HISTOIRE DE LA GRÈCE

NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE I — DEPUIS LES TROUBLES DE KORKYRA DANS LA CINQUIÈME ANNÉE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE JUSQU’À LA FIN DE LA SIXIÈME ANNÉE.

 

 

Vers la même époque où survenaient les troubles de Korkyra, Nikias, le général athénien, conduisit un armement contre l’île rocheuse de Minôa, qui était située à l’entrée du port de Megara, et était occupée par une forteresse et une garnison mégariennes. Le canal étroit, qui la séparait du port mégarien de Nisæa et en formait l’entrée, était défendu par deux tours en avant de Nisæa, que Nikias attaqua et détruisit, au moyen de machines de siége placées sur ses  vaisseaux. Il coupa ainsi la communication de Minôa de ce côté avec les Mégariens, et la fortifia de l’autre côté où elle  communiquait avec la terre ferme par une chaussée qui traversait la lagune. Minôa, devenant ainsi entièrement isolée, fut fortifiée plus complètement et forma une possession athénienne, vu qu’elle était éminemment commode pour entretenir un blocus efficace contre le port mégarien, ce que les Athéniens n’avaient fait jusque-là que de la côte opposée de Salamis[1].

Bien que Nikias, fils de Nikeratos, eût pendant quelque temps joué un rôle saillant dans la vie publiques et qu’il eût été, dit-on, plus d’une fois stratêgos avec Perlés, c’est ici la première occasion où Thucydide le signale à notre attention. I1 était alors un des stratêgi ou généraux de la république, et parait avoir joui, en général, d’une estime personnelle plus grande et plus constante qu’aucun citoyen d’Athènes, depuis le moment actuel jusqu’à sa mort. Sous le rapport de la fortune et de la famille, il était rangé dans la première classe des Athéniens : comme caractère politique, Aristote le plaçait, avec Thukydidês, fils de Melêsias, et Theramenês, au-dessus de tous les autres noms de l’histoire athénienne, — vraisemblablement au-dessus de Periklês[2].

Un tel jugement, de la part d’Aristote, mérite une respectueuse attention, bien que les faits que nous avons sous les yeux démentent complètement une appréciation aussi élevée. I1 marque cependant la position qu’occupait Nikias dans la politique athénienne, comme principal personnage de ce que l’on peut appeler le parti oligarchique, succédant à Kimôn et à Thukydidês, et précédant Theramenês. En examinant les conditions dans lesquelles ce parti continua d’exister, nous verrons que, pendant l’intervalle de temps qui s’écoule entre Thukydidês (fils de Melêsias) et Nikias, les formes démocratiques avaient acquis un ascendant si prononcé qu’il n’aurait cadré avec le dessein d’aucun politique de donner des preuves d’hostilité positive à leur égard, antérieurement à l’expédition de Sicile et au grand embarras dans les relations étrangères d’Athènes qui résulta de ce désastre. Après ce changement, les oligarques athéniens s’enhardirent et devinrent agressifs, au point que nous trouverons Theramenês au nombre des principaux conspirateurs dans la révolution des Quatre Cents. Mais Nikias représente le parti oligarchique dans son état antérieur de calme et de torpeur, s’accommodant à une démocratie souveraine, et existant sous forme de sentiment commun plutôt que de desseins communs. Et c’est là an exemple remarquable du naturel réel du peuple athénien qu’un homme de ce caractère, connu comme oligarque, mais non craint comme tel, et servant sincèrement la démocratie, soit resté jusqu’à sa mort le personnage le plus estimé et le plus influent de la ville.

Nikias était un homme d’une égale médiocrité, en intelligence, en éducation et en éloquence : empressé à remplir ses devoirs militaires, et non seulement courageux personnellement dans le combat, mais jusque-là reconnu capable comme général dans des circonstances ordinaires[3] ; assidu aussi à accomplir tous les devoirs politiques à l’intérieur, — et particulièrement comme stratêgos ou l’un des dix généraux de l’État, poste pour lequel il fut souvent élu et réélu. Nikias possédait deux des nombreuses et importantes qualités que réunissait son prédécesseur Periklês, et dont le souvenir était encore frais dans l’esprit athénien, et c°était sur ces deux qualités surtout que reposait son influence, — bien que, à proprement parler, cette influence appartienne à l’ensemble et non à quelque attribut spécial de son caractère : d’abord il était entièrement incorruptible quant aux avantages pécuniaires, — qualité si rare dans les hommes publics grecs de toutes les villes, que quand une fois il devenait notoire qu’un citoyen la possédait, il acquérait la confiance à un plus haut degré que ne la lui aurait assurée toute supériorité d’intelligence ; en second lieu, il adopta l’idée de Periklês quant à la nécessité pour Athènes d’une politique étrangère conservatrice ou stationnaire, évitant de nouvelles acquisitions éloignées, des risques aventureux, ou toute provocation à de nouveaux ennemis. Avec ce point important d’analogie, il y avait en même temps entre eux des différences essentielles, même par rapport à la politique étrangère. Periklês était un conservateur, résolu à ne pas se résigner à voir l’empire perdu ou réduit, mais eu même temps arrêtant son agrandissement. Nikias, en politique, était pusillanime, opposé à tout effort énergique pour quelque dessein que ce fût, et disposé non seulement à maintenir la paix, mais même à l’acheter par des sacrifices considérables. Néanmoins, il fut le principal champion du parti conservateur de son temps, toujours puissant à Athènes ; et comme il trait constamment familier avec les détails et la marche actuelle des affaires publiques, capable de mener à bien une idée sage et prudente, et jouissant d’un crédit illimité pour des desseins honnêtes, — sa valeur comme conseiller permanent fut toujours reconnue, même bien que dans des cas particuliers son conseil ne fût pas suivi.

Outre ces deux points principaux, que Nikias avait en commun avec Periklês, il savait employer parfaitement des moyens moindres et indirects pour être bien avec le peuple, moyens que ce grand homme ne s’était pas inquiété de pratiquer. Tandis que Periklês s’attachait à Aspasia, dont les brillantes qualités ne rachetaient aux yeux du peuple ni son origine étrangère ni son impudicité, les habitudes domestiques de Nikias paraissent avoir été strictement conformes aux règles du décorum athénien. Periklês était entouré de philosophes, Nikias de prophètes dont les avis étaient nécessaires, tant pour consoler sa nature que pour guider son intelligence dans les difficultés. L’un d’eux fut constamment à son service et dans sa confiance, et sa conduite parait s’être sensiblement ressentie de la différence de caractère entre un prophète et un autre[4], précisément comme le gouvernement de Louis XIV et celui d’autres princes catholiques ont été modifiés par le changement de confesseurs. A une pareille vie rigoureusement bienséante et ultra religieuse, — deux qualités éminemment agréables aux Athéniens, — Nikias ajoutait le judicieux emploi d’une fortune considérable en vue de la popularité. Les liturgies — ou devoirs publics dispendieux dont se chargeaient les hommes riches, tour à tour, dans toutes les autres cités de la Grèce aussi bien qu’à Athènes —, que le sort lui assignait, étaient remplies avec tant de splendeur, de munificence et de bon goût qu’elles lui attiraient des éloges universels, et elles dépassaient tellement celles de ses prédécesseurs qu’an s’en souvenait et qu’an les vantait longtemps. La plupart de ces liturgies se rattachaient au service religieux de l’État : de sorte que Nikias, par sa manière de s’en acquitter, déployait son zèle pour l’honneur des dieux, en même temps qu’il mettait en réserve pour lui-même un fonds de popularité. En outre, les précautions et la timidité remarquables, — non devant un ennemi, mais a l’égard de ses propres concitoyens, — qui marquaient son caractère, le rendaient extraordinairement scrupuleux et l’empêchaient de porter ombrage a qui que ce fût, ou de se faire des ennemis personnels. Tandis que sa conduite à l’égard des citoyens pauvres était en général équitable et conciliante, les présents qu’il faisait étaient nombreux, tant pour gagner des amis que pour réduire des agresseurs au silence. Nous ne sommes pas surpris d’apprendre que divers matamores, que les écrivains corniques tournent en ridicule, firent leur profit de cette sensibilité. Mais à coup sûr Nikias, comme homme public, bien qu’il pût par occasion se voir : escroquer de l’argent, profitait grandement de la réputation qu’il acquérait ainsi.

Les dépenses inévitables dans une telle carrière, combinées avec une rigoureuse honnêteté personnelle, n’auraient pu être défrayées sans une autre qualité, qui ne doit pas être comptée comme déshonorante pour Nikias, bien qu’en ceci encore il différât de Periklês. Il était plein de soin et d’activité pour gagner de l’argent : il spéculait dans les mines d’argent de Laureion, et possédait mille esclaves qu’il louait pour y travailler, recevant pour chacun une somme fixe par tête. Les esclaves surveillants qui administraient les détails de cette affaire étaient des hommes de grande capacité et d’une haute valeur pécuniaire[5]. C’était en cela que consistait la plus grande partie de la fortune de Nikias, et non en propriétés foncières. A en juger par ce qui nous reste des auteurs comiques, cette source de revenu doit avoir été regardée comme une manière parfaitement honorable de gagner de l’argent ; car tandis qu’ils abondent en railleries au sujet de Kleôn, le corroyeur, d’Hyperbolos, le lampiste, et de la marchande de légumes à qui Euripide doit la naissance, nous ne les entendons rien dire pour ravaler Nikias, le loueur d’esclaves.

Le soin extrême que ce dernier apportait ainsi à sa fortune privée, en même temps que la modération de son caractère, en général, lui faisait souvent désirer de se retirer des affaires publiques. Mais cette répugnance peu ambitieuse, rare parmi les hommes publics de l’époque, ne fit que rendre les Athéniens plus désireux de le mettre en avant et de conserver ses services. Aux yeux des Pentakosiomedimni et des Hippeis, les deux classes les plus riches d’Athènes, il était l’un d’eux, — et en général l’homme le meilleur, comme prêtant si peu au reproche ou à la calomnie, qu’ils pussent opposer aux corroyeurs et aux lampistes, qui souvent les réduisaient au silence dans l’assemblée publique. Les hoplites, qui méprisaient Kleôn, — et ne considéraient pas beaucoup même le brave, le hardi, le martial Lamachos, parce qu’il se trouvait être pauvre[6], — respectaient dans Nikias l’union de la fortune et de la naissance avec l’honnêteté, le courage et le soin dans le commandement. La multitude maritime et commerçante l’estimait comme un homme bien né, plein de convenance, honnête, religieux, qui donnait de magnifiques chorégies, traitait les gens pauvres avec considération, et ne tournait jamais le service public en agiotage à son profit, — qui, de plus, s’il ne possédait pas de qualités supérieures de manière à donner à ses amis une autorité impérative et irrésistible, méritait toujours cependant d’être consulté, et était une ferme sauvegarde contre un malheur public. Avant la fatale expédition de Sicile, il n’avait jamais commandé dans aucune entreprise très sérieuse ni très difficile ; mais ce qu’il avait fait avait été accompli heureusement : de sorte qu’il jouissait de la réfutation d’un commandant heureux et prudent[7]. Il parait avoir été proxenos des Lacédæmoniens à Athènes, probablement -de son propre choix, et avec plusieurs autres.

La première moitié de la vie politique de Nikias, — après le temps où il parvint à jouir d’une complète considération à Athènes, étant déjà d’un âge mûr, — se passa en lutte, avec Kleôn ; la seconde moitié, en lutte avec Alkibiadês. Pour employer des termes qui ne conviennent pas absolument à la démocratie athénienne, mais qui cependant expriment mieux que tout autre la différence que l’on a l’intention de signaler, Nikias était un ministre ou un personnage ministériel, qui souvent exerçait réellement, et qui toujours était dans le cas d’exercer des fonctions officielles, Kleôn était un homme de l’opposition, dont l’affaire était de surveiller et de censurer les hommes officiels pour leur conduite publique. Nous devons dépouiller ces mots du sens accessoire qu’ils sont censés avoir dans la vie politique anglaise, celui d’une majorité parlementaire constante en faveur d’un parti : Kleôn emportait souvent dans l’assemblée publique des décisions que ses adversaires, Nikias et autres de même rang et de même position, qui servaient dans les postes de stratêgos, d’ambassadeur, et dans d’autres charges importantes désignées par le vote général, étaient obligés d’exécuter contre leur volonté.

Pour parvenir à ces charges, ils étaient aidés par les clubs politiques où conspirations (pour traduire littéralement le mot original) établies entre les principaux Athéniens afin de se soutenir les uns les autres, tant pour, acquérir un office que pour se prêter un mutuel secours en justice. Ces clubs ou hétæries doivent avoir joué un rôle important dans le jeu pratique de la politique athénienne, et il est fort à regretter que nous ne possédions pas de détails à leur sujet. Nous savons qu’à Athènes ils étaient complètement oligarchiques de disposition[8], — tandis que l’égalité de position et de rang, ou quelque chose s’en rapprochant, a dû être essentielle à l’harmonie sociale des membres. Dans quelques villes, il parait que ces associations politiques existaient sous forme de gymnases[9] pour l’exercice mutuel des membres, ou de syssitia pour des banquets communs. A Athènes elles étaient nombreuses, et sales doute non habituellement en bonde intelligence entre elles ; puisque les antipathies qui séparaient les différents hommes oligarchiques étaient extrêmement fortes, et que l’union établie entre eux à l’époque des Quatre-Cents, résultant seulement du désir commun d’abattre la démocratie, ne dura que peu de temps. Mais la désignation des personnes -devant servir en qualité de stratêgos, et remplir d’autres charges importantes, dépendait beaucoup d’elles, — aussi bien que la facilité de passer par l’épreuve de ce jugement de responsabilité auquel tout homme était exposé après son année de charge. Nikias, et des hommes en général de son rang et de sa fortune, soutenus par ces clubs et leur prêtant a leur tour de l’appui, composaient ce qu’on peut appeler les ministres, ou fonctionnaires individuels exécutifs d’Athènes hommes qui agissaient, donnaient des ordres pour des actes déterminés, et veillaient à l’exécution de ce qu’avaient résolu le sénat et l’assemblée publique. Surtout en ce qui concernait les forces militaires et navales de la république, si considérables et si activement employées à cette époque, les pouvoirs de détail possédés par les stratêgi ont dû être très grands, et essentiels à la sûreté de l’État.

Tandis que Nikias était ainsi revêtu de ce qu’on peut appeler des fonctions ministérielles, Kleôn n’avait pas assez d’importance pour être son égal ; mais il était limité au rôle inférieur d’opposition. Nous verrons dans un autre chapitre comment il finit par avoir pour ainsi dire de l’avancement, en partie par sa propre pénétration supérieure, erg partie par l’artifice malhonnête et le jugement injuste de Nikias et d’autres adversaires, dans l’affaire de Spakteria. Mais son état était actuellement de trouver en faute, de censurer, de dénoncer ; son théâtre d’action était le sénat, l’assemblée publique, les dikasteria ; son principal talent était celui de la parole, dans lequel il a dit incontestablement surpasser tous ses contemporains. Les deux dons qui s’étaient trouvés réunis dans Periklês, — une capacité supérieure pour la parole aussi bien que pour l’action, — étaient maintenant séparés, et étaient échus, bien que tous deux à un — degré très inférieur, l’un à Nikias, l’autre à Kleôn. En qualité d’homme d’opposition, d’un naturel ardent et violent, Kleôn était extrêmement formidable à tous les fonctionnaires en exercice ; et grâce à son influence dans l’assemblée publique, il fut sans doute’ l’auteur de maintes mesures positives et importantes, allant ainsi au delà des fonctions qui appartiennent à ce qu’on appelle l’Opposition. Mais bien qu’il fût l’orateur le plus puissant dans l’assemblée publique, il n’était pas pour cela le personnage le plus influent de la démocratie. Dans le fait, sa puissance de parole ressortait d’une manière d’autant plus saillante, qu’elle se trouvait séparée de cette position et de ces qualités, que l’on considérait ; même à Athènes, comme presque essentielles pour faire d’un homme un chef dans la vie politique.

Afin que la condition politique d’Athènes à cette époque fût comprise, il a été nécessaire d’établir cette comparaison entre Nikias et Kleôn, et de faire remarquer que, bien que le second pût être un orateur plus victorieux, le premier jouissait de plus d’influence et de pouvoir directeur. Les points gagnés par Kleôn étaient tous palpables et faisaient grand bruit ; parfois, cependant, ils avaient sans doute beaucoup d’importance, — mais la marche des affaires était beaucoup plus sous la direction de Nikias.

Ce fut pendant l’été de cette année (la cinquième de la guerre, — 427 av. J.-C.) que les Athéniens commencèrent en Sicile des opérations sur une petite échelle ; contrairement, comme il est probable, à, l’avis de Nikias et de Kleôn, ni l’un ni l’autre n’étant vraisemblablement favorables à ces entreprises éloignées. Toutefois, je réserve pour une division séparée, la série des mesures athéniennes en Sicile, — qui devinrent dans la suite le point critique de la fortune de l’État. Je les reprendrai séparément et les amènerai jusqu’à l’expédition athénienne contre Syracuse, quand j’arriverai à la date de cet important événement.

Pendant l’automne de la même année, la maladie épidémique, après avoir discontinué pendant quelque temps, recommença ses ravages à Athènes, et dura encore pendant une année entière, causant la lamentable ruine et de la force et du bien-être de la cité. Et il paraît que cet automne, aussi bien que l’été suivant, se distingua par une violente perturbation atmosphérique et terrestre. On éprouva de nombreux tremblements de terre à Athènes ; en Eubœa, en Bœôtia, surtout près d’Orchomenos. On ressentit également un ressac soudain de la mer et des marées, sans exemple sur la côte d’Eubœa et de Lokris, et sur celle des îles d’Atalantê et de Peparêthos ; le fort athénien et un des deux vaisseaux de garde à Atalantê furent détruits en partie. Les tremblements de terre produisirent un effet favorable, pour Athènes. Ils détournèrent les Lacédæmoniens d’envahir l’Attique. Agis, le roi de Sparte, était déjà arrivé à l’isthme dans ce dessein ; mais on considéra des tremblements de terre répétés comme un présage défavorable, et le projet fut abandonné[10].

Toutefois, ces tremblements de terre ne parurent pas suffisants aux Lacédæmoniens pour les détourner de la fondation d’Hêrakleia, nouvelle colonie près du défilé des Thermopylæ. A cette occasion, nous entendons parler d’une branche de la population grecque qui n’avait pas encore été mentionnée auparavant pendant la guerre. Le côté nord-ouest du défilé des Thermopylæ était occupé par les trois subdivisions des Maliens, — Paralii, Hierês et Trachiniens. Ces derniers, touchant immédiatement au mont Œta sur son coté septentrional, — aussi bien que les Dôriens (la petite tribu, proprement appelée ainsi, qui, était regardée comme le berceau primitif des Doriens en général) qui étaient adjacents à la même chaîne de montagnes au sud, — étaient tous deux harcelés et pillés par les montagnards maraudeurs, probablement des Ætoliens, sur les hautes terres qui les séparaient. D’abord les Trachiniens étaient disposés à se jeter dans les bras d’Athènes afin d’avoir ; sa protection. Mais n’étant pas assez sûrs de la manière dont elle les traiterait, ils se joignirent aux Dôriens pour réclamer l’aide de Sparte en effet, il ne paraît pas qu’Athènes, ne possédant qu’une supériorité navale et étant inférieure sur terre, eût pu leur donner un secours efficace.

Les Lacédœmoniens, empressés de saisir l’occasion, se décidèrent à établir une forte colonie dans cette situation séduisante. Il y avait, dans les contrées avoisinantes, du bois propre à construire des vaisseaux[11], de sorte qu’ils pouvaient espérer acquérir une position navale pour attaquer l’île voisine d’Eubœa, tandis que le passage des troupes destinées à combattre les alliés, sujets d’Athènes en Thrace, serait également rendu plus facile ; l’impossibilité où ils étaient de franchir ce passage les avait forcés, trois ans auparavant, d’abandonner. Platée à son sort, Un corps considérable de colons, — spartiates et periœki lacédæmoniens, — fut réuni sous la conduite de trois œkistes spartiates, — Leôn, Damagôn et Alkidas ; ce dernier (nous devons le présumer, bien que Thucydide ne le dise pas) était le même amiral qui s’était trouvé avec si peu de succès en Iônia et à Korkyra. On fit de plus une proclamation pour inviter tous les autres Grecs à se joindre comme colons, en exceptant nominalement les Ioniens, les Achæens, et quelques autres tribus non spécifiées ici. Probablement l’exclusion distincte des Achæens a dû être plutôt la continuation d’un ancien sentiment que dictée par quelque raison actuelle ; puisque les Achæens n’étaient pas alors ennemis déclarés de Sparte. Un nombre de colons, que l’on ne porte pas à moins de dix mille, affluèrent vers l’endroit, ayant confiance dans la stabilité de la colonie sous la puissante protection de Sparte. La nouvelle ville, à la vaste enceinte, fut bâtie et fortifiée sous le nom d’Hêrakleia[12] ; non loin de l’emplacement de Trachis, à trois kilomètres et demi environ du point le plus rapproché du golfe Maliaque, et au double, environ, de cette distance du défilé des Thermopylæ. Près de ce dernier, et dans le dessein d’en être maître d’une manière efficace, on construisit un port avec un bassin et des logements et emménagements pour des vaisseaux.

Une ville populeuse, établie sous la protection lacédæmonienne dans ce poste important, alarma les Athéniens et fit naître beaucoup d’espérance dans toutes les parties de la Grèce. Mais les œkistes lacédæmoniens furent durs et inhabiles dans leur administration, tandis que les Thessaliens, dont le territoire trachinien était tributaire, considérèrent la colonie comme un empiétement fait sur leur sol. Désireux d’en empêcher le développement, ils la harcelèrent par des hostilités dès le premier moment. Les assaillants œtæens furent aussi des ennemis actifs ; de sorte que Hêrakleia, ainsi pressée du dehors et mal gouvernée au dedans, perdit peu à peu sa population primitive et ne tint pas ses premières promesses ; elle conserva simplement l’existence[13]. Toutefois, dans des temps plus récents, nous la verrons revivre et devenir une ville d’une importance considérable.

Le principal armement athénien de cet été, consistant en soixante trirèmes, entreprit une expédition contre l’île de Mêlos. Mêlos et Thêra, toutes deux habitées par d’anciens colons de Lacédæmone, n’avaient jamais été dès le commencement membres de l’alliance athénienne ou sujettes de l’empire athéniens et elles refusaient encore de l’être. Elles formaient ainsi exception a toutes les autres îles de la mer Ægée, et les Athéniens se croyaient autorisés à avoir recours à la contrainte et à la conquête : ils pensaient avoir le droit de commander à toutes les îles. Ils auraient pu soutenir, il est vrai, et avec une grande plausibilité, que les Méliens avaient actuellement part à la protection étendue sur la mer Ægée contre la piraterie, sans contribuer aux dépenses qu’elle nécessitait ; mais si l’on considère la répugnance obstinée et les fortes préventions des Méliens pour la Laconie, si l’on songe qu’ils n’avaient point pris part à la guerre ni donné aucun motif de plainte à Athènes, sa tentative de les réduire par la force ne pouvait guère se justifier même comme calcul de gain et de perte, et était simplement une satisfaction donnée à l’orgueil du pouvoir en étendant ce que, dans les temps modernes, nous appellerions le principe de l’empire maritime. Mêlos et Thêra formaient des coins malencontreux, qui détruiraient la symétrie du champ d’un grand propriétaire[14] ; et la première finit par imposer à Athènes la plus lourde de toutes les pertes, — un acte de sang qui déshonora profondément ses annales. A cette occasion, Nikias visita l’île avec sa flotte, et après avoir sommé en vain les habitants, il ravagea les terres, mais se retira sans entreprendre un siège. Il partit ensuite et vint à Orôpos, sur la frontière nord-est de l’Attique contiguë à la Bœôtia. Les hoplites à bord de ses vaisseaux débarquèrent la nuit, et s’avancèrent dans l’intérieur de la Bœôtia jusque dans le voisinage de Tanagra. Là, suivant un signal levé en l’air, ils furent rejoints par des forces militaires d’Athènes qui s’y rendirent par terre ; et l’armée athénienne réunie ravagea le territoire tanagræen et remporta un avantage insignifiant sur ses défenseurs. En se retirant, Nikias rassembla son armement, fit voile vers le nord, le long de la côte de la Lokris, en y exerçant les ravages ordinaires, et retourna à Athènes sans rien faire de plus[15].

Vers l’époque où il partit, trente autres trirèmes athéniennes, sous Demosthenês et Proklês, avaient été envoyées autour du Péloponnèse pour opérer sur la tâte d’Akarnania. Conjointement avec toutes les forces akarnaniennes, à l’exception des hommes d’Œniadæ, — avec quinze trirèmes de Korkyra et quelques troupes de Kephallenia et de Zakynthos, — elles ravagèrent tout le territoire de Leukas, tant en dedans qu’en dehors de l’isthme, et renfermèrent les habitants dans leur ville, qui était trop forte pour être prise autrement que par un mur de circonvallation et un ennuyeux blocus. Et les Akarnaniens, auxquels la ville était particulièrement hostile, pressèrent Demosthenês d’entreprendre cette opération sur-le-champ, puisque l’occasion pourrait ne pas se représenter et que le succès était presque certain.

Mais cet entreprenant officier commit la grave imprudence de les offenser sur une question de grande importance, afin d’attaquer un pays le plus impraticable de tous, l’intérieur de l’Ætolia. Les Messêniens de Naupaktos, qui souffraient des déprédations des tribus ætoliennes voisines, enflammèrent son imagination en lui suggérant un vaste plan d’opérations[16], plus digne des forces considérables qu’il commandait que la simple réduction de Leukas. Les diverses tribus des Ætoliens, — grossières, vaillantes, actives, adonnées au pillage, et sans rivales dans l’emploi de la javeline, qui quittait rarement leur main, — s’étendaient en travers du pays depuis la région située entre le Parnassos et l’Œta jusqu’à la rive orientale de l’Achelôos. Le plan suggéré par les Messêniens était que Demosthenês attaquât les grandes tribus ætoliennes du centre, — les Apodôti, les Ophioneis et les Eurytanes ; si elles étaient vaincues, toutes les autres tribus continentales, entre le golfe Ambrakien et le mont Parnassos, pourraient être appelées à faire partie de l’alliance d’Athènes ou forcées d’y entrer, — les Akarnaniens y étant déjà compris. Après s’être ainsi procuré le commandement de forces continentales considérables[17] Demosthenês méditait le dessein ultérieur de marcher à leur tête à l’ouest du Parnassos, par le territoire des Lokriens Ozoles, — qui habitaient le nord du golfe Corinthien, amis d’Athènes et ennemis des Ætoliens, auxquels ils ressemblaient étant par leurs habitudes que par leur manière de combattre, — jusqu’à ce qu’il arrivât à Kitynion, en Dôris, dans la partie supérieure de la vallée du fleuve Kêphisos. Il descendrait ensuite facilement cette vallée jusqu’au territoire des Phokiens, qui vraisemblablement se joindraient aux Athéniens s’il se présentait une occasion favorable, mais qu’on pouvait à tout prix contraindre à le faire. De la Phokis, le projet était d’envahir par le nord le territoire limitrophe de la Bœôtia, la grande ennemie d’Athènes, qu’il serait possible de soumettre ainsi complètement, si on l’attaquait en même temps par l’Attique. Un général athénien, qui aurait exécuté ce plan compréhensif, eût acquis dans sa patrie une célébrité immense et bien méritée. Mais Demosthenês avait été mal renseigné et sur les invincibles barbares, et sur le pays dépourvu de routes, compris sous le nom d’Ætolia. Quelques-unes des tribus parlaient une langue à peine intelligible à des Grecs, et mangeaient même leur viande crue ; et le pays, même jusqu’au temps actuel, est resté non seulement sans être conquis, mais sans être traversé par un ennemi armé.

En conséquence, Demosthenês s’éloigna de Leukas, malgré les remontrances des Akarnaniens, qui non seulement lie purent être amenés à l’accompagner, mais qui retournèrent chez eux avec un déplaisir visible. Il fit ensuite voile avec ses autres forces, — Messêniens, Kephalléniens et Zakynthiens, — vers Œneon, dans le territoire des Lokriens Ozoles, municipe maritime sur le golfe Corinthien, non loin à l’est de Naupaktos, — où son armée fut débarquée des trirèmes avec trois cents epibatæ (ou soldats de marine) ; elle renfermait à cette occasion, ce qui n’était pas ordinairement le cas à bord[18], quelques-uns des hoplites d’élite choisis tous dans les jeunes gens de même âge sur le rôle athénien. Après avoir passé la nuit dans l’enceinte sacrée de Zeus Nemeus, à Œneon, mémorable comme endroit où fut tué, dit-on, le poète Hésiode, il entra de bonne heure le matin en Ætolia, guidé par le Messênien Chromôn. Le premier jour, il prit Potidania, le second Krokyleion, le troisième Teichion, — tous villages non fortifiés et, non défendus ; car les habitants les abandonnaient et fuyaient aux montagnes qui les dominaient. Là, il inclina à faire halte et tt atteindre la jonction des Lokriens Ozoles, qui s’étaient engagés à envahir l’Ætolia en même temps, et étaient presque indispensables à son succès, à cause de la connaissance qu’ils avaient de la guerre ætolienne et de la ressemblance des  armes. Mais les Messéniens le persuadèrent encore d’avancer sans retard dans l’intérieur, afin que les villages fussent attaqués séparément et pris avant que des forces collectives pussent être rassemblées ; et Demosthenês fut tellement encouragé pour n’avoir pas jusque-là rencontré de résistance, qu’il s’avança jusqu’au bourg d’Ægition, qu’il trouva également abandonné et dont il s’empara sans opposition.

Toutefois c’est là qu’il trouva le terme de sa bonne fortune. Les montagnes à l’entour d’Ægition étaient occupées non seulement par les habitants de ce village, mais encore par les forces entières de l’Ætolia, dont faisaient partie même les tribus éloignées Bomiês et Kalliês, qui touchaient au golfe Maliaque. Les Ætoliens avaient connu à l’avance l’invasion de Demosthenês, et non seulement ils avertirent toutes leurs tribus de l’approche de l’ennemi, mais ils envoyèrent aussi des ambassadeurs à Sparte et à Corinthe pour demander du secours[19]. Cependant ils se montrèrent entièrement capables de défendre leur propre territoire sans secours étranger. Demosthenês se trouva assailli dans sa position à Ægition de tous les côtés à la fois par ces agiles montagnards armés de javelines, qui se précipitaient des hauteurs voisines. N’engageant pas de combat corps à corps, ils faisaient retraite quand les Athéniens s’avançaient pour charger, — et ils recommençaient leur attaque aussitôt que ceux qui les poursuivaient, et qui ne pouvaient jamais avancer bien loin à cause des difficultés du terrain, se mettaient à retourner vers le corps principal. Le petit nombre d’archers qui étaient avec Demosthenês mit pendant quelque temps aux abois leurs adversaires dépourvus de boucliers. Mais l’officier qui commandait les archers ne tarda pas à être tué ; la provision des flèches finit par être presque épuisée, et ce qui fut pire encore, Chromôn le Messênien, le seul homme qui connût le pays et pût servir de guide, fut tué également. Les archers furent ainsi inutiles ou dispersés, tandis que les hoplites eux-mêmes s’épuisaient en vains efforts afin de poursuivre et de battre un ennemi agile, qui revenait toujours sur eux, et à chaque attaque successive éclaircissait leurs rangs et les inquiétait de plus en plus. A la fin les forces de Demosthenês furent complètement rompues et forcées de fuir, sans chemins frayée, sans guides, et dans un pays qui non seulement leur était étranger, mais qu’une suite non interrompue de montagnes, de rochers et de forêts rendait impraticable. Un grand nombre d’entre — eux furent tués dans la fuite par les montagnards à leur poursuite, supérieurs non moins par la rapidité de, leurs mouvements que par leur connaissance du pays ; quelques-uns même se perdirent dans la forêt et périrent misérablement au milieu des flammes allumées autour d’eux par les Ætoliens. Les fugitifs furent enfin rassemblés à Œneon, prés de la mer, après avoir perdu Proklês, le collègue de Demosthenês dans — le commandement, aussi bien que cent vingt hoplites, des mieux armés et des plus vigoureux du rôle athénien[20]. Ce qui restait de l’armée fut bientôt transporté dg Naupaktos à Athènes ; mais Demosthenês resta en arrière : il craignait trop le déplaisir de ses compatriotes pour revenir à un tel moment. Il est certain qu’il se conduisit de manière à encourir justement leur mécontentement, et que l’expédition contre l’Ætolia, qui aliénait un ancien allié et provoquait un ennemi nouveau, avait été conçue avec un degré de témérité que la faveur inattendue de la fortune aurait pu seule contrebalancer.

La force du nouvel ennemi, que son attaqué malheureuse avait poussé à agir, se fit bientôt sentir. Les ambassadeurs ætoliens, qui avaient été envoyés à Sparte et à Corinthe, obtinrent sans difficulté la promesse de forces ; considérables qui se joindraient à eux dans une expédition contre Naupaktos. Vers le mois de septembre, un corps de trois mille hoplites Péloponnésiens, comprenant cinq cents hommes de la colonie nouvellement fondée d’Hêrakleia, se réunit à Delphes, sous le commandement d’Eurylochos, de Makarios et de Menedèmos. Pour se rendre à Naupaktos ils avaient à traverser le territoire des Lokriens Ozoles, qu’ils se proposaient ou de gagner ou de soumettre. Ils eurent peu de difficulté avec Amphissa, le municipe lokrien le plus considérable et situé dans le voisinage immédiat de Delphes, — car les Amphissiens étaient dans un état de querelles avec leurs voisins de l’autre côté du Parnassos, et ils craignaient que le nouvel armement ne servît d’instrument à l’antipathie phokienne contre eux. A la première demande, ils entrèrent dans l’alliance spartiate, et donnèrent des otages comme gage de leur fidélité : de plus, ils conseillèrent à beaucoup d’autres petits villages lokriens, — entre autres aux Myoneis, qui étaient maîtres du défilé le plus difficile de la route, — d’imiter leur exemple. Eurylochos reçut de ces divers municipes des renforts pour son armée, aussi bien que des otages comme gage de leur fidélité, qu’il déposa à Kytinion, en Dôris, et il put ainsi traverser tout le territoire des Lokriens Ozoles sans rencontrer de résistance, si ce n’est de la part d’Œneon et d’Eupalion, villes dont il s’empara par la force. Quand il fut arrivé dans le territoire de Naupaktos, il y fat rejoint par toutes les forces des Ætoliens. Combinant leurs efforts, ils dévastèrent tout le voisinage, et se rendirent maîtres de la colonie corinthienne de Molykreion, qui était devenue sujette de l’empire athénien[21].

Naupaktos, avec une vaste enceinte de murs et faiblement défendue, était dans le plus grand danger, et elle eût certainement été prise, si elle n’eût été sauvée par les efforts de l’Athénien Demosthenês, qui y était resté depuis la malheureuse expédition en Ætolia. Informé de la marche prochaine d’Eurylochos, il se rendit en personne chez les Akarnaniens, et les persuada d’envoyer des forces pour aider à la défense de Naupaktos. Pendant longtemps ils furent sourds à ses sollicitations, par suite de son refus de bloquer Leukas, — mais ils finirent par être amenés à consentir. A la tète de mille hoplites akarnaniens, Demosthenês se jeta dans Naupaktos ; et Eurylochos, voyant que la ville avait été misé ainsi à l’abri d’une attaque, abandonna tous ses desseins sur elle, — et il s’avança plus loin a l’est, jusqu’aux territoires voisins de l’Ætolia, — Kalydôn, Pleurôn et Proschion, prés de l’Achelôos et des frontières de l’Akarnania.

Les Ætoliens, qui étaient venus pour se joindre à lui, dans le dessein commun d’attaquer Naupaktos, l’abandonnèrent ici et se retirèrent dans leurs demeures respectives. Mais les Ambrakiotes, réjouis de voir une armée Péloponnésienne si considérable dans leur voisinage, le déterminèrent à les aider à attaquer Argos d’Amphilochia aussi bien que l’Akarnania, l’assurant qu’il y avait à ce moment une belle perspective d’amener sous la suprématie de Lacédæmone toute la population du continent, entre le golfe Ambrakien et le golfe Corinthien. Après avoir persuadé à Eurylochos de tenir ainsi ses forces réunies et prêtes ; eux-mêmes avec trois mille hoplites ambrakiotes envahirent le territoire d’Argos d’Amphilochia, et s’emparèrent de la colline fortifiée d’Olpæ, qui touchait immédiatement au golfe ambrakien, à environ trois milles (4 kil. 800 mèt.) d’Argos elle-même ; colline employée dans les temps passés par les Akarnaniens comme lieu propre à un congrès judiciaire public de toute la nation[22].

Cette entreprise, communiquée sur-le-champ à Eurylochos, fut le signal. d’un mouvement des deux cités. Les Akarnaniens, s’avançant avec toutes leurs forces pour protéger Argos, occupèrent un poste appelé Krênæ, dans le territoire de l’Amphilochia, pour empêcher Eurylochos d’effectuer sa jonction avec les Ambrakiotes à Olpæ. En môme temps ils envoyèrent de pressants messages à Demosthenês, à Naupaktos et à l’escadre athénienne de garde, composée de vingt trirèmes, sous Aristotelês et Hierophôn, demandant son aide dans le présent besoin, et invitant Demosthenês à être leur commandant. Ils avaient oublié leur mécontentement contre lui, qu’avait fait naître son refus récent de bloquer  Leukas, — refus dont ils le croyaient probablement assez puni par son échec en Ætolia ; tandis qu’ils connaissaient et estimaient ses talents militaires. Dans le fait, l’accident qui l’avait retenu à Naupaktos, avait à ce moment un heureux effet pour eux aussi bien que pour lui. Il leur assurait un commandant respecté de tous, ce qui prévenait les jalousies parmi leurs nombreux petits municipes, — il lui procurait le moyen de rétablir sa propre réputation à Athènes. Demosthenês, empressé de saisir une si précieuse occasion, vint promptement dans le golfe Ambrakien avec les vingt trirèmes, conduisant deux cents hoplites messêniens et soixante archers athéniens. Il trouva toutes les forces akarnaniennes concentrées à Argos d’Amphilochia, fut nommé général, nominalement avec les généraux akarnaniens, mais jouissant, en réalité, de la direction entière des opérations.

Il trouva aussi toutes les forces de l’ennemi, — les trois mille hoplites ambrakiotes et la division Péloponnésienne, sous Eurylochos, — déjà réunies et en position à Olpæ, à environ trois milles de distance. Car Eurylochos, aussitôt qu’il avait été informé que les Ambrakiotes avaient atteint Olpæ, leva sur-le-champ son camp à Proschion, en Ætolia, sachant que la meilleure chance qu’il avait de traverser le territoire hostile de l’Akarnania consistait dans la célérité : cependant toute l’armée akarnanienne s’était déjà rendue à Argos, de sorte que sa marche à travers ce pays se fit sans obstacle. Il franchit l’Achelôos, marcha à l’ouest de Stratos, par les municipes akarnaniens de Phytia, de Medeôn et de Lymnæa ; ensuite, quittant et l’Akarnania et la route directe d’Akarnania à Argos, il se jeta un peu plus à l’est, dans le district montagneux de Thyamos sur le territoire des Agræens, qui étaient ennemis des Akarnaniens. De là il descendit de nuit dans le territoire d’Argos, et passa sans être aperçu, à la faveur des ténèbres, entre Argos elle-même et l’armée akarnanienne à Krênæ ; de manière à rejoindre en sûreté les trois mille Ambrakiotes à Olpæ, à leur grande joie. Ils avaient craint que l’ennemi, à Argos et à Krênæ, ne se fût opposé à son passage ; et croyant leurs forces insuffisantes pour lutter seuls, ils avaient envoyé chez eux de pressants messages demander des renforts considérables pour eux-mêmes et pour leur propre défense[23].

Demosthenês, trouvant ainsi à Olpæ un ennemi réuni et formidable, qui lui était supérieur par le nombre, conduisit ses troupes d’Argos et de Krênæ pour l’attaquer. Le terrain était raboteux et montagneux, et entre les deux armées se trouvait un ravin escarpé, que ni les uns ni les autres ne voulaient passer les premiers ; de sorte qu’ils restèrent inactifs pendant cinq jours. Si nous avions eu Hérodote pour historien, il aurait probablement attribué ce délai à des sacrifices défavorables (ce qui, dans le fait, peut avoir été le cas) et nous aurait rapporté d’intéressantes anecdotes, relativement aux prophètes des deux côtés ; mais le génie plus positif et plus pratique de Thucydide se borne à nous apprendre que le sixième jour les deux armées se mirent en ordre de bataille, — probablement toutes deux fatiguées d’attendre, Le terrain étant favorable pour une embuscade Demosthenês cacha dans un vallon buissonneux des hoplites et des soldats armés à la légère, au nombre de quatre celas, qui devaient, au milieu de l’action, s’élancer soudainement sur l’aile gauche des Péloponnésiens, débordant sa droite. Il était lui-même à droite avec les Messêniens et quelques Athéniens, en face d’Eurylochos, à la gauche de l’ennemi : les Akarnaniens avec les akontistæ d’Amphilochia, ou soldats lançant le javelot, occupaient sa gauche, opposés aux hoplites ambrakiotes ; toutefois les Ambrakiotes et les Péloponnésiens étaient mêlés dans la ligne d’Eurylochos, et c’étaient seulement les Mantinæens qui occupaient une place particulière et séparée, vers le centre gauche. La bataille commença en conséquence, et Eurylochos, avec ses forces supérieures en nombre, s’avançait pour envelopper Demosthenês, quand soudain les hommes placés en embuscade se levèrent et tombèrent sur ses derrières. Une panique saisit ses soldats, qui ne firent pas une résistance digne de leur réputation péloponnésienne ; ils se rompirent et s’enfuirent, tandis qu’Eurylochos, s’exposant sans doute avec une bravoure particulière pour rétablir le combat, ne tarda pas à être tué. Demosthenês, qui avait près de lui ses meilleures troupes, les pressa avec vigueur, et leur panique se communiqua aux troupes du centre, de sorte que les ennemis furent tous mis en fuite et poursuivis jusqu’à Olpæ. A la droite de la ligne d’Eurylochos, les Ambrakiotes, les Grecs les plus belliqueux des contrées épirotiques, défirent complètement les Akarnaniens qu’ils avaient devant eux, et poussèrent leur poursuite même aussi loin qu’Argos. Toutefois la victoire remportée par Demosthenês sur les autres troupes était si complète, que les Ambrakiotes eurent beaucoup de difficulté à se frayer en combattant un chemin jusqu’à Olpæ, ce qu’ils ne firent pas sans des pertes sérieuses, et tard dans la soirée. Parmi tous ces soldats battus, les Mantinéens furent ceux qui conservèrent le mieux leur ordre de retraite[24]. Les pertes dans l’armée de Demosthenês montèrent à environ trois cents hommes ; celles des ennemis furent beaucoup plus considérables, mais le nombre n’est pas spécifié.

Des trois commandants spartiates, deux, Eurylochos et Makarios, avaient été tués : le troisième, Menedæos, se trouva assiégé et par mer et par terre, — l’escadre athénienne étant de garde le long de la côte. Il paraîtrait, à la vérité, qu’il aurait pu se frayer, en combattant, un chemin vers Ambrakia, d’autant plus qu’il aurait rencontré le renfort ambrakiote venant de la ville. Mais que cela ait été possible ou non, le commandant, trop découragé pour le tenter, profita de la trêve accordée, suivant l’usage, pour ensevelir les morts, et entama des négociations avec Demosthenês et les généraux akarnaniens, dans le dessein d’obtenir que sa retraite ne fût pas inquiétée. Il éprouva un refus péremptoire ; mais Demosthenês (du consentement des chefs akarnaniens) fit dire secrètement au commandant spartiate et à ceux qui l’entouraient immédiatement, en même temps qu’aux Mantinéens et aux autres troupes Péloponnésiennes, — que s’ils roulaient faire une retraite séparée et subreptice, en abandonnant leurs camarades, il rie leur serait pas fait d’opposition. Il avait dessein par là, non seulement d’isoler les Ambrakiotes, les grands ennemis d’Argos et de l’ Akarnania, avec, le corps de mercenaires mélangés qui étaient- venus sous Eurylochos, — mais encore d’obtenir l’avantage plus durable de déshonorer les Spartiates et les Péloponnésiens aux yeux des Grecs Épirotiques, comme lâches et traîtres à la camaraderie militaire. La même raison qui poussait Demosthenês à accorder une évasion facile et séparée, aurait dû être une raison impérieuse auprès de Menedæos et des Péloponnésiens qui l’entouraient, pour la leur faire repousser avec indignation. Cependant ils étaient tellement désireux d’assurer leur salut personnel, que cette honteuse convention fut acceptée, ratifiée et Dise à exécution sur-le-champ. Elle est unique dans l’histoire grecque, comme exemple de trahison séparée de la part d’officiers, en vue d’acheter leur propre salut et celui de leurs camarades immédiats, en abandonnant le corps général de troupes sous leur commandement. Si les officiers eussent été Athéniens, elle eût été sans doute citée comme preuve de la prétendue déloyauté de la démocratie. Mais, comme ce fut l’acte d’un commandant spartiate, conjointement avec beaucoup de Péloponnésiens de haut rang, nous nous permettrons seulement de la faire remarquer comme une nouvelle manifestation de cet égoïsme naturel aux peuples du Péloponnèse et de ce peu de souci des obligations à l’égard des Grecs en dehors de la presqu’île, sentiments que nous voyons dominer d’une manière si déplorable pendant l’invasion de Xerxès : et dans le cas actuel aggravés, il faut le dire ; par ce fait, que les hommes qu’ils abandonnaient étaient des Dôriens de même race et des compagnons d’armes qui venaient de combattre dans les mêmes rangs.

Aussitôt que la cérémonie de l’enterrement des morts eut été achevée, Menedæos et les Péloponnésiens qui, étaient protégés par cette convention secrète s’en allèrent furtivement et par petites bandes, sous prétexte de ramasser du bois et des légumes. Arrivés à une petite distance :, ils hâtèrent le pas et s’esquivèrent, — au grand effroi des Ambrakiotes, qui coururent après eux en s’efforçant de les atteindre. Les Akarnaniens se mirent à leur poursuite, et leur chef eut beaucoup de peine à leur expliquer la convention secrète qui venait d’être conclue. Ce ne fut pas sans quelques soupçons de trahison, et même sans danger personnel de la part de leurs propres troupes, qu’ils finirent par faire respecter les Péloponnésiens fugitifs ; tandis que les Ambrakiotes, les plus odieux des deux aux Akarnaniens, furent poursuivis sans aucun ménagement, et deux cents d’entre eux furent tués avant d’avoir pu atteindre le territoire ami des Agræens[25]. Distinguer les Ambrakiotes des Péloponnésiens, semblables de race et de dialecte, ce n’était cependant pas tâche facile. Plus d’une dispute s’éleva dans des cas individuels.

Quelque déloyale que fût cette perte, qui accabla Ambrakia, une calamité beaucoup plus cruelle lui était encore réservée. Le renfort considérable de la ville, que le détachement à Olpæ avait demandé avec instance, se mit en marche aussitôt qu’il put être prêt, et entra flans le territoire de l’Amphilochia vers le temps où la bataille se livrait à Olpæ ; niais il ignorait ce malheur et espérait arriver assez à temps pour se ranger auprès de ses amis. Les Amphiloques firent connaître leur marche à Demosthenês le lendemain de la bataille, et en même temps ils lui indiquèrent la meilleure manière de les surprendre dans la route raboteuse et montagneuse qu’ils avaient à suivre, aux deux pics remarquables appelés Idomenê, immédiatement au-dessus d’un défilé étroit qui menait jusqu’à Olpæ. On sut à l’avance, par la ligne de marche des Ambrakiotes, qu’ils s’arrêteraient pendant la nuit au moins élevé de ces deux pics, prêts à franchir le défilé le lendemain matin. Cette même nuit un détachement d’Amphiloques, sur l’ordre de Demosthenês, s’empara du plus haut des deux pics, tandis que ce commandant lui-même, partageant ses forces en deux divisions, partit de sa position à Olpæ le soir après souper. Une de ces divisions, ayant l’avantage d’avoir polir guides des Amphiloques du pays même, marcha par une route non fréquentée de la montagne jusqu’à Idomenê ; l’autre, sous Demosthenês lui-même, alla directement par le défilé qui menait d’Idomenê à Olpæ. Après avoir marché toute la nuit, ils arrivèrent au camp des Ambrakiotes un pet avant l’aurore, — Demosthenês lui-même étant à l’avant-garde avec ses Messêniens. La surprise fut complète. On trouva les Ambrakiotes encore couchés et endormis, tandis que les sentinelles elles-mêmes, qui ne savaient rien de la récente bataille, — s’entendant accoster dans le dialecte dorien par les Messêniens, que Demosthenês avait placés en tête exprès dans ce dessein, — et ne voyant pas très clair dans le crépuscule du matin, — les prirent par erreur pour quelques-uns de leurs propres concitoyens qui revenaient de l’autre camp. Les Akarnaniens et les Messêniens tombèrent ainsi au milieu des Ambrakiotes endormis et, non armés, et dépourvus de tout moyen de résister. Un nombre considérable d’entre eux fut tué sur place, et le reste s’enfuit en tous sens dans les montagnes voisines, aucun d’eux ne connaissant ni les chemins ni la contrée. C’était le pays des Amphiloques, — sujets d’Ambrakia, mais sujets auxquels cette condition était odieuse, et qui actuellement se servaient de leur connaissance parfaite des lieux et de leur équipement à la légère, pour tirer de leurs maîtres une terrible vengeance. Quelques-uns des Ambrakiotes s’enchevêtrèrent dans des ravins, — d’autres furent pris dans des embuscades tendues par les Amphiloques. D’autres encore, craignant avant tout de tomber entre les mains de ces derniers, — barbares de race aussi bien qu’animés de sentiments extrêmement hostiles, — et ne voyant pas d’autres moyens de leur échapper, gagnèrent à la nage les vaisseaux athéniens qui croisaient le long du rivage. Il n’y eut qu’unie faible proportion d’entre eux qui survécurent pour retourner à Ambrakia[26].

La victoire complète d’Idomenê, admirablement préparée par Demosthenês, fut achevée sans presque de pertes. Les Akarnaniens, après avoir érigé leur trophée et dépouillé les morts de l’ennemi, se préparèrent à porter à Argos les armes prises ainsi.

Toutefois, le matin, avant cette opération, ils reçurent la visite d’un héraut, venant de la part de ces Ambrakiotes qui s’étaient réfugiés dans le territoire agræen, après la bataille d’Olpæ et la poursuite subséquente. Il venait avec la requête habituelle de soldats vaincus, pour obtenir la permission d’enterrer les morts qui avaient succombé dans cette poursuite. Ni lui, ni cens de la part de qui il venait, ne savaient rien de la destruction de leurs frères à Idomenê, — précisément comme ces derniers avaient ignoré la défaite à Olpæ ; tandis que, d’autre part, les Akarnaniens du camp, dont les esprits étaient pleins de l’avantage plus récent et plus capital obtenu à Idomenê, supposaient que le message se rapportait aux hommes tués dans cet engagement. Les nombreuses panoplies que l’on venait de gagner à Idomenê étaient entassées dans le camp, et le héraut, en les voyant, fut étonné de la hauteur du monceau, dépassant tellement le nombre de ceux qui manquaient dans son propre détachement. Un Akarnanien qui était là lui demanda la cause de sa surprise, et combien de ses camarades avaient été tués, — pensant qu’il s’agissait des victimes faites à Idomenê. — Deux cents environ, répondit le héraut. — Cependant ces armes que voici indiquent, non pas ce nombre, mais plus de mille hommes. — Alors ce ne sont pas les armes de ceux qui combattaient avec nous ?Non ;mais ce sont elles,si c’était vous qui combattiez hier à Idomenê. — Nous ne nous sommes battus avec personne hier : c’était le jour d’avant, dans la retraite. — Oh ! alors, il faut que tu saches que nous, nous en sommes venus aux mains avec ces gens-ci, qui étaient en marche et venaient de la ville d’Ambrakia comme renfort.

Le malheureux héraut apprit alors pour la première fois que le renfort considérable venant de la ville avait été taillé en pièces. Le sentiment d’angoisse et de surprise mêlées fut si intense qu’il poussa un grand cri de douleur et s’éloigna rapidement à la hâte, sans dire un mot de plus ; il n’adressa même pas de requête au sujet de l’enterrement des morts, — qui paraît avoir été négligé dans cette fatale occasion[27].

Son désespoir fut justifié par la grandeur prodigieuse du malheur, que Thucydide regarde comme ayant été le plus grand qui ait accablé une ville grecque pendant toute la guerre avant la paix de Nikias ; si incroyablement grand, en effet, que bien qu’il eût appris le nombre des victimes, il refuse de le dire, par crainte de n’être point cru ; scrupule que ses lecteurs regrettent a tous égards. Il paraît que presque toute la population militaire adulte d’Ambrakia fut détruite, et que Demosthenês pressa les Akarnaniens d’y marcher immédiatement. S’ils y avaient consenti, Thucydide nous dit positivement que la ville se serait rendue sans coup férir[28]. Mais ils refusèrent de se charger de l’entreprise, craignant (suivant l’historien) que les Athéniens à Ambrakia ne fussent pour eux des voisins plus fâcheux que les Ambrakiotes. Que cette raison fût efficace, nous n’avons pas lieu d’en douter ; mais elle ne peut guère avoir été la seule, ni même la principale, car s’il en avait été ainsi, ils auraient également redouté la coopération athénienne dans le blocus de Leukas, qu’ils avaient demandée avec instance à Demosthenês, dont le refus avait causé une querelle. Ambrakia était moins près d’eux que Leukas, — et dans son état actuel d’épuisement elle inspirait moins de crainte ; mais le mécontentement occasionné par le premier refus de Demosthenês n’avait été probablement jamais apaisé, et ils n’étaient pas fâchés de trouver une occasion de le mortifier de la même manière.

Dans le partage du butin, trois cents panoplies furent mises à part comme le revenant-bon de Demosthenês : le reste fut ensuite distribué, un tiers pour Ies Athéniens, les deux autres tiers entre les municipes akarnaniens. La réserve immense appropriée personnellement à Demosthenês nous permet de faire quelque vague conjecture quant à la perte totale des Ambrakiotes. La fraction d’un tiers, assignée au peuple athénien, a dû être, nous pouvons l’imaginer, six fois aussi grande, ou peut-être même dans une proportion plus considérable, que la réserve du général. Car ce dernier était à cette époque sous le coup du mécontentement du peuple, et il désirait par-dessus tout regagner sa faveur, — dessein qu’il eût plutôt manqué qu’il n’en eût amené la réalisation, si sa part personnelle dans les armes n’eût pas été en grande disproportion avec les prétentions collectives de la cité. En raisonnant sur cette hypothèse, les panoplies assignées à Athènes seraient dix-huit cents, et le total des morts ambrakiotes dont les armes devinrent propriété publique serait de cinq mille quatre cents. A ce chiffre on doit ajouter quelques Ambrakiotes tués dans leur fuite d’Idomenê par les Amphiloques, dans des vallons, des ravins et des lieux écartés : probablement les Amphiloques qui les tuèrent, s’approprièrent les armes séparément sans les apporter à la masse générale. D’après ce calcul, le nombre total des morts ambrakiotes dans les deux batailles et dans les deux poursuites, serait d’environ six mille ; nombre en rapport avec les graves expressions de Thucydide, aussi bien qu’avec ses assertions, à savoir que le premier détachement qui se rendit à Olpæ était fort de trois mille hommes, — et que le message envoyé à Ambrakia demandait comme -renfort les forces totales de la ville. Ce qui prouve d’une manière encore plus concluante à quel état désespéré était réduite Ambrakia, c’est ce fait que les Corinthiens furent obligés d’envoyer par terre un détachement de trois cents hoplites pour la défendre[29].

Les trirèmes athéniennes retournèrent bientôt à leur station de Naupaktos ; ensuite une convention fut conclue entre les Akarnaniens et les Amphiloques, d’un côté, et les Ambrakiotes et les Péloponnésiens (qui s’étaient réfugiés après la bataille d’Olpæ dans le territoire de Salynthios et des Agræi) de l’autre, — assurant une sortie sûre et tranquille aux deux derniers peuples[30]. On fit avec les Ambrakiotes, une pacification plus durable : les Akarnaniens et les Amphiloques conclurent avec eux une paix et une alliance pour cent ans, a condition qu’ils rendraient tout le territoire et les otages des Amphiloques qu’ils avaient en leur possession, et qu’ils s’engageraient à ne fournir aucun secours à Anaktorion, alors en hostilité avec les Akarnaniens. Toutefois chaque parti conserva son alliance séparée, — les Ambrakiotes avec la confédération péloponnésienne ; les Akarnaniens avec Athènes. Il fut stipulé qu’on ne demanderait pas aux Akarnaniens d’aider les Ambrakiotes contre Athènes, ni aux Ambrakiotes d’aider les Akarnaniens contre la ligue Péloponnésienne ; mais contre tous les autres ennemis, chacun s’engageait à prêter aide à l’autre[31].

Quant à Demosthenês personnellement, les événements survenus sur la côte du golfe Ambrakien furent pour lui une bonne fortune signalée, bien méritée, il est vrai, par l’habileté dont il avait fait preuve. Il put expier l’imprudence qu’il avait commise lors de l’expédition Ætolienne, et se rétablir dans la faveur du peuple athénien. Il revint en triomphe à Athènes, dans le courant de l’hiver, avec soli présent réservé de trois cents armures, qui acquirent une valeur additionnelle par suite de l’accident suivant : le nombre plus grand des armures, portion des dépouilles réservée au peuple athénien, fut pris en mer, et n’arriva jamais à Athènes. En conséquence, celles qu’apporta Demosthenês furent le seul trophée de la victoire, et comme telles on les déposa dans les temples athéniens, où Thucydide les mentionne comme se trouvant encore à l’époque où il écrivait[32].

Ce fut dans le même automne que les Athéniens furent engagés par un oracle à entreprendre la purification plus complète de l’île sacrée de Dêlos. On fit probablement cette démarche pour se rendre Apollon favorable, puisqu’ils étaient persuadés que le terrible châtiment de l’épidémie était dû à sa colère. Et comme ce fut vers cette époque que disparut la seconde attaque de l’épidémie, après avoir duré une année, — beaucoup d’entre eux attribuèrent probablement cette délivrance à l’effet de leurs soins pieux à Dêlos. Toutes les tombes de l’île furent ouvertes ; les cadavres furent ensuite exhumés et enterrés de nouveau dans l’île voisine de Rhêneia ; et on donna des ordres pour que dans l’avenir on ne permit ni naissances ni morts dans l’île sacrée. De plus, on renouvela alors l’ancienne fête Délienne, — jadis le point commun de réunion et de solennité pour toute la race ionienne, et célèbre par ses luttes musicales avant que les conquêtes des Lydiens et des Perses eussent détruit la liberté et la prospérité de l’Iônia. Les Athéniens célébrèrent la fête avec les combats qui l’accompagnaient, et même avec la course de chars, avec plus d’éclat qu’on n’a avait jamais vu dans le passé. Ils décidèrent qu’une fête semblable serait célébrée tous les quatre ans. A cette époque ils étaient exclus et des jeux Olympiques et vies jeux Pythiens, ce qui probablement leur rendit plus agréable la, renaissance de la fête Délienne. Nikias déploya à Dêlos d’une manière frappante sa munificence et son zèle religieux[33].

 

 

 



[1] Thucydide, III, 51. V. la note du Dr Arnold et le plan compris dans son ouvrage pour la topographie de Minôa, qui a cessé maintenant d’être une île, et qui est une colline sur la terre ferme près du rivage.

[2] Plutarque, Nikias, c. 2, 3.

[3] Voir de que dit Nikias dans l’assemblée athénienne, Thucydide, VI, 9.

Toute la conduite de Nikias devant Syracuse, dans les circonstances les plus critiques, fait plus que justifier cette vanterie.

[4] Thucydide, VII, 50 ; Plutarque, Nikias, c. 4, 5, 23. Ceci nous est suggéré par Plutarque comme excuse pour des fautes de la part de Nikias.

[5] Xénophon, Memorab., II, 5, 2 ; Xénophon, De vectigalibus, IV, I4.

[6] Thucydide, V, 7 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 21. Cf. Plutarque, Nikias, c. 15.

[7] Thucydide, V, 16 — VI, 17.

[8] Thucydide, VIII, 54.

Après avoir organisé ainsi les hétæries, et les avoir amenées à coopérer pour ses desseins révolutionnaires contre la démocratie, Peisandros quitta Athènes pour se rendre à Samos. A son retour, il trouve que ces hétæries avaient été employées très activement, et avaient fait de grands progrès dans le sens du renversement de la démocratie. Elles avaient assassiné le démagogue Androklês et divers autres ennemis politiques. (VIII, 65).

Isocrate mentionne l’έταίρεια politique à laquelle appartenait Alkibiadês, de Bigis, Or. XVI, p. 348, sect. 6. Des allusions à ces έταίρεια et à leurs desseins politiques et judiciaires bien connus (par malheur ce ne sont que des allusions) se trouvent dans Platon, Theæt., c. 79, p. 173 et Platon, Leg., IX, c. 3, p. 856 ; Platon, Repub., II, c. 8, p. 365, où elles sont mentionnées conjointement avec συνωμόσιαι — également dans le pseudo-Andocide, Cont. Alkibiadês, c. 2, p. 112. Cf. les remarques générales de Thucydide, III, 82, et Démosthène, Cont. Stephan., II, p. 1157.

Deux dissertations, par Vischer et Büttner, réunissent les chétives indications relatives à ces hétæries, et font pour les étendre et les, approfondir quelques tentatives qui sont plus ingénieuses que dignes de confiance (Die Oligarchische Partei und die Hetairien in Athen, von W. Wischer, Basel, 1836, Geschichte der politischen Hetairien zu Athen, von Hermann Büttner, Leipzig, 1849).

[9] Sur les effets politiques des Syssitia et des Gymnasia, V. Platon, Leg., I, p. 636 ; Polybe, XX, 6.

[10] (1) Thucydide, III, 87, 89, 90.

[11] Relativement à cette abondance de bois, aussi bien qu’à l’emplacement d’Hêrakleia en général, consultez Tite-Live, XXXVI, 22.

[12] Diodore, XII, 59. Non seulement Hêraklês était le premier père mythique des rois spartiates, mais toute la contrée près de l’Œta et de Trachis était ornée de légendas et d’incidents héroïques qui se rattachaient à lui. V. le drame des Trachiniennes de Sophokle.

[13] Thucydide, III, 92, 93 ; Diodore, XI, 49 ; XII, 59.

[14] Horace, Satires, II, 6, 8.

[15] Thucydide, III, 91.

[16] Thucydide, III, 95.

[17] Thucydide, III, 95. Aucune des tribus proprement appelées Epirotes n’était comprise dans cette expression : le nom ήπειρώται est ici un nom général (et non pas un nom propre), comme Poppo et le Dr Arnold le font remarquer. Demosthenês comptait qu’il aurait sous ses ordres les Akarnaniens et les Ætoliens, et quelques autres tribus en outre ; mais quelles autres tribus, c’est ce qu’il n’est pas facile de spécifier : peut-être les Agræi, à l’est de l’Amphilochia, étaient du nombre.

[18] Thucydide, III, 98. Les epibatæ, ou soldats servant à bord (soldats de marine), étaient plus ordinairement pris parmi les Thêtes, ou classe de citoyens la plus pauvre, auxquels l’État fournissait une armure pour l’occasion, — et non parmi les hoplites réguliers inscrits sur le rôle. On parle donc communément des troupes de marine comme de quelque chose d’inférieur ; les trirèmes actuelles de Demosthenês sont mentionnées au point de vue d’une exception (Thucydide, VI, 21).

De même chez les Romains, le service dans les légions était regardé comme plus relevé et plus honorable que celui des classiarii milites (Tacite, Histoires, I, 87).

Les epibatæ athéniens, bien qu’ils ne formassent pas un corps distinct d’une manière permanente, correspondent par leurs fonctions aux soldats de marine anglais, qui semblent avoir été distingués pour la première fois d’une manière permanente des autres fantassins vers l’an 1684. Comme on avait trouvé nécessaire dans maintes occasions d’embarquer des soldats à bord de nos vaisseaux de guerre, que de simples hommes de terre commençaient par être extrêmement maladifset que d’abord, jusqu’à ce qu’ils fussent accoutumés à la mer, ils étaient dans une grande mesure hors d’état de servir,on finit par juger utile de désigner pour ce service certains régiments, qui furent exercés aux différents modes de combat sur mer, et aussi rendus propres à quelques-unes des manœuvres d’un vaisseau où il est besoin d’un grand nombre de bras. A cause de la nature de leur devoir, on les distinguait par la dénomination de soldats maritimes ou troupes de marineGrose’s Military Antiquities of the English Army, vol. I, p. 186 (London, 1786).

[19] Thucydide, III, 100.

Cela ne veut pas dire, à mon avis, (comme le supposent Goeller et le Dr Arnold), que les Ætoliens envoyèrent des ambassadeurs à, Lacédæmone avant qu’il fût question de l’invasion de l’Ætolia ou qu’on y songeât, simplement par suite de l’antipathie constante qu’ils avaient pour Naupaktos ; mais qu’ils avaient envoyé des ambassadeurs immédiatement après avoir appris Ies préparatifs faits pour envahir l’Ætolia — toutefois avant que l’invasion s’effectuât. Les mots διά τήν Άθηναίων έπαγωγήν montrent que c’est là le sens.

Le mot έπαγωγήν est bien expliqué par Haack,contrairement au Scholiaste, — parce que les Naupaktiens cherchaient à amener les Athéniens à envahir l’Ætolia.

[20] Thucydide, III, 98.

[21] Thucydide, III, 101, 102.

[22] Thucydide, III, 102-105.

[23] Thucydide, III, 105, 106, 107.

[24] Thucydide, III, 107, 108 ; cf. Polyen, III, 1.

[25] Thucydide, III, 111.

[26] Thucydide, III, 112.

[27] Thucydide, III, 113.

[28] Thucydide, III, 113.

Nous pouvons faire remarquer que l’expression κατά τόν πόλεμον τόνδε — quand elle se rencontre dans le premier, le second, le troisième ou dans la première moitié du quatrième livre de Thucydide — semble faire allusion aux dix premières années de la guerre du Péloponnèse, qui se terminent par la paix de Nikias.

Dans une dissertation pleine de soin de Franz Wolfgang Ulrich, où il analyse la structure de l’histoire de Thucydide, il montre que le premier, le second et le troisième livre, avec la première moitié du quatrième, — furent composés pendant l’intervalle qui s’écoula entre la paix de Nikias et le commencement des neuf dernières années de la guerre, appelée la guerre Dékéleienne, en ayant égard à deux passages de ces premiers livres, qui ont dû être subséquemment introduits.

Les livres postérieurs semblent avoir été repris par Thucydide comme un ouvrage séparé continuant les premiers. Ils ont une sorte de préface séparée (V, 26). C’est dans cette dernière partie qu’il adopte cette idée qui lui est particulière, de calculer les vingt-sept années entières comme une seule guerre continue qui n’est que nominalement interrompue (Ulrich, Beitraege zur Erklaerung der Thukydidês, p, 85, T25,188,. etc. Hambourg, 1846).

Cf. έν τώ πολέμω τώδε (III, 98), qui signifie également le guerre antérieure à la paix de Nikias.

[29] Thucydide, III, 114. Diodore (XII, 60) abrége le récit de Thucydide.

[30] Thucydide, III, 114.

C’est un passage très difficile. Hermann a conjecturé, et Poppo, Gœller et le Dr Arnold l’approuvent tous, la leçon παρά Σαλυνθίον au lieu des deux derniers mots de la phrase : παρά Σαλύνθιον. Le passage pourrait certainement être expliqué avec cette correction ; et cependant il y aurait encore un embarras dans la position du relatif ρϊπερ par rapport à la particule καί, et dans celle de la particule καί qui devrait alors proprement venir après et non avant μετανέστησαν. La phrase signifierait alors que les Ambrakiotes et les Péloponnésiens, qui s’étaient réfugiés dans l’origine à Salynthios, avaient quitté ce territoire pour se rendre à Œniadæ, ville d’où ils eurent alors un départ à l’abri d’inquiétude.

[31] Thucydide, III, 114.

[32] Thucydide, III, 114.

[33] Thucydide, III, 104 ; Plutarque, Nikias, c. 3, 4 ; Diodore, XII, 58.