HISTOIRE DE LA GRÈCE

HUITIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DEPUIS LE BLOCUS DE POTIDÆA JUSQU’À LA FIN DE LA PREMIÈRE ANNÉE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE (suite).

 

 

Conformément à ce qui est dit ici, le premier coup de la guerre fut frappé, non par Athènes, mais contre elfe. Après la réponse décisive donnée aux ambassadeurs spartiates, rapprochée des actes antérieurs, et des préparatifs qui se continuaient réellement, parmi la confédération péloponnésienne, — on ne pouvait guère dire que la trêve fut encore en vigueur, bien qu’il n’y eût pas de déclaration formelle de rupture. Quelques semaines se passèrent dans des rapports de contrainte et de méfiance[1] ; bien que les individus qui passaient les frontières ne regardassent pas comme nécessaire de prendre un héraut avec eux, comme en temps de guerre réelle. Si l’excès d’ambition avait été du côté d’Athènes par comparaison à ses ennemis, c’était le moment pour elle de frapper le premier coup, entraînant avec lui naturellement de grandes probabilités de succès, avant que leurs préparatifs fussent achevés. Mais elle resta rigoureusement dans les limites de la trêve, tandis que la série désastreuse d’agressions mutuelles, qui devait déchirer les entrailles de la Hellas, fut ouverte par l’État, son ennemi et son voisin.

La petite ville de Platée, encore sanctifiée par la mémorable victoire remportée sur les Perses, aussi bien que par la consécration tutélaire qu’elle avait reçue de Pausanias, fut le théâtre de cette entreprise imprévue. Elle était en Bœôtia, immédiatement au nord du Kithærôn, avec les frontières de l’Attique d’un côté et le territoire thêbain (dont elle était séparée par le fleuve Asôpos) de l’autre : la distance entre Platée et Thèbes étant d’environ soixante-dix stades ou huit milles (= 12 kil. 800 mèt.). Quoique Bœôtiens d’origine, les Platæens étaient complètement séparés de la ligue bœôtienne, et dans une alliance cordiale (aussi bien qu’en communauté absolue de droits civils) avec les Athéniens, qui les avaient protégés contre l’inimitié acharnée de Thèbes, pendant une période alors de près de trois générations. Mais malgré cette longue prescription, les Thêbains, comme chefs de la ligue bœôtienne, se sentaient encore lésés par la séparation de Platée. Une faction oligarchique de riches Platæens épousa leur cause[2], en vue de renverser le gouvernement démocratique de la ville, — de détruire ses chefs, leurs rivaux politiques, — et d’établir une oligarchie avec eux-mêmes pour chefs. Naukleidês et d’autres membres de cette faction ourdirent une conspiration secrète avec Eurymachos et l’oligarchie de Thèbes. Ils regardèrent tous deux comme un prix tentant, puisqu’on touchait à la guerre, de profiter de cet intervalle ambigu, avant qu’on eut placé des sentinelles et qu’on eût commencé à prendre les précautions d’un état de guerre. Ils’ résolurent, de surprendre la ville de Platée la nuit, pendant une période de fête religieuse, afin que la population ne fût nullement sur ses gardes[3]. Conséquemment, dans une nuit pluvieuse, vers la fin de mars 431 avant J.-C.[4], un corps d’un peu plus de trois cents hoplites, commandé par deux des bœôtarques, Pythangelos et Diemporos, et comprenant Eurymachos dans les rangs, se présenta à la porte de Platée pendant le premier sommeil des citoyens. Naukleidês et ses partisans ouvrirent la porte et les conduisirent à l’agora, à laquelle ils arrivèrent et qu’ils occupèrent en ordre militaire sans la moindre résistance. La meilleure partie des forces militaires thébaines devait arriver à Platée au point du jour, afin de les soutenir[5].

Naukleidês et ses amis, suivant les instincts de l’antipathie politique, étaient impatients de conduire les Thébains aux maisons de leurs adversaires, les chefs démocratiques, afin qu’on pût les saisir ou les tuer. Mais les Thêbains n’y voulurent pas consentir. Se croyant alors maîtres de la ville et certains de recevoir un renfort considérable au point du jour, ils pensèrent qu’ils pourraient effrayer les citoyens et les amener à donner un acquiescement volontaire en apparence à leurs conditions, sans aucune violence réelle. En outre, ils désiraient adoucir et justifier plutôt qu’aggraver la grande injustice publique déjà commise. En conséquence, leur héraut fut chargé d’inviter par une proclamation publique tous les Platæens qui étaient désireux de revenir à leurs anciennes sympathies de race et à la confédération bœôtienne, à se présenter et à se placer comme frères dans les rangs armés des Thêbains. Et les Platæens, soudainement réveillés de leur sommeil par l’effrayante nouvelle que leur grand ennemi était maître de la ville, supposèrent au milieu des ténèbres que le nombre des assaillants était beaucoup plus considérable qu’il ne l’était en réalité, de sorte que, malgré leur fort attachement pour Athènes, ils regardèrent leur position comme désespérée et commencèrent à ouvrir des négociations. Mais, reconnaissant bientôt, malgré les ténèbres, à mesure que la discussion avançait, que le nombre réel des Thêbains n’était pas assez grand pour qu’on n’en pût venir à bout, — ils reprirent promptement courage et se décidèrent à les attaquer ; pour cela, ils établirent une communication mutuelle en perçant les murs de leurs maisons particulières, afin de n’être pas découverts en sortant dans les rues ou dans les chemins[6], — et formèrent des barricades avec des voitures en travers de ceux de ces chemins qui pouvaient servir à ce but.

Un peu avant le lever du jour, quand leurs préparatifs furent entièrement achevés, ils sortirent de leurs maisons pour attaquer, et immédiatement en vinrent aux prises avec les Thêbains. Ceux-ci, se croyant encore maîtres de la ville et comptant sur une fin satisfaisante des discussions quand le jour paraîtrait, se trouvèrent alors surpris à leur tour, et avec de grands désavantages. Ayant été dehors toute la nuit exposés à une grande pluie, — ils étaient enfermés dans une ville qu’ils ne connaissaient pas, avec des rues étroites, tortueuses et boueuses telles qu’ils auraient eu de la difficulté à en sortir même au jour. Néanmoins, se trouvant assaillis soudainement, ils se mirent de leur mieux en ordre serré et repoussèrent les Platæens deux ou trois fois. L’attaque fut répétée avec de grands cris, tandis que les femmes aussi vociféraient, hurlaient et lançaient des tuiles de leurs maisons à toits plats, jusqu’à ce qu’enfin les Thêbains fussent terrifiés et rompus. Mais la fuite n’était pas moins difficile que la résistance ; car ils ne pouvaient trouver leur chemin pour sortir de la ville , et même la porte par laquelle ils étaient entrés, la seule qui eût été ouverte, avait été fermée par un citoyen platæen, qui y fourra la pointe d’une javeline en place de la cheville qui retenait ordinairement la barre : Dispersés dans la cité et poursuivis par des .hommes qui connaissaient chaque pouce de terrain, quelques-uns coururent au haut des murailles et sautèrent dehors, tentative dans laquelle la plupart périrent ; — quelques autres s’échappèrent par une porte non gardée, en coupant la cheville avec une hache qu’une femme leur donna, — tandis que le plus grand nombre se précipita par les portes ouvertes d’une vaste grange ou bâtiment joint au mur, croyant par erreur que ces portes donnaient accès à celle de la ville. Ils y furent bloqués saris chance de pouvoir s’échapper, et les Platæens songèrent d’abord à mettre le feu au bâtiment. Mais, à la fin, on conclut une convention en vertu de laquelle, eux et les autres Thêbains ; dans la ville, consentaient à se rendre à discrétion[7].

Si les renforts de Thèbes étaient arrivés à l’heure attendue, ce désastre aurait été détourné. Mais la grande pluie et la nuit sombre retardèrent toute leur marche, tandis que le fleuve Asôpos avait tellement grossi qu’il n’était que difficilement guéable ; de sorte qu’avant qu’ils eussent atteint les portes de Platée, leurs camarades, dans l’intérieur, étaient ou tués ou faits prisonniers. Quel avait été leur sort, c’est ce que les Thêbains du dehors ne pouvaient savoir ; mais ils résolurent immédiatement de saisir ce qu’ils purent trouver, personnes aussi bien que propriétés, dans le territoire platæen — aucune précaution n’ayant été prise jusqu’alors pour se mettre en garde contre les périls de la guerre en restant dans les murs —, afin d’avoir quelque chose à échanger contre ceux des Thêbains qui étaient prisonniers. Toutefois, avant qu’ils eussent pu prendre cette mesure, un héraut vint de la ville leur faire des remontrances sur la conduite impie qu’ils avaient tenue en violant la trêve d’une manière aussi flagrante, et surtout pour les avertir de ne commettre aucun dommage hors des murs. S’ils se retiraient sans faire d’autre tort, leurs prisonniers de l’intérieur leur seraient remis ; sinon, ces prisonniers seraient immédiatement mis à mort. Une convention fut conclue et jurée sur cette base, et les Thêbains se retirèrent sans avoir pris de mesures actives.

Tel fut du moins le récit thêbain de ce qui précéda leur retraite. Mais les Platæens présentaient la chose différemment ; ils niaient qu’ils eussent fait aucune promesse catégorique ou prononcé aucun serment, — et ils affirmaient qu’ils ne s’étaient engagés qu’à suspendre toute mesure décisive à l’égard des prisonniers, jusqu’à ce qu’on eût entamé une discussion pour voir si l’on pouvait conclure un arrangement satisfaisant.

Comme Thucydide consigne ces deux assertions, sans donner à entendre à laquelle des deux il donnait lui-même la préférence, nous pouvons présumer qu’elles trouvèrent crédit toutes les deux auprès de personnes respectables. Le récit thêbain est sans doute le plus probable ; mais les Platæens paraissent avoir violé l’accord, même d’après l’explication qu’ils en faisaient. Car les Thêbains ne se furent pas plus tôt retirés, qu’eux (les Platæens) se hâtèrent de faire rentrer dans les murs leurs citoyens et le meilleur de leurs biens mobiliers, et ensuite ils tuèrent sur-le-champ tous leurs prisonniers, sans même entamer les formalités d’une négociation. Les prisonniers mis ainsi à mort, parmi lesquels se trouvait Eurymachos lui-même, étaient au nombre de cent quatre-vingts[8].

A la première entrée des assaillants thêbains, la nuit, un messager avait été envoyé de Platée pour en porter la nouvelle à Athènes ; un second messager le suivit pour annoncer la victoire et la capture des prisonniers, aussitôt que tout avait été accompli. Les Athéniens expédièrent sans retard un héraut, avec mission d’enjoindre aux Platæens de ne prendre aucune mesure relativement aux prisonniers avant d’en avoir délibéré avec Athènes. Sans doute Periklês redoutait ce qui se trouva être le fait, car les prisonniers avaient été tués avant que son messager pût arriver. Les termes de la convention à part, et à ne considérer que la pratique admise dans la guerre ancienne, leur mort ne pouvait être dénoncée comme étant un acte d’une cruauté insolite, quoique les Thêbains, dans la suite, lorsque la fortune les favorisa, voulussent la désigner comme telle[9]. Mais des contemporains impartiaux signalaient, et les Athéniens en particulier déploraient profondément, ce que cet acte avait évidemment d’impolitique. Pour Thèbes, la meilleure chose de toutes était naturellement de recouvrer sur-le-champ ses citoyens faits prisonniers ; mais, après cela, le moindre mal était d’apprendre qu’ils avaient été mis à mort. Dans les mains des Athéniens et des Platæens, ils auraient servi à obtenir d’elle des sacrifices bien plus importants que ne valaient leurs vies, considérées comme une portion de la puissance thébaine, tant était fort le sentiment de sympathie pour des citoyens emprisonnés, dont quelques-uns étaient des hommes d’un rang élevé et d’importance, — comme on peut le voir par la conduite passée d’Athènes après la bataille de Korôneia, et par celle de Sparte (qui sera racontée ci-après) après la prise de Sphaktêria. Les Platæens, obéissant au simple instinct de la rage et de la vengeance, rejetèrent ces grands avantages politiques, que Periklês, dont la vue s’étendait plus loin, aurait volontiers mis à profit.

Au moment. où les Athéniens envoyèrent leur héraut à Platée, ils donnèrent aussi ordre de saisir tous les Bœôtiens que l’on pourrait trouver en Attique, tandis que sans perdre cd temps ils envoyèrent des forces pour approvisionner Platée, et la mettre sur le pied d’une ville de garnison, en faisant venir à Athènes les vieillards et les malades,.avec les femmes et les enfants. Aucune des deux parties ne songea à se plaindre ni à discuter relativement à la récente surprise. Il était évident pour toutes deux que la guerre était maintenant commencée réellement, — qu’on ne devait songer qu’aux moyens de la faire, — et qu’il n’y aurait plus de relations personnelles, si ce n’est sous la protection de hérauts[10]. L’incident de Platée, frappant dans tous ses points, anima tous les coeurs et les porta au plus haut point d’excitation guerrière. Un esprit de résolution et d’entreprise se répandit partout, et en particulier parmi ceux des jeunes citoyens qui ne connaissaient pas encore l’amertume de la guerre, et qui avaient grandi pendant la longue trêve qui venait d’être violée. Et la contagion du sentiment passa des principaux combattants à tous les coins de la Grèce, se manifestant en partie par des oracles et des prophéties multipliées et par des légendés religieuses appropriées au moment[11]. De plus, un récent tremblement de terre à Délos, et divers autres phénomènes physiques extraordinaires, furent expliqués comme des pronostics de la terrible lutte imminente, — période marquée fatalement non moins par des éclipses, des tremblements de terre, la sécheresse, la famine et la peste, que par les calamités directes de la guerre[12].

Une agression aussi inexcusable que l’attaque de Platée contribua sans doute à fortifier l’unanimité de l’assemblée athénienne, à réduire au silence les adversaires de Periklês et à ajouter un nouveau poids aux fréquentes exhortations[13] par lesquelles ce grand homme d’État avait coutume de soutenir le courage de ses compatriotes. On envoya partout des avis pour avertir à l’avarice et animer les nombreux alliés d’Athènes, tributaires aussi bien que libres. Ces derniers, à l’exception des Thessaliens, des Akarnaniens et des Messêniens à Naupaktos, étaient tous insulaires, — c’étaient les gens de Chios, de Lesbos, de Korkyra et de Zakynthos. Les Athéniens envoyèrent des ambassadeurs à l’île de Kephallenia, mais elle ne fut réellement acquise à leur alliance que quelques mois après[14]. Avec les Akarnaniens aussi leurs, rapports n’avaient commencé que peu de temps auparavant, vraisemblablement pendant l’été précédent, par suite de l’état de la ville d’Argos en Amphilochia.

Cette ville, située sur la côte méridionale du golfe Ambrakien, fut occupée dans l’origine par une portion des Amphilochi, tribu non hellénique, dont la race était apparemment quelque chose d’intermédiaire entre les Akarnaniens et les Epirotes. Quelques colons d’Ambrakia, ayant été admis comme corésidents avec les habitants Amphilochi de cette ville, les chassèrent bientôt, et gardèrent la ville avec son territoire exclusivement pour eux-mêmes. Les habitants expulsés, fraternisant à l’entour avec les tribus de même race aussi bien qu’avec les Akarnaniens, cherchèrent le moyen d’être rétablis ; et afin de l’obtenir, ils demandèrent l’assistance d’Athènes. En conséquence, les. Athéniens envoyèrent une expédition de trente trirèmes sous Phormiôn, qui, se joignant aux Amphilochi et aux Akarnaniens, attaqua et emporta Argos, réduisit les Ambrakiotes à l’esclavage, et rendit la ville aux Amphilochi et aux Akarnaniens. Ce fut à cette occasion que l’alliance des Akarnaniens avec Athènes fut conclue pour la première fois, et que commença leur attachement personnel pour l’amiral athénien Phormiôn[15].

Les nombreux sujets d’Athènes, dont les contributions faisaient partie du tribut annuel, étaient répartis tous sur la mer Ægée et autour d’elle, comprenant toutes les îles au nord de la Krête, à l’exception de Mêlos et de Thêra[16]. De plus les éléments de force réunis dans Athènes elle-même étaient entièrement dignes de la métropole d’un si grand empire. Periklês pouvait faire à ses compatriotes un rapport de 300 trirèmes propres à un service actif ; de 1.200 cavaliers et archers à cheval ; de 1.600 archers, et ce qui composait les forces les plus grandes, de pas moins de 29.000 hoplites, — la plupart citoyens, mais en partie aussi metœki. La partie d’élite de ces hoplites, tant pour l’âge que pour l’équipement, était au nombre de 13.000, tandis que les 16.000 autres, comprenant les citoyens plus âgés et les plus jeunes, ainsi que les metœki, faisaient le service de garnison sur les murs d’Athènes et du Peiræeus, — sur la longue ligne de mur qui rattachait Athènes à Peiræeus et à Phalêron, — et dans les divers postes fortifiés dans l’Attique et en dehors d’elle. Outre ces grandes forces militaires et navales, la cité possédait dans l’acropolis un trésor accumulé d’argent monnayé qui rie montait pas à moins de 6.000 talents, ou 35 millions de francs environ, formé de la réserve annuelle du tribut des alliés, et peut-être d’autres revenus en outre. Le trésor s’était élevé à un moment à la somme énorme de 9.700 talents, ou 55.750.000 francs ; mais les frais des récentes décorations religieuses et architecturales à Athènes, aussi bien que le siège de Potidæa, l’avaient réduit à 6,000. De plus, l’acropolis et les temples dans toute la ville étaient riches en offrandes votives, en dépôts, en vaisselle sacrée, et en ustensiles d’argent pour les processions et les fêtes, etc., dont le montant était estimé à plus de 500 talents, tandis que la grande statue de la déesse, récemment érigée par Pheidias dans le Parthénon, composée d’ivoire et d’or, comprenait une quantité de ce dernier métal qui n’était pas inférieure à 40 talents en poids, — égale en valeur à plus de 400 talents d’argent, — et arrangée tout entière de manière à être enlevée de la statue à volonté. En faisant allusion à ces objets précieux et sacrés parmi les ressources de l’État, Periklês en parla seulement comme pouvant être appliqués en cas de, besoin, avec la ferme résolution de les replacer à la première époque de prospérité, précisément comme les Corinthiens avaient proposé d’emprunter à Delphes et à Olympia. Outre le trésor qu’on avait ainsi actuellement sous la main, il rentrait un revenu annuel considérable, montant sous le seul chef de tribut des sujets alliés, à 600 talents, équivalant à 3.450.000 francs environ, outre tous les autres articles[17], faisant un total général de 1.000 talents au moins, ou 5.750.000 francs.

A ce formidable catalogue de moyens pour faire la guerre, il y avait à ajouter d’autres articles non moins importants qui ne pouvaient être ni pesés ni comptés ; l’habileté maritime et la discipline sans pareille des hommes de mer, — le sentiment démocratique, à la fois fervent et unanime, de la masse générale des citoyens, — et le développement supérieur de l’intelligence dirigeante. Et quand nous considérons que l’ennemi avait, il est vrai, de son côté une armée de terre irrésistible, mais à peine autre chose, — peu de vaisseaux, point de marins exercés, pas de fonds, aucun pouvoir de combinaison ni de commandement, — nous pouvons nous convaincre qu’il y avait d’amples matériaux dont un orateur tel que Periklês pouvait faire usage pour tracer un tableau encourageant de l’avenir. Il pouvait dépeindre Athènes comme assiégeant le Péloponnèse au moyen de sa flotte et d’une chaîne de postes insulaires[18] ; et il pouvait garantir le succès[19] comme la récompense assurée d’efforts persévérants, réguliers et bien réfléchis, combinés avec une ferme patience dans une période de souffrances temporaires, mais inévitables ; et combinés aussi avec une autre condition qu’il n’était guère moins difficile au caractère athénien de remplir, — celle de s’abstenir des vues séduisantes d’entreprise lointaine, tandis que les nécessités d’une guerre près de chez eux réclamaient leurs forces[20]. Mais ces perspectives reposaient sur un calcul à longue portée, qui voyait au delà des pertes immédiates, et par conséquent peu fait pour s’emparer de l’esprit d’un citoyen ordinaire, — ou en tout cas de nature à être étouffé pour le moment par la pression des maux actuels. En outre, le plus que Periklês pouvait promettre était une résistance heureuse, — le maintien intact de ce grand empire auquel Athènes avait été accoutumée ; politique purement conservatrice, sans aucun stimulant donné par l’espérance d’acquisition positive, — et non seulement sans les sympathies des autres États, mais avec des sentiments de simple acquiescement de la part du plus grand nombre de ses alliés, — et d’ardente hostilité partout ailleurs.

Sur tous ces derniers points la position de l’alliance péloponnésienne était beaucoup plus encourageante. Jamais on n’avait réuni un corps si puissant de confédérés, — pas même pour résister à Xerxès. Non seulement les forces entières du Péloponnèse furent rassemblées — excepté les Argiens et les Achæens qui tous furent neutres d’abord, bien que la ville achæenne de Pellênê se joignit à elles, même au commencement, et tous les autres subséquemment —, mais encore les Mégariens, les Beeôtien3, les Phokiens, les Lokriens Opontiens, les Ambrakiotes, les Leukadiens et les Anaktoriens. Parmi ceux-ci, , Corinthe, Megara, Sikyôn, Pellênê, Elis, Ambrakia et Leukas fournissaient, les forces maritimes, tandis que les Bœôtiens, les Phokiens et les Lokriens, la cavalerie. Toutefois, un grand nombre de ces cités envoyèrent des hoplites en outre ; mais le reste des confédérés ne mirent en campagne que des hoplites. C’était sur ces dernières forces, sans omettre la puissante cavalerie bœôtienne, que l’on comptait surtout ; en particulier pour la première et la ‘plus importante opération de la guerre, — la dévastation de l’Attique. Liée par le sentiment commun le plus fort d’antipathie active contre Athènes, toute la confédération était remplie d’espoir et de confiance dans cette marche en avant immédiate, — qui satisferait à la fois sa haine et son amour de pillage, en étendant la destruction. sur la plus riche contrée de la Grèce, — et qui présentait la chance même de terminer la guerre d’un coup, si l’orgueil des Athéniens était blessé d’une manière assez intolérable pour les exciter à sortir de leurs murs et à combattre. La certitude d’un succès immédiat, au premier début, — un dessein commun à accomplir et un ennemi commun à abattre, avec des sympathies favorables d’une extrémité à l’autre de la Grèce, — toutes ces circonstances remplissaient les Péloponnésiens de vives espérances au commencement de la guerre. Et l’on était généralement persuadé qu’il serait impossible à Athènes, même si elle n’était réduite à se soumettre par la première invasion, de tenir plus de deus ou trois étés contre la répétition de ce procédé destructeur[21]. Cette confiance contrastait fortement avec la soumission fière et résolue à la nécessité, non sans des prévisions désespérées du résultat, qui régnait parmi les auditeurs de Periklês[22].

Mais bien que les Péloponnésiens nourrissent l’espérance confiante d’en venir à leurs fins au moyen d’une simple campagne par terre, ils rie négligèrent pas de faire des préparatifs auxiliaires pour une guerre navale et prolongée. Les Lacédæmoniens résolurent d’élever les forces navales qui existaient déjà chez eux-mêmes et chez leurs alliés, à un chiffre collectif de 500 trirèmes, surtout avec l’aide des cités dôriennes amies, sur la côte d’Italie et sur celle de Sicile. On imposa à chacune d’elles une contribution déterminée, en même temps qu’un contingent donné ; l’ordre leur fut transmis de faire ces préparatifs en silence, sans déclaration immédiate d’hostilités contre Athènes, et même sans refuser pour le moment d’admettre dans leurs ports un seul vaisseau athénien[23]. En outre, les Lacédœmoniens conçurent le projet d’envoyer des ambassadeurs au roi de Perse et à d’autres puissances barbares, — preuve remarquable de la lamentable révolution qui s’était opérée dans les affaires grecques, puisque ce potentat, que le bras commun de la Grèce avait repoussé si difficilement peu d’années auparavant, était prié maintenant d’amener de nouveau la flotte phénicienne dans la mer Ægée, en vue d’écraser Athènes.

Toutefois, l’invasion de l’Attique sans délai était le premier objet à accomplir ; et, pour cela, les Lacédæmoniens envoyèrent des ordres circulaires, immédiatement après la tentative faite pour surprendre Platée. Bien que le vote des alliés fût nécessaire pour sanctionner une guerre quelconque, cependant, une fois ce vote rendu, les Lacédæmoniens prirent sur eux de diriger toutes les mesures d’exécution. On somma d’être présents un certain jour à l’isthme de Corinthe, avec des provisions et un équipement pour une expédition de quelque longueur[24], les deux tiers des hoplites de chaque ville confédérée, — apparemment les deux tiers d’un certain taux admis, auquel la ville était tenue dans les livres de la confédération, de sorte que les Bœôtiens et autres qui fournissaient de la cavalerie, ne furent pas obligés d’envoyer les deux tiers de leurs forces entières d’hoplites. Au jour marqué, toute l’armée se trouva dûment réunie. Le roi spartiate, Archidamos, en prenant le commandement, adressa aux commandants et aux principaux officiers de chaque cité, un discours d’avertissement solennel aussi bien que d’encouragement des remarques eurent surtout pour but de rabaisser le ton de vive et extrême confiance qui régnait dans l’armée. Après avoir appelé l’attention des alliés sur la grandeur de l’occasion, le puissant mouvement qui agitait toute la Grèce, et les bons souhaits qui, en général, les accompagnaient contre un ennemi si haï, — il les avertit de ne pas permettre que leur grande supériorité, en nombre et en bravoure, les entraînât dans un esprit de désordre téméraire. Nous sommes (disait-il) sur le point d’attaquer un ennemi admirablement équipé de toute manière[25] ; aussi pouvons-nous certainement nous attendre à ce qu’il sorte pour combattre, si même il n’est pas maintenant réellement en marche pour nous rencontrer à la frontière, du moins quand il nous verra dans son territoire ravager et détruire ses biens. Tous les hommes exposés à un outrage inaccoutumé deviennent furieux, et agissent plutôt sous l’influence de la passion que d’après un calcul, quand ils en sont réellement les témoins : c’est ce qui arrivera d’autant plus aux Athéniens, habitués qu’ils sont à l’empire, et à ravager le territoire d’autrui plutôt qu’à voir ravager le leur.

Immédiatement après que l’armée fut réunie, Archidamos envoya à Athènes Melêsippos comme ambassadeur, annoncer l’invasion prochaine, espérant encore que les Athéniens consentiraient à céder. Mais on avait déjà adopté, sur les instances de Periklês, la résolution de ne recevoir ni héraut ni ambassadeur des Lacédæmoniens une fois que leur armée serait en marche : Aussi Melêsippos fut renvoyé sans avoir même obtenu la permission d’entrer dans la ville. Il reçut l’ordre de quitter le territoire avant le coucher du soleil, avec des guides pour l’accompagner, et pour l’empêcher d’adresser un mot à qui que ce fût. En quittant les guides à la frontière, Melêsippos s’écria[26] avec une solennité qui ne fut que trop exactement justifiée par l’événement : — Ce jour sera le commencement de bien des maux pour les Grecs.

Archidamos, aussitôt qu’on lui eut fait connaître l’accueil qu’avait reçu son dernier envoyé, continua sa marche de l’isthme en Attique, — territoire dans lequel il entra par la route d’Œnoê, la forteresse athénienne, frontière de l’Attique du côté de la Bœôtia. Il marcha lentement, et il crut nécessaire de faire l’attaque régulière du fort d’Œnoê, qui avait été mis dans un si bon état de défense, qu’après avoir essayé en vain tous les divers modes d’assaut, dans lesquels les Lacédæmoniens n’étaient pas habiles[27], — et après être resté plusieurs jours devant la place, — il fut forcé de renoncer à la tentative.

Le manque d’enthousiasme de la part du roi spartiate, — ses délais multipliés, d’abord à l’isthme, ensuite pendant la marche, et enfin devant Œnoê, — blessèrent également l’impatience ardente de l’armée, qui éclata en murmures contre lui. Il agissait selon le calcul déjà exposé dans son discours à Sparte[28], — que le sol soigneusement cultivé de l’Attique devait être considéré comme un otage pour les dispositions pacifiques des Athéniens, qui seraient plus disposés à céder quand la dévastation, bien, que non encore infligée, serait néanmoins imminente, et à leurs portes. A ce point de vue, un peu de retard à la frontière n’était pas désavantageux ; et il se peut que les partisans de la paix à Athènes l’aient encouragé à espérer que cela leur permettrait de l’emporter.

Nous ne pouvons pas non plus douter que ce ne fût un moment plein de difficulté pour Periklês à Athènes. Il avait à déclarer à tous les propriétaires de l’Attique la pénible vérité, qu’ils devaient se préparer à voir leurs terres et leurs maisons dévastées et ruinées ; et que leurs personnes, leurs familles et leurs biens mobiliers, devaient être mis en sûreté soit à. Athènes, soit dans un des forts du territoire, — ou transportés par mer dans une des îles voisines. Il fit, il est vrai, une impression favorable quand il leur dit qu’Archidamos était son ami de famille, toutefois seulement dans les limites de ses devoirs à l’égard de la cité : en conséquence, que dans le cas où les envahisseurs, en ravageant l’Attique, recevraient des instructions pour ménager ses propres terres, il les céderait sur-le-champ à l’État comme propriété publique. Il était assez probable que ce cas se présenterait, sinon d’après les sentiments personnels d’Archidamos, du moins par suite d’une manoeuvre calculée des Spartiates, qui chercheraient ainsi à indisposer le public athénien contré Periklês, comme ils avaient essayé de le faire auparavant en demandant le bannissement de la race sacrilège des Alkmæonides[29]. Mais bien que cette déclaration de Periklês provoquât sans doute une joie sincère, cependant la leçon qu’il avait à inculquer, — non seulement afin qu’elle fût reçue comme politique prudente, mais afin qu’elle fût mise réellement en pratique, — était également révoltante pour l’intérêt immédiat, pour la dignité, et pour les sympathies de ses compatriotes. Voir leurs terres entièrement ravagées, sans lever une arme pour les défendre, — emmener leurs épouses et leurs familles, et abandonner et démanteler leurs habitations de campagne, comme ils l’avaient fait pendant l’invasion des Perses, — tout cela dans l’espérance d’une compensation obtenue par d’autres moyens et d’un succès final éloigné, — étaient des recommandations que personne, si ce n’est Periklês, n’aurait pu espérer imposer. Elles étaient en outre d’autant plus pénibles à exécuter, que les citoyens athéniens avaient presque généralement conservé l’habitude de résider d’une manière permanente, non pas à Athènes, mais dans les divers dèmes de l’Attique, dont beaucoup gardaient encore leurs temples, leurs fêtes, leurs coutumes locales, et leur autonomie municipale limitée, transmise depuis le temps où ils avaient été jadis indépendants d’Athènes[30]. C’était naguère seulement que la grande culture, les jouissances et les ornements, répartis ainsi dans l’Attique, avaient été relevés de leur ruine, causée par l’invasion des Perses, et avaient été portés à lin point plus élevé d’amélioration que jamais. Cependant les fruits de ce travail, et les théâtres de ces affections locales devaient être maintenant abandonnés encore volontairement à un nouvel agresseur, et échangés contre les privations et les peines les plus grandes. Archidamos pouvait bien douter que les Athéniens eussent assez de force pour s’élever à la hauteur de résolution nécessaire à cette cruelle démarche, quand elle en viendrait à la crise réelle ; et qu’ils ne contraignissent pas Periklês contre sa volonté à faire des propositions de paix. Son délai sur la frontière, et l’ajournement d’une dévastation actuelle, donnaient les meilleures chances pour que de telles propositions fussent faites ; bien que, comme ce calcul ne se réalisa pas, l’armée élevât contre lui des plaintes plausibles pour avoir donné aux Athéniens le temps de sauver une si grande quantité de leurs biens.

De toutes les parties de l’Attique les habitants affluèrent dans les murs spacieux d’Athènes, qui servirent alors d’asile aux gens sans demeure, comme Salamis quarante-neuf ans auparavant — à des familles entières avec tous leurs effets mobiliers, et même avec le boisage de leurs maisons. Les moutons et le bétail furent transportés en Eubœa et dans les autres îles adjacentes[31]. Bien qu’un petit nombre des fugitifs obtinssent d’amis des demeures ou un accueil, le plus grand nombre fut forcé de camper dans les espaces vides de la ville et de Peiræeus, ou dans les nombreux temples de la cité ou alentour, — excepté toujours l’acropolis et l’Eleusinion, qui étaient de tout temps fermés rigoureusement à des occupants profanes. Mais même le terrain appelé le Pélasgikon, situé immédiatement au pied de l’acropolis, qui, par une tradition ancienne et de mauvais augure, était interdit an séjour humain[32], fut occupé dans la nécessité présente. Beaucoup aussi placèrent leurs familles dans les tours et les enfoncements des murs de la ville[33], ou dans des huttes, des cabanes, des tentes, ou même des tonneaux, disposés le long du cours des Longs Murs jusqu’à Peiræeus. Malgré cette accumulation si cruelle de pertes et de maux, la glorieuse patience de leurs frères à l’époque de Xerxès fut copiée fidèlement, et copiée aussi dans des circonstances plus honorables, puisque dans ce temps-là il n’y avait pas eu de choix possible ; tandis qu’on eût pu maintenant arrêter la marche d’Archidamos par des soumissions, fatales il est vrai pour la dignité athénienne, mais non pas toutefois incompatibles avec la sécurité d’Athènes, dépouillée de son rang et de sa puissance. Ces soumissions, si elles furent suggérées par le parti opposé à Periklês, comme il est probable qu’elles le furent, ne trouvèrent pas d’écho dans la population souffrante.

Après avoir passé plusieurs jours devant Œnoê sans prendre le fort ni recevoir de message des Athéniens, Archidamos marcha droit sur Eleusis. et sur la plaine Thriasienne, — vers le milieu de juin, quatre-vingts jours après la tentative faite pour surprendre Platée. Son armée avait une force irrésistible, n’ayant pas moins de 60.000 hoplites, suivant l’assertion de Plutarque[34], ou 100.000 selon d’autres. A considérer le nombre des alliés dont elle était composée, le sentiment ardent qui les animait et le peu d’étendue de l’expédition combinée avec la chance du pillage, — même le plus considérable de ces deux nombres n’est pas incroyablement grand, si nous le prenons comme comprenant non pas seulement les hoplites, mais encore la cavalerie et les hommes armés à la légère. Mais puisque Thucydide, bien que comparativement complet dans le récit qu’il fait de cette marche, n’a pas donné de total général, nous pouvons présumer qu’il n’en avait entendu dire aucun auquel il put se fier.

Comme les Athéniens n’avaient fait aucun mouvement en vue de la paix, Archidamos espérait qu’ils s’avanceraient pour le rencontrer dans la plaine fertile d’Eleusis et de Thria, qui fut la première partie du territoire qu’il se mit à ravager. Cependant aucune armée athénienne ne parut pour s’opposer à lui, excepté un détachement de cavalerie, qui fit repoussé dans une escarmouche près des petits lacs appelés Rheiti. Après avoir dévasté cette plaine sans rencontrer d’opposition sérieuse, Archidamos ne jugea pas à propos de suivre la route droite qui de Thria conduisait directement à Athènes, en franchissant la crête du mont Ægaleos, mais il se détourna vers l’est, laissant cette montagne à sa droite jusqu’à ce qu’il arrivât à Krôpeia, où il traversa une partie de la chaîne de l’Ægaleos et s’avança jusqu’à Acharnæ. Là il était à environ sept milles (= 11 kil.) d’Athènes, sur une pente descendant dans la plaine qui s’étend à l’ouest et au nord-ouest d’Athènes, et visible des murs de la ville. Il y campa, maintenant son armée dans un ordre parfait de bataille, mais en même temps se proposant de ravager et de ruiner l’endroit et son voisinage. Acharnæ était le plus considérable et le plus populeux de tous les dûmes de l’Attique, ne fournissant pas moins de trois mille hoplites aux rangs de l’armée nationale, et florissant aussi bien par ‘son blé, ses vignes et ses oliviers que par son abondance particulière de charbon de bois à brûler fourni par les forêts d’yeuses des collines voisines. En outre, si nous devons en croire Aristophane, lès propriétaires acharniens n’étaient pas seulement de grossiers cœurs de chêne, ils étaient particulièrement violents et irritables[35]. Ce qui jette du jour sur l’état d’un territoire grec dans une invasion, c’est de trouver ce grand dème, — qui n’avait pu contenir moins de douze mille habitants libres des deux sexes et de tout âge, avec au moins un nombre égal d’esclaves, — complètement abandonné. Archidamos calculait que, quand les Athéniens apercevraient réellement ses troupes si près de leur ville, portant le fer et la flamme sur leur canton le plus riche, leur indignation deviendrait irrésistible, et qu’ils sortiraient sur-le-champ pour combattre. Les propriétaires acharnions en particulier (pensait-il) seraient les plus empressés à enflammer ce sentiment et à demander avec instance protection pour leurs propres biens, — ou si les autres citoyens refusaient de sortir avec eux, ils deviendraient mécontents et indifférents au bien général[36], en se voyant ainsi abandonnés sans défense à la ruine.

Bien que son calcul ne se soit pas réalisé, il était néanmoins fondé sur les motifs les plus rationnels. Ce qu’espérait Archidamos fut sur le point d’arriver, et rien ne put l’empêcher, si ce n’est l’ascendant personnel de Periklês, tendu à son plus haut point. Tant que l’armée d’invasion fut occupée dans la plaine Thriasienne, les Athéniens eurent un faible espoir que (comme Pleistoanax quatorze ans auparavant) elle n’avancerait pas davantage dans l’intérieur. Mais quand elle arriva à Acharnæ, en vue des murs de la ville ; — quand on vit réellement les ravageurs détruire bâtiments, arbres à fruits et moissons dans la plaine d’Athènes, spectacle étranger à tout œil athénien, excepté aux hommes très vieux qui se rappelaient l’invasion persane, — l’exaspération des citoyens s’éleva à un point inconnu jusqu’alors. Les Acharniens les premiers de tous, — ensuite les jeunes citoyens en général, — demandèrent avec des cris furieux à s’armer et à s’avancer pour combattre. Connaissant bien la grandeur de leurs propres forces, mais informés moins exactement de la force supérieure de l’ennemi, ils croyaient avec confiance que la victoire était à leur portée. Des groupes de citoyens se formaient partout[37], débattant avec colère la question critique du moment ; tandis que ce qui accompagne ordinairement le sentiment excité, — des oracles et des prophéties de teneur différente, dont beaucoup sans doute promettaient le succès contre l’ennemi à Acharnæ, — était saisi et mis en circulation avec une grande avidité.

Dans cette disposition violente de l’esprit athénien, Periklês fut naturellement le grand objet de plainte et de colère. Il fut dénoncé comme la cause de toutes les souffrances existantes. Il fut insulté comme un lâche pour ne pas conduire les citoyens au combat, en sa qualité de général. Les convictions rationnelles quant à la nécessité de la guerre et les seuls moyens praticables de la faire, que ses discours répétés avaient imprimés dans les coeurs, semblaient être oubliés complètement[38]. Cette explosion de mécontentement spontané fut naturellement fomenté par les nombreux ennemis politiques de Periklês, et en particulier par Kleôn[39], qui s’élevait alors en importance comme orateur de l’opposition, et dont le talent pour l’invective fut ainsi exercé pour la première fois sous les auspices du parti de la haute aristocratie, aussi bien que d’un public excité. Mais aucune manifestation, quelque violente qu’elle fût, ne put troubler ni le jugement ni la fermeté de Periklês. Il écouta sans émotion toutes les dénonciations dirigées contre lui, et refusa résolument de convoquer une assemblée publique on une réunion investie d’un caractère autorisé, dans l’irritation actuelle des citoyens[40]. Il paraît que lui comme général, ou plutôt le conseil des dix généraux dont il faisait partie, a dû être revêtu, d’après la constitution, du pouvoir non seulement de convoquer l’ekklêsia quand il le jugeait à propos, mais encore de l’empêcher de s’assembler[41] et d’ajourner même ces réunions régulières qui se faisaient à époques fixes, quatre fois dans la prytanie. Il n’y eut donc pas d’assemblée, et on empêcha ainsi le peuple de traduire par quelque résolution publique téméraire sa violente exaspération. Que Periklês ait tenu bon contre cet excès de rage, ce n’est qu’un des mille traits honorables de son caractère politique ; mais c’est beaucoup moins étonnant que le fait, que son refus de convoquer l’ekklêsia ait empêché que l’ekklêsia ne fût tenue. Le corps entier des Athéniens se trouvait maintenant réuni dans les murs, et s’il refusait de convoquer l’ekklêsia, ils auraient bien pu se rassembler dans la Pnyx sans lui ; et pour cette démarche il n’eût pas été difficile, dans les conjonctures présentes, de fournir une justification plausible. Le respect inviolable que le peuple athénien manifesta dans cette occasion pour les formes de sa constitution démocratique, — aidé sans doute par son estime pour Periklês établie depuis longtemps, opposé toutefois à une excitation à la fois intense et dominante, et à une demande raisonnable en apparence, en tant qu’elle s’appliquait à la convocation d’une assemblée en vue d’une discussion, — c’est là un des incidents les plus mémorables de leur histoire.

Pendant que Periklês s’opposait d’une manière aussi prononcée à toute sortie générale faite pour engager un combat, il songeait aux moyens d’employer autant que possible l’ardeur comprimée des citoyens. La cavalerie fut envoyée, avec celle des Thessaliens alliés, dans le dessein d’arrêter les excursions des troupes légères de l’ennemi, et de protéger contre le pillage les terres voisines de la ville[42]. En même temps il équipa un puissant armement, qui fit voile pour ravager le Péloponnèse, même pendant que les envahisseurs étaient encore en Attique[43]. Archidamos, après être resté occupé à dévaster Acharnæ assez longtemps pour se convaincre que les Athéniens ne hasarderaient pas une bataille, s’éloigna d’Athènes Bans une direction nord-ouest, pour aller vers les dûmes situés entre le mont Brilêssos et le mont Parnès, sur la route passant par Dekeleia. L’armée continua à ravager ces districts jusqu’à ce que ses provisions fussent épuisées, et ensuite elle quitta l’Attique par la route nord-ouest, près d’Orôpos, qui la mena en Bœôtia. Comme les Oropiens, bien qu’ils ne fussent pas Athéniens, étaient encore dépendants d’Athènes, — le district de Græa, portion de leur territoire, fut dévasté ; puis l’armée se dispersa, et les soldats retournèrent dans leurs patries respectives[44]. Il semblerait qu’ils quittèrent l’Attique vers la fin de juillet, après être restés dans le pays entre trente et quarante jours.

Dans l’intervalle, l’expédition athénienne, sous Karkinos, Prôteas et Sokratês, rejointe par cinquante vaisseaux korkyræens et par quelques autres alliés, fit voile autour du Péloponnèse, débarquant dans divers endroits pour faire du dommage, et entre autres lieux à Methônê (Modon), dans la péninsule sud-ouest du territoire lacédæmonien[45]. La ville, ni forte ni bien pourvue de soldats, aurait été enlevée sans beaucoup de difficulté, si Brasidas, fils de Tellis, — Spartiate valeureux mentionné alors pour la première fois, mais destiné à avoir une grande célébrité plus tard, — qui se trouvait de service à un poste voisin, ne se fût jeté dans la place avec cent hommes par un mouvement rapide, avant que les troupes athéniennes dispersées pussent être réunies pour l’empêcher. Il inspira tant de courage aux défenseurs de la place que toutes les attaques furent repoussées, et que les Athéniens furent forcés de se rembarquer, — acte de vaillance qui lui procura les premiers honneurs publics accordés par les Spartiates pendant cette guerre. Faisant voile vers le nord, le long de la côte occidentale du Péloponnèse, les Athéniens débarquèrent de nouveau sur la côte de l’Elis, un peu au sud du promontoire appelé le cap Ichthys ; ils ravagèrent le territoire pendant deux jours, et battirent et les troupes du voisinage et trois cents hommes d’élite du territoire éleien central. Des vents violents sur une côte sans ports engagèrent alors les capitaines à faire voile avec la plupart des troupes autour du cap Ichthys, afin d’atteindre le port de Pheia, sur le côté septentrional de ce cap, tandis que les hoplites messêniens, marchant par terre à travers le promontoire, attaquèrent Pheia et l’emportèrent d’assaut. Quand la flotte arriva, tous se rembarquèrent, — toutes les forces d’Elis étant en marche pour les attaquer. Ils se dirigèrent ensuite vers le nord, débarquant dans divers autres endroits pour commettre des ravages, jusqu’à ce qu’ils atteignissent Sollion, colonie corinthienne sur la côte de l’Akarnania. Ils prirent cette ville, qu’ils donnèrent aux habitants de la ville akarnanienne voisine de Palæros, — aussi bien qu’Astakos, d’où ils chassèrent le despote Euar-.chos, et qu’ils inscrivirent comme membre de l’alliance athénienne. De là ils passèrent à Kephallênia, qu’ils furent assez heureux pour acquérir comme alliée d’Athènes sans contrainte, — avec ses quatre villes distinctes ou districts, Palês, Kranii, Samê et Pronê. Ces diverses opérations occupèrent près de trois mois, depuis le commencement de juillet environ, de sorte qu’ils revinrent à Athènes vers la fin de septembre[46], — le commencement de l’hiver faisant la moitié de l’année, suivant la division de Thucydide.

Ce ne fut pas la seule expédition maritime de l’été. Trente autres trirèmes, sous Kleopompos, furent envoyées par l’Euripos à la côte lokrienne, en face de la partie septentrionale de l’Eubœa. Quelques débarquements furent opérés : on saccagea les villes lokriennes de Thronion et d’Alopê, et on fit d’autres ravages, tandis qu’on établit une garnison permanente et qu’on éleva un poste fortifié dans l’île inhabitée d’Atalantê, vis-à-vis de la côte Lokrienne, afin d’arrêter les corsaires d’Oponte et des antres villes lokriennes dans leurs excursions contre l’Eubœa[47]. De plus, il fut décidé qu’on chasserait les habitants æginètes d’Ægina, et qu’on occuperait l’île avec des colons athéniens. Ce qui rendait prudente en partie cette démarche, c’était la position importante de l’île, à mi-chemin entre l’Attique et le Péloponnèse. Mais à cela venait se joindre un motif, et c’était probablement le plus fort : on satisfaisait une ancienne antipathie, et l’on se vengeait d’un peuple qui avait été au nombre des plus ardents à provoquer la guerre et à infliger à Athènes tant de souffrances. Les Æginètes, avec leurs épouses et leurs enfants, furent tous mis à bord de vaisseaux et débarqués dans le Péloponnèse, — où les Spartiates leur permirent d’occuper le district maritime et la ville de Thyrea, leur dernière frontière vers Argos : toutefois, quelques-uns d’entre eux trouvèrent un asile dans d’autres parties de la Grèce. L’île fut cédée à un détachement de klêruchi athéniens, ou, propriétaires citoyens, qui y furent envoyés par la voie du sort[48].

Aux souffrances des Æginètes, que nous verrons ci-après aggravées d’une manière encore plus déplorable, nous avons à ajouter celles des Mégariens. Les deux peuples avaient été les plus ardents à allumer la guerre ; mais c’est sur eux que tombèrent le plus lourdement ses calamités. Tous deux partageaient probablement la confiance prématurée qu’avaient les confédérés péloponnésiens, — qu’Athènes ne pourrait jamais tenir plus d’un ail ou deux, — et ainsi ils furent amenés à ne pas remarquer que leur position était sans défense contre elle. Vers la fin de septembre, toute, l’armée d’Athènes, citoyens et metœki, se mit en marche, sous Periklês, pour la Mégaris, et dévasta la plus grande partie dit territoire. Pendant qu’elle y était, les cent vaisseaux qui avaient fait le tour du Péloponnèse, étant arrivés à Ægina à leur retour, vinrent rejoindre leurs concitoyens à Megara, au lieu d’aller droit à Athènes. La jonction des deux corps forma l’armée athénienne la plus considérable qui eût jamais été vue réunie : il y avait dix mille hoplites citoyens (indépendamment de trois mille autres qui étaient occupés au siège de Potidæa) et trois mille hoplites metœki, — outre un grand nombre de troupes légères[49]. Contre des forces si considérables, les Mégariens ne pouvaient pas naturellement faire de résistance, de sorte que leur territoire fut entièrement dévasté, même jusqu’aux murailles de la ville. Pendant plusieurs années de la guerre, les Athéniens infligèrent cette destruction une fois et souvent deux dans la même année. Charinos proposa dans l’ekklêsia athénienne un décret, qui peut-être ne fut pas rendu, portant que, chaque année, les stratêgi jureraient, comme partie de leur serment à leur entrée en fonctions[50], qu’ils envahiraient et ravageraient deux fois la Mépris. Comme en même temps les Athéniens tenaient bloqué le port de Nisæa, au moyen de leurs forces navales supérieures et de la côte voisine de Salamis, les privations imposées aux Mégariens devinrent extrêmes et intolérables[51]. Non seulement leur blé et leurs fruits, mais même les légumes de leurs jardins, près de la ville, furent déracinés et détruits, et leur situation semble avoir été celle d’une ville assiégée durement pressée par la famine. Même du temps de Pausanias, cinq siècles plus tard, on lui rappela et on lui fit connaître les misères de Megara pendant ces années, et on les donnait comme raison servant à expliquer pourquoi l’une de leurs plus mémorables statues n’avait jamais été achevée[52].

Aux diverses opérations militaires d’Athènes pendant le courant de cet été, on doit ajouter quelques autres mesures d’importance. En outre, Thucydide mentionne une éclipse de soleil que les calculs astronomiques modernes rapportent au 3 août : si cette éclipse était survenue trois mois plus tôt, immédiatement avant l’entrée des Péloponnésiens en Attique, elle eût été probablement expliquée comme un présage défavorable et eût causé l’ajournement du projet.

S’attendant à une lutte prolongée, les Athéniens firent alors des arrangements pour mettre l’Attique dans un état permanent de défense, tant par mer que sur terre. Quels furent ces arrangements ? c’est ce qu’on ne nous dit pas en détail ; mais l’un d’eux était assez remarquable pour être nommé en particulier. Ils mirent à part mille talents tirés du trésor de l’acropolis comme réserve inviolable, et auxquels on ne devait toucher que dans une seule éventualité, — celle d’une flotte ennemie prête à attaquer la ville, quand on n’aurait plus à portée d’autres moyens de la défendre. De plus, ils décrétèrent que, si un citoyen proposait ou si un magistrat mettait aux voix, dans l’assemblée publique, de faire une application différente de cette réserve, il serait passible de mort. En outre, ils résolurent de tenir en réserve chaque année cent de leurs meilleures trirèmes, et des triérarques pour les commander et les équiper, en vue de la même nécessité spéciale[53]. On peut douter que cette dernière disposition ait été soumise à la même sanction stricte, ou observée avec la même rigueur que celle qui concernait l’argent ; car on ne se départit pas de cette dernière avant la vingtième année de la guerre, après tous les désastres de l’expédition en Sicile, et à la terrible nouvelle de la révolte de Chios. Ce fut à cette occasion que les Athéniens, après avoir d’abord révoqué la sentence de peine capitale contre quiconque proposerait le changement défendu, dépensèrent l’argent pour faire face au péril qui menaçait alors la république[54].

M. Mitford déclare que la résolution prise ici au sujet de cette réserve sacrée, et la sentence rigoureuse qui interdisait les propositions contraires, sont une preuve de la barbarie indélébile du gouvernement démocratique[55]. Mais nous devons nous rappeler d’abord qu’il n’était guère possible que la sentence de mort fût mise à exécution ; car aucun citoyen ne devait être assez insensé pour faire la proposition défendue, pendant que la loi était en vigueur. Quiconque désirait la faire eût commencé par proposer l’abrogation de la loi .prohibitive, ce qui ne l’eût exposé à aucun danger, que la décision de l’assemblée fût affirmative ou négative. S’il avait obtenu une décision affirmative, il en fût venu alors ; et alors seulement, à soulever la question de la nouvelle destination des fonds. Pour parler la langue des usages parlementaires en Angleterre, il aurait d’abord demandé la suspension ou l’abrogation de l’ordre existant, par lequel la proposition était interdite ; — ensuite, il aurait fait une motion sur la proposition elle-même. Dans le fait, tel fut le mode qui fut suivi réellement, quand on en vint à le faire[56]. Mais bien qu’il fût difficile que la sentence capitale fût appliquée, la proclamer in terrorem avait une signification très claire. Elle exprimait la profonde et solennelle conviction que la peuple nourrissait de l’importance de sa propre résolution au sujet de la réserve ; — elle avertissait à l’avance toutes les assemblées et tous les citoyens à venir du danger de la détourner pour l’appliquer à un autre dessein ; — elle entourait la réserve d’une sainteté artificielle, forçant tout homme qui songeait à une nouvelle destination des fonds à commencer par une proposition préliminaire formidable par sa nature même, en ce qu’elle écartait une garantie que des assemblées antérieures avaient regardée comme ayant une immense importance, et qu’elle ouvrait une porte à une éventualité qu’elles avaient considérée comme un acte de trahison. La déclaration d’une peine plus légère ou une simple prohibition, sans aucune sanction déterminée quelconque, n’aurait ni annoncé la même conviction énergique, ni produit le même effet préventif. L’assemblée de 431 avant J.-C. ne pouvait en aucune manière faire des lois que les assemblées subséquentes ne pussent abroger ; mais elle pouvait les disposer de telle sorte, dans des cas d’une solennité particulière, qu’elle fit fortement sentir son autorité sur le jugement des assemblées futures, et qu’elle les empêchât de faire des motions d’abrogation, si ce n’est dans une nécessité à la fois urgente et manifeste.

Loin de penser que la loi rendue alors à Athènes montrât de la barbarie, soit dans la fin, soit dans les moyens, je la regarde surtout comme remarquable à cause de la vue prudente et à longue portée qu’elle a de l’avenir, — qualités qui sont le contraire exact de la barbarie, — et comme digne du caractère général de Periklês, qui probablement la suggéra. Athènes venait d’entrer dans une guerre qui menaçait d’être d’une longueur indéfinie et qui devait certainement être très coûteuse. Empêcher le peuple d’épuiser tous ses fonds accumulés, et le mettre dans la nécessité de réserver quelque chose contre des éventualités extrêmes, c’était là un objet d’une importance immense. Or l’éventualité particulière que Periklês (en admettant qu’il fût l’auteur de la proposition) désignait comme la seule condition qui permit de toucher à ce millier de talents, pouvait être considérée comme de toutes les autres la plus improbable, dans l’année 431 avant J.-C. La supériorité des forces navales athéniennes était si immense alors, que les supposer battues, et une flotte péloponnésienne voguant à toutes voiles vers le Peiræeus, était une possibilité à laquelle un homme d’État d’une prévoyance extraordinaire pouvait seul s’attendre, et il est même étonnant que le peuple, en général, ait pu être amené à l’envisager comme éventuelle. Cependant, une fois liés à ce dessein, les fonds étaient prêts pour toute autre éventualité terrible. Nous en verrons l’emploi réel avantageux pour Athènes à un point incalculable, à un moment du péril le plus grave, quand elle n’aurait pu guère se défendre sans cette ressource spéciale. Le peuple aurait difficilement sanctionné une économie si rigoureuse, si elle ne lui avait pas été proposée à une époque si peu avancée de la guerre, que sa réservé disponible était encore beaucoup plus considérable. Mais ce sera pour toujours à l’honneur de la prévoyance des Athéniens, aussi bien que de leur constance, qu’ils aient d’abord adopté cette mesure de précaution, et qu’ensuite ils y soient restés attachés pendant dix-neuf ans, dans de sérieux embarras d’argent, jusqu’à ce qu’enfin il se présentât un cas qui leur rendit réellement, et non implicitement, impossible de s’abstenir davantage.

Déployer ses forces et se venger en débarquant et en ravageant des parties du Péloponnèse, ce fut sans doute d’une grande importance pour Athènes pendant ce premier été de la guerre, bien qu’il pût sembler que les forces employées ainsi étaient bien suffisantes pour conquérir Potidæa, qui restait encore bloquée, — et pour vaincre les Chalkidiens, voisins en Thrace, encore révoltés. Ce fut dans le courant de cet été qu’Athènes vit s’ouvrir pour elle la perspective de réduire ces villes, grâce à l’assistance de Sitalkês, roi des Thraces Odrysiens. Ce prince avait épousé la sœur de Nymphodôros, citoyen d’Abdera, qui s’engagea à faire de lui et de son fils Sadokos des alliés d’Athènes. Mandé à Athènes et nommé proxenos de cette ville à Abdera, qui était au nombre de ses alliés sujets, Nymphodôros fit cette alliance et promit, au nom de Sitalkês, que des troupes thraces suffisantes seraient envoyées pour aider Athènes à reconquérir ses villes révoltées : l’honneur du droit de cité athénien fut en même temps conféré à Sadokos[57]. De plus, Nymphodôros établit la bonne intelligence entre Perdikkas de Macédoine et les Athéniens, à qui il persuada de lui rendre Therma, qu’ils lui avaient prise auparavant. Les Athéniens eurent ainsi la promesse d’une aide puissante contre les Chalkidiens et les Potidæens : cependant ces derniers tinrent encore, sans qu’on pût prévoir qu’ils se rendraient immédiatement. En outre, la ville d’Astakos en Akarnania, que les Athéniens avaient prise pendant l’été, dans le cours de leur expédition autour du Péloponnèse, fut recouvrée pendant l’automne par le despote déposé Euarchos, assisté de quarante trirèmes corinthiennes et de mille hoplites. Cet armement corinthien, après avoir rétabli Euarchos, fit sans succès quelques descentes, tant sur d’autres parties de l’Akarnania que sur l’île de Kephallênia. Dans cette dernière, les Corinthiens tombèrent dans une embuscade et furent obligés de retourner chez eux avec des pertes considérables[58].

Ce fut vers la fin de l’automne également que Periklês, choisi par le peuple dans ce dessein, prononça l’oraison funèbre aux obsèques publiques des guerriers qui avaient succombé pendant la campagne. Nous avons déjà décrit dans un autre chapitre, à l’occasion de la conquête de Samos, les cérémonies de cette marque publique de respect. Mais ce qui donna à la scène actuelle un intérêt impérissable, ce fut le discours de l’homme d’État et de l’orateur choisi ; probablement entendu par Thucydide lui-même et reproduit en substance. Une multitude considérable de citoyens et d’étrangers, des deux sexes et de tout age, accompagna le cortége funèbre d’Athènes au faubourg appelé le Kerameikos (Céramique) extérieur, où Periklês, monté sur une estrade élevée, préparée pour l’occasion, termina la cérémonie par son discours. La loi d’Athènes non seulement pourvoyait à ces funérailles publiques et à ce discours commémoratif, mais encore elle nourrissait aux frais de l’État les enfants des guerriers tués, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge du service militaire : usage qui fut observé pendant tout le cours de la guerre, bien que nous ayons seulement la description et le discours appartenant à cette seule occasion[59].

Les onze chapitres de Thucydide qui comprennent cette oraison funèbre sont au nombre des restes les plus mémorables de l’antiquité ; si nous considérons que sous le langage et l’arrangement de l’historien, — toujours touchants, bien que quelquefois durs et d’une nature particulière, comme l’œuvre d’un puissant esprit égaré par un modèle mauvais ou difficile à atteindre, — nous possédons le caractère et les pensées de l’illustre homme d’État. Une partie de ce discours naturellement est et doit être un lieu commun, appartenant à tous les discours composés pour une occasion semblable. Cependant cela n’est vrai que d’une partie relativement petite. Une grande portion est particulière, et à tous égards digne de Periklês, — compréhensive, rationnelle, et remplie non moins de sens et de substance que du plus ardent patriotisme. Il forme ainsi un contraste marqué avec la rhétorique vide, bien qu’élégante, d’autres harangues, qui pour la plupart[60] n’ont pas été composées pour être prononcées réellement. Et, comparé avec les discours funèbres qui nous restent de Platon, et avec le pseudo-Démosthène, et même avec Lysias, il mérite l’honorable distinction que Thucydide réclame pour sa propre histoire, — à savoir œuvre immortelle de son génie et non simple morceau passager d’étalage.

Au début de son discours, Periklês établit une distinction entre lui et ceux qui l’avaient précédé dans les mêmes fonctions d’orateur public, en s’écartant des éloges qu’il avait été d’usage de faire à la loi qui prescrivait ces harangues funèbres. Il pense que la publicité des funérailles elles-mêmes et les démonstrations générales de respect et de douleur de la part de la grande masse des citoyens, parlent d’une manière plus expressive comme témoignage de reconnaissance à l’égard des vaillants morts, quand la scène se passe en silence, — que quand cette reconnaissance est traduite par les mots d’un orateur, qui peut facilement offenser soit par incapacité, soit par faiblesse apparente, soit peut-être même par une exagération hors de saison. Néanmoins, puisque la coutume est prescrite par la loi, et qu’il a été choisi par les citoyens, il s’avance pour accomplir du mieux qu’il pourra le devoir qui lui a été imposé[61].

Un des traits remarquables de cette oraison funèbre, c’est qu’elle est un discours pratique d’un caractère impersonnel, C’est Athènes elle-même qui entreprend de célébrer et d’honorer ses fils morts, aussi bien que de donner des encouragements et des avis à ceux qui survivent.

Après quelques mots sur la grandeur de l’empire et sur les glorieux efforts aussi bien que sur la patience à l’aide desquels leurs ancêtres l’ont acquis, — Periklês commence à esquisser le plan de vie, la constitution et les moeurs sous l’empire desquels ont été accomplis ces hauts faits[62].

Nous vivons sous une constitution qui n’envie rien aux lois de nos voisins, — nous sommes nous-mêmes plutôt un exemple pour les autres, que nous ne sommes leurs simples imitateurs. On l’appelle démocratie, vu que son soin constant est tourné non vers le petit nombre, mais vers le grand nombre des citoyens. Dans les différends qui s’élèvent entre particuliers, tous sont traités également par les lois : quant et ce qui regarde les affaires publiques et les droits à une influence individuelle, les chances d’avancement pour chacun sont déterminées non par la faveur d’un parti, mais par un mérite réel, suivant la mesure de sa réputation dans sa propre spécialité. Ni la pauvreté, ni une position obscure ne sont pour lui un obstacle[63], s’il a réellement le moyen de rendre service à l’État. De plus, notre marche sociale est libre, en ce qui regarde non seulement les affaires publiques, mais encore l’intolérance au sujet de la diversité mutuelle des occupations journalières. Car nous ne faisons pas un crime à notre voisin de ce qu’il fait ce qui lui peut plaire, et nous ne jetons pas sur lui ces regards chagrins[64] qui, bien qu’ils ne causent pas un dommage positif, n’en blessent pas moins sûrement. Conservant ainsi dans nos relations sociales privées une indulgence réciproque, nous sommes empêchés de nuire aux affaires publiques par la crainte et le respect, que nous portons à nos magistrats actuels et à nos lois, — surtout à ces lois qui sont établies pour la protection des opprimés, et même à ces autres lois qui, bien que n’étant pas écrites, sont imposées par un sentiment commun de honte. En outre, nous avons donné à l’esprit de nombreux délassements de ses fatigues, en partie par nos solennités de sacrifices et de fêtes ordinaires pendant toute l’année, en partie par l’élégance de nôs demeures privées, — dont le charme journalier bannit tout sentiment d’ennui. La grandeur de notre république fait que les productions de toute la terre nous sont apportées, de sorte que nous jouissons tout autant des biens étrangers que de ceux que produit notre sol. Quant à l’éducation guerrière, nous différons de nos ennemis (les Lacédæmoniens) en plusieurs points essentiels. D’abord, nous ouvrons notre ville comme rendez-vous commun : nous n’appliquons pas de xenèlasia pour exclure même un ennemi soit d’un enseignement, soit d’un spectacle dont la vue complète peut lui paraître avantageuse. Pour la capacité militaire, nous avons moins de confiance dans des manoeuvres et dans des ruses que dans notre propre bravoure naturelle. En second lieu, quant à ce qui concerne l’éducation, si les Lacédæmoniens dès leur plus tendre jeunesse se soumettent à un exercice fatigant pour parvenir au courage, nous, avec nos habitudes faciles de vie, nous ne sommes pas moins préparés qu’eux pour affronter les périls dans la mesure de notre force. La preuve de ce que j’avance, c’est que les confédérés péloponnésiens ne nous attaquent pas un à un, niais avec toutes leurs forces réunies ; tandis que nous, quand nous les attaquons chez eus, nous accablons dans le plus grand nombre de cas ceux d’entre eux qui essayent de défendre leur territoire. Aucun de nos ennemis n’a jamais lutté avec notre armée entière ; en partie par suite de la grandeur de notre marine, — en partie à cause de la dispersion de nos forces dans différentes expéditions sur terre faites en même temps. Mais si le hasard veut qu’ils aient à combattre avec une partie de nos troupes, s’ils sont victorieux, ils prétendent nous avoir tous vaincus ; — s’ils sont battus, ils prétendent avoir été vaincus par tous.

Or, si nous sommes disposés à braver le danger, autant en vertu d’un système d’indulgence qu’en prenant constamment de la peine, et par un courage spontané autant que contraints par la loi, — nous finissons par y gagner en ne nous tourmentant pas à l’avance des souffrances à venir, et toutefois en ne nous montrant pas moins hardis à l’heure de l’épreuve que ceux qui ne cessent de souffrir.

Voilà ce qui rend notre république digne d’être admirée : elle mérite aussi de l’être sous d’autres rapports. Car nous combinons l’élégance du goût avec la simplicité de la vie, et nous recherchons la science sans être amollis[65] : nous faisons usage de nos richesses non par ostentation, ni pour nous vanter d’en avoir, mais comme d’un secours réel au moment opportun : et il n’est honteux pour aucun citoyen pauvre d’avouer sa pauvreté, bien qu’il puisse plutôt encourir un blâme pour ne pas réellement s’en garantir. Les magistrats qui s’acquittent de fonctions publiques remplissent aussi leurs devoirs domestiques, — le simple citoyen, occupé qu’il est aux affaires de sa profession, a une connaissance suffisante des affaires publiques : car nous sommes les seuls à regarder l’homme qui se tient éloigné de ces dernières, non pas comme insouciant, mais comme inutile. De plus, nous écoutons toujours les questions publiques et nous prononçons sur elles, quand elles sont discutées par nos chefs, — ou peut-être nous produisons de nous-mêmes des raisonnements exacts sur ces questions loin de considérer la discussion comme un obstacle à l’action, nous nous plaignons seulement de ce que l’on ne nous dise pas ce qui doit être fait avant qu’il soit de notre devoir de le faire. Car, en vérité, nous combinons de la manière la plus remarquable ces deux qualités, — une hardiesse extrême dans l’exécution avec un débat approfondi à l’avance sur ce que nous sommes sur le point de faire : tandis que chez d’autres, c’est l’ignorance seule qui donne de l’audace, — la discussion amène l’hésitation. Assurément, on doit regarder comme ayant le coeur le plus élevé, ceux qui, connaissant de là manière la plus précise les terreurs de la guerre et les douceurs de la paix, n’en sont pas pour cela moins disposés à affronter le danger.

En un mot, j’affirme que notre république, considérée comme un ensemble, sert d’enseignement à la Grèce[66] ; tandis que, à la voir individuellement, nous mettons le même homme en état de pourvoir à ses besoins et de se suffire à lui-même avec une grande variété de moyens et avec la grâce et la perfection les plus achevées. Ceci n’est pas une vaine jactance du moment actuel, mais la réalité même : et la puissance de la république, acquise par les qualités que je viens d’indiquer, est là pour le prouver. Seule de toutes les cités, Athènes dans une épreuve réelle se montre supérieure à sa renommée son ennemi, en l’attaquant, n’aura pas à souffrir dans son orgueil pour avoir été vaincu par un bras faible, — ses sujets ne se croient pas humiliés comme s’ils accordaient leur obéissance à un supérieur indigne[67]. Après avoir ainsi présenté notre puissance, non pas dénuée de preuves, mais appuyée par les témoignages les plus évidents, nous serons admirés autant par la postérité que par nos contemporains. Et nous n’avons besoin ni d’un Homère, ni d’un autre panégyriste, dont les paroles peuvent plaire pour le moment, bien que la vérité, si elle était connue, réfutât, le sens qu’il voudrait exprimer. Nous avons forcé toute la terre et toute la mer à devenir accessibles à notre courage, et nous avons établi partout des monuments impérissables de notre bienveillance aussi bien que de notre inimitié.

Telle est la cité pour laquelle ces guerriers, résolus à ne pas se la laisser ravir, ont noblement combattu et péri[68], — et pour laquelle nous tous qui leur survivons devons être disposés à souffrir. C’est pour cette raison que j’ai parlé longuement de cette cité, à la fois pour en tirer la leçon que la lutte n’est pas égale entre nous et des ennemis qui ne possèdent aucun des mêmes avantages, — et pour appuyer par des preuves la vérité des éloges que je lui ai accordés.

Periklês continue encore, avec une longueur considérable, en employant le même mélange d’exhortation à l’égard des vivants et d’éloge au sujet des morts ; avec maintes observations spéciales et expressives adressées aux parents de ces derniers, qui étaient réunis autour de lui et sans doute très rapprochés de sa personne. Mais l’extrait que j’ai déjà fait est si long, qu’une nouvelle addition ne serait pas permise ; toutefois il était impossible de glisser légèrement sur le tableau de la république athénienne dans sa gloire, présenté par le citoyen le plus capable de l’époque. L’effet de la constitution démocratique, avec son droit de cité répandu et égal, qui provoque non seulement un ardent attachement, mais un pénible sacrifice de soi-même de la part de tous les Athéniens, — n’est nullement marqué aussi fortement que dans les mots de Periklês cités plus haut, aussi bien que dans d’autres qui viennent ensuite. — En contemplant comme vous le faites chaque jour la puissance réelle de l’État, et en vous y attachant avec passion, quand vous en comprendrez toute la grandeur, songez qu’elle a été acquise par des hommes entreprenants, connaissant leurs devoirs, et remplis d’un sentiment honorable de honte dans leurs actions[69], — telle est l’association qu’il présente entre la grandeur de l’État comme objet d’une passion commune, et le courage, l’intelligence et l’estime mutuelle des citoyens individuellement, comme causes créatrices et préservatrices ; les pauvres aussi bien que les riches étant également intéressés à l’association.

Mais les droits du patriotisme, bien que présentés comme dominant essentiellement et à juste titre, ne sont nullement compris comme régnant exclusivement, et comme absorbant toute l’activité démocratique. Soumise à ces droits et à ces lois et sanctions qui protégent et le public et les individus contre l’injustice, Athènes met son orgueil à montrer un fonds riche et varié de mouvement humain, — un jeu libre d’imagination et une diversité d’occupations privées, unis à une réciprocité d’aimable indulgence entre les individus à l’égard les uns des autres, — et une absence même de ces sombres regards qui jettent tant d’amertume dans la vie, même quand ils n’arrivent pas à une inimitié de fait. Cette partie du discours de Periklês mérite une attention particulière, en ce qu’elle sert à rectifier une assertion faite beaucoup trop souvent sans jugement, — à savoir que les sociétés anciennes sacrifiaient l’individu à l’État, et que c’est seulement dans les temps modernes que l’action individuelle a été laissée libre dans une mesure convenable. Cela est vrai par excellence de Sparte : — c’est également vrai à un haut degré de ces sociétés idéales dépeintes par Platon et par Aristote ; mais c’est positivement faux de la démocratie athénienne, et nous ne pouvons l’affirmer avec aucune confiance de la majeure partie des cités grecques.

Je reviendrai ci-après sur ce point quand j’arriverai aux temps des grands philosophes spéculatifs ; à présent, je me borne à appeler l’attention sur le discours de Periklês comme démentant la supposition, qu’une intervention exorbitante de l’État dans la liberté individuelle fût universelle au sein des anciennes républiques grecques. On ne peut douter qu’il n’ait présente à l’esprit une comparaison avec l’étroitesse et la rigueur extrêmes de Sparte, et que par conséquent ses assertions, quant à l’étendue de la liberté positive à Athènes, doivent être considérées comme modifiées en partie par ce contraste. Mais même si on fait cette concession, la manière dont il insiste sur la liberté de pensée et d’action à Athènes, où l’on ignorait non seulement la contrainte excessive de la loi, mais encore l’intolérance pratique d’homme à homme, et la tyrannie de la majorité sur les individus qui différaient d’elle et par les goûts et par les occupations, — cette insistance, dis-je, mérite une attention sérieuse, et fait ressortir un des points du caractère national d’où dépendit essentiellement le développement intellectuel de l’époque. Le caractère national fut indulgent à un haut degré pour toutes les variétés de mouvement positif. Les inspirations particulières dans chaque cœur individuel purent se manifester et porter fruit, sans être étouffées par l’opinion extérieure, ni amenées à une conformité forcée avec quelque type adopté ; les antipathies contre aucune de ces inspirations ne faisaient partie de la moralité habituelle du citoyen. Si un grand nombre des causes créatrices de la haine humaine furent rendues ainsi inefficaces, et si la sobriété devint plus agréable, plus instructive et plus stimulante, — tous-les germes d’un génie fécond et productif, si rares partout, trouvèrent dans cette atmosphère le maximum d’encouragement. Dans les limites de la loi, assurément aussi fidèlement observée à. Athènes que dans tout autre lieu en Grèce, les mouvements, les goûts et même les excentricités individuels furent acceptés avec indulgence, au lieu d’être, comme ailleurs, le but des sarcasmes de voisins ou d’un public intolérants. Ce trait remarquable de la vie athénienne nous aidera dans un futur chapitre à expliquer la carrière frappante de Sokratês, et il nous présente en outre, sous un autre aspect, une grande partie de ce que les censeurs d’Athènes dénonçaient sous le nom de licence démocratique. La liberté et la diversité de la vie individuelle dans cette cité blessaient Xénophon[70], Platon et Aristote, — attachés soit au monotone exercice militaire de Sparte, soit à quelque autre type idéal qu’ils étaient disposés à imprimer sur la société avec une uniformité lourde et oppressive, bien qu’il fût supérieur en soi au type spartiate. Cette liberté de l’action individuelle, à l’abri non seulement de la contrainte excessive de la loi, mais de la tyrannie d’une opinion jalouse, telle que Periklês la dépeint dans Athènes, appartient plus naturellement à une démocratie, où il n’y a ni un seul maître choisi ni plusieurs pour recevoir un culte et donner le ton, que sous toute autre forme dé gouvernement. Mais elle est très rare même dans les démocraties. Aucun des gouvernements des temps modernes, démocratique, aristocratique ou monarchique, ne présente rien qui ressemble au tableau de tolérance généreuse envers un dissentiment social, et une spontanéité de goût individuel, que nous trouvons dans le discours de l’homme d’État athénien. Dans tous ces gouvernements, l’intolérance de l’opinion nationale réduit le caractère individuel à l’un des types peu nombreux établis, auquel chaque personne ou chaque famille est contrainte de s’accommoder, et en dehors duquel toutes les exceptions rencontrent soit la haine, soit la raillerie. Imposer aux hommes les restrictions, soit de la loi, soit de l’opinion, qui sont nécessaires à la sécurité et au bien-être de la société, mais encourager plutôt que réprimer le libre jeu du mouvement individuel dans ces limites, — c’est un idéal qui, si l’on s’en est jamais approché à Athènes, n’a certainement jamais été atteint, et a été à vrai dire relativement peu étudié ou recherché dans aucune société moderne.

A cette indulgence réciproque pour les diversités individuelles se rattachait non seulement l’accueil hospitalier qu’Athènes faisait à tous les étrangers, accueil que Periklês met en contraste avec la xenêlasia ou expulsion jalouse pratiquée à Sparte, — mais encore l’activité variée, corporelle et intellectuelle, visible dans la première, si opposée à ce cercle étroit de pensée, de discipline exclusive, d’éducation guerrière sans fin, qui formait le système de la seconde. Son assertion qu’Athènes était égale à Sparte même dans la qualité seule où celle-ci était supérieure, — la force d’action sur le champ de bataille, — est sans doute insoutenable. Mais l’esquisse qu’il trace de cette multitude de mouvements réunis qui à cette même époque agitaient l’esprit athénien et lui donnaient l’impulsion, n’en fait pas moins d’impression, — la force de l’un n’impliquant pas la faiblesse des autres : le goût de toutes les jouissances de l’art et de l’élégance, et le désir d’un développement intellectuel, se rencontrant dans le même coeur avec une promptitude et une patienté énergiques ; une abondance de spectacles récréatifs, toutefois ne diminuant en aucune façon 4’empressemérit à obéir même aux appels les plus pénibles du devoir patriotique ; cette combinaison de raison et de courage qui faisait envisager le danger d’autant plus volontiers qu’on l’avait discuté et calculé à l’avance ; enfin un intérêt plein de sollicitude, aussi bien qu’une compétence de jugement, dans la discussion publique et dans l’action publique, communs à tous les citoyens riches et pauvres, et combinés avec le propre travail privé de chaque homme. Un idéal si compréhensif d’un développement social à mille faces, faisant ressortir les facultés d’agir et de souffrir, aussi bien que celles de jouir, serait assez remarquable, même si nous en supposions l’existence dans l’imagination d’un philosophe seulement ; mais il le devient bien davantage si nous nous rappelons- que les traits principaux du moins en furent empruntés des concitoyens de l’orateur. Toutefois on doit le regarder comme appartenant particulièrement à l’Athènes de Periklês et de ses contemporains. Il n’aurait convenu ni à la période de la guerre des Perses, cinquante ans auparavant, ni à celle de Démosthène, soixante-dix ans après. A la première époque, l’art, les lettres et la philosophie, auxquels Periklês fait allusion avec orgueil, étaient encore en arrière, tandis même que l’énergie active et le stimulant démocratique, bien que très puissants, n’étaient pas encore parvenus au point qu’ils atteignirent plus tard ; à la seconde époque, bien que les manifestations intellectuelles d’Athènes subsistent dans toute leur vigueur et même avec une force accrue, nous verrons l’esprit personnel d’entreprise et l’ardeur énergique de ses citoyens considérablement affaiblis. Comme les circonstances que j’ai déjà racontées servent à expliquer le mouvement ascensionnel antérieur, de même on verra que celles qui remplissent les chapitres suivants, contenant les désastres de la guerre du Péloponnèse, expliquent encore plus complètement la tendance à décliner qui est bientôt sur le point de commencer. Athènes fut amenée à deux doigts de sa ruine complète, et il est surprenant qu’elle y ait échappé, — mais il n’est nullement surprenant qu’elle l’ait fait au prix d’une perte considérable d’énergie personnelle dans le caractère de ses citoyens.

Et c’est ainsi que le moment où Periklês prononça son discours lui prête un pathétique additionnel et particulier. C’était l’époque où Athènes était encore debout et à sols apogée. Car, bien que sa puissance réelle fût sans cloute bien diminuée comparativement à la période qui précéda la trêve de trente ans, cependant les grands édifices et les œuvres d’art, achevés depuis lors, contribuaient à compenser cette perte, en ce qui concernait le sentiment de grandeur : et personne, ni citoyen ni ennemi, ne considérait Athènes comme ayant du tout décliné. C’était au commencement de la grande lutte avec la confédération péloponnésienne, dont Periklês ne déguisa jamais ni à lui-même ni à ses concitoyens les malheurs prochains, bien qu’il comptât pleinement sur un succès éventuel. L’Attique avait été déjà envahie ; ce n’était plus le territoire vierge de ravages, comme l’avait désigné Euripide dans sa tragédie de Médée[71], représentée trois ou quatre mois avant la marche d’Archidamos. Un tableau d’Athènes dans sa gloire sociale était bien fait tant pour exciter l’orgueil que pour animer le courage de ces citoyens individuellement, qui avaient été forcés une fois, et qui devaient l’être plus d’une encore, d’abandonner leurs habitations de campagne et leurs champs pour une pauvre tente ou pour un trou étroit dans la ville[72]. On pouvait, il est vrai, prévoir ces calamités ; mais il y en .avait une bien plus grande encore, qui, bien que menaçant réellement, ne pouvait être prévue : la terrible peste qui sera racontée dans le chapitre suivant. Les brillantes couleurs et le ton de joyeuse confiance qui dominent dans le discours de Periklês, paraissent d’autant plus frappants en ce qu’ils précèdent immédiatement l’effrayante description de cette maladie ; contraste auquel sans doute Thucydide ne fut pas insensible, et qui est une autre circonstance servant à rehausser l’intérêt de la composition.

 

 

 



[1] Thucydide, I, 146.

[2] Thucydide, II, 2 et III, 65.

[3] Thucydide, III, 56.

[4] Thucydide, II, 2. Άμα ήρι άρχομένω — semble indiquer une période plutôt avant qu’après le 1er avril ; nous pouvons considérer la bissection de l’année de Thucydide en θέρος et en χείμων comme marquée par les équinoxes. Son été et son hiver sont chacun une moitié de l’année (Thucydide, V. 20), bien que Poppo considère par erreur l’hiver de Thucydide comme n’étant que de quatre mois (Poppo, Proleg., I, c. 5, p. 72, et ad Thucydide, H, 2 : P. P. W. Ulrich, Beitraege zur Erklaerung des Thukydidês, p. 32, Hambourg, 1846).

[5] Thucydide, II, 2-5.

Le docteur Arnold a sur ce passage une note qui explique que τίθεσθαι ou θίθεσθαι τά όπλα signifie empilant les armes, ou se débarrassant de leurs lances et de leurs boucliers, et les empilant tous en un ou plusieurs tas. Il dit : Les Thêbains donc, comme c’était l’habitude dans une halte, se mirent en devoir d’empiler leurs armes, et en invitant les Platæens à venir empiler les leurs avec eux, ils entendaient qu’ils viendraient en armes, chacun de sa maison, pour les rejoindre, et qu’ainsi ils empileraient leurs lances et leurs boucliers avec ceux de leurs amis pour qu’on les relevât avec les leurs, toutes les fois qu’il y aurait occasion soit de marcher, soit de combattre. La même explication de la phrase a été donnée auparavant par Wesseling et Larcher, ad Herod., II, 52, bien que Baehr sur le passage soit plus satisfaisant.

Poppo et Goeller sanctionnent tous deux l’explication du docteur Arnold : cependant je ne puis m’empêcher de croire qu’elle est peu appropriée an passage qui nous occupe, aussi bien qu’à plusieurs autres passages dans lesquels se rencontre τίθεσθαι τά όπλα ; il peut y avoir d’autres passages auxquels elle convienne ; mais comme explication générale, elle me paraît inadmissible. Dans la plupart des cas, les mots signifient armati consistere, — reposer les armes, — conserver le rang, en posant la lance et le bouclier (Xénophon, Helléniques, II, 4, 12) sur le sol. Dans l’incident dont nous nous occupons maintenant, les hoplites thêbains entrent dans Platée, ville étrangère, dont la population est décidément hostile, et que cette surprise. doit avoir excitée plus que jamais ; ajoutez à cela qu’il fait très sombre et que la nuit est pluvieuse. Est-il vraisemblable que la première chose qu’ils feront sera d’empiler leurs armes ? L’obscurité seule rendrait l’opération de les reprendre lente et incertaine ; de sorte que quand les Platæens les attaquèrent, comme ils le firent tout soudainement et à l’improviste, et pendant qu’il faisait encore nuit, les Thêbains auraient été (d’après la supposition du Dr Arnold) complètement sans défense et sans armes, V. II, 3, ce que certainement ils n’étaient pas. L’explication du docteur Arnold peut convenir au cas du soldat dans le camp, mais certainement pas à celui du soldat en présence d’un ennemi ou au milieu de circonstances dangereuses ; on trouvera la différence des deux expliquée dans Xénophon, Helléniques, II, 4, 5, 6.

Les passages auxquels s’en réfère le docteur Arnold ne justifient pas non plus l’interprétation qu’il donne à la phrase τίθεσθαι τά όπλα. En outre, cette interprétation n’est convenablement applicable ni à Thucydide, VII, 3, ni à VIII, 25, — incontestablement inapplicable à IV, 68, dans la description de l’attaque de nuit dirigée sur Megara, très analogue à celle de Platée, — et non moins incontestablement inapplicable à deux passages de l’Anabase de Xénophon I, 5, 14 ; IV, 3, 7.

Schneider, dans le Lexicon annexé à son édition de l’Anabase de Xénophon, a un article long, mais assez peu clair, sur θίθεσθαι τά όπλα.

[6] Thucydide, II, 3.

Je puis jeter du jour sur ce fait par un court extrait de la lettre de M. Marrast, maire de Paris, à l’Assemblée nationale, écrite pendant la formidable insurrection du 25 juin 1848, dans cette ville, et décrivant la manière d’agir des insurgés : Dans la plupart des rues longues, étroites, et couvertes de barricades, qui vont de l’Hôtel de Ville à la rue Saint-Antoine, la garde nationale mobile et la troupe de ligne ont dû faire le siège de chaque maison ; et ce qui rendait l’œuvre plus périlleuse, c’est que les insurgés avaient établi, de chaque maison à chaque maison, des communications intérieures qui reliaient les maisons entre elles, en sorte qu’ils pouvaient se rendre, comme par une allée couverte, d’un point éloigné jusqu’au centre d’une suite de barricades qui les protégeaient. (Lettre publiée dans le journal le National, 26 juin 1848.)

Une communication intérieure établie de la même manière entre des maisons adjacentes dans la rue, fut l’un des traits les plus mémorables de l’héroïque défense de Saragosse contre les Français dans la guerre d’Espagne.

[7] Thucydide, II, 3, 4.

[8] Thucydide, II, 5, 6 ; Hérodote, VII, 233. Démosthène (cont. Neæram, c. 25, p. 1379) s’accorde avec Thucydide dans l’assertion que les Platæens tuèrent leurs prisonniers. De qui Diodore a-t-il emprunté son inadmissible conte, que les Platæens remirent leurs prisonniers aux Thêbains ? c’est ce que je ne saurais dire. (Diodore, XII, 41, 42).

Le passage de ce discours contre Neæra est également curieux, en ce qu’il s’accorde avec Thucydide sur bien des points et qu’il en diffère sur plusieurs autres ; dans quelques phrases, même les mots s’accordent avec Thucydide (cf. Thucydide, II, 2), tandis que sur d’autres points il y a désaccord. Démosthène (ou le Pseudo-Démosthène) dit qu’Archidamos, roi de Sparte, projetait de surprendre Platée, — que les Platæens découvrirent seulement, quand le matin parut, le petit nombre réel des Thébains dans la ville, — que le corps considérable des Thêbains, lorsqu’il finit par arriver près de Platée après le grand retard qu’ils avaient éprouvé dans leur marche, furent forcés de se retirer par l’arrivée de troupes nombreuses venant d’Athènes, et qu’alors les Platæens mirent à mort leurs prisonniers dans la ville. Démosthène ne parle nullement d’une convention conclue entre les Platæens et les Thébains qui se trouvaient en dehors de la ville relativement aux prisonniers thébains de l’intérieur.

Dans tous les points sur lesquels le récit de Thucydide diffère de celui de Démosthène, le premier ressort comme le plus cohérent et le plus croyable.

[9] Thucydide, III, 66.

[10] Thucydide, II, 1-6.

[11] Thucydide, II, 7, 8.

[12] Thucydide, I, 23.

[13] Thucydide, II, 13.

[14] Thucydide, II, 7, 22, 30.

[15] Thucydide, II, 68. L’époque de cette expédition de Phormiôn et de la prise d’Argos n’est pas précisément marquée par Thucydide. Mais ses termes semblent impliquer que ce fut avant le commencement de la guerre, comme Poppo le fait observer. Phormiôn fut envoyé dans la Chalkidikê vers octobre ou novembre 432 av. J.-C. (I, 64) ; et l’expédition contre Argos se présenta probablement entre cet événement et la lutte navale des Korkyræens et des Athéniens contre les Corinthiens avec leurs alliés, les Ambrakiotes compris, — lutte qui s’était engagée le printemps précédent.

[16] Thucydide, II, 9.

[17] Thucydide, II, 13 ; Xénophon, Anabase, VII, 4.

[18] Thucydide, II, 7.

[19] Thucydide, II, 65.

[20] Thucydide, I, 144.

[21] Thucydide, VII, 28. Cf. V, 14.

[22] Thucydide, VI, 11. C’est Nikias qui, en déconseillant aux Athéniens d’entreprendre l’expédition contre Syracuse, leur rappelle leur ancien découragement au commencement de la guerre.

[23] Thucydide, II, 7. Diodore dit que les alliés italiens et siciliens furent requis de fournir deus cents trirèmes (XII, 41). Il semble qu’il ne fut réellement rien fourni de tel.

[24] Thucydide, II, 10-12.

[25] Thucydide, II, 11.

Ces comptes rendus de discours ont une grande importance en ce qu’ils conservent un souvenir des sentiments et des espérances des acteurs, séparément du résultat des événements. Ce à quoi Archidamos s’attendait avec tant de confiance n’arriva pas.

[26] Thucydide, II, 12.

[27] Thucydide, II, 18. Les investigateurs topographiques ne s’accordent pas exactement sur la situation d’Œnoê ; elle était près d’Eleutheræ, et sur l’une des routes d’Attique en Bœôtia (Harpocration, v. Οίνόη ; Hérodote, V, 74). Archidamos marcha probablement de l’isthme sur Geraneia et entra dans cette route afin de recevoir la jonction du contingent bœôtien après que ce contingent eut franchi le Kithærôn.

[28] Thucydide, I, 82 ; II, 18.

[29] Thucydide, Il. 13 : cf. Tacite, Histoires, V, 23. Cerealis, insulam Batavorum hostiliter populatus, agros Civilis, notâ arte ducum, intactos sinebat. Également Tite-Live, II, 39.

Justin affirme que les envahisseurs lacédæmoniens laissèrent réellement intactes les terres de Periklês, et qu’il en fit don au peuple (III, 7). Thucydide ne dit pas si le cas s’est réellement présenté ; V. aussi Polyen, I, 36.

[30] Thucydide, II, 15, 16.

[31] Thucydide, II, 14.

[32] Thucydide, II, 17.

Thucydide s’applique ensuite à donner de cette ancienne prophétie une explication personnelle, destinée à sauver son crédit, aussi bien qu’à montrer que ses compatriotes n’avaient, comme le prétendaient quelques personnes, violé aucun ordre divin en admettant des habitants dans le Pélasgicon. Quand l’oracle dit : Le Pélasgicon est mieux s’il n’est pas occupé, ces mots n’avaient pas pour but d’interdire l’occupation du lieu, mais de recommander qu’il ne fût jamais occupé avant qu’une époque de calamité sérieuse fût arrivée. La nécessité de l’occuper résultait seulement des souffrances de la nation. Telle est l’explication suggérée par Thucydide.

[33] Aristophane, Equit., 789. Le philosophe Diogène, en prenant un tonneau pour demeure, avait ainsi dans l’histoire des exemples à suivre.

[34] Plutarque, Periklês, c. 33.

[35] V. les Acharniens d’Aristophane, représentés la sixième année de la guerre du Péloponnèse, v. 34, 180, 254, etc.

[36] Thucydide, II, 20.

[37] Thucydide, II, 21. Cf. Euripide, Herakleidæ, 416 ; et Andromachê, 1077.

[38] Thucydide, II, 21.

[39] Plutarque, Periklês, c. 33.

[40] Thucydide, II, 22.

[41] V. Schoemann, De Comitiis, c. 4, p. 62. Les prytanes (i. e. les cinquante sénateurs appartenant à la tribu dont c’était le tour de présider à ce moment), aussi bien que les stratêgi, avaient le droit de convoquer l’assemblée : V. Thucydide, IV, 118, passage dans lequel cependant ils sont représentés comme la convoquant conjointement avec les stratêgi ; probablement on en vint graduellement : leur reconnaître tacitement une certaine liberté à cet égard.

[42] Thucydide, II, 22. Le monument funèbre de ces Thessaliens tués en combattant était au nombre de ceux que vit Pausanias près d’Athènes, du côté de l’Académie (Pausanias, I, 29, 5).

[43] Diodore (XII, 42) voudrait nous faire croire que l’expédition envoyée par Periklês, en ravageant la côte du Péloponnèse, engagea les Lacédæmoniens à faire revenir leurs troupes de l’Attique. Thucydide ne donne rien à l’appui de cette assertion, — et elle n’est pas du tout croyable.

[44] Thucydide, II, 23. La leçon Γραϊκήν, appartenant à Γραία, semble préférable à Πειραϊκήν. Poppo et Goeller adoptent la première, le docteur Arnold la seconde. Græa était une petite ville maritime dans le voisinage d’Orôpos (Aristote, ap. Stephan. Byz., v. Τάναγρα), — connue aussi alors comme dême attique appartenant à la tribu Pandionis ; ceci a été découvert pour la première fois par une inscription publiée dans l’ouvrage du prof. Ross (Ueber die Demen von Attica, p. 3-5). Orôpos n’était pas un dême attique les citoyens athéniens qui y résidaient étaient probablement inscrits comme Γραής.

[45] Thucydide, II, 25 ; Plutarque, Periklês, c. 34 ; Justin, III, 7, 5.

[46] Thucydide, II, 25-30 ; Diodore, XII, 43, 44.

[47] Thucydide, II, 26-32 ; Diodore, XII, 44.

[48] Thucydide, II, 27.

[49] Thucydide, II, 31 ; Diodore, XII, 44.

[50] Plutarque, Periklês, c. 30.

[51] V. la peinture frappante, dans les Acharneis d’Aristophane (685-781), des malheureux Mégariens vendant leurs enfants affamés pour être esclaves de leur propre consentement ; et Aristophane, Pac., 482.

La position de Megara, comme alliée de Sparte et ennemie d’Athènes, fut également pénible (bien que n’atteignant pas le même degré de souffrance), dans la guerre qui précéda la bataille de Leuktra, — près de cinquante ans après celle-ci (Démosthène, cont. Neær., p. 1357, c. 12).

[52] Pausanias, I, 40, 3.

[53] Thucydide, II, 24.

[54] Thucydide, VIII, 15.

[55] Mitford, Hist. of Greece., ch. 14, sect. 1, vol. III, p. 100. Une autre mesure suivie, qui, prise à l’époque où Thucydide écrivait et où Periklês parlait, et pendant que Periklês avait la plus grande influence dans l’administration, marque fortement et la faiblesse inhérente au gouvernement démocratique et sa barbarie indélébile. Un décret du peuple ordonnait... Mais un décret si important, sanctionné seulement par la volonté actuelle de ce tyran étourdi, la multitude d’Athènes, contre les caprices duquel, depuis l’abaissement de la cour de l’aréopage, il ne restait pas de pouvoir qui fit contrepoids, — ce décret, dis-je, inspira si peu de confiance qu’on proposa de déclarer passible de la mort quiconque proposerait un décret pour l’application de cet argent à tout autre dessein, ou dans d’autres circonstances, et quiconque concourrait ( ?) à son exécution.

[56] Thucydide, VIII, 15.

[57] Thucydide, II, 29.

[58] Thucydide, II, 33.

[59] Thucydide, II, 34-45. Quelquefois aussi les alliés d’Athènes, qui avaient succombé avec ses citoyens dans une bataille, avaient part aux honneurs de la sépulture publique (Lysias, Orat. funebr., c. 13).

[60] Les critiques, à partir de Denys d’Halicarnasse, s’accordent pour la plupart à déclarer que le faible Λόγος Έπιτάφιος, attribué à Démosthène, n’est pas réellement de lui. On a soupçonné aussi l’authenticité de ceux que l’on attribue à Platon et à Lysias, bien que sur des raisons beaucoup moins bonnes. Toutefois le Ménéxène, s’il est réellement l’œuvre de Platon, n’ajoute pas à sa renommée. Mais la harangue de Lysias, composition très belle, peut bien être de lui, et il se peut qu’elle ait été réellement prononcée, — bien que probablement non pas par lui, vu qu’il n’était pas citoyen ayant qualité pour le faire.

V. les instructions générales, dans Denys d’Halicarnasse, Ars Rhetoric., c. 6, p. 258-268, Reisk., sur le contenu et la composition d’un discours funèbre, — on dit que Lysias en avait composé plusieurs. — Plutarque, Vit. X, Orat., p. 836.

Comparez au sujet du discours funèbre de Periklês, K. F. Weber, Ueber die Standrede der Periklês (Darmstadt, 1827). Westermann, Geschichte der Beredsamkeit in Griechenland und Rom., sect. 35, 63, 64 ; Kutzen, Periklês als Staatsmann, p. 158, sect. 12 (Grimma, 1834).

Dahlmann (Historische Forschungen, vol. 1, p. 23) semble croire que le discours original de Periklês était abondamment parsemé d’allusions et de récits mythiques tirés des antiquités d’Athènes, tels que nous en trouvons maintenant dans les autres oraisons funèbres mentionnées plus haut ; mais que Thucydide, en la rapportant, les laissa de côté avec intention. Ce soupçon ne parait pas fondé. Il est beaucoup plus conforme au ton supérieur de dignité qui règne d’un bout à l’antre de ce discours, de supposer que les récits mythiques et même les gloires antérieures historiques d’Athènes ne trouvèrent jamais de mention spéciale dans le discours de Periklês, — rien de plus qu’une reconnaissance générale, avec l’avis qu’il n’insiste pas longtemps sur ces points, parce qu’ils sont bien connus de son auditoire (II, 36).

[61] Thucydide, II, 35.

[62] Thucydide, II, 36. — Voir aussi l’oraison funèbre de Démosthène ou du pseudo-Démosthène, c. 8, p. 1397.

[63] Thucydide, II, 37. Cf. Platon, Ménéxène, c. 8.

[64] Thucydide, II, 37.

[65] Thucydide, II, 40.

La première strophe du choeur de la Médée d’Euripide, 824-841, peut être comparée avec la teneur de ce discours de Periklês : il y insiste sur les louanges d’Athènes, comme étant une contrée trop bonne pour qu’on y reçoive la coupable Médée.

[66] Thucydide, II, 41.

Le mot abstrait παίδευσιν, au lieu du mot concret παιδευτρία, semble adoucir l’arrogance de l’affirmation.

[67] Thucydide, II, 41.

[68] Thucydide, II, 41.

[69] Thucydide, II, 43. Cf. Démosthène, Orat. Funeb., c. 7, p. 1396.

[70] Comparez le sentiment de Xénophon, exactement le contraire de celui qui est posé ici par Periklês, vantant la rigoureuse discipline de Sparte, et dénonçant le relâchement de la vie athénienne (Xénophon, Memorab., III, 5, 15, III, 12, 5). Il est curieux que le sentiment paraisse dans ce dialogue comme prêté au jeune Periklês (fils illégitime du grand Periklês) dans un dialogue avec Sokratês.

[71] Euripide, Médée, 824.

[72] Les remarques de Denys d’Halicarnasse, qui tendent à montrer que le nombre des morts ensevelis en cette occasion était si petit, et les engagements dans lesquels ils avaient succombé si insignifiants qu’ils ne méritaient pas une harangue aussi élaborée que celle de Periklês, — et qui s’en prennent à Thucydide sur ce motif, — ne sont ni bien fondées ni justifiables. Il considère Thucydide comme un auteur dramatique qui met un discours dans la bouche de l’un de ses personnages, et il croit que l’occasion choisie pour ce discours n’en est pas digne. Mais bien que cette supposition fût exacte par rapport à beaucoup d’historiens anciens, et à Denys lui-même dans son histoire romaine, — elle ne l’est pas par rapport à Thucydide. Le discours de Periklês fut un discours réel, entendu, reproduit et sans doute arrangé par Thucydide ; si donc il dit plus que ne le demandait le nombre des morts ou la grandeur de l’occasion, c’est la faute de Periklês, et non celle de Thucydide. Denys dit qu’il y eut bien d’autres occasions dans toute la guerre beaucoup plus dignes d’une oraison funèbre élaborée, — en particulier la perte désastreuse de l’armée de Sicile. Mais Thucydide ne pouvait avoir entendu aucun de ces discours, après son exil dans la huitième année de la guerre, et nous pouvons bien présumer qu’aucun d’eux n’eût supporté la comparaison avec celui de Periklês. Denys n’apprécie pas du tout les circonstances complètes de cette première année de la guerre, — qui, si on les comprend entièrement, donneront, comme on le remarquera, un caractère éminent d’opportunité à la magnifique et abondante harangue du grand homme d’État.

V. Denys d’Halicarnasse, de Thucydide, Judic., p. 849-851.