pas en ce moment de forces en Iônia, et le gouvernement oligarchique de Chios, désirant se révolter, ne fut empêché de déclarer ouvertement son intention que par la répugnance de sa propre population, — répugnance dont elle triompha en partie par la surprise que causa l’arrivée soudaine d’Alkibiadês et de Chalkideus, en partie par la fallacieuse assurance d’une armée péloponnésienne encore plus grande qui approchait[36]. Et l’oligarchie elle-même de Chios ne se serait pas déterminée à la révolte si elle n’avait été persuadée que c’était alors le parti le plus sûr, vu qu’Athènes était ruinée, et qu’elle allait perdre son pouvoir de protéger, non moins que celui d’opprimer[37]. Les députés de Tissaphernês avaient accompagné ceux de Chios à Sparte : de sorte que le gouvernement de Chios voyait clairement que les malheurs d’Athènes avaient eu seulement pour effet de réveiller les agressions et les prétentions de son ancien maître étranger, contre lequel Athènes l’avait protégé pendant les cinquante dernières années. Nous pouvons donc douter avec raison que ce gouvernement prudent considérât le changement comme avantageux en général. Mais il n’avait pas de motif pour rester attaché à Athènes dans ses malheurs, et une bonne politique semblait maintenant conseiller une prompte union avec Sparte comme étant la puissance prépondérante. Le sentiment que les alliés d’Athènes nourrissait à son égard (comme je l’ai déjà fait observer) était plutôt négatif que positif. Il était plutôt favorable qu’autrement, dans l’esprit de la population en général, pour laquelle elle n’était guère en réalité une cause de maux et d’oppression, mais contraire, jusqu’à un certain point, dans l’esprit de leurs principaux personnages, — puisqu’elle blessait leur dignité et offensait cet amour d’autonomie municipale qui était instinctif dans l’esprit politique grec.

La révolte de Chios, promptement déclarée, remplit d’effroi tout le monde à Athènes. C’était le symptôme le plus effrayant, aussi bien que l’aggravation la plus lourde, de leur état déchu, particulièrement en ce qu’il y avait tout lieu de craindre que l’exemple de cet allié, le premier et le plus grand de tous, ne fût bientôt suivi parles autres. Les Athéniens n’avaient ni flotte ni armée, même pour tenter de la reconquérir ; mais ils sentaient alors toute l’importance de cette réserve de mille talents que Periklês avait mise de côté, dans la première année de la guerre, contre l’éventualité spéciale d’une flotte ennemie s’approchant du Peiræeus. La peine de mort avait été décrétée contre quiconque proposerait de consacrer ces fonds à tout autre dessein ; et malgré de cruels embarras financiers, il était resté intact pendant vingt ans. Toutefois, à ce moment, bien que l’éventualité spéciale prévue ne se fût pas encore présentée, les choses en étaient venues à une telle extrémité que la seule chance de sauver le reste de l’empire était d’approprier cet argent. En conséquence, on rendit un vote unanime en vue d’abroger la loi pénale (c’est-à-dire l’ordre permanent) contre la proposition de tout autre mode d’appropriation ; ensuite on prit la résolution de consacrer cet argent aux nécessités présentes[38].

Au moyen de ces nouveaux fonds, ils purent trouver une paye et un équipement pour toutes les trirèmes prêtes ou presque prêtes dans leur port, et ainsi se passer d’une partie de leur flotte qui bloquait Peiræon, de laquelle on détacha Strombichidês, avec une escadre de huit trirèmes, pour l’envoyer immédiatement en Iônia, — et il fut suivi, après un court intervalle, par Thrasiklês avec douze autres. En même temps on enleva leurs équipages aux sept trirèmes de Chios, qui formaient aussi une partie de cette flotte ; on rendit là liberté à ceux de leurs marins qui étaient esclaves, tandis qu’on mit en prison les hommes libres. Non seulement les Athéniens disposèrent un nombre égal de nouveaux navires pour conserver le nombre de la flotte de blocus, mais encore ils travaillèrent avec la plus grande ardeur à préparer trente trirèmes de plus. Chacun sentait les exigences extrêmes de la situation depuis que Chios s’était révoltée. Cependant, avec toutes leurs peines, les forces qu’ils purent envoyer furent d’abord déplorablement insuffisantes. Strombichidês, arrivant à Samos, et trouvant Chios, Erythræ et Klazomenæ déjà en révolte, renforça sa petite escadre d’une trirème samienne, et fit voile vers Téos (sur le continent, à la côte méridionale de cet isthme, dont Klazomenæ occupe la côte septentrionale), dans l’espérance de conserver cette ville. Mais il n’y avait pas longtemps qu’il y était lorsque Chalkideus arriva de Chios avec vingt-trois trirèmes, toutes ou pour la plupart de cette île ; tandis que les forces d’Erythræ et de Klazomenæ approchaient par terre. Strombichidês fut obligé de fuir rapidement à Samos, poursuivi inutilement par la flotte de Chios. Sur cette preuve de la faiblesse athénienne et de la supériorité de l’ennemi, les Teiens admirent dans leur ville l’armée de terre du dehors ; avec son aide, ils démolirent alors le mur jadis construit par Athènes pour protéger la ville contre une attaque de l’intérieur. Quelques-unes des troupes de Tissaphernês concourant à la démolition, la ville se trouva être complètement ouverte au satrape, qui de plus vint lui-même, peu de temps après, pour achever l’oeuvre[39].

Après s’être révolté contre Athènes, le gouvernement de Chios fut poussé, par des considérations de sûreté personnelle, à exciter à la révolte toutes les autres dépendances athéniennes, et Alkibiadês profita alors de l’ardeur qu’il apportait à la cause pour faire une tentative sur Milêtos. Il était impatient d’acquérir ce municipe important, le premier de tous les alliés continentaux d’Athènes, — au moyen de ses propres ressources et de celles de Chios, avant que la flotte pût arriver de Peiræon, afin que la gloire de, l’exploit en revint à Endios et non à Agis. En conséquence, lui et Chalkideus quittèrent Chios avec une flotte de vingt-cinq trirèmes, dont vingt de cette dernière- île, avec les cinq qu’ils avaient eux-mêmes amenées de Laconie : ces cinq dernières avaient été garnies d’hommes de Chios, les équipages péloponnésiens ayant été armés comme hoplites et laissés dans l’île pour servir de garnison. Voyageant aussi secrètement que possible, il fut assez heureux pour passer sans être aperçu de la station athénienne à Samos, où Strombichidês venait d’être renforcé par Thrasiklês avec les vingt nouvelles trirèmes de la flotte de blocus à Peiræon. En arrivant à Milêtos, où il possédait des relations établies avec les principaux personnages, et où il avait déjà tendu ses piéges, comme à Samos, pour préparer la révolte, — Alkibiadês les détermina à rompre sur-le-champ avec Athènes : de sorte que quand Strombichidês et Thrasiklês, qui se mirent à sa poursuite dès qu’ils eurent connaissance de ses mouvements, approchèrent, ils trouvèrent le port fermé devant eux, et furent forcés de stationner dans l’île voisine de Ladê. Les habitants de Chios désiraient tellement le succès d’A1kibiadês dans cette entreprise, qu’ils avancèrent avec dix nouvelles trirèmes le long de la côte asiatique jusqu’à Anæa (vis-à-vis de Samos), afin d’apprendre le résultat, et de lui offrir leur aide s’il en était besoin. Un message de Chalkideus leur apprit qu’il était maître de Milêtos, et qu’Amorgês (l’allié persan d’Athènes, à Iasos) était en route à la tête d’une armée : alors ils retournèrent à Chios, — mais ils furent vus inopinément en route (à la hauteur du temple de Zeus, entre Lebedos et Kolophôn), et poursuivis par soixante nouveaux vaisseaux qui venaient d’arriver d’Athènes, sous le commandement de Diomedôn. De ces dix trirèmes de Chios, une trouva refuge à Ephesos, et cinq à Téos ; les quatre Outres furent obligées de se jeter à la côte, et furent prises, bien que les équipages parvinssent à s’échapper ! Toutefois, malgré cet échec, les gens de Chios étaient venus de nouveau avec d’autres vaisseaux et quelques troupes de terre, aussitôt que la flotte athénienne était revenue à Samos, — et ils firent révolter Lebedos et Eræ contre Athènes[40].

Ce fut à Milêtos, immédiatement après la révolte, que fut conclu le premier traité entre Tissaphernês, au nom du Grand Roi et au sien d’une part, — et Chalkideus pour Sparte et ses alliés de l’autre. Probablement on regarda l’aide de Tissaphernês comme nécessaire pour conserver la ville, quand la flotte athénienne la surveillait de si prés sur l’île voisine ; du moins il est difficile d’expliquer autrement un accord aussi déshonorant et aussi désavantageux pour les Grecs :

Les Lacédæmoniens et leurs alliés ont conclu alliance avec le Grand Roi et avec Tissaphernês, aux conditions suivantes : Le roi possédera tout le territoire et toutes les villes qu’il avait lui-même ou que ses prédécesseurs avaient avant lui. Le roi et les Lacédæmoniens avec leurs alliés empêcheront conjointement les Athéniens de tirer de l’argent ou d’autres avantages de toutes ces villes qui leur en ont fourni jusqu’ici. Ils feront conjointement la guerre aux Athéniens, et ne renonceront à la guerre contre eux que d’un commun accord. Quiconque se révoltera contre le roi sera regardé comme un ennemi par les Lacédæmoniens et par leurs alliés ; quiconque se révoltera contre les Lacédæmoniens sera de la même manière considéré comme un ennemi par le roi[41].

Comme première démarche tendant à l’exécution de ce traité, Milêtos fut remise à Tissaphernês, qui, immédiatement, y fit élever une citadelle où il mit garnison[42]. Dans le fait, si les conditions du traité avaient été complètement remplies, elles auraient rendu le Grand Roi maître, non seulement de tous les Grecs asiatiques et de tous les insulaires de la mer Ægée, mais encore de toute la Thessalia et de la Bœôtia, et de toutes les contrées qui jadis avaient été couvertes par Xerxès[43]. Outre cette stipulation monstrueuse, le traité obligeait de plus les Lacédæmoniens à aider le roi à tenir dans l’esclavage tous les Grecs qui seraient sous sa domination. D’autre part, il ne leur assurait aucune aide pécuniaire pour le payement de leur armement, — ce qui avait été leur grand motif pour rechercher, son alliance. Nous verrons les autorités lacédæmoniennes elles-mêmes refuser ci-après de ratifier le traité, en raison de ses exorbitantes concessions. Mais il reste comme une triste preuve de la nouvelle cause des malheurs qui fondaient alors sur les Grecs Asiatiques et insulaires au moment où l’empire d’Athènes était ruiné, — les prétentions renouvelées de leur ancien seigneur et maître, que rien n’avait, jusqu’alors tenu en échec, pendant les cinquante dernières années, si ce n’est Athènes, d’abord comme agent représentant et exécutif, ensuite comme successeur et maîtresse de la confédération de, Dêlos. Nous voyons ainsi contre quels maux Athènes les avait protégés jusqu’à ce moment : nous verrons bientôt, ce qui est révélé en partie dans ce traité même, la manière, dont Sparte réalisa sa promesse de conférer l’autonomie à chaque Etat grec séparé.

Le fort de la guerre avait été maintenant transporté, en Iônia et sur la côte asiatique de la mer Ægée. Les ennemis d’Athènes s’étaient imaginés que tout son empire de ce côté deviendrait facilement leur proie : cependant, malgré deux défections sérieuses, telles que celles de Chios et Milêtos, elle déployait une énergie inattendue pour conserver le reste. Sa grande et capitale station, depuis le moment présent, jusqu’à la fin de la guerre, fut Samos ; et une révolution qui survint alors, en assurant la fidélité de cette île à son alliance, fut une condition indispensable à son pouvoir, pour qu’elle pût soutenir la lutte en Iônia.

Nous n’avons rien entendu dire de Samos pendant toute la guerre, depuis qu’elle fut reconquise par les Athéniens après la révolte de 440 avant J.-C. ; mais nous la trouvons maintenant sous le gouvernement d’une oligarchie appelée les Geômori (propriétaires de biens-fonds), — comme à Syracuse avant l’empire de Gelôn. On ne peut douter que ces Geômori ne fussent disposés à suivre l’exemple de l’oligarchie de Chios, et à se révolter contre Athènes ; tandis flue le peuple à Samos, comme à Chios, était contraire à ce changement. C’est dans de telles circonstances que l’oligarchie de Chios avait conspiré avec Sparte, pour tromper son. Dêmos et le contraindre par surprise à une révolte, grâce à l’aide de cinq vaisseaux péloponnésiens. La même chose serait arrivée à Samos, si le peuple était resté tranquille ; mais il profita du récent avertissement, prévint les desseins de son oligarchie, et se mit en insurrection, aidé par trois trirèmes, athéniennes qui se trouvaient alors par hasard dans le port. L’oligarchie fut complètement défaite, mais non sans une lutte violente et sanglante, deux cents de ses membres étant tués et quatre cents bannis. Cette révolution assura (et probablement une révolution démocratique seule aurait assuré dans l’état présent des affaires helléniques) la fidélité de Samos aux Athéniens, qui reconnurent immédiatement la nouvelle démocratie, et lui accordèrent le privilège d’un allié égal et autonome. Le peuple samien confisqua et se partagea les biens de ceux des Geômori qui étaient tués ou bannis[44] ; les survivants furent privés de tout privilège politique, et il fut défendu aux autres citoyens (le Dêmos) de contracter des mariages avec eux[45]. Nous pouvons soupçonner à bon droit que la dernière prohibition ne fut qu’une représaille d’une exclusion semblable que l’oligarchie, quand elle était au pouvoir, avait imposée pour conserver la pureté de son sang. Ce qu’elle avait décrété comme un privilège lui fut renvoyé comme une insulte.

D’autre part, la flotte athénienne de blocus fut surprise et défaite, avec une perte de quatre trirèmes, par la flotte péloponnésienne à Peiræon, qui put ainsi gagner Kenchreæ, et se réparer afin de pouvoir être envoyée en Iônia. Les seize vaisseaux péloponnésiens qui avaient combattu à Syracuse étaient déjà revenus à Lechæon, malgré les obstacles qu’avait opposés à leur voyage l’escadre athénienne sous Hippoklês à Naupaktos[46]. L’amiral lacédæmonien Astyochos fut envoyé à Kenchreæ pour prendre le commandement et se rendre en Iônia en qualité d’amiral en chef ; mais il fut quelque temps avant de pouvoir partir pour Chios, où il arriva avec quatre trirèmes seulement, suivies de six autres plus tard[47].

Toutefois, avant qu’il atteignît cette île, les habitants, pleins de zèle pour le nouveau parti qu’ils avaient embrassé, et intéressés, en vue de leur propre sûreté, à multiplier les révoltes contre Athènes, avaient eux-mêmes entrepris de poursuivre les plans concertés par Agis et par les Lacédæmoniens à Corinthe. Ils créèrent une expédition eux-mêmes, avec treize trirèmes sous un Periœkos lacédæmonien nommé Deiniadas, pour obtenir la défection de Lesbos, dans l’intention, si elle réussissait, de pousser plus loin, pour faire La même chose parmi les dépendances d’Athènes dans l’Hellespont. Une armée de terre sous le Spartiate Eualas, en partie péloponnésienne, en partie asiatique, marcha le long de la côte du continent au nord vers Kymê, afin de coopérer à ces deux objets. A cette époque Lesbos était divisée au moins en cinq, gouvernements municipaux séparés : — Mêthymna au nord de l’île, Mitylênê vers le sud-est, Antissa, Eresos et Pyrrha à l’ouest. Ces gouvernements étaient-ils oligarchiques ou démocratiques ? c’est que nous ignorons ; mais les klêruchi athéniens qui avaient été envoyés à Mitylênê après sa révolte, seize ans auparavant, devaient avoir disparu depuis longtemps. La flotte de Chios alla d’abord à Mêthymna et obtint que cette ville se révoltât ; elle y laissa quatre trirèmes pour faire la garde, tandis que les neuf autres firent voile vers Mitylênê, et réussirent à faire révolter également cette ville importante[48].

Toutefois leurs actes n’étaient pas sans être surveillés par la flotte athénienne à Samos. Hors d’état de recouvrer la possession de Téos, Diomedôn avait été obligé de se contenter d’obtenir la neutralité de cette ville, et l’entrée pour les vaisseaux d’Athènes aussi bien que pour ceux de ses ennemis ; de plus, il avait échoué dans une attaque dirigée sur Eræ[49]. Mais il avait depuis été renforcé en partie par la révolution démocratique opérée à Samos, en partie par l’arrivée de Leôn avec dix trirèmes athéniennes de plus i de sorte que ces deux commandants furent alors en état d’aller, avec vingt-cinq trirèmes, au secours de Lesbos. Arrivant à Mitylênê (la ville la plus considérable de l’île) très peu de temps après sa révolte, ils entrèrent tout droit dans le port, où personne ne les attendait, s’emparèrent des neuf vaisseaux de Chios, qui firent peu de résistance, et après une bataille heureuse sur le rivage, redevinrent maîtres de la ville. L’amiral lacédæmonien Astyochos, — qui n’était arrivé de Kenchreæ à Chios que depuis trois jours avec ses quatre trirèmes, — vit la flotte athénienne traverser le canal qui sépare Chios du continent, en route pour Lesbos ; et immédiatement le même soir il la suivit vers cette île, pour prêter l’aide qu’il pourrait, avec une trirème de Chios ajoutée à ses quatre, et quelques hoplites à bord. Il fit voile en premier lieu vers Pyrrha, et le lendemain vers Eresos, sur le côté occidental de l’île, où il apprit d’abord la reprise de Mitylênê par les Athéniens. Il y fut rejoint aussi par trois des quatre trirèmes de Chios qui avaient été laissées pour défendre cette ville, et qui avaient été chassées, avec la perte de l’une d’elles, par une partie de la flotte athénienne s’y rendant de Mitylênê. Astyochos décida Eresos à se révolter contre Athènes, et après, avoir armé la population, il l’envoya par terre avec ses propres hoplites sous Eteonikos à Mêthymna, dans l’espoir de conserver cette ville, — vers laquelle il se dirigea également avec sa flotte le long de la côte. Mais malgré tous ses efforts, les Athéniens recouvrèrent Mêthymna aussi bien qu’Eresos et Lesbos tout entière, tandis que lui-même fut obligé de retourner à Chios avec son armée. Les troupes de ferre qui avaient marché le long du continent, en vue d’opérations ultérieures à l’Hellespont, furent ramenées à Chios et dans leurs patries respectives[50].

La reprise de Lesbos, que les Athéniens mirent alors dans un meilleur état de défense, fut d’une grande importance en elle-même ; et elle arrêta pour le moment toutes les opérations dirigées contre eux à l’Hellespont. Leur flotte de Lesbos fut employée d’abord à recouvrer Klazomenæ, qu’ils ramenèrent à son îlot primitif près du rivage, — la nouvelle ville sur le continent, appelée Polichna, bien qu’en voie de construction, n’étant pas suffisamment fortifiée pour se défendre elle-même. Les principaux adversaires d’Athènes dans la ville s’échappèrent, et remontèrent le pays jusqu’à Daphnonte. Animés par ce nouveau succès, aussi bien que par une victoire que les Athéniens, qui bloquaient Milêtos, remportèrent sur Chalkideus, et dans laquelle cet officier fut tué, — Leôn et Diomedôn se crurent en état de commencer des mesures agressives contre Chios, alors leur plus active ennemie en Iônia. Leur flotte de vingt-cinq voiles était bien garnie d’Epibatæ, qui, bien que dans les circonstances ordinaires ce fussent des Thètes armés aux frais de l’État, furent toutefois dans le fort des affaires au moment actuel, tirés des hoplites d’un ordre supérieur dans le rôle de la cité[51]. Ils occupèrent les petits îlots appelés Œnussæ, près de Chios, au nord-est, — aussi bien que les forts de Sidussa et de Pteleus, dans le territoire d’Erythræ positions d’où ils commencèrent bne série d’opérations contre Chios elle-même qui la fatiguèrent beaucoup. Débarquant dans l’île à Kardamylê et à Bolissos, non seulement ils ravagèrent le voisinage, mais ils firent subir aux forces de Chios une défaite sanglante. Après deux nouvelles défaites, à Phanæ et à Leukonion, les habitants de Chios n’osèrent plus quitter leurs fortifications : de sorte que les envahisseurs furent libres de ravager à leur gré tout le territoire, étant en même temps maîtres de la mer à l’entour, et bloquant le port.

Les Athéniens se vengeaient alors sur Chios des maux dont l’Attique souffrait elle-même ; maux ressentis d’autant plus péniblement, que c’était pour la première fois qu’un ennemi eût été jamais vu dans l’île, depuis que Xerxês avait été chassé de la Grèce, et depuis l’organisation de la confédération de Dêlos, plus de soixante ans auparavant. Le territoire de Chios était très cultivé[52], son commerce étendu, et ses richesses au nombre des plus grandes de toute la Grèce. De fait, sous l’empire athénien, sa prospérité avait, été si marquée et si, continue, que Thucydide exprime son étonnement de la prudence et de la circonspection constantes du gouvernement, malgré des circonstances bien faites pour le pousser à l’extravagance. Excepté Sparte (dit-il)[53], Chios est le seul État que je connaisse qui conserva sa sagesse dans une carrière de prospérité, et devint même plus vigilant, au sujet de sa sécurité, à mesure qu’il gagnait en puissance. Il ajoute que la démarche qu’il fit en se révoltant contre Athènes, bien que le gouvernement de Chios découvrît alors qu’elle avait été une erreur, était en tout cas une erreur pardonnable, car elle fut entreprise sous l’impression universelle dans toute la Grèce, et régnant même dans Athènes après le désastre essuyé à Syracuse, que la puissance, sinon l’indépendance athénienne, touchait à sa fin, — et entreprise de concert avec des alliés en apparence plus que suffisants pour la soutenir. Cette remarquable observation de Thucydide renferme sans doute une censure indirecte de sa propre cité, comme abusant de sa prospérité pour des desseins d’un agrandissement démesuré, censure non imméritée par rapport à l’entreprise contre la Sicile ; mais elle compte en même temps comme un précieux témoignage de l’état des alliés d’Athènes sous l’empire athénien, et sert à répondre à l’accusation d’oppression pratique portée contre la ville souveraine.

Les opérations qui se continuaient alors dans Chios indiquaient une amélioration si inattendue dans les affaires athéniennes, qu’un parti dans l’île commenta à se déclarer en faveur d’une réunion avec Athènes. Le gouvernement de Chios fut forcé d’appeler d’Erythræ Astyochos, avec ses quatre vaisseaux péloponnésiens, pour venir à son aide et tenir l’opposition dans le respect, en prenant des otages parmi les personnes soupçonnées, aussi bien que par d’autres précautions. Tandis que les habitants de Chios étaient ainsi exposés chez eux, l’intérêt athénien en Iônia recevait une nouvelle force par l’arrivée à Samos d’un nouvel armement d’Athènes. Phrynichos, Onomaklês et Skironidês conduisirent une flotte de quarante-huit trirèmes, dont quelques-unes étaient employées au transport des hoplites, qui étaient, embarqués au nombre de mille Athéniens et de mille cinq cents Argiens. Cinq cents de ces Argiens, étant venus à Athènes sans armes, furent revêtus d’armures athéniennes pour servir. L’armement nouvellement arrivé se rendit immédiatement de Samos à Milêtos, où il effectua un débarquement, conjointement avec ceux des Athéniens qui,  postés dans l’île de Ladê, avaient été auparavant occupés à surveiller la ville. Les Milésiens s’avancèrent pour leur livrer bataille ; ils avaient réuni huit cents de leurs propres hoplites, avec las marins péloponnésiens des cinq trirèmes amenées par Chalkideus, et un corps de troupes, composé de cavalerie, contenant toutefois aussi quelques hoplites mercenaires, sous le satrape Tissaphernês. Alkibiadês était également présent et prit part au combat. Les Argiens étaient pleins d’un tel mépris pour les Ioniens de Milêtos qui leur, étaient opposés, qu’ils s’élancèrent à la charge sans souci de rangs ni d’ordre : présomption qu’ils expièrent par une entière défaite et par la perte de trois cents hommes. Mais les Athéniens, à leur aile, furent tellement victorieux des Péloponnésiens et d’autres qu’ils avaient devant eux, que toute l’armée de ces derniers, et les Milésiens, en revenant de poursuivre les Argiens, furent forcés de chercher un abri derrière les murs de la ville. L’issue du combat excita beaucoup d’étonnement, en ce que, de chaque côté, des hoplites ioniens avaient vaincu des hoplites dôriens[54].

Pendant un moment, l’armée athénienne, maîtresse du terrain sous les murs de Milêtos, s’abandonna à l’espoir de bloquer cette ville, au moyen d’un mur traversant l’isthme qui la rattachait au continent ; mais cet espoir s’évanouit bientôt quand elle apprit, le soir même de la bataille ; que le gros de la flotte péloponnésienne et sicilienne, au nombre de cinquante-cinq trirèmes, était actuellement en vue. De ces cinquante-cinq trirèmes, vingt-deux étaient siciliennes (vingt de Syracuse et deux de Sélinonte) envoyées sur l’instante prière d’Hermokratês et commandées par lui, dans le dessein de porter le dernier coup à Athènes, — c’était du moins ce que l’on prévoyait, au commencement de 412 avant J.-C. Les trente-trois autres trirèmes étant péloponnésiennes, tolite la flotte était placée sous le commandement temporaire de Theramenês jusqu’à ce qu’il pût rejoindre l’amiral Astyochos. Theramenês, s’arrêtant d’abord à file de Lexos (à la hauteur de la côte vers le sud de Milêtos), y fut informé avant tout de la récente victoire des Athéniens : de sorte qu’il jugea prudent de stationner pendant la nuit dans le golfe voisin d’Iasos. C’est là que le trouva Alkibiadês, qui vint à cheval en toute hâte de Milêtos à la ville Milésienne de Teichiussa sur ce golfe. Alkibiadês le pria instamment de secourir sans retard les Milésiens, de manière à empêcher la construction projetée du mur de blocus, en lui représentant que si cette ville venait à être prise, toutes les espérances des Péloponnésiens en Iônia seraient anéanties. En conséquence, il se prépara à s’y rendre le lendemain matin ; mais, pendant la nuit, les Athéniens crurent sage d’abandonner leur position près de Milêtos, et de retourner à Samos avec leurs blessés et leurs bagages. Ayant appris l’arrivée de Theramenês avec sa flotte, ils préférèrent laisser leur victoire incomplète plutôt que de courir la chance d’une bataille générale. Il est vrai que deux des trois commandants inclinèrent d’abord à prendre cette dernière marche, en soutenant avec force que l’honneur maritime d’Athènes serait terni si l’on se retirait devant l’ennemi. Mais le troisième (Phrynichos) s’opposa avec tant d’énergie à la proposition de combattre, qu’il finit par amener ses collègues à se retirer. La flotte (dit-il) n’était pas venue préparée à livrer une bataille navale, mais pleine d’hoplites destinés à des opérations de terre contre Milêtos ; le nombre des Péloponnésiens nouvellement arrivés n’était pas exactement connu ; et une défaite sur mer, dans les circonstances actuelles, serait la ruine définitive d’Athènes. Thucydide donne beaucoup d’éloges à Phrynichos pour la sagesse de cet avis, qui fut suivi sans retard. La Flotte athénienne retourna à Samos ; d’où les hoplites argiens, chagrins de leur récente défaite, demandèrent à être ramenés chez eux[55].

Le lendemain matin, la flotte péloponnésienne se rendit du golfe d’Iasos à Milêtos, s’attendant à trouver les Athéniens et à les combattre, et laissant à Teichiussa ses mâts, ses voiles et ses agrès (comme c’était l’usage à la veille d’un engagement). Comme elle trouva Milêtos déjà délivrée de l’ennemi, elle n’y séjourna qu’un seul jour, afin de se renforcer ries vingt-cinq trirèmes que Chalkideus y avait amenées dans l’origine, et qui avaient été bloquées depuis par la flotte athénienne à Ladê, — et alors elle retourna, à Teichiussa pour reprendre les objets qui y. avaient été déposés. On n’était pas à ce moment loin d’Iasos, résidence d’Amorgês : Tissaphernês persuada les Péloponnésiens de l’attaquer par mer, de concert avec ses troupes par terre. Personne à Iasos ne connaissait l’arrivée de la flotte péloponnésienne : on supposa que les trirèmes qui approchaient étaient athéniennes et amies, de sorte que les ennemis entrèrent dans la ville et s’en emparèrent par surprise[56], bien qu’elle fût dans une forte position, bien fortifiée et défendue par une bande puissante de mercenaires grecs. La prise d’Iasos ; dans laquelle les Syracusains se distinguèrent, fut un avantage signalé par le butin abondant qu’elle distribua, dans l’armée, la ville étant riche d’ancienne date, et contenant probablement les trésors accumulés du satrape Pissuthnês, père d’Amorgês. Elle fut remise à Tissaphernês avec tous les prisonniers, pour lesquels il paya par tête un stratère darique, ou vingt drachmes attiques, — et avec eux Amorgês lui-même, qui avait été pris vivant, et que le satrape put ainsi envoyer à Suse. Les mercenaires grecs faits prisonniers dans la ville furent enrôlés au service de ceux qui l’avaient prise, et envoyés par terre à Erythræ sous Pedaritos, afin qu’ils pussent être conduits de là à Chios[57].

L’arrivée des récents renforts aux deux flottes rivales et la prise d’Iasos s’effectuèrent vers l’équinoxe d’automne ou fin de septembre, époque à laquelle la flotte péloponnésienne, étant réunie à Milêtos, Tissaphernês lui paya la solde des équipages, au taux d’une drachme attique par tête par jour, comme il l’avait promis par son ambassadeur à Sparte. Mais en même temps il donna avis pour l’avenir (en partie à l’instigation d’Alkibiadês, ce dont il sera parlé plus longuement ci-après) qu’il ne pourrait continuer de donner une paye à un taux si élevé, à moins qu’il ne reçût de Suse des instructions expresses, et que, jusque-là, il ne donnerait qu’une demi-drachme par jour. Theramenês, qui ne commandait que par intérim, jusqu’à la jonction avec Astyochos, s’inquiétait peu du taux auquel les hommes étaient payés (misérable jalousie qui marque le caractère bas de beaucoup de ces officiers spartiates) ; mais le syracusain Hermokratês protesta si énergiquement contre la réduction, qu’il obtint de Tissaphernês la promesse d’une légère augmentation au-dessus de la demi-drachme, bien qu’il ne pût réussir à obtenir la continuation de la drachme entière[58]. Toutefois, pour le moment, les marins étaient en belle humeur, non seulement pour avoir reçu la paye au taux élevé, niais à cause du riche butin acquis récemment à Iasos[59] ; tandis qu’Astyochos et les habitants de Chios furent aussi grandement encouragés par l’arrivée d’une flotté si considérable. Néanmoins, de leur côté, les Athéniens furent également renforcés de trente-cinq nouvelles trirèmes, qui arrivèrent à Samos sous Strombichidês, Charminos et Euktêmôn. La flotte athénienne de Chios fut rappelée alors à Samos, où les commandants réunissaient toutes leurs forces navales, en vue de les partager de nouveau pour des opérations ultérieures.

Si nous considérons que dans l’automne de l’année précédente, immédiatement après le désastre subi à Syracuse, la marine d’Athènes avait été aussi chétive par le nombre des vaisseaux que défectueuse en équipement, — nous lisons avec étonnement qu’elle n’avait pas actuellement, à Samos, moins de cent quatre trirèmes en état parfait et disponibles pour le service, outre quelques autres destinées spécialement pour le transport de troupes. En effet, le nombre total qu’elle avait envoyé, en réunissant les escadres séparées, avait été de cent vingt-huit[60]. Un effort si énergique, et un renouvellement si inattendu des affaires après l’abattement désespéré de la dernière année, fut tel qu’aucun État grec, excepté Athènes, n’aurait pu en accomplir de pareils ; et ils eussent été impossibles à Athènes elle-même, si elle, n’eût été aidée par ces fonds en réserve, consacrés vingt ans auparavant par les prévoyants calculs de Periklês.

Les Athéniens résolurent d’employer trente trirèmes à opérer un débarquement dans Chios et a y établir un poste fortifié ; et les généraux ayant tiré au sort, Strombichidês avec deux autres furent chargés de commander. Les soixante-quatorze autres trirèmes, restant maîtresses de la mer, firent des descentes prés de Milêtos, et essayèrent en vain d’attirer la flotte péloponnésienne hors de ce port. C’était quelque temps avant qu’Astyochos y vînt réellement prendre son nouveau commandement ; — il était engagé dans des opérations près de Chios, île qui avait été laissée comparativement libre par le rappel de la flotte athénienne pour la revue générale à Samos. S’avançant avec vingt trirèmes, — dix péloponnésiennes et dix de Chios, il fit une attaque inutile contre Pteleus, poste fortifié athénien dans le territoire d’Erythræ ; puis il fit voile vers Klazomenæ, récemment de nouveau transférée du continent dans l’îlot voisin. Là (de concert avec Tamôs, le général persan du district) il enjoignit aux Klazoméniens de rompre de nouveau avec Athènes, de quitter leur îlot, et d’établir leur résidence sur le continent à Daphnonte, où le parti qui parmi eux était favorable aux Péloponnésiens restait encore établi depuis la première révolte. Cette demande étant rejetée, il attaqua Klazomenæ ; mais il fut repoussé, bien que la ville n’eût pas de fortifications, et il fut chassé par une violente tempête, contre laquelle il trouva un abri à Kymê et à Phokæa. Quelques-uns de ses vaisseaux s’abritèrent pendant la même tempête sur certains îlots voisins de Klazomenæ et lui appartenant ; ils y restèrent huit jours, occupés à détruire et à piller les biens des habitants, et ensuite ils rejoignirent Astyochos. Cet amiral désirait alors faire une tentative sur Lesbos, de qui il reçut des députés qui lui promettaient nue révolte contre Athènes. Mais les Corinthiens et les autres alliés dans sa flotte se montrèrent si contraires à l’entreprise, qu’il fut forcé d’y renoncer et de retourner à Chios ; sa flotte, avant d’y arriver, fut dispersée de nouveau par les tempêtes, fréquentes dans le mois de novembre[61].

Cependant Pedaritos, dépêché de Milêtos par terre — à la tête de l’armée mercenaire faite prisonnière à Iasos, aussi bien que de cinq cents des marins péloponnésiens qui avaient dans l’origine traversé la mer avec Chalkideus et qui depuis servaient comme hoplites — ; Pedaritos, dis-je, était arrivé à Erythræ, et de là avait traversé le canal pour se rendre à Chios. Astyochos lui proposa alors, ainsi qu’aux gens de Chios, d’entreprendre l’expédition contre Lesbos ; mais il éprouva de sa part la, même répugnance que de la part des Corinthiens. — preuve convaincante que le ton de sentiment à Lesbos s’était trouvé être décidément favorable aux. Athéniens lors de la première expédition. Pedaritos refusa même péremptoirement de le laisser disposer des trirèmes de Chios pour aucun dessein de ce genre, — acte d’insubordination directe dans un officier lacédæmonien à l’égard de l’amiral en chef, qu’Astyochos ressentit si vivement, qu’il laissa Chios immédiatement pour Milêtos, en emmenant avec lui toutes les trirèmes péloponnésiennes, et en disant aux gens de Chios, en termes de violent mécontentement, qu’ils pourraient en vain attendre du secours de lui, s’ils venaient à en avoir besoin. Il s’arrêta avec sa flotté pour la nuit sous le promontoire de Korykos (dans le territoire Erythræen), sur le côté septentrional ; mais pendant qu’il y était, il reçut l’avis indirect d’un complot supposé formé pour livrer Erythræ au moyen de prisonniers qui avaient été renvoyés de la station athénienne à Samos. Au lieu de poursuivre son voyage vers Milêtos, il retourna donc le lendemain à Erythræ pour examiner ce complot, qui se trouva» être un stratagème inventé par les prisonniers eux-mêmes afin d’obtenir leur délivrance[62].

En revenant à Erythræ, au lieu de poursuivre son voyage, il sauva, par accident, sa flotte ; car il se trouva que cette même nuit la flotte athénienne sous Strombichidês, — trente trirèmes accompagnées de quelques trirèmes chargées d’hop lites, — stationna sur le côté méridional -du même cap. Aucun d’eux ne connaissait la position de l’autre, et Astyochos, s’il s’était dirigé le lendemain vers Milêtos, serait tombé dans un ennemi supérieur en nombre. Il échappa de plus à une terrible tempête qui assaillit les Athéniens quand ils doublèrent le cap en se dirigeant vers le nord. Apercevant trois trirèmes de Chios, ils leur donnèrent la chasse ; mais : la tempête devint si violente, que même ces trirèmes eurent beaucoup de peine à rentrer dans leur propre port, tandis que les trois premiers vaisseaux athéniens furent brisés sur le rivage voisin ; tous leurs équipages périrent ou furent faits prisonniers[63]. Le reste de la flotte athénienne trouva abri dans le port de Phœnikos, sur le continent opposé, au pied de la montagne élevée appelée Mimas, au nord d’Erythræ.

Aussitôt que le temps le permit, ils poursuivirent leur voyage vers Lesbos ; et c’est de cette île qu’ils commencèrent leurs opérations, dont le but était d’envahir Chios et d’y établir un poste fortifié permanent. Après avoir transporté de Lesbos leur armée de terre, ils occupèrent une forte situation maritime appelée Delphinion, vraisemblablement un cap avancé, qui avait de chaque côté un port abrité, non loin de la ville de Chios[64]. Ils consacrèrent beaucoup de temps et de travail à fortifier ce poste, tant dit côté de la terre que de celui de la mer ; et pendant cette opération ils furent à peine interrompus soit par les gens de Chios, soit par. Pedaritos et par la garnison ; et cette inaction avait pour cause non seulement le découragement des défaites antérieures, mais encore la division politique qui régnait alors dans la ville. Un fort parti, favorable aux Athéniens, s’était prononcé ; et, bien que Tydeus son chef fût saisi et mis à mort par Pedaritos, cependant les partisans qui restaient étaient si nombreux, que le gouvernement fut réduit à une oligarchie plus étroite que jamais, — et aux précautions jalouses les plus grandes, sans savoir à qui se fier. Malgré de nombreux messages envoyés à Milêtos, chargés de demander du secours et de représenter le péril urgent que courait cet allié, le plus grand de tous les alliés ioniens de Sparte, — Astyochos resta fidèle à ses menaces d’adieu, et refusa de les écouter. Pedaritos, indigné, envoya porter plainte à Sparte contre lui comme traître. Cependant la forteresse à Delphinion était si près d’être achevée, que Chios commença à en souffrir autant qu’Athènes, souffrait de Dekeleia, avec le malheur de plus d’être bloquée par mer. Les esclaves dans cette île opulente, — surtout des étrangers acquis par achat, mais plus nombreux que dans aucun autre Etat grec, excepté la Laconie, — furent enhardis par la supériorité manifeste et la position assurée- des envahisseurs à déserter en masse ; et la perte causée non seulement par leur fuite, mais par les informations et l’aide importantes qu’ils donnèrent à l’ennemi, fut immense[65]. La détresse de l’île augmentait chaque jour, et ne pouvait être allégée que par un secours venant du dehors, secours qu’Astyochos refusait encore.

Cet officier, en arrivant à Milêtos, trouva l’armée péloponnésienne sur le côté asiatique de la mer Ægée, renforcée récemment par une escadre de douze trirèmes sous Dorieus, principalement de Thurii, qui avait subi une révolution politique depuis le désastre athénien à Syracuse, et qui était décidément entre les mains de l’actif parti favorable aux. Laconiens ; les principaux amis d’Athènes ayant été exilés[66]. Dorieus et son escadre, traversant la mer Ægée dans sa latitude méridionale, étaient arrivés sans accident à Knidos, qui déjà avait été conquise par Tissaphernês sur Athènes, et avait reçu une garnison persane[67]. L’ordre vint de Milêtos qu’une moitié de cette escadre nouvellement arrivée restât de garde à Knidos, tandis que l’autre moitié croiserait prés du cap Triopien, pour intercepter les bâtiments de commerce venant d’Égypte. Mais les Athéniens, qui avaient appris aussi l’arrivée de Dorieus, envoyèrent de Samos une puissante escadre, qui prit toutes ces six trirèmes à la hauteur du cap Triopien, bien que les équipages se sauvassent à la côte. Ils firent en outre, pour recouvrer Knidos, une tentative qui fut bien prés de réussir, vu que la ville n’était pas fortifiée du côté de la mer. Le lendemain, l’attaque fut renouvelée ; mais on avait ajouté de nouvelles défenses pendant la nuit, tandis que les équipages des vaisseaux capturés prés de Triopion étaient venus pour prêter main-forte : de sorte que les Athéniens furent forcés de retourner à Samos sans aucun autre avantage que celui de ravager le territoire knidien. Astyochos ne fit rien pour les intercepter, et il ne se crut pas assez fort pour tenir la mer contre les soixante-quatorze trirèmes athéniennes qui étaient à Samos, arien que sa flotte à Milêtos fût à ce moment en excellent état. Le riche butin acquis à Iasos n’était pas consommé ; les Milésiens étaient pleins de zèle pour la cause confédérée ; tandis que la paye de Tissaphernês continuait à être fournie arec assez de régularité, toutefois au taux réduit mentionné un peu plus haut[68].

Bien que les Péloponnésiens n’eussent jusque-là aucun motif de plainte (tel qu’ils ne tardèrent pas à en avoir) contre le satrape pour irrégularité de pavement, cependant la puissante flotte en ce moment à Milêtos inspira aux commandants un nouveau sentiment de confiance : de sorte qu’ils en vinrent à rougir des stipulations de ce traité auxquelles s’étaient soumis Chalkideus et Alkibiadês, quand ils débarquèrent pour la première fois à Milêtos, avec leur chétif armement. En conséquence, Astyochos, peu après son arrivée à Milêtos, et même avant le départ de Theramenês (dont les fonctions avaient expire quand il avait remis la flotte), insista pour faire, avec Tissaphernês, un nouveau traité auquel on accéda, à l’effet suivant :

Une convention et une alliance sont conclues, aux conditions suivantes, entre les Lacédæmoniens avec leurs alliéset le roi Darius, ses fils et Tissaphernês. Les Lacédæmoniens et leurs alliés n’attaqueront pas les pays et les villes qui appartiennent à Darius, ou ont appartenu à son père ou à ses ancêtres, et ils ne lèveront de tribut sur aucune des villes indiquées, et ils ne leur feront aucun dommage. Si les Lacédæmoniens ou leurs alliés fiaient besoin du roi,ou si le roi avait besoin des Lacédæmoniens ou de leurs alliés,que chacun d’eux satisfasse autant que faire se peut les désirs exprimés par l’autre. Tous deux feront conjointement la guerre à Athènes et à ses alliés ; aucune des deux parties ne finira la guerre sans un consentement mutuel. Le roi payera et entretiendra tonte armée qu’il aura demandée et qui pourra être employée dans son territoire. Si l’une des villes étant partie à cette convention attaque le territoire du roi, les autres s’engagent à l’empêcher et à défendre le roi de tout leur pouvoir. Et si quelqu’un dans le territoire du roi ou dans le territoire soumis à lui[69] attaque les Lacédæmoniens ou leurs alliés, le roi l’empêchera et fera de son mieux pour s’y opposer.

Considéré avec les yeux d’un patriotisme panhellénique, ce second traité d’Astyochos et de Theramenês était moins déshonorant que le premier traité de Chalkideus. Il ne déclarait pas formellement que toutes les villes grecques qui avaient à une époque quelconque appartenu au roi, ou à ses ancêtres, seraient considérées comme ses sujettes, et il n’obligeait pas les Lacédæmoniens à aider le roi à empêcher quelqu’un d’elles de conquérir sa liberté. Toutefois il admettait encore, d’une manière implicite, l’étendue tout entière de la domination du roi, la même que quand l’empire des Perses était à son maximum sous ses prédécesseurs, — les mêmes droits illimités du roi de se mêler des affaires grecques, le même abandon sans réserve de tous les Grecs de l’Asie continentale. La conclusion de ce traité fut le dernier acte accompli par Theramenês, qui se perdit en mer peu de temps après, en route pour Sparte, dans un petit bateau, — sans que personne sût comment il périt[70].

Astyochos, commandant seul alors, fut encore importuné par les sollicitations pressantes de secours de la part des habitants de Chios en détresse ; et, malgré sa répugnance, il se voyait forcé d’y prêter l’oreille par les murmures de son armée, — quand il survint un nouvel incident qui lui fournit du moins un bon prétexte pour diriger son attention vers le sud. Une escadre péloponnésienne de vingt-sept trirèmes, sous le commandement d’Antisthenês, étant partie du cap Malea vers le solstice d’hiver, c’est-à-dire vers la fin de 412 avant J.-C., avait d’abord traversé la mer pour se rendre à Mêlos, où elle dispersa dix trirèmes athéniennes et prit trois d’entre elles ; — ensuite, dans la crainte que ces Athéniens fugitifs ne fissent connaître son approche à Samos, elle avait fait un long détour par la Krête, et était finalement arrivée à Kaunos, à l’extrémité sud-est de l’Asie Mineure. C’était l’escadre que Kalligeitos et Timagoras avaient fait équiper, après être venus dans ce dessein un an auparavant comme députés du satrape Pharnabazos. Antisthenês avait pour instructions d’aller d’abord à Milêtos et de se concerter avec la principale flotte lacédæmonienne ; puis de faire avancer ces trirèmes, ou une autre escadre d’égale force, sous Klearchos, vers l’Hellespont, en vue de coopérer avec Pharnabazos contre les dépendances athéniennes dans cette région. Onze Spartiates, dont le principal était lâchas, accompagnaient Antisthenês pour être attachés à Astyochos comme conseillers, selon une coutume qui n’était pas rare chez les Lacédæmoniens. Non seulement ces hommes avaient l’ordre d’examiner l’état des affaires à Milêtos, et d’exercer un contrôle conjointement avec Astyochos, — ils avaient n1âme le pouvoir, s’ils en voyaient la nécessité, de congédier cet amiral lui-même, sur lequel les plaintes de Pedaritos, venues de Chios, avaient jeté dés soupçons, et de nommer Antisthenês à sa place[71].

Astyochos n’eut pas plus tôt appris à Milêtos l’arrivée d’Antisthenês à"Kaunos qu’il ajourna toute idée de secourir Chios, et qu’il fit voile immédiatement pour assurer sa jonction avec les vingt-sept nouvelles trirèmes, aussi bien qu’avec les nouveaux conseillers spartiates. Dans son voyage vers le sud, il s’empara de la ville de Kos ; non fortifiée et à demi ruinée par un récent tremblement de terre, et il passa ensuite à Knidos ; là les habitants le prièrent instamment d’avancer sans retard, même sans débarquer ses hommes, afin de pouvoir surprendre une escadre athénienne de vingt trirèmes sous Charminos, qui avait été dépêchée de Samos, après la nouvelle reçue de Mêlos, pour attaquer et repousser l’escadre commandée par Antisthenês. Charminos, qui avait sa station à Symê, croisait prés de Rhodes et de la côte lykienne, pour surveiller la flotte péloponnésienne qui venait d’arriver à Kaunos, bien qu’il n’eût pas été en état de l’arrêter. C’est dans cette position que le trouva la flotte beaucoup plus nombreuse d’Astyochos, à l’approche de laquelle il ne s’attendait pas du tout. Mais le temps pluvieux et brumeux l’avait tellement dispersée, que Charminos, ne voyant d’abord que quelques vaisseaux séparés dit reste, les prit par erreur pour l’escadre plus petite des nouveaux venus. Attaquant les trirèmes qu’il avait vues ainsi, il remporta d’abord un avantage considérable ; — il en désempara trois et en endommagea plusieurs autres. Mais bientôt les vaisseaux dispersés du gros de la flotté vinrent en vue et le cernèrent ; de sorte qu’il fut forcé de s’enfuir au plus vite, d’abord à file appelée Teutlussa, puis à Halikarnassos. Il n’effectua pas sa fuite sans perdre six vaisseaux, tandis que les Péloponnésiens victorieux, après avoir élevé leur trophée dans file de Symê, retournèrent à Knidos, où la flotte entière, comprenant les vingt-sept trirèmes nouvellement arrivées, fut alors réunie[72]. Les Athéniens de Samos (dont les affaires étaient en ce moment dans une confusion dont les causes seront expliquées dans un autre chapitre) n’avaient pas veillé sur les mouvements du gros de la flotte péloponnésienne à Milêtos, et ils semblent avoir ignoré son départ jusqu’à ce qu’ils fussent informés de la défaite de Charminos. Ils firent voile ensuite jusqu’à Symê, prirent les voiles et les agrès de cette escadre, qui y avaient été déposés, et ensuite, après une attaque contre Loryma, ramenèrent à Samos toute leur flotte (qui comprenait probablement le reste de l’escadre de Charminos)[73].

Bien que la flotte rassemblée actuellement à Knidos consistât en quatre-vingt-quatorze trirèmes, et fût bien supérieure en nombre à la flotte athénienne, elle n’essaya pas de provoquer d’action générale. Lichas et les commissaires, ses collègues, employèrent d’abord leur temps à des négociations avec Tissaphernês, qui les avait rejoints à Knidos, et contre lequel ils trouvèrent un vif sentiment de mécontentement régnant dans la flotte. Ce satrape — qui agissait alors principalement d’après l’avis d’Alkibiadês, dont il sera parlé aussi plus longuement dans le chapitre suivant — s’était récemment refroidi pour la cause des Péloponnésiens, et fournissait irrégulièrement la pape à leurs marins pendant les dernières Semaines de leur séjour à Milêtos. Il était en même temps prodigue de promesses, et paralysait toutes leurs Opérations en les assurant qu’il faisait venir à leur aide l’immense flotte de Phénicie, mais en réalité son objet était, sous de belles apparences, de prolonger seulement la lutte et de diminuer la force des deux parties. Arrivant au milieu de cet état de sentiment, et discutant avec Tissaphernês la conduite future de la guerre, non seulement Lichas exprima du déplaisir à propos de sa conduite passée, mais il protesta même contre les deux conventions conclues par Chalkideus et par Theramenês, comme étant l’une et l’autre une fonte pour le nom hellénique. Par les termes exprès de la première, et par les inductions de la seconde, non seulement toutes les îles de la mer Ægée, mais même la Thessalia et la Bœôtia étaient reconnues comme sujettes de la Perse de sorte que Sparte, si elle sanctionnait de telles conditions, ne ferait qu’imposer aux Grecs un sceptre persan, au lieu de la liberté générale, pour laquelle elle faisait profession de combattre. Lichas, déclarant qu’il renoncerait à toute perspective de pave persane, plutôt que de se soumettre à "de pareilles conditions, proposa de négocier pour un nouveau traité sur d’autres bases meilleures, — proposition que Tissaphernês rejeta avec indignation, au point qu’il partit sans rien régler[74].

Sa désertion ne découragea pas les conseillers péloponnésiens. Possédant une flotte plus considérable qu’ils n’en avaient jamais réuni en Asie en même temps qu’un corps nombreux d’alliés, ils comptaient pouvoir avoir de l’argent pour payer leurs hommes sans l’aide persane, et une invitation qu’ils reçurent précisément alors de hivers personnages puissants à Rhodes tendit à augmenter leur confiance. L’île de Rhodes, habitée par une population dôrienne considérable par le nombre aussi bien que distinguée pour son habileté nautique, était à cette époque divisée entre trois gouvernements municipaux séparés, comme elle l’avait, été du temps du Catalogue homérique : — Lindos, Ialysos et Kameiros ; car la ville appelée Rhodes, formée par l’union de ces trois cités, ne date que de deux ou trois ans après la période, à laquelle nous sommes maintenant arrivé. Appelée par plusieurs des personnages opulents de l’île, la flotte péloponnésienne attaqua d’abord Kameiros, dont la population, intimidée par une armée de quatre-vingt-quatorze trirèmes, et ignorant complètement son approche, abandonna la ville qui était tans défenses, et s’enfuit aux montagnes[75]. Les trois villes rhodiennes, dépourvues de fortifications, furent toutes amenées, en partie par la persuasion, en partie par la crainte, à se révolter contre Athènes et à s’allier avec les Péloponnésiens. La flotte athénienne, dont les commandants étaient précisément alors trop occupés d’intrigues politiques pour exercer’ la surveillance militaire nécessaire, arriva de Samos trop tard pour sauver Rhodes, et retourna bientôt à la première île, laissant des détachements à Chalkê et à Kôs pour harceler les Péloponnésiens par des attaques sanas suite.

Les Péloponnésiens levèrent alors sur les Rhodiens une contribution de trente-deux talents, et adoptèrent l’île comme principale station pour leur flotte, au lieu de Milêtos. Nous pouvons expliquer ce changement de place par leur récente et peu amicale discussion avec Tissaphernês, et par leur désir d’être moins à sa portée[76]. Mais ce que nous ne pouvons expliquer aussi facilement, c’est qu’ils restèrent dans l’île sans aucun mouvement ni action militaire, et que même ils tirèrent leurs trirèmes sur le rivage pour un espace de temps aussi grand que quatre-vingts jours, c’est-à-dire depuis le milieu de janvier jusqu’à la fin de mars 411 avant J.-C. Tandis que leur puissante flotte de quatre-vingt-quatorze trirèmes, supérieure à celle d’Athènes à Samos, restait ainsi dans l’inaction, — leurs alliés de Chios souffraient on ne l’ignorait pas, des maux cruels, et croissants, et demandaient coup sur coup du secours[77] ; de plus, la promesse d’envoyer coopérer avec Pharnabazos contre les dépendances athéniennes de l’Hellespont, restait sans être accomplie[78]. Nous pouvons imputer cette extrême nonchalance, militaire surtout à la politique insidieuse de Tissaphernês, qui jouait alors un double jeu entre- Sparte et Athènes. Il entretenait encore des intelligences avec les Péloponnésiens à Rhodes, — paralysait leur énergie en leur affirmant que la flotte phénicienne était en ce moment en route pour venir à leur aide, et assurait le succès de ces intrigues par des présents distribués personnellement parmi les généraux et les triérarques. Le général en chef lui-même, Astyochos, prit part à ce marché de corruption, auquel personne ne résista, si ce n’est le Syracusain Hermokratês[79]. Cette inaction prolongée de l’armement, alors qu’il était dans sa plus grande force, fut ainsi, non pas simplement la conséquence d’une honnête erreur, comme l’a lenteur de Nikias en Sicile, — mais elle résulta de la malhonnêteté et de l’avidité personnelle des officiers péloponnésiens.

J’ai déjà signalé, dans plus d’une occasion, les nombreuses preuves qui existent de l’empire de la corruption personnelle, — même sous sa forme la plus cynique, celle de la corruption directe, — parmi les principaux Grecs de toutes les villes, quand ils agissent individuellement. Parmi ces preuves, l’incident consigné ici n’est pas le moins remarquable. Et ce fait général ne devrait jamais être oublié de ceux qui discutent la question entre l’oligarchie et la démocratie, telle qu’elle existait dans le monde grec. Les prétentions pleines de confiance mises en avant par les Grecs opulents et oligarchiques à une vertu supérieure, publique aussi bien que privée, — et la simple répétition, qu’on lit dans divers écrivains modernes et anciens, des épithètes laudatives impliquant cette vertu supposée, — sont si loin d’être justifiées par l’histoire, que ces individus étaient perpétuellement prêts, comme hommes d’État, à trahir leurs compatriotes, ou comme généraux à trahir même les intérêts de leurs soldats, en vue d’acquérir de l’argent pour eux-mêmes. Naturellement il n’est pas entendu que cela fût vrai de tous ; mais cela était vrai assez souvent pour être compté comme une éventualité plus que probable. Si, en moyenne, les principaux personnages d’une communauté grecque étaient capables de commettre des méfaits politiques aussi palpables, et de nature à ne pas être déguisés même par eux, -ils étaient bien moins exempts des vices auxquels l’illusion se mêle toujours plus ou moins, tels que l’orgueil, l’amour du pouvoir, l’antipathie ou la sympathie de parti, le désir du bien-être, etc. Et si la communauté devait avoir quelque chance de garantie contre de tels abus, ce ne pouvait être que dans la liberté complète d’accusation contre les délinquants, et dans la certitude d’un procès devant des juges dont l’intérêt s’identifiât avec celui du peuple lui-même. Telles étaient les garanties qu’essayaient de donner les démocraties grecques, et en particulier celle d’Athènes ; d’une manière qui n’était pas toujours sage, encore moins toujours efficace, — mais qui assurément était justifiée, dans la plus large mesure, par l’urgence et la force du mal. Cependant, dans les exposés que l’on fait ordinairement des affaires athéniennes, on passe ce mal sous silence ou on l’esquive : les précautions prises contre lui sont dénoncées comme autant de preuves de méchante nature et d’injustice démocratiques ; et les hommes, dont l’initiative seule imposait ces précautions, sont couverts de mépris comme démagogues et sycophantes. Si ces généraux et ces triérarques péloponnésiens, qui, sous l’influence de présents, perdirent dans l’inaction deux mois importants, avaient été Athéniens, il y aurait eu quelque chance qu’ils fussent jugés et punis, bien que, même à Athènes, la chance d’impunité pour des coupables, au moyen d’associations politiques puissantes et d’autres artifices pervers, fit plus grande qu’elle n’aurait dû l’être, tant ceci s’accorde peu avec la vérité, toutefois affirmée souvent, qu’une accusation judiciaire était trop facile, et une condamnation en justice trop fréquente. Si l’on examine, comme on doit le faire, côte à côte avec le mal, les précautions judiciaires prises à Athènes, — on verra qu’effectivement elles sont imparfaites tant dans leur système que dans leur action, mais que certainement elles ne sont ni inutiles ni trop sévères.

 

 

 



[1] Thucydide, I, 122-142 ; VI, 90.

[2] Thucydide, VIII, 4. Au sujet de la ruine étendue dont les Lacédæmoniens frappaient les oliviers de l’Attique, voir Lysias, Or. VII, De Oleâ Sacrâ, sect. 6, 7.

Une inscription conservée dans le Corp. Inscript. de M. Bœckh (part. II, n° 93, p. 132 donne quelque idée de la manière dont les propriétaires et les,’ormiers obviaient à cet inévitable dommage causé par les envahisseurs. Le dême Æxoneis loue une ferme à un certain fermier pour quarante ans, à une rente fixée de cent quarante drachmes ; mais si un envahisseur le chasse ou endommage sa ferme, le dême doit recevoir une moitié du produit de l’année, au lieu d’une rente de l’année.

[3] Thucydide, VII, 28, 29.

[4] Thucydide, VII, 27.

[5] Thucydide, VII, 28.

[6] Sur cette nouvelle taxation imposée aux allies, M. Mitford fait les remarques suivantes : Cette taxe si légère, en comparaison de ce que nous nous sommes imposé nous-mêmes, était la plus lourde connue dans le monde à cette époque, autant que nous le savons par l’histoire. Cependant elle causa beaucoup de mécontentement dans les républiques dépendantes : le pouvoir arbitraire par lequel elle fut imposée étant, il est vrai, exécré avec raison, bien que la charge elle-même ne fût relativement rien.

Il n’est pas facile de concilier cet aveu avec les fréquentes invectives auxquelles M. Mitford s’abandonne contre l’empire d’Athènes, comme pratiquant un système d’extorsion et d’oppression pour les alliés sujets.

Toutefois, je ne sais sur quelle autorité il affirme que c’était « la taxe la plus lourde connue alors dans le monde ; et que elle causa beaucoup de mécontentement parmi les républiques sujettes. La dernière assertion serait, à vrai dire, assez probable, s’il était vrai que la taxe ait été jamais appliquée ; mais nous ne sommes pas autorisés à l’affirmer.

En considérant avec quelle rapidité arrivèrent les terribles malheurs d’Athènes, je ne puis m’empêcher de regarder comme une chose incertaine que la nouvelle taxation soit jamais devenue une réalité dans l’empire athénien. Et le fait que Thucydide ne la mentionne pas comme une cause, de plus, de mécontentement parmi les alliés, est une raison à l’appui de ces doutes.

[7] Thucydide, VII, 29, 30, 31. Je crois que ούση ού μεγάλη est la vraie leçon — et non ούση μεγάλη — par rapport à Mykalêssos. Les mots ώς έπί μεγέθει, dans le ch. 31, se rapportent à la grandeur de la ville.

Toutefois la leçon est un objet de dispute pour les critiques. Il est évident, d’après le langage de Thucydide, que la catastrophe de Mykalêssos fit une profonde impression dans toute la Grèce.

[8] Thucydide, VII, 30 ; Pausanias, I, 23, 3. Cf. Meineke, ad Aristophanis, Fragm. Ήρωις, vol. II, p. 1069.

[9] V. t. VIII, ch. 3 de cette Histoire.

[10] V. le dernier chapitre du volume précédant.

[11] Thucydide, VII, 31. Cf. le langage de Phormiôn, II, 88, 89.

[12] Thucydide, VII, 34.

[13] Plutarque, Nikias, c. 30. Il donne l’histoire avec beaucoup de confiance.

[14] Thucydide, VIII, 1.

[15] Thucydide, VIII, 1.

[16] Thucydide, VIII, 1.

D’après ces derniers mots, il semblerait que Thucydide croyait que les Athéniens, après avoir adopté l’expédition par leurs votes, s’étaient enlevé le droit de se plaindre des orateurs qui s’étaient mis en avant d’une manière saillante pour conseiller la démarche. Je ne suis pas du tout de son avis. Celui qui conseille une mesure importante quelconque assume toujours la responsabilité morale de sa justice, de son utilité et de la possibilité de l’exécuter ; et il encourt à très bon droit une disgrâce, plus ou moins grande selon le cas, s’il arrive qu’elle ait des résultats entièrement contraires à ceux qu’il avait prédits. Nous savons que la loi athénienne faisait peser souvent sur l’auteur d’une proposition une responsabilité non seulement morale, mais même légale : règlement d’une propriété douteuse dans d’autres circonstances, mais qui, je crois, fut utile à Athènes.

Toutefois, il faut admettre qu’il y eût une chose dure pour ceux qui avaient conseillé cette expédition : c’est que, par suite de la destruction totale de l’armement, personne n’en étant revenu, ni généraux, ni soldats, — ils ne purent montrer combien cette ruine, en grande partie, était due à des fautes dans l’exécution, et non dans le plan conçu. L’orateur, dans le discours de Lysias (Or. XVIII, sect. 2), essaye de transporter le blâme de Nikias sur ceux qui avaient conseillé l’expédition, injustice manifeste.

Démosthène (dans le De Coronâ, c. 73) expose d’une manière expresse et noble la responsabilité qu’il accepte joyeusement pour lui-même comme orateur et conseiller politique, — responsabilité qu’il assumait pour avoir vu les commencements des événements, compris les signes qui les annonçaient, et donné à l’avance un conseil à ses compatriotes. C’est la vraie manière de voir le sujet ; et en appliquant la mesure proposée par Démosthène, les Athéniens avaient d’amples motifs pour être mécontents de leurs orateurs.

[17] Thucydide, VIII, 1. Cf. Xénophon, Memorab., III, 5, 5.

[18] Thucydide, VIII, 1-4. Au sujet des fonctions de ce conseil de Probouli, on a dit bien des choses que Thucydide n’autorise en rien.

A ce propos, le docteur Arnold fait la remarque suivante : — C’est-à-dire, aucune mesure ne devait être soumise au peuple avant d’avoir été approuvée d’abord par ce conseil des Anciens ; et telle est l’idée des commentateurs en général.

Cependant, un sens tel que celui-ci n’est pas nécessairement compris dans le mot Πρόβουλοι. On peut concevoir, il est vrai, que des personnes ainsi nommées fussent investies d’un tel contrôle ; mais nous ne pouvons l’inférer, ou l’affirmer, simplement d’après le nom. Et les passages de la politique d’Aristote, on le mot Πρόβουλοι se rencontre, ne nous autorisent à aucune conclusion par rapport à ce conseil dans le cas spécial d’Athènes (Aristote, Politique, IV, 11, 9 ; IV, 12, 8 ; VI, 5, 10-13).

Le conseil ne semble avoir duré que peu de temps à Athènes, étant nommé pour un dessein temporaire, à un moment d’angoisse et de découragement particuliers. Dans un tel état de sentiment, il n’était guère nécessaire de jeter des obstacles de plus sur fa route de nouvelles propositions à faire au peuple. Il était plutôt important d’encourager les suggestions de nouvelles mesures, de la part d’hommes de sens et l’expérience. Un conseil destiné seulement à contrôler et à entraver aurait été nuisible, plutôt qu’utile, dans la tristesse qui régnait à Athènes.

Le conseil fut sans doute absorbé dans l’oligarchie des Quatre Cents, comme toutes les autres magistratures de l’État, et il ne fut pas rétabli après leur déposition.

Je ne puis admettre qu’on puisse tirer des conclusions ; quant aux fonctions de ce conseil de Probouli constitué alors, des actes du Proboulos dans la Lysistrata d’Aristophane, comme le font Waschsmuth (Hellenische Alterthumskunde, I, 2, p. 198), et Wattenbach (De Quadringentorum Athenis Factione, p. 17-21, Berlin 1842).

Schoman (Ant. Jur. Pub. Græcor., V, XII, p. 181) dit de ces Πρόβουλοι : — Videtur autem eorum potestas fere annua fuisse. Je ne comprends pas clairement ce qu’il entend par ces mots ; s’il veut dire que le conseil restait permanent, mais que les membres en étaient changés tous les ans. Si c’est là sa pensée, je suis en désaccord, avec lui. Je pense que le conseil dura jusqu’à l’époque des Quatre Cents : ce qui serait un an et demi environ à partir de sa première institution.

[19] Thucydide, VIII, 2, 3 ; cf. aussi c. 4.

[20] Thucydide, VIII, 5 ; cf. II, 7.

[21] Thucydide, VIII, 2 : cf. II, 7 ; III, 86.

[22] Thucydide, VIII, 3.

[23] Thucydide, VIII, 5.

[24] Thucydide, VIII, 7-24.

[25] Thucydide, VIII, 5.

J’ai déjà discuté cet important passage, avec quelque longueur, dans son rapport avec le traité conclu trente-sept ans auparavant entre Athènes et la Perse. V. une note dans le chap. 6 du septième volume de cette histoire.

[26] Thucydide, VIII, 29.

[27] La satrapie de Tissaphernês s’étendait au nord jusqu’à Antandros et à Adramyttion (Thucydide, VIII, 108).

[28] Thucydide, VIII, 6.

[29] Thucydide, VIII, 6-12 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 23, 24 ; Cornélius Nepos, Alkibiadês, c. 3.

[30] Thucydide, VIII, 6.

[31] Thucydide, VIII, 8.

[32] Thucydide, VIII, 14.

Le langage de Thucydide dans ce passage mérite attention. Les Athéniens étaient alors en inimitié avec Corinthe : il était donc remarquable, et contraire à ce qu’on aurait attendu chez des Grecs, qu’ils fussent présents avec leur Thé&rie au sacrifice solennel à la fête isthmique. Conséquemment Thucydide, en mentionnant qu’ils y vinrent, croit juste d’ajouter cette explication : — car ils avaient été invitéscar la trêve de la fête leur avait été formellement signifiée. Que les hérauts qui proclamaient la trêve vinssent le faire dans un état en hostilité avec Corinthe, c’était quelque, chose d’inusité et méritant une mention spéciale autrement, Thucydide n’aurait jamais cru qu’il fût nécessaire de signaler la proclamation, — vu que c’était un usage uniforme.

Nous devons nous rappeler que c’était la première fête isthmique qui fût célébrée depuis la reprise de la guerre entre Athènes et l’alliance péloponnésienne. L’habitude d’exclure Athènes de la proclamation du héraut corinthien n’avait pas encore été renouvelée. Par rapport à la fête isthmique, il v avait probablement une répugnance plus grande à l’exclure, parce que cette fête était dans son origine à moitié athénienne, — fête qui, disait-on, avait été établie on remise en vigueur après une interruption par Thêseus ; et la Théôrie athénienne jouissait d’une προεδρία, ou place privilégiée, aux jeux (Plutarque, Theseus, c. 25 ; Argument. ad Pindare, Isthmiques, Schol.).

[33] Thucydide, VIII, 11.

[34] Thucydide, VIII, 12.

[35] Thucydide, VIII, 14.

[36] Thucydide, VIII, 9.

[37] V. le remarquable passage de Thucydide, VIII, 24, au sujet des calculs du gouvernement de Chios.

[38] Thucydide, VIII, 15.

[39] Thucydide, VIII, 16.

[40] Thucydide, VIII, 17-19.

[41] Thucydide, VIII, 18.

[42] Thucydide, VIII, 84-109.

[43] Thucydide. VIII, 44.

[44] Thucydide, VIII, 21.

[45] Thucydide, VIII, 21. Les dispositions et les plans des hommes d’un rang élevé à Samos, qui voulaient appeler les Péloponnésiens et se révolter contre Athènes, sont pleinement admis même par M. Mitford, et impliqués par le docteur Thirlwall, qui conclut que le gouvernement de Samos n’a pu être oligarchique, parce que, s’il en avait été ainsi, l’île aurait déjà passé d’Athènes aux Péloponnésiens.

M. Mitford dit (ch. 19, sect. III, vol. IV, p. 191) : — Cependant le corps des hommes d’un rang élevé à Samos, plus rabaissés que tous les autres depuis leur défaite dans leur première révolte, proposaient de saisir l’occasion que semblait offrir la supériorité des armes péloponnésiennes pour améliorer leur condition. Le bas peuple, ayant connaissance de son dessein, se souleva contre lui, et, avec l’aide des équipages de trois vaisseaux athéniens alors, à Samos, en triompha, etc., etc.

Le massacre et le pillage furent récompensés par un décret du peuple athénien, qui accorda à leurs auteurs l’administration indépendante des affaires de leur île, qui jusqu’à la dernière rébellion avait été maintenue sous le contr6le immédiat du gouvernement athénien.

Appeler cela un massacre est un abus de langage. Ce fut une insurrection et une lutte intestine, dans laquelle les hommes d’un rang élevé furent vaincus, mais qu’ils avaient aussi commencées en conspirant (ce que M. Mitford lui-même admet comme un fait) pour introduire un ennemi étranger dans file. S’imagine-t-il que le bas peuple » fût obligé de rester tranquille et de regarder faire ? Et quel moyen avait-il de l’empêcher, si ce n’est l’insurrection ? Cette révolte devint inévitablement sanglante, parce que les hommes d’un rang élevé étaient un parti fort, en possession des pouvoirs du gouvernement, avec de grands moyens de résistance. On ne nous fait pas connaître la porte du côté des assaillants, ni la perte que subirent les partisans des Geômori. Thucydide ne spécifie que le nombre des Geômori eux-mêmes, qui étaient des personnes d’importance individuelle.

Je ne comprends pas clairement quelle idée M. Mitford se fait du gouvernement de Samos à cette époque. Il semble le considérer comme démocratique, toutefois sous un grand contrôle immédiat de la part des Athéniens, — et croire qu’il tenait les hommes d’un rang élevé dans un état de dur abaissement, dont ils songèrent à se délivrer avec l’aide des armes péloponnésiennes.

Mais s’il veut dire, par l’expression sous le contrôle immédiat du gouvernement athénien qu’il y avait un gouverneur athénien ou une garnison athénienne à Samos, le récit que fait ici Thucydide le réfute distinctement. Le conflit fut engagé entre deux factions intestines : les hommes d’un rang élevé et le bas peuple. Les seuls Athéniens qui y prirent part étaient les équipages de trois trirèmes, et même ils y étaient par hasard ; et non comme garnison régulière. Samos était sous un gouvernement indigène ; — mais c’était un allié sujet et tributaire d’Athènes, comme tous les autres alliés ; à l’exception de Chios et de Mêthymna (Thucydide, VI, 85). Après cette révolution, les Athéniens l’élevèrent au rang d’allié autonome, — ce que M. Mitford se plaît à appeler la récompense du massacre et du pillage, dans le langage d’un orateur de parti plutôt que d’un historien.

Mais, immédiatement avant cette lutte intestine, le gouvernement de Samos était-il oligarchique ou démocratique ? Le langage de Thucydide me donne la : pleine conviction qu’il était oligarchique, — sous une aristocratie, exclusive appelée Geômori. Cependant le docteur Thirlwall (dont le récit sincère et équitable qu’il fait de cet événement forme un contraste frappant avec celui de M. Mitford) est d’une opinion différente. Il regarde comme certain qu’un gouvernement démocratique avait été établi à Samos par les Athéniens, quand ils la reconquirent (440 av. J : C.) après sa révolte. Il croit que ce qui prouve que le gouvernement continua d’être démocratique pendant les premières années de la guerre du Péloponnèse, c’est l’hostilité des exilés samiens à Anæa, qu’il considère comme des réfugiés oligarchiques. Et, bien qu’il n’adopte pas ridée de M. Mitford au sujet de la condition particulièrement abaissée des hommes d’un rang élevé à Samos à cette époque plus récente, néanmoins il pense qu’ils n’étaient pas réellement en possession du gouvernement. Cependant (dit-il), comme l’île recouvra graduellement sa prospérité, la classe privilégiée semble aussi avoir relevé la tête, peut-être s’être arrangée pour regagner une partie du pouvoir réel sous différentes formes, et probablement avoir trahi une forte inclination à faire revivre ses anciennes prétentions à la première occasion favorable. Qu’elle ne se soit pas encore avancée au delà de ce point, c’est ce que l’on peut regarder comme certain, parce qu’autrement Samos aurait été une des premières à se révolter contre Athènes ; et, d’autre part, il n’en est pas moins clair que l’état des partis y était tel qu’il excitait un haut degré de jalousie mutuelle et une grande alarme parmi les Athéniens, pour lesquels la perte de l’île dans ce moment critique aurait été presque irréparable. (Hist. Gr., ch. 28, vol. III, p. 477, 2e édit.) Manso (Sparta, liv. IV, vol. II, p. 266) est de la même opinion.

Assurément la conclusion que le docteur Thirlwall annonce ici comme certaine, ne peut être considérée comme s’appuyant sur des prémisses suffisantes. En admettant qu’il y eût une oligarchie au pouvoir à Samos, il est parfaitement possible d’expliquer pourquoi cette oligarchie n’avait pas encore traduit en acte sa disposition à se révolter contre Athènes. Nous voyons qu’aucun des alliés d’Athènes, — pas même Chios, le plus puissant de tous, — ne se révolta sans la pression et l’encouragement extérieurs d’une flotte étrangère. Alkibiadês, après s’être assuré de Chios, considérait Milêtos comme la seconde en ordre d’importance, et de plus il avait des relations particulières avec les principaux personnages de cette ville (VIII, 17) : de sorte qu’il alla ensuite pour la détacher d’Athènes. Milêtos, étant sur le continent, le mit en communication immédiate avec Tissaphernês, raison qui pouvait naturellement la lui faire regarder comme étant d’une importance supérieure même à Samos pour ses plans. En outre, non seulement aucune flotte étrangère n’était encore parvenue à Samos, mais plusieurs vaisseaux athéniens y étaient arrivés ; car Strombichidês, ayant traversé la mer Ægée trop tard pour sauver Chios, fit de Samos une sorte de station centrale (VIII, 16). Ces circonstances, combinées avec la répugnance connue du Dêmos ou bourgeoisie de Samos, suffisent assurément pour expliquer pourquoi l’oligarchie samienne n’avait pas encore eu de révolte. Et, de là, le fait qu’il n’y avait pas encore eu de révolte ne peut être regardé comme autorisant la conclusion du docteur Thirlwall, à savoir que le gouvernement n’était pas oligarchique.

On ne nous apprend pas comment et quand s’établit le gouvernement oligarchique à Samos. Que les réfugiés samiens à Ænæa, si activement hostiles à Samos et à Athènes pendant les dix premières années de la guerre du Péloponnèse, fiassent des exilés oligarchiques agissant contre un gouvernement démocratique à Samos (IV 75), cela n’est pas improbable en soi ; cependant cela n’est pas avancé d’une manière positive. Le gouvernement de Samos a pu être oligarchique, même à cette époque ; cependant, s’il agissait dans l’intérêt athénien, il y avait sans doute un corps d’exilés guettant les occasions de lui nuire, grâce à l’aide des ennemis d’Athènes.

De plus, il me semble que, si nous lisons et réunissons les passages de Thucydide, VIII, 21, 63, 73, il est impossible sans la plus grande violence de leur donner aucun autre sens que celui-ci, à savoir que le gouvernement de Samos était en ce moment entre les mains de l’oligarchie, c’est-à-dire des Geômori, et que le Dêmos se mit en insurrection contre elle, et remporta un triomphe définitif. Le sens naturel des mots έπανάστασις, έπανίσταμαι est celui d’insurrection contre un gouvernement établi ; il ne signifie pas une attaque violente d’un parti contre un autre parti, — encore moins une attaque tentée par nu parti en possession du gouvernement : ce qu’il devrait néanmoins signifier, si le docteur Thirlwall est exact en supposant que le gouvernement samien était alors démocratique. C’est ainsi que nous avons, dans la description de la révolte samienne contre Athènes, — Thucydide, I, 115 (après que Thucydide a avancé que les Athéniens établirent un gouvernement démocratique, il dit ensuite que les exilés samiens vinrent bientôt, avec une armée de mercenaires). Et V, 23, — au sujet de l’insurrection redoutée des Ilotes contre les Spartiates : cf. Xénophon, Helléniques, V, 4, 19 ; Platon, Republ., IV, 18, p. 414 ; Hérodote, III, 39-120. De même aussi δυνατοί est au nombre des mots qu’emploie Thucydide pour désigner un parti oligarchique, soit ail pouvoir, soit dans ce qu’on peut appeler opposition (I, 24 ; V, 4). Mais je ne puis croire que Thucydide aurait employé les mots — ή έπανάστασις ύπό τοΰ δήμου τοϊς δυνατοϊς, — si le Dêmos avait été réellement au pouvoir à cette époque.

Voyez ce qu’il dit encore, VIII, 63, sur le parti oligarchique athénien sous Peisandros. Ici le motif de la précédente έπανάστατις est clairement indiqué — c’était pour qu’ils ne posent pas sous un gouvernement oligarchique, car je crois avec Krüger (en opposition avec le docteur Thirlwall) que c’est le sens clair des mots ; et que l’emploi du présent nous empêche d’expliquer, afin que leur gouvernement démocratique ne fût pas renversé, et qu’une oligarchie ne leur fût pas imposée : — ce qui devrait être le sens, si l’idée du docteur Thirlwall était juste.

Enfin, en VIII, 73, assurément ces mots «ceux qui s’étant levés en armes contre les riches et les puissants, étaient alors un Dêmos, c’est-à-dire une démocratie — doivent impliquer que les personnes contre lesquelles un soulèvement s’était fait avaient été une oligarchie au pouvoir. Assurément aussi les mots μεταβαλλόμενοι αΰθις ne peuvent vouloir signaler autre chose que l’étrange différence dans la conduite de ces mêmes hommes à deux époques différentes peu éloignées l’une de l’autre. Dans la première occasion, ils se soulevèrent contre un gouvernement oligarchique établi, et constituèrent un gouvernement démocratique. Dans la seconde, ils conspirèrent contre, ce même gouvernement démocratique, afin de le renverser et, de constituer eux-mêmes une oligarchie la sa place. Si nous supposons que dans la première occasion le gouvernement établi fût déjà démocratique, et que les personnes ici mentionnées fussent, non pas des conspirateurs contre une -oligarchie établie, mais seulement des personnes usant des pouvoirs d’un gouvernement démocratique pour faire violence aux riches citoyens, — toute cette opposition disparaît complètement.

En résumé, je suis convaincu que le gouvernement de Samos, à l’époque où Chies se révolta contre Athènes, était oligarchique comme celui de Chios elle-même. Et je ne vois aucune difficulté à croire qu’il en fût ainsi, bien que je ne puisse dire quand et comment l’oligarchie y fut établie. Tant que l’île accomplit son devoir en qualité d’allié sujet, Athènes n’intervint pas dans le forum de son gouvernement. Ce qu’il y avait de moins vraisemblable, c’est qu’elle y intervînt pendant les sept années de paix qui s’écoulèrent entre les années 421 et -114 avant J.-C. Il n’y avait alors rien pour exciter ses appréhensions. Le degré auquel Athènes se mêlait en général des affaires intérieures de ses alliés sujets, me semble avoir été fort exagéré.

L’oligarchie saurienne on Geômori, dépossédée du gouvernement en cette occasion, fut rétablie par Lysandros après la fin glorieuse qu’il mit à la guerre du Péloponnèse — Xénophon, Helléniques, III, 3, 6, — où ils sont appelés οί άρχαϊοι πολίται.

[46] Thucydide, VIII, 13.

[47] Thucydide, VIII, 20-23.

[48] Thucydide, VIII, 22.

[49] Thucydide, VIII, 20.

[50] Thucydide, VIII, 23.

Le docteur Arnold et Goeller supposent que ces soldats avaient été amenés à Lesbos pour coopérer à détacher l’île des Athéniens. Mais cela n’est pas impliqué dans le récit. L’armée de terre marcha par terre en se dirigeant vers Klazomenæ et Kymê. Thucydide ne dit pas qu’elle ait passé jamais à Lesbos elle resta près de Kymê, prête à se rendre à l’Hellespont, après que l’île aurait été conquise.

[51] Thucydide, VIII, 24, avec une note du docteur Arnold.

[52] Aristote, Politique, IV, 4, I ; Athénée, VI, p. 265.

[53] Thucydide, VIII, 24, 45.

[54] Thucydide, VIII, 25, 26.

[55] Thucydide, III, 26, 27.

[56] Phrynichos, le commandant athénien, fut plus tard destitué par ses compatriotes, — à la demande de Peisandros, au moment où ce déplacement convenait au dessein des conspirateurs oligarchiques, — sous l’accusation d’avoir abandonné et trahi Amorgês en cette occasion, et causé la prise d’Iasos (Thucydide, VIII, 54).

Phrynichos et ses collègues, furent certainement coupables d’une grave omission en n’envoyant pas avis à Amorgês de la retraité soudaine de la flotte athénienne quittant Milêtos, circonstance dont l’ignorance fut une raison pour laquelle Amorgês prit par erreur des vaisseaux péloponnésiens pour des Athéniens.

[57] Thucydide, VIII, 28.

[58] Quel était ce nouveau taux de paye, ou de quelle fraction exacte il surpassait la demi-drachme ? c’est un point que les mots de Thucydide ne nous permettent pas d’établir. Aucun des commentateurs ne peut expliquer le texte sans admettre quelque altération on quelque omission de mots ; et aucune des explications proposées ne me parait convaincante. En général, j’incline à considérer la conjecture et l’explication de Paulmier et de Dobree comme plus plausibles que celles du docteur Arnold et de Goeller, ou de Poppo et d’Hermann.

[59] Thucydide, VIII, 36.

[60] Thucydide, VIII, 30 ; cf. la note du docteur Arnold.

[61] Thucydide, VIII, 31, 32.

[62] Thucydide, VIII, 32, 33.

[63] Thucydide, VIII, 33, 34.

[64] Thucydide, V1II, 34-38.

Si les Athéniens choisissaient en cette occasion Lesbos comme base de leurs opérations, et comme le théâtre immédiat de derniers préparatifs contre Chios, ils ne faisaient que répéter ce qu’ils avaient fait une fois auparavant (c. 24) et ce qu’ils firent de nouveau plus tard (c. 100). Je ne sens pas la difficulté qui frappe Dobree et le docteur Thirlwall. Sans doute Delphinion était au nord de la ville der Chios.

[65] Thucydide, VIII, 38-40. Au sujet des esclaves de Chios, V. les extraits de Théopompe et de Nymphodore dans Athénée, VI, p. 265.

Celui de Nymphodore parait n’être pas autre chose qu’une légende locale romanesque, rattachée à la chapelle du Héros bienveillant à Chios.

Même dans l’antiquité, bien que l’institution de l’esclavage fût universelle et qu’on ne la désapprouvât nullement, cependant le commerce d’esclaves, c’est-à-dire l’achat et la vente d’esclaves, était regardé comme plus ou moins odieux.

[66] V. la vie de Lysias le Rhéteur dans Denys d’Halicarnasse, c.1, p. 453 ; Reiske ; et dans Plutarque, Vit. X. Orator., p. 835.

[67] Thucydide, VIII, 35-109.

[68] Thucydide, VIII, 35, 36.

[69] Thucydide, VIII, 37.

La distinction faite ici entre le territoire du roi et le territoire sur lequel le roi exerce l’empire — mérite attention. La première phrase indique (je présume) le continent d’Asie, que la cour de Suse considérait, avec tons ses habitants, comme une possession extrêmement sacrée et particulière, (Hérodote, I, 4) ; la dernière, tout ce que le satrape trouverait commode de saisir, de ce qui avait appartenu jadis à Darius, fils d’Hystaspês, ou à Xerxès, dans la plénitude de leur pouvoir.

[70] Thucydide, VIII, 38.

[71] Thucydide, VIII, 39.

[72] Thucydide, VIII, 42.

[73] Thucydide, VIII, 43. Aristophane fait de cette défaite de Charminos le sujet d’une plaisanterie. — Thermophor., 810, avec la note de Paulmier.

[74] Thucydide, VIII, 43.

[75] Thucydide, VIII, 44.

Nous avons à faire remarquer ici, comme dans des occasions antérieures de révolte parmi les alliés dépendants d’Athènes, — que la population générale de la cité alliée ne manifeste pas d’ancien mécontentement, ni de disposition spontanée, à la révolte. Les hommes puissants de l’île (ceux qui, si le gouvernement était démocratique, fermaient la minorité oligarchique, mais qui formaient le. gouvernement lui-même s’il était oligarchique) conspirent et attirent la flotte péloponnésienne, à l’insu du corps des citoyens, et, ainsi ne laissent pas à ces derniers de libre choix. Le sentiment réel à l’égard d’Athènes, de la part du corps des citoyens, est une simple adhésion, avec peu d’attachement d’une part, — toutefois sans haine, ni sentiment de souffrance pratique, de l’autre.

[76] Thucydide, VIII, 41 : cf. c. 57.

[77] Thucydide, VIII, 40-55.

[78] Thucydide, VIII, 33.

[79] Thucydide, VIII, 45. Les suggestions d’Alkibiadês à Tissaphernês.

Au sujet des présents faits à Astyochos lui-même, V. aussi c. 50.