HISTOIRE DE LA GRÈCE

NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — TRÊVE D’UN AN. - RENOUVELLEMENT DE LA GUERRE ET BATAILLE D’AMPHIPOLIS. - PAIX DE NIKIAS.

 

 

La huitième année de la guerre, racontée dans le dernier chapitre, s’était ouverte avec de brillantes espérances pour Athènes et avec de sombres promesses pour Sparte, surtout par suite de la mémorable prise de Sphakteria vers la fin de l’été précédent. Elle comprenait, pour ne pas mentionner d’autres événements, deux entreprises considérables et importantes faites par Athènes, — contre Megara et contre la Bœôtia ; le premier plan, heureux en partie, — le second, non seulement malheureux, mais accompagné d’une défaite ruineuse. Enfin, les pertes en Thrace qui suivirent de très près la défaite de Dêlion, ainsi que les espérances illimitées qu’on concevait partout de la carrière future de Brasidas, avaient de nouveau sérieusement diminué l’impression que produisait la puissance athénienne. L’année se termina ainsi au milieu d’humiliations d’autant plus pénibles pour Athènes, qu’elles contrastaient avec les brillantes espérances par lesquelles elle avait commencé.

Ce fut alors qu’Athènes comprit toute l’importance des prisonniers qu’elle avait faits à Sphakteria. Avec ces prisonniers, comme l’avaient dit avec justesse Kleôn et ses partisans, elle pouvait être sûre de faire la paix quand elle le désirerait[1]. Ayant un appui aussi certain, elle avait joué un jeu hardi et visé à des acquisitions plus considérables pendant l’année précédente. Ce calcul, bien qu’il ne fût pas déraisonnable en lui-même, avait échoué ; dé plus, un nouveau phénomène, également inattendu de tous, s’était présenté lorsque Brasidas fit brèche dans son empire en Thrace et l’ébranla. Toutefois, si grand était le désir des Spartiates de ravoir leurs prisonniers, qui avaient dans leur patrie des amis et des parents puissants, qu’ils considérèrent les victoires de Brasidas surtout comme un marchepied pour atteindre ce but, et comme un moyen de déterminer Athènes à faire la paix. Aux vives représentations qu’il envoyait de Sparte a Amphipolis, et dans lesquelles il exposait les perspectives de succès ultérieurs, il demandait du renfort avec instance, — ils avaient fait une réponse décourageante dictée en grande partie par la misérable jalousie de quelques-uns de leurs principaux personnages[2], qui, se sentant rejetés dans l’ombre, et considérant sa brillante carrière comme un mouvement excentrique qui sortait de la routine spartiate, étaient ainsi pour des motifs personnels- aussi bien que politiques disposés à travailler en faveur de la paix. Ces motifs accessoires, agissant sur la prudence ordinaire de Sparte, la décidèrent à profiter de la fortuné présenté et des conquêtes réalisées de Brasidas, pour en faire la base d’une négociation en vue de recouvrer les prisonniers, sans courir la chance d’entreprises ultérieures qui, bien qu’elles pussent aboutir à des résultats encore plus triomphants, compromettraient d’une manière inévitable ce qui actuellement était assuré[3]. L’histoire des Athéniens pendant l’année précédente pouvait, en effet, servir d’avertissement pour détourner les Spartiates de jouer un jeu aventureux. Toujours, depuis la prise de Sphakteria, les Lacédæmoniens avaient tenté, directement ou indirectement, des négociations pour la paix et le recouvrement des prisonniers. Leurs dispositions pacifiques étaient spécialement excitées par le roi Pleistoanax, auquel des circonstances particulières donnaient de fortes raisons pour mener la guerre à fin. Il avait été banni de Sparte quatorze ans avant le commencement de la guerre, et un peu avant la trêve de Trente ans, sous l’accusation d’avoir reçu des présents des Athéniens a l’occasion de l’invasion en Attique. Pendant plus de dix-huit ans il vécut en exil tout près du temple de Zeus Lykæos, en Arkadia, dans une crainte si constante des Lacédœmoniens, que son habitation était à moitié dans le terrain sacré[4]. Mais il ne perdit jamais l’espérance d’obtenir son rétablissement, par l’intermédiaire de la Pythie à Delphes, que lui et son frère Aristoklês avaient à leur, solde. A chaque ambassade sacrée qui venait de Sparte à Delphes, elle répétait la même injonction impérative : — Qu’ils devaient ramener de la terre étrangère dans la leur le rejeton du demi-dieu (Hêraklês) fils de Zeus ; s’ils ne le faisaient pas, leur destinée serait de labourer avec un soc d’argent. Le commandement du dieu, incessamment répété ainsi et appuyé par l’influence des amis qui soutenaient Pleistoanax à l’intérieur, finit par amener un changement complet à Sparte. Dans la quatrième ou la cinquième année de la guerre du Péloponnèse, l’exilé fut rappelé ; et non seulement rappelé, mais reçu avec des honneurs illimités, — accueilli avec les mêmes sacrifices et les spectacles choriques que ceux qui avaient été offerts, disait-on, aux rois primitifs lors du premier établissement de Sparte.

Toutefois, comme dans le cas de Kleomenês et de Demaratos, l’intrigue antérieure ne tarda pas à être découverte, ou du moins à être soupçonnée et crue en général, à la grande honte de Pleistoanax., bien qu’il ne plat être banni de nouveau. Toute calamité publique successive qui accabla l’État, — les insuccès d’Alkidas, la défaite d’Eurylochos en Amphilochia, et surtout l’humiliation sans exemple subie à Sphakteria, — tout fut imputé au mécontentement des dieux par suite de la perfidie impie de Pleistoanax. Souffrant d’une telle imputation, ce roi était très empressé d’échanger les hasards de la guerre contre la marche assurée de la paix ; aussi était-il personnellement intéressé à ouvrir toutes les portes à une négociation avec Athènes et à rétablir son crédit en recouvrant les prisonniers[5].

Après la bataille de Dêlion[6], les dispositions pacifiques de Nikias, de Lachês et du parti favorable aux Lacédæmoniens, commencèrent a trouver à Athènes une faveur croissante[7], tandis que les pertes imprévues éprouvées en Thrace, arrivant coup sur coup, — chaque triomphe successif de Brasidas augmentant en apparence les moyens de faire davantage, — contribuèrent à changer le découragement des Athéniens en une alarme positive. Des négociations paraissent avoir marché pendant une grande partie de l’hiver. L’espérance constante qu’elles pourraient aboutir, combinée avec l’aversion impolitique de Nikias et de ses amis pour toute action militaire énergique, sert à expliquer l’apathie inaccoutumée d’Athènes sous la pression de telles calamités. Mais son courage s’abattit tellement vers la fin de l’hiver, qu’elle en vint a regarder une trêve comme son seul moyen[8] de salut contre la marche victorieuse de Brasillas. Quel était alors le ton de Kleôn, c’est ce qu’on ne nous apprend pas directement. Il continuait probablement à s’opposer aux propositions de paix, du moins indirectement, en insistant sur des conditions plus favorables que celles qu’on pouvait obtenir. Sur ce point, ses conseils politiques étaient mauvais ; mais sur un autre point, ils étaient plus sages et plus judicieux que ceux de son rival Nikias ; car il recommandait de poursuivre vigoureusement les hostilités contre Brasidas en Thrace, au moyen des forces athéniennes. Dans le moment présent, c’était la nécessité politique la plus urgente d’Athènes, qu’elle nourrît ou qu’elle rejetât les idées de paix. Et la politique de Nikias, qui berçait l’abattement actuel des citoyens en les encourageant à se fier aux inclinations pacifiques de Sparte, était mal entendue et désastreuse dans ses résultats, comme l’avenir le montrera ci-après.

Le parti de la paix fit des tentatives et à Athènes et à Sparte pour négocier d’abord une paix définitive. Mais il n’était pas facile de déterminer les conditions d’une telle paix, de manière à satisfaire les deux parties, et la difficulté devint de plus en plus grande à chaque succès de Brasidas. Enfin les Athéniens, impatients avant tout d’arrêter sa marche, firent proposer à Sparte une trêve d’une année, — priant les Spartiates d’envoyer à Athènes des ambassadeurs avec de pleins pouvoirs pour fixer les conditions ; la trêve donnerait du temps et de la tranquillité pour établir celles d’un traité définitif. La proposition de la trêve d’une année[9], avec les deux premiers articles tout préparés, venait d’Athènes, comme dans le fait nous l’aurions présumé même sans preuve, puisque l’intérêt de Sparte était plutôt contraire à la trêve, en ce qu’elle donnait aux Athéniens le loisir le plus complet pour faire des préparatifs contre de nouvelles pertes en Thrace. Mais son principal désir était, non pas tant de se mettre en état de faire la meilleure paix possible, que de s’assurer une paix qui libérerait ses captifs. Elle comptait qu’une fois que les Athéniens auraient goûté des douceurs de la paix pendant une année, ils ne s’imposeraient pas volontairement de nouveau les rigoureuses obligations de la guerre[10].

Dans le mois de mars 423 avant J.-C. le quatorzième gour du mois Elaphebolion à Athènes, et le douzième jour du mois Gerastios à Sparte, une trêve d’une année l’ut conclue et jurée, entre Athènes d’un côté, et Sparte, Corinthe, Sikyôn, Epidauros et Megara de l’autre[11], Les Spartiates, au lieu de dépêcher simplement des plénipotentiaires à Athènes, selon le vœu des Athéniens, firent un pas de plus. De concert avec les ambassadeurs athéniens,- ils tracèrent un plan de trêve, approuvé par eux-mêmes et par leurs alliés, de telle sorte qu’il n’avait plus besoin que d’être adopté et ratifié par les Athéniens. Le principe général de la trêve était l’uti possidetis, et les conditions étaient en substance ainsi qu’il suit :

1° Relativement au temple de Delphes, tout Grec aura le droit d’en jouir honnêtement et sans crainte, conformément aux usages de sa ville propre. [Le but principal de cette stipulation, préparée et envoyée mot pour mot d’Athènes, était de permettre à des visiteurs athéniens de s’y rendre, ce qui avait été impossible pendant la guerre, par suite de l’hostilité des Bœôtiens[12] et des Phokiens. Les autorités delphiennes aussi étaient dans l’intérêt de Sparte, et sans doute les Athéniens ne recevaient pas d’invitation formelle pour les jeux Pythiens. Mais les Bœôtiens et les Phokiens m’étaient point parties à la trêve ; conséquemment les Lacédæmoniens, tout en acceptant l’article et en proclamant la liberté générale en principe, ne s’engagent pas à l’imposer par les armes en ce qui concerne les Bœôtiens et les Phokiens, mais seulement à. essayer de les persuader par des représentations amicales. La liberté de sacrifier à Delphes était à ce moment d’autant plus agréable aux Athéniens, qu’ils semblent avoir cru être sous le coup de la colère d’Apollon[13]].

2° Toutes les parties contractantes rechercheront et puniront, chacune suivant ses propres lois, Ies personnes qui violeraient les trésors du dieu de Delphes. [Cet article aussi est préparé à Athènes, probablement dans le dessein de lui concilier la faveur d’Apollon et des Delphiens. Naturellement les Lacédæmoniens acceptent l’article littéralement].

3° Les garnisons athéniennes à Pylos, à Kythêra, à Nisæa et à Minoa, et Methana dans le voisinage de Trœzen, doivent rester comme à présent. Aucune communication n’existera entre Kythêra et une partie quelconque du continent appartenant à l’alliance lacédæmonienne. Les soldats occupant Pylos se confineront dans l’espace entre Buphras et Tomeus ; ceux qui sont dans Nisæa et Minoa ne dépasseront pas la route qui mène de la chapelle du héros Nisos au temple de Poseidôn, [sans avoir de communication avec la population au delà de cette limite. De la même manière les Athéniens dans la péninsule de Methana, prés de Trœzen, et les habitants de cette dernière ville, observeront la convention spéciale conclue entre eux relativement aux frontières[14]].

4° Les Lacédæmoniens et leurs alliés se serviront de la mer dans des vues de commerce, sur leurs propres côtes, mais ils n’auront la liberté de monter aucun vaisseau de guerre, ni aucun navire marchand à rames d’un tonnage égal à 500 talents. [Tous les vaisseaux de guerre étaient en général mis en mouvement par la rame ; ils employaient quelquefois des voiles, mais jamais quand ils étaient nécessaires pour un combat. Les navires marchands semblent en général avoir marché a là voile, mais parfois à la rame ; la limitation de grandeur est ajoutée, pour s’assurer que, sous prétexte de bâtiments marchands, les Lacédæmoniens ne formeront pas une flotte de guerre.]

5° Il y aura libre communication par mer aussi bien que par terre, entre le Péloponnèse et Athènes, pour un héraut ou une ambassade, avec une escorte convenable, afin de négocier une paix définitive ou d’arranger des différends.

6° Aucune des deux parties ne recevra des déserteurs de l’autre, soit libres, soit esclaves. [Cet article avait une égale importance pour les deux parties. Athènes avait à craindre la révolte de ses alliés sujets, Sparte la désertion des Ilotes.]

7° Les disputes seront arrangées à l’amiable par les deux parties, suivant leurs lois et leurs coutumes existantes.

Telle fut la substance du traité préparé à Sparte, — vraisemblablement de concert avec des ambassadeurs athéniens, — et envoyé par les Spartiates à Athènes pour être approuvé, avec l’addition suivante : — S’il y a quelque mesure qui se présente là, vous, plus honorable et plus juste que celles-ci, venez à Lacédæmone et faites-la nous connaître, car ni les Spartiates ni leurs alliés ne s’opposeront à aucune suggestion juste. Mais que ceux qui viendront soient munis de pleins pouvoirs pour conclure,de la même manière que vous le désirez de nous. La trêve sera pour une année.

Par la résolution que Lachês proposa dans l’assemblée publique athénienne, ratifiant la trêve, le peuplé décréta en outre qu’on ouvrirait des négociations pour un traité définitif, et ordonna aux stratêgi de proposer à`la prochaine assemblée un plan et des principes pour diriger les négociations. Mais au moment même où les ambassadeurs entre Sparte et Athènes apportaient la trêve, afin qu’elle fût définitivement adoptée, il survint en Thrace des événements qui menacèrent de la rendre complètement nulle. Deux jours[15] après l’important quatorzième jour d’Elaphebolion, mais avant que la trêve pût être connue en Thrace, Skiônê se révolta contre Athènes et passa à Brasidas.

Skiônê était une ville qui s’appelait achæenne, une des nombreuses colonies qui, faute d’une cité-mère reconnue, faisaient remonter leur origine à des guerriers revenant de Troie. Elle était située dans la péninsule de Pallênê (la plus occidentale de ces trois langues étroites de terre, ramifications de la Chalkidikê), limitrophe de la colonie érétrienne Mendê. Les Skiônæens, non sans un dissentiment considérable qui s’éleva entre eux, se déclarèrent en révolte contre Athènes, de concert avec Brasidas. Il franchit immédiatement le golfe pour se rendre à Pallênê, de sa personne, dans un petit bateau, mais avec une trirème à ses côtés ; il comptait qu’elle le protégerait contre un petit navire athénien quelconque, — tandis que toute trirème athénienne qu’il rencontrerait attaquerait sa propre trirème, sans faire attention au petit bateau sur lequel il se trouvait lui-même. La révolte de Skiônê était, par la position de la ville, un défi plus frappant adressé à Athènes qu’aucun des événements précédents. Car l’isthme qui rattachait Pallênê au continent était occupé par la ville de Potidæa, — ville assignée à l’époque où elle fut prise, sept années auparavant, à des colons athéniens, bien que probablement elle renfermât en outre quelques autres habitants. De plus, l’isthme était si étroit, que le mur de Potidæa le fermait complètement d’une mer à l’autre. Pallênê était donc une presqu’île, qui ne pouvait recevoir du continent le secours de forces de terre, comme les villes acquises antérieurement par Brasillas. Ainsi les Skiônæens, sans aucune aide étrangère, engagèrent une lutte contre toutes les forces d’Athènes, mettant en question son empire, non seulement sur les villes continentales, mais encore sur les îles.

Brasidas lui-même jugea leur révolte une démarche d’une hardiesse étonnante. Après son admission dans la ville, il convoqua une assemblée publique, et lui adressa le même langage qu’il avait tenu à Akanthos et à Torônê ; il désavoua toutes les préférences de parti aussi bien que toute intervention dans la politique intérieure de la ville, et il exhorta les habitants à faire des efforts unanimes contre l’ennemi commun. Il leur adressa en même temps lès plus grands éloges pour leur courage. Bien qu’exposés à tous les dangers que courent des insulaires, ils s’étaient spontanément mis en avant pour avoir la liberté[16], sans attendre comme des lâches qu’ils fussent poussés par une force étrangère vers ce qui était évidemment leur propre bien. Il les regardait comme capables dans l’avenir d’un héroïsme sans bornes, si le danger qui menaçait actuellement du côté d’Athènes était détourné, et il saisirait la première occasion même de leur assigner un poste d’honneur parmi les fidèles alliés de Lacédæmone.

Ce ton généreux d’exhortation, à la fois simple, franc et entraînant, — qui faisait appel à l’instinct politique le plus fort de l’esprit grec, l’amour d’une autonomie municipale complète, et tombait des lèvres d’un homme dont toute la conduite s’y était conformée jusque-là ; — ce ton, dis je, avait été extrêmement efficace auparavant dans toutes les villes. Mais à Skiônê il porta la population au plus haut point d’enthousiasme[17]. Il agit même sur les sentiments de la minorité dissidente, et l’amena à prendre, une part sincère au mouvement. Il fit naître une confiance unanime et noble qui fit qu’ils envisagèrent gaiement toutes les chances désespérées dans lesquelles ils s’étaient engagés ; et il produisit en même temps, dans une manifestation encore plus illimitée, le même attachement et la même admiration personnels que Brasidas inspirait ailleurs. Non seulement lés Skiônæens lui votèrent publiquement une couronne d’or, comme au libérateur de la Grèce ; mais quand- on la posa sur sa tête, l’explosion de la sympathie et du sentiment individuel fut la plus forte dont le cœur grec fût capable. Ils se pressèrent autour de lui individuellement, entourèrent sa tête de bandelettes et l’honorèrent comme un athlète victorieux[18], dit l’historien : Cet incident remarquable jette du jour sur ce que j’ai fait observer auparavant, — à savoir que les exploits, la marche confiante en elle-même, la politique entreprenante et la probité de cet homme illustre, qui par le caractère était plutôt Athénien que Spartiate, toutefois avec les bonnes qualités d’Athènes qui prédominaient, — inspirèrent à son égard une émotion personnelle telle qu’il s’en manifesta rarement de pareille dans la vie politique grecque. La sympathie et l’admiration ressenties en Grèce pour un athlète victorieux étaient non seulement un sentiment intense dans l’esprit grec, mais encore elles étaient peut-être, de tous les autres sentiments, le plus largement répandu et le plus panhellénique. Il se rattachait à la religion, au goût et à l’amour de récréation, commun à la nation entière, — tandis que la politique contribuait plutôt à désunir les cités séparées ; c’était, de plus, un sentiment à la fois familier et exclusivement personnel. Les philosophes se plaignirent souvent, non sans de bonnes raisons, de son intensité exagérée. Mais Thucydide ne peut donner une idée plus vive de l’enthousiasme et de l’unanimité qui accueillirent Brasidas à Skiônê, précisément après la résolution désespérée prise par les citoyens, qu’en faisant usage de cette comparaison.

Le commandant lacédæmonien n’ignorait pas combien là résolution extrême était nécessaire aux Skiônæens, et avec quelle rapidité leur position insulaire attirerait sur eux la vigoureuse invasion d’Athènes. En conséquence, il transporta par mer à Pallênê une. portion considérable de son armée, non seulement en vue de défendre Skiônê, mais encore avec l’intention de surprendre et Mendê et Potidæa, villes dans lesquelles se trouvaient de petits partis de conspirateurs prêts à ouvrir les portes.

Ce fut dans cette position que le trouvèrent, les commissaires qui vinrent annoncer formellement la conclusion de la trêve d’une année et en imposer les dispositions : Athenæos, de Sparte, — l’un des trois Spartiates qui avaient juré le traité ; Aristonymos, d’Athènes. Cette communication changea essentiellement la face des affaires, à la grande satisfaction des alliés de Sparte nouvellement acquis en Thrace, qui acceptèrent la trêve sur-le-champ, — mais au grand chagrin de Brasidas, dont la carrière était ainsi : soudainement arrêtée. Cependant il ne put refuser ouvertement obéissance, et en conséquence son armée fut transférée de la péninsule de Pallênê à Torônê.

Toutefois, le cas de Skiônê éleva immédiatement un obstacle, qui lui fut sans doute très agréable. Les commissaires, qui étaient venus dans une trirème athénienne, n’avaient pas entendu parler de la révolte de cette ville, et Aristonymos fut étonné de trouver l’ennemi dans Pallênê. Plais en faisant une enquête sur le fait ; il découvrit que les Skiônæens ne s’étaient révoltés que deux jours après le jour fixé pour le commencement de la trêve. En conséquence, tout en la sanctionnant pour toutes les autres villes de Thrace, il refusa d’y comprendre Skiônê, et envoya la nouvelle immédiate à Athènes. Brasidas, protestant hautement contre ce procédé, refusa de son côté d’abandonner Skiônê, que les scènes récentes lui avaient rendue particulièrement chère ; et même il obtint l’appui des commissaires lacédæmoniens, en assurant faussement que la ville s’était révoltée avant le jour désigné dans la trêve.

Violente fut l’explosion d’indignation quand arriva à Athènes la nouvelle qu’y envoyait Aristonymos. Elle ne s’apaisa nullement quand les Lacédæmoniens, agissant d’après la version du fait que leur transmirent Brasidas et Athenæos, y dépêchèrent une ambassade afin de réclamer protection pour Skiônê, — ou en tout cas pour obtenir l’arrangement de la dispute par voie d’arbitrage ou par décision pacifique. Ayant pour eux les conditions du traité, les Athéniens ne furent nullement disposés à se relâcher de leurs droits en faveur des premiers insulaires qui se révoltaient. Ils résolurent aussitôt d’entreprendre une expédition pour reconquérir Skiônê ; et de plus, sur la proposition de Kleôn, de mettre à mort tous les habitants mâles adultes de cette ville dès qu’elle aurait été reconquise. En même temps, ils ne montrèrent aucune disposition à rejeter la trêve en général. L’état de sentiment des deux côtés contribua à amener ce résultat, — que pendant que la guerre continuait en Thrace, elle fut suspendue partout ailleurs[19].

Bientôt il arriva une autre nouvelle, — qui porta encore plus loin l’exaspération d’Athènes ; c’était celle de la révolte de Mendê, ville attenante à Skiônê. Ceux des Mendæens qui avaient pris leurs mesures pour introduire secrètement Brasidas, furent d’abord déjoués par l’arrivée des commissaires chargés d’annoncer la trêve. Mais ils virent qu’il conservait son empire sur Skiônê, malgré les dispositions de la trêve ; et ils s’assurèrent qu’il était encore disposé à les protéger s’ils se révoltaient, bien qu’il ne pût être leur complice, comme on l’avait projeté primitivement, pour surprendre la ville. De plus, ne formant qu’un faible parti, et ayant contre eux le sentiment de la population, — ils craignirent, s’ils renonçaient actuellement à leur projet, d’être découverts et punis pour les démarches partielles qu’ils avaient déjà faites, quand les Athéniens viendraient châtier Skiônê. Ils pensèrent donc qu’en somme le moins dangereux était de persévérer. Ils se déclarèrent en révolte contre Athènes, et forcèrent à leur obéir les citoyens qui résistaient[20]. Le gouvernement semble avoir été démocratique auparavant ; mais ils trouvèrent alors- moyen d’opérer une révolution oligarchique en même temps que la révolte. Brasidas accepta immédiatement leur adhésion et se chargea volontiers de les protéger, déclarant qu’il croyait avoir le droit de le faire, vit qu’ils s’étaient révoltés ouvertement après la proclamation de la trêve. Mais la trêve était claire sur ce point, — ce qu’il admettait lui-même virtuellement, en avançant comme justification certains faits prétendus dans lesquels les Athéniens l’avaient violée eux-mêmes Il fit immédiatement des préparatifs pour défendre et Mendê et Skiônê contre l’attaque qui était alors devenue plus certaine qu’auparavant ; il transporta par mer les femmes et les enfants de ces deux villes à Olynthos, la cité chalkidique, et, y envoya comme garnison cinq cents hoplites péloponnésiens, avec trois cents peltastes chalkidiens ; le commandant de ces forces, Polydamidas, prit possession de l’acropolis avec ses propres troupes séparément[21].

Ensuite Brasidas s’éloigna avec la plus grande partie de son armée pour accompagner Perdikkas, qui entreprenait une expédition dans I’intérieur contre Arrhibæos et les Lynkestæ. Pour quel motif, après être entré auparavant en arrangement avec Arrhibæos, devint-il alors son ennemi actif ; c’est ce qu’on nous laisse conjecturer. Probablement ses relations avec Perdikkas, dont l’alliance était d’une importance essentielle, étaient-elles d’une nature telle que cette démarche lui fut imposée contre sa volonté ; ou il se peut qu’Il ait cru réellement que les forces sorts Polydamidas étaient suffisantes pour la défense de Mendê et de Skiônê, — idée que l’inexplicable lenteur d’Athènes pendant les six ou huit derniers mois pouvait bien nourrir. Dans le fait, même fut-il resté, il aurait pu difficilement les sauver, si l’on songe à la situation de Pallênê et à la supériorité d’Athènes sur mer ; mais son absence rendit leur ruine certaine[22].

Tandis que Brasidas était ainsi engagé fort avant darse l’intérieur, l’armement athénien sous Nikias et Nikostratos arriva à Potidæa : cinquante trirèmes, dont dix de Chios, — mille hoplites et six cents archers d’Athènes, — mille Thraces mercenaires, — avec quelques peltastes de Methônê et d’autres villes du voisinage. De Potidæa, ils allèrent par mer au cap Poseidonion, près duquel ils débarquèrent, dans le dessein d’attaquer Mendê. Polydamidas, le commandant péloponnésien de la ville, se posta avec sa troupe de sept cents hoplites, comprenant trois cents Skiônæens, sur une éminence voisine de la cité, forte et d’un accès difficile. Alors les généraux athéniens divisèrent leurs forces ; Nikias, avec soixante hoplites athéniens d’élite, cent vingt peltastes méthonéens et tous les archers, essaya de gravir la colline par un sentier de côté, et de tourner ainsi la position, — tandis que Nikostratos, avec le gros de l’armée, l’attaquait de front. Mais les difficultés du terrain étaient si grandes qu’ils furent repoussés tous les deux ; Nikias lui-même fut blessé, et la division de Nikostratos fut mise dans un grand désordre, et elle n’échappa que de bien peu à une défaite destructive. Cependant les Mendæens évacuèrent la position pendant la nuit et se retirèrent dans la ville, tandis que les Athéniens, faisant voile le matin vers le faubourg du côté de Skiônê, ravagèrent les terres environnantes ; et Nikias, le lendemain, porta ses dévastations encore plus loin, même jusqu’à la limite du territoire skiônæen.

Mais des dissensions si sérieuses avaient déjà commencé à s’élever dans l’intérieur des murs, que les auxiliaires skiônæens, se défiant de leur situation, profitèrent de la nuit pour retourner chez eux. La révolte de Mendê avait été opérée contre la volonté des citoyens, par les intrigues et au profit d’une faction oligarchique. De plus, il ne paraît pas que Brasidas ait visité la ville en personne, comme il avait visité Skiônê et les autres villes révoltées. S’il fût venu, son influence personnelle aurait fait beaucoup pour apaiser les citoyens offensés, et pour faire naître quelque disposition à adopter la révolte comme un fait accompli, après qu’on avait été compromis une fois avec Athènes. Mais on, n’avait pas entendu ses paroles entraînantes, et les troupes péloponnésiennes, qu’il avait envoyées à Mendê, ne servirent qu’à soutenir l’oligarchie nouvellement créée et à tenir les Athéniens à distance. Les sentiments des citoyens en général à leur égard se montrèrent bientôt d’une manière non équivoque. Nikostratos, avec une moitié des forces athéniennes, était établi devant la porte de Mendê qui s’ouvrait du côté de Potidæa. Dans le voisinage de cette porte, à l’intérieur de la ville, étaient la place d’armes et la principale station tant des Péloponnésiens que des citoyens. Polydamidas, qui avait l’intention de faire une sortie, était occupé à ranger les uns et les autres en- ordre de bataille, quand un homme du dêmos mendæen, manifestant avec une violente colère un sentiment commun à la plupart d’entre eux, lui dit qu’il ne sortirait pas, et qu’il ne voulait point prendre part à la lutte. Polydamidas se saisissait de l’homme pour le punir, quand la masse du dêmos armé, prenant parti pour son camarade, s’élança soudainement sur les Péloponnésiens. Ces derniers, qui ne s’attendaient pas à une telle attaque, éprouvèrent d’abord quelques pertes et furent bientôt forcés de se retirer dans l’acropolis, — d’autant plus qu’ils virent quelques-uns des Mendæens ouvrir les portes aux assiégeants du dehors, ce qui les amena à soupçonner une trahison concertée à l’avance. Toutefois, un tel accord n’existait pas, bien que les généraux qui assiégeaient la ville, en voyant les portes ouvertes ainsi soudainement, comprissent bientôt l’état réel des affaires. Mais il leur fut impossible d’empêcher leurs soldats, qui entrèrent sur-le-champ, de piller la ville, et ils eurent même quelque peine à sauver la vie des citoyens[23].

Mendê étant prise ainsi, les généraux athéniens prièrent le corps des citoyens de reprendre son ancien gouvernement, et il lui laissa le soin de reconnaître et de punir les auteurs de la dernière révolte. Quel usage firent-ils de la permission, c’est ce qu’on ne nous dit pas ; mais probablement la plupart d’entre eux s’étaient réfugiés dans l’acropolis avec Polydamidas. Après avoir élevé un mur de circonvallation autour de l’acropolis, qui touchait la mer à ses deux extrémités, — et laissé des troupes pour le garder, — les, Athéniens s’éloignèrent pour commencer le siège de Skiônê, où ils trouvèrent et les citoyens et la garnison péloponnésienne postés sur une forte colline, non loin des murs. Comme il était impossible d’entourer la ville si l’on n’était pas maître de cette colline, les Athéniens l’attaquèrent sur-le-champ, et furent plus heureux qu’ils ne l’avaient été devant Mendê ; car ils l’emportèrent d’assaut et forcèrent les défenseurs à chercher un refuge dans la ville. Après avoir érigé leur trophée, ils commencèrent le mur de circonvallation. Avant qu’il fût achevé, la garnison, qui avait été enfermée dans l’acropolis de Mende, se rendit à Skiônê de nuit, après s’être échappée par une sortie soudaine là où le mur de blocus qui les entourait touchait la mer. Mais cela n’empêcha pas Nikias de poursuivre ses opérations, de sorte que Skiônê fut bientôt enfermée complètement et une division placée pour garder le mur de circonvallation[24].

Tel était l’état dans lequel Brasidas trouva les affaires quand il revint de l’intérieur de la Macedonia. Hors d’état soit de recouvrer Mendê, soit de secourir Skiônê, il fut forcé de se borner à protéger Torônê. Toutefois Nikias, sans attaquer Torônê, retourna bientôt à Athènes avec son armement, laissant Skiônê bloquée.

La marche de Brasidas en Macedonia avait été malheureuse de toute manière. Il ne fallut rien moins que son extraordinaire vaillance pour le sauver d’une ruine complète. Ses forces combinées avec celles de Perdikkas consistaient en trois mille hoplites grecs, — Péloponnésiens, Akanthiens et Chalkidiens, — avec mille chevaux macédoniens et chalkidiens, — et :un nombre considérable d’auxiliaires non helléniques. Aussitôt qu’ils furent arrivés par le défilé des montagnes dans le territoire des Lynkestæ, ils rencontrèrent Arrhibæos, et il s’ensuivit une bataille dans laquelle ce prince fut complètement défait. Ils s’arrêtèrent là pendant quelques jours, et, — avant de s’avancer pour attaquer les villages situés dans le territoire d’Arrhibæos, — ils attendirent l’arrivée d’un corps de mercenaires illyriens, avec lesquels Perdikkas avait conclu un marché[25]. Enfin Perdikkas devint impatient d’avancer sans eux, tandis que Brasidas, au contraire ; inquiet du sort de Mende pendant son absence, était résolu à revenir sur ses pas. Le dissentiment entre eux devenant plus gratte, ils se séparèrent et occupèrent des campements distincts à quelque distancé l’un de l’autre ; à ce moment, ils reçurent tous deux une nouvelle inattendue, qui inquiéta Perdikkas au sujet de la retraite autant que Brasidas. Les Illyriens, avant violé leur — traité, s’étaient réunis à Arrhibæos et étaient alors en pleine marche pour attaquer les envahisseurs. Le nombre de ces barbares qu’on ne nous dit pas était, rapportait-on, écrasant, et leur réputation de férocité aussi bien que de valeur était telle, que l’armée macédonienne de Perdikkas, saisie d’une panique soudaine, se sépara pendant la nuit et s’enfuit sans avoir reçu d’ordres ; elle entraîna avec elle Perdikkas lui-même, sans même faire avertir Brasidas, avec lequel rien n’avait été concerté au sujet de la retraite. Le matin, ce dernier trouva Arrhibæos et les Illyriens tout prés de lui ; les Macédoniens étaient déjà bien avancés dans leur voyage vers leurs foyers.

Le contraste entre l’homme de la Hellas, et celui de la Macedonia, — général aussi bien que soldats, — ne se montra jamais d’une manière plus frappante que dans cette occasion critique. Les soldats de Brasidas ; bien -que surpris et, abandonnés, ne perdirent ni leur courage ni leur discipline ; le commandant conserva non seulement sa présence d’esprit, mais encore sa pleine autorité. Ses hoplites meurent, l’ordre de se former en bataillon carré ou oblong, avec les hommes armés à la légère et les serviteurs au centre, pour la marche de retraite. Les jeunes soldats furent placés soit aux rangs extérieurs, soit dans des postes convenables, pour s’élancer rapidement et repousser les attaques de l’ennemi, tandis que Brasidas lui-même, avec trois cents hommes d’élite, formait l’arrière-garde[26].

La courte harangue que (suivant une coutume universelle chez les généraux grecs) il adressa à ses troupes immédiatement avant l’approche de l’ennemi, est remarquable à bien des égards. Bien qu’il y eût parmi ses soldats des Akanthiens, des Chalkidiens et des Ilotes, il les désigne tous par le titre honorable de Péloponnésiens. Les rassurant contre la désertion de leurs alliés aussi bien que contre le nombre supérieur de l’ennemi qui s’avance, — il fait appel à leur courage naturel, national[27]. Vous, vous n’avez pas besoin de la présence d’alliés pour vous inspirer de la bravoure,et vous ne craignez pas un ennemi supérieur en nombre ; car vous n’appartenez pas à ces communautés politiques dans lesquelles le plus grand nombre gouverne le plus petit, mais à celles dans lesquelles quelques hommes régissent des sujets plus nombreux qu’eux-mêmes,après n’avoir acquis leur pouvoir par aucun autre moyen que par une supériorité dans le combat. Ensuite Brasidas s’efforça de dissiper le prestige du nom illyrien. Son armée avait déjà vaincu les Lynkestæ, et les autres barbares ne leur étaient nullement supérieurs. En les connaissant mieux, elle reconnaîtrait bientôt qu’ils n’étaient formidables que par le bruit, Ies gestes, le fracas des armes et les accessoires de leur attaque, et qu’ils étaient incapables de soutenir la réalité d’un combat corps à corps. Ils n’ont pas d’ordre régulier (dit-il) tel qu’ils éprouvent de la honte à abandonner leur poste. La fuite et l’attaque sont auprès d’eux en une estime également honorable, de sorte qu’il n’y a rien qui fasse reconnaître l’homme réellement courageux ; leur combat, où chacun lutte à sa fantaisie, est tel qu’il fournit à chacun un prétexte honnête de se sauver.Repoussez leur attaque toutes les fois qu’ils la renouvelleront, et aussitôt que l’occasion se présentera, reprenez votre retraite en rang et en ordre. Vous arriverez bientôt en lieu de sûreté, et vous serez convaincus que ces hordes, quand l’ennemi a tenu bon et a défié leur première attaque, se tiennent à distance avec de vaines menaces et une parade de courage qui ne frappe jamais ; — tandis que si leur ennemi cède, elles se montrent vives et hardies en le poursuivant, alors qu’il n’y a aucun danger[28].

La supériorité de forces disciplinées et enrégimentées sur un nombre désordonné, même avec un courage individuel égal, est aujourd’hui une vérité si familière, que nous ayons besoin d’un effort d’imagination pour nous reporter au cinquième siècle avant l’ère chrétienne, où cette vérité était reconnue seulement dans les communautés helléniques ; où la pratique de tous leurs voisins, Illyriens, Thraces, Asiatiques, Épirotes, et même Macédoniens, — impliquait ignorance ou contradiction sur ce point. Par rapport aux Épirotes, la différence entre leurs habitudes militaires et celles des Grecs a déjà été signalée ; — elle s’était manifestée formellement dans la mémorable attaque combinée dirigée sur la ville akarnanienne de Stratos, dans la seconde année de la guerre[29]. Toutefois les Épirotes et les Macédoniens sont d’un degré plus rapprochés des Grecs que les Thraces ou ces barbares illyriens contre lesquels Brasidas était alors sur le point de combattre, et qui offrent le contraste d’une manière encore plus frappante. Ce n’est pas seulement le contraste entre deux modes de combattre que le commandant lacédæmonien fait sentir à ses soldats. Il donne ce qu’on peut appeler une théorie morale des principes sur lesquels ce contraste est fondé, théorie d’une vaste étendue et prenant à sa hase la vie sociale grecque, en paix aussi bien qu’en guerre. Le sentiment, dans le cœur de chaque homme individuellement, d’une certaine place qu’il a à occuper et de devoirs qu’il a à remplir, — combiné avec la crainte du mécontentement de ses camarades aussi bien que de son propre repentir s’il recule, — mais en même temps essentiellement lié à la pensée que ses voisins ont des obligations correspondantes à son égard, — ce sentiment, que Brasidas invoque comme le symbole militaire de ses soldats dans leurs rangs, était tout autant le principe régulateur de leurs rapports en paix comme citoyens de la même communauté. Quelque simple que ce principe puisse paraître, rien ne lui aurait répondu dans l’armée de Xerxès, ni dans celle du Thrace Sitalkês, ni dans celle du Gaulois Brennus. Le soldat persan se précipite à la mort par ordre du Grand Roi, peut-être par crainte des coups de fouet que le Grand Roi ordonne de lui administrer. L’Illyrien et le Gaulois méprisent un tel stimulant et obéissent seulement à l’instigation de leur humeur belliqueuse, ou de leur vengeance, ou de leur soif de sang, ou de leur amour de butin, — mais ils se retirent dès que ce sentiment individuel est satisfait, ou dominé par la crainte. C’est le soldat grec seul qui se sent uni à ses camarades par des liens réciproques et indissolubles[30]. — qui n’obéit ni à la volonté d’un roi, ni à son propre mouvement individuel, mais à un sentiment d’obligation — commun et impératif, — dont l’honneur ou le déshonneur est attaché à sa place dans les rangs, qu’il ne doit jamais abandonner ni dépasser. De telles conceptions du devoir militaire, établies dans les esprits de ces soldats auxquels parlait Brasidas, seront mises dans un plus grand jour encore par la description que nous ferons de la mémorable retraite des Dix Mille. A présent, je me contente de les indiquer comme faisant partie de ce plan général de moralité, sociale et politique aussi bien que militaire, qui élevait les Grecs au-dessus des nations dont ils étaient entourés.

Mais il y a dans le discours de Brasidas un autre point qui mérite d’être signalé ; il dit à ses soldats : — Le courage est votre propriété nationale, car vous appartenez à des communautés où le petit nombre gouverne le plus grand, simplement en vertu d’une vaillance supérieure qui le distingue et de conquêtes faites par ses ancêtres. D’abord, il est à remarquer qu’une grande partie des soldats péloponnésiens, auxquels Brasidas parle ainsi, consistait en Ilotes, — c’était la race conquise, et non la conquérante ; cependant l’orgueil militaire ou de régiment se substitue si facilement aux sympathies de race, que ces hommes se sentaient flattés qu’on leur parlât comme s’ils étaient eux-mêmes issus de la race qui avait asservi leurs ancêtres. Ensuite,  nous voyons ici le droit du plus fort invoqué comme la source légitime du pouvoir, et comme un souvenir honorable et glorieux, par un officier de race dôrienne, à une politique oligarchique, d’une intelligence non pervertie et d’un estimable caractère. Conséquemment, quand nous verrons un principe semblable présenté ci-après par les ambassadeurs athéniens à Mêlos, nous serons prêt à rejeter l’explication de ceux qui le considèrent seulement comme une théorie inventée par des démagogues et des sophistes, — sur les uns et sur les autres desquels il est d’usage de jeter le blâme pour tout ce qui est répréhensible dans la politique ou la moralité grecque.

Après avoir terminé sa harangue, Brasidas donna le signal de la retraite. Aussitôt qu’il commença à se mettre en marche, les Illyriens se jetèrent sur lui avec toute la confiance et les cris de vainqueurs poursuivant un ennemi qui s’enfuit, convaincus qu’ils détruiraient complètement son armée. Mais partout où ils arrivaient très près, les je1unes soldats, postés spécialement dans ce but, faisaient volte-face et les forçaient à se retirer avec des pertes sérieuses ; tandis que Brasidas lui-même avec son arrière-garde de trois cents hommes était présent en tout lieu et prêtait une aide vigoureuse. Quand les Lynkestœ et les Illyriens attaquaient, l’armée faisait halte et les repoussait, puis elle reprenait sa marche de retraite. Les barbares se trouvèrent traités si rudement et avec une vigueur si inaccoutumée, — car probablement ils n’avaient pas une expérience antérieure des troupes grecques, — qu’après un petit nombre d’essais ils renoncèrent à avoir affaire à l’armée dans sa retraite le long de la plaine. Ils coururent rapidement en avant, en partie pour surprendre les Macédoniens sous les ordres de Perdikkas, qui avaient fui auparavant, — en partie pour occuper le défilé étroit, avec de hautes collines de chaque côté, qui faisait l’entrée de la Lynkêstis, et qui se trouvait sur la route de Brasidas. Quand ce dernier approcha de cet étroit passage, il vit que les barbares en étaient maîtres. Quelques-uns d’entre eux étaient déjà sur lès sommets, et un plus grand nombre gravissait les pentes pour les renforcer, tandis qu’une autre partie se portait sur ses derrières. Immédiatement Brasidas donna ordre à ses trois cents hommes d’élite de faire une charge, de leur pas le plus rapide, sur la plus attaquable des deux collines, avant qu’elle fût occupée par un plus grand nombre, — sans s’arrêter à conserver leurs rangs compactes. Ce mouvement inattendu et vigoureux déconcerta les barbares, qui s’enfuirent, abandonnant l’éminence aux Grecs ; et laissant leurs propres hommes dans le défilé exposés sur un de leurs flancs[31]. L’armée qui faisait retraite, maîtresse ainsi de l’une des collines de côté, put se frayer un chemin par le passage du milieu et chasser les Lynkêstiens et les Illyriens qui l’occupaient. Après avoir franchi cette voie étroite, Brasidas se trouva sur le terrain plus élevé. Ses ennemis n’osèrent pas l’attaquer de nouveau ; de sorte qu’il lui fut possible d’atteindre, même dans ce jour de marche, la première ville ou village dans le royaume de Perdikkas, appelée Arnissa. Ses soldats étaient tellement irrités contre les sujets macédoniens de Perdikkas, qui avaient fui à la première nouvelle du danger sans les prévenir, — qu’ils saisirent et s’approprièrent tous les articles des bagages, en quantité assez considérable, qui étaient tombés par mégarde dans le désordre d’une fuite nocturne. Ils allèrent jusqu’à déharnacher et à tuer les bœufs des chariots des bagages[32].

Perdikkas ressentit vivement cette conduite des troupes de Brasidas, qui suivait immédiatement sa propre querelle avec le général, et la mortification qu’il avait éprouvée d’être repoussé de la Lynkêstis. Dès ce moment il rompit son alliance avec les Péloponnésiens et ouvrit des négociations avec Nikias, occupé alors à construire le mur de blocus autour de Skiônê. Toutefois la perfidie de ce prince était telle en général, que Nikias exigea comme condition de l’alliance une preuve manifeste de la sincérité de ses intentions ; et Perdikkas fut bientôt à même de fournir une preuve d’une importance considérable[33].

Les relations entre Athènes et le Péloponnèse, depuis la conclusion de la trêve dans le mois de mars précédent, avaient abouti à une combinaison curieuse. En Thrace, la guerre se poursuivait d’un mutuel accord, et avec une vigueur non affaiblie ; mais partout ailleurs la trêve était observée. Toutefois le but principal de la trêve, qui était de donner du temps pour les discussions préliminaires en vue d’une paix définitive, fut complètement manqué. Le décret du peuple athénien (qui est compris dans leur vote sanctionnant le décret), à l’effet d’envoyer et de recevoir des ambassadeurs chargés de négocier une telle paix, ne semble pas avoir été jamais exécuté.

Au lieu de cela, les Lacédæmoniens dépêchèrent un renfort considérable par terre pour rejoindre Brasidas ; probablement sur sa demande, et aussi excités par la nouvelle de l’armement athénien que Nikias commandait alors dans Pallênê. Mais Ischagoras, le commandant du renfort, en arrivant aux frontières de la Thessalia, se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin, et fut forcé de ramener ses troupes. Car Perdikkas, dont la puissante influence avait seule mis Brasidas à même de traverser la Thessalia, ordonna alors à ses hôtes thessaliens d’éloigner les nouveaux venus, ce qui fut bien plus facilement exécuté et satisfit les sentiments de Perdikkas lui-même, tout en étant un service essentiel rendu aux Athéniens[34].

Cependant Ischagoras, — avec quelques compagnons, mais sans son armée, — parvint jusqu’à Brasidas ; il avait revu des Lacédæmoniens l’ordre spécial d’examiner et de faire connaître l’état des affaires. Il avait parmi ses compagnons quelques Spartiates d’élite en âge de servir, destinés à être placés comme harmostes ou gouverneurs dans les villes soumises par Brasidas. Ce fut une des premières violations, apparemment répétées souvent dans la suite, de l’ancienne coutume spartiate, — à savoir que personne, et ce n’est des hommes déjà âgés, qui n’étaient plus en âge de servir, fût nommé à de tels postes. Dans le fait, Brasidas lui-même était un illustre exemple de l’abandon de l’ancienne règle. La mission de ces officiers avait pour but de prévenir la nomination de tout autre que de Spartiates à de tels postes, — car il n’y avait pas de Spartiates dans l’armée de Brasidas. Un des nouveaux venus, Klearidas, fut fait gouverneur d’Amphipolis ; — un autre, Pasitelidas, de Torônê[35]. Il est probable que ces commissaires chargés d’inspecter ont pu contribuer à entraver l’activité de Brasidas. En outre, l’hostilité nouvellement déclarée de Perdikkas, avec le désappointement de la non arrivée des nouvelles troupes destinées à le rejoindre, diminua beaucoup ses moyens. Nous n’entendons parler que d’un seul exploit accompli par lui à cette époque, — et cela encore plus de six mois après la retraite de Macedonia, — vers janvier ou février 422 avant J.-C. Après avoir noué des intelligences avec quelques partis dans la ville de Potidæa, en vue de la surprendre, il s’arrangea pour amener son armée la nuit au pied des murs, et même pour dresser ses échelles d’escalade sans être découvert. La sentinelle, qui portait et faisait résonner la clochette, venait justement de passer sur le mur, laissant pour un court intervalle un espace non gardé — l’usage étant apparemment de faire passer cette clochette autour des murs d’une sentinelle à l’autre pendant toute la nuit, — lorsque quelques-uns des soldats de Brasidas profitèrent du moment pour essayer de monter. Mais avant qu’ils pussent atteindre le haut du mur, la sentinelle revint sur ses pas, l’alarme fut donnée, et les assaillants furent forcés de se retirer[36].

Dans l’absence d’une guerre réelle entre les grandes puissances dans le Péloponnèse et auprès de cette contrée, pendant le cours de cet été, Thucydide nous mentionne quelques incidents que peut-être il aurait omis s’il avait eu à décrire d’importantes opérations militaires. Le grand temple de Hêrê, entre Mykênæ et Argos — plus voisin de la première et dans les anciens temps plus intimement rattaché à elle, mais alors dépendance de la seconde ; Mykênæ elle-même ayant été soumise et presque dépeuplée par les Argiens, — jouissait d’une ancienne réputation panhellénique. Le catalogue de ses prêtresses, vraisemblablement avec une statue ou un buste de chacune d’elles, fut conservé ou imaginé pendant les siècles du temps passé, réel et mythique, commençant par la déesse elle-même ou par ses représentants immédiats. Il se trouva que Chrysis, vieille femme qui avait été prêtresse pendant cinquante-six ans, s’endormit dans le temple avec une lampe allumée près de sa tête ; le bandeau qui entourait son front plat feu ; et bien qu’elle échappât elle-même saine et sauve, le temple, très ancien et peut-être construit en bois, fut consumé. Par crainte de la colère des Argiens, Chrysis s’enfuit à Phlionte, et subséquemment crut nécessaire de chercher protection comme suppliante dans le temple d’Athênê Alea à Tegea ; Phaeinis fut nommée prêtresse à sa place[37]. Le temple fut reconstruit sur une place adjacente par Eupolemos d’Argos ; il continuait autant que possible les antiquités et les traditions du premier, mais avec plus d’éclat et de grandeur. Pausanias le voyageur, qui décrit ce second édifice en visiteur, près de six cents ans plus tard, vit à côté les restes de l’ancien temple qui avait été brûlé.

Nous entendons en outre parler d’une guerre en Arkadia, entre les deus villes importantes de Mantineia et de Tegea ; — chacune accompagnée de ses alliés arkadiens, Ies uns libres, les autres sujets. Dans une bataille qu’elles se livrèrent à Laodikion, la victoire fut disputée. Chaque parti érigea un trophée, — chacun envoya des dépouilles au temple de Delphes. Mous aurons bientôt occasion de parler encore de ces dissensions arkadiennes.

Les Bœôtiens n’avaient pas été partie à la trêve jurée entre Sparte et Athènes dans le précédent mois de mars. Mais ils semblent avoir suivi l’exemple de Sparte en s’abstenant d’hostilités de facto ; et nous pouvons conclure qu’ils accédèrent à la requête de Sparte jusqu’à accorder le passage de visiteurs athéniens et d’ambassadeurs sacrés à travers la Bœôtia vers le temple de Delphes. Le seul incident réel dont nous entendions parler en Bœôtia pendant cet intervalle, est un fait qui explique d’une manière frappante l’ascendant dur et peu généreux des Thêbains sur quelques-unes des cités bœôtiennes inférieures[38]. Les Thêbains détruisirent les murs de Thespiæ et condamnèrent la ville à rester sans fortifications, sur l’accusation de tendances favorables à Athènes. Jusqu’à quel point ce soupçon était-il fondé, c’est ce que nous n’avons aucun moyen de déterminer. Mais les Thespiens, loin d’être dangereux à ce moment, étaient complètement sans puissance, — ayant perdu la fleur de leurs forces militaires à la bataille de Dêlion, ou leur poste était à l’aile défaite. Ce fut cette même faiblesse, qu’ils devaient à leurs services rendus à Thèbes contre Athènes, qui maintenant engageait les Thêbains à exécuter la rigoureuse sentence mentionnée plus haut et les mettait à même de le faire[39].

Mais le mois de mars (ou l’attique Elaphebolion) 422 av. J.-C., — l’époque prescrite pour l’expiration de la trêve d’un an, — était arrivé maintenant. Nous avons déjà mentionné que cette trêve n’avait jamais été observée plus que partiellement. Brasidas en Thrace l’avait méconnue dès le commencement. Les deux puissances contractantes avaient acquiescé tacitement à la condition anormale d’une guerre en Thrace pendant que la paix régnait ailleurs. Chacune d’elles avait ainsi un excellent prétexte pour violer la trêve complètement ; et comme ni l’une ni l’autre n’agit sous ce prétexte, nous voyons clairement que le sentiment régnant et les partis dominants, dans les deux États, tendaient à la paix, de leur propre accord, à cette époque. Il n’y avait que l’intérêt de Brasidas et de ces sujets révoltés d’Athènes auxquels il s’était lié, qui entretînt la guerre en Thrace. Dans un tel état de sentiment, le serment juré de maintenir la trêve semblait encore impératif des deux côtés, — toujours à l’exception des affaires de Thrace. De plus, les Athéniens étaient à un certain degré flattés de leurs succès à Mendê et à Skiônê, et de l’acquisition qu’ils avaient faite de Perdikkas comme allié, pendant l’été et l’automne de 423 avant J.-C. Mais l’état de sentiment entre les parties contractantes n’était pas tel qu’il rendit possible de traiter pour une paix plus longue, ou de conclure quelque nouvel accord, bien que ni l’une ni l’autre ne fût disposée à s’écarter de ce qui avait été déjà conclu.

La seule arrivée du dernier jour de la trêve n’amena pas d’abord de différence pratique dans cet état -de choses La trêve était expirée ; chacune, des deux parties pouvait renouveler les hostilités, mais ni l’une ni l’autre ne les renouvela réellement. Les Athéniens avaient un motif de plus pour s’abstenir d’hostilités pendant quelque mois encore ;  la grande fête pythienne était célébrée à Déplies en juillet ou au commencement d’août, et comme ils avaient été exclus de ce saint lieu pendant tout l’intervalle entre le commencement de la guerre et la conclusion de la trêve d’une année, leurs pieux sentiments semblent alors avoir éprouvé une ardeur particulière pour les visités, les pèlerinages et les fêtes qui s’y rattachaient. En conséquence, bien que la trêve eût cessé effectivement, il ne s’engagea aucune guerre réelle jusqu’à ce que les jeux Pythiens fussent passés[40].

Mais bien que la conduite d’Athènes restât la même, le langage à Athènes devint très différent. Kleôn et ses partisans recommencèrent leurs instances pour obtenir qu’on poursuivît la guerre avec vigueur, et ils les recommencèrent avec une grande et nouvelle fore d’argument, la question étant alors soumise à des considérations de prudence politique, sans aucun lien d’obligation.

A cette époque (fait observer Thucydide, V, 16), les grands ennemis de la paix étaient Brasidas d’un côté et Kleôn de l’autre : le premier, parce qu’il était en plein succès et illustré par la guerre ; le second, parce qu’il pensait que, si la pais était conclue, sa politique malhonnête serait découverte, et que ses accusations dirigées contre les autres seraient moins facilement crues. Quant à Brasidas, la remarque de l’historien est incontestable. Il serait étonnant, en effet, que lui, dont la guerre faisait paraître les nombreuses et brillantes qualités, et qui en outre avait contracté des obligations avec les villes de Thrace, pour lesquelles : il concevait des espérances et des craintes particulières, tout à fait séparément de Lacédæmone, n’eût pas regardé la guerre et sa durée comme l’objet essentiel. Effectivement, sic position en Thrace constituait un obstacle insurmontable à toute paix solide ou sûre, indépendamment des dispositions de Kleôn.

Mais la manière dont Thucydide colore l’appui que Kleôn donne à la guerre, donne lieu à un commentaire beaucoup plus étendu. D’abord, nous pouvons bien soulever la question de savoir si Kleôn avait un intérêt réel dans la guerre, — si elle augmentait son importance personnelle ou celle de son parti. Il n’avait lui-même ni talent ni capacité pour les opérations militaires, — qui tendaient infailliblement a mettre l’ascendant en d’autres mains et à le rejeter dans l’ombre. Quant au pouvoir qu’il avait de conduire des intrigues malhonnêtes, avec succès, cela devait dépendre de l’étendue de son ascendant politique. Des sujets d’accusation contre d’autres (en admettant qu’il s’inquiétât peu de la vérité ou du mensonge) ne pouvaient guère manquer soit en guerre, soit en paix. Et si la guerre devait mettre en avant des généraux malheureux donnant prise à ses accusations, elle devait aussi faire surgir des généraux heureux, qui certainement l’éclipseraient et le renverseraient probablement. Dans la vie que Plutarque nous a donnée de Phokiôn, militaire simple, franc et sincère, — nous lisons qu’un des nombreux orateurs d’Athènes habitués à incriminer (d’un caractère analogue à celui qu’on attribue à Kleôn), exprimait sa surprise en entendant Phokiôn dissuader les Athéniens de s’embarquer dans une nouvelle guerre : Oui (dit Phokiôn), je crois qu’il est juste de les dissuader ; cependant ; je sais bien que, s’il y a la guerre, j’aurai autorité sur toi ;s’il y a la paix, tu auras autorité sur moi[41]. C’est là assurément une appréciation plus raisonnable de la manière dont la guerre influe sur l’importance comparative de l’orateur et de l’officier, que celle qu’avance Thucydide relativement aux intérêts de Kleôn. En outre, quand nous en viendrons à suivre l’histoire politique de Syracuse, nous verrons le démagogue Athenagoras, ultrapacifique, et l’aristocrate Hermokratês, beaucoup plus belliqueux[42]. Le premier craint, non sans raison, que la guerre ne donne de l’importance à des chefs militaires énergiques, dangereux pour la constitution populaire. Nous pouvons ajouter que Kleôn lui-même n’avait pas toujours été belliqueux. Il débuta dans la carrière politique comme adversaire de Periklês, quand ce dernier soutenait avec énergie combien il était nécessaire et sage de commencer la guerre du Péloponnèse[43].

Mais en outre, — si même nous accordions que Kleôn avait un intérêt de parti séparé à favoriser la guerre, — il restera à considérer si, dans cette crise particulière, l’emploi d’énergiques mesures guerrières en Thrace n’était pas une saine et sage politique pour Athènes. En prenant Periklês comme le meilleur juge de cette politique, nous le trouverons au démit de cette guerre recommandant expressément aux Athéniens deux points importants. — 1° Se tenir avec vigueur sur la défensive, en conservant entier leur empire maritime, en tenant bien en bride leurs alliés sujets, en se soumettant avec patience même à voir l’Attique ravagée. — 2° S’abstenir d’essayer d’agrandir leur empire ou de faire de nouvelles conquêtes pendant la guerre[44]. — Conséquemment, avec ce plan bien défini d’action, Periklês, s’il eût vécu, aurait pris soin d’intervenir vigoureusement et de bonne heure pour empêcher Brasidas de faire ses conquêtes. Si une telle intervention avait été impossible ou avait échoué accidentellement, il n’aurait pas jugé qu’on pût faire d’efforts trop grands pour les recouvrer. Maintenir intacte l’intégrité de l’empire, aussi bien que l’opinion de la force athénienne sur laquelle l’empire reposait, tel était son principe fondamental. Or, il est impossible de nier que, par rapport à la Thrace, Kleôn ne s’attachât plus étroitement que son rival Nikias a la politique de Periklês. C’est Nikias plutôt qu’a Kleôn qu’il faut imputer la faute fatale : commise par Athènes, de ne pas intervenir promptement après que Brasidas eut fait sa première incursion en Thrace. Ce furent Nikias et ses partisans, désirant la paix pour ainsi dire a tout prix, et sachant que les Lacédæmoniens la désiraient également, — qui encouragèrent les Athéniens ; à un moment où l’esprit public était fort abattu, à laisser Brasidas en Thrace sans s’opposer à lui, et à compter dur-la- chance d’une négociation avec Sparte pour arrêter ses progrès. Le : parti de la paix a Athènes finit par obtenir la trêve d’un an, avec la promesse et dans le dessein exprès d’arrêter les conquêtes ultérieures de Brasidas ; encore avec la nouvelle promesse de transformer cette trêve en une paix : permanente et d’obtenir en vertu de la paix même la restitution d’Amphipolis.

Telle était la politique de Nikias et de ses partisans, les amis de la paix et les adversaires de Kleôn. Et les promesses qu’ils offraient ainsi en perspective pouvaient bien paraître plausibles en mars 423 avant J.-C., au moment où fut conclue la trêve d’un an. Mais les événements subséquents les avaient fait échouer de la manière la plus manifeste et avaient même fourni les meilleures raisons de croire qu’il n’était pas possible que de telles espérances se réalisassent, tant que Brasidas agirait sans rencontrer d’opposition ni d’obstacle. Car les Lacédæmoniens, bien que vraisemblablement sincères en concluant la trêve sur la base de l’uti possidetis, et désirant l’étendre à la Thrace aussi bien qu’à tout autre lieu, n’avaient pu en imposer l’observation à Brasidas, ni l’empêcher même de faire de nouvelles acquisitions, — de sorte qu’Athènes ne jouit jamais du bénéfice de la trêve, précisément dans le pays où elle en avait le plus besoin. C’était seulement par l’envoi de son armement à Skiônê et à Mendê qu’elle s’était maintenue en possession même de Pallênê.

Or, quelle était la leçon à tirer de cette expérience, quand les Athéniens en vinrent à discuter leur politique future après l’expiration de la trêve ? Le grand objet de tous les partis à Athènes était de recouvrer les possessions perdues en Thrace, — particulièrement Amphipolis. Nikias, qui poussait encore les négociations pour la paix, continua à faire espérer que les Lacédæmoniens seraient disposés à rendre cette place, comme rançon de leurs prisonniers actuellement à Athènes. Ses rapports avec Sparte lui permettaient d’annoncer ses déclarations même sur autorité. Mais à cela Kleôn pouvait faire, et sans doute fit une réponse complète, fondée sur l’expérience la plus récente : — Si les Lacédæmoniens consentent à la restitution d’Amphipolis (disait-il), ce ne sera probablement qu’avec la pensée de trouver quelques moyens d’en esquiver l’exécution, et cependant de ravoir leurs prisonniers. Mais en admettant qu’ils soient parfaitement sincères, ils ne seront jamais en état de contrôler Brasidas, et les partis en Thrace qui sont liés à lui par une communauté de sentiment et d’intérêt ; de sorte qu’après tout vous leur rendrez leurs prisonniers, sur la foi d’un équivalent qu’il n’est pas en leur pouvoir de réaliser. Voyez ce qui est survenu pendant la trêve ! Les vues et les obligations de Brasidas en Thrace sont si différentes de celles des Lacédæmoniens, qu’il n’obéirait même pas à leur ordre s’ils lui commandaient de rester dans l’état où il était, et de renoncer à de nouvelles conquêtes. Il leur obéira encore moins quand ils lui ordonneront de rendre ce qu’il a déjà acquis ; et bien moins encore, s’ils lui enjoignent de restituer Amphipolis, sa grande acquisitions et son point central pour tout effort dans l’avenir. Comptez-y, si vous désirez regagner Amphipolis, vous n’y parviendrez que par un emploi énergique de la force, comme il est arrivé pour Skiônê et pour Mendê. Et vous devez déployer immédiatement votre force dans ce but, tandis que lés prisonniers lacédæmoniens sont encore entre vos mains,au lieu d’attendre que vous ayez été amenés par fraude à les rendre et à perdre par là tout votre empire sur Lacédæmone.

 

À suivre

 

 

 



[1] Thucydide, IV, 21.

[2] Thucydide, IV, 108.

[3] Thucydide, IV, 117.

C’est un passage embarrassant, et le sens que lui donnent les meilleurs commentateurs me parait peu satisfaisant.

Le docteur Arnold fait observer : Le sens nécessaire doit être en quelque sorte celui-ci. Si Brasidas avait encore plus de succès, la conséquence serait qu’ils perdraient leurs hommes pris à Sphakteria, et après tout qu’ils courraient le danger de n’être pas définitivement victorieux. Haack, Poppo, Goeller, etc., adoptent le même sens, en substance. Mais assurément c’est un sens qui n’a pu se présenter à l’esprit de Thucydide. Car comment le fait de succès plus grands de Brasidas aurait-il fait perdre aux Lacédæmoniens la chance de recouvrer leurs prisonniers ? Plus étaient considérables les acquisitions de Brasidas, plus les Lacédæmoniens avaient la chance de les ravoir, en ce qu’ils auraient plus à donner en échange. Et le sens que proposent les commentateurs est encore plus exclu par les mots mêmes qui précèdent immédiatement dans Thucydide : Les Lacédæmoniens étaient par-dessus tout désireux de ravoir leurs prisonniers, parce que Brasidas était encore en plein succès. Il est impossible, immédiatement après ces mots, qu’il puisse continuer en disant : Cependant, si Brasidas avait encore plus de succès, ils perdraient la chance de ravoir les prisonniers. Bauer et Poppo, qui signalent cette contradiction, prétendent la faire disparaître en disant que si Brasidas poussait plus loin ses succès, les Athéniens éprouveraient une haine et une indignation si violentes, qu’ils mettraient les prisonniers à mort. Poppo appuie cette idée en s’en référant à IV, 41, passage qui cependant ne fournit pas de preuve pour le cas, ainsi qu’on le verra.

Ensuite, quant aux mots άντίπαλα καταστήσαντος (έπί μεΐζον χωρήσαντος αύτοΰ καί άντίπαλα καταστήσαντος), — Goeller les traduit : Postquam Brasidas in majus profecisset, et sua arma cum potestate Atheniensium æquasset. Haack et Poppo également. Mais si c’était là le sens, il semblerait impliquer que Brasidas n’avait encore rien fait et rien gagné ; que ses acquisitions devaient toutes être faites dans l’avenir. Tandis que le fait est évidemment le contraire, comme Thucydide lui-même nous l’a dit dans la ligne précédente, Brasidas avait déjà fait des acquisitions immenses, — si grandes et si sérieuses, que le principal désir des Lacédæmoniens était de se servir de ce qu’il avait déjà acquis comme moyen de ravoir leurs prisonniers avant que le cours de la fortune lui devint contraire.

De plus, le docteur Arnold et d’autres commentateurs regardent la dernière partie de la phrase comme altérée. On ne s’accorde pas sur la question de savoir à quel sujet antérieur τοΐς δέ est destiné à se rapporter.

Le sens attribué par les commentateurs à tout le passage est, selon moi, si peu satisfaisant, que si on n’en pouvait trouver d’autre dans les mots, je regarderais toute la phrase comme corrompue d’une manière ou d’une autre. Mais je crois qu’on peut trouver un autre sens.

J’admets que les mots έπί μεΐζον χωρήσαντος αϋτοΰ pourraient signifier s’il arrivait à un plus grand succès, d’après l’analogie de I, 17, et de I, 118. Mais ils n’ont pas nécessairement, ni même naturellement cette signification. Χωρεΐν έπί (avec un accusatif) veut dire aller vers, tendre à, aller à, aller pour, (Thucydide, VIII, 64). La phrase pourrait s’employer, soit que la personne de qui on l’affirmait réussît ou non dans son objet. Je crois que dans cet endroit les mots signifient — si Brasidas allait à quelque chose de plus grand, s’il tendait à, ou marchait vers de plus grands objets ; sans affirmer, d’une manière ou d’une autre, s’il atteindrait ou manquerait son but.

Ensuite, les mots άντίπαλα καταστήσντος ne se rapportent pas, selon moi, aux acquisitions futures de Brasidas, ni à leur grandeur et à leur valeur comparatives dans nue négociation. Les mots signifient plutôt — s’il jouait dans une lutte et une hostilité ouvertes ce qu’il avait déjà acquis, — (l’exposant ainsi à la chance d’être perdu) — s’il se mettait lui et ses acquisitions déjà faites en lutte avec l’ennemi. Le sens serait donc en substance le même que καταστήσαντος έκυτόν άντίπαλον. Les deux mots discutés ici sont essentiellement obscurs et elliptiques, et toute interprétation doit procéder en mettant en lumière les idées qu’ils indiquent imparfaitement ; or, l’explication que je propose tient tout aussi étroitement au sens des deux mots que celle de Haack et de Goeller, tout en offrant un sens général qui rend toute la phrase (dont ces deux mots font partie) claire et instructive. Le substantif, qui serait sous-entendu avec άντίπαλα, serait τά εύτυχήματα, — ou peut-être τά εύτυχήματα, emprunté du verbe εύτύχει, qui précède immédiatement.

Dans la dernière partie de la phrase, je pense que τοΐς δέ se rapporte au même sujet que άντίπαλα : dans le fait, άπό τοΰ άμυνόμενοι est seulement une expression plus complète de la même idée générale que άντίπαλα.

Toute la phrase s’expliquerait donc ainsi. — Car ils étaient très désireux de recouvrer leurs prisonniers, parce que Brasidas était encore en plein succès ; tandis qu’il était probable que s’il tillait plus loin et s’il se mettait en lutte hostile dans l’état où il était alors, ils resteraient privés de leurs captifs ; et même par rapport à leurs succès, ils courraient la chance d’un danger on d’une victoire dans un conflit égal.

Le sens présenté ici est clair et rationnel, et je crois que les mots le comportent bien. Thucydide n’a pas l’intention de représenter les Lacédæmoniens comme croyant que, si Brasidas gagnait réellement plus qu’il n’avait déjà gagné, une telle acquisition ultérieure serait un désavantage pour eux et les empêcherait de ravoir leurs captifs. Il les représente comme préférant la certitude des acquisitions que Brasillas avait déjà faites, à la chance et au hasard qu’il courrait s’il visait à de plus grandes, ce qui ne se ferait pas sans compromettre ce qui était assuré actuellement, — et non seulement assuré, mais suffisant, si on en faisait un bon usage, pour amener la restitution des prisonniers.

Poppo rapporte τοΐς δέ aux Athéniens ; Goeller le rapporte aux autres forces militaires spartiates, séparément des captifs qui étaient détenus à Athènes. Ce dernier rapport me semble inexact ; car τοΐς δέ doit signifier quelques personnes ou quelques choses qui ont été spécifiées ou indiquées auparavant, et ce que Goeller suppose qu’il signifie ne l’a pas été. Pour le rapporter aux Athéniens, avec Poppo et Haack dans sa seconde édition, nous aurions à remonter bien loin pour trouver le sujet, et il y a de plus une difficulté en expliquant άμυνόμενοι avec le datif. Autrement ce rapport serait admissible, bien que je pense qu’il vaut mieux rapporter τοΐς δέ au même sujet que άντίπαλα. Dans la phrase κινδυνεύειν (ou κινδυνεύσειν, car il ne semble pas qu’il y ait de raisons suffisantes pour changer cette ancienne leçon) καί κρατήσειν, la particule καί a un sens disjonctif dont il existe des exemples analogues. — V. Kühner, Griechische Grammatik, sect. 728, signifiant en substance la même chose que καί, et des exemples même dans Thucydide, dans des phrases telles que τοιαύτα καί παραπλήσια (I, 22, 143) — τοιαύτη καί ότι έγγύτατα τούτων, V, 74. — V. une note de Poppo sur II, 22, et I, 118, καί παρακαλούμενος καί άκλητος, — où καί doit être employé dans un sens disjonctif, c’est-à-dire équivalent à ή, puisque les deux épithètes s’excluent formellement l’une l’autre.

[4] Thucydide, V, 117.

La raison en était, qu’il pouvait été et que cependant il pouvait accomplir les devoirs ordinaires de la vie sans commettre de profanation, ce qui n’eût pas été le cas si toute l’habitation eût être dans le sanctuaire en un instant, dans l’enceinte sacrée (note du Dr Arnold).

[5] Thucydide, V, 17, 18.

[6] Thucydide, V, 15.

[7] Thucydide, IV, 118 ; V, 43.

[8] Thucydide, IV, 117.

[9] C’est ce qui se voit par la forme de la trêve dans Thucydide, IV, 118 ; elle est préparée à Sparte, par suite d’une proposition antérieure d’Athènes ; dans la section 6.

[10] Thucydide, IV, 117.

[11] Thucydide, IV, 119. Le quatorze d’Elaphebolion, et le douze de Gerastios désignent le même jour. La trêve alla toute préparée de Sparte à Athènes, avec des ambassadeurs spartiates, corinthiens, mégariens, sikyoniens et épidauriens. La trêve fut acceptée par l’assemblée athénienne, et jurée sur-le-champ par tous les ambassadeurs aussi bien que par trois stratêgi athéniens (IV, 118, 119) ; ce jour étant fixé pour le commencement.

Les mois lunaires dans les différentes villes ne s’accordaient jamais d’une manière précise.

[12] V. Aristophane, Aves, 188.

[13] Thucydide, V, 1-32. Il est possible qu’ils crussent que l’occupation de Dêlion avait offensé Apollon.

[14] Thucydide, IV, 118. V. une note de Poppo.

[15] Thucydide, IV, 22.

[16] Thucydide, IV, 120.

[17] Thucydide, IV, 121.

[18] Thucydide, IV, 121.

Cf. Plutarque, Periklês, c. 28. Cf. aussi Krause (Olympia), section 17, p. 162 (Wien, 1838). C’était l’usage de placer un bandeau de toile ou de lin sur la tête des vainqueurs à Olympia, avant d’y mettre la couronne d’olivier.

[19] Thucydide, IV, 122, 123.

[20] Thucydide, IV, 123.

Les Athéniens, après la conquête de la ville, demandent aux Mendæens πολιτεύειν ώσπερ είωθέσαν.

Mendê est un autre cas où la masse des citoyens était opposée à une révolte contre Athènes, malgré l’exemple du voisinage.

[21] Thucydide, IV, 123, 124.

[22] Thucydide, IV, 123, 124.

[23] Thucydide, IV, 130 ; Diodore, XII, 72.

[24] Thucydide, IV, 131.

[25] Thucydide, IV, 124.

[26] Thucydide, IV, 125.

[27] Thucydide, IV, 126.

[28] Thucydide, IV, 126.

Le mot μέλλησις, qui se rencontre deux fois dans ce chapitre par rapport aux Illyriens, est très expressif et en même temps difficile à traduire dans toute autre langue, — ce qu’ils semblent sur le point de faire, mais ce qu’ils ne réalisent jamais. Voir aussi I, 69.

Le discours du consul romain Manlius, où il décrit les Gaulois, mérite d’être comparé à Thucydide — Procera corpora, promissae et rutilatæ comæ, vasta scuta, prælongi gladii ; ad hoc cantus ineuntium prœlium et ululatus et tripudia, et quatientium scuta in patrium quendam modum horrendus armorum crepitus, omnia de industria composita ad terrorem (Tite-Live, XXXVIII, 17).

[29] Thucydide, II, 81. V. t. VIII, ch. 2 de cette Histoire.

[30] V. les mémorables remarques d’Hippokratês et d’Aristote sur la différence quant au courage entre les Européens et les Asiatiques, aussi bien qu’entre les Hellènes et les non Hellènes (Hippokratês, De Acre, Locis et Aquis, c. 24, éd. Littré, sect. 116 sqq., éd. Petersen ; Aristote, Politique, VII, 6, 1-5), et la conversation entre Xerxês et Demaratos (Hérodote, VII, 103, 104).

[31] Thucydide, IV, 128. Il n’est pas possible de comprendre clairement ce passage sans quelque connaissance du terrain auquel il se rapporte. Je présume que la route régulière par le défilé, le long duquel passa le corps d’armée de Brasidas, était longue et sinueuse, arrivant au sommet par une pente très douce, mais en même temps exposée des deus côtés à cause des hauteurs qui la dominaient. Le détachement des Trois Cents escalada les hauteurs escarpées d’un côté, eu classa l’ennemi, et le mit ainsi dans l’impossibilité de rester davantage mime dans la grande route. Mais je ne suppose pas, avec le Dr Arnold, que le gros de l’armée de Brasidas ait suivi les Trois Cents, et qu’il soit sorti de la vallée en escaladant un des côtés ; il suivit la grande route, aussitôt que le chemin fut nettoyé.

[32] Thucydide ; IV, 127, 128.

[33] Thucydide, IV, 128-132. On a conservé quelques vers du poète comique Hermippos (dans les Φορμόφοροι, Meineke, Fragm., p. 407) relatifs à Sitalkês et à Perdikkas. Parmi les présents rapportés chez lui par Denys dans son voyage, on compte la gale de Sitalkês, destinée aux Lacédæmoniens, — et des mensonges de Perdikkas à charger beaucoup de vaisseaux.

[34] Thucydide, IV, 132.

[35] Thucydide, IV, 132.

La plupart des commentateurs traduisent ήβώντων par jeunes gens, ce qui n’est pas le sens habituel du mot ; il signifie des hommes en âge de servir, ce qui comprend et des jeunes gens et des hommes d’un âge moyen. Si nous comparons IV, 132, avec III, 36, V, 32, et V, 116, nous verrons que ήβώντες a réellement ce sens plus étendu : cf. aussi μέχρι ήβης (II, 46), qui veut dire jusqu’à ce que l’âge du service militaire commençât.

Il n’est donc pas nécessaire de supposer, que les hommes choisis par Ischagoras étaient très jeunes, par exemple qu’ils étaient au-dessous de trente ans, — comme Manso, O. Müller et Goeller voudraient nous le faire croire. Il suffit qu’ils fassent dans les limites de l’âge du service militaire, d’une manière ou d’autre. Si l’on songe au respect extraordinaire rendu à la vieillesse à Sparte, il n’est nullement étonnant que les vieillards se soient crus propres exclusivement à de tels commandements, dans les anciens usages et l’ancienne constitution. Cela semble impliqué dans Xénophon, Repub. Laced., IV, 7 ;

Toutefois les opérations étendues dans lesquelles Sparte se trouva engagée par la guerre du Péloponnèse, rendaient impossible de maintenir cette maxime en pratique ; mais à ce moment, la mesure fût encore reconnue comme une violation de la maxime admise, et est caractérisée comme telle par Thucydide sous le terme παρανόμως.

Selon moi, τοϊς έυτυχοΰσιν se rapporte au cas d’hommes non spartiates nommés aces postés : V par rapport à ce point, combien Brasidas insiste sur le fait que Klearidas était Spartiate, Thucydide, V, 9.

[36] Thucydide, IV, 135.

[37] Thucydide, II, 2 ; IV, 133 ; Pausanias, II, 17, 7 ; III, 5, 6. Hellanikus (contemporain de Thucydide, mais un peu plus âgé, — venant sous le rapport de l’âge entre lui et Hérodote) avait formé une série chronologique de ces prêtresses de Hêrê avec une histoire des événements passés appartenant aux temps supposés de chacune. Et telle était l’importance panhellénique du temple à cette époque, que Thucydide, quand il décrit avec soin le commencement de la guerre du Péloponnèse, nous dit comme une de ses indications du temps, que Chrysis avait été pendant quarante-huit ans prêtresse de l’Hêræon. L’emploi des séries des vainqueurs olympiques et des Olympiades, comme distribution continue au temps, était un usage qui ne s’était pas encore établi.

Le catalogue de ces prêtresses de Hêrê, commençant pas des noms mythiques et descendant à des noms historiques, est expliqué par l’inscription appartenant au temple d’Halikarnassos dans Bœckh, Corpus Inscr., n° 2655. V. le commentaire de Bœckh ; et Preller, Hellanici Fragmenta, p. 34, 46.

[38] Xénophon, Memorab., III, 5, 6.        

[39] Thucydide, IV, 133.

[40] Cela me semble le sens le plus raisonnable qui on puisse donner au passage de Thucydide tant débattu, V, 1, et V, 3.

Thucydide dit ici que la trêve fut rompue ; le lien imposé aux deux parties fut défait, et toutes deux reprirent leur liberté naturelle. Mais il ne dit pas que des hostilités recommencèrent avant les jeux Pythiens, comme Goeller et d’autres critiques affirment qu’il le dit. L’intervalle entre le 14 du mois Elaphebolion et la fête Pythienne fut un moment dans lequel il n’y eut plus en vigueur de trêve qui liât les parties, sans toutefois qu’il y eût d’hostilités réelles : ce fut une άνακωχή άσπονδος, pour employer les mots de Thucydide quand il décrit les relations entre Corinthe et Athènes l’année suivante (V, 32).

Le mot έκεχειρία signifie ici, à mon avis, la trêve proclamée à la saison de la fête Pythienne, — tout à fait distincte de la trêve d’un an qui était expirée un peu auparavant. Le changement du mot dans le cours d’une ligne de σπονδαί à έκεχειρία marque cette distinction.

Je suis d’accord avec le docteur Arnold (qui diffère d’opinion et avec M. Bœckh et avec M. Clinton) quant à la manière dont il conçoit les événements de cette année. Kleôn partit polir son expédition de Thrace après la trêve sacrée pythienne, au commencement d’août : entre cette date et la fin de septembre survint la prise de Torônê et la bataille d’Amphipolis. liais la manière dont le docteur Arnold défend son opinion n’est nullement satisfaisante Dans la dissertation annexée à son second volume de Thucydide (p. 458), il dit : Les mots de Thucydide, αί ένιαύσιοι σπονδαί διελέλυντο μέχι Πυθίων, signifient, comme je les comprends, — que la trêve d’une année avait duré jusqu’aux jeux Pythiens, et avait fini ensuite ; c’est-à-dire, au lieu d’expirer le 14 d’Elaphebolion, elle avait été continuée tacitement près de quatre mois de plus, jusqu’après le solstice d’été ; et ce ne fut pas avant le milieu d’Hécatombæon que Kleôn fut envoyé pour recouvrer Amphipolis.

Cette explication du mot διελέλυντο ne me paraît pas satisfaisante, — et la manière dont le docteur Arnold la défend, p. 454, n’a pas non plus beaucoup de valeur : σπονδας διαλύειν est une expression bien connue de Thucydide (IV, 23 ; V, 36), — rompre la trêve.

J’explique ces mots comme Bœckh et M. Clinton, si ce n’est que j’efface ce qu’ils introduisent de leur imagination. Ils disent : — La trêve fut finie, et la guerre reprise de nouveau jusqu’à l’époque des jeux Pythiens. Thucydide dit seulement que la trêve fut rompue, il ne dit pas que la guerre fut reprise de nouveau. Il n’est pas du tout nécessaire pour l’idée que le docteur Arnold a des faits que les mots soient traduits comme il le propose. Ses remarques aussi (p. 460) sur les rapports des Athéniens avec les jeux Pythiens, me paraissent justes ; mais il ne remarque pas le fait (qui aurait fortifié considérablement ce qu’il dit là) que les Athéniens avaient été exclus de Delphes et de la fête Pythienne entre le commencement de la guerre et la trêve d’un an. Je pense que les jeux Pythiens furent célébrés vers juillet ou août. Dans une partie antérieure de cette Histoire (tome V, ch. 10), j’ai dit qu’on les célébrait en automne ; ce devrait être plutôt vers la fin de l’été.

[41] Plutarque, Phokiôn, c. 16. Cf. aussi la conversation de Menekleidês et d’Epaminondas, — Cornélius Nepos, Epaminondas, C. 5.

[42] V. les discours d’Athenagoras et d’Hermokratês, Thucydide, VI, 33-36.

[43] Plutarque, Periklês, c. 33-35.

[44] Thucydide, I, 142, 143, 144.