HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIXIÈME VOLUME

CHAPITRE I — DEPUIS LA FÊTE DE LA QUATRE-VINGT-DIXIÈME OLYMPIADE JUSQU’À LA BATAILLE DE MANTINEIA.

 

 

Peu après les remarquables événements de la fête Olympique décrite dans le dernier chapitre, les Argiens et leurs alliés envoyèrent une nouvelle ambassade pour inviter les Corinthiens à se joindre à eux. Ils crurent cule c’était une excellente occasion, après l’affront qui venait d’être fait

Sparte, pour déterminer ce peuple à l’abandonner ? mais des ambassadeurs spartiates s’y trouvèrent aussi, et bien qu’on prolongeât beaucoup les discussions, on n’adopta aucune résolution nouvelle. Un tremblement de terre, — il se peut qu’il n’ait pas été réel, mais qu’il ait été simulé pour servir leur dessein, — termina brusquement le congrès. Les Corinthiens, — bien que vraisemblablement se défiant d’Argos maintenant qu’elle était unie avec Athènes, et penchant plutôt vers Sparte, — ne voulurent pas se prononcer en faveur de l’une pour se faire une ennemie de l’autre[1].

Malgré ce premier échec, la nouvelle alliance d’Athènes et d’Argos montra d’une manière très marquée ses conséquences le printemps suivant. D’après les inspirations d’Alkibiadês, Athènes fut près de tenter une nouvelle expérience en cherchant à obtenir des partisans et une influence dans l’intérieur du Péloponnèse. Au début de la guerre elle avait été une puissance maritime, se tenant sur la défensive et simplement conservatrice, sous la direction de Periklês. Après les événements de Sphakteria, elle profita de ce grand avantage pour viser à recouvrer Megara et la Bœôtia, qu’elle avait été obligée auparavant d’abandonner en vertu de la trêve de Trente ans, — à la recommandation de Kleôn. Elle consacra la huitième année de la guerre à cette tentative, mais avec un mauvais succès signalé ; tandis que Brasidas pendant cette période forçait les portes de son empire maritime et lui enlevait maintes dépendances importantes. Le grand objet d’Athènes devint alors de recouvrer ces dépendances perdues, en particulier Amphipolis ; Nikias et ses partisans cherchaient à obtenir ce résultat en faisant la paix, tandis que Kleôn et ses adhérents prétendaient qu’on ne pourrait y parvenir que par des efforts militaires. L’expédition sous les ordres de Kleôn dirigée contre Amphipolis avait échoué, — la paix conclue par Nikias avait échoué également ; Athènes s’était dessaisie de son avantage capital sans regagner Amphipolis ; et si elle désirait la ravoir, elle n’avait pas d’autre alternative que de répéter la tentative qui n’avait pas réussi sous Kleôn. Et peut-être l’aurait-elle fait (comme nous la verrons projeter de le faire dans le courant de près de quatre années plus tard), s’il ne s’était trouvé d’abord que l’esprit athénien était alors probablement fatigué et découragé au sujet d’Amphipolis, par suite de la prodigieuse honte qu’on y avait subie si récemment ; ensuite qu’Alkibiadês, le nouveau conseiller principal ou premier ministre d’Athènes (si l’on nous permet d’employer une expression inexacte, que suggère cependant la réalité du cas), était poussé par ses dispositions personnelles à tourner dans une autre direction le courant de l’ardeur athénienne. Plein d’antipathie pour Sparte, il regardait l’intérieur du Péloponnèse comme son point le plus vulnérable, surtout dans les relations actuellement rompues des villes qui en étaient les éléments constitutifs. De plus, son désir personnel de gloire était mieux satisfait au milieu du centre de la vie grecque qu’en entreprenant une expédition dans une région éloignée et barbare ; enfin, il se rappelait probablement avec déplaisir les maux et le froid extrême (insupportables pour tous, excepté pour la constitution de fer de Sokratês) qu’il avait endurés lui-même douze ans auparavant au siége de Potidæa[2], et auxquels serait exposé de nouveau tout armement destiné à conquérir Amphipolis. Ce fut sous ces impressions qu’il se mit alors à presser ses opérations contre Lacédæmone dans l’intérieur du Péloponnèse, en vue d’organiser une contre alliance sous Argos, suffisante pour la tenir en échec, et en tout cas pour lui enlever complètement le pouvoir de faire des incursions au delà de l’isthme. Tout cela se fit sans rompre ostensiblement la paix et l’alliance entre Athènes et Lacédæmone, qu’on voyait gravées en lettres apparentes sur des colonnes érigées dans les deux villes.

Venant à Argos à la tête d’un petit nombre d’hoplites et d’archers athéniens, et renforcé par dés alliés péloponnésiens, Alkibiadês présenta le spectacle d’an général athénien traversant l’intérieur de la péninsule et imposant ses propres arrangements dans divers lieux, — spectacle à ce moment nouveau et frappant[3]. Il tourna d’abord son attention sur les villes achæennes au nord-ouest, où il persuada les habitants de Patræ de s’allier avec Athènes, et même d’entreprendre le travail de rattacher leur ville à la mer au moyen de longs murs, de manière à se mettre à portée d’être protégés par Athènes du côté de la mer. De plus, il projeta d’élever un fort et de former une station navale au point extrême du cap Rhion, juste à l’entrée étroite du golfe corinthien ; par là, les :athéniens qui possédaient déjà la côte opposée au moyen de Naupaktos, seraient devenus maîtres du commerce du golfe. Mais les Corinthiens et les Sikyoniens, auxquels cette mesure eût causé un tort sérieux, dépêchèrent des forces en assez grand nombre pour prévenir l’accomplissement de ce dessein, — et probablement aussi pour empêcher l’érection des murs de Patræ[4]. Toutefois la marche d’Alkibiadês dut fortifier l’intérêt antilaconien sur toute la côte achæenne.

Il revint ensuite prendre part avec les Argiens à une guerre contre Epidauros. Acquérir la possession de cette ville devait faciliter la communication entre Athènes et Argos, puisqu’elle était non seulement placée immédiatement vis-à-vis de l’île d’Ægina, occupée alors par les Athéniens, mais encore qu’elle ouvrait à ces derniers un accès par terre, les dispensant de la peine de doubler le cap Skyllæon (la pointe sud-est de la péninsule argienne et épidaurienne) quand ils envoyaient des forces à Argos. De plus, le territoire d’Epidauros confinait au nord à celui de Corinthe, de sorte que sa possession devait être une garantie de plus pour la neutralité des Corinthiens. Conséquemment on résolut d’attaquer Epidauros, et pour cela on trouva aisément un prétexte. Comme État présidant et administrant le temple d’Apollon Pythæeus (situé dans l’intérieur des murs d’Argos), les Argiens jouissaient d’une sorte de suprématie religieuse sur Epidauros et sur d’autres villes voisines, — vraisemblablement le reste de cette suprématie étendue , politique aussi bien que religieuse, qui dans les temps anciens leur avait appartenu[5]. Les Epidauriens devaient à ce temple certains sacrifices et d’autres obligations cérémoniales, — dont l’une, née de quelque circonstance que nous ne pouvons comprendre, était alors due et non accomplie ; c’est du moins ce que prétendaient les Argiens. Ce manquement leur imposa le devoir de réunir des forces militaires pour attaquer les Épidauriens et faire remplir l’obligation par la force.

Toutefois leur marche d’invasion fut suspendue pour un temps par la nouvelle que le roi Agis, avec toutes les forces ale Lacédæmone et de ses alliés, s’était avancé jusqu’à Leuktra, l’une des villes frontières de Laconie, au nord-ouest, vers le mont Lykæon et les Parrhasii arkadiens. Le sens de ce mouvement n’était connu que d’Agis seul, qui n’expliqua même le projet ni à ses propres soldats, ni à ses officiers, ni à ses alliés[6]. Mais le sacrifice offert constamment avant de franchir la frontière se trouva si défavorable, qu’il abandonna sa marche pour le moment et retourna dans ses foyers. Le mois Karneios, période de trêve aussi bien flue fête religieuse dans les États dôriens, étant alors très prochain, il ordonna à ses alliés de se tenir prêts pour une 14-marche au dehors aussitôt que ce mois serait expiré.

Instruits qu’Agis avait congédié ses troupes, les Argiens se préparèrent à exécuter leur invasion d’Epidauros. Le jour de leur départ était déjà le 26 du mois précédant le mois karneien, de sorte qu’il ne restait que trois jours avant le commencement de ce dernier mois avec sa trêve sainte, qui liait les sentiments religieux des États dôriens en général, auxquels Argos, Sparte et Epidauros appartenaient tous. Mais les Argiens profitèrent, pour faciliter leur projet, de cette particularité même de l’époque, qui, selon toute probabilité, devait les retenir chez eux, en jouant un tour au moyen de leur calendrier et en proclamant une de ces interventions arbitraires dans le calcul du temps que les grecs employaient à l’occasion pour corriger la confusion revenant sans cesse dans leur système lunaire. Ayant commencé leur marche le 26 du mois qui précédait Karneios, les Argiens appelèrent chaque jour qui suivit encore le 26, empêchant ainsi la marche du temps et prétendant que le mois karneien n’était pas déjà commencé. Ce qui facilita encore ce procédé, ce fut cette circonstance, que leurs alliés d’Athènes, d’Elis et de Mantineia, n’étant pas Dôriens, n’étaient pas dans l’obligation d’observer la trêve karneienne. En conséquence, l’armée se rendit d’Argos dans le territoire d’Epidauros, et consacra vraisemblablement quinze jours ou trois semaines à le ravager ; tout ce temps étant réellement, selon le calcul des autres États dôriens, une partie de la trêve karneienne, que les Argiens, adoptant leur calcul arbitraire, déclaraient ne pas violer. Les Epidauriens, hors d’état de les rencontrer seuls en rase campagne, invoquèrent l’aide de leurs alliés, qui cependant avaient été appelés par Sparte pour le mois suivant, et ne voulurent pas, plus que les Spartiates, se mettre en mouvement pendant le mois karneien lui-même. Toutefois quelques alliés, peut-être les Corinthiens, vinrent jusqu’à la frontière épidaurienne, mais ne se sentirent pas assez forts pour prêter secours en entrant seuls dans le territoire[7].

Cependant les Athéniens avaient convoqué un autre congrès de députés à Mantineia, dans le dessein de discuter des propositions de paix ; peut-être fut-ce un point remporté par Nikias à Athènes, malgré Alkibiadês. Quels autres députés y assistèrent, nous l’ignorons ; mais Euphamidas, venant comme député de Corinthe, fit remarquer, au commencement même des débats, ce qu’il y avait, d’illogique à assembler un congrès pour la paix, tandis que la guerre sévissait actuellement dans le territoire épidaurien. Cette observation frappa tellement les députés athéniens, qu’ils partirent, persuadèrent les Argiens de se retirer d’Epidauros, et revinrent ensuite reprendre les négociations. Toutefois les prétentions des deux parties se trouèrent encore inconciliables, et le congrès fut rompu ; alors les Argiens retournèrent recommencer leurs dévastations dans Epidauros, tandis que les Lacédæmoniens, immédiatement après l’expiration de la trêve karneienne, se mirent de nouveau en marche et s’avancèrent jusqu’à leur ville frontière de Karyæ, mais furent encore arrêtés et forcés de retourner par des sacrifices défavorables faits sur la frontière. Toutefois on transmit à Athènes l’avis de leur départ ; alors Alkibiadês, à la tête de mille hoplites athéniens, fut envoyé pour rejoindre les Argiens. Mais avant son arrivée l’armée lacédæmonienne avait déjà été licenciée ; de sorte que ses services ne furent plus nécessaires, et les Argiens portèrent leurs ravages sur un tiers du territoire d’Epidauros avant de finir par l’évacuer[8].

Les Épidauriens furent renforcés vers la fin de septembre par un détachement de trois cents hoplites lacédæmoniens sous Agesippidas, envoyé par mer à l’insu des Athéniens. A ce sujet les Argiens se plaignirent bruyamment à Athènes. Ils avaient bien lieu de condamner la négligence des Athéniens comme alliés, pour n’avoir pas mieux veillé à leur station voisine d’Ægina, et pour avoir laissé entrer -cet ennemi dans le territoire d’Epidauros. Mais ils avaient un autre motif de plainte quelque peu remarquable. Dans l’alliance conclue entre Athènes, Argos, Elis et Mantineia, il avait été stipulé qu’aucun des quatre États ne souffrirait le passage de troupes par son territoire sans le consentement commun de tous. Or la mer était regardée comme une partie du territoire d’Athènes ; de sorte que les Athéniens avaient violé cet article du traité en laissant les Lacédæmoniens envoyer des troupes par mer à Epidauros. Et les Argiens demandèrent alors à Athènes, en compensation de ce tort, de ramener les Messêniens et les Ilotes de Kephallenia à Pylos et de leur permettre de ravager la Laconie. Les Athéniens, d’après les conseils persuasifs d’Alkibiadês, accédèrent à cette demande, inscrivant au bas de la colonne sur laquelle était gravée leur alliance avec Sparte, que les Lacédæmoniens n’avaient pas observé leurs serments. Néanmoins ils s’abstinrent encore de renoncer formellement à leur traité avec Lacédæmone, ou de le violer de quelque autre manière[9]. Les relations entre Athènes et Sparte restèrent ainsi de nom, — paix et alliance, — en ce qui regardait des opérations directes par lesquelles l’une aurait attaqué le territoire de l’autre ; mais en réalité, — action hostile aussi bien que manoeuvre hostile, à l’aide desquelles elles se nuisaient l’une à l’autre en leur qualité d’alliées par rapport à des parties tierces.

Les Argiens, après avoir prolongé leurs incursions sur le territoire épidaurien pendant tout l’automne, firent pendant l’hiver une tentative inutile pour prendre d’assaut la ville elle-même. Bien qu’il n’y eût pas d’engagement considérable, mais seulement une succession d’attaques irrégulières, dans quelques-unes desquelles les Épidauriens eurent même l’avantage, — cependant ils souffrirent encore des maux sérieux et firent sentir fortement leur situation à la sympathie de Sparte. Importunés ainsi et mortifiés aussi bien qu’alarmés des progrès de la défection ou de la froideur qu’ils subissaient actuellement dans tout le Péloponnèse, — les Lacédæmoniens se décidèrent, dans le courant de l’été suivant, à déployer leur puissance avec vigueur et à regagner le terrain perdu[10].

Vers le mois de juin (418 av. J.-C.) ils marchèrent avec toutes leurs forces, hommes libres aussi bien qu’Ilotes, sous le roi Agis, contre Argos. Les Tégéens et d’autres alliés arkadiens les rejoignirent en route, tandis que leurs autres alliés près de l’Isthme, — Bœôtiens, Mégariens, Corinthiens, Sikyoniens, Phliasiens, etc., — reçurent l’ordre de se réunir à Phlionte. Le nombre de ces derniers alliés fut très considérable, — car on nous parle de 5.000 hoplites bœôtiens et de 2.000 Corinthiens ; les Bœôtiens avaient aussi avec eux 5.000 hommes armés à la légère, 500 cavaliers et 500 fantassins, qui couraient à côté ales cavaliers. Quant au nombre du reste ou des Spartiates eux-mêmes, nous l’ignorons, et probablement Thucydide ne le savait pas lui-même, car nous le voyons faire remarquer autre part l’impénétrable mystère des Lacédæmoniens sur toutes les affaires publiques, par rapport au nombre d’hommes è, la bataille subséquente de Mantineia. Ce déploiement de l’alliance lacédæmonienne ne fut pas un secret pour les Argiens, qui, se rendant d’abord à, Mantineia et y prenant les forces de cette ville aussi bien que trois mille hoplites éleiens qui vinrent les rejoindre, rencontrèrent les Lacédœmoniens {tans leur marche à Methydrion, en Arkadia., Les deux armées étant postées sur des collines opposées, les Argiens avaient résolu d’attaquer Agis le lendemain, de manière à l’empêcher de rejoindre ses alliés a Phlionte. Mais il évita cette rencontre séparée en décampant de nuit, arriva à Phlionte et opéra sa jonction sans danger. On ne nous dit pas qu’il y eût dans l’armée lacédæmonienne un commandant de lochos, qui, copiant l’exactitude scrupuleuse et déraisonnable d’Amompharetos avant la bataille de Platée, refusât d’obéir à l’ordre de retraite devant l’ennemi, au risque imminent de toute l’armée. Et le fait qu’aucun incident semblable ne se présenta à ce moment, peut être regardé comme une preuve que les Lacédœmoniens étaient devenus plus familiers avec les exigences de la manière actuelle de faire la guerre.

Aussitôt qu’on apprit le matin que les Lacédœmoniens s’étaient retirés, les Argiens abandonnèrent aussi leur position et marchèrent avec leurs alliés, d’abord vers Argos elle-même, — ensuite vers Nemea, par la route ordinaire de Corinthe et de Phlionte à Argos, par laquelle ils s’imaginaient que viendraient les envahisseurs. Mais Agis opéra différemment. Partageant son armée en trois divisions, lui-même avec les Lacédæmoniens et les Arkadiens, prenant une route courte, mais très raboteuse et très difficile, franchit la chaîne des montagnes et descendit droit dans la plaine près d’Argos. Les Corinthiens, les Pelléniens et les Phliasiens récurent ordre de suivre une autre route dans la montagne, qui entrait dans la même plaine sur un point différent, tandis que les Bœôtiens, les Corinthiens et les Sikyoniens suivirent la route plus longue, plus unie et plus ordinaire par Nemea. Cette route, bien qu’en apparenté fréquentée et commode, menait pendant une distance considérable le long d’un ravin étroit nommé le Trêtos, bordé de chaque côté de montagnes. L’armée combinée sous les ordres d’Agis était très supérieure en nombre aux Argiens ; mais si elle avait marché tout entière sur une seule ligne par la route fréquentée en traversant l’étroit Trêtos, sa supériorité clé nombre aurait peu servi, tandis que les Argiens auraient eu une position extrêmement favorable pour se défendre. En divisant son armée et en suivant avec sa propre division la route de la montagne, Agis entra dans la plaine d’Argos sur les derrières de la position argienne à Nemea. Il prévoyait que quand les Argiens le verraient ravager leurs propriétés près de la ville, ils abandonneraient sur-le-champ le terrain avantageux près de Nemea. pour venir l’attaquer dans la plaine ; la division bœôtienne trouverait ainsi ouverte la route passant par Nemea et le Trêtos, et pourrait s’avancer sans résistance dans la plaine d’Argon,-où sa nombreuse cavalerie agirait avec effet contre les Argiens occupés à attaquer Agis. Cette triple marche fut exécutée. Agis avec sa division et les Corinthiens avec la leur arrivèrent, en franchissant les montagnes, dans la plaine argienne pendant la nuit ; tandis que les Argiens[11], apprenant au lever du jour qu’il était près de leur ville, ravageant Saminthos et d’autres lieux, abandonnèrent leur position à Nemea pour descendre dans la plaine et l’attaquer. Dans leur marche, ils eurent une escarmouche partielle avec la division corinthienne, qui, avant atteint un terrain élevé immédiatement au-dessus de la plaine argienne, fut rencontrée presque sur la route. Mais cette affaire fut indécise, et bientôt ils se trouvèrent dans la plaine près d’Agis et des Lacédæmoniens, qui étaient entre eux et leur ville.

Des deux côtés on rangea les armées, et on donna les ordres pour la bataille. Mais la situation des Argiens était en réalité à peu prés désespérée ; car tandis qu’ils avaient devant eux Agis et sa division, le détachement corinthien était assez prés pour les prendre en flanc, et, les Bœôtiens, marchant le long de la route non défendue par le Trêtos, devaient les attaquer par derrière. La cavalerie bœôtienne devait aussi les attaquer avec plein effet en plaine, puisque ni Argos, ni Elis, ni Mantineia ne paraissent avoir possédé de cavaliers, arme qui aurait dû être envoyée d’Athènes, bien que pour quelque cause qu’on ne dit pas, le contingent athénien ne fût pas encore arrivé. Néanmoins, malgré une position si critique, Ies Argiens et leurs alliés étaient pleins de confiance et impatients de combattre ; ils ne songeaient qu’à la division d’Agis qui était immédiatement devant eux et qui paraissait être enfermée entre eux et leur ville, — et ils ne songeaient pas aux autres formidables ennemis qu’ils avaient sur leur flanc et par derrière. Mais les généraux argiens connaissaient le danger réel mieux que leurs soldats ; et juste au moment où les deux armées étaient près de charger, Alkiphrôn, proxenos des Lacédæmoniens à Argos, accompagna Thrasyllos, un des cinq généraux des Argiens, à un pourparler séparé avec Agis, à l’insu de leur armée et sans l’avoir consultée. Ils exhortèrent Agis à ne pas insister sur une bataille, l’assurant que les Argiens étaient prêts à donner et à recevoir une juste satisfaction sur tous les sujets de plainte que les Lacédæmoniens pourraient avancer contre eux, — et à conclure une paix équitable pour l’avenir. Agis, acquiescant immédiatement à la proposition, leur accorda une trêve de quatre mois pour accomplir ce qu’ils avaient promis. Lui, de son côté, fit cette démarche sans consulter ni son armée ni ses alliés ; il se contenta d’adresser quelques mots dans un entretien confidentiel à l’un des magistrats spartiates qui l’entouraient. Immédiatement il donna l’ordre de la retraite, et l’armée, au lieu d’être menée au combat, fut conduite hors du territoire argien, par la route néméenne par laquelle les Bœôtiens venaient d’entrer dans la plaine. Mais il fallait toute la discipline habituelle des soldats lacédæmoniens pour les faire obéir à cet ordre du roi spartiate, à la fois inattendu et désagréable[12]. Car l’armée comprenait pleinement les avantages prodigieux de sa position et la force écrasante des troupes d’invasion ; aussi les divisions éclatèrent-elles toutes les trois en bruyantes accusations contre Agis, et furent-elles pénétrées de honte à la pensée d’une si honteuse retraite. Et quand les soldats se virent réunis en un seul corps à Nemea, avant de se séparer et de retourner dans leurs foyers, — de telle sorte qu’ils eurent sous leurs yeux leur nombre tout entier et l’équipement complet d’une des plus belles armées helléniques qui eussent jamais été rassemblées, — le corps argien d’alliés, devant lequel ils se retiraient actuellement, parut méprisable en comparaison, et ils ne s’en séparèrent qu’avec une indignation plus vive et plus universelle contre le roi qui avait trahi leur cause.

En revenant dans sa patrie, Agis n’encourut pas moins de blâme de la part des autorités spartiates que de celle de sa propre armée, pour avoir rejeté une si admirable occasion de soumettre Argos. Ce n’était assurément pas plus qu’il ne méritait ; mais nous lisons, avec un non médiocre étonnement, que les Argiens et leurs alliés, en revenant, furent même plus exaspérés contre Thrasyllos[13], qu’ils accusaient d’avoir renoncé par trahison à une victoire certaine. Il y avait en effet bien lieu, d’après l’usage admis, de le blâmer pour avoir conclu une trêve sans prendre l’avis du peuple. C’était leur habitude, au retour d’une marche, de tenir une cour martiale publique, avant d’entrer dans la ville, à un endroit nommé le Charadros ou torrent d’hiver, près des murs, dans le dessein de juger les offenses ou les fautes commises dans l’armée. En cette occasion, leur colère contre Thrasyllos fut telle, qu’on eut de la peine à les décider même à le mettre en jugement ; mais ils commencèrent à le lapider. Il fut forcé de chercher son salut personnel auprès de l’autel ; alors les soldats le jugèrent, et il fut condamné à la confiscation de ses biens[14].

Très peu de temps après arriva le contingent athénien attendu, qui probablement aurait dû venir plus tôt : mille hoplites avec trois cents cavaliers, sous les ordres de Lachês et de Nikostratos. Alkibiadês vint comme ambassadeur, probablement servant aussi comme soldat parmi les cavaliers. Les Argiens, nonobstant leur mécontentement contre Thrasyllos, se croyaient néanmoins obligés d’observer la trêve qu’il avait conclue, et en conséquence les Argiens prièrent les Athéniens, nouvellement arrivés, de partir. Et il ne fut pas même permis à Alkibiadês de venir à l’assemblée publique et de lui parler avant que les alliés Mantineiens et Eleiens eussent insisté pour que cela du moins ne fût pas refusé. On convoqua donc une assemblée, à laquelle ces alliés assistèrent avec les Argiens. Alkibiadês soutint énergiquement que la récente trêve avec les Lacédæmoniens était nulle et sans effet, puisqu’elle avait été contractée à l’insu de tous les alliés, manifestement en opposition avec les conditions de l’alliance. Il les engagea donc à reprendre sur-le-champ les opérations militaires, de concert avec le renfort qui arrivait maintenant à propos. Son discours persuada tellement l’assemblée, que les Mantineiens et les Eleiens consentirent à se joindre immédiatement à lui dans une expédition contre la ville arkadienne d’Orchomenos : les Argiens aussi, bien qu’ils eussent refusé d’abord, ne tardèrent pas à les y suivre. Orchomenos était une place importante à acquérir, non seulement parce que son territoire confinait à celui de Mantineia au nord, mais parce que les Lacédæmoniens y avaient déposé les otages qu’ils avaient exigés des municipes et des villages argiens comme garantie de leur fidélité. Toutefois ses murailles étaient en mauvais état, et ses habitants capitulèrent après une courte résistance. Ils consentirent à devenir alliés de Mantineia, — à fournir des otages comme gage d’une adhésion fidèle à cette alliance, — et à livrer ceux qui avaient été déposés chez eux par Sparte[15].

Encouragés par un premier succès, les alliés discutèrent ce qu’ils entreprendraient ensuite (418 av. J.-C). Les Eleiens soutinrent avec énergie une marche contre Lepreon, tandis que les Mantineiens désiraient attaquer leur ennemie et voisine Tegea. Les Argiens et les Athéniens préféraient le dernier parti, — incomparablement l’entreprise la plus importante des deux ; mais les Eleiens furent tellement dégoûtés de voir rejeter leur proposition qu’ils abandonnèrent complètement l’armée et se retirèrent chez eux. Toutefois, nonobstant leur désertion, les autres alliés désertèrent ensemble à Mantineia organisant leur attaque contre Tegea, ville dans laquelle ils avaient un fort parti qui leur était favorable, qui avait réellement fait ses plans, et était sur le point de déclarer la ville en révolte contre Sparte[16], quand les Tégéens, partisans des Lacédœmoniens, se sauvèrent, tout juste en dépêchant un message pressant à Sparte et en recevant les plus prompts secours. Les Lacédæmoniens, remplis d’indignation à la nouvelle de la reddition d’Orchomenos, exhalèrent de nouveau tout leur mécontentement contre Agis, qu’ils menacèrent alors de punir sévèrement en démolissant sa maison et en le condamnant à une amende de 100.000 drachmes, ou environ 27 2/3 talents attiques. Il les supplia instamment de lui fournir une occasion de racheter par un acte de vaillance le mauvais renom qu’il avait encouru : s’il échouait en agissant ainsi, alors ils pourraient lui infliger telle peine qu’ils voudraient. En conséquence, on écarta la punition ; mais on mit alors à l’autorité du roi une restriction nouvelle pour la constitution spartiate. Ç’avait été auparavant une partie de sa prérogative de conduire l’armée seule et de sa propre autorité ; mais à ce moment on nomma un conseil de Dix, sans le concours duquel il lui fut interdit d’exercer un tel pouvoir[17].

Fort heureusement pour Agis, à ce moment (418 av. J.-C.) arrivait le pressant message annonçant la révolte imminente de. Tegea, — la plus importante alliée de Sparte, et située tout près de sa frontière. L’alarme causée par cette nouvelle fut telle que toute la population militaire partit à l’instant pour délivrer cette ville, Agis à la tête, — le mouvement le plus rapide qui ait été jamais exécuté pax des soldats lacédæmoniens[18]. Quand, dans leur marche, ils arrivèrent à Orestheion en Arkadia, en apprenant peut-être que le danger était un peu moins pressant, ils renvoyèrent à Sparte un sixième des forces pour la défense de leurs foyers, — les hommes les plus âgés aussi bien que les plus jeunes. Les autres s’avancèrent vers Tegea, où ils ne tardèrent pas à être rejoints par leurs alliés arkadiens. Ils envoyèrent en outre des messages aux Corinthiens et aux Bœôtiens, aussi bien qu’aux Phokiens et aux Lokriens, invoquant la présence immédiate de ces contingents dans le territoire de Mantineia. Toutefois, l’on ne pouvait attendre qu’après un certain laps de temps l’arrivée de ces renforts, même avec tout le zèle possible de la part des cités qui y contribuaient ; d’autant plus qu’à ce qu’il semble ils ne pouvaient entrer dans le territoire de Mantineia qu’en passant par celui d’Argos[19], ce qui ne pouvait se tenter sans danger avant qu’ils se fussent tous réunis. En conséquence, Agis, impatient de reconquérir sa réputation, pénétra immédiatement avec les Lacédæmoniens et les alliés arkadiens présents dans le territoire de Mantineia, et prit position près dé l’Héraklion, ou temple d’Hêraklês[20], d’où il commença à ravager les terres avoisinantes. Les Argiens et leurs alliés s’avancèrent bientôt de Mantineia, s’établirent près de lui, mais sur un terrain très raboteux et impraticable, — et dans ces circonstances lui offrirent la bataille. N’étant nullement arrêté par les difficultés de la position, il rangea son armée et la conduisit pour les attaquer. Sa témérité dans la présente occasion aurait causé autant de mal que sa concession irréfléchie faite à Thrasyllos près d’Argos, si un vieux Spartiate ne l’eut averti qu’il était simplement en train de guérir un mal par un mal. L’impression que reçut Agis de cet avis opportun, ou de la vue plus rapprochée de la position qu’il avait entrepris d’attaquer, fut si forte qu’il arrêta soudainement son armée et donna l’ordre de la retraite, — bien qu’il ne fût qu’a une portée de javeline de l’ennemi[21].

Sa marche eut alors pour but d’attirer les Argiens hors du terrain difficile qu’ils occupaient. Sur la frontière entre Mantineia et Tegea, — toutes deux sur une plaine élevée ; mais enfermée, asséchée seulement par des katabothra ou canaux souterrains naturels dans les montagnes, — était située une source d’eau, dont l’écoulement régulier semble avoir été maintenu par les opérations combinées des deux villes pour leur mutuel profit. C’est la qu’Agis conduisit alors son armée, dans le dessein de tourner les eaux du côté de Mantineia, où elles occasionneraient un sérieux dommage ; il comptait que les Mantineiens et leurs alliés descendraient certainement de leur position pour l’empêcher. Toutefois aucun stratagème n’était nécessaire pour engager ces derniers à adopter cette résolution. Car dès qu’ils virent les Lacédæmoniens, après s’être avancés jusqu’au pied de la colline, s’arrêter d’abord soudainement, — puis faire retraite, — et enfin disparaître, — leur surprise fut très grande ; et cette surprise se changea bientôt en une confiance méprisante et en une vive impatience de poursuivre l’ennemi qui fuyait. Les généraux, ne partageant point cette confiance, hésitèrent d’abord à abandonner leur position sure : alors les troupes se mirent à pousser des cris, et les accusèrent hautement de trahison pour laisser les Lacédæmoniens échapper tranquillement une seconde fois, comme ils l’avaient fait auparavant près d’Argos. Ces généraux n’étaient probablement pas les mêmes que ceux qui avaient encouru, peu de temps avant, un blâme si peu mérité pour leur convention avec Agis ; mais les murmures dans la présente occasion, à peine moins déraisonnables, es forcèrent, non sans beaucoup de honte et de confusion, de donner l’ordre d’avancer. Ils abandonnèrent la colline, descendirent dans la plaine de manière à s’approcher des Lacédæmoniens, et employèrent le lendemain à se ranger en bon ordre de bataille, afin d’être prêts à combattre au premier signal.

Cependant il paraît qu’Agis s’était trouvé désappointé dans le projet de faire servir les eaux dans ses opérations. Il n’avait ni causé autant de dommage, ni répandu autant de terreur qu’il s’y était attendu, et en conséquence, il y renonça et se remit en marche pour reprendre sa position à l’Héraklion, supposant que ses ennemis conservaient encore la leur sur la colline. Mais dans le cours de sa marche, il rencontra soudainement les Argiens et l’armée alliée où il n’était pas le moins du monde préparé à les voir. Ils n’étaient pas seulement dans la plaine, mais encore ils étaient rangés dans un ordre parfait de bataille. Les Mantineiens occupaient l’aile droite, poste d’honneur, parce que l’endroit où ils se trouvaient appartenait à leur territoire : à côté d’eux étaient leurs alliés arkadiens dépendants ; ensuite le régiment d’élite des Mille d’Argos, citoyens de naissance et de fortune, exercés aux armes aux frais de l’État ; le long d’eux se tenaient les autres hoplites argiens avec leurs alliés dépendants de Kleônæ et d’Orneæ ; en dernier lieu, à l’aile gauche, se trouvaient les Athéniens, hoplites aussi bien que cavaliers.

Ce fut avec la plus grande surprise qu’Agis et son armée contemplèrent cette apparition inattendue. Pour tout autre peuple grec que pour les Lacédæmoniens, la vue soudaine d’un ennemi formidable aurait occasionné un sentiment de terreur dont il aurait eu de la peine à se remettre, et même les Lacédæmoniens, en cette occasion, reçurent un coup momentané tel qu’ils ne se souvenaient pas en avoir reçu de pareil[22]. Mais ils sentirent alors tout l’avantage de leur rigoureuse éducation et de leur habitude d’obéissance militaire, aussi bien que de cette subordination d’officiers qui leur était particulière en Grèce. Dans les autres armées grecques, les ordres étaient annoncés aux troupes à haute voix par un héraut, qui les recevait personnellement du général- chaque taxis ou compagnie, en effet, avait son propre taxiarque, niais ce dernier ne recevait pas ses ordres du général séparément, et il semble n’avoir pas eu de responsabilité personnelle pour leur exécution par ses soldats. On ne reconnaissait pas une autorité militaire, subordonnée et responsable. Chez les Lacédæmoniens, au contraire, il y avait une gradation régulière d’autorité militaire et responsable, — commandants de commandants, — dont chacun avait le de voir spécial d’assurer l’exécution des ordres[23]. Chaque ordre émanait du roi spartiate quand il était présent, et était donné aux polémarques (chacun d’eux commandait une mora, la division militaire la plus considérable), qui l’intimaient aux lochagi, ou colonels des lochi respectifs. Ceux-ci, à leur tour, donnaient le commandement à chaque pentêkostys ; enfin celui-ci à l’énomotarque, qui commandait la plus basse subdivision, appelée énômotie. Le soldat ne recevait ainsi d’ordres immédiats que de l’énomotarque, qui était dans le principe responsable pour son énômotie ; mais le pentêkontêr et le lochagos étaient responsables chacun pour sa division plus considérable ; la pentêkostys comprenant quatre enômoties, et le lochos quatre pentêkostyes, — au moins tels étaient les nombres en cette occasion. Les diverses manœuvres militaires étaient toutes familières aux Lacédœmoniens par suite de leurs constants exercices ; de sorte que leurs armées jouissaient de l’avantage d’une obéissance plus prompte avec un commandement plus systématique. En conséquence, bien que surpris ainsi, et appelés ainsi pour la première fois de leur vie a se former en présente d’un ennemi, ils n’en montrèrent que plus de promptitude[24] et plus d’ardeur à obéir aux ordres d’Agis, transmis par la série régulière d’officiers. On parvint à l’ordre de bataille avec régularité aussi bien qu’avec rapidité.

L’extrême gauche de la ligne lacédæmonienne appartenait par un ancien privilège aux Skiritæ, montagnards du district frontière de la Laconie bordant les Parrhasii Arkadiens, vraisemblablement à l’est de l’Eurotas, près de la première et de la plus haute partie de son cours. Ces hommes, Arkadiens d’origine, constituaient maintenant une variété de Periœki Laconiens, avec des devoirs particuliers aussi bien qu’avec des privilèges spéciaux. Comptés parmi les hommes les plus braves et les plus actifs du Péloponnèse, ils formaient généralement l’avant-garde dans une marche en avant : et on accuse les Spartiates de les avoir exposés au danger aussi bien qu’à la fatigue avec une indifférence inconvenante[25], A tâté des Skiritæ, qui étaient au, nombre de six cents, se tenaient les Ilotes affranchis, qui revenaient récemment de Thrace, où ils avaient servi sous Brasidas, et les Neodamôdes, deux corps rappelés probablement de Lepreon, où l’on nous dit auparavant qu’ils avaient été établis. Après eux, au centre de la ligne entière, venaient les lochi lacédæmoniens, au nombre de sept, avec les alliés dépendants arkadiens, héræens et mænaliens, près d’eux. Enfin, à l’aide droite se tenaient les Tégéens, avec une petite division de Lacédæmoniens occupant l’extrême droite, comme poste d’honneur. Sur chaque flanc se trouvaient quelques cavaliers lacédæmoniens[26].

Thucydide, avec une franchise qui augmente la valeur de son témoignage partout où il le doline positivement, nous dit qu’il ne peut prétendre à rapporter le nombre de l’une ou de l’autre armée. Il est évident que s’il se tait, ce n’est pas faute d’avoir fait des questions ; — mais aucune des réponses qu’il reçut ne lui parut mériter confiance : l’extrême mystère de la politique des Lacédæmoniens ne comportait aucune certitude au sujet de leur nombre, tandis que les vaines vanteries numériques d’autres Grecs ne servaient qu’à égarer. Dans l’absence de renseignements assurés par rapport à un nombre collectif, l’historien nous donne quelques détails généraux accessibles à tout investigateur, et quelques faits visibles à un spectateur. D’après son langage, le docteur Thirlwall et autres conjecturent, avec quelque probabilité, qu’il était lui-même présent à la bataille, bien que nous ne puissions déterminer en quelle qualité, puisqu’il était exilé de son pays. D’abord il avance que l’armée lacédæmonienne Paraissait plus nombreuse que celle de l’ennemi. Il nous dit ensuite que, indépendant des Skiritæ sur la gauche, qui étaient au nombre de six cents, — le reste du front des Lacédœmoniens, jusqu’à l’extrémité de leur aile droite, consistait en quatre cent quarante-huit hommes, chaque énômotie ayant quatre hommes de front. Quant à la profondeur, les différentes enômoties n’étaient pas toutes égales ; mais pour la plupart, les files étaient de huit hommes en profondeur. Il y avait sept lochi en tout (séparément des Skiritæ) ; chaque lochos comprenait quatre pentêkostyes, — chaque pentêkostys contenait quatre enômoties[27]. En multipliant 448 par 8 ; et ajoutant les 600 Skiritæ, cela ferait un total de 4.184 hoplites, outre quelques cavaliers sur chaque flanc. Relativement aux hommes légèrement armés, il n’est rien dit. Je n’ai aucune confiance dans cette estimation, — mais le total est plus petit que nous ne nous y serions attendu, en considérant que les Lacédæmoniens étaient sortis de Sparte avec leur armée entière dans une circonstance pressante, et qu’ils n’avaient envoyé chez eux qu’un sixième de leur total, les soldats les plus âgés, ainsi que les plus jeunes.

Il ne paraît pas que les généraux du côté argien aient fait quelque tentative pour charger pendant que l’ordre de bataille lacédæmonien était incomplet. Ils avaient besoin, suivant la coutume grecque, de remonter le courage de leurs troupes par quelques mots d’exhortation et d’encouragement ; et avant qu’ils eussent fini, il est probable que les Lacédæmoniens s’étaient ramés en bataille. Les officiers mantineiens rappelèrent à leurs compatriotes que la prochaine bataille déciderait si Mantineia continuerait d’être une ville libre et souveraine, avec des dépendances arkadiennes propres, comme elle l’était actuellement, — ou si elle serait rabaissée à l’état de dépendance de Lacédæmone. Les chefs argiens insistèrent sur l’occasion favorable qu’avait alors Argos de recouvrer dans le Péloponnèse son ascendant perdu, et de se venger sur sa pire ennemie et voisine : Les troupes athéniennes furent exhortées à se montrer dignes des nombreux et braves alliés auxquels elles étaient associées en ce moment, aussi bien qu’y protéger leur territoire et leur empire en battant leur ennemie dans le Péloponnèse.

Ce qui jette un grand jour sur la nature particulière du caractère des Lacédæmoniens, c’est que de semblables paroles d’encouragement ne leur furent adressées ni par Agis, ni par aucun des officiers. — Ils savaient (dit l’historien)[28] qu’une longue pratique à l’avance, dans les choses de la guerre, était un meilleur préservatif que de beaux discours sous l’aiguillon du moment. Comme parmi des soldats de profession, la bravoure était supposée chose naturelle, sans exhortation spéciale ; mais on les entendait se conseiller mutuellement de garder leur ordre de bataille et une position parfaite ; — ce qui, probablement ne fut pars d’abord, par suite de la manière soudaine et précipitée dans laquelle ils avaient été contraints de se former. De plus, on chanta dans les ranis divers chants de guerre, peut-être ceux de Tyrtæos. Enfin le signal fut donné pour l’attaque ; les nombreux joueurs de flûte qui accompagnaient l’armée (caste héréditaire à Sparte) commençaient à jouer, tandis que la marche lente, solennelle et égale des troupes s’ajustait à la mesure donnée par ces instruments sans solution ni oscillation dans la ligne. L’ennemi présenta un contraste frappant avec ce pas décidé : il n’avait ni joueurs de flûte ni d’autres instruments de musique, et il se précipita pour charger d’un pas violent et même furieux[29], frais des exhortations qui venaient de lui être adressées.

C’était la tendance naturelle de toutes les armées grecques, quand elles en venaient à un engagement, de marcher non pas exactement droit en avant, mais un peu de côté vers la droite. Les soldats de l’extrême droite des deux armées donnaient l’exemple de ce mouvement, pour éviter d’exposer leur côté que ne protégeait pas le bouclier, tandis que pour la même raison chaque homme le long de la ligne prenait soin de se tenir près du bouclier de son voisin de droite. Nous voyons par là que, à nombre égal, la droite était non seulement le poste d’honneur, mais encore de sûreté comparative. Il en fut ainsi dans la présente occasion, même la discipline lacédæmonienne n’étant nullement exempte de cette cause de trouble. Bien que le front des Lacédœmoniens, à cause de leur nombre supérieur, fût plus étendu que celui de l’ennemi, cependant leurs files droites ne se crurent pas en sûreté si elles n’étaient encore plus de biais vers la droite, et ainsi ils débordèrent de beaucoup les Athéniens à l’aile gauche opposée, tandis que de l’autre côté les Mantineiens qui formaient l’aile droite, par suite de la même disposition à tenir l’épaule gauche avancée, débordèrent, bien qu’à un moindre degré, les Skiritæ et les soldats de Brasidas à la gauche lacédæmonienne. Le roi Agis, dont le poste était avec les lochi dans le centre, vit clairement que, quand les armées seraient aux prises, sa gauche serait certainement prise en flanc et peut-être même par derrière. Conséquemment il jugea nécessaire de changer ses dispositions même à ce moment critique, ce qu’il comptait pouvoir accomplir, grâce à l’exacte discipline, à l’habitude des évolutions, et à la marche lente de ses soldats.

Sa manière naturelle de parer au danger imminent aurait été d’amener une division de l’extrême droite, où l’on pouvait bien s’en passer, à l’extrême gauche contre les Mantineiens qui s’avançaient. Mais l’ancien privilège des Skiritæ, qui combattaient toujours seuls à l’extrême gauche, s’opposait à un tel ordre[30]. En conséquence, Agis fit signe aux soldats de Brasidas et aux Skiritæ de faire un mouvement de flanc à gauche de manière à présenter un front égal aux Mantineiens, tandis que pour combler le vide ainsi créé dans la ligne, il envoya l’ordre aux deux polémarques Aristoklês et Hipponoïdas, qui avaient leurs lochi à l’extrême droite de la ligne, de faire un mouvement en arrière et de se poster à la droite des soldats de Brasillas pour fermer de nouveau la ligne. Mais ces deux polémarques, qui avaient dans la ligne la place la plus sure et la plus triomphante, voulurent la garder, en désobéissant à ses ordres exprès ; de sorte qu’Agis, quand il vit qu’ils ne bougeaient pas, fut forcé d’envoyer un second ordre pour contremander le mouvement de flanc des Skiritæ, et pour leur commander de se replier sur le centre, et de regagner leur première place. Mais il était alors trop tard pour exécuter ce second commandement avant que les armées ennemies tussent aux prises ; et les Skiritæ et les soldats de Brasidas furent ainsi attaqués pendant qu’ils étaient en désordre et coupés de leur propre centre. Les Mantineiens, les trouvant en cet état, les défirent et les repoussèrent, tandis que les Mille hommes d’élite d’Argos, faisant irruption par l’espace vide entre les soldats de Brasidas et le centre lacédæmonien, les prirent par le flanc droit et achevèrent leur défaite. Ils furent mis en déroute et poursuivis même jusqu’aux chariots des bagages des Lacédæmoniens à l’arrière ; quelques-uns des vieux soldats qui gardaient les chariots furent tués, et toute l’aile gauche lacédæmonienne complètement dispersée.

Mais les Mantineiens victorieux et leurs camarades, ne songeant qu’à ce qui était immédiatement devant eux, perdirent ainsi un temps précieux quand leur aide était instamment réclamée ailleurs. Les choses se passèrent tout différemment au centre et à la droite des Lacédæmoniens, où Agis, avec sa garde du corps de trois cents jeunes gens d’élite appelés Hippeis, avec les lochi spartiates, se trouva en conflit de face avec le centre et la gauche de l’ennemi, — avec les Argiens, leurs vétérans et les Cinq lochi ainsi nommés, — avec les Kléonæens et les Orneates, alliés dépendants d’Argos, -et avec les Athéniens. Il vainquit complètement toutes ces troupes, après avoir rencontré une courte résistance, — et dans le fait nulle sur quelques points. L’aspect et le nom des Lacédæmoniens étaient si formidables, que les troupes opposées s’enfuirent sans croiser leurs lances, et même avec une panique si irréfléchie, qu’elles se foulèrent aux pieds les unes les autres dans leur ardent désir d’échapper[31]. Pendant que les alliés étaient défaits ainsi par devant, ils étaient pris en flanc par les Tégéens et les Lacédæmoniens de la droite de l’armée d’Agis, et ici les Athéniens coururent un danger sérieux d’être tous taillés en pièces, s’ils n’avaient été aidés d’une manière efficace par leur propre cavalerie qui était tout près. De plus, Agis, après les avoir décidément battus et forcés à fuir, désirait moins les poursuivre que de retourner au secours de sa propre aile gauche en déroute ; aussi même les Athéniens, qui étaient exposés et en flanc et par devant, purent-ils effectuer leur retraite en sûreté. Les Mantineiens et les Mille Argiens, bien que victorieux de leur côté de la ligne, en voyant toutefois le reste de leur armée dans une fuite désordonnée, furent peu disposés à renouveler le combat contre Agis et les Lacédæmoniens vainqueurs. Ils songèrent seulement à effectuer leur retraite, qui cependant ne put se faire qu’avec des pertes sérieuses, surtout du côté des Mantineiens, — et qu’Agis aurait complètement empêchée, si le système lacédæmonien, fortifié en cette occasion par les conseils d’un vieux Spartiate nommé Pharax, n’eût ordonné de s’abstenir de poursuivre loin un ennemi vaincu[32].

Il périt dans cette bataille sept cents hommes des Argiens, des Kleonæens et des Orneates ; deux cents Athéniens, avec les deux généraux Lachês et. Nikostratos ; et deux cents Mantineiens. La perte des Lacédœmoniens, bien qu’elle n’ait jamais été connue d’une manière certaine, par suite du mystère habituel de leur conduite publique, fut estimée à trois cents hommes environ. Ils dépouillèrent les morts de l’ennemi, étalant à la vue les armes acquises ainsi, et en en choisissant quelques-unes pour ériger un trophée ; ensuite ils enlevèrent leurs propres morts, les emportèrent pour les ensevelir à Tegea, et accordèrent à l’ennemi battu la trêve habituelle destinée à l’enterrement des victimes. Pleistoanax, l’autre roi spartiate, s’était avancé jusqu’à Tegea avec un renfort composé des citoyens vieux et jeunes ; mais en apprenant la victoire, il retourna à Sparte[33].

 

À suivre

 

 

 



[1] Thucydide, V, 43, 50.

[2] Platon, Symposium, c 35, p. 220.

[3] Thucydide, V, 52. Isocrate (De Bigis, sect. 17. p. 319) parle de cette expédition d’Alkibiadês en employant son langage habituel, vague et exagéré. Mais il a raison d’appeler l’attention sur elle comme sur quelque chose de très mémorable à l’époque.

[4] Thucydide, V, 52.

[5] Thucydide, V, 53, avec une note du Dr Arnold.

[6] Thucydide, V, 54.

Cet incident montre que Sparte employait les forces militaires de ses alliés sans aucun égard pour leurs sentiments tout aussi décidément qu’Athènes ; bien qu’il y eu eût parmi eux de trop puissants pour être traités ainsi.

[7] Thucydide, V, 54.

En expliquant ce passage, je me permets de m’éloigner des idées de tous Ies commentateurs, avec d’autant moins de scrupules, qu’il me semble que même les meilleurs d’entre eux sont ici embarrassés et peu satisfaisants.

Le sens que je donne aux mots est le plus rigoureux et le plus littéral possible — Les Argiens, étant partis le 26 du mois avant Karneios, et conservant ce jour pendant tout le temps, envahirent le territoire épidaurien et se mirent à le ravager. Par pendant tout le temps, il est entendu pendant tout le temps que dura cette expédition. C’est-à-dire, selon moi, — ils conservèrent le 26 du mois précédent pendant toute une quinzaine où à peu près — ils appelèrent chaque jour successif du même nom — ils arrêtèrent la marche calculée du temps — ils n’admirent jamais que le 27 fût arrivé. Le Dr Thirlwall traduit (Hist. Greece., vol. III, eh. 24, p. 331) — ils commencèrent leur marche un jour qu’ils avaient toujours eu l’habitude de respecter comme saint. Mais les mots dans cette explication introduisent un fait nouveau qui n’a pas de rapport visible avec l’affirmation principale de la phrase.

Il se peut que le sens que je donne soit mis en question sur la raison que cette fraude employée au sujet du calendrier est trop absurde et trop puérile pour avoir été commise réellement. Cependant elle n’est pas plus absurde que les deux votes qui furent rendus, dit-on, par l’assemblée athénienne (en 290 av. J.-C.), qui, étant dans le mois de Munychion, vota d’abord que ce mois serait le mois Anthestêrion — ensuite qu’il serait le mois Boêdromion, afin que Demêtrios Poliorkêtês fût initié à la fois aux petits et aux grands mystères de Dèmêtèr, presque en même temps. Demêtrios, étant sur le point de quitter Athènes dans le mois Munychion, accomplit les deux cérémonies avec peu ou point de délai (Plutarque, Demêtrios, c. 26). Cf. aussi le discours attribué à Alexandre au Granique, ordonnant qu’un second mois Artemisios fut substitué au mois Dæsios (Plutarque, Alexandre, c. 16).

En outre, si nous regardons la conduite des Argiens eux-mêmes à. une époque subséquente (389 av. J.-C. Xénophon, Helléniques, IV, 7, 2, 5 ; V, 1, 29), nous les verrons jouer un tour analogue au calendrier afin d’obtenir le bénéfice de la trêve sacrée. Quand les Lacédæmoniens envahirent Argos, les Argiens dépêchèrent des hérauts avec des couronnes et les insignes appropriés pour les éloigner, par la raison que c’était l’époque de la trêve sainte — bien qu’il n’en fût pus réellement ainsi. Dans plus d’une occasion, ce stratagème réussit : les Lacédæmoniens n’osèrent pas agir au mépris des sommations des hérauts, qui affirmaient que c’était le temps de la trêve, bien qu’en réalité il n’en fuit pas ainsi. Enfin le roi spartiate Agésipolis alla réellement tant à Olympia qu’à Delphes, pour demander expressément à ces oracles, s’il était obligé d’accepter la trêve à tout moment, vrai ou faux, quand il serait à la convenance des Argiens de a mettre en avant comme prétendue raison. Les deux oracles lui dirent qu’il n’était pas dans l’obligation de se soumettre à un tel prétexte ; en conséquence, il renvoya les hérauts, refusant d’écouter leurs sommations, et il envahit le territoire argien.

Or il y a ici un cas tout à. fait semblable avec cette différence -que les Argiens, quand ils envahissent Epidauros, falsifient le calendrier afin d’effacer la trêve sainte quand elle aurait dû réellement veni4, tandis que lorsqu’ils sont envahis, ils commettent une falsification semblable afin d’introduire la trêve au moirent auquel elle n’appartenait pas légitimement. Je pense donc que cet incident analogue justifie l’interprétation que j’ai donnée du passage de Thucydide qui nous occupe en ce moment.

Mais quand même je ne pourrais produire un cas aussi exactement semblable, je soutiendrais encore cette interprétation. A examiner l’état de l’ancien calendrier grec, le procédé imputé aux Argiens ne doit pas être considéré comme trop étrange et trop absurde à adopter — avec les mêmes yeux que nous le regarderions aujourd’hui.

A l’exception d’Athènes, nous ne connaissons pas complètement le calendrier d’une seule autre ville grecque. Mais nous savons quel es mois de toutes étaient des mois lunaires, et que l’usage suivi par rapport à l’intercalation, pour prévenir une divergence incommode entre le temps lunaire et le temps solaire, était différent dans chaque différente ville. En conséquence, le mois lunaire d’une ville ne commençait ni ne finissait (si ce n’est par accident) en même temps que le mois lunaire d’une autre. M. Bœckh fait observer (Ad Corp. Inscrip., t. I, p. 734) — Variorum populorum menses, qui sibi secandum legitimos annorum cardines respondent, non quovis conveniunt anno, nisi cyclus intercalationum utrique populo idem sit : sed ubi differunt cycli, altero populo intercalante mensem dum non intercalat alter, eorum qui non intercalarunt mensis certus cedit jam in eum mensem alterorum qui præcedit illum cui vulgo respondet certus iste mensis : quod tamen negligere solent chronologi. — Cf. aussi la bonne Dissertation de K. F. Hermann, Ueber die Griechische Manatskunde, Goetting, 1844, p. 21-27 — où est bien réuni tout ce que l’on sait sur les noms grecs et l’arrangement des mois.

Nous ne connaissons pas du tout les noms des mois argiens (voir K. F. Hermann, p. 84-124) ; en effet, le seul nom qui repose sur une preuve positive est celui d’un mois Hermæos. Jusqu’à quel point les mois d’Argos s’accordaient-ils avec ceux d’Epidauros ou de Sparte ? c’est ce que nous ne savons pas, et nous n’avons aucun droit de présumer qu’ils s’accordassent. Et il n’est nullement prouvé que chaque ville de Grèce eût ce qu’on peut proprement appeler un système d’intercalation, assez exact pour maintenir le calendrier régulier sans fréquents changements arbitraires. Même à Athènes, il n’est pas démontré d’une manière satisfaisante que le calendrier métonique fût toujours réellement reçu dans l’usage civil. Cicéron, en décrivant la pratique des Grecs Siciliens au sujet du calcul du temps, caractérise les changements qu’ils font pour corriger le calendrier comme se faisant à l’occasion plutôt que systématiques. Verrès en profite pour faire un changement plus violent encore, en déclarant que les ides de janvier étaient les ides de mars (Cicéron, Verr., II, 52, 129).

Or dans les cas où un peuple est habitué à voir la confusion régner dans son calendrier, et à y laisser introduire d’autorité des changements destinés à y rétablir l’ordre, la démarche que, comme je le suppose, les Argiens firent au sujet de l’invasion d’Epidauros ne paraît pas absurde et étrange. Les Argiens prétendaient que le temps réel de célébrer la fête des Karneia n’était pas encore arrivé. Sur ce point, ils n’étaient pas tenus de suivre les idées des autre États dôriens — puisqu’il ne semble pas qu’il y eût une autorité reconnue pour proclamer le commencement de la trêve Karneienne, comme les Eleiens proclamaient la trêve Olympique et les Corinthiens la trêve Isthmique. En disant donc que le 26 du mois précédant Karneios serait répété, et qu’on ne reconnaîtrait pas le 27 comme arrivant pendant quinze jours ou trois semaines, le gouvernement argien ne faisait qu’employer un expédient dont le semblable avait servi auparavant bien que, dans le cas actuel, il fût employé pour un dessein frauduleux.

Le mois spartiate Hekatombeos paraît avoir correspondu au mois attique Hekatomboeon — le mois spartiate suivant, Karneios, au mois attique Metageitnion (Hermann, p. 112) — nos mois de juillet et d’août ; une telle correspondance n’étant nullement exacte ni constante. Le Dr Arnold et Goeller parlent tous deux d’Hekatombeos comme si c’était le mois argien précédant Karneios ; mais nous ne le connaissons que comme mois spartiate. Son nom ne paraît pas parmi les mois des villes dôriennes en Sicile, chez lesquelles néanmoins Karneios semble universel. V. Franz, Com. ad Corp. Inscript. Græc., numéros 5475, 5491, 5640. Part. 32, p. 640.

Les tours joués à l’aide du calendrier à Rome par les autorités politiques dans des vues de parti, sont bien connus de tout le monde. Et même dans quelques États de la Grèce, la marche du calendrier était si incertaine qu’elle servait comme d’expression proverbiale pour me confusion inextricable. V. Hesychius et aussi Aristophane, Nubes, 605.

[8] Thucydide, V, 55. La leçon que Portus, Bloomfield, Didot et Goeller ou adoptent ou recommandent, néglige la particule δέ qui est dans le texte ordinaire après πυθόμενοι.

Si nous n’adoptons pas cette leçon, nous devons expliquer (comme le Docteur Arnold et Poppo l’expliquent) dans le sens de avaient déjà achevé leur expédition et étaient retournés chez eux. Mais on ne produit aucune autorité pour donner ce sens au verbe έκτρατεύω : et l’idée du Dr Arnold, qui croit que ce gens appartient exclusivement au prétérit ou au plus-que-parfait, est fortement contredite par l’emploi du mot έξεστρατευμένων (II, 7), le même verbe et le même temps — cependant dans un sens contraire à celui qu’il lui attribue.

Des deux procédés, le moins contestable, selon moi, est de se passer de la particule δέ.

[9] Thucydide, V, 56.

[10] Thucydide, V, 57.

[11] Thucydide, V, 58.

[12] Thucydide, V, 60.

[13] Thucydide, V, 60.

[14] Thucydide, V, 60.

[15] Thucydide, V, 62.

[16] Thucydide, V, 64.

[17] Thucydide, V, 63.

[18] Thucydide, V, 64.

Le départ des Spartiates un peu avant la bataille de Platée (décrit dans Hérodote, VII, 10) semble cependant avoir été tout aussi rapide et instantané.

[19] Thucydide, V, 64.

[20] Les rois lacédæmoniens semblent avoir senti une sorte de protection en campant près d’un temple d’Hêraklês, leur premier père héroïque (V. Xénophon, Helléniques, VII, 1, 31).

[21] Thucydide, V, 65. V. une exclamation, d’un vieux Spartiate mentionné comme amenant d’importantes conséquences, au moment où une bataille allait commencer, dans Xénophon, Helléniques, VII, 4, 25.

[22] Thucydide, V, 66.

[23] Thucydide, V, 66. Xénophon, De Republ. Laced., XI, 5.

[24] Thucydide, V, 66.

[25] Xénophon, Cyropédie, IV, 2, 1, V. Diodore, XV, c. 32 ; Xénophon, Rep. Laced., XIII, 6.

[26] Thucydide, V, 67.

[27] On peut établir très peu de choses relativement à la structure de l’armée lacédæmonienne. Nous savons que l’énômotie était la division élémentaire, — l’unité militaire ; que la pentêkostys était composée d’un nombre défini (non toujours le même) d’enômoties ; que le Lochos aussi était composé d’un nombre défini (non toujours le même) de Pentêkosties. La mora parait avoir été une division encore plus considérable, consistant en autant de lochi (selon Xénophon, en quatre lochi) ; mais Thucydide parle comme s’il ne connaissait pas de division plus grande que le lochos.

Au delà de ce renseignement si peu détaillé, il ne semble pas qu’il y ait d’autre fait établi d’une manière certaine au sujet de la distribution militaire lacédæmonienne, Nous ne datons pas raisonnablement nous attendre à trouver que ces mots, énômotie, pentêkostys, lochos, etc., indiquent un nombre fixe d’hommes quelconque : nos noms, régiment, compagnie, troupe, brigade, division, etc., sont tous plus ou moins indéterminés quant au nombre positif et à leur proportion mutuelle.

Ce qui était particulier à l’exercice lacédæmonien, c’était l’instruction donnée à un petit nombre d’hommes comme l’énômotie (25, 32, 36 hommes, comme nous le voyons quelquefois), pour accomplir ses évolutions sous le commandement de son énomotarque. Quand une fois ceci était assuré, il est probable que la combinaison de ces divisions élémentaires était laissée à déterminer aux circonstances clans chaque cas.

Thucydide annonce quelques faits distincts. 1° Chaque énômotie avait quatre hommes de front. 2° Chaque énômotie variait en profondeur, au gré de chaque lochagos. 3° Chaque lochos avait quatre pentêkostyes, et chaque pentêkostys quatre enômoties. — Or Dobree demande, avec beaucoup de raison, comment ces assertions doivent être conciliées. Étant donnés le nombre d’hommes de front et le nombre d’enômoties dans chaque lochos, — la profondeur de l’énômotie est naturellement déterminée sans qu’elle soit à la discrétion de personne. Ces deux assertions semblent évidemment contradictoires, à moins que nous ne supposions (ce qui paraît très difficile à croire) que le lochagos pouvait rendre une ou deux des quatre files de la même énômotie plus profonde que le reste. Dobree propose, comme moyen d’écarter cette difficulté, d’effacer quelques mots du texte. Toutefois on ne peut avoir confiance dans la conjecture.

On a suggéré une autre solution, à savoir que chaque lochagos avait le pouvoir de diviser son lochi à son gré en plus on moins d’enômoties, seulement sous l’obligation que quatre hommes constitueraient le rang de devant de chaque énômotie : la profondeur devait donc naturellement être l’article variable. Je suis disposé à croire que c’est ce que Thucydide veut ici indiquer. Conséquemment, quand il dit qu’il y avait quatre pentêkostyes dans chaque lochos, et quatre enômoties dans chaque pentêkostys, — nous devons supposer qu’il fait allusion à l’armée telle qu’elle sortait de Sparte, et qu’il donne à entendre, par les mots qui suivent, que chaque lochagos avait le pouvoir de modifier cette distribution par rapport à son propre, lochos quand l’ordre de bataille allait être formé. Ceci, en tout cas, semble la solution la plus satisfaisante de la difficulté, bien que ce ne le soit pas encore entièrement.

[28] Thucydide, V, 69.

[29] Thucydide, V, 70.

[30] Thucydide, V, 67.

Le langage fort et précis que Thucydide emploie ici, montre que c’était un privilège formellement marqué et fort estimé ; chez les Lacédæmoniens surtout, l’ancienne routine était plus prisme qu’ailleurs. Et il est essentiel de faire attention a la circonstance, afin d’apprécier le talent d’Agis comme général, qui a été critiqué un peu sévèrement.

[31] Thucydide, V, 72.

Les derniers mots de cette phrase présentent une difficulté qui a embarrassé tous les commentateurs, et qu’aucun d’eux n’a encore éclaircie d’une manière satisfaisante.

Ils admettent tous que les expressions τοΰ, τοΰ μή, précédant le mode infinitif comme ici, signifient dessein ou projet, ένεκα étant sous-entendu. Mais aucun d’eux ne peut expliquer la phrase d’une manière satisfaisante avec ce sens : conséquemment, ils attribuent ici aux mots une signification différente et exceptionnelle. P. les notes de Poppo, de Goeller et du docteur Arnold, dans lesquelles sont citées et discutées les idées d’autres critiques.

Quelques-uns disent que τοΰ μή en cet endroit signifie la même chose que ώστε μή ; d’autres affirment qu’il est identique à διά τό μή ou τώ μή. Formula τοΰ, τοΰ μή (disent Bauer et Goeller), plerumque consilium signitiest : interdum effectum (i. e. ώστε μή) ; hic causam indicat (i, e. διά τό μή ou τώ μή). Mais je suis de l’avis du docteur Arnold, qui pense que le dernier de ces trois sens allégués n’est nullement autorisé, tandis que le second qui est adopté par le docteur Arnold lui-même) n’est appuyé que par une preuve faible et douteuse ; — car le passage de Thucydide (II, 4) peut être aussi bien expliqué (comme le suggère une note de Poppo à ce sujet) sans un tel sens exceptionnel des mots.

Or il me semble tout à fait possible d’expliquer les mots τοΰ μή φθήναι ici dans leur sens régulier et légitime de ένεκα τοΰ ou consilium. Mais d’abord il faut rectifier une erreur qui domine chez la plupart des commentateurs. Ils supposaient que ces Argiens, que l’on affirme ici avoir été foulés aux pieds, le furent par les Lacédæmoniens qui avançaient. Mais cela est de tante manière improbable. Les Lacédæmoniens étaient particulièrement lents Tous leurs mouvements, réguliers dans leurs rangs, et lents à poursuivre, — qualités sur lesquelles insiste Thucydide par rapport à cette bataille même. Ils n’étaient pas tous disposés à atteindre des hommes terrifiés qui ne songeaient qu’à fuir ; de plus, s’ils les atteignaient, ils les perçaient de leurs lances, — et ne les foulaient pas aux pieds.

Être foulés aux pieds, bien que ce soit assez possible par la nombreuse cavalerie persane (Hérodote, VII, 173 ; Xénophon, Helléniques, III, 4, 12), n’est pas le traitement que des soldats en déroute rencontrent de la part d’une infanterie ennemie en rase campagne, surtout de l’infanterie lacédæmonienne. Mais c’est précisément le traitement qu’ils reçoivent, s’ils sont dans l’un des rangs de derrière, de leurs propres camarades frappés de panique, qui trouvent l’ennemi tout près d’eux, et se précipitent follement en arrière pour s’en éloigner. Naturellement ce furent les Argiens au premier rang qui prouvèrent la plus violente panique, et qui se jetèrent ainsi sur leurs camarades des rangs de derrière, les renversant et les foulant aux pieds pour assurer leur propre fuite. Il semble tout à fait évident que ce furent les Argiens de devant (non les Lacédæmoniens) qui foulèrent aux pieds leurs camarades de derrière (il y avait probablement six ou huit hommes dans chaque filet afin de échapper avant que les Lacédæmoniens fussent sur eux : cf. Xénophon, Helléniques, IV, 4, 11 ; Æconomic, VIII, 5.

Il y a donc, dans toute la scène que décrit Thucydide, trois sujets distincts : — 1° Les Lacédæmoniens. 2° Les soldats argiens qui furent foulés aux pieds. 3° D’autres soldats argiens qui les foulèrent aux pieds afin de se sauver. — De ces trois, il ne spécifie que les deux premiers ; mais, le troisième est présent à son esprit, et impliqué dans son récit tout autant que s’il avait écrit καταπατηθέντιας ύπ̕ άλλων, ou ύπ̕ άλλήλων comme dans Xénophon, Helléniques, IV, 4. II.

Or c’est à ce troisième sujet, implique dans le récit, mais non formellement spécifié (i. e. ces Argiens qui foulèrent aux pieds leurs camarades afin de se sauver), — on plutôt au second et an troisième conjointement et confusément, — que se rapporte le dessein ou projet (consilium) dans les mots τοΰ μή φθήναι.

En outre, les commentateurs expliquent tous τοΰ μή φθήναι τήν έγκατάληψιν, comme si le dernier mot était un accusatif venant après φθήναι et gouverné par lui. Plais il y a aussi une antre explication, aussi bonne en grec, et beaucoup meilleure pour le sens. Selon moi, τήν έγκατάληψιν est ici l’accusatif venant avant φθήναι et en formant le sujet. Les mots se liront ainsi : afin que l’atteinte réelle des Lacédæmoniens ne les surprît pas en arrivant sur eux, — ne vint pas sur eux trop tôt, i. e. avant qu’ils pussent s’enfuir. Et, comme le mot έγκατάληψις est substantif actif abstrait, afin d’arriver ici au sens réel, nous pouvons substituer les mots concrets dont il est le corrélatif, — i. e. τοΰς Λακεδαιμονίους έγκαταλαβόντας, — sujet aussi bien qu’attribut, — car le participe actif est ici essentiellement compris.

La phrase se lirait donc, en supposant l’ellipse remplie et le sens exprimé en termes pleins et concrets : Aussitôt que les Lacédæmoniens s’approchèrent, les Argiens s’enfuirent tout de suite, sans attendre pour combattre corps à corps ; et il y en eut même de foulés aux pieds les uns par les autres, ou par leurs propres camarades s’enfuyant afin que les Lacédœmoniens ne pussent les saisir avant qu’ils eussent pu s’échapper.

En expliquant de cette manière la phrase telle qu’elle est maintenant, nous avons τοΰ μή φθήναι employé dans son sens régulier et légitime de dessein ou consilium. Nous avons de plus un état de faits évident et naturel, en complète harmonie avec le récit en général. Il n’y a non plus aucune violence faite aux mots. On n’a rien fait de plus que de développer une phrase très elliptique, et de compléter cette phrase qui était présente à l’esprit même de l’écrivain. Agir ainsi est à proprement parler le principal devoir, aussi bien que la principale difficulté, d’un interprète de Thucydide.

[32] Thucydide, V, 73 ; Diodore, XII, 78.

[33] Thucydide, V, 73.