HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIXIÈME VOLUME

CHAPITRE V — DEPUIS LA REPRISE D’HOSTILITÉS DIRECTES ENTRE ATHÉNES ET SPARTE JUSQU’À LA DESTRUCTION DE L’ARMEMENT ATHÉNIEN EN SICILE (suite).

 

 

Il fit tous ses efforts pour les ranimer, par des exhortations extraordinairement énergiques et propres à faire sur les esprits de l’impression. Rappelez-vous (dit-il) que vous aussi, non moins que les Syracusains, vous combattez actuellement pour votre propre salut et pour votre pays ; car c’est seulement par la victoire dans la lutte qui va s’engager que chacun de vous peut jamais espérer revoir sa patrie. Ne vous abandonnez pas au désespoir comme des recrues novices après une première défaite : vous, Athéniens et alliés, familiers avec les révolutions inattendues de la guerre, vous devez espérer maintenant un heureux retour de fortune, et combattre avec une ardeur digne des grandes forces que vous voyez ici autour de vous. Nous autres généraux, nous avons en ce moment pris des précautions efficaces contre nos deux grands désavantages, — le circuit étroit du port, et l’épaisseur des proues de l’ennemi[1]. Dans la triste nécessité où nous sommes, nous avons mis de côté toute notre habileté et notre tactique athénienne, et nous sommes préparés à combattre dans les conditions que nous impose l’ennemi, — une bataille de terre à bord de vaisseaux[2]. C’est à vous de vaincre dans cette dernière lutte désespérée, après laquelle il n’y a pas de rivage ami pour vous recevoir si vous cédez. Vous, hoplites sur le pont, aussitôt que vous serez en contact avec une trirème de l’ennemi, tenez la fortement, et ne lâchez pas avant d’avoir balayé ses hoplites et envahi son pont. Vous, marins et rameurs, vous devez conserver votre courage, malgré ce triste affaiblissement de nos moyens et ce renversement de notre tactique. Vous êtes mieux défendus par les soldats du pont placés au-dessus de vous, et vous avez plus de trirèmes pour vous secourir, que clans la récente défaite. Quant à ceux d’entre vous qui ne sont pas citoyens athéniens, je les conjure de se rappeler les précieux avantages dont ils ont joui jusqu’ici en servant dans la marine d’Athènes. Bien que vous ne soyez pas réellement citoyens, vous avez été réputés et traités comme tels ; vous avez acquis notre dialecte, copié nos habitudes, et joui ainsi de l’admiration, de la position imposante et de la sécurité qu’assure notre grand empire[3]. Participant comme vous le faites librement aux avantages de cet empire, ne le livrez pas aujourd’hui à ces Siciliens et à ces Corinthiens que vous avez si souvent battus. Quant à vous autres, qui êtes Athéniens, je vous rappelle de nouveau qu’Athènes n’a ni nouveaux vaisseaux, ni nouveaux hoplites, pour remplacer ceux qui sont ici maintenant. Si vous n’êtes pas vainqueurs aujourd’hui, les ennemis qu’elle a près d’elle se trouveront sans défense ; et nos compatriotes y deviendront les esclaves de Sparte, comme vous de Syracuse. Rappelez-vous tous, que vous, qui êtes maintenant à bord des trirèmes, vous êtes tout ce que possède Athènes,ses hoplites, ses vaisseaux, sa république entière, son grand nom[4]. Soutenez-vous donc et triomphez chacun de vous avec son courage personnel, dans cette dernière et unique lutte,pour Athènes aussi bien que pour vous-mêmes, et dans une occasion qui ne reviendra jamais.

Si, en traduisant la dépêche écrite il y a dix mois auparavant par Nikias et adressée au peuple d’Athènes, nous étions forcé de faire remarquer que, clans la plus grande partie, elle était la condamnation la plus amère de sa politique antérieure en qualité de commandant, ici, en le voyant s’efforcer de pallier les effets ruineux de cet espace d’eau resserré qui paralysait les marins athéniens, nous sommes ramené à l’imprévoyance obstinée qu’il montra en s’opposant à la,ortie de la flotte demandée instamment par Demosthenês. Probablement ses auditeurs étaient trop absorbés par le terrible moment actuel pour revenir aux fautes irrémédiables du passé. Immédiatement après la fin de son touchant discours, l’ordre fut donné de s’embarquer, et les marins prirent leurs places. Mais quand les trirèmes furent complètement garnies d’hommes, et que les triérarques, après avoir surveillé l’embarquement, furent eux-mêmes sur le point d’y entrer et de pousser au large, — l’angoisse de Nikias fut trop grande pour être réprimée. Sentant plus vivement que tout autre la grandeur de ce dernier combat à mort, et l’insuffisance sérieuse, mais inévitable, de l’armement dans son état actuel, — il crut encore qu’il n’en avait pas assez dit pour l’occasion. Il renouvela alors son appel, personnellement aux triérarques, — tous citoyens riches et d’un rang élevé à Athènes. Ils lui étaient tous familièrement connus, et il s’adressa à chaque homme séparément en prononçant son propre nom, celui de son père et celui de sa tribu, — l’adjurant par les motifs les plus forts et les plus solennels qui pouvaient toucher les sentiments humains. Il rappela, Ei quelques-uns leur propre gloire antérieure, à d’autres les exploits d’ancêtres illustres, les suppliant de ne déshonorer ni de trahir ces précieux titres : il les fit souvenir tous ensemble du charme de leur pays bien-aimé, avec sa pleine liberté politique et le pouvoir que chaque homme, individuellement, avait d’agir sans contrainte : il fit appel à tous également au nom de leurs épouses, de leurs enfants, et des dieux de leurs pères. Il ne s’inquiéta pas d’être soupçonné d’empiéter sur les lieux communs de rhétorique — il saisit tous les arguments qui pouvaient toucher les affections les plus intimes, éveiller le patriotisme inné, et rallumer le courage abattu des officiers qu’il lançait dans cette aventure désespérée. Il fit enfin un effort sur lui-même pour s’arrêter, s’imaginant encore dans son anxiété qu’il devait en dire davantage, — et il se mit en devoir de ranger l’armée de terre aussi bien près des lignes pour les défendre que le long du rivage, où elle pourrait rendre autant de services que possible aux combattants à bord des vaisseaux et les encourager en même temps[5].

Très différent était l’esprit qui régnait à bord des vaisseaux syracusains, et il s’y prononçait des paroles brûlantes tout à fait contraires, au moment où les chefs passaient leurs soldats en revue immédiatement avant l’embarquement. Ils avaient été informés que les Athéniens étaient alors sur le point d’employer des grappins de fer, et ils s’étaient en partie mis en garde contre eux en étendant des peaux de bœufs le long de leurs proues, afin que la main de fer glissât sans avoir de prise. Les mouvements préparatoires, même dans la station athénienne, étant parfaitement visibles, Gylippos fit sortir la flotte avec la harangue préliminaire habituelle. Il complimenta les marins sur les grands exploits qu’ils avaient déjà accomplis, en détruisant la puissance navale d’Athènes, considérée pendant si longtemps comme irrésistible[6]. Il leur rappela que si leurs ennemis tentaient de sortir, c’était seulement par un dernier effort de désespoir, dans le dessein seul de s’échapper, entrepris sans confiance en eux-mêmes, et dans la nécessité de renoncer à toute leur tactique afin de copier faiblement celle des Syracusains[7]. Il les supplia de se rappeler les projets destructifs que les envahisseurs avaient apportés avec eux contre Syracuse, de donner d’une main vengeresse le dernier coup à cet armement à demi ruiné, et de goûter la jouissance que procure une vengeance légitime satisfaite[8].

La flotte syracusaine, -forte de soixante-seize trirèmes, comme dans la dernière bataille, — fut la première à quitter le rivage ; Pythên avec les Corinthiens au centre, Sikanos et Agatharchos sur les ailes. On en plaça une certaine portion près de l’entrée du port, afin de garder la barrière, tandis que le reste fut réparti autour du port, pour attaquer les Athéniens de différents côtés aussitôt qu’ils approcheraient. De plus, la surface de ce bassin fourmillait des embarcations légères des Syracusains, dont un grand nombre était monté par de jeunes volontaires, fils des meilleures familles de la ville[9] ; bateaux qui rendirent des services non médiocres pendant la bataille, en sauvant ou bien en faisant périr les marins jetés pardessus le bord des vaisseaux désemparés, aussi bien qu’en molestant les trirèmes athéniennes qui combattaient. Ce jour était consacré à Hêraklês à Syracuse ; et les prophètes annoncèrent que le dieu assurerait la victoire aux. Syracusains, pourvu qu’ils eussent soin de rester sur la défensive et de ne pas commencer l’attaque[10]. De plus, le rivage entier entourant le port, à l’exception de la station athénienne et de son voisinage immédiat, était couvert de soldats et de spectateurs syracusains ; tandis que les murs d’Ortygia, qui dominaient immédiatement l’eau, étaient garnis de la population plus faible de la ville, des vieillards, des femmes et des enfants. De la station athénienne s’avancèrent bientôt cent dix trirèmes, sous Demosthenês, Menandros et Euthydemos, — avec le pæan habituel, dont le ton participait probablement de la tristesse générale du camp. Les Athéniens gouvernèrent en traversant le port droit vers son entrée, en voyant de tous côtés les ennemis en armes rangés le long du rivage, aussi bien que la multitude sans armes qui appelait sur leurs têtes la vengeance des dieux ; tandis que pour eus il n’y avait aucune sympathie, si ce n’est parmi leurs compagnons de souffrance dans leurs propres lignes. Dans l’intérieur de cet étroit bassin, dont le circuit était d’un peu plus de cinq milles (= 8 kilom.), cent quatre-vingt-quatorze vaisseaux de guerre, montés chacun par plus de deux cents hommes, étaient sur le point d’engager un combat, — en présence d’une masse innombrable de spectateurs placés à l’entour, tous le cœur palpitant, et assez près et pour voir et pour entendre ; combat probablement le plus pittoresque dans l’histoire (si nous pouvons faire abstraction de son terrible intérêt), sans fumée ni autre obstacle arrêtant la vue, et dans la limpide atmosphère de la Sicile, — réalisation sérieuse et agrandie de ces Naumachies que les empereurs romains avaient coutume de représenter avec des gladiateurs sur les lacs italiens, pour la récréation du peuple.

La flotte athénienne se dirigea droit vers cette partie de la barrière où l’on avait laissé pour les bâtiments marchands une étroite ouverture (fermée peut-être par une chaîne mobile). Par leur première attaque impétueuse les Athéniens se firent jour à travers l’escadre syracusaine qui la défendait, et déjà ils essayaient d’en détacher les chaînes, quand l’ennemi s’avança en foule sur eus de toutes parts, et les força de renoncer à leur projet. Bientôt la bataille devint générale, et les combattants furent répartis dans divers endroits du port. Des deus : côtés on déplora un courage farouche et désespéré, plus grand même qu’on n’en avait montré dans aucune des occasions précédentes. A la première attaque, l’habileté et la tactique des timoniers se firent remarquer, bien secondées par le zèle des rameurs et par leur prompte Obéissance à la voix du keleustês. A mesure que les vaisseaux approchaient, les archers, les frondeurs et les akontistæ sur le pont lançaient des grêles de projectiles contre l’ennemi, — ensuite on entendait le grand fracas du choc des deux fronts métalliques, résonnant sur tout le rivage[11]. Une fois que les vaisseaux étaient ainsi en contact, il leur était rarement permis de se séparer : alors une ardente lutte corps à corps était engagée par les hoplites de chacun d’eux, qui s’efforçaient respectivement d’aborder et de se rendre maîtres du pont de l’ennemi. Toutefois il n’arrivait lias toujours que chaque trirème eût son propre ennemi unique et spécial : quelquefois un vaisseau avait à lutter contre deus ou trois ennemis à la fois, — quelquefois il en abordait un sans l’avoir cherché, et s’enchevêtrait avec lui. Après un certain temps, le combat continuant encore obstinément, toute espèce d’ordre de bataille disparut ; l’habileté des timoniers fut de peu d’utilité, et la voix du keleustês fut couverte au milieu du bruit universel et des cris mêlés des vainqueurs aussi bien que des vaincus. Des deux côtés des exhortations étaient lancées à l’envi, avec des reproches et des sarcasmes adressés à tout vaisseau qui paraissait se retirer de la lutte ; bien qu’à vrai dire un stimulant factice de cette sorte ne fût guère nécessaire.

Le courage héroïque déployé des deux côtés fut tel que pendant longtemps la victoire resta complètement douteuse, et que tout le port fut un théâtre de rencontres partielles, où triomphaient parfois des Syracusains, et parfois des Athéniens. Les transports de joie ou les gémissements des spectateurs sur le rivage suivaient ces fluctuations du succès. Dans un seul et même moment, on pouvait voir toutes les variétés de l’émotion humaine, selon que l’attention se tournait vers un vaisseau vainqueur ou vers un vaincu. C’était surtout parmi les spectateurs de la station athénienne, dont la vie et la liberté dépendaient entièrement du combat, que cette émotion se montrait poussée jusqu’à l’angoisse, et dépassait l’excitation des combattants eux-mêmes[12]. Ceux d’entre eux qui regardaient une partie du port où leurs amis semblaient l’emporter, étaient pleins de joie et de reconnaissance pour les dieux : ceux de leurs voisins qui considéraient un vaisseau athénien dans l’embarras, exhalaient leurs sentiments par des cris et des lamentations ; tandis qu’un troisième groupe, les yeux fixés sur quelque portion du combat encore disputée, était plongé dans toutes les agitations du doute, qui se manifestait même par le mouvement vacillant de leurs corps, selon que la crainte ou l’espérance prédominait tour à tour. Pendant tout le temps .que le combat resta indécis, les Athéniens sur le rivage furent distraits par toutes ces variétés diverses d’une vive sympathie. Mais enfin vint le moment, après une lutte prolongée, où la victoire commença à se déclarer en faveur des Syracusains, qui, s’apercevant que leurs ennemis faiblissaient, redoublèrent leurs efforts aussi bien que leurs cris, et refoulèrent les Athéniens vers la terre. Toutes les trirèmes athéniennes, abandonnant toute résistance, furent jetées à la côte comme des vaisseaux naufragés, dans leur station ou à côté ; un petit nombre étant même pris avant de pouvoir y arriver. Les diverses manifestations de sympathie parmi les Athéniens de la station elle-même se changèrent alors en un cri unanime de douleur et de désespoir. Les plus hardis d’entre eux se précipitèrent pour sauver les vaisseaux et leurs équipages de la poursuite, d’autres pour garnir d’hommes leurs murs dans le cas d’une attaque du côté de la terre : il y en eut beaucoup qui furent paralysés u ce spectacle, et absorbés dans la pensée de leur irréparable ruine. Leurs rimes étaient sans doute encore plus accablées par la joie sauvage et enthousiaste des masses hostiles entourant le port, joie qui se manifestait en cris étourdissants, en réponse à leurs propres camarades victorieux à bord des vaisseaux.

Telle fut la fin de ce combat terrible, navrant et décisif. L’historien moderne s’efforce en vain d’en reproduire l’impression qui parait dans les phrases condensées et brûlantes de Thucydide. Nous trouvons dans la description qu’il fait de batailles en général, et dans celle de cette dernière plus que dans toutes les autres, une profondeur et une abondance d’émotion humaine qui a disparu actuellement des opérations militaires. Les Grecs qui combattent, comme les Grecs qui regardent, ne sont pas des soldats tirés de la communauté, et spécialisés aussi bien qu’endurcis par une longue éducation de métier, — ce sont des citoyens avec toutes leurs passions, leurs instincts, leurs sympathies, leurs joies et leurs douleurs, de la vie domestique aussi bien que de la vie politique. De plus, la population non militaire dans. l’antiquité avait un intérêt de la nature la plus forte dans le résultat de la lutte, qui était pour eux une différence, sinon entre la vie et la mort, du moins entre le bonheur et la misère poussés à l’extrême. De lia, la vigueur de lumière et d’ombre, l’exposition homérique de mouvements non déguisés, le tragique détail de motifs et de souffrances personnels, qui règnent dans cette description militaire de Thucydide et dans d’autres de la même sorte. Quand nous lisons le peu de mots, mais pleins de véhémence, qu’il emploie pour dépeindre le camp athénien dans cette effrayante épreuve, nous devons nous rappeler que c’étaient non seulement des hommes dont toute la fortune était en jeu, mais que c’étaient en outre des citoyens d’un naturel très susceptible d’impression, — des Grecs sensibles et démonstratifs, et dans le fait les plus sensibles et les plus démonstratifs de tous les Grecs. Réprimer toutes les manifestations d’une émotion forte n’était pas considéré, dans l’antiquité, comme essentiel à la dignité du caractère humain.

Toutefois, au milieu du profonds pathétique que le grand historien a répandu sur la bataille finale livrée à Syracuse, il ne nous a pas expliqué les causes d’où dépendit son issue définitive. En considérant que les Athéniens étaient supérieurs à leurs ennemis par le nombre des trirèmes, dans la proportion de cent dix à soixante-seize, — qu’ils combattirent avec un courage non moins héroïque, — et que l’action se livra sur leur élément, nous aurions pu espérer pour eux, sinon une victoire, du moins une bataille rangée, avec des pertes égales des deux côtés. Mais nous pouvons faire les remarques suivantes : 1° Le nombre de cent dix trirèmes fut formé en y comprenant quelques-unes à peine en état de tenir la mer[13]. 2° Les équipages furent composés en partie d’hommes non habitués au service sur mer ; et les akontistæ akarnaniens, en particulier, rendirent pour cette raison peu de services avec leurs traits[14]. 3° Bien que l’eau eût été jusque-là l’élément favorable à Athènes, cependant sa supériorité sous ce rapport était en train de décliner, et ses ennemis s’en rapprochaient davantage, même en pleine mer. Mais les dimensions étroites du port auraient rendu nulle sa supériorité en tout temps, et l’auraient placée même dans un grand désavantage, — sans le moyen de tourner et de retourner les trirèmes de manière à frapper seulement au point vulnérable de l’ennemi, — comparativement à la manière pesante, lourde et directe, à l’aide de laquelle les vaisseaux syracusains heurtaient leurs adversaires ; comme un pugiliste alerte et léger luttant, dans un cercle très limité, contre un adversaire supérieur par le poids et les muscles[15]. Pour le simple combat de terre à bord des vaisseaux, non seulement les Athéniens n’avaient aucun avantage, mais ils avaient, au contraire, affaire à forte partie. 4° Les Syracusains jouissaient du grand avantage d’avoir presque tout le port garni à l’entour de leurs soldats et de leurs amis ; non seulement à cause de la force de l’encouragement de la sympathie, puissant auxiliaire, — mais parce que toute trirème de leur côté, qui était forcée de reculer devant une trirème athénienne, trouvait protection sur le rivage, et pouvait retourner au combat à loisir ; tandis qu’un vaisseau athénien dans la même position n’avait aucun moyen d’échapper. 5° Les nombreuses embarcations légères des Syracusains rendirent sans doute de grands services dans cette bataille, comme elles l’avaient fait dans la précédente, — bien que Thucydide ne les mentionne pas de nouveau. 6° En dernier lieu, dans les caractères, athéniens et syracusains, — la pression de la nécessité était moins puissante, comme stimulant qui poussât à agir, qu’une confiance et un orgueil pleins d’espoir, avec l’idée d’un flot de succès montant encore. Dans le caractère de quelques autres races, des Juifs par exemple, la force comparative de ces motifs parait être en sens inverse.

Soixante trirèmes athéniennes environ, un peu plus de la moitié de la flotte qui s’avança, furent sauvées comme débris de ce terrible conflit-Les Syracusains, de leur côté, avaient aussi beaucoup souffert ; de soixante-seize trirèmes il ne restait que cinquante. Néanmoins, la joie triomphante avec laquelle, en retournant dans la ville, ils élevèrent leur trophée, et f allégresse dont était transportée la foule immense qui entourait le port, dépassèrent toute mesure ou furent sans précédent. Les manifestations bruyantes ne se firent sans doute que trop bien entendre dans le camp voisin athénien, et augmentèrent, si quelque chose pouvait l’augmenter, l’extrémité accablante de détresse qui paralysait les vaincus. Le poids des souffrances prévues, aussi bien qu’actuelles, engourdissait leurs esprits et leur faisait oublier leurs associations d’idées les plus sacrées à un tel point, que personne parmi eux, pas même l’ultra-religieux Nikias, ne songea à recueillir les cadavres flottants ni à demander une trêve pour enterrer les morts. Cette obligation habituellement si sérieuse et si impérativement imposée aux survivants après une bataille, passait alors inaperçue de l’homme vivant lui-même, au milieu de l’angoisse, de la terreur et du désespoir.

Toutefois, ce désespoir ne fut pas partagé par les généraux ; il faut le dire à leur honneur. Dans l’après-midi de cette terrible défaite, Demosthenês proposa à Nikias de garnir d’hommes, à l’aurore, le matin suivant, tous les vaisseaux qui restaient, — même alors plus nombreux que ceux des Syracusains, — et de faire une nouvelle tentative pour s’échapper du port. Nikias y acquiesça, et tous deux se mirent en devoir d’essayer leur influence pour faire exécuter la résolution. Mais l’ardeur des marins était si irréparablement abattue que rien ne pût les déterminer à remonter à bord des vaisseaux ; ils ne voulaient entendre parler que de tenter de s’enfuir par terre[16]. On fit donc des préparatifs pour commencer la marche dans les ténèbres de cette nuit même. Les routes étaient encore ouvertes ; et s’ils avaient marché ainsi, une partie d’entre eux, du moins, aurait pu encore être sauvée[17]. Mais il y eut une méprise de plus, — un nouvel ajournement, — qui enleva les dernières espérances de ce reste vaillant et condamné par le destin.

Le Syracusain Hermokratês, prévoyant bien, que les Athéniens partiraient cette nuit même, fut impatient de prévenir leur retraite, à cause du mal qu’ils pourraient faire s’ils s’établissaient dans une autre partie de la Sicile. Il pressa Gylippos et les autorités militaires d’envoyer sur-le-champ fermer les principales routes, les défilés et les gués, par lesquels les fugitifs devaient passer en se retirant. Bien qu’ils sentissent la sagesse de son avis, les généraux le jugèrent complètement inexécutable. Si immense était la joie universelle qui régnait alors dans la ville, par suite de la récente victoire, et qu’augmentait encore la circonstance que ce jour était consacré à Hêraklês ; — si extrêmes étaient l’allégresse, les réjouissances, l’enivrement et les félicitations, au milieu d’hommes se récompensant eux-mêmes après leurs efforts et leur triomphe récents, et au milieu des soins nécessaires aux blessés, — que l’ordre de s’armer et de se mettre en marche aurait été aussi peu écouté que’ celui de s’embarquer donné aux Athéniens désespérés. S’apercevant qu’il ne pourrait rien obtenir avant le lendemain matin, Hermokratês eut recours à un stratagème afin de retarder le départ des Athéniens pendant cette nuit. Au moment où commençait l’obscurité, il envoya quelques amis de confiance à cheval vers le mur athénien. Ceux-ci s’approchèrent assez près pour se faire entendre, et appelant les sentinelles, ils leur parlèrent comme s’ils étaient des messagers venant de la part des correspondants particuliers de Nikias dans Syracuse, qui l’avaient envoyé prévenir (affirmaient-ils) de ne pas partir pendant la nuit, vu que les Syracusains avaient déjà entouré et occupé les routes ; mais de commencer tranquillement la marche le lendemain matin après des préparatifs suffisants[18].

Cette fraude — la même que les Athéniens aussi avaient mise en usage deux ans auparavant[19], afin d’engager les Syracusains à sortir de leur ville pour s’avancer contre Katane — réussit parfaitement : on crut à la sincérité du renseignement, et on adopta l’avis. Si Demosthenês avait eu seul le commandement, nous pouvons douter qu’il eût été trompé aussi facilement : car en admettant l’exactitude du fait affirmé, il n’en était pas moins évident que les difficultés, au lieu de diminuer, seraient dix fois plus grandes le jour suivant. Toutefois, nous avons vu, dans plus d’une occasion antérieure, combien Nikias fut fatalement égaré par les avis perfides venus du parti favorable aux Athéniens à Syracuse. Une excuse pour ne pas agir était toujours conforme à son caractère ; et de plus, la recommandation actuelle ne s’accordait que trop heureusement avec les dispositions de l’armée, — glacée maintenant par l’abattement et la terreur, comme ces infortunés soldats, dans la Retraite des Dix Mille Grecs, qui cédaient à la léthargie causée par l’extrême froid dans les neiges de l’Armenia, et que Xénophon essayait en vain de réveiller[20]. Après être restés toute cette nuit, les généraux se déterminèrent aussi à séjourner le jour suivant, — afin que l’armée pût emporter avec elle tout ce qu’elle pourrait de ses bagages, — et ils envoyèrent en avant un messager aux Sikels de l’intérieur pour leur demander de venir au-devant de l’armée, et d’apporter avec eux un secours de provisions[21]. Gylippos et Hermokratês eurent ainsi tout le temps, le lendemain, d’envoyer des troupes et d’occuper toutes les positions convenables pour intercepter la marche athénienne. En même temps ils remorquèrent dans Syracuse comme prises, toutes les trirèmes athéniennes qui avaient été jetées à la côte dans la récente bataille, et qui maintenant restaient comme des carcasses sans valeur, qu’on ne gardait pas et auxquelles on ne faisait plus attention[22], — vraisemblablement même celles qui étaient dans la station.

Ce fut le surlendemain de la défaite navale que Nikias et Demosthenês mirent leur armée en marche pour essayer la retraite. Le camp avait été longtemps un théâtre de maladie et de mort par suite de l’influence de la fièvre de marais ; mais depuis la dernière bataille, le nombre des blessés et les cadavres non ensevelis l’avaient rendu encore plus digne de pitié. Quarante mille malheureux (ils atteignaient ce nombre prodigieux, comprenant tous les rangs et toutes les fonctions) se mirent en route pour le quitter, et commencèrent une marche dont peu d’entre eux pouvaient espérer de voir la fin ; marche semblable à la sortie de la population d’une grande ville réduite à la famine par un blocus. Beaucoup d’entre eux n’avaient que peu ou point de provisions à emporter, tant le fonds était tombé bas ; mais parmi ceux qui en avaient, chacun portait les siennes, — même les cavaliers fit les hoplites, qui alors, pour la première fois, ou restaient déjà sans esclaves par suite de la désertion, ou savaient qu’on ne pouvait se fier à aucun esclave. Mais ni cette triste égalité de souffrances, ni le nombre des malheureux, ne comptaient pour beaucoup en manière d’allégement. Chaque homme était en proie à une morne stupeur et à un sentiment d’abaissement, qui devenaient d’autant plus intolérables, quand ils se rappelaient la sortie de l’armement du Peiræeus deux ans auparavant, avec des prières, des pæans solennels, et tous les rêves magnifiques de conquête, comparée à l’humiliation de la scène finale qu’ils avaient actuellement sous les yeux, saris une seule trirème qui restât de deux flottes prodigieuses.

Mais ce ne fut que quand l’armée eut réellement commencé sa marche que la misère fut sentie et se manifesta dans toute son étendue. Ce fut alors qu’on proclama pour la première fois la nécessité, dont probablement personne ne parlait auparavant, de laisser derrière soi, non seulement les corps non ensevelis, mais encore les malades et les blessés. Les scènes de douleur, qui marquèrent cette heure, passèrent tout ce que l’on peut endurer ou décrire. Le soldat en partant s’affligeait et frémissait, avec le sentiment d’un devoir non accompli, à mesure qu’il s’éloignait des corps non ensevelis des victimes du combat ; mais bien plus terrible était l’épreuve, quand il avait à s’arracher de malheureux vivants, qui suppliaient leurs camarades, avec des gémissements d’angoisse et de folie, de ne pas les abandonner. Faisant appel à tous les sentiments d’une pieuse amitié, ils s’attachaient à leurs genoux, et même se traînaient le long de la ligne de marche jusqu’à ce que les forces leur fissent défaut. L’abattement silencieux du jour précédent avait fait place alors à des larmes et à des gémissements universels, et à de bruyantes explosions de douleur, au milieu desquelles l’armée ne pouvait être que très difficilement dégagée et mise en mouvement.

Après ces scènes déchirantes, il semblerait qu’ils eussent épuisé leur coupe d’amertume ; mais pire était ce qui leur était encore réservé, — et les terreurs de l’avenir leur commandaient de lutter avec ; toutes les misères du passé et du présent. Les généraux firent tous leurs efforts pour entretenir quelque sentiment d’ordre aussi bien que de courage ; et Nikias en particulier, à ce moment suprême de sa carrière, montra un degré d’énergie et d’héroïsme qu’il n’avait jamais auparavant paru posséder. Bien qu’il fût lui-même au nombre de ceux qui souffraient le plus personnellement, par suite de sa maladie incurable, on le voyait partout dans les rangs, disposant les troupes, les relevant de leur abattement, et leur parlant d’une voix plus haute, plus énergique et plus imposante qu’il n’en avait l’habitude.

Conservez encore vos espérances, Athéniens (leur disait-il), même dans l’état où nous sommes ; d’autres sont sortis sains et saufs de situations pires que la nôtre. Ne soyez pas trop humiliés, soit par vos défaites, soit par vos maux actuels et immérités. Moi aussi, qui n’ai sur aucun de vous l’avantage de la force   bien plus, vous voyez l’état auquel la maladie m’a amené , et qui ai été accoutumé même à plus de splendeur et de bien-être dans la vie privée aussi bien que publique,moi aussi je suis plongé dans le même péril que le plus humble soldat d’entre vous. Néanmoins ma conduite a été constamment pieuse envers les dieux, juste et exempte de blâme à l’égard des hommes ; en retour, mon espérance pour l’avenir est vive encore, en même temps que nos malheurs actuels ne m’effrayent pas en proportion de leur grandeur intrinsèque[23]. En effet, il se peut qu’ils diminuent à partir de ce moment ; car nos ennemis ont eu leur plein essor d’heureuse fortune, et si au moment de notre départ nous étions sous le coup de la colère jalouse de quelque dieu, nous avons déjà subi une peine largement suffisante. D’autres avant nous ont envahi des contrées étrangères, et en agissant ainsi, en vertu de l’impulsion ordinaire à l’homme, ils ont encouru des souffrances dans la limite de ce que l’homme peut souffrir. Nous pouvons aussi raisonnablement espérer que dorénavant le dieu offensé nous traitera avec plus de douceur, — car nous pouvons être maintenant pour lui plutôt des objets de compassion que de jalousie[24]. Considérez en outre vos propres rangs, composés d’hoplites si excellents, si nombreux : que cela vous tienne en garde contre un désespoir excessif ; et souvenez-vous que partout agi vous pourrez vous établir, aussitôt vous formez vous-mêmes une ville : il n’y a pas de cité en Sicile qui puisse soit repousser votre attaque, soit vous chasser, si vous désirez vous arrêter. Avez soin de conserver une marche ferme et ordonnée ; et que chacun de vous soit convaincu que tout lieu où il peut être forcé de combattre est sa patrie et sa forteresse, et doit être conservé par un effort victorieux. Comme nos provisions sont très exiguës, nous marcherons la nuit et le jour ; et aussitôt que vous aurez atteint un village sikel ami, qui reste attaché à nous par haine pour Syracuse, alors considérez-vous en sûreté. Nous avons envoyé en avant pour informer les Sikels de notre départ, et les prier de venir au-devant de nous avec des provisions. Encore un coup, soldats, souvenez-vous que vous conduire en braves gens est maintenant une nécessité pour vous,et que, si vous faiblissez, il n’y a de refuge pour vous nulle part. Tandis que si vous vous débarrassez actuellement de vos ennemis, ceux de vous qui ne sont pas Athéniens jouiront encore de la vue de leur patrie, et que ceux qui le sont vivront pour relever la grande puissance de notre république, quelque tombée qu’elle soit actuellement. Ce sont les hommes qui constituent une cité, — et non des murs ni des vaisseaux vides d’hommes[25].

Lés efforts des deux commandants répondirent complètement à ces énergiques paroles. L’armée fut répartie en deux divisions ; les hoplites marchant en bataillon oblong et vide dans le centre, destiné aux bagages et aux hommes non armés. La division de devant était commandée par Nikias, l’arrière-garde par Demosthenês. Dirigeant leur course vers le territoire des Sikels, dans l’intérieur de file, ils marchèrent d’abord le long de la rive gauche de l’Anapos jusqu’à ce qu’ils parvinssent au gué de ce fleuve, qu’ils trouvèrent gardé par un détachement syracusain. Toutefois, ils forcèrent le passage sans éprouver beaucoup de résistance, et accomplirent dans ce jour une traite d’environ cinq milles (= 8 kilom.) ; avec le retard causé par la cavalerie et les troupes légères de l’ennemi harcelant la marche. Après avoir campé pendant cette nuit sur une éminence, ils se remirent en route dès l’aube du jour, et s’arrêtèrent, après environ deux milles et demi, à un village abandonné dans une plaine. Ils espéraient trouver quelques provisions dans les maisons, et ils furent même forcés d’emporter avec eux de l’eau de cet endroit ; car ils ne devaient pas en trouver plus loin. Comme leur ligne projetée de marche était devenue évidente alors, les Syracusains profitèrent de cette halte pour marcher avant eux, et pour occuper en forces une position sur la route, appelée la falaise akræenne. Dans ce lieu la route, gravissant une haute colline, formait une sorte de ravin bordé de chaque côté de falaises escarpées. Les Syracusains élevèrent un mur ou une barricade en travers de toute la largeur de la route, et occupèrent les hauteurs de chaque côté. Mais les Athéniens ne purent même parvenir à ce défilé, tant il leur était impossible d’avancer en face des attaques accablantes de la cavalerie et des troupes légères de l’ennemi. Ils furent forcés, après une courte marche, de retourner à leur camp de la nuit précédente[26].

Chaque heure ajoutait à la détresse de leur position ; car leurs aliments étaient presque épuisés, et aucun homme ne pouvait s’écarter du corps principal sans être certain de trouver la mort sous les coups de la cavalerie. En conséquence, le lendemain matin, ils tentèrent un effort désespéré de plus pour franchir le terrain montueux et pénétrer dans l’intérieur. Partant de très bonne heure, ils arrivèrent au pied de la colline appelée la falaise Akræenne, où ils trouvèrent les barricades placées en travers de la route, avec des files profondes d’hoplites syracusains derrière elles, et des masses de troupes légères garnissant les falaises de chaque côté. Ils firent les efforts les plus énergiques et les plus obstinés pour forcer cette position inexpugnable ; mais toutes leurs attaques furent vaines, tandis qu’ils souffrirent misérablement des traits lancés par les troupes d’en haut. Au milieu de tout le découragement causé par cet échec, leurs esprits furent encore consternés par un orage mêlé de tonnerre et d’éclairs, qui survint pendant ce temps, et qu’ils expliquèrent comme un présage annonçant leur ruine prochaine[27].

Ce fait explique d’une manière frappante et le changement que les deux dernières années avaient opéré dans les parties belligérantes, — et le degré auquel ces interprétations religieuses des phénomènes dépendaient quant — leur efficacité de la prédisposition d’esprit, sombre ou gaie. Dans la première bataille entre Nikias et les Syracusains, près du Grand Port, quelques mois avant que le siège commençât, un semblable orage accompagné de tonnerre avait éclaté ; en cette occasion, les soldats athéniens avaient continué le combat avec impassibilité, le considérant comme un événement naturel appartenant à la saison, — et cette indifférence de leur part avait encore plus imposé aux Syracusains alarmés[28]. Actuellement, la confiance en soi-même et l’impression religieuse avaient toutes deux changé de côtés[29].

Épuisés par leurs stériles efforts, les Athéniens se replièrent un peu pour se reposer, quand Gylippos essaya de les entourer en envoyant un détachement pour fermer la route étroite sur leurs derrières. Toutefois ils prévinrent ce mouvement en se retirant dans la plaine ouverte, où ils passèrent la nuit, et le jour suivant, ils tentèrent une fois de plus leur marche sans espoir vers la falaise Akræenne. Mais il ne fut pas possible d’avancer même jusqu’au défilé et à la barricade. Ils furent tellement assaillis et harcelés par la cavalerie et par les akontistæ, en flanc et par derrière, que, malgré des efforts et une patience héroïques, ils ne purent à peine avancer un seul mille. Exténués de fatigue, à demi morts de faim et encombrés de blessés, ils furent forcés de passer une troisième nuit misérable dans cette fatale plaine.

Aussitôt que les Syracusains se furent retirés pour la nuit dans leur camp, Nikias et Demosthenês tinrent conseil. Ils voyaient clairement que la route qu’ils avaient projetée primitivement, en franchissant la falaise Akræenne pour aller dans les régions Sikels de l’intérieur et de là à Katane, était devenue impraticable, et que leurs, malheureuses troupes seraient encore moins en état de la forcer le matin qu’elles ne l’avaient été le jour précédent. En conséquence, ils résolurent de s’éloigner pendant la nuit, en laissant des feux nombreux brûler pour tromper l’ennemi ; mais de changer complètement de direction, et de tourner vers la côte méridionale sur laquelle étaient situées Kamarina et Gela. Leurs guides leur apprirent que s’ils pouvaient traverser le fleuve Kakyparis, qui se jetait dans la mer au sud de Syracuse, sur la côte sud-est de la Sicile, — ou un fleuve encore plus loin appelé l’Erineos, ils pourraient remonter la rive droite de l’un ou de l’autre pour gagner les régions de l’intérieur. En conséquence, ils partirent dans la nuit, au milieu de la confusion et de l’alarme ; et malgré cela la première division de l’armée sous Nikias se mit en pleine marche, et gagna une avance considérable. A l’aurore, cette division parvint à la côte sud-est de file, non loin au sud de Syracuse, et tomba dans la voie de la route Hélorine, qu’elle suivit jusqu’à ce qu’elle arrivât au Kakyparis. Toutefois, même en cet endroit, elle trouva un détachement syracusain envoyé à l’avance, élevant une redoute et fermant le gué ; et Nikias ne put passer qu’en se faisant jour de vive force. Il marcha droit vers l’Erineos, qu’il traversa le même jour, et fit camper ses troupes sur une éminence de l’autre côté[30].

Excepté au gué de Kakyparis, sa marche n’avait de tout le jour rencontré aucun obstacle de la part des ennemis. Il crut plus sage de faire avancer ses troupes aussi vite que possible afin d’arriver à quelque endroit où il trouvât et sûreté et subsistances, sans s’inquiéter de la seconde division sous Demosthenês. Cette division, la portion de l’armée la plus considérable, partit à la fois plus tard et dans un plus grand désordre. Une panique inexplicable et l’obscurité firent que les soldats s’écartèrent ou manquèrent leur route, de sorte que Demosthenês, avec ses efforts pour les tenir réunis, avança peu et resta fort loin derrière Nikias. Il fut surpris par les Syracusains dans l’après-midi, vraisemblablement avant d’être parvenu au Kakyparis[31], — et à un moment où la première division avait une avance de près de six milles, entre le Kakyparis et l’Erineos.

Lorsque les Syracusains découvrirent à l’aurore que leur ennemi était parti pendant la nuit, leur premier mouvement fut d’accuser Gylippos de trahison pour lui avoir permis de s’échapper. Cependant ces injustes soupçons furent bientôt dissipés, et la cavalerie partit pour exécuter une poursuite rapide, jusqu’à ce qu’elle surprit l’arrière-garde, qu’elle se mit immédiatement à attaquer et à entraver dans ses progrès. La marche de Demosthenês avait été lente jusque-là, et sa division désorganisée : mais il fut alors obligé de faire volte-face et de se défendre contre un ennemi infatigable, qui bientôt le dépassa, et ainsi l’arrêta complètement. Les nombreuses troupes légères et la cavalerie des Syracusains l’assaillirent de tous les côtés et sans interruption ; n’employant toutefois que des traits, et prenant soin d’éviter toute rencontre corps à corps. Pendant que cette infortunée division faisait les plus grands efforts, tant pour se défendre que pour avancer, s’il était possible, elle se trouva enfermée dans un champ d’oliviers entouré de murs, que la route traversait par le milieu ; ferme portant le nom, et probablement jadis la propriété de Polyzêlos, frère du despote Gelôn[32]. Engagés et pressés dans cette enceinte, d’où il se trouva qu’il était impossible de sortir par l’autre extrémité en face d’un ennemi, les soldats furent alors écrasés par les traits syracusains lancés de tous côtés du haut des murs[33]. Bien que hors d’état d’aller à l’ennemi, et privés. des ressources d’un actif désespoir, ils se virent harcelés incessamment pendant la plus grande partie du jour, sans rafraîchissement, ni repos, et le nombre de leurs blessés augmentant continuellement, jusqu’à ce qu’enfin le courage qui restait a ces malheureuses victimes fût complètement abattu. Dès qu’il aperçut cet état, Gylippos leur envoya un héraut avec une proclamation, invitant tous les insulaires qui étaient parmi les athéniens à se séparer des autres soldats, et leur promettant la liberté s’ils le faisaient. Les habitants de quelques villes, cependant en petit nombre, — ce qui leur fait grand honneur, — profitèrent de cette offre, et se rendirent. Bientôt cependant il s’ouvrit une négociation plus étendue, qui finit par la capitulation de la division entière à condition et en vertu de laquelle elle livra ses armes. Gylippos et les Syracusains prirent l’engagement que la vie de tous serait respectée ; c’est-à-dire que personne ne périrait, soit par violence, soit par des chaînes d’un poids intolérable, soit par la faim. Après avoir été tous désarmés, les soldats furent immédiatement emmenés comme prisonniers à Syracuse, — au nombre de six mille. Il y a une remarquable preuve de l’état aisé et opulent d’un grand nombre de ces vaillantes victimes, c’est que, nous dit-on, l’argent qu’ils avaient sur eux ; même à ce moment suprême de misère, suffît pour remplir le creux de quatre boucliers[34]. Dédaignant, soit de se rendre, soit de faire une stipulation pour lui-même personnellement, Demosthenês fut sur le point de se frapper de son épée au moment où l’on concluait la capitulation ; mais les Syracusains prévinrent son intention et l’emmenèrent comme prisonnier désarmé[35].

Le lendemain, Gylippos et les Syracusains victorieux surprirent Nikias sur la rive droite de l’Erineos, lui apprirent la capitulation de Demosthenês et le sommèrent de capituler aussi. Il demanda la permission d’envoyer un cavalier, dans le dessein de vérifier l’assertion ; et au retour du cavalier, il fit à Gylippos la proposition suivante : Il serait permis à son armée de retourner dans ses foyers, à condition qu’Athènes rembourserait à Syracuse tous les frais de la guerre, et fournirait des otages jusqu’à parfait payement ; un citoyen par talent d’argent. Ces conditions furent rejetées ; mais Nikias ne put encore se décider à se soumettre pour sa division aux mêmes conditions que Demosthenês. Conséquemment les Syracusains commencèrent leurs attaques, que les Athéniens, malgré la faim et la fatigue, soutinrent du mieux qu’ils purent jusqu’à la nuit. L’intention de Nikias était de profiter encore des ténèbres pour s’en aller. Mais cette fois-ci les Syracusains étaient sur leurs gardes, et aussitôt qu’ils entendaient un mouvement dans le camp, ils entonnaient le pæan ou cri de guerre, montrant ainsi qu’ils faisaient le guet, et obligeant les Athéniens à déposer de nouveau les armes qu’ils avaient reprises pour partir. Néanmoins, un détachement de trois cents Athéniens, persistant encore a marcher, séparément du reste, se firent jour à travers les postés des Syracusains. Ces hommes se retirèrent sains et saufs, le manque seul de guides les empêcha d’échapper complètement[36].

Pendant toute cette pénible retraite, la résolution personnelle que montra Nikias fut exemplaire. Il força sa constitution, dont la faiblesse était augmentée par la maladie, à soutenir, et même à encourager des hommes plus forts, contre d’extrêmes misères, épuisant la dernière parcelle d’espérance ou même de possibilité. On était alors ait sixième jour de la retraite, — six jours[37] de privations, ide souffrances constantes, d’attaques sans cesse renouvelées et repoussées sans cesse ; — cependant Nikias, dès le matin, tenta une nouvelle marche afin de gagner le fleuve Asmaros, qui se jette dans la même mer, au sud de l’Erineos, mais qui est un cours d’eau plus considérable, coulant encaissé profondément entre des rives élevées. C’était un dernier effort de désespoir, avec peu d’espérance d’échapper définitivement, même s’ils y arrivaient. Cependant la marche s’accomplit malgré les attaques incessamment répétées pendant toute la route par la cavalerie syracusaine, qui atteignit même le fleuve avant les Athéniens, occupa le gué et garnit les hautes rives voisines, Là céda à la fin la résolution des malheureux fugitifs : quand ils parvinrent au fleuve, ils avaient entièrement perdu leur force, leur patience, leur ardeur et leurs espérances pour .l’avenir. Tourmentés par une soif ardente, et forcés par les attaques de la cavalerie de marcher en une masse compacte, ils se précipitèrent dans le gué tous à la fois, se renversant et se foulant aux pieds les uns les autres dans le désir avide, que tous avaient de boire. Beaucoup périrent ainsi pour avoir été poussés sur les pointes ries lances, ou perdirent pied au milieu des bagages éparpillés, et furent ainsi entraînés sous l’eau[38]. Cependant les Syracusains, placés sur les hautes rives, accablaient la masse serrée ‘dune grêle de traits ; tandis que les hoplites péloponnésiens descendirent même dans le fleuve, en vinrent aux prises corps à corps avec les ennemis, et, en tuèrent un membre considérable. Néanmoins la soif des Athéniens était si violente, qu’ils enduraient toute autre souffrance afin de se soulager en buvant. Et même quand des morts et des blessés étaient entassés dans le fleuve, — quand l’eau était souillée et troublée par le sang, aussi bien que par la vase, que le piétinement faisait remonter à la surface, — les nouveaux venus s’y précipitaient encore et l’avalaient avec avidité[39].

Dans l’état de misère, de dénuement, et de démoralisation où était l’armée actuellement, Nikias ne pouvait pas songer à résister davantage. Il se rendit donc à Gylippos, se mettant à la discrétion de ce général et des Lacédæmoniens[40], implorant en grâce qu’on arrêtât le massacre des soldats sans défense. En conséquence, Gylippos ordonna de ne plus tuer personne, mais de faire prisonniers ceux qui restaient. Beaucoup furent tués avant que cet ordre fût compris ; mais parmi ceux qui restèrent, presque tous furent faits prisonniers, bien peu s’échappèrent. Bien plus, même le détachement de trois cents hommes, qui, pendant la nuit, s’étaient ouvert un chemin au milieu des ennemis, n’ayant vraisemblablement pas su où aller, furent pris et ramenés par des troupes envoyées dans ce but[41]. Le triomphe des Syracusains fut complet de toute manière : ils suspendirent aux arbres des rives de l’Asinaros des panoplies athéniennes <comme trophée, et emmenèrent leurs prisonniers à Syracuse en joyeuse procession.

Le nombre des prisonniers faits ainsi n’est pas spécifié positivement par Thucydide, comme dans le, cas de la division de Demosthenês, qui avait capitulé et mis bas les armes en masse dans l’intérieur des murs du champ d’oliviers. Quant aux prisonniers de la division de Nikias, des individus particuliers s’eh emparèrent pour la plupart, et les mirent frauduleusement en réserve pour leur propre profit ; le nombre obtenu pour l’État étant relativement petit, ne dépassant pas vraisemblablement mille[42]. Les diverses villes siciliennes devinrent bientôt pleines de ces prisonniers, vendus comme esclaves pour le compte de particuliers.

Il n’était pas parti moins de quarante mille personnes en tout du camp athénien pour commencer la retraite, six jours auparavant. De ce nombre beaucoup probablement, soit blessés, soit autrement incapables même lorsque la marche commença, se trouvèrent bientôt hors d’état de continuer, et furent laissées derrière pour périr. Chacun des sis jours fut une journée de rudes combats et de cruels tourments de la part d’une multitude infatigable de troupes légères, avec peu, et à la fin vraisemblablement rien à manger. Le nombre diminua ainsi successivement, par les blessures, les privations et les traîneurs ; de sorte que les six mille hommes pris avec Demosthenês, et peut-être trois ou quatre mille pris avec Nikias, formaient le triste reste. Toutefois, quant aux traîneurs pendant la marche, nous sommes heureux d’apprendre que beaucoup d’entre eux parvinrent à échapper à la cavalerie syracusaine et à gagner Katane, — où trouvèrent également un refuge ceux qui plus tard s’enfuirent de leur esclavage sous des mai très particuliers[43]. Ces Athéniens fugitifs servirent comme auxiliaires pour repousser les attaques des Syracusains sur Katane[44].

Ce fut surtout de cette manière qu’Athènes en vint à recevoir de nouveau dans son sein un petit nombre de ces fils à la malheureuse destinée qu’elle avait détachés pour les envoyer en deux divisions si magnifiques. Car plus petit encore fut le nombre de ceux qui, menés comme prisonniers à Syracuse, purent jamais regagner leur patrie. On les mit, pour qu’ils fussent bien gardés, avec les autres prisonniers, dans les carrières de pierres de Syracuse, dont plusieurs se trouvaient, en partie sur la descente méridionale de la ville extérieure vers la Nekropolis, c’est-à-dire du niveau plus élevé au niveau plus bas d’Achradina, — en partie dans le faubourg appelé plus tard Neapolis, sous la falaise méridionale d’Epipolæ. C’est dans ces carrières, — abîmes profonds, d’espace limité, avec des côtés escarpés, et à ciel ouvert, — que furent plongés les malheureux prisonniers, entassés les uns sur les autres, sans la moindre protection ni commodité. Pour subsistance ils recevaient chaque jour une ration de deux kotyles de blé (moitié de la ration journalière d’un esclave) avec pas plus d’une kotyle d’eau, de sorte qu’ils n’étaient pas préservés des angoisses soit de la faim, soit de la soif. De plus, la chaleur du soleil de midi, alternant avec le froid des duits d’automne, était à la fois accablante et meurtrière ; et comme ils étaient obligés de satisfaire, où ils étaient, sans secours, aux nécessités de la vie, — la saleté et l’infection devinrent bientôt insupportables. Malades et blessés même au moment de l’arrivée, beaucoup d’entre eux ne tardèrent pas à mourir ; et le plus heureux était celui qui mourait le premier, laissant un corps qui ne sentait plus la douleur, que les Syracusains ne prenaient pas la peine d’enlever, pour faire souffrir et infecter les survivants. C’est dans cet état et au milieu dé ce traitement qu’ils restèrent pendant soixante-dix jours ; servant probablement de spectacle à la population syracusaine triomphante qui, avec les femmes et les enfants, venait jeter les yeux dans les prisons, et se féliciter d’avoir échappé de si près à des souffrances semblables en nature du moins, si non au même degré. Après ce temps, la nouveauté du spectacle était passée ; tandis que l’endroit à dû devenir un antre d’abomination et de peste intolérable pour les citoyens eux-mêmes. En conséquence, ils retirèrent alors tous les prisonniers survivants, à l’exception des Athéniens indigènes et du petit nombre de Grecs Italiens ou Siciliens qui étaient avec eux. Tous ceux qu’on retira ainsi furent vendus comme esclaves[45]. Probablement on enleva en même temps les cadavres, et on rendit la prison, un peu moins horrible. Que devinrent les autres prisonniers ? c’est ce qu’on ne nous dit pas. Il est possible de présumer que ceux qui purent survivre à de si extrêmes souffrances furent autorisés, après un certain temps, à retourner à Athènes sur rançon. Il se peut que quelques-uns d’entre eux aient obtenu d’être relâchés, — comme cela arriva (nous dit-on) pour plusieurs de ceux qui avaient été vendus à des maîtres privés, — à cause de l’élégance de leurs talents et de la dignité de leur conduite. Les drames d’Euripide étaient particulièrement populaires dans toute la Sicile, ait point que ceux des prisonniers athéniens qui en savaient par cœur des parties considérables, gagnèrent l’affection de leurs maîtres. Quelques-uns même des traîneurs de l’armée se procurèrent, assure-t-on, par le même attrait, abri et hospitalité pendant leur fuite. Euripide, nous apprend-on, vécut assez pour recevoir les remerciements de plusieurs de ces malheureuses victimes, après leur retour à Athènes[46]. Je ne puis m’empêcher de mentionner cette histoire, bien que je craigne que son droit à la créance comme fait réel soit bien au-dessous de son pathétique et de son intérêt.

Quant à la manière de traiter Nikias et Demosthenês, on consulta sur ce point non seulement les Syracusains, mais encore les alliés présents, et on trouva une grande différence d’opinion. Les garder simplement en prison, sans les mettre à mort, telle fut apparemment l’opinion défendue par Hermokratês[47]. Mais Gylippos, alors en plein ascendant et objet d’une profonde gratitude pour ses inappréciables services, sollicita comme récompense personnelle l’autorisation de les emmener comme prisonniers à Sparte. Le faire eût été pour lui un honneur signalé aux yeux de ses compatriotes ; car si Demosthenês, à cause de son succès à Pylos, était pour eux un ennemi odieux, — Nikias s’était toujours montré leur ami, autant qu’il était possible à un Athénien. C’était à lui qu’ils étaient redevables de la délivrance de leurs prisonniers faits à Sphakteria ; et il avait compté sur cette obligation quand il se rendit prisonnier à Gylippos, et non aux Syracusains.

Cependant, malgré toute son influence, Gylippos ne put en venir à ses fins. D’abord, les Corinthiens s’opposèrent à lui avec énergie ; et en même temps ils déterminèrent les .autres alliés à en faire autant. Craignant que la fortune de Nikias ne lui fournît toujours le moyen de s’échapper de prison, de manière à leur nuire plus tard, — ils demandèrent avec instance qu’il fût mis à mort. Ensuite, ceux, des Syracusains qui avaient été en correspondance secrète avec lui pendant le siège, désiraient encore plus le voir disparaître ; ils redoutaient que, s’il était mis à la torture par leurs adversaires politiques, il ne révélât leurs noms et leurs intrigues. Ces diverses influences l’emportèrent, de sorte qu’un décret de l’assemblée publique ordonna que Nikias serait mis à mort, aussi bien que Demosthenês, au grand déplaisir de Gylippos. Hermokratês s’opposa vainement à la résolution, lisais s’apercevant qu’elle passerait à coup sûr, il leur en envoya l’avis secret avant la fin de la discussion, et leur procura, par une des sentinelles, le moyen de mourir de leur propre main. Leurs corps furent exposés publiquement devant les portes de la ville à la vue des citoyens syracusains[48] ; tandis que le jour dans lequel fut accomplie la capture définitive de Nikias et de son armée, en vint à être célébré comme une fête annuelle, sous le titre des Asinaria, le 26 du mois dôrien Karneios[49].

Telle fut la fin de l’expédition, ou plutôt des deux expéditions, qu’Athènes entreprit contre Syracuse. Jamais dans l’histoire grecque on n’avait envoyé une armée si considérable, si coûteuse, si puissante, et pleine de tant de promesses et de confiance ; jamais dans l’histoire grecque on n’avait vu une défaite si complète et si ruineuse, ni une victoire si glorieuse et si inattendue[50]. Les conséquences s’en firent sentir d’une extrémité à l’autre du monde grec, comme on le verra dans les chapitres suivants.

L’estime et l’admiration qu’on ressentait à Athènes pour Nikias avaient duré jusqu’à la fin, sans baisser ni être ébranlées : après sa mort elles se changèrent en disgrâce. Son nom fut omis, tandis que celui de son collègue Demosthenês fut gravé sur la colonne funèbre érigée pour rappeler le soutenir des guerriers qui avaient succombé. Pausanias explique cette différence en disant qu’on regardait Nikias comme s’étant déshonoré en qualité de militaire, par une reddition volontaire, que Demosthenês avait dédaignée[51].

L’opinion de Thucydide mérite une mention spéciale, en face du jugement de ses compatriotes. Tandis qu’il ne dit rien de Demosthenês, si ce n’est qu’il mentionna sa mort violente, il ajoute, au sujet dé Nikias, quelques mots de sympathie et d’éloge marqués. Telles furent, ou à peu près (dit-il), les raisons pour lesquelles Nikias fut condamné à mort ; bien qu’assurément, parmi tous, les Grecs de mon temps, il fût celui qui méritait le moins d’en venir à ce point extrême de mauvaise fortune, à considérer le soin exact avec lequel il remplissait les devoirs établis à l’égard de la divinité[52].

Si nous jugions Nikias seulement comme homme privé, et que nous mettions sa conduite personnelle dans un plateau de la balance, contre ses souffrances personnelles dans l’autre, la remarque de Thucydide serait naturelle et intelligible. Mais le général d’une grande : expédition, de la conduite duquel dépend la vie de milliers de braves gens aussi bien que les plus grands intérêts de son pays, ne peut être jugé en vertu d’une telle règle. Son mérite privé devient un point secondaire dans le cas, en tant que comparé. à l’accomplissement de ses devoirs publics responsables, qui doit faire -sa gloire au amener sa chute.

Jugé en vertu de cette règle plus appropriée, que devons-nous dire de Nikias ? Nous sommes forcé de dire que, s’il était possible de regarder ses souffrances personnelles comme fine expiation, au comme une punition égale au malheur qu’il causa lui-même tant à son armée qu’à.. son pays, — elles ne seraient pas plus grandes que ses mérites. Je ne répéterai pas ici les points séparés de sa conduite qui justifient cette idée, et qui ont été exposés dans les pages précédentes, à mesure qu’ils se sont présentés. Admettant complètement et les bonnes intentions de Nikias et sa bravoure personnelle, qui s’éleva même jusqu’à l’héroïsme pendant les quelques derniers jours en Sicile, — il n’est pas moins incontestable que d’abord l’insuccès de l’entreprise, — ensuite, la destruction de l’armement ; — doivent être évidemment attribués à sa déplorable erreur de jugement. Parfois légèreté frivole, parfois apathie et inaction, — tantôt présomptueuse négligence, — tantôt aveuglement obstiné, même à l’égard de nécessités urgentes et manifestes, — l’un ou l’autre de ces tristes défauts d’esprit qui sont les siens, se trouvera agir dans chacune des démarches qui font tomber cet armement marqué par le sort d’une puissance exubérante au dernier degré de ruine collective et de misère individuelle. Son imprévoyance et son incapacité sont proclamées, non seulement dans le récit de l’historien, mais dans sa propre lettre aux Athéniens, et dans ses discours tant avant l’expédition que pendant les malheurs qui la terminent, quand on les compare avec la réalité de ses actes. L’homme dont la flagrante incompétence pouvait jeter dans une ruine aussi complète deux beaux armements confiés à son commandement, l’empire maritime athénien, et finalement Athènes elle-même, — devait paraître dans les tablettes de l’histoire sous le coup de la condamnation la plus sévère, quand même ses vertus personnelles eussent été plus hautes que celles de Nikias.

Et cependant notre grand historien, — après avoir consacré deux livres immortels à cette expédition, après avoir exposé fortement la gloire de son début et la misère de son issue avec un génie dramatique correspondant à l’Œdipe Roi de Sophokle, — quand il en vient à raconter la triste fin des deux commandants, n’a pas de mots en réserve pour Demosthenês (de beaucoup le plus capable officier des deux, qui périt victime de fautes qui n’étaient pas les siennes), mais il garde ses fleurs pour les répandre sur la tombe de Nikias, l’auteur de tout le malheur, — Quelle pitié ! un homme si respectable et si religieux !

Thucydide est ici d’autant plus instructif qu’il représente exactement te sentiment du public athénien en général à l’égard de Nikias pendant qu’il vivait. Ses compatriotes ne pouvaient supporter l’idée de condamner un citoyen si respectable et si religieux, de se défier de lui, de le destituer, ou de se passer de ses services. Non seulement on considérait les qualités privées de Nikias comme lui donnant droit à l’explication la plus indulgente de toutes ses fautes publiques, mais elles lui assuraient pour sa capacité politiqué et militaire un crédit complètement disproportionné a ses mérites. Quand nous voyons Thucydide, après avoir raconté tant d’imprévoyance et une si mauvaise gestion sur une grande échelle, tenir encore l’attention fixée sur la moralité et la dignité privées de Nikias, comme si c’était là le principal trait de son caractère. — nous pouvons comprendre comment le peuple athénien en vint dans l’origine à trop estimer cet infortuné chef, et lui continua cette estime exagérée avec une fidélité tenace même après des preuves manifestes de son incapacité : Jamais dans l’histoire politique d’Athènes le peuple ne se trompa aussi fatalement en plaçant sa confiance.

En examinant les causes de cette erreur de jugement populaire, les historiens sont disposés à s’étendre d’une manière marquée, sinon exclusive, sur les démagogues et sur les influences démagogiques. Les hommes étant habituellement considérés comme une matière gouvernable, ou comme des instruments faits pour élever, armer et orner leurs maîtres, -tout ce qui les rend plus difficiles à manier en cette qualité, prend d’abord place dans la catégorie des vices. L’on ne peut nier non plus que ce ne fût une cause réelle et sérieuse. Souvent des orateurs habiles à incriminer étaient jugés au-dessus de leur mérite réel : bien qu’utiles et indispensables comme protection contre de plus méchants, parfois ils trompaient le peuple et l’amenaient à des mesures impolitiques ou injustes. )Liais même si nous accordons à la cause de l’erreur de jugement indiquée ici une efficacité pratique plus grande que l’histoire n’en sanctionnera à bon droit, — elle n’est encore cependant qu’une seule parmi d’autres plus funestes. Jamais un homme à Athènes, par la force seule de qualités démagogiques, n’acquit une mesure d’estime à la fois aussi exagérée et aussi durable, combinée avec tant de pouvoir pour nuire à ses concitoyens, que l’anti-démagogique Nikias. L’homme qui, outre sa méprisable manœuvre par rapport à l’expédition contre Sphakteria, et son imprévoyant sacrifice des intérêts athéniens dans l’alliance avec Sparte, finissait par ruiner le plus grand armement que jamais Athènes ait envoyé, aussi bien que son empire maritime, — n’était pas un corroyeur d’une impudente et injurieuse éloquence, mais un homme d’une ancienne famille et d’une richesse héréditaire, — généreux et affable, considéré non seulement pour les largesses qu’il faisait, mais encore pour toutes les insolences qu’en qualité d’homme riche il aurait pu commettre, mais qu’il ne commit pas, — exempt de toute corruption pécuniaire, — homme brave, et par-dessus tout, homme ultra-religieux, et que pour cela l’on croyait haut placé dans la faveur des dieux, et fortuné. Si grande était l’estime que les Athéniens ressentaient pour cette union de bonnes qualités purement personnelles et négatives, avec une position éminente, qu’ils présumaient en lui les aptitudes supérieures du commandement[53], et qu’ils les présumaient malheureusement après des faits prouvant qu’elles n’existaient pas, — après des faits prouvant que ce qu’ils avaient supposé être de la prudence n’était qu’apathie et faiblesse d’esprit. Les artifices ou l’éloquence démagogiques n’auraient jamais créé dans le peuple une illusion aussi profondément établie que le caractère respectable et imposant de Nikias. Or, c’était contre le présomptueux ascendant de cette incompétence bienséante et pieuse, aidée par la richesse et des avantages de famille, que l’éloquence des accusateurs démagogiques aurait dû servir comme obstacle et correctif naturels. Remplissant les fonctions d’une opposition constitutionnelle, elle leur donnait la seule chance d’exposer leurs adversaires au blâme du peuple, procédé tutélaire qui pouvait arrêter à temps des bévues et des erreurs. Combien ce frein était insuffisant, — même à sthènes, où chacun dénonce cette éloquence comme ayant prévalu à un point exorbitant et désastreux, — c’est ce dont l’histoire de Nikias nous donne une preuve impérissable.

 

 

 



[1] Thucydide, VII, 62.

[2] Thucydide, VII, 62.

[3] Thucydide, VII, 63.

Le docteur Arnold (avec Goeller et Poppo), suivant le Scholiaste, expliquent ces mots comme se rapportant particulièrement aux metœki qui servaient dans la marine athénienne. Mais je ne puis croire cela exact. Toutes les personnes employées dans ce service, — qui étaient hommes libres, mais non encore citoyens d’Athènes, — sont désignées ici ; en partie metœki sans doute, mais en partie également citoyens des îles et alliés dépendants, — les ξένοι ναυβέται auxquels il est fait allusion par les Corinthiens et par Periklês au commencement de la guerre du Péloponnèse (Thucydide, c. 121-143) comme étant la ώνητή δύναμις μάλλον ή οίκεια d’Athènes. Sans doute il y avait de nombreux marins étrangers dans la marine de guerre athénienne, qui tiraient du service beaucoup de considération aussi bien que de profit, et qui passaient souvent eux-mêmes pour citoyens athéniens quand ils ne l’étaient pas réellement.

[4] Thucydide, VII, 64.

[5] Voir le chapitre frappant de Thucydide, VII, 69. Même le style pâle de Diodore (XIII, 15) devient animé quand il décrit cette scène.

[6] Thucydide, VII, 65.

[7] Thucydide, VII, 66, 67.

[8] Thucydide, VII, 68.

On devrait signaler cette invocation franche et sans déguisement à des passions violentes et vindicatives, comme un trait de caractère et de mœurs.

[9] Diodore, XIII, 14. Plutarque renferme un renseignement semblable par rapport à la bataille antérieure ; mais je crois qu’il a dû confondre une bataille avec l’autre, — car il est difficile de mettre son récit d’accord avec Thucydide (Plutarque, Nikias, c. 24). 11 faut se rappeler que Plutarque et Diodore ont probablement lu tous deux la description des batailles dont le Grand Port de Syracuse fut le théâtre, contenue dans Philiste ; témoin meilleur, si nous avions son récit sous les yeux, même que Thucydide, puisqu’il se trouvait probablement à Syracuse à cette époque, et qu’il prit peut-être réellement part à l’engagement.

[10] Plutarque, Nikias, c. 24, 25. Timée comptait l’aide d’Hêraklês comme ayant été une des grandes causes de la victoire des Syracusains sur les Athéniens. Il donnait plusieurs raisons de la colère du Dieu contre ces derniers : V. Timée, Fragm. 104, éd. Didot.

[11] Le choc destructif de ces masses métalliques à la tête des vaisseaux de guerre, aussi bien que le circuit opéré par un vaisseau plus léger pour éviter une collision directe avec un vaisseau plus pesant, — est expliqué d’une manière frappante dans un passage de la vie de Lucullus de Plutarque, où est décrit un engagement naval entre le général romain et Neoptolemos, l’amiral de Mithridate. Lucullus était à bord d’une quinquérème rhodienne commandée par Damagoras, habile pilote rhodien, tandis que Neoptolemos approchait avec un vaisseau beaucoup plus lourd, et poussant en avant pour un choc direct : alors Damagoras esquiva le coup, rama rapidement à l’entour, et frappa l’ennemi dans la poupe, Lucullus, c. 3.

[12] Thucydide, VII, 71.

[13] Thucydide, VII, 60.

[14] Thucydide, VII, 60. Cf. aussi le discours de Gylippos, c. 67.

[15] Les paroles de Théocrite, décrivant la lutte de pugilat entre Pollux et le Bébrykien Amykos, ne sont pas inapplicables à la position des vaisseaux et des marins athéniens resserrés dans ce port (Idyll., XXII, 91).

Cf. le tableau d’Entellus et de Darês dans Virgile, Énéide, V, 430.

[16] Thucydide, VII, 72.

[17] Diodore, XIII, 18.

[18] Thucydide, VII, 73 ; Diodore, XIII, 18.

[19] Thucydide, VI, 64.

[20] Xénophon, Anabase, IV, 5, 15, 19, V, 8, 15.

[21] Thucydide, VII, 77.

[22] Thucydide, VII, 74.

[23] Thucydide, VII, 77.

J’ai traduit les mots ού κατ̕ άξίαν, et la phrase dont ils font partie, différemment de ce qui a été sanctionné jusqu’ici par les commentateurs, qui expliquent κατ̕ άξίαν comme signifiant, selon notre mérite, — comprennent les mots αί ξυμφοραί ού κατ̕ άξίαν comme ayant le même sens que les mots ταϊς παρά τήν άξίαν κακοπραγίαις quelques lignes auparavant, — et construisent également ού non avec φοβοΰσι, mais avec κατ̕ άξίαν, attribuant à φοβοΰσι un sens affirmatif. Ils traduisent : — Quare, quamvis nostra fortuna prorsus afflicta videatur (il n’y a rien dans l’original qui corresponde à ces mots), rerum tamen futurarum spes est audax : sed clades, quas nulle nostro merito accepimus, nos jam terrent. At fortasse cessabunt, etc. M. Didot traduit : — Aussi j’ai un ferme espoir dans l’avenir, malgré l’effroi que des malheurs non mérités nous causent. Le docteur Arnold glisse sur la phrase sans la mentionner.

Cette manière de traduire me parait aussi peu appropriée à l’esprit et au fil de la harangue que maladroite en ce qui concerne les mots individuellement. A considérer l’esprit de la harangue, son objet, qui était d’encourager les soldats abattus, n’aurait guère été bien rempli si on eut répété (ce à quoi dans le fait il avait été fait allusion auparavant d’une manière suffisante et convenable) que les revers immérités terrifiaient soit Nikias, soit les soldats. Ensuite quant aux mots, — les expressions άνθ̕ ών, όμως, μέν et δέ me semblent indiquer non seulement que les deux parties de la phrase s’appliquent toutes deux à Nikias, — mais que la première moitié est en harmonie, et non en opposition, avec la seconde. Matthiæ (d’une manière erronés, à mon avis) rapporte (Gr. Gr., § 623) όμως à quelques mots qui ont précédé ; je pense que όμως contribue à lier la première affirmation de la phrase avec la seconde. Or, la traduction latine rapporte la première moitié de la phrase à Nikias, et la seconde moitié aux soldats auxquels il parle ; tandis que la traduction de M. Didot, au moyen du mot malgré, auquel le grec n’offre pas de correspondant, met la seconde moitié en opposition avec la première.

Je ne puis m’empêcher de croire que ού doit être construit avec φοβοΰσι, et que les mots κατ̕ άξίαν n’ont pas le sens que leur attribuent les commentateurs. Άξίαν non seulement signifie mérite, le titre à ce qu’un homme a mérité par sa conduite, — comme dans la phrase précédente παρά τήν άξίαν, — mais il veut dire également prix, valeur, titre auquel on attache une valeur, capacité d’exciter plus ou moins de désir ou d’aversion, — dernier sens dans lequel il est affirmé comme attribut, non seulement d’êtres moraux, mais encore d’autres objets. Voyez ce qu’Aristote dit dans l’Éthique de Nicomaque, III, 11 ; III, 5 ; IV, 2 ; VIII, 14 ; VIII, 13.

Xénophon, Cyropédie, VIII, 4, 32 ; Memorab., II, 5, 2 ; également I, 6, 11, et Isocrate, cont. Lochit., Or. XX, s. 8 ; Platon, Leg., IX, p. 876 E.

Les mots κατ̕ άξίαν dans Thucydide me paraissent avoir le même sens que dans ces passages de Xénophon et d’Aristote, — en proportion de leur valeur, ou de leur grandeur réelle. Si nous les expliquons ainsi, les mots άνθ̕ ών όμως μέν et δέ rentrent tous dans leur ordre propre : toute la phrase après άνθ̕ ών s’applique à Nikias personnellement, est un corollaire de ce qui a été affirmé auparavant, et forme un point convenable dans une harangue destinée à relever le courage abattu de ses soldats : — Voyez comment je me comporte, moi qui ai autant qu’aucun de vous sujet de m’affliger. Je me suis bien conduit tant à l’égard des dieux qu’à l’égard des hommes ; en retour, je suis relativement à mon aise et quant à l’avenir et quant au présent ; pour l’avenir, j’ai de bonnes espérances, — en même temps que pour le présent je ne suis pas accablé par les malheurs actuels en proportion de leur prodigieuse intensité.

C’est précisément ce qu’un homme de résolution a à dire dans une occasion aussi terrible.

La particule δή a son sens approprié, — « et, bien que les maux présents m’effrayent, ils ne le font pas assurément en proportion de leur grandeur réelle. » Enfin, la particule καί, (dans la phrase suivante τάχα δ̕ άν καί λωφήσειαν) ne convient pas au passage précédent tel qu’il est habituellement expliqué : conséquemment le traducteur latin, aussi bien que M. Didot, la néglige et traduit : — At fortasse cessabunt. Mais peut-être vont-ils cesser. On devrait la traduire : Et il se peut même qu’ils diminuent, ce qui implique que ce qui a été affirmé dans la phrase précédente est destiné ici, non à être contredit, mais à être mis en évidence et fortifié : V. Kühner, Griech. Gramm., sect. 725-728. Tel ne serait pas le cas dans la phrase comme elle est ordinairement expliquée.

[24] Thucydide, VII, 77.

C’est une remarquable explication de la doctrine, si fréquemment exposée dans Hérodote, que les dieux étaient jaloux de tout homme ou de toute nation qui l’emportait par la puissance, la fortune ou la prospérité. Nikias, en se rappelant la manifestation et les promesses immenses qui avaient accompagné le départ de son armement du Peiræeus, croyait maintenant qua ce faste avait provoqué la jalousie de l’un des dieux, et causé les malheurs en Sicile. Il rassure ses soldats en disant que l’ennemi est maintenant au mime point dangereux d’élévation, tandis qu’ils ont épuisé les tristes effets de la jalousie divine.

Cf. l’histoire d’Amasis et de Polykratês dans Hérodote (III, 39), et les remarques frappantes mises dans la bouche de Paulus Æmilius par Plutarque (Vit. Paul Émile, c. 36).

[25] Thucydide, VII, 77.

[26] Thucydide, VII, 78.

[27] Thucydide, VII, 79.

[28] Thucydide, VI, 70.

[29] V. plus haut, chap. 3.

[30] Thucydide, VII, 80-82.

[31] Le docteur Arnold (Thucydide, vol. III, p. 280, copié par Goeller, ad VII, 81) pense que la division de Demosthenês atteignit et traversa le fleuve Kakyparis, et fut prise entre le Kakyparis et l’Erineos. Mais les termes de Thucydide, VII, 80, 81, n’appuient pas cette opinion. La division de Nikias était en avance sur Demosthenês dès le commencement, et elle gagna sur elle principalement pendant la première partie de la marche, avant l’aurore, parce que c’était alors que le désordre dans la division de Demosthenês était le plus fâcheux : voir c. 81. Conséquemment lorsque Thucydide dit qu’à l’aurore ils arrivèrent à la mer (c. 80), cela ne peut être vrai à la fois de Nikias et de Demosthenês. Si le premier y parvînt à l’aurore, le second n’a pu arriver au même point que quelque temps après l’aurore. Nikias a dû être en avance sur Demosthenês quand il atteignit la mer, — et bien plies en avance quand il atteignit le Kakyparis ; de plus, on nous dit expressément que Nikias n’attendit pas son collègue, — qu’il crut que le meilleur était de marcher aussi vite que possible avec sa propre division.

Il me semble que les mots άφικνοΰνται, etc. (c. 80), ne doivent pas être compris comme s’appliquant à la fois à Nikias et à Demosthenês, mais qu’ils se rapportent au mot αύτοΐς, cinq ou six lignes plus haut : les Athéniens (pris en général) arrivèrent à la mer, — sans qu’il soit fait attention en ce moment à la différence entre la première division et la seconde. On pouvait dire, non improprement, que les Athéniens atteignirent la mer — au moment où la division de Nikias l’atteignit.

[32] Plutarque, Nikias, c. 27.

[33] Thucydide, VII, 81.

Je traduis όδός δέ ένθεν τε καί ένθεν différemment du docteur Arnold, de Mitford et d’autres. On comprend communément que ces mots signifient que cette plantation entourée de murs était bordée par deux routes, une de chaque côté. Certainement les mots pourraient avoir cette signification (cf. II, 76) ; mais je pense qu’ils peuvent avoir aussi celle que j’ai donnée dans le texte, et qui semble plus plausible. Il est certainement très improbable que les Athéniens aient quitté la route afin de s’abriter dans la plantation, puisqu’ils savaient très bien qu’il n’y avait de salut pour eux qu’en se retirant. Si nous supposons que la plantation se trouvait exactement dans la route, le mot άνειληθέντες devient parfaitement explicable, mot sur lequel je ne crois pas que le commentaire du docteur Arnold soit satisfaisant. La pression des troupes de derrière pour pénétrer par l’ouverture en deçà, tan+ dis que celles de devant ne pouvaient sortir par l’autre ouverture, devait naturellement causer cette accumulation. et cette confusion à l’intérieur. Une route qui passait droit à travers le terrain entouré de murs, entrant d’un côté et sortant par l’autre, pouvait bien être appelée όδός ένθεν τε καί ένθεν. Cf. Remarks ou the map of Syracuse, du docteur Arnold, vol. III, p. 281, aussi bien que sa note sur VII, 81.

J’imagine que les oliviers sont nommés ici, non pas pour l’une ni pour l’autre des deux raisons mentionnées par le docteur Arnold, mais parce qu’à cause d’eux les Athéniens ne pouvaient voir distinctement à l’avance la nature de l’enclos auquel ils se hâtaient d’arriver, et que par conséquent ils empêchaient de prendre aucune précaution, — comme, par exemple, d’interdire à trop de troupes d’entrer à la fois, etc.

[34] Plutarque, Nikias, c. 27 ; Thucydide, VII, 82.

[35] Cette assertion repose sur la très bonne autorité du Syracusain contemporain Philiste : V. Pausanias, I, 29, 9 ; Philiste, Fragm. 46, éd. Didot.

[36] Thucydide, VII, 83.

[37] Plutarque (Nikias, c. 27) dit huit jours, d’une façon inexacte.

[38] Thucydide, VII, 85. V. une note du docteur Arnold.

[39] Thucydide, VII, 84.

[40] Thucydide, VII, 85, 86 ; Philiste, Fragm. 46, éd. Didot ; Pausanias, I, 29, 9.

[41] Thucydide, VII, 85 ; Plutarque, Nikias, c. 27.

[42] Thucydide dit, en gros et sans prétendre à des moyens exacts de connaissance, que le nombre total des prisonniers amenés à Syracuse sous la surveillance publique, ne fut pas au-dessous de sept mille, (VII, 87). Comme le nombre pris avec Demosthenês était de six mille (VII, 82), il reste mille prisonniers obtenus dans la division de Nikias.

[43] Thucydide, VII, 85. Le mot παραύτικα veut dire pendant la retraite.

[44] Lysias, pro Polystrato, Orat. XX, sect. 26.28, c. 6, p. 686 R.

[45] Thucydide, VII, 87. Diodore (XIII, 20-32) donne deux longs discours qui, suivant lui, furent prononcés dans l’assemblée syracusaine, quand on discuta comment on devait traiter les prisonniers. Un citoyen âgé, nommé Nikolaos, qui a perdu ses deux fils dans la guerre, est présenté comme soutenant le côté du traitement humain, tandis que Gylippos l’est comme l’orateur qui recommande la dureté et la vengeance.

De qui Diodore a-t-il emprunté ce prétendu fait, c’est ce que j’ignore ; mais tout son récit de l’affaire me parait indigne de foi.

On peut juger de son exactitude en le voyant avancer que les prisonniers recevaient chacun deux chœnices de farine d’orge — au lieu de deux kotyles ; la chœnice étant quatre fois autant que la kotyle (Diodore, XIII, 19).

[46] Plutarque, Nikias, c. 29 ; Diodore, XIII, 33. Le lecteur verra comment les Carthaginois traitèrent les prisonniers grecs qu’ils firent en Sicile — dans Diodore, XIII, 111.

[47] Plutarque, Nikias, c. 28 ; Diodore, XIII, 19.

[48] Thucydide, VII, 86 ; Plutarque, Nikias, c. 28. Le renseignement que Plutarque cite ici de Timée relativement à l’intervention d’Hermokratês n’est pas en contradiction réelle avec Philiste et Thucydide. Le mot κελευσθέντας semble décidément préférable à καταλευσθέντας, dans le texte de Plutarque.

[49] Plutarque, Nikias, c. 28. Bien que Plutarque dise que le mois Karneios est celui que les Athéniens appellent Metageitnion, cependant on ne pourrait pas avec certitude affirmer que le massacre de l’Asinaros ait été le 16 du mois attique Metageitnion. Nous savons que les mois civils des différentes villes ne coïncidaient que rarement ou jamais exactement. V. les remarques de Frantz sur ce point dans son commentaire sur les précieuses Inscriptions de Tauromenium, Corp. Inscr. Gr., n° 5640, part. MLII, sect. 3, p. 640.

Il n’a pas dû, je pense, s’écouler moins de vingt-quatre ou de vingt-cinq jouis entre l’éclipse (qui arriva le 27 août) et la reddition de Nikias, — c’est-à-dire vers le 21 septembre. M. Fynes Clinton (F. H., ad ann. 413 av. J.-C.) me semble resserrer trop l’intervalle entre l’éclipse et la retraite ; en considérant que cet intervalle comprenait deux grandes batailles, avec un certain espace de temps, avant, entre, et après.

Le μετόπωρον mentionné par Thucydide, VII, 79, s’accorde avec le 21 septembre : cf. Plutarque, Nikias, c. 22.

[50] Thucydide, VII, 87.

[51] Pausanias, I, 29, 9 ; Philiste, Fragm. 46, éd. Didot.

Justin dit par erreur que Demosthenês se tua réellement, plutôt que de consentir à se rendre, — avant la reddition de Nikias, qui (dit-il) ne voulut pas suivre cet exemple : Demosthenes, amisso exercitu, a captivitate gladio et voluntaria morte se vindicat : Nicias autem, ne Demosthenis quidem exemplo, ut sibi consuleret, admonitus, cladem suorum auxit dedecore captivitatis. (Justin, IV, 5.)

Philiste, que Pausanias annonce lui-même suivre, est un excellent témoin pour les faits actuels en Sicile, bien qu’il ne le soit pas tant pour l’impression que ces faits produisirent à Athènes.

Il semble certain, même d’après Thucydide, que Nikias, en se rendant à Gylippos, crut qu’il avait une très grande chance de sauver sa vie. — Plutarque aussi interprète sa conduite de cette manière et la condamne comme honteuse (V. sa comparaison de Nikias et de Crassus, près de la fin). Demosthenês n’aurait pu concevoir la même pensée pour lui-même : le fait du suicide qu’il essaya me paraît certain, sur l’autorité de Philiste, bien que Thucydide ne le mentionne pas.

[52] Thucydide, VII, 68. Καί ό μέν τοιαύτη ή ότι έγγύτατα τούτων αίτία έτεθνήκει, ήκιστα δή άξιος ών τών γε έπ̕ έμοΰ Έλλήνων ές τοΰτο δυστυχίας άφικέσθαι, διά τήν νενομισμένην ές τό θεϊον έπιτήδευσιν.

Tel était le texte de Thucydide, avant que divers éditeurs récents changeassent les derniers mots, sur l’autorité de quelques Mss, διά τήν πάσαν ές άρετήν νενμισμένην έκιτήδευσιν.

Bien que le docteur Arnold et quelques-uns des meilleurs critiques préfèrent et adoptent la dernière leçon, j’avoue qu’il me semble que la première est plus appropriée à la veine grecque de sentiment, aussi bien que plus conforme à la vérité quant à Nikias.

On comprenait, que la bonne ou la mauvaise fortune d’un homme, dépendant de la disposition favorable ou défavorable des dieux à son égard, était déterminée plus directement par sa piété et ses pratiques religieuses que par sa vertu (V. des passages dans Isocrate, De Permutation, Orat. IV, sect. 301 ; Lysias, cont. Nikomach., c. 5, p. 854), — bien qu’indubitablement les deux idées allassent ensembles dans une certaine mesure. Des homme pouvaient différer d’avis au sujet de la vertu de Nikias ; mais sa piété, était un fait incontestable, et son heureuse fortune aussi (dans des temps antérieurs à l’expédition sicilienne) était reconnue, par des, hommes tels qu’Alkibiadês, qui très probablement n’avait pas une très haute opinion de sa vertu (Thucydide, VI, 17),Le contraste entre la piété remarquable de Nikias et cette mauvaise fortune extrême qui marqua la fin de sa vie — était bien propre à choquer les idées grecques en général, et était une circonstance naturelle Que l’historien pouvait signaler. Tandis que si nous lisons, dans le passage, πάσων ές άρετήν, — le panégyrique de Nikias devient à la fois moins spécial et plus disproportionné — au delà de ce que mêmes Thucydide (autant que nous pouvons, même l’inférer d’autres expressions, voir V, 16), devait incliner à lui accorder — plus dans le fait qu’il ne dit à l’éloge même de Periklês.

[53] Un grand nombre des traits dessinés par Tacite (Hist., I, 49) dans Galba, conviennent au caractère de Nikias — beaucoup plus que ceux de ce rapace et immoral Crassus, avec lequel Plutarque compare ce dernier : Vetus in familia nobilitas, magnæ opes : ipsi medium ingenium, magis extra vitia, quam cum virtutibus. Sed claritas natalium, et metus temporum, obtentui fuit, ut quod segnitia fuit, sapientia vocaretur. Dum vigebat ætas, militari laude apud Germanias floruit : proconsul, Africam moderate ; jam senior, citeriorem Hispaniam, pari justitia continuit. Major privato visus, dum privatus fuit, et omnium consensu capaæ imperii, uisi imperasset.