HISTOIRE DE LA GRÈCE

SEPTIÈME VOLUME

CHAPITRE V — DEPUIS LES BATAILLES DE PLATÉE ET DE MYKALE JUSQU’A LA MORT DE THEMISTOKLÊS ET D’ARISTEIDÊS (suite).

 

 

C’avait été un bonheur pour Athènes de profiter du génie de Themistoklês dans deux occasions critiques et récentes (la bataille de Salamis et la reconstruction de ses murs), qui demandaient de la sagacité, de l’habileté et de la décision dans une mesure extraordinaire, et où la probité pécuniaire était moins nécessaire. Ce ne fut pas un moindre bonheur alors pour elle, — dans l’affaire délicate d’asseoir une nouvelle taxe, et de déterminer la part que devait supporter chacun, affaire où une honnêteté inattaquable dans la personne chargée d’établir l’assiette était la première de toutes les qualités, — de ne pas avoir Themistoklês, mais d’employer la probité bien connue, nous pourrions presque dire fastueuse, d’Aristeidês. On doit regarder cette circonstance comme une bonne fortune ; puisque au moment où l’on envoya Aristeidês, les Athéniens n’avaient pu prévoir qu’un pareil devoir lui tomberait en partage. L’assiette d’impôt qu’il établit, non seulement trouva faveur au moment où elle fut proposée dans l’origine, et où elle a dû être discutée librement par les alliés assemblés, — mais encore elle conserva sa place dans l’estime générale, comme équitable et modérée, après que l’hégémonie d’Athènes, jadis responsable, avait dégénéré en un empire impopulaire[1].

Relativement à cette première imposition établie, nous ne savons guère qu’un seul fait, — le total en argent était de 460 talents (= environ 2.700.000 fr.). Quant aux articles composant ce total, — aux cités individuelles qui le payaient, — à la répartition d’obligations de fournir des vaisseaux ou de l’argent, — nous ne savons absolument rien. Le peu de renseignements que nous possédons sur ces points se rapporte à une période considérablement plus récente, peu avant la guerre du Péloponnèse, pendant l’empire sans contrôle exercé alors par Athènes. Thucydide, dans sa brève esquisse, nous fait clairement comprendre la différence’ entre Athènes présidente avec ses alliés autonomes et régulièrement assemblés en 476 avant J.-C., et Athènes souveraine avec ses sujets alliés en 432 avant J.-C. Le mot grec équivalent à allié laissait sous-entendue l’une ou l’autre de ces épithètes, par une ambiguïté excessivement commode pour les États puissants. Ce même auteur nous apprend aussi les causes générales du changement ; mais il ne donne que peu de détails quant aux circonstances, et aucun absolument quant au premier point de départ. Il se borne à nous dire que les Athéniens nommèrent un conseil particulier d’officiers appelés les Hellênotamiæ, chargés de recevoir et d’administrer les fonds communs, — que Dêlos fut constituée trésor général, où l’argent devait être gardé, — et que le payement ainsi levé était appelé le phoros[2], nom qui parait avoir été mis alors pour la première fois en circulation, bien que plus tard il fût usuel, — et n’avoir pas eu d’abord de sens dégradant, bien que dans la suite il devînt si odieux qu’on le changea pour un synonyme plus innocent.

Essayant autant qu’il nous est possible de concevoir l’alliance athénienne dans son enfance, nous sommes d’abord frappé de la grandeur de la somme totale payée comme contribution, ce qui paraîtra d’autant plus remarquable si nous songeons qu’un grand nombre des villes qui contribuaient fournissaient en outre des vaisseaux. Nous pouvons être certains que tout ce qui fut fait dans le commencement le fut du consentement général, et par une majorité décidant librement ; car, à l’époque où les alliés ioniens sollicitaient sa protection contre l’arrogance spartiate, Athènes n’aurait pas eu le pouvoir de contraindre des partis mal disposés, surtout lorsque la perte de la suprématie, bien que supportée tranquillement, était encore fraîche et envenimée chez les compatriotes de Pausanias. Un total si considérable implique, dès l’abord, un grand nombre d’États qui contribuaient, et nous apprenons par là à apprécier le mouvement puissant, répandu au loin et volontaire qui réunissait alors les Grecs maritimes et insulaires répartis d’une extrémité à l’autre de la mer Égée et de l’Hellespont.

La flotte phénicienne et l’armée de terre des Perses pouvaient à tout moment reparaître, et il n’y avait d’espoir de résister à l’une et à l’autre que par une confédération. De sorte qu’une confédération dans de telles circonstances fut pour ces Grecs exposés non seulement un sentiment naturel, mais encore à cette époque le premier de tous leurs sentiments.. Ce fut leur crainte commune plutôt que l’ambition athénienne qui donna naissance à l’alliance, et ils furent reconnaissants envers Athènes de l’avoir organisée. Le sens public du nom Hellênotamiæ, créé pour la circonstance, — le choix de Dêlos comme centre, — et la précaution de fixer des assemblées régulières des membres, — montrent le dessein patriotique et fraternel que la ligue était destinée à servir. En vérité, protéger la mer Ægée contre des forces maritimes étrangères et contre une piraterie en dehors des lois, aussi bien que l’Hellespont et le Bosphore contre le passage d’une armée persane, était un dessein essentiellement public, à l’accomplissement duquel toutes les parties intéressées étaient en toute justice obligées de pourvoir par voie de contribution commune. Toute île ou tout port de mer qui pouvait s’abstenir de contribuer, gagnait aux dépens des autres. Le sentiment général de ce commun danger, aussi bien que d’une juste obligation à un moment où la crainte causée par la Perse était encore sérieuse, fut la cause réelle qui réunit tant de membres dans une contribution commune, et permit aux parties empressées de faire honte à celles qui étaient plus tardives, et d’obtenir ainsi leur concours. Comment Athènes en vint-elle dans la suite à faire servir la confédération à ses projets ambitieux ? c’est ce que, nous verrons en temps convenable ; mais dans son origine c’était une alliance égale, autant que peut jamais l’être l’alliance entre les forts et les faibles, — mais non un empire athénien. Qui plus est, c’était une alliance dans laquelle tout membre individuel était plus exposé, moins défendu, et profitait davantage, sous le rapport de la protection, qu’Athènes. Nous avons ici réellement un des rares moments de l’histoire grecque où un dessein à la fois commun, égal, utile et innocent, réunit spontanément maints fragments de cette race désunie, et étouffa pour un temps ce penchant exclusif à une autonomie petite et isolée qui finit par faire d’eux tous des esclaves. Ce fut un acte équitable et prudent, en principe aussi bien que dans le détail, promettant à l’époque les conséquences les plus avantageuses, non seulement une protection contre les Perses, mais encore une police constante dans la mer Ægée, réglée par une autorité commune chargée de la surveillance. Et si cette promesse ne fut pas réalisée, nous verrons que les défauts inhérents au caractère des alliés, qui les détournaient de l’appréciation sincère et du ferme accomplissement de leurs devoirs comme confédérés égaux, sont au moins aussi accusables de l’insuccès que l’ambition d’Athènes. Nous pouvons ajouter que par le choix de Dêlos pour centre, on se concilia les alliés ioniens, en renouvelant les solennités auxquelles leurs pères, à l’époque de l’ancienne liberté, étaient venus assister en foule dans cette île sacrée.

A l’époque où fut formée cette alliance, les Perses occupaient encore non seulement les postes importants d’Eiôn sur le Strymôn, et de Doriskos en Thrace, mais encore plusieurs autres points[3] qui ne nous sont pas spécifiés. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi les cités grecques situées dans la péninsule Chalkidique et dans le voisinage, — Argilos, Stageiros, Akanthos, Skôlos, Olynthos, Spartôlos, etc., — qui, comme nous le savons, entrèrent dans l’association lors de la première imposition d’Aristeidês, n’étaient pas moins désireuses[4] de chercher une protection dans le sein de la nouvelle confédération, que les îles dôriennes de Rhodes et de Kôs, les îles ioniennes de Samos et de Chios, les æoliennes Lesbos et Tenedos, ou des villes continentales, telles que Milêtos et Byzantion, qui toutes doivent avoir considéré l’adhésion à cette alliance, en 477 ou 476 avant J.-C., comme la seule condition qui leur permettrait de s’affranchir de la Perse. Il ne fallait rien de plus pour assurer le succès d’un ennemi étranger contre la Grèce en général, que l’autonomie complète de toutes les cités grecques, grandes et petites, — telle que celle que le monarque persan recommanda et tâcha d’imposer quatre-vingt-dix ans plus tard par le Lacédæmonien Antalkidas dans la paix qui porte le nom de ce dernier. Une sorte d’union, organisée et obligatoire pour chaque ville était indispensable au salut de toutes. Dans le fait, même avec cette aide, à l’époque où la confédération de Dêlos fut formée pour la première fois, il n’était nullement certain que l’ennemi asiatique serait tenu au loin d’une manière efficace, surtout en ce que les Perses étaient forts, non seulement de leur propre force, mais encore de l’aide de partis intérieurs dans beaucoup d’États grecs, — traîtres à l’intérieur aussi bien qu’exilés au dehors.

Parmi ces traîtres, le premier par le rang aussi bien que le plus formidable était le Spartiate Pausanias. Rappelé de Byzantion à Sparte, afin qu’on examinât les vives plaintes dirigées contre lui, il avait été acquitté[5] des charges d’injustice et d’oppression contre des individus. Cependant les présomptions de Mêdisme (ou correspondance perfide avec les Perses) parurent si fortes que, bien qu’il ne fût pas reconnu coupable, on ne le renomma pas au commandement. Ce traitement semble avoir servi seulement à l’enhardir à poursuivre ses desseins contre la Grèce. Dans ce but, il se rendit à Byzantion sur une trirème appartenant à Hermionê, sous prétexte d’aider en qualité de volontaire Sans aucune autorité formelle dans la guerre. Il y renoua ses négociations avec Artabazos. Son haut rang et sa grande réputation lui donnaient encore tant d’autorité sur les esprits, qu’il paraît avoir établi une sorte d’empire à Byzantion, d’où les Athéniens, déjà chefs reconnus de la confédération, furent obligés de le chasser de force[6]. Et nous pouvons être sûrs que la terreur excitée par sa présence aussi bien que par ses desseins connus, contribua considérablement à accélérer l’organisation de la confédération sous Athènes. Il se retira alors à Kolônæ dans la Troade, où il continua pendant quelque temps à poursuivre encore ses projets, essayant de former un parti des Perses, envoyant des émissaires distribuer l’or persan dans différentes cités de la Grèce, et probablement employant le nom de Sparte pour mettre obstacle à la formation de la nouvelle confédération[7] ; lorsqu’à la fin les autorités spartiates, informées de sa conduite, lui envoyèrent un héraut avec l’ordre péremptoire de revenir immédiatement à Sparte en même temps que le héraut : s’il désobéissait, les Spartiates lui déclareraient la guerre, c’est-à-dire le constitueraient ennemi public.

Comme l’exécution de cette menace aurait fait manquer tons les projets ultérieurs de Pausanias, il jugea prudent d’obéir ; d’autant plus qu’il avait l’entière confiance d’échapper à toutes les accusations portées à Sparte contre lui par l’emploi de présents[8], dont le moyen lui était sans doute abondamment fourni par Artabazos. En conséquence, il revint en même temps que le héraut, et fut, dans les premiers moments d’indignation, emprisonné par ordre des éphores, — qui, à ce qu’il paraît, étaient légalement compétents pour l’emprisonner, même eût-il été roi au lieu de régent. Mais il fut bientôt relâché, sur sa demande et en vertu d’un arrangement particulier avec ses amis et ses partisans, pour passer en jugement et se défendre contre tout accusateur[9]. Se mettre en avant comme accusateur contre un homme si puissant était déjà un sérieux péril : entreprendre de prouver contre lui un fait déterminé de trahison était encore plus sérieux ; aussi ne paraît-il pas qu’aucun Spartiate ait osé faire l’un ou l’autre. On savait que rien, si ce n’est la preuve la plus évidente et la plus invincible, ne suffirait pour justifier sa condamnation, et au milieu d’une longue chaîne d’actes entraînant conviction, à les prendre dans leur ensemble, il n’y avait pas une seule trahison assez démontrable pour atteindre ce but. En conséquence, Pausanias non seulement resta en liberté, mais il ne fut pas accusé, et il persista encore audacieusement tant dans ses intrigues à l’intérieur que dans sa correspondance au dehors avec Artabazos. Il se hasarda à attaquer le côté faible de Sparte en ouvrant des négociations avec les Ilotes et en les poussant à se révolter ; il leur promit à la fois la liberté et l’admission aux droits politiques[10]. Il le faisait dans la pensée, d’abord de détruire le conseil des éphores et de se faire despote dans son propre pays, — ensuite d’acquérir, grâce à l’aide des Perses, la suprématie de la Grèce. Quelques-uns de ces Ilotes auxquels il s’adressa révélèrent le complot aux éphores, qui néanmoins, malgré un si grave péril, n’osèrent pas prendre de mesures contre Pausanias sans avoir de meilleurs renseignements, — tant imposaient encore son nom et sa position. Mais bien qu’un petit nombre d’Ilotes pût les éclairer, probablement beaucoup d’autres entendirent. la proposition avec plaisir et gardèrent fidèlement le secret. Nous verrons par ce qui arriva peu d’années après qu’il y avait un nombre considérable d’entre eux dont les lances étaient prêtes pour la révolte. Quelque suspect que fût Pausanias, cependant les craintes de quelques-uns et la connivence d’autres lui permirent d’amener ses plans à deux doigts de leur accomplissement ; et ses dernières lettres à Artabazos[11], donnant à entendre qu’il était prêt à agir, et demandant l’exécution immédiate des engagements concertés entre eux, étaient réellement entre les mains du messager. Sparte fut sauvée d’une explosion de la nature la plus formidable, non par la prudence de ses autorités, mais par un simple accident, — ou plutôt par ce fait que Pausanias était non seulement traître à sa patrie, mais encore bas et cruel dans ses relations privées.

Le messager auquel furent confiées ces dernières lettres était natif d’Argilos en Thrace ; c’était un esclave favori de Pausanias et fidèle à son maître ; jadis lié à lui par ces relations intimes que toléraient les mœurs grecques,-et admis même à la confidence complète de ses projets de trahison. Cet Argilien n’avait nullement l’intention de trahir son maître. Mais en recevant la lettre à porter, il se rappela avec quelque inquiétude qu’aucun des messagers antérieurs n’était jamais revenu. En conséquence, il brisa le sceau et la lut, pleinement disposé à la porter à sa destination, s’il ne trouvait rien d’incompatible avec sa sûreté personnelle ; il avait de plus pris la précaution de contrefaire le sceau de son maître, de sorte qu’il pouvait facilement refermer la lettre. En la lisant, il trouva ses soupçons confirmés par une injonction expresse de mettre à mort le porteur, — découverte qui ne lui laissa pas d’autre alternative que de la livrer aux éphores. Mais ces magistrats, qui n’avaient pas auparavant ajouté foi aux révélations des Ilotes, refusèrent encore de croire même cet esclave de confiance avec l’autographe et le sceau de son maître, et avec le récit complet, que sans doute il leur communiqua en même temps, de tout ce qui s’était passé antérieurement dans la correspondance avec les Perses, sans omettre des copies de ces lettres entre Pausanias et Xerxès, que j’ai déjà citées d’après Thucydide, — car ce n’est que de cette manière qu’elles ont pu devenir publiques. En partie par suite du soupçon qui, dans l’antiquité, s’attachait toujours au témoignage des esclaves, excepté quand il était obtenu sous la prétendue garantie de la torture, — en partie à cause du péril de la conduite à tenir à l’égard d’un criminel d’un rang si élevé, — les éphores ne voulurent s’en rapporter qu’à ses propres paroles et à leurs propres oreilles. Ils ordonnèrent à l’esclave argilien de se placer comme suppliant dans l’enceinte sacrée de Poseidôn, près du cap Tænaros, sous l’abri d’une double tente ou hutte, derrière laquelle deux d’entre eux se cachèrent. Informé de cette marque inattendue d’alarme, Pausanias se rendit en toute hâte au temple et en demanda la raison ; alors l’esclave ne lui cacha pas qu’il connaissait le contenu de sa lettre, et se plaignit amèrement qu’après un long et fidèle service, — avec un secret qui n’avait jamais été trahi une fois dans tout le cours de cette dangereuse correspondance, — il n’avait à la fin pour récompense rien de plus que le même sort misérable qu’avaient subi les premiers messagers. Pausanias, reconnaissant tous ces faits, s’efforça d’apaiser l’inquiétude de l’esclave et lui donna l’assurance solennelle qu’il serait en sûreté s’il voulait quitter le sanctuaire ; il le pressa en même temps de poursuivre sans tarder son voyage, afin que les projets ne fussent pas arrêtés dans leur marche.

Les éphores cachés entendirent tout ; à la fin, pleinement convaincus, ils se déterminèrent à arrêter Pausanias immédiatement à son retour à Sparte. Ils le rencontrèrent — en pleine rue, non loin du temple d’Athênê Chalkiœkos (ou de la maison d’airain). Mais quand ils approchaient de lui, soit à leurs regards menaçants, soit à un mouvement de tête significatif de l’un d’eux, cet homme coupable comprit leur dessein. Il s’enfuit pour chercher un refuge dans le temple, qui était si voisin qu’il y parvint avant qu’ils pussent l’atteindre. Il se plaça comme suppliant, avec beaucoup moins d’espoir que l’esclave argilien auquel il avait parlé si récemment à Tænaros, dans une chambre étroite et couverte d’un toit, appartenant au bâtiment sacré. Là les éphores, qui n’avaient pas droit de le toucher, enlevèrent le toit, murèrent les portes, et veillèrent jusqu’à ce qu’il flet sur le point de mourir de faim. Selon un récit courant[12], non reconnu par Thucydide, compatible toutefois avec les moeurs spartiates, — sa propre mère fut la personne qui plaça la première pierre pour murer la porte, dans la profonde horreur que lui inspirait sa trahison. Ses derniers moments étant soigneusement observés, on l’enleva juste à temps pour qu’il expirât dehors, et qu’ainsi le temple ne fût pas souillé. Le premier mouvement des éphores fut de jeter son corps dans le ravin ou abîme appelé Kæadas, lieu ordinairement punition pour les criminels : probablement ses puissants amis détournèrent ce déshonneur, et il fut enseveli à une faible distance, jusqu’à ce que, quelque temps après, sur l’ordre de l’oracle de Delphes, son corps fut exhumé et transporté au lieu même où il était mort. Cependant l’oracle, ne se contentant pas même de cette seconde sépulture, déclara que tout ce qui s’était fait était une profanation de la sainteté d’Athênê, et il ordonna que deux corps fussent offerts à la déesse comme expiation pour celui qui avait été enlevé. Dans les plus anciens temps de la Grèce, — ou chez les Carthaginois, même à cette époque, une telle injonction aurait probablement amené le meurtre de deux victimes humaines ; dans l’occasion actuelle, Athênê, ou Hikesios le dieu tutélaire des suppliants, fut supposée satisfaite de deux statues d’airain, non toutefois sans quelques tentatives pour prouver que l’expiation était insuffisante[13].

Ainsi périt un Grec qui parvint à la plus grande renommée, simplement grâce au hasard de sa haute origine et de son commandement comme général à Platée, où il ne parait pas qu’il ait déployé aucune qualité supérieure. Ses projets de trahison compromirent et déshonorèrent un homme beaucoup plus grand que lui, — l’Athénien Themistoklês.

La chronologie de cette importante période n’est pas assez complètement connue pour que nous puissions établir les dates précises d’événements particuliers. Mais nous sommes obligé — par suite des incidents subséquents qui se rattachent à Themistoklês, dont la fuite en Perse est assez bien marquée à cette date — d’admettre un intervalle de neuf années environ entre le moment où Pausanias est retiré de son commandement à Byzantion et sa mort. Le supposer engagé dans une correspondance perfide pendant un si long intervalle est embarrassant, et nous ne pouvons nous l’expliquer que très imparfaitement en considérant que les Spartiates étaient habituellement lents dans leurs mouvements, et qu’il se peut que le régent suspecté ait communiqué avec des partisans, réels ou espérés, dans beaucoup de parties de la Grèce. Parmi ceux qu’il cherchait à enrôler comme complices fut Themistoklês, qui jouissait encore d’un grand pouvoir à Athènes, — bien que, à ce qu’il semblerait, ce pouvoir déclinât. La charge de collusion avec les Perses se rattache au mouvement antérieur des partis politiques dans cette ville.

La rivalité de Themistoklês et d’Aristeidês avait été fort apaisée par l’invasion de Xerxès, qui leur avait imposé à tous deux la nécessité péremptoire d’une coopération contre un ennemi commun. Et apparemment elle ne fut pas reprise pendant les temps qui succédèrent immédiatement au retour des Athéniens dans leur pays ; du moins on nous parle de tous deux comme étant en service effectif et occupant des postes éminents. Themistoklês se fait remarquer comme l’auteur des murs de la ville et l’architecte de Peiræeus ; Aristeidês est commandant de la flotte et le premier organisateur de la confédération de Dêlos. De plus, nous croyons découvrir un changement dans le caractère de ce dernier. Il avait cessé d’être le champion des anciens intérêts des agriculteurs athéniens contre Themistoklês en tarit que créateur des innovations maritimes. Ces innovations étaient alors, depuis la bataille de Salamis, devenues un fait accompli ; fait d’une influence toute-puissante sur les destinées et le caractère publics aussi bien que privés des Athéniens. Pendant l’expatriation à Salamis, tout homme, riche ou pauvre, propriétaire foncier ou artisan, avait été pour le moment marin, et l’anecdote de Kimôn, qui consacra dans l’acropolis la bride de son cheval comme signe qu’il était sur le point de passer de la cavalerie au service à bord[14], est un type de ce changement de sentiment qui doit avoir été plus ou moins marqué dans l’esprit de tous les hommes riches à Athènes. Dorénavant la flotte est chère à tout homme comme la grande force, offensive et défensive, de l’État, caractère avec lequel tous les chefs politiques s’accordent à l’accepter. Nous devons ajouter en même temps que ce changement ne fut accompagné d’aucun détriment causé soit à l’armée de terre, soit à la culture du sol en Attique, qui, comme nous le verrons, acquirent toutes deux un développement extraordinaire pendant l’intervalle qui sépare la guerre des Perses de celle du Péloponnèse. Toutefois les trirèmes et les hommes qui les montaient, pris collectivement, étaient alors l’élément déterminant dans l’État. De plus, les hommes dont se composaient leurs équipages ne faisaient que de revenir de Salamis ; ils sortaient tout récemment d’un théâtre d’épreuves et de dangers ; ils venaient de recueillir une victoire qui avait égalisé pour le moment tous les Athéniens comme victimes, comme combattants et comme patriotes. Cette prédominance du mouvement maritime, étant devenue prononcée immédiatement après le retour de Salamis, fut encore fort accrue par la construction et la fortification du Peiræeus, — nouvelle Athènes maritime aussi considérable que l’ancienne ville de l’intérieur, — aussi bien que par la formation inattendue de la confédération à Dêlos, avec tout son avenir inconnu et tous ses devoirs, source d’ardeur pour les confédérés.

Le changement politique qui en résulta dans Athènes ne fut pas moins important que le changement militaire. « La multitude maritime, cause de la victoire de Salamis[15], et instrument de la nouvelle vocation d’Athènes comme chef de la confédération Mienne, parait maintenant prédominer aussi dans la constitution politique ; nullement comme classe séparée ou privilégiée, mais comme pénétrant toute la masse, fortifiant le sentiment démocratique, et protestant contre toutes les inégalités politiques reconnues. Dans le fait, pendant la lutte à Salamis, toute la cité d’Athènes n’avait pas été autre chose qu’une multitude maritime, dans laquelle les propriétaires et les principaux personnages avaient été confondus, jusqu’à ce que, par les efforts de tous, la patrie commune eût été reconquise. Et il n’était pas vraisemblable que cette multitude, après une période pénible d’égalité forcée, pendant laquelle les privilèges politiques avaient été effacés, acquiescerait patiemment au rétablissement complet de ces privilèges, une fois revenue dans ses foyers. Nous voyons par l’actif sentiment politique du peuple allemand, après les grandes luttes de 1813 et de 1814, combien un effort militaire énergique et heureux du peuple en liberté, uni à la souffrance de peines sérieuses, contribue à stimuler le sens de dignité politique et le besoin de droits civiques développés ; et si telle est la tendance même dans un peuple habituellement passif sur de tels sujets, à plus forte raison devait-on s’attendre à, la trouver dans la population athénienne, qui avait traversé une éducation antérieure de près de trente années sous la démocratie de Kleisthenês. A l’époque où cette constitution fut établie pour la première fois[16], elle était peut-être la plus démocratique qui fût en Grèce. Elle avait fonctionné extrêmement bien, et avait répandu dans le peuple un sentiment favorable à des droits civiques égaux et hostile aux privilèges avoués ; de sorte que les impressions faites par la lutte à Salamis trouvèrent l’esprit populaire préparé à les recevoir.

Bientôt après le retour en Attique, la constitution kleisthénéenne fut agrandie en ce qui regarde l’éligibilité aux magistratures. D’après cette constitution, la quatrième ou dernière classe sur le cens solonien, comprenant la grande majorité des citoyens, n’était pas admissible aux charges de l’État, bien qu’elle possédât des votes en commun avec le reste : aucune personne n’était éligible pour être magistrat si elle n’appartenait à, l’une des trois plus hautes classes. Cette restriction fut annulée alors, et l’éligibilité étendue à, tous les citoyens. Nous pouvons apprécier la force de sentiment avec laquelle cette réforme fut demandée quand nous trouvons qu’elle fut proposée par Aristeidês, homme le contraire de ce qu’on appelle un démagogue, et ami zélé de la constitution kleisthénéenne. Aucun système politique n’aurait fonctionné après la guerre des Perses, qui excluait formellement la multitude maritime de la possession des magistratures. J’imagine plutôt (comme je l’ai déjà, dit dans le chapitre 13 du tome V de cette Histoire) que l’élection des magistrats fut conservée encore après, et non pas changée en tirage au sort pendant un certain temps, bien que ce ne fût pas pour longtemps. Ce que le sentiment public demandait d’abord, c’était la reconnaissance du principe égal et ouvert à ‘tous ; après une expérience d’un certain laps de temps on trouva que les hommes pauvres, bien qu’ayant la capacité légale pour être choisis, l’étaient de fait rarement : ensuite vint le sort, pour leur donner une chance égale à celle des riches. Le principe de sortitio, ou choix par le sort, ne fut jamais appliqué (comme je l’ai fait remarquer auparavant) à toutes les charges à Athènes, — jamais par exemple aux stratêgi ou généraux, dont les fonctions étaient plus importantes et imposaient une plus grande responsabilité que celles de toute autre personne au service de l’État, et qui continuèrent toujours d’être choisis par mains levées.

Dans la nouvelle position dans laquelle Athènes était alors jetée, avec une si grande extension de ce qu’on peut appeler ses relations étrangères, et avec une confédération qui imposait la nécessité,d’un service militaire lointain, les fonctions des stratêgi tendaient naturellement à devenir à la fois plus absorbantes et plus compliquées ; tandis que l’administration civile devint plus fatigante, sinon plus difficile, par suite de l’agrandissement de la cité et de l’agrandissement -plus considérable encore de Peiræeus, menant à un accroissement de la population urbaine et surtout à un accroissement des metœki ou hommes résidants, ne jouissant pas de franchises. Et ce fut probablement vers cette période, pendant les années qui succèdent immédiatement à la bataille de Salamis, — quand la force des anciennes habitudes et de la tradition avait été affaiblie en partie par tant de nouveautés excitantes, — que l’on retira complètement aux archontes les devoirs politiques et judiciaires, et qu’on les confina dans l’administration civile où judiciaire. A la bataille de Marathon, le polémarque est un commandant militaire, président des dix stratêgi[17] : nous ne le connaissons dans la suite que comme un magistrat civil, administrant la justice aux metœki ou hommes ne jouissant pas de franchises, tandis que les stratêgi s’acquittent de leurs devoirs militaires sans lui : changement assez semblable à celui qui s’effectua à Rome, quand le préteur fut créé pour se charger de la partie judiciaire des vastes attributions primitives du consul. Je pense que cette altération indiquant, comme elle le fait, un changement dans le caractère des archontes en général, a dû s’opérer à l’époque à laquelle nous sommes parvenu maintenant[18], temps où les établissements athéniens de tous côtés demandaient une répartition plus exacte de fonctionnaires. La distribution de tant de corps de fonctionnaires athéniens pour remplir les devoirs en partie dans la cité, en partie dans le Peiræeus, ne peut avoir commencé qu’après cette période, quand Peiræeus avait été élevé par Themistoklês à la dignité de ville, de forteresse et de port de l’État. Ces conseils étaient les Astynomi et les Agoranomi, qui maintenaient la police des rues et des marchés, — les Metronomi, qui veillaient sur les poids et mesures, — les Sitophylakes, qui faisaient exécuter divers règlements de l’État relatifs à la garde et à la vente du blé, — avec divers autres qui agissaient non moins au Peiræeus que dans la ville[19]. Nous pouvons présumer que chacun de ces conseils fut créé dans l’origine selon que le besoin paraissait le demander, à une période plus avancée que celle à laquelle nous sommes arrivé maintenant ; la plupart de ces devoirs de détail ayant d’abord été remplis par les archontes, et dans la suite (quand ces derniers devinrent trop chargés d’occupation) confiés à des administrateurs séparés. Le changement spécial et important qui caractérisa la période suivant immédiatement la bataille de Salamis, fut la ligne plus exacte tirée entre les archontes et les stratêgi ; le département des affaires étrangères et militaires assigné entièrement aux stratêgi, et les archontes rendus magistrats purement civils, — chargés de l’administration aussi bien que de la justice : tandis que la première création des conseils nommés ci-dessus fut probablement un agrandissement ultérieur qui résultait de l’accroissement de la population, du pouvoir et du commerce, entre la guerre des Perses et celle du Péloponnèse. Ce fut par quelques mesures de ce genre que l’administration athénienne atteignit graduellement ce développement complet qu’elle présente en pratique pendant le siècle qui commence à la guerre du Péloponnèse, et auquel se rapportent presque tous nos renseignements positifs et directs.

Aristeidês semble avoir sympathisé avec cette expansion tant de sentiment démocratique que d’activité militaire à Athènes. Et la popularité qu’il s’assura ainsi, augmentée probablement par quelque regret de son ostracisme antérieur, était faite pour acquérir de la durée grâce à son caractère droit et incorruptible, mis alors en relief d’une manière frappante par la fonction dont il fut chargé d’établir l’assiette de la taxe à la nouvelle confédération Mienne.

D’autre part, l’ascendant de Themistoklês, bien que si souvent élevé par son génie et son audace politiques incomparables, aussi bien que par l’importance signalée de ses recommandations publiques, fut aussi souvent renversé par la duplicité des moyens qu’il employait et par sa soif éhontée de richesses. De nouveaux adversaires politiques surgirent contre lui, hommes qui entraient dans les sentiments d’Aristeidês, et beaucoup plus violents dans leur antipathie qu’Aristeidês lui-même. Les principaux d’entre eux étaient Kimôn (fils de Miltiadês) et Alkmæôn ; de plus, il semble que les Lacédæmoniens, quoique pleins d’estime pour Themistoklês immédiatement après la bataille de Salamis, lui étaient à ce moment devenus extrêmement hostiles, — changement que peuvent expliquer suffisamment son stratagème relativement aux fortifications d’Athènes, et ses ambitieux projets subséquents par rapport au Peiræeus. L’influence lacédæmonienne, alors assez considérable à Athènes, fut employée pour seconder les combinaisons politiques dirigées contre lui[20]. On dit qu’il offensa par des manifestations de vanité personnelle, — en se vantant continuellement des grands services qu’il avait rendus à l’État, et en élevant une chapelle particulière, attenante à sa maison, en l’honneur d’Artemis Aristoboulê, ou Artemis d’admirable conseil ; précisément comme Pausanias avait irrité les Lacédæmoniens en inscrivant son nom seul sur le trépied delphien, et comme les amis d’Aristeidês avaient déplu aux Athéniens par des éloges sans fin de sa justice[21].

Mais la principale cause de son discrédit fut la prostitution de sa grande influence pour des desseins arbitraires et corrompus. Dans l’état mal assis de tant de communautés grecques différentes, récemment affranchies du joug de la Perse, où il avait à tirer vengeance d’une tyrannie ancienne, des auteurs de méfaits à déposer et peut-être à punir, des exilés à rappeler, et où régnaient tout le trouble et tous les soupçons qui accompagnent un si grand changement de condition sociale aussi bien que de politique étrangère, — l’influence des personnages principaux à Athènes a dû être grande pour déterminer le traitement d’individus en particulier. Themistoklês, placé à la tête d’une escadre athénienne et naviguant parmi les îles, en partie dans dès vues de guerre contre la Perse, en partie pour organiser la nouvelle confédération, — accepta, assure-t-on, des présents sales scrupule, pour exécuter des sentences justes et injustes, — rétablissant quelques citoyens, en chassant d’autres, et mettant même quelques uns à mort. C’est ce que nous apprend un ami et un hôte de Themistoklês, — le poète Timokreôn d’Ialysos dans file de Rhodes, qui avait espéré qu’il serait réintégré par le commandant athénien, mais qui trouva son rétablissement traversé par un présent de trois talents, don de ses adversaires ; de sorte qu’il fut maintenu encore en exil sur l’accusation de mêdisme. Les assertions de Timokreôn, irrité personnellement pour ce motif contre Themistoklês, doivent sans doute être considérées comme passionnées et exagérées ; néanmoins elles sont un précieux souvenir des sentiments du temps, et elles sont beaucoup trop ‘en harmonie avec le caractère général de cet homme éminent pour que nous puissions nous permettre de leur refuser tout crédit. Timokreôn est aussi expressif dans son admiration pour Aristeidês que dans son blâme à l’égard de Themistoklês, qu’il dénonce comme un traître menteur et injuste[22].

Une telle conduite, décrite par ce nouvel Archiloque, même en faisant toute la part de l’exagération, doit avoir fait à la fois haïr et craindre Themistoklês parmi les alliés insulaires, dont l’opinion avait alors une importance considérable pour les Athéniens. Un sentiment semblable s’éleva partiellement contre lui dans Athènes elle-même et semble s’être rattaché à des soupçons d’inclinations perfides à l’égard des Perses. Comme ceux-ci pouvaient offrir les présents les plus élevés, un homme ouvert à la corruption pouvait naturellement être soupçonné de pencher en leur faveur, et si Themistoklês avait rendu contre eux un service extraordinaire, Pausanias l’avait fait également, Pausanias dont la conduite avait subi un changement en mal si fatal. Ce fut la trahison de Pausanias, — soupçonnée et crue par les Athéniens, même quand il commandait à Byzantion, bien qu’elle nie fût prouvée contre lui à Sparte que longtemps après, — qui semble, pour la première fois avoir fait naître aussi la présomption de mêdisme contre Themistoklês, combinée avec les actes de corruption qui souillaient sa conduite publique. Nous devons nous appeler aussi que Themistoklês avait donné quelques prétextes à ces présomptions même par les stratagèmes employés à l’égard de Xerxès, qui présentaient un double aspect, qu’on pouvait expliquer soit dans un sens persan, soit dans un sens grec. Les Lacédæmoniens, hostiles à Themistoklês depuis qu’il les avait joués relativement aux murailles d’Athènes, — et le craignant aussi comme complice supposé du suspect Pausanias, — parvinrent, par des instigations secrètes, et, comme on le dit, par des présents donnés à ses adversaires politiques, à faire porter contre lui à Athènes l’accusation de mêdisme[23]. Mais on ne put fournir de preuve suffisante de l’accusation, que Themistoklês lui-même nia énergiquement, non sans de puissants appels à ses illustres services. Malgré de violentes invectives proférées contre lui par Alkmœôn et par Kimôn, tempérées, il est vrai, par une généreuse modération de la part d’Aristeidês[24], sa défense fut heureuse. Il entraîna le peuple, et fut acquitté. Et non seulement il fut acquitté, mais, comme on pouvait naturellement s’y attendre, une réaction s’opéra en sa faveur. Ses brillantes qualités et ses hauts faits furent mis devant les yeux du public d’une manière a frapper son esprit, et il parut pour le moment acquérir un ascendant plus grand que jamais[25].

Une telle accusation et un tel échec doivent avoir exaspéré au plus haut point l’animosité entre lui et ses principaux adversaires, — Aristeidês, Kimôn, Alkmæôn et autres, et nous ne pouvons guère nous étonner qu’ils fussent désireux de se débarrasser de lui par l’ostracisme. En expliquant ce procédé particulier, j’ai déjà dit qu’il ne pouvait jamais être appliqué à un seul individu séparément et ostensiblement ; et que l’on ne pouvait jamais l’employer, à moins que la nécessité n’en fût clairement prouvée, non seulement aux hommes de parti violents, mais encore au sénat et au peuple assemblés, comprenant naturellement les citoyens plus modérés en proportion considérable. Nous pouvons raisonnablement penser que plus d’un Athénien impartial jugea la conjoncture bien appropriée à l’intervention tutélaire de l’ostracisme, dont l’avantage formel consistait en ce qu’il séparait des adversaires politiques, lorsque l’antipathie qui les divisait menaçait de pousser l’un ou l’autre à des actes extra-constitutionnels, — surtout quand l’un d’eux était Themistoklês, homme à la fois de vastes talents et d’une moralité peu scrupuleuse. Probablement aussi il y en avait plus d’un qui désirait venger l’ostracisme antérieur d’Aristeidês : et enfin, les amis de Themistoklês lui-même, fiers de son acquittement et de sa popularité augmentée en apparence, pouvaient nourrir l’espoir que le vote de l’ostracisme tournerait en sa faveur, et écarterait l’un ou l’autre de ses principaux adversaires politiques. D’après toutes ces circonstances, nous apprenons sans étonnement qu’on eut bientôt après recours à un vote d’ostracisme. Il aboutit à un bannissement temporaire de Themistoklês.

Il se retira en exil, et résidait à Argos, où il emporta des richesses considérables, visitant toutefois par occasion d’autres parties du Péloponnèse[26], — quand arrivèrent à Sparte la découverte du complot de Pausanias, ainsi que celle de sa correspondance, et la mort de ce prince. Dans cette correspondance se trouvèrent des preuves, que Thucydide semble avoir considérées comme réelles et suffisantes, de la participation de Themistoklês. Ephore et d’autres admettent qu’il fut sollicité par Pausanias, et qu’il connut ses plans, — mais qu’il les tint secrets, tout en refusant d’y donner son concours[27]. Probablement après son exil il y prit une part plus décidée qu’auparavant ; il était bien placé pour ce dessein à Argos, ville non seulement ennemie de Sparte, mais fortement réputée pour avoir été en collusion avec Xerxès lors de son invasion en Grèce. Dans cette occasion les Lacédæmoniens envoyèrent à Athènes porter publiquement une accusation formelle de trahison contre lui, et insister sur la nécessité de le juger comme criminel panhellénique devant l’assemblée des alliés réunie à Sparte[28].

Cette dernière requête aurait-elle été accordée, ou Themistoklês aurait-il été jugé à Athènes ? c’est ce que nous ne pouvons pas dire : car il n’eut pas plus tôt appris que des envoyés communs de Sparte et d’Athènes avaient été expédiés pour l’arrêter, qu’il s’enfuit sur-le-champ d’Argos pour se rendre à Korkyra. Les habitants de cette île, bien qu’ils lui dussent de la reconnaissance et fussent favorablement disposés pour lui, n’osèrent pas le protéger contre les deux États les plus puissants de la Grèce, mais ils l’envoyèrent au continent voisin. Ici toutefois, étant encore suivi à la trace par le envoyés, il fut obligé de chercher protection auprès d’un homme qu’il avait formellement traversé dans une demande à Athènes, et qui était devenu son ennemi personnel — Admêtos, roi des Molosses. Heureusement pour lui, au moment où il arriva, Admêtos n’était pas à la maison, et Themistoklês, se présentant comme suppliant à son épouse, sut se concilier si complètement sa sympathie qu’elle plaça son enfant dans ses bras et l’établit dans le foyer avec toute la solennité de la supplication pour apaiser son époux. Aussitôt qu’Admêtos revint, Themistoklês lui fit connaître son nom, ses persécuteurs et son danger, sollicitant sa protection comme un suppliant sans espoir réduit à la dernière extrémité. Il fit appel à la générosité du prince épirote, le priant de ne pas se, venger d’un homme actuellement sans défense, pour une offense faite dans des circonstances très différentes, et pour une offense aussi, après tout, qui n’avait pas une importance capitale, tandis que la protection sollicitée maintenant était pour le suppliant une question de vie ou de mort. Admêtos le releva du foyer avec l’enfant dans ses bras, — preuve qu’il acceptait l’appel et s’engageait à le protéger ; il refusa de le livrer aux envoyés, et enfin le renvoya seulement sur le désir qu’il exprima d’aller rendre visite au roi Perse. Deux guides macédoniens le conduisirent par les montagnes jusqu’à Pydna dans le golfe Thermaïque, où il trouva un bâtiment marchand prêt à faire voile polis la côte d’Asie Mineure, et prit passage à bord, ni le patron ni l’équipage ne sachant son nom. Une malencontreuse tempête poussa le vaisseau sur l’île de Naxos, assiégée en ce moment par un armement athénien. S’il avait été forcé d’y aborder il aurait été naturellement reconnu et saisi ; mais sa finesse habituelle ne l’abandonna pas. Après avoir fait connaître et son nom et le péril qui l’attendait, il conjura le patron de l’aider à le sauver et de ne permettre à aucun homme de l’équipage de descendre à terre ; le menaçant, si par quelque accident il était découvert, de l’entraîner dans sa ruine, en le représentant comme un complice que l’argent avait déterminé à faciliter la fuite de Themistoklês ; d’autre part, dans le cas où il le sauverait, il lui promit une récompense considérable. Ces promesses et ces menaces eurent du poids sur l’esprit du patron, qui retint son équipage et le força de louvoyer pendant un jour et une nuit à la hauteur de la côte, sans chercher à débarquer. Après ce dangereux intervalle, la tempête se calma, et le vaisseau atteignit Ephesos en sûreté[29].

C’est ainsi que Themistoklês, après une série de périls, se trouva sain et sauf sur le côté persan de la mer Ægée. A Athènes il fut déclaré traître, et ses biens furent confisqués ; néanmoins, (comme il arrivait fréquemment dans des cas de confiscation), ses amis cachèrent une somme considérable et la lui envoyèrent en Asie, avec l’argent qu’il avait laissé à Argos, de sorte qu’il put ainsi récompenser libéralement le capitaine du navire qui l’avait sauvé. En faisant toute cette déduction, le bien qu’il possédait, qui n’était pas de nature à être caché, et qui en conséquence fut saisi réellement, se trouva monter à quatre-vingts talents, selon Théophraste, — à cent talents, selon Théopompe. En opposition avec cette somme considérable, il est triste d’apprendre qu’il avait commencé sa carrière politique avec une fortune qui ne dépassait pas trois talents[30]. La pauvreté d’Aristeidês à la fin de sa vie présente un contraste frappant avec l’enrichissement de son rival.

L’évasion de Themistoklês et ses aventures en Perse semblent avoir fourni un sujet favori pour l’imagination et l’exagération d’auteurs, un siècle plus tard. Nous avons ainsi une foule d’anecdotes qui contredisent, soit directement, soit par induction, le simple récit de Thucydide. Ainsi on nous dit qu’au moment où il se sauvait de chez les Grecs, le roi de Perse aussi avait mis sa tête à prix pour une somme de 200 talents, et que quelques Grecs, sur la côte d’Asie, le guettaient pour le prendre, en vue de cette récompense ; qu’il fut forcé de se cacher soigneusement près de la côte, jusqu’à ce qu’on trouvât le moyen de l’envoyer à Suse, dans une litière fermée, sous prétexte que c’était une femme destinée au harem du roi ; que Mandanê, sœur de Xerxès, insista pour qu’on le lui livrât en expiation de la perte de son fils à la bataille de Salamis ; qu’il apprit le persan assez bien, et discourut dans cette langue, assez éloquemment. pour se procurer un acquittement de la part des juges persans, quand il fut mis en jugement à cause de l’importunité de Mandanê ; que les officiers de la maison du roi, à Suse, et les satrapes, dans son voyage de retour, le menacèrent d’autres périls encore ; qu’il fut admis à voir le roi en personne, après avoir reçu du chambellan une leçon sur l’indispensable devoir de se prosterner devant lui pour lui rendre hommage., etc., avec plusieurs autres détails non certifiés[31], qui nous font bien plus apprécier le récit de Thucydide. En effet, Éphore, Deniô, Klitarque et Hêraklide, de qui ces anecdotes paraissent tirées pour la plupart, affirmaient même que Themistoklês avait trouvé Xerxès lui-même en vie et l’avait vu, tandis que Thucydide et Charôn, les deux auteurs contemporains (car le premier est presque contemporain), assuraient que, quand-il arriva, Xerxès était mort récemment, et qu’il trouva son fils Artaxerxés sur le trône.

Suivant Thucydide, l’éminent exilé ne semble pas avoir été exposé au moindre danger, en Perse. Il se présenta comme un transfuge de la Grèce et fut accepté comme tel : en outre, — ce qui est plus étrange, bien que ce semble vrai, — il fut reçu comme un bienfaiteur réel du roi persan, et comme une victime des Grecs à cause de telles dispositions, — par suite de ses communications faites à Xerxès, relativement à la retraite que les Grecs avaient eu l’intention d’exécuter à Salamis, et à la destruction projetée du pont de l’Hellespont. Il fut conduit par quelques Perses de la côte jusqu’à Suse, où il adressa au roi une lettre conçue dans les termes suivants, tels que, probablement aucun roi européen moderne n’en tolérerait de pareils, si ce n’est d’un quaker : Moi, Themistoklês, je surs venu vers toi, ayant fait à ta maison plus de mal qu’aucun autre Grec, tant que je fus forcé, dans mon propre intérêt, de résister à l’attaque de ton père, — mais lui ayant aussi fait encore plus de bien, quand j’ai pu le faire sans péril pour moi-même, et quand sa retraite était en danger. Une récompense m’est due encore pour mon ancien service ; de plus, je suis maintenant ici, chassé par les Grecs, par suite de, mon attachement pour toi[32], mais capable encore de te servir très efficacement. Je désire attendre une année et ensuite venir devant toi, en personne, pour t’expliquer mes plans.

Les interprètes persans, qui lurent cette lettre à Artaxerxés Longue-Main, rendirent-ils exactement son expression brève et vraie, c’est- ce que nous ignorons ; mais elle fit sur lui une forte impression, combinée avec la réputation antérieure de son auteur, — et il accorda volontiers la requête de délai bien qu’il nous soit difficile de croire qu’il fut si transporté qu’il témoigna sa joie en offrant immédiatement un sacrifice aux dieux, en se livrant dans une mesure inaccoutumée à la joie du festin, et en criant trois fois dans son sommeil : J’ai conquis Themistoklês l’Athénien, — comme l’apprit Plutarque de quelques-unes de ses autorités[33]. Dans le courant de l’année qui lui avait été accordée, Themistoklês avait appris assez bien la langue et les coutumes des. Perses- pour, pouvoir- communiquer personnellement avec le roi et acquérir sa confiance. Aucun Grec (dit Thucydide) n’était jamais auparavant parvenu à une influence et à une position si grandes à la cour de Perse. Il déploya alors son habileté en exposant ses plans pour l’asservissement de la Grèce à la Perse, plans par lesquels fut évidemment captivé l’esprit du monarque, qui le récompensa en lui donnant une épouse persane et de grands présents, et qui l’envoya à Magnêsia sur le Mæandros, non loin de la côte d’Iônia. Les revenus du district qui entourait la ville, montant à la somme considérable, de cinquante talents par an, lui furent assignés pour le pain ; ceux du port de mer de Myonte, qui était voisin, pour articles propres à servir d’assaisonnement à son pain, qui était toujours compté comme la principale nourriture : ceux de Lampsakos sur l’Hellespont, pour le vin[34]. Comme nous ne connaissons pas le montant de ces deux derniers articles, nous ne pouvons pas déterminer le total du revenu que recevait Themistoklês ; mais on ne peut douter, à en juger parles revenus de Magnêsia seille, qu’il n’ait fait un grand profit pécuniaire à changer de pays. Après avoir visité diverses parties de l’Asie[35], il vécut pendant un certain temps à Magnêsia, ville dans laquelle sa famille vint le rejoindre, venant d’Athènes.

Combien de temps dura son séjour à Magnêsia, c’est ce que nous ignorons ; mais vraisemblablement il fut assez long pour lui permettre d’acquérir l’estime locale et de laisser derrière lui des souvenirs. A la fin, il mourut de maladie, à l’âge de soixante-cinq ans, sans avoir fait aucune démarche pour l’accomplissement de ces expéditions victorieuses qu’il avait promises à Artaxerxés. Que la maladie ait été la cause réelle de sa mort, c’est ce que nous pouvons croire sur l’assertion précise de Thucydide[36], qui en même temps mentionne une rumeur, qui circulait en partie à son époque, de poison pris volontairement, par suite d’une pénible certitude de la part de Themistoklês lui-même que les promesses qu’il avait faites ne pourraient jamais être accomplies ; nouvelle preuve de la tendance générale à entourer les dernières années de cet homme distingué d’aventures qui fissent impression, et à honorer ses derniers moments de la renaissance d’un sentiment non indigne de son ancien patriotisme. Il se peut que ce bruit ait été mis à dessein en circulation par ses amis et par ses parents, afin de concilier quelques égards à sa mémoire, puisque ses fils continuèrent encore d’être citoyens à Athènes, et que ses filles y furent mariées. Ses amis dirent de plus qu’ils avaient rapporté ses ossements en Attique sur sa recommandation formelle, et qu’ils les avaient ensevelis secrètement et à l’insu des Athéniens : car il n’était pas permis d’enterrer dans le sol attique un traître condamné. Si cependant nous supposons même que cette assertion fût vraie, personne ne pouvait désigner avec certitude l’endroit où cet enterrement s’était effectué. Et il ne semble pas, quand nous remarquons les expressions circonspectes de Thucydide[37], qu’il fût lui-même convaincu du fait. De plus, nous pouvons affirmer avec confiance que les habitants de Magnêsia, quand ils montraient le magnifique tombeau élevé en honneur de Themistoklês, sur leur place du marché, étaient persuadés que ses ossements y étaient réellement renfermés.

Aristeidês mourut environ trois ou quatre ans après l’ostracisme de Themistoklês[38] ; mais relativement au lieu de sa mort et à la manière dont il mourut, il y avait plusieurs contradictions entre les auteurs que Plutarque avait sous les yeux. Quelques-uns affirmaient qu’il périt au service étranger dans le Pont-Euxin ; d’autres, qu’il mourut dans sa patrie, au milieu de l’estime et de la douleur universelles de ses concitoyens. Un troisième récit, limité à la seule assertion de Kratêros, et vivement repoussé par Plutarque, représente Aristeidês comme ayant été faussement accusé devant les juges athéniens et condamné à une amende de cinquante mines, sur l’allégation qu’il avait reçu des présents pendant qu’il établissait l’assiette du tribut payable par les alliés, — amende qu’il ne fut pas en état de payer, ce qui l’obligea à se retirer en 18nia, où il mourut. En écartant ce dernier récit, nous ne trouvons rien de certain au sujet de sa mort si ce n’est un seul fait, — mais ce fait est en même temps le plus honorable de tous ; — c’est qu’il mourut très pauvre. On dit même qu’il ne laissa pas de quoi payer ses funérailles, — qu’une sépulture lui fut fournie à Phalêron, aux dépens du public, outre un beau présent fait à son fils Lysimachos et une dot ‘donnée à chacune de ses deux filles. Toutefois, pendant les deux ou trois générations suivantes, ses descendants continuèrent encore d’être pauvres, et même à ce moment éloigné quelques-uns d’entre eux recevaient des secours du trésor public, dus au souvenir de cet homme incorruptible qu’ils comptaient parmi leurs ancêtres. Prés d’un siècle et demi plus tard, on pouvait voir à Athènes, prés de la chapelle de Iacchos, un homme pauvre, nommé Lysimachos, descendant d’Aristeidês le Juste, qui portait une tablette mystérieuse et gagnait sa chétive subsistance de deux oboles en interprétant les songes des passants. Demêtrios le Phaléréen obtint du peuple, pour la mère et la tante de ce pauvre homme, une petite pension journalière[39]. Sur tous ces points. le contraste est marqué si nous comparons Aristeidês avec Themistoklês. Ce dernier, après s’être distingué par une fastueuse dépense à Olympia, et par une victoire chorégique à Athènes, avec peu de scrupule quant au moyen de l’acquérir, — finit sa vie à Magnêsia, au sein d’une honteuse opulence plus grande que jamais et laissa une postérité enrichie tant dans cette ville qu’à Athènes. Plias de cinq siècles après, son descendant, l’Athénien Themistoklês, assistait aux levons du philosophe Ammonius à Athènes, comme camarade et ami de Plutarque lui-même[40].

 

 

 



[1] Thucydide, V, 18 ; Plutarque, Aristeidês, c. 24. Plutarque avance que les alliés demandèrent expressément aux Athéniens d’envoyer Aristeidês pour établir l’assiette du tribut. Cela n’est pas du tout probable : Aristeidês, comme commandant du contingent athénien sous Pausanias, était à Byzantion quand éclata le soulèvement des Ioniens contre le général spartiate, et ce fut à lui qu’ils s’adressèrent pour être protégés. Comme tel, il était naturellement désigné pour être chargé des devoirs qui tombaient en partage à Athènes, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’il fût demandé spécialement dans ce but.

Plutarque dit encore qu’une certaine contribution avait été levée sur les Grecs pour la guerre, même pendant l’hégémonie de Sparte. Cette assertion aussi est extrêmement improbable.

L’hégémonie de Sparte n’occupe qu’une seule campagne, dans laquelle Pausanias avait le commandement. Les Grecs ioniens envoyèrent leurs vaisseaux à la flotte, ce qui fut tenu pour suffisant, et il n’y eut pas de temps pour calculer un changement en argent.

Pausanias dit, mais je crois d’une manière tout à fait erronée, que le nom d’Aristeidês fut privé de l’honneur qu’il méritait parce qu’il fut le premier qui έταξε φόρους τοϊς Έλλησι (Pausanias, VIII, 52, 2). Ni l’assiette établie par Aristeidês, ni son nom ne manquèrent un instant de popularité.

Aristote emploie le nom d’Aristeidês comme symbole d’une probité sans pareille (Rhetor., II, 24, 2).

[2] Thucydide, I, 95, 96.

[3] Hérodote, VII, 106.

[4] Thucydide, V, 18.

[5] Cornélius Nepos dit qu’il fut condamné à une amende (Pausanias, c. 2), ce qui n’est ni mentionné par Thucydide, ni du tout probable, si l’on considère les circonstances subséquentes qui se rattachent à lui.

[6] Thucydide, I, 130. 131. Ces mots semblent impliquer qu’il avait acquis une forte position dans la ville.

[7] C’est à cette époque que je rapporte la mission d’Arthmios de Zeleia (ville asiatique, entre le mont Ida et la côte méridionale de la Propontis), envoyé pour gagner autant de Grecs qu’il pourrait an moyen de l’or persan. Dans le cours de sa visite en Grèce, Arthmios vint à Athènes. Son projet fut découvert, et il fut obligé de fuir ; tandis que les Athéniens, à la prière de Themistoklês, rendirent dans leur indignation un décret, le déclarant lui et sa race ennemis d’Athènes et de tous les alliés de cette ville, — et proclamant que quiconque le tuerait serait tenu pour innocent, parce qu’il avait apporté de l’or persan pour corrompre les Grecs. Ce décret fut gravé sur une colonne d’airain, et placé comme souvenir dans l’acropolis, où il était près de la brande statue d’Athênê Promachos, même du temps de Démosthène et des orateurs ses contemporains. Voir Démosthène, Philippic, III, c. 9, p. 122, et De Fals. Legat., c. 76, p. 428 ; Æschine, cont. Ktesiph., ad fin., Harpocration, v. Άτιμος. — Dinarque, cont. Aristogeit., sect. 25, 26.

Plutarque (Themistoklês, c. 6, et Aristeidês, t. II, p. 218) nous dit que Themistoklês proposa ce décret contre Arthmios et le fit passer. Plais Plutarque le rapporte au temps où Xerxês était sur le point d’envahir la Grèce. Or, il me paraît que l’incident ne peut pas bien appartenir à ce moment. Xerxês ne comptait pas sur le pouvoir des présents, mais sur d’autres moyens différents pour conquérir la Grèce ; en outre, la teneur même du décret prouve qu’il a dû être rendu après la formation de la confédération de Dêlos ; — car il déclare Arthmios ennemi d’Athènes et de tous les alliés d’Athènes. Pour un homme natif de Zeleia, ce pouvait être une punition sérieuse que d’être exclu et proscrit de toutes les villes alliées d’Athènes, beaucoup d’entre elles étant sur la côte d’Asie. Je ne connais pas de moment auquel on puisse aussi convenablement rapporter la mission d’Arthmios que celui-ci où Pausanias et Artabazos étaient occupés dans cette même partie de l’Asie à former des complots pour gagner une partie de la Grèce. Pausanias fut occupé ainsi pendant quelques années — avant le bannissement de Themistoklês.

[8] Thucydide, I, 131.

[9] Thucydide, I, 131.

Le mot διαπραξάμενος indique d’abord que Pausanias lui-même provoqua les efforts qui devaient lui faire rendre la liberté, — ensuite qu’il en vint à un arrangement sous main ; très probablement par un présent, bien que le mot ne l’implique pas nécessairement. Le scholiaste le dit d’une manière claire : Χρήματι καί λόγοις διαπραξάμενος δηλόνοτι διακρουσάμενος τήν κατηγορίαν. Le docteur Arnold traduit διαπραξάμενος ayant réglé l’affaire.

[10] Aristote, Politique, IV, 13, 13 - V, 1, 5 - V, 6, 2 ; Hérodote, V, 32. Aristote appelle Pausanias roi, bien qu’il ne fût que régent ; la vérité est qu’il avait toute la puissance d’un roi spartiate, et vraisemblablement plus, si nous comparons son traitement avec celui du roi proklide Léotychidês.

[11] Thucydide I, 132.

[12] Diodore, XI, 45 ; Cornelius Nepos, Pausanias, c. 5 ; Polyen, VIII, 51.

[13] Thucydide, I, 133, 134 ; Pausanias, III, 17, 9.

[14] Plutarque, Kimôn, c. 8.

[15] Aristote, Politique, V, 3, 5. Thucydide, 72 et passim.

[16] Pour la constitution de Kleisthenês, voir Tome V., ch. 13 de cette Histoire.

[17] Hérodote, VI, 109.

[18] Aristote, Πολιτειών, Fragm. 47, éd. Neumann. Harpocration, v. πολέμαρχος ; Pollux, VIII, 91. cf. Meier und Schoemann, der Attische Prozess, ch. 2. p. 50 sqq.

[19] V. Aristote, Πολιτειών, Fragm. 2, V, XXIII, XXVIII, I, éd. Neumann ; Schoemann, Antiq. Jur. publ. Græc., c. 41, 42, 43.

[20] Plutarque, Kimôn, c. 16 ; Scholie 2, ad Aristophane, Equit., 84.

[21] Plutarque (Themistoklês, c. 22 ; Kimôn, c. 5-8 ; Aristeidês, c. 25) ; Diodore, XI, 54.

[22] Plutarque, Themistoklês, c. 21.

[23] Cette accusation de trahison portée contre Themistoklês à Athènes, axant son ostracisme, et à l’instigation des Lacédæmoniens, — est mentionnée par Diodore (XI, 54). Thucydide et Plutarque ne font mention que de la seconde, accusation, après son ostracisme. Mais Diodore a rendu son récit confus, en supposant que la première accusation avancée à Athènes le fut après que le complot de Pausanias eut été complètement découvert et sa correspondance révélée ; tandis que ces derniers événements, venant après la première accusation, fournirent de nouvelles preuves inconnues auparavant et amenèrent ainsi la seconde, après que Themistoklês avait été frappé d’ostracisme. Mais Diodore nous a conservé la mention importante de cette première accusation à Athènes, suivie du jugement, de l’acquittement et de la glorification temporaire de Themistoklês, — et précédant son ostracisme.

L’accusation qui, selon Plutarque, fut portée contre Themistoklês par Leôbotas, fils d’Alkmœôn, sur la demande des Spartiates, se rapporte probablement à cette première, où Themistoklês fut acquitté. Car lorsque Themistoklês fut traduit en justice, après que Pausanias eut été découvert, il ne voulut pas rester, et il n’y eut pas réellement de procès. Il n’est donc pas vraisemblable que le nom de l’accusateur fût conservé (Plutarque, Themistoklês, c. 23).

Cf. la secondé scholie sur Aristophane, Equit., 84, et Aristide, Orat. 46. Ύπέρ τών Τεττάρων (vol. II, p. 318, éd. Dindorf, p. 243, Jebb).

[24] Plutarque, Aristeidês, c. 25.

[25] Diodore, XI, 54.

[26] Thucydide, I, 137.

Je suis M. Fynes Clinton en considérant l’année 471 avant J.-C. comme la date de l’ostracisme de Themistoklês. Il peut en être probablement ainsi. Il n’y a pas de preuve qui le contredise positivement ; mais je crois que M. Clinton l’avance avec trop d’assurance, en ce qu’il admet que Diodore comprend, dans les chapitres qu’il consacre à un seul archonte, des événements qui doivent s’être passés dans plusieurs années différentes (V. Fast. Hellen., 471 avant J.-C.).

Après l’expédition que commandait Pausanias, nous n’avons aucune date à la fois certaine et exacte, jusqu’à ce que nous arrivions à la mort de Xerxès, où Diodore ‘est confirmé par le Canon des rois persans, 465 avant J.-C. Ce dernier événement détermine par une approximation et une induction exactes la fuite de Themistoklês, le siége de Naxos et la mort de Pausanias. Pour les autres événements de cette période, nous sommes réduit à une approximation plus vague, et nous ne pouvons guère reconnaître antre chose que leur ordre de succession.

[27] Thucydide, I, 135 ; Éphore, ap. Plutarque, De Malignit. Herod., c. 5, p. 855 ; Diodore, II, 54 ; Plutarque, Themistoklês, c. 23.

[28] Diodore, XI, 55.

[29] Thucydide, I, 137. Cornélius Nepos (Themistoklês, c. 8) suit en grande partie Thucydide, et déclare le faire ; toutefois il n’est pas très exact, surtout relativement aux relations entre Themistoklês et Admêtos. Diodore (XI, 56) semble suivre principalement d’autres guides, comme Plutarque le fait aussi dans mie grande mesure (Themistoklês, c. 24-26). Il y avait évidemment des récits différents de son voyage, qui le représentaient comme arrivant, non à Ephesos, mais à l’éolienne Kymê. Diodore ne mentionne pas son voyage sur mer.

[30] Plutarque, Themistoklês, c. 25 ; Kritias, ap. Élien, V. H., X, 17 : Cf. Hérodote, VIII, 12.

[31] Diodore, XI, 56 ; Plutarque, Themistoklês, c. 24-30.

[32] Proditionem ultro imputabant (dit Tacite, Hist., II, 60, relativement à Paullinus et à Proculus, généraux de l’armée d’Othon, quand ils se rendirent à Vitellius, après la défaite de Bebriacum), spatium longi ante prœlium itineris, fatigationem Othonianorum, permixtum vehiculis agmen ac pleraque fortuita fraudi suæ adsignantes. Et Vitellius credidit de perfidia et fidem absolvit.

[33] Plutarque, Themistoklês, c. 28.

[34] Thucydide, I, 138 ; Diodore, II, 57. Outre les trois villes mentionnées ci-dessus, Neanthês et Phanios représentent le don comme étant encore plus complet et plus spécifique ; ils disent que Perkôte fut donnée à Themistoklês pour le coucher, et Palæskêpsis pour les vêtements (Plutarque, Themistoklês, c. 29 ; Athénée, I, p. 29).

Ceci semble avoir été une forme fréquente de présents des rois perses et égyptiens à leurs épouses, à, leurs parents ou à leurs amis, — don fait nominalement pour satisfaire quelque goût ou quelque besoin particulier. V. une note du Dr Arnold sur le passage de Thucydide. Toutefois je doute de son assertion sur la taxe foncière ou redevance. Je ne pense pas que ce fût un dixième ou un cinquième- du produit du sol dans ces districts qui fut accordé à Themistoklês, mais la portion du revenu royal ou tribut qu’on. y levait. Les rois perses ne prenaient pas la peine d’asseoir et de percevoir le tribut. Probablement ils laissaient ce soin aux habitants eux-mêmes, pourvu que là somme totale fut dûment payée.

[35] Plutarque, Themistoklês, c. 31. Πλανώμενος περί τήν Άσίαν. Ce détail semble assez probable, bien que Plutarque le rejette.

[36] Thucydide, I, 138.

Cette histoire courante, aussi ancienne qu’Aristophane (Equit., 83, cf. les scholies), alléguait que Themistoklês s’était empoisonné en buvant du sang de taureau (v. Diodore, VI, 58). Diodore assigne à cet acte d’empoisonnement un caractère encore plus sublime et plus patriotique, en le rattachant à un dessein de la part de Themistoklês d’empêcher le roi de l’erse de faire la guerre à la Grèce.

Plutarque (Themistoklês, c. 31, et Kimôn, c. I8) et Diodore avancent tous deux comme un fait incontestable, que Themistoklês mourut en s’empoisonnant ; ils omettent même de mentionner l’assertion de Thucydide, qu’il mourut de maladie. Cornélius Nepos (Themistoklês, c. 10) suit Thucydide. Cicéron (Brutus, c. 11) rapporte le récit du suicide par le poison à Klitarque et à Stratoklês, le reconnaissant contraire à Thucydide. Il met dans la bouche de son interlocuteur Atticus un juste blâme de la facilité avec laquelle la vérité historique était sacrifiée à un but de rhétorique.

[37] Thucydide, I, 138.

Cornélius Nepos, qui copie ici Thucydide, donne ce renseignement par erreur, comme si Thucydide l’avait affirmé lui-même : Idem (se. Thucydide) ossa ejusdem in Attica ab amicis sepulta, quoniam legibus non concederetur, quod proditionis esset damnatus, memoriæ prodidit. Cet exemple montre la hâte ou l’inexactitude avec laquelle ces auteurs secondaires citent si souvent. Thucydide n’est certainement pas un témoin en fureur du fait. S’il est quelque chose, on peut dire qu’il compte tant soit peu en sens contraire.

Plutarque (Themistoklês, c. 32) montre que la sépulture de Themistoklês, qu’on supposait être en Attique, n’avait jamais encore été vérifiée avant son époque ; cependant les guides de Pausanias, dans le siècle suivant, étaient devenus plus confiants (Pausanias, I, 1, 3).

[38] Relativement à la probité d’Aristeidês, voir un intéressant fragment d’Eupolis, l’auteur comique (Δήμοι, Fragm. IV, p. 457, éd. Meineke).

[39] Plutarque, Aristeidês, c. 26, 27 ; Cornélius Nepos, Aristeidês, c. 3 ; cf. Aristophane, Vesp., 53.

[40] Plutarque, Themistoklês, c. 5-32.