HISTOIRE DE LA GRÈCE

SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE VI — PHILOSOPHES IONIENS. - PYTHAGORAS. - KROTÔN ET SYBARIS.

 

 

L’histoire des puissantes cités grecques en Italie et en Sicile, entre l’avènement de Pisistrate et la bataille de Marathôn, nous est en majeure partie inconnue. Phalaris, despote d’Akragas (Agrigente), se fit pendant cet intervalle obscur un nom peu digne d’envie. Son règne semble coïncider pour le temps avec la première partie de l’administration de Pisistrate (vers 560-540 av. J.-C.), et les renseignements vagues et peu nombreux que nous trouvons relativement à lui[1] nous montrent seulement que c’était une époque d’extorsions et de cruautés, dépassant même la licence ordinaire des despotes grecs. La réalité du taureau creux fait d’airain, et que Phalaris avait coutume de chauffer afin d’y enfermer ses victimes et de les briller, nie parait mieux prouvée que la nature de l’histoire ne nous amènerait à le supposer. Car non seulement elle est mentionnée par -Pindare, mais même l’instrument réel de cette torture, — le taureau d’airain lui-même[2], — qui avait été emporté d’Agrigente comme trophée par les Carthaginois quand ils prirent la ville, fut rendu par les Romains, lors de la conquête de Carthage, à son domicile primitif. Phalaris acquit, dit-on, le commandement suprême en entreprenant la tâche de construire un grand temple[3] à Zeus Polieus sur le rocher de la citadelle, prétexte qui lui permit de réunir et d’armer une troupe d’ouvriers et de partisans dévoués, dont il se servit à la fête des Thesmophoria pour déposer les autorités. Ensuite il désarma les citoyens au moyen d’un stratagème, et commit des cruautés qui le firent tellement abhorrer, qu’un soulèvement soudain du peuple, dirigé par Têlemachos (un des ancêtres du despote subséquent Thêron), le renversa et le tua. Après sa chute, on tira de ses partisans une cruelle vengeance[4].

Pendant le temps qui s’écoula entre 540-500 avant J.-C., des événements de beaucoup d’importance survinrent chez les Grecs italiens, — particulièrement à Krotôn et à Sybaris, — événements, par malheur, très imparfaitement transmis. Entre ces deux époques tombent et la guerre entre Sybaris et Krotôn, et la carrière et l’ascendant de Pythagoras. A propos de ce dernier nom, il sera nécessaire de dire quelques mots relativement aux autres philosophes grecs du sixième siècle avant J.-C.

Dans un précédent chapitre, j’ai mentionné et caractérisé ces personnages distingués appelés les Sept Sages de la Grèce, dont la célébrité tombe dans la première moitié de ce siècle, — hommes non pas tant remarquables par un génie scientifique que par une sagacité et une prévoyance pratiques dans l’appréciation des affaires du monde, et qui jouissaient d’un haut degré de respect politique de la part de leurs concitoyens. L’un d’eux cependant, le Milésien Thalês, mérite notre attention, non seulement sous ce rapport, mais en tore comme le plus ancien nom connu dans la longue ligne des investigateurs scientifiques grecs. Sa vie, presque contemporaine de celle de Solôn, appartient vraisemblablement à l’intervalle qui s’écoule entre 640-550 avant J.-C. environ ; les histoires mentionnées dans Hérodote (peut-être empruntées en partie du Milésien Hécatée) suffisent pour montrer que sa réputation, de sagesse aussi bien que de science, continua d’être très grande, même un siècle après sa mort, parmi ses concitoyens. Et il marque une époque importante dans la marche de l’esprit grec, en ce qu’il fut le premier qui s’éloigna tant pour la lettre que pour l’esprit de la théogonie hésiodique, en introduisant la conception de substances avec leurs transformations et leurs conséquences, à la place de cette série de personnages et d’attributs quasi humains qui avaient animé l’ancien monde légendaire. Il est le père de ce qu’on appelle la philosophie ionienne, que l’on regarde comme durant depuis son époque jusqu’à celle de Sokratês. Des écrivains anciens aussi bien que des modernes ont déclaré reconnaître une succession de philosophes, chacun d’eux disciple du précédent, entre ces deux époques extrêmes. Mais la dénomination est en vérité vague et même inexacte, puisque l’on ne peut rien établir qui ait droit au nom d’école, de secte ou de succession (comme celle des Pythagoriciens, qui sera bientôt mentionnée). Il y a, il est vrai, une certaine analogie générale dans la veine philosophique de Thalês, d’Hippon, d’Anaximenês et de Diogenês d’Apollonia, qui les distingue tous de Xenophanês d’Elea et de ses successeurs les dialecticiens éléatiques Parmenidês et Zenôn ; mais il y a aussi des différences considérables entre leurs doctrines respectives, — car il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Et si nous considérons Anaximandros (celui qui vient après Thalês dans l’ordre du temps) aussi bien qu’Hêrakleitos, nous les voyons s’écarter à un haut degré même de ce caractère que tous les autres ont en commun, bien qu’ils soient l’un et l’autre inscrits à l’ordinaire sur la liste des philosophes ioniens.

Quant à l’ancienne conception légendaire et polythée de la nature, que Thalês écarta en partie, nous pouvons faire remarquer que c’est un état de l’esprit humain dans lequel les problèmes qui se présentent pour être résolus et les moyens de les résoudre se tiennent assez bien. Si les problèmes sont vastes, indéterminés, confus, et s’ils dérivent des espérances, des craintes, de l’amour, de la haine, de l’étonnement, etc.., (les hommes, plutôt que d’un désir véritable de connaissance — la croyance admise fournit aussi des agents invisibles en nombre illimité et doués de toute sorte de pouvoirs et d’inclinations. Les moyens d’explication sont ainsi multipliés et diversifiés aussi aisément que les problèmes à expliquer. Bien qu’on ne puisse prédire un événement ou un état qui ne s’est pas encore présenté, il y a peu de difficulté à rendre un compte plausible de tout ce qui est arrivé dans le passé, — d’une chose quelconque et de toutes également. On concevait la cosmogonie et les premiers âges du monde comme une sorte d’histoire personnelle avec des mariages réciproques, une filiation, des querelles et d’autres aventures de ces agents divins, dont quelques-uns ou plus étaient supposés incréés et existant par eux-mêmes, — et cette dernière supposition était une difficulté commune à tous les systèmes de cosmogonie, et dont n’était pas exempte même cette hypothèse flexible et expansive. Or, quand Thalês dégagea la philosophie grecque de l’ancien mode d’explication, il ne la dégagea pas en même temps des anciens problèmes et des anciens faits proposés aux recherches. Il les conserva et les transmit à ses successeurs, aussi vagues et aussi vastes qu’ils avaient été conçus dans le principe ; et c’est ainsi qu’ils restèrent, bien que subissant quelques transformations et quelques modifications, avec beaucoup de nouvelles questions également insolubles, présences en substance aux Grecs pendant toute leur histoire, comme étant les problèmes légitimes réservés aux investigations philosophiques. Mais ces problèmes, propres seulement à l’ancien système élastique d’explication polythée et d’action personnelle omniprésente, finirent par être entièrement disproportionnés par rapport à des hypothèses impersonnelles telles que celles de Thalès et des philosophes qui vinrent après lui, — soit lois physiques supposées, soit dogmes moraux et métaphysiques plausibles, exposés à être attaqués à l’aide d’arguments, et demandant naturellement à être défendus de même. Considérer le monde visible comme un tout, et chercher quand et comment il a commencé, aussi bien que tous ses changements passés ; — discuter l’origine première des hommes, des animaux, des plantes, du soleil, des étoiles, etc. ; — assigner quelque raison compréhensive pour expliquer pourquoi un mouvement ou changement s’est opéré en général dans l’univers, — rechercher les destinées de la race humaine et établir quelque rapport systématique entre elle et les dieux, — toutes ces questions pouvaient être conçues de bien des manières différentes et présentées avec une plausibilité éloquente ; mais on ne pouvait les ramener à une solution qui reposât sur une preuve scientifique ou qui commandât une adhésion ferme après un libre examen[5].

Ainsi, à l’époque où le pouvoir de l’investigation scientifique était borné et faible, les problèmes proposés étaient tels qu’ils dépassaient la portée de la science dans son cercle le plus large. Graduellement, il est vrai, des sujets plus spéciaux et plus limités, sur lesquels on put faire porter l’expérience ou les conséquences fournies par l’expérience, furent ajoutées à la liste des quæsita, et examinés avec fruit et instruction. Mais les anciens problèmes, avec de nouveaux également impénétrables, ne furent jamais éliminés et occupèrent toujours une place saillante dans le monde philosophique. Or ce fut cette disproportion entre les questions à résoudre et les moyens de solution qui donna naissance à ce trait caractéristique et remarquable de la philosophie grecque, — la force antagoniste d’un scepticisme suspensif, qui dans quelques esprits va jusqu’à nier hardiment que la vérité en général puisse être atteinte, — caractère qu’elle conserva depuis ses débuts jusqu’à sa fin ; il commença d’aussi bonne heure que Xenophanês, continua de se manifester sept siècles plus tard dans Ænesidêmos et Sextus Empiricus, et dans l’intervalle entre ces deux extrêmes, comprit les intelligences les plus puissantes de la Grèce. Ce n’est pas actuellement le moment de considérer ces sceptiques, qui ont un nom impopulaire et qui n’ont pas souvent été bien appréciés ; d’autant plus qu’il convenait souvent au dessein d’hommes eux-mêmes plus qu’à demi sceptiques, tels que Sokratês et Platon, de dénoncer avec indignation un scepticisme déclaré. Mais il est essentiel de les signaler dès le premier début de la philosophie grecque sous Thalès, parce qu’alors les circonstances existaient déjà qui bientôt après développèrent leur système.

Bien que la célébrité de Thalès dans l’antiquité fût grande et universelle, c’est à peine si nous trouvons quelque fait distinct relatif à lui : il est certain qu’il ne laissa rien par écrit. On lui attribue de grands voyages en Égypte et eu Asie, et, comme fait général, ces voyages sont sans doute vrais, puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen alors d’acquérir des connaissances. A une époque où le frère du Lesbien Alcée servait dans l’armée babylonienne, nous pouvons bien croire qu’un Milésien à l’esprit curieux se rendit à cette ville merveilleuse où se trouvait le temple servant d’observatoire aux prêtres chaldæens. Sa réputation pendant sa vie fut immense ; c’est ce que nous prouve l’admiration exprimée par Xenophanês, son contemporain plus jeune que lui ; et Hêrakleitos, dans la génération suivante, juge sévère de tous les autres philosophes, parla de lui avec une semblable estime. C’est à lui que les investigateurs grecs du quatrième siècle avant J.-C. rapportaient les premiers commencements de géométrie, d’astronomie et de physiologie dans son sens large et réellement approprié, c’est-à-dire l’étude scientifique de la nature ; car le mot grec désignant la nature — φύσις — en vient pour la première fois à être employé d’une manière compréhensive vers cette époque (comme je l’ai déjà fait remarquer dans un autre chapitre)[6], avec ses dérivés physique et physiologie, en tant que distingués de la théologie des anciens poètes. On ne peut insister beaucoup sur ces propositions élémentaires en géométrie, qu’on dit avoir été découvertes ou démontrées pour la première fois, par Thalês, — encore moins sur l’éclipse solaire, relativement à laquelle (selon Hérodote) il détermina à l’avance l’année où elle arriverait[7]. Mais la doctrine principale de sa physiologie (en employant ce mot dans son sens grec plus étendu) est attestée d’une manière distincte. Il dépouilla de leur personnalité Okeanos et Tethys, premiers parents des dieux dans la théogonie homérique, et il posa l’eau, ou substance fluide, comme le seul élément originel d’où toute chose sortait et où rentrait toute chose[8]. La doctrine d’un seul élément éternel, restant toujours le même dans son essence, mais indéfiniment variable dans ses manifestations sensibles, fut ainsi présentée pour la première fois à la discussion du public grec. Nous n’avons aucun moyen de connaître les raisons à l’aide desquelles Thalès soutenait cette opinion, et Aristote lui-même ne peut pas non plus faire plus que de conjecturer ce qu’elles avaient pu être. Mais nous pouvons sûrement rapporter au Milésien lui-même une des assertions présentées en faveur de cette doctrine,  à savoir, que la terre elle-même reposait sur l’eau[9], — car elle aurait été difficilement avancée à aine époque plus récente. De plus, on rapporte que Thalès soutenait que tout était vivant et rempli de dieux, et que l’aimant, en particulier, était un objet doué de vie. Ainsi les dieux, autant que nous pouvons prétendre suivre des opinions transmises d’une manière aussi vague, sont conçus comme des pouvoirs actifs et des causes de manifestations variables, attachés à la substance élémentaire[10] ; l’univers étant assimilé à un corps organisé ou système.

Quant à Hippon, — qui reproduit la théorie de Thalês en la généralisant jusqu’à un certain degré, en substituant, à la place de l’eau, l’humidité, ou quelque chose de commun à l’air et à l’eau[11], — nous ne savons pas s’il appartenait au sixième ou au cinquième siècle avant J.-C. ; mais tant Anaximandros et Xenophanês que Pherekydês appartiennent à la dernière moitié du sixième siècle. Anaximandros, fils de Praxiadês, était natif de Milêtos, — Xenophanês l’était de Kolophôn ; les premiers furent au nombre des plus anciens auteurs qui exposèrent leur doctrine en prose[12], tandis que le dernier, pour exprimer ses opinions, se servit de l’ancien procédé du vers. Anaximandros semble avoir repris le problème philosophique, tout en changeant considérablement l’hypothèse de son prédécesseur Thalês. Au lieu du fluide primitif de ce dernier, il supposait un principe primitif, sans aucune qualité déterminante, réelle, quelconque, mais comprenant virtuellement toutes les qualités, et les manifestant avec une variété infinie, à cause de sa nature qui se modifiait elle-même continuellement ; — principe qui n’était rien en lui-même, mais qui avait cependant la faculté de produire des manifestations individuelles et universelles ; bien que contraires entre elles[13] ; — une chose primitive, dont l’essence était de produire éternellement des phénomènes ; — une sorte de point mathématique, qui ne compte pour rien par lui-même, mais qui a la force de créer des lignes autant qu’on en peut désirer. C’est de cette manière qu’Anaximandros déclarait donner une explication compréhensive du changement en général, Génération on Destruction ; — comment il se faisait qu’une chose sensible commençait à exister et qu’une autre cessait d’être, — suivant les vagues problèmes que ces anciens investigateurs étaient dans l’habitude de se poser[14]. Il évitait ce que les premiers philosophes craignaient particulièrement, d’affirmer que la génération pouvait provenir du Néant ; toutefois la chose primitive qu’il supposait ne se distinguait du Néant que parce qu’elle possédait ce même pouvoir de produire. Dans cette théorie, il passa du domaine de la physique dans celui de la métaphysique. Il introduisit le premier dans la philosophie grecque ce mot important qui signifie Commencement ou Principe[15], et, le premier, il ouvrit cette discussion métaphysique, qui fut continuée de diverses manières dans toute la période de la philosophie grecque, quant à l’Unité et à la Pluralité, — au Permanent et au Variable, — c’est-à-dire, ce qui existe éternellement, en tant que distingué de ce qui vient et disparaît dans des manifestations changeant sans cesse. Sa physiologie ou explication de la nature conduisait ainsi l’esprit dans une route différente de celle où le poussait l’hypothèse de Thalès, qui était fondée sur des considérations physiques, et était conséquemment calculée pour suggérer et stimuler l’observation des phénomènes physiques dans le dessein de la ‘Vérifier ou de la réfuter ; — tandis que l’hypothèse d’Anaximandros ne pouvait être discutée qu’à l’aide de la dialectique, ou au moyen de raisonnements exprimés en langage général ; raisonnements qui parfois, il est vrai, s’en référaient à l’expérience dans un but d’explication, mais qui rarement reposaient sur elle, — et ne la cherchaient jamais comme un appui nécessaire. Toutefois, l’explication physique de la nature, jadis introduite par Thalès, bien qu’abandonnée par Anaximandros, fut reprise par Anaximenês et autres dans la suite, et reproduite avec maintes divergences de doctrine, — toujours cependant plus ou moins mêlée et engagée dans des additions métaphysiques, puisque les deux domaines ne furent jamais nettement séparés pendant toute la durée de la philosophie grecque.

Je parlerai ci-après de ces philosophes physiciens qui fleurirent postérieurement : à présent je me borne aux penseurs du sixième siècle avant J.-C., parmi lesquels Anaximandros tient une place éminente, non pas comme le sectateur de Thalès, mais comme l’auteur d’une hypothèse à la fois nouvelle et allant dans une direction différente. Cependant ce ne fut pas seulement comme auteur de cette hypothèse qu’Anaximandros agrandit l’esprit grec et réveilla la faculté de penser : nous le trouvons encore distingué en astronomie et en géométrie. Il fut, dit-on, le premier qui établit un cadran solaire en Grèce, construisit une sphère, et expliqua l’obliquité de l’écliptique[16] ; jusqu’à quel point ces prétendues découvertes lui appartiennent-elles en réalité, c’est ce que nous ne pouvons savoir d’une manière certaine ; mais il est un pas d’une immense importance qu’il fit, comme on l’affirme clairement. Il fut le premier qui composa un traité sur la géographie de la terre et de la mer dans les limites de ce qu’il pouvait connaître et qui dressa une carte ou mappemonde dont ce traité était la base, — vraisemblablement une tablette d’airain. Une telle nouveauté, merveilleuse même pour les hommes grossiers et ignorants, était faite pour stimuler puissamment les esprits investigateurs, et c’est d’elle qu’on peut dater le commencement de la géographie rationnelle grecque, — qui n’est pas le moins important des trésors dont ce peuple contribua à enrichir le fonds des connaissances humaines.

Xenophanês de Kolophôn, un peu plus jeune qu’Anaximandros et presque contemporain de Pythagoras (vraisemblablement de 570 à 480 av. J.-C. environ) émigra de Kolophôn[17] pour se rendre à Zanklê et à Katane en Sicile et à Elea en Italie, peu après le temps où l’Iônia devint sujette des Perses (540-530 av. J.-C.). Il fut le fondateur de ce qui est appelé l’École Éléatique, école réelle, puisqu’il paraît que Parmenidês, Zenôn et Melissos poursuivirent et étendirent dans une grande mesure la série de spéculations qu’avait commencée Xenophanês, — sans doute avec des additions et des changements qui leur étaient propres, mais spécialement avec une puissance de dialectique qui appartient à l’époque de Periklês et qui est inconnue dans le sixième siècle avant J.-C. Il fut l’auteur de plus d’un poème de longueur considérable, l’un sur la fondation de Kolophôn et un autre sur celle d’Elea ; outre son poème sur la Nature, dans lequel étaient exposées ses doctrines philosophiques[18]. Il paraît avoir usé d’un genre polémique et plein de rudesse et l’égard de ses adversaires. Mais ce qui est le plus remarquable, c’est la manière libre et franche dont il se prononçait contre la religion populaire, et dénonçait comme abominables les descriptions des dieux faites par Homère et Hésiode[19]. On dit qu’il combattit les doctrines de Thalês et de Pythagoras : ceci est assez probable, mais il parait avoir pris pour point de départ la philosophie d’Anaximandros, — non toutefois pour l’adopter, mais pour la renverser, — et exposer une opinion dont nous pouvons dire qu’elle en est le contraire. La Nature, dans la conception d’Anaximandros, consistait en une Chose qui n’avait pas d’autre attribut que le pouvoir illimité de produire et d’annuler des changements phénoménaux : dans cette doctrine, cette Chose ou Substratum n’existait que dans et pour ces changements, et l’on né pouvait dire qu’elle existât du tout en aucun autre sens ; le Permanent était ainsi absorbé et perdu dans le Variable, — l’Unité dans la Pluralité. Xenophanês posa exactement le contraire : il concevait la nature comme un Tout invariable et indivisible, sphérique, animé, doué de raison, et pénétré par Dieu ou, à vrai dire, identique à lui. Il niait la réalité objective de tout changement, soit génération, soit destruction, qu’il semble avoir considérées comme étant des changements ou des modifications dans ceux qui les conçoivent, et peut-être différents dans les uns et dans les autres. Ce qui existe (prétendait-il) n’avait pu être engendré et ne pouvait jamais être détruit : il n’y avait ni génération réelle ni réelle destruction d’aucune chose ; mais ce que les hommes prenaient pour tel était le changement opéré dans leurs sentiments et dans leurs idées. Ainsi il reconnaissait le Permanent en dehors du Variable[20], — l’Unité en dehors de la Pluralité. Et la manière dont il traitait la croyance religieuse reçue était en harmonie avec cette hypothèse physique ou métaphysique ; car, tout en considérant comme Dieu l’ensemble de la nature, sans parties ni changements, il déclarait en même temps que les dieux populaires étaient des entités, produit d’une imagination subjective, inventées par l’homme d’après son propre modèle : s’il se faisait que des boeufs ou des lions (ajoutait-il) devinssent religieux, ils se feraient également des dieux d’après leurs formes et leurs caractères respectifs[21]. Cette hypothèse, qui semblait écarter complètement l’étude du monde sensible comme source de connaissance, fut exposée d’une manière brève, et, à ce qu’il semblerait, obscure et grossière, par Xenophanês ; du moins nous pouvons bien le conclure de l’épithète méprisante que lui applique Aristote[22]. Mais ses successeurs, Parmenidês et Zenôn, dans le siècle suivant, la développèrent considérablement, l’appuyèrent avec une finesse extraordinaire de dialectique, et même y ajoutèrent une seconde partie, dans laquelle les phénomènes sensibles, — bien que considérés seulement comme des apparences, n’ayant point part. à la réalité de l’Être Unique, — étaient cependant expliqués par une nouvelle hypothèse physique ; de sorte qu’on les verra exercer une grande influence sur les spéculations et de Platon et d’Aristote. Nous découvrons de plus dans Xenophanês une veine de scepticisme et un désespoir plein de tristesse, quant à la possibilité de parvenir à une connaissance certaine[23], que la nature de sa philosophie était bien faite pour suggérer, et avec laquelle sympathisait puissamment le sillographe Timôn du troisième siècle avant J.-C., qui semble avoir mieux parlé de Xenophanês que la plupart des autres philosophes.

La cosmogonie de Pherekydês de Syros, contemporain d’Anaximandros et un des maîtres de Pythagoras, semble, d’après les fragments conservés, être une combinaison des anciennes imaginations légendaires avec le mysticisme orphique[24], et probablement elle exerça peu d’influence sur le cours subséquent de la philosophie grecque. Par ce qui a été dit de Thalês, d’Anaximandros et de Xenophanês, on s’apercevra que le sixième siècle avant J.-C. vit s’ouvrir plusieurs de ces voies de spéculation intellectuelle que les écoles de philosophes plus récentes poussèrent plus loin, ou dont elles furent du moins des ramifications. Ainsi, avant l’année 500 avant J.-C., on discuta maintes questions intéressantes, dont Solôn, qui mourut vers 558 avant J.-C., n’avait jamais entendu parler, — précisément comme il peut probablement n’avoir jamais vu la carte d’Anaximandros. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux hommes distingués, — Anaximandros ou Xenophanês, — ne furent rien de plus que des investigateurs spéculatifs. Le troisième nom éminent de ce siècle, dont je suis maintenant sur le point de parler, Pythagoras, combinait dans son caractère des éléments disparates qui demandent un développement un peu plus long.

Pythagoras fut fondateur d’une confrérie, réunie primitivement par une influence religieuse, et avec des observances se rapprochant des particularités monastiques ; qui travaillait dans une direction à la fois religieuse, politique et scientifique, et exerça pendant quelque temps un ascendant politique réel, — mais qui, dans la suite, fut bannie du gouvernement et des affaires de l’État, et ne fut plus qu’une secte solitaire s’adonnant à la recherche de la science, non toutefois sans produire encore quelques hommes d’État distingués individuellement. Dans là multitude de renseignements faux et apocryphes qui circulaient dans l’antiquité relativement à cet homme célèbre, nous ne trouvons qu’un petit nombre de faits importants raisonnablement attestés et qui méritent confiance. II était natif de Samos[25], fils d’un riche marchand nommé Mnêsarchos, — ou, suivant quelques-uns de ses admirateurs plus récents et plus fervents, d’Apollon ; il naquit, autant que nous pouvons l’établir, vers la cinquantième Olympiade, soit 580 avant J.-C. Il est inutile d’insister sur les nombreuses merveilles racontées relativement à sa jeunesse. De ce nombre on peut compter ses voyages lointains, qui se prolongèrent, dit-on, pendant près de trente ans, pour visiter les Arabes, les Syriens, les Phéniciens, les Chaldæens, les Indiens et les druides gaulois. Mais il y a lieu de croire qu’il visita réellement l’Égypte[26], — peut-être aussi la Phénicie et Babylone, alors chaldæenne et indépendante. A l’époque où il vit l’Égypte, entre 560-540 avant J.-C., environ un siècle avant Hérodote, ce fut sous Amasis, le dernier de ses propres rois, avec son caractère indigène et particulier que n’avait pas encore altéré la conquête étrangère, mais qu’avait seulement modifié légèrement l’admission, pendant le siècle précédent, de troupes mercenaires et de marchands grecs. Le spectacle des habitudes égyptiennes, la conversation des prêtres et l’initiation à divers mystères ou rites, et à des récits secrets non accessibles au public en général, peuvent très naturellement avoir fait impression sur l’esprit de Pythagoras, et lui avoir donné ce tour d’observance mystique, ‘d’ascétisme et cette singularité de régime et de costume qui se manifesta en vertu de la même cause chez plusieurs de ses contemporains, mais qui ne fut pas un phénomène commun dans la religion grecque primitive. Outre son voyage en Égypte, Pythagoras profita aussi, dit-on, de l’enseignement de Thalês, d’Anaximandros et de Pherekydês de Syros[27]. Dans les villes d’Iônia, il avait eu de plus une occasion de converser avec maints navigateurs grecs qui avaient visité des pays étrangers, et particulièrement l’Italie et la Sicile. Il paraît que ce stimulant combiné agit sur son esprit et le poussa — en partie vers une veine imaginative et religieuse de spéculation, avec une vie d’observante mystique, — en partie vers cet exercice actif, tant de l’esprit que du corps, que le génie d’une communauté hellénique tendait si naturellement à suggérer.

Quant aux doctrines et aux opinions personnelles de Pythagoras, que nous devons distinguer de Philolaos et des Pythagoriciens subséquents, nous avons peu de connaissances certaines, bien que sans doute les premiers germes de leur géométrie, de leur arithmétique et de leur astronomie, etc., doivent être provenus de lui. Mais nous savons qu’il croyait à la métempsycose, ou transmigration des âmes des hommes après leur mort dans d’autres hommes aussi bien, que dans des animaux, et cela non seulement d’après d’autres preuves, mais encore par le témoignage de son contemporain, le philosophé Xenophanês d’Elea : Pythagoras, voyant battre un chien et l’entendant hurler, priait la personne qui le frappait de cesser, en disant : C’est l’âme d’un de mes amis que j’ai reconnue à sa voix. — Ceci, — avec le témoignage général d’Hêrakleitos, que Pythagoras était un homme de recherches étendues et d’instruction acquise, mais habile dans le mal et dépourvu d’un jugement sain, — c’est tout ce que nous savons de lui par ses contemporains. Hérodote, deux générations plus tard, tout, en regardant les Pythagoriciens comme un ordre religieux particulier, donne u entendre qu’Orpheus et Pythagoras avaient tous deux emprunté à l’Égypte la doctrine de la métempsycose, mais qu’ils avaient prétendu qu’elle leur était propre sans en avouer la source[28]. Pythagoras combine, le caractère d’un sophiste — homme d’observation large et d’un esprit habile, supérieur, inventif, — sens primitif du mot Sophiste, antérieur à la polémique de l’école platonicienne, et le seul sens connu d’Hérodote[29] —, avec celui d’un maître inspiré, d’un prophète et d’un homme qui accomplit des miracles, — se rapprochant des dieux et souvent même confondu avec eux, — et employant tous ces dons à fonder un nouvel ordre spécial de frères liés ensemble par des pratiques et des rites religieux particuliers à eux-mêmes. C’est dans cette vocation prééminente, analogue à celle d’Epimenidês, d’Orpheus ou de Melampe, qu’il paraît comme le révélateur d’un genre de vie fait pour élever ses disciples au-dessus du niveau de l’humanité et pour les recommander à la faveur des dieux ; la vie pythagoricienne, semblable à la vie orphique[30], destinée à être la prérogative exclusive de la confrérie, — accessible seulement au moyen d’épreuves et de cérémonies d’initiations, propres plutôt pour des enthousiastes choisis que pour fane multitude indistincte, — et exigeant un complet dévouement de coeur au maître[31]. C’est dans ces hautes prétentions que l’Agrigentin Empedoklês semble l’avoir grandement copié, bien qu’avec quelques variétés, environ un demi-siècle plus tard[32]. Tandis qu’Aristote nous dit que les Krotoniates identifiaient Pythagoras avec Apollon l’Hyperboréen, le satirique Timôn déclarait qu’il avait été un jongleur à la parole solennelle, occupé à attraper les hommes[33]. C’est le même caractère, considéré des points de vue différents du croyant et de l’incrédule. Il n’y a cependant pas lieu de regarder Pythagoras comme un imposteur, parce que l’expérience semble démontrer que si, à certaines époques, -il n’est pas difficile à un homme de persuader à un autre qu’il est inspiré, il est encore moins difficile pour lui de se le persuader à lui-même.

En considérant le type général de Pythagoras, — tel que le comprenaient des témoins de sa propre époque ou qui en étaient très rapprochés, — Xenophanês, Hêrakleitos, Hérodote, Platon, Aristote, Isocrate[34], — nous trouvons en lui le missionnaire religieux et le maître d’école, et peu de l’homme politique. Son action puissante sous ce dernier rapport, subordonnée dans l’origine, commence à être mise en relief dans ces brillantes imaginations que les Pythagoriciens plus récents communiquèrent à Aristoxêne et à Dikæarque. Les dieux inspirent au Pythagoras primitif la pensée de révéler un nouveau mode d’existence[35], — la vie pythagoricienne, — et de promettre la faveur divine à un nombre d’adeptes choisis et dociles comme récompense d’une obéissance rigoureuse aux rites, d’un austère empire sur soi-même et d’une éducation laborieuse, corporelle aussi bien qu’intellectuelle. Parler avec confiance des détails de son éducation, morale ou scientifique, et des doctrines qu’il publia, cela est impossible ; car ni lui-même ni aucun de ses disciples antérieurs à Philolaos (qui fut séparé de lui par une génération environ) ne laissèrent de mémoires par écrit[36]. Les nombres et les lignes, étudiés en partie dans leurs propres rapports mutuels, en partie avec diverses imaginations tendant à les symboliser, se présentaient à lui comme les premiers éléments constitutifs de l’univers et comme une sorte de clef magique faisant pénétrer dans les phénomènes physiques aussi bien que moraux. Ces tendances mathématiques de son enseignement, développées par des Pythagoriciens ses successeurs, et coïncidant particulièrement aussi (comme nous l’avons dit auparavant) avec les études d’Anaximandros et de Thalês, acquirent un développement de plus en plus grand, de manière à devenir une des manifestations les plus glorieuses et les plus utiles de l’intelligence grecque. Vivant comme le fit Pythagoras à une époque où le fonds d’expérience était peu abondant, la licence d’hypothèse illimitée et le procédé de déduction sans règle ni criterium propre à une vérification, — il fut assez heureux pour entrer dans cette voie de la géométrie et de l’arithmétique, dans laquelle, d’après les données de l’expérience peu nombreuses, simples et évidentes, on peut parcourir un champ immense d’investigations fondées sur la déduction, et susceptibles d’être vérifiées. Toutefois nous devons en même temps faire remarquer que, dans son esprit, cette voie, qui maintenant semble si droite et si bien définie, était obscurcie par d’étranges imaginations qu’il l’est pas aisé de comprendre, et dont elle ne fut dégagée qu’en partie par ses successeurs.

On s’étend beaucoup sur son éducation intellectuelle, bien que non pas d’après de très bonnes autorités ; on nous parle de sa discipline pour la mémoire, de son examen monastique de conscience, de son emploi de la musique pour calmer les passions désordonnées[37], de son long noviciat du silence, de sa connaissance de la physionomie qui lui permettait de découvrir même sans épreuve des sujets indignes, de son régime particulier et de son soin rigoureux pour la sobriété aussi bien que pour la vigueur corporelle. On dit aussi qu’il inculqua l’abstinence de la nourriture animale ; sentiment si naturellement lié à la doctrine de la métempsycose, que nous pouvons bien croire qu’il l’avait eu, comme Empedoklês aussi l’eut après lui[38]. Il est certain qu’il y avait des observances particulières, et probablement une certaine mesure d’abnégation, renfermées dans la vie pythagoricienne. Cependant, d’autre part, il semble également certain que les membres de l’ordre n’ont pu. être soumis tous au même régime, ni à la même éducation, ni aux mêmes études ; car Milôn le Krotoniate était du nombre[39], Milôn, l’homme le plus fort et le lutteur — sans pareil de son époque, — qui n’a pu être dispensé de la nourriture animale et d’un régime abondant (même si l’on écarte les contes relatifs à son appétit vorace), et il n’est pas vraisemblable qu’il ait appliqué son attention à l’étude spéculative. Probablement Pythagoras n’imposait pas à tous la même discipline corporelle ou intellectuelle, ou du moins il savait quand il fallait accorder des dispenses. L’ordre, tel qu’il fut d’abord sous lui, consistait en hommes différant et de tempérament et d’aptitudes, mais liés ensemble par des pratiqués et des espérances religieuses communes, un respect commun pour le maître, et un attachement réciproque aussi. bien qu’un orgueil mutuel pour le succès des uns et des autres. Il doit ainsi être distingué des Pythagoriciens du quatrième siècle avant J.-C., qui n’avaient rien de commun arec des lutteurs, et qui ne comprenaient que des hommes ascétiques, studieux, reclus en général, bien que dans quelques cas s’élevant à une distinction politique. La succession de ces Pythagoriciens, qui ne furent jamais très nombreux, semble, avoir continué jusqu’à l’an 300 avant J.-C. environ, et alors elle s’éteignit presque entièrement : elle fut remplacée par d’autres systèmes de philosophie plus convenables aux Grecs cultivés de l’âge qui suivit Sokratês. Mais à l’époque de Cicéron, deux siècles plus tard, la tendance à se rapprocher des doctrines orientales, — qui commençait alors à se répandre dans le monde grec et dans le monde romain, et qui devenait graduellement de plus en plus forte, — fit revivre la philosophie pythagoricienne. Elle revécut aussi, avec peu ou point de ses tendances scientifiques, mais avec quelque chose de plus que son premier fanatisme religieux et imaginatif, — Apollonius de Tyane se constituant une copie vivante de Pythagoras. Et ainsi, tandis que les éléments scientifiques développés par les disciples de Pythagore avaient fini par être séparés de toute particularité de secte, et par passer dans le monde studieux en général, — la veine originelle d’imagination mystique et ascétique appartenant au maître, sans rien de cette activité pratique de corps et d’esprit qui avait signalé les premiers sectateurs, fut reprise de nouveau dans le monde païen, avec les doctrines défigurées de Platon. Le Néopythagorisme, passant par degrés dans le Néoplatonisme, survécut aux autres systèmes plus positifs et plus mâles de la philosophie païenne, en tant que contemporain et rival du Christianisme. Une partie considérable des faux renseignements relatifs à Pythagoras viennent de ces Néopythagoriciens, que le défaut de mémoires n’empêcha pas d’expliquer, avec une grande latitude d’imagination, le caractère idéal du maître.

Qu’un homme à l’esprit curieux comme Pythagoras, à une époque où il n’y avait guère de livres à étudier, visitât des pays étrangers, et conversât avec tous les investigateurs philosophiques grecs à sa portée, c’est là un fait que nous supposerions, même s’il n’était attesté par personne, et nos témoins ne nous fournissent que très peu de chose au delà de cette supposition générale. Quelles doctrines emprunta-t-il, ou de qui les emprunta-t-il, c’est ce que nous ne sommes pas en état de découvrir ; mais, dans le fait, sa vie entière et sa conduite portent le cachet d’un esprit original et non d’un esprit emprunteur ; esprit sur lequel les habitudes et la religion helléniques et non helléniques ont laissé leur empreinte, capable cependant de combiner ce double élément d’une manière qui lui est particulière ; et surtout cloué de ce talent d’acquérir sur les autres un ascendant religieux et personnel qui avait beaucoup plus de valeur que le mérite intrinsèque de ses idées. On nous apprend qu’après de grands voyages et des investigations étendues, il retourna à Samos, à l’âge d’environ quarante ans. Il trouva alors son île natale sous le despotisme de Polykratês, qui en faisait un lieu peu convenable pour des sentiments libres ou pour des individus marquants. Ne pouvant attirer d’auditeurs, ni foncier d’école ou de confrérie dans son île natale, il se détermina à s’expatrier ; et nous pouvons supposer qu’à cette époque (vers 535-530 av. J.-C.) la récente réduction de l’Iônia par les Perses ne fut pas sans influence sur sa détermination. Le commerce entre les Grecs asiatiques et les Grecs italiens, — et même l’intimité entre Milêtos et Knidos, d’un côté, et Sybaris et Tarente, de l’autre, — avaient été grands et de longue date, de sorte qu’il y avait eu plus d’un motif pour le déterminer à se rendre sur la côte d’Italie ; direction dans laquelle son contemporain Xenophanês, le fondateur de l’école éléatique, émigra vraisemblablement dans le même temps, — de Kolophôn à Zanklê, à Katane et à Elea[40].

Krotôn et Sybaris jouissaient à cette époque de la prospérité la plus complète, — elles étaient au nombre des premières et des plus florissantes cités du nom hellénique. C’est vers la première des deux que Pythagoras dirigea sa course. Un conseil ale Mille personnes, prises parmi les héritiers et les représentants des principaux propriétaires lors de sa fondation première, était investi ici de l’autorité suprême ; comment les fonctions exécutives étaient-elles remplies, c’est un point sur lequel nous manquons de renseignement. Outre une grande étendue de pouvoir et une nombreuse population, dont la grande masse ne participait pas aux privilèges politiques, Krotôn dans ce temps se distinguait par deux choses, — l’excellence générale de l’état corporel des citoyens, attestée en partie par le nombre des vainqueurs fournis aux jeux Olympiques, — et la supériorité de ses médecins ou chirurgiens[41]. Ces deux points sont en effet liés l’un à l’autre dans une grande mesure ; car la thérapeutique du temps consistait moins en remèdes actifs qu’en un genre de vie et un régime soigneux ; tandis que les dresseurs d’athlètes, qui dictaient la vie de l’athlète pendant sa longue et fatigante préparation aux luttes olympiques, — et les surveillants, chargés des jeunes gens qui fréquentaient les gymnases publics, — suivaient les mêmes vues générales et opéraient sur la même base de connaissance que le médecin qui faisait des prescriptions pour un état de santé positivement mauvais[42]. D’éducation médicale proprement appelée ainsi, et en particulier d’anatomie, il n’y en avait alors que peu ou point. Le médecin acquérait ses connaissances en observant des hommes malades aussi bien que des hommes en santé, et en remarquant avec soin la manière dont les agents et les circonstances qui entouraient le corps humain agissaient sur lui ; et les mêmes connaissances n’étaient pas moins nécessaires au dresseur d’athlètes, de sorte qu’il était vraisemblable que le même endroit qui renfermait les hommes les plus habiles dans la seconde classe se distinguait également dans la première. Il n’est pas improbable que cette célébrité de Krotôn ait été une dès raisons qui déterminèrent Pythagoras à s’y rendre ; car, parmi les préceptes qu’on lui attribue, des règles précises quant à la diète et à la discipline corporelle occupent une place marquante. La célébrité médicale ou chirurgicale de Dêmokêdês (gendre du pythagoricien Milôn), à laquelle il a été fait allusion dans un chapitre précédent, est contemporaine de la présence de Pythagoras à Krotôn ; et les médecins de la Grande Grèce se maintinrent en crédit, comme rivaux des écoles des Asklêpiades de Kôs et de Knidos, pendant tout le cinquième et tout le quatrième siècle avant J.-C.

Les biographes de Pythagoras nous disent que son arrivée à Krotôn, ses prédications et sa conduite produisirent un effet presque électrique sur l’esprit du peuple, avec une vaste réforme publique aussi bien que privée. Le mécontentement politique fut étouffé, l’incontinence disparut, le luxe tomba en discrédit, et les femmes se hâtèrent de changer leurs ornements d’or pour le costume le plus simple. Il n’y eut pas moins de deux mille personnes converties à sa première prédication. Ses discours sur la jeunesse furent si efficaces, que le suprême conseil des Mille l’invita a venir dans son sein, lui demanda ses avis et même offrit de le faire son prytanis on président, tandis que son épouse, et sa soeur étaient placées à la tête des processions religieuses de femmes[43]. Son influence ne fut pas limitée a, Krotôn. D’autres villes en Italie et en. Sicile, — Sybaris, Metapontum, Rhegium, Katane, Himera, etc., jouirent toutes du bienfait de ses exhortations, qui en tirèrent quelques-unes même de l’esclavage. Tels sont les contes dont les biographes de Pythagoras sont remplis[44] ; et nous voyons que même les disciples d’Aristote, vers l’an 300 avant J.-C., — Aristoxêne, Dikæarque, Hêraklide de Pont, etc., — n’en sont guère moins chargés que les Néopythagoriciens de trois ou quatre siècles après. Sans doute, ils tenaient ces contes dés Pythagoriciens de leur temps[45], les derniers membres d’une secte à son déclin, parmi lesquels les attributs du premier fondateur passaient pour divins, mais qui n’avaient pas de mémoires, pas de jugement historique et aucun moyen de se former une idée vraie de Krotôn, telle qu’elle était en 530 avant J.-C.[46]. Rapporter ces contes à lin fondement véritable est impossible. Mais nous pouvons raisonnablement croire que le succès de Pythagoras, comme personnage favorisé des dieux et confident des secrets divins, fut très grand ; — qu’il se procura à la fois le respect de la multitude et l’affection et l’obéissance de maints disciples dévoués, appartenant surtout à la classe riche et puissante ; — qu’un corps choisi de ses disciples, au nombre de trois cents, se lièrent par une sorte de voeu tant à Pythagoras que les uns aux autres, adoptant un régime, des pratiques et un rituel particuliers comme signe d’union, — bien que sans rien qui ressemblât à la communauté des biens, que quelques auteurs lui ont attribuée. Cette troupe d’hommes, haut placés dans. la ville par leur opulence et leur condition, et unis ensemble par ce lien intime, en vint par une tendance presque inconsciente à mêler l’ambition politique avec des recherches religieuses et scientifiques. Des sociétés politiques avec des membres assermentés, sous une forme ou sous une autre, étaient un phénomène constant dans les villes grecques[47]. Or l’ordre Pythagoricien, à sa première fondation, fut la plus puissante de toutes les sociétés, puisqu’il présentait une intimité d’attachement entre ses membres, aussi bien qu’un sentiment hautain et exclusif à l’égard du public non initié, tels qu’aucune autre confrérie n’en pourrait offrir de semblables[48]. L’attachement dévoué que les Pythagoriciens avaient les uns pour les autres n’est pas moins expressément exposé que leur mépris pour toute personne étrangère ; dans le fait, ces deux attributs de l’ordre semblent les mieux prouvés, aussi bien que les plus permanents de tous. De plus, noies pouvons être certains que les pratiques particulières de l’ordre passaient pour des vertus exemplaires aux yeux de ses membres, et transformaient l’ambition en devoir, en leur faisant croire sincèrement qu’ils étaient les seules personnes capables de gouverner. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner d’apprendre que les Pythagoriciens s’attribuèrent insensiblement un ascendant considérable dans le gouvernement de Krotôn. Et comme des sociétés semblables, non moins influentes, se formèrent à Metapontum et dans d’autres endroits, de même l’ordre des Pythagoriciens étendit son réseau et, dirigea le cours des affaires sur une partie considérable de la Grande Grèce. Cet ascendant des Pythagoriciens doit avoir procuré au maître lui-même quelque influence réelle, qu’on supposait plus grande qu’elle n’était, sur la marche du gouvernement à Krotôn et ailleurs, d’une nature telle qu’aucun contemporain dans toute la Grèce n’en possédait alors de pareille[49]. Cependant son influence s’exerçait probablement à l’arrière-plan, par le moyen de la confrérie qui le révérait ; car il n’est guère conforme aux moeurs grecques qu’un étranger de son caractère dirigeât personnellement et d’une manière avouée les affaires politiques d’une cité grecque.

Il ne faut pas croire que Pythagoras vînt dans l’origine à Krotôn dans le dessein exprès de se créer une position politique supérieure, — encore moins qu’il y vînt dans le but de réaliser une grande idée politique préconçue, et de transformer Krotôn en une cité modèle de pur Dorisme, comme l’ont supposé quelques éminents auteurs modernes. Des Pythagoriciens de l’époque platonique pouvaient, il est vrai, lui attribuer de tels plans, alors que de larges idées d’amélioration politique régnaient dans l’esprit des hommes spéculatifs, — ces philosophes étaient disposés à renoncer à leur qualité d’auteur quant à leurs propres opinions, et ils préféraient les accréditer comme traditions venant d’un fondateur qui n’avait pas laissé de mémoires. Mais il faut de meilleures preuves que les leurs pour nous faire croire qu’un véritable Grec né en 580 avant J.-C. conçût réellement de tels projets. Nous ne pouvons expliquer le plan de Pythagoras comme allant plus loin que la formation d’un ordre de frères, particulier, choisi, embrassant ses imaginations religieuses, son ton moral et ses germes d’idée scientifique, — et manifestant sols adhésion par ces pratiques qu’Hérodote et Platon appellent les orgies et la manière de vivre pythagoriciennes. Et son ordre particulier devint politiquement puissant, parce qu’il fut assez habile ou assez heureux pour enrôler un nombre suffisant d’opulents Krotoniates possédant une influence individuelle qu’ils fortifièrent immensément en s’enrégimentant ainsi en une intime union. Les orgies, ou cérémonies religieuses pythagoriciennes, n’étaient pas incompatibles avec une activité publique, corporelle aussi bien qu’intellectuelle. Probablement les membres riches de l’ordre ont pu être rendus même plus actifs, en étant fortifiés contre les tentations d’une vie de plaisir. Le caractère de l’ordre tel ‘qu’il était d’abord, différant de celui auquel il fut réduit plus tard, était en effet religieux et exclusif, mais aussi actif et dominateur ; sans mépriser aucun de ces talents corporels qui augmentaient la puissance du citoyen grec, et qui s’accordaient d’une manière si particulière avec les tendances préexistantes de Krotôn[50]. Niebuhr et O. Müller ont même supposé que les Trois Cents Pythagoriciens choisis constituaient une sorte de sénat plus petit dans cette ville[51], — hypothèse nullement probable ; nous pouvons plutôt nous les représenter comme une puissante société particulière, exerçant de l’ascendant au sein du sénat, et gouvernant au moyen des autorités constituées. Nous ne pouvons pas non plus admettre sans grandes réserves l’assertion de Varron[52], qui, en assimilant Pythagoras à Platon, nous dit qu’il limitait son enseignements sur des affaires de gouvernement à des disciples choisis, qui avaient passé par une éducation complète et qui avaient atteint la perfection de la sagesse et de la vertu. Il semble plus probable que lés Pythagoriciens politiques étaient ceux qui étaient les plus propres pour l’action et les moins aptes à la spéculation ; et que le général de l’ordre possédait ce talent de tirer parti des individus qui, il y a deux siècles, était si remarquable dans les Jésuites, avec lesquels, à divers égards, les Pythagoriciens ont une très grande ressemblance. Tout ce que l’on peut dire que nous savons de leurs principes politiques, c’est qu’ils étaient exclusifs et aristocratiques, opposés au contrôle et à l’intervention du peuple ; circonstance nullement désavantageuse pour eux, puisqu’ils coïncidaient sous ce rapport avec le gouvernement actuel de la ville, — si leur propre conduite n’avait pas attiré à l’ancienne aristocratie une haine additionnelle et donné lieu à une opposition démocratique plus forte, poussée aux excès les plus déplorables de -la violence.

Tous les renseignements que nous possédons, apocryphes comme ils le sont, relativement à cette mémorable société, dérivent de ses fervents admirateurs. Cependant, même ce qu’ils nous disent ne suffit pas pour nous expliquer comment elle en vint à provoquer une inimitié mortelle et étendue. Un étranger venant pour enseigner de nouvelles pratiques et de nouveaux dogmes religieux, avec une teinture de science et quelques idées et quelques expressions morales nouvelles, tout en obtenant quelques sectateurs ardents, s’attirait aussi l’antipathie dans une certaine mesure. Une extrême rigueur de pratiques, combinée avec l’art de toucher habilement dans les autres les ressorts de la terreur religieuse, contribuait, à la vérité, à le fortifier et à l’élever beaucoup. Mais quand on découvrit que la science, la philosophie, et même les révélations mystiques de la religion, quelles qu’elles fussent, restaient limitées à l’entretien et à l’usage particulier des disciples, et étaient ainsi rejetées à l’arrière-plan, tandis que tout ce que l’on voyait et tout ce que l’on sentait au dehors était la prédominance politique d’une confrérie ambitieuse, — nous ne devons pas nous étonner que le Pythagorisme dans toutes ses parties soit devenu odieux à une portion considérable de la communauté. De plus, nous trouvons l’ordre représenté non seulement comme constituant un parti politique dévoué et exclusif, mais encore comme manifestant une suffisance fastueuse dans toute sa conduite personnelle[53], — refusant la main de la confraternité à tous, excepté aux frères, et repoussant surtout leurs amis intimes et leurs parents. Autant que nous connaissons la philosophie grecque, c’est le seul exemple dans lequel on en abusa distinctement pour des objets politiques et des buts de parti. Les premiers temps de l’ordre Pythagoricien se distinguent par ce pervertissement qui, heureusement pour les progrès de la philosophie, lie se présenta jamais dans la suite en Grèce[54]. Toutefois, même à Athènes, nous verrons ci-après que Sokratês, bien que réellement il se tînt à l’écart de toute intrigue de parti, encourut dans une grande mesure son impopularité pour une liaison politique supposée avec Kritias et Alkibiadês[55], à laquelle, en effet, l’orateur Æschine attribue clairement sa condamnation, parlant environ soixante ans après l’événement. Si l’on eût connu Sokratês comme le fondateur d’une société se liant étroitement dans des vues ambitieuses, le résultat eût été au plus haut point funeste à la philosophie, et probablement funeste à lui-même beaucoup plus tôt.

Ce fut cette cause qui amena la destruction complète et violente de l’ordre des Pythagoriciens. Leur ascendant avait provoqué un mécontentement si général, que leurs ennemis furent enhardis à employer la dernière violence contre eus. Kylôn et Ninôn, — dont le premier avait, dit-on, cherché à être admis dans l’ordre, mais avait été rejeté à cause de sols mauvais caractère, — se mirent à la tête d’une opposition prononcée contre les Pythagoriciens, dont l’impopularité s’étendait jusqu’au sénat des Mille, par l’intermédiaire duquel ils avaient exercé leur ascendant. On fit des propositions tendant à rendre le gouvernement plus démocratique et à constituer un nouveau sénat, pris par la voie du sort dans tout le peuple, devant lequel les magistrats seraient appelés à rendre des comptes après leur année de charge on -choisissait une occasion favorable, celle où le sénat des Mille avait fait une offense signalée en refusant de partager entre le peuple le territoire de Sybaris récemment conquis[56]. Malgré l’opposition des Pythagoriciens, ce changement de gouvernement s’effectua. Ninôn et Kylôn, leurs principaux ennemis, en profitèrent pour exaspérer encore plus le peuple contre l’ordre, jusqu’à ce qu’ils suscitassent contre lui des violences populaires réelles. Les Pythagoriciens furent attaqués quand ils étaient assemblés dans la maison où ils se réunissaient, près du temple d’Apollon, ou, comme le disaient quelques-uns, dans la maison de Milôn. On mit le feu au bâtiment, et un grand nombre des membres périrent[57] ; il n’y eut que les jeunes et les plus vigoureux qui s’échappèrent. Il y eut, dit-on, des troubles semblables et la même suppression violente de l’ordre, accompagnés du meurtre de quelques-uns des principaux citoyens, dans d’autres cités de la Grande Grèce ; — à Tarente, à Metapontum, à Kaulonia. Et l’on nous dit que ces villes restèrent pendant quelque temps dans un état de grande inquiétude et de grande agitation, dont elles ne furent délivrées que par la médiation amicale des Achæens Péloponnésiens, les premiers fondateurs de Sybaris et de Krotôn, assistés, il est vrai, de médiateurs venus d’autres parties de la Grèce. Les villes furent à la fin pacifiées et amenées à adopter un congrès à l’amiable, avec des fêtes religieuses communes, dans un temple fondé exprès pour ce dessein, et dédié à Zeus Homarios[58]. Ainsi périt l’ordre Pythagoricien primitif. Relativement, à Pythagoras lui-même, il y avait des récits contradictoires ; selon quelques-uns, il avait été brûlé dans lé temple avec ses disciples[59] ; selon d’autres,. il était mort un peu auparavant ; d’autres affirmaient encore qu’il vivait è ce moment, mais qu’il était absent, et qu’il mourut peu de temps après en exil, après s’être abstenu volontairement de nourriture pendant quarante jours : on montrait encore son tombeau à Metapontum du temps de Cicéron[60]. Comme confrérie active, les Pythagoriciens ne revécurent jamais ; mais les membres dispersés se réunirent comme secte, pour des pratiques religieuses communes et une recherche commune de la science. Ils furent admis de nouveau, après un certain intervalle de temps, dans les villes de la Grande Grèce[61], d’où ils avaient été chassés dans l’origine, mais auxquelles la secte est toujours considérée comme appartenant particulièrement, — bien qu’on trouve, en outre, des membres individuellement à Thèbes et dans d’autres cités de la Grèce. En effet, quelques-uns de ces Pythagoriciens plus récents acquirent même quelquefois une grande influence politique, comme nous le voyons dans le cas du Tarentin Archytas, contemporain de Platon.

Nous avons déjà dit que l’époque où Pythagoras arriva à Krotôn peut être fixée à quelque moment entre 540-530 avant J.-C. Ce fut, dit-on, à un moment d’un grand découragement dans les esprits des Krotoniates. Ils avaient été récemment défaits par l’armée combinée des Lokriens et des Rhégiens, de beaucoup inférieure en nombre à eux-mêmes, sur les bords de la rivière Sagra ; humiliation qui, dit-on, les rendit dociles aux leçons du missionnaire samien[62]. De même que la naissance de l’ordre Pythagoricien se rattache ainsi à la défaite des Krotoniates à la Sagra, de même son extinction est liée également à leur victoire sur les Sybarites à la rivière Traeis ou Trionto, environ vingt années après.

Nous ne savons malheureusement que très peu de chose sur l’histoire de ces grandes cités achæennes. Bien que toutes les deux fiassent puissantes, cependant jusqu’à l’époque de 510 avant J.-C., Sybaris semble avoir été incontestablement la plus grande. J’ai déjà parlé dans un autre chapitre[63] de sa domination aussi bien que de son luxe si décrié. Ce fut à cette époque qu’éclata entre elles la guerre qui finit par la destruction de Sybaris. Il est certain que les Sybarites furent les agresseurs dans la guerre ; mais par quelles causes avait-elle été précédée dans leur propre ville, ou quelle provocation avaient-ils reçue, c’est ce que nous établissons d’une manière très peu distincte. Il y avait eu à Sybaris (nous dit-on), peu de temps auparavant, une révolution politiqué, dans laquelle un chef populaire nommé Têlys s’était mis à la tête d’un soulèvement contre le gouvernement oligarchique, et avait poussé le peuple à bannir cinq cents des principaux riches, aussi bien qu’il, confisquer leurs domaines. Il avait acquis la souveraineté et était devenu despote de Sybaris[64]. Il parait aussi que lui, ou son gouvernement à Sybaris ; était fort abhorré à Krotôn, puisque le Krotoniate Philippos, homme de formes musculaires remarquables et vainqueur olympique, fut exilé pour s’être engagé a épouser la fille de Têlys[65]. Suivant le récit donné par les Pythagoriciens plus modernes, ces exilés que Têlys avait chassés de Sybaris se réfugièrent à Krotôn et se jetèrent comme suppliants au pied des autels pour obtenir protection : il peut bien se faire, en effet, qu’ils fussent en partie des Pythagoriciens de Sybaris. Une troupe d’exilés puissants ; reçus dans une ville si rapprochée, inspira des craintes ; et Têlys demanda qu’ils lui fussent livrés, avec menace de guerre en cas de refus. Cette demande répandit la consternation dans Krotôn, vu que les forces militaires de Sybaris étaient incontestablement supérieures. Les Krotoniates discutèrent longtemps l’extradition des exilés, qui fut presque décrétée ; lorsqu’à la fin les conseils persuasifs de Pythagoras lui-même les déterminèrent, dit-on, à courir tous les hasards plutôt que d’encourir le déshonneur en trahissant des suppliants.

Têlys, voyant la demande des Sybarites repoussée, marcha contre Krotôn à la tête d’une armée qui est portée à trois cent mille hommes[66]. Il marcha aussi au mépris des avertissements religieux les plus forts contraires à son entreprise ; car les sacrifices offerts en sa faveur par le prophète Iamide Kallias d’Élis furent si manifestement défavorables, que le prophète lui-même s’enfuit de terreur à Krotôn[67]. Près de la rivière Traeis ou Trionto, Têlys rencontra les forces de Krotôn consistant (nous apprend-on) en cent mille hommes, et commandées par le grand athlète et Pythagoricien Milôn, qui était revêtu (nous dit-on) du costume et armé de la massue d’Hêraklês. Ils étaient, en outre, renforcés d’1in allié précieux, le Spartiate Dorieus (frère cadet du roi Kleomenês), qui longeait alors le golfe de Tarente avec un corps de colons, dans l’intention de fonder un établissement en Sicile. Une bataille sanglante s’engagea, dans laquelle les Sybarites furent totalement défaits, avec un massacre prodigieux ; tandis que les vainqueurs violemment provoqués, et ne faisant pas de quartier, poussèrent si chaudement la poursuite qu’ils prirent la ville, dispersèrent les habitants et détruisirent toute sa puissance[68] dans le court espace de soixante-dix jours. Les Sybarites s’enfuirent en grande partie à Laos et à Skidros[69], colonies à eux établies sur la côte de la Méditerranée, en travers de la péninsule de la Calabre. Les Krotoniates furent si impatients de rendre l’emplacement de Sybaris non tenable, qu’ils détournèrent le cours de la rivière Krathis ; de manière à l’inonder et à la détruire : le lit desséché dans lequel avait primitivement coulé le fleuve était encore visible du temps d’Hérodote[70], qui était au nombre des colons de la ville de Thurii fondée plus tard et presque contiguë. Il paraît toutefois que les Krotoniates pendant longtemps laissèrent l’emplacement de Sybaris abandonné, refusant même de partager le territoire parmi le corps de leurs propres citoyens, circonstance qui (comme je l’ai mentionné plus haut) donna naissance au soulèvement contre l’ordre des Pythagoriciens. Il est possible qu’ils aient eu peur du nom et des souvenirs de la ville. Il n’y fut pas fondé de colonie considérable on permanente avant que la ville de Thurii fût établie par Athènes, environ soixante-cinq ans après. Néanmoins le nom des Sybarites ne périt point : ils se maintinrent à Laos, à Skidros et ailleurs, — et dans la suite ils formèrent les Anciens ; privilégiés parmi les colons de Thurii ; mais ils se conduisirent mal en cette qualité, et furent pour la plupart ou tués ou chassés. Cependant, même après cela, le nom de Sybaris resta encore sur une échelle réduite dans une certaine partie du territoire. Hérodote nous raconte ce que lui dirent les Sybarites, et nous trouvons postérieurement des indications à leur sujet, même à une époque aussi avancée que celle de Théocrite.

La conquête et la destruction de la primitive Sybaris, — peut-être en 510 avant J.-C. la plus grande de toutes les cités grecques, — paraissent avoir excité une forte sympathie dans le monde hellénique. A Milêtos particulièrement, avec laquelle elle avait conservé une intime union, la douleur fut si vive, que tous les Milésiens se rasèrent la tête en signe de deuil[71]. Cet événement, survenant juste au moment où Hippias fut chassé d’Athènes, doit avoir opéré une révolution sensible dans les relations des cités grecques sur la côte italienne avec la population rustique, de l’intérieur. Les Krotoniates pouvaient détruire Sybaris et disperser les habitants, mais ils ne pouvaient succéder à sa vaste domination sur un territoire dépendant ; et- l’extinction de ce grand pouvoir collectif, qui s’étendait en travers de la péninsule d’une mer à l’autre, diminuait les moyens de résistance contre les mouvements Osques venant de l’intérieur. A partir de ce moment, les cités de la Grande Grèce, aussi bien que celles de l’Iônia, tendent à perdre en importance, tandis qu’Athènes, d’autre part, devient de plus en plus marquante et plus puissante. Lors de l’invasion de la Grèce par Xerxês, trente ans après cette conquête de Sybaris, Sparte et Athènes envoient demander du secours tant en Sicile qu’à Korkyra, mais non en Grande. Grèce.

Il est très regrettable que nous ne possédions pas de plus complets renseignements relativement à ces importants changements dans les cités gréco-italiennes. Cependant nous pouvons faire remarquer que même Hérodote, — lui-même citoyen de Thurii et demeurant’ sur le lieu pas plus de quatre-vingts ans après la prise de Sybaris, — ne trouva évidemment pas de mémoires écrits à consulter, et qu’il ne put obtenir de conversations verbales rien de plus que des renseignements à la fois maigres et contradictoires. Par exemple, la circonstance essentielle du secours prêté par le Spartiate Dorieus et ses colons, bien qu’affirmée positivement pal les Sybarites, était niée d’une manière aussi positive par les Krotoniates, qui prétendaient avoir accompli la conquête par eux-mêmes et avec leurs propres forces seules. On lie peut guère hésiter à croire l’assertion affirmative des Sybarites, qui montrèrent à Hérodote un temple et une enceinte érigés par le prince spartiate en témoignage de la part qu’il avait prise à la victoire, sur les bords du lit abandonné et sec d’où l’on avait détourné le Krathis, et en l’honneur d’Athênê Krathienne[72]. Ceci seul est une preuve qui, réunie à l’assertion positive des Sybarites, suffit pour le cas ; niais ils produisaient pour le confirmer un autre argument indirect qui mérite attention. Dorieus avait attaqué Sybaris pendant qu’il- passait le long de la côte d’Italie pour aller fonder une colonie en Sicile, d’après l’ordre et l’encouragement exprès de l’oracle. Après être resté un peu à Sybaris, il poursuivit son voyage vers la partie sud-ouest de la Sicile, où lui et presque tous ses compagnons périrent dans une bataille contre les Carthaginois et les Egestæens, - bien que l’oracle lui eût promis qu’il acquerrait et occuperait d’une manière permanente le territoire voisin près du mont Eryx. Or les Sybarites tiraient de ce fatal désastre de Dorieus et de son expédition, combinés avec la promesse favorable de l’oracle faite antérieurement, une preuve certaine de l’exactitude de ce qu’ils affirmaient, à savoir qu’il avait combattu à Sybaris. Car, s’il s’était rendu directement au territoire indiqué par l’oracle (concluaient-ils), sans se détourner pour aucun autre objet, la prophétie sur laquelle étaient fondées ses espérances aurait été incontestablement réalisée, et il aurait réussi. Mais le désappointement ruineux qui l’accabla réellement fut à la fois expliqué, et la vérité de la prophétie justifiée, quand on se rappela qu’il s’était détourné pour prêter aide aux Krotoniates contre Sybaris, et qu’il avait ainsi négligé de remplir les conditions qui lui avaient été prescrites. C’est sur cet argument (nous dit Hérodote) que les Sybarites de son temps insistaient particulièrement[73]. Et si nous signalons leur foi pieuse et littérale dans les communications d’un prophète inspiré, nous devons en même temps faire observer jusqu’à quel point cette foi remplaçait des prémisses historiques, — combien leur fonds de telles preuves légitimes était peu riche, — et combien peu ils avaient encore appris à en apprécier l’importance.

Il est à remarquer qu’Hérodote, dans la courte mention qu’il fait de la fatale guerre entre Sybaris et Krotôn, ne fait pas la moindre allusion à Pythagoras ni à sa confrérie. Le moins que nous puissions conclure de ce silence, c’est que le rôle qu’ils jouèrent par rapport à la guerre, et leur ascendant général dans la Grande Grèce, furent en réalité moins marquants et moins dominants que ne le présentent les historiens pythagoriciens. Toutefois, même en faisant cette concession, l’absence de toute allusion dans Hérodote aux troubles qui accompagnèrent la subversion des Pythagoriciens est une circonstance difficile à expliquer. Je ne puis pas non plus omettre un renseignement embarrassant de Polybe, qui semble montrer que, lui aussi, il a dû comprendre l’histoire de Sybaris tout autrement qu’elle n’est présentée ordinairement. Il nous dit qu’après beaucoup de souffrances causées dans la Grande Grèce par les troubles qui suivirent l’expulsion des Pythagoriciens, les cités furent amenées par la médiation des Achæens à entrer en accommodement et même à établir quelque chose qui ressemblât à une ligue permanente avec un temple et des sacrifices communs. Or les trois villes qu’il spécifie comme ayant été les premières à le faire sont Krotôn, Sybaris et Kaulonia[74]. Mais, d’après la suite des événements et la fatale guerre (décrite plus haut) entre Krotôn et Sybaris, cette dernière ville doit avoir été en ruines à cette époque ; peu habitée, si même elle l’était. Je puis seulement conclure du renseignement de Polybe qu’il suivait différentes autorités relativement à l’ancienne histoire de la Grande Grèce dans le commencement du cinquième siècle avant J.-C.

En effet, la première histoire de ces cités ne nous donne guère plus qu’un petit nombre de faits et de noms isolés. Par rapport à leurs législateurs, Zaleukos et Charondas, rien n’est prouvé, si ce n’est leur existence, — et même ce fait était contesté par quelques critiques anciens. J’ai déjà parlé de Zaleukos, que les chronologistes placent en 664 avant J.-C. ; on ne peut assigner la date de Charondas, mais nous pouvons présumer qu’il vécut à quelque époque entre 600 et 500 avant J.-C. C’était un citoyen d’une condition moyenne, né dans la colonie chalkidique de Katane en Sicile[75], et il composa des lois non seulement pour sa propre ville, mais encore pour les autres cités chalkidiques en Sicile et en Italie, — Leontini, Naxos, Zanklê et Rhegium. Les lois et le préambule solennel que lui attribuent Diodore et Stobée appartiennent à une époque plus récente[76], et nous sommes obligé de nous contenter de réunir les brèves allusions d’Aristote, qui nous dit que les lois de Charondas descendaient dans un grand et minutieux détail de distinction et de spécification, particulièrement en graduant l’amende pour offense selon les biens de la personne coupable et condamnée[77], — mais qu’il n’y avait rien dans ses lois de rigoureusement original et particulier, si ce n’est qu’il fut le premier à introduire l’accusation solennelle contre les témoins qui se parjuraient en justice. Dans les idées grecques, on considérait un tel témoin parjure comme ayant commis un crime à moitié religieux, à moitié civil. L’accusation portée contre lui, connue par un nom particulier, participait aux deux caractères, se rapprochant à quelques égards de la manière de procéder contre un meurtrier. Cette forme distincte d’accusation contre le faux témoignage, — avec son nom approprié[78], que nous trouverons maintenue à Athènes pendant l’époque la mieux connue de la loi attique, — fut mise en vigueur pour la première fois par Charondas.

 

 

 



[1] Les lettres de Bentley contre Boyle, où il discute les prétendues Épîtres de Phalaris, — lettres remplies de finesse et de savoir, quoique vagabondes au delà de toute mesure, — sont tout à fait suffisantes pour nous apprendre qu’on ne peut affirmer que peu de choses avec sûreté au sujet de Phalaris. Sa date est prouvée très imparfaitement. Cf. Bentley, p. 82, 83, et Seyfert, Akragas und sein Gebiet, p. 60 : ce dernier place le règne de Phalaris dans les années 570-554 avant J.-C. Il est surprenant de voir Seyfert citer les lettres du pseudo-Phalaris comme autorité, après l’exposition de Bentley.

[2] Pindare, Pyth., 1, ad fin, avec les Scholies, p. 310, éd. Bœckh ; Polybe, XII, 25 ; Diodore, XIII, 99 ; Cicéron, cont. Verrès, IV, 33. La contradiction de Timée n’est nullement suffisante pour nous faire douter de l’authenticité de l’histoire. Ebert (Σικελίων, part. II, p. 41-84, Königsberg, 1829) réunit toutes les autorités relatives au taureau de Phalaris. En substance, il croit le fait réel. Aristote (Rhetor., II, 20) raconte la fable par laquelle Stésichore le poète dissuada les habitants d’Himera d’accorder une garde à Phalaris. Conon (Narrat. 42, ap. Photium) raconte la même histoire avec le nom du Hiéron substitué à celui de Phalaris. Mais il n’est pas vraisemblable que ni l’un ni l’autre aient jamais été dans de telles relations avec les citoyens d’Himera. Cf. Polybe, VII, 7, 2.

[3] Polyen, V, 1, 1 ; Cicéron, De Officiis, II, 7.

[4] Plutarque, Philosophand. cum Principibus, c. 3, p. 778.

[5] Moins ces problèmes sont susceptibles d’une solution rationnelle, plus ils figurent noblement dans le langage d’un grand poète. V. comme spécimen Euripide, Fragm. 101, éd. Dindorf.

[6] V. t. II, c. 2.

[7] Diogène Laërte, I, 23 ; Hérodote, I, 75 ; Apulée, Florid., IV, p. 144. Bip.

Proclus, dans son Commentaire sur Euclide, spécifie plusieurs propositions crue l’on disait avoir été découvertes par Thalês (Brandis, Handbuch der Gr. Philos., c. 28, p. 110).

[8] Aristote, Metaphvs., I, 3 ; Plutarque, Placit. Philos., I, 3, p. 875.

[9] Aristote, ut supra, et De Cœlo, II, 13.

[10] Aristote, De Animâ, I, 2-5 : Cicéron, De Leg., II, 11 ; Diogène Laërte, I, 24.

[11] Aristote, De Animâ, I, 2 ; Alexander Aphrodis, in Aristotel., Metaphys., I, 3.

[12] Apollodore, dans le second siècle avant J.-C., avait sous les yeux quelques courts traités explicatifs d’Anaximandros (Diogène Laërte, II, 2). Suidas, v. Άναξίμανδρος. Themistius, Orat. XXV, p. 317.

[13] Irénée, II, 19 (14), ap. Brandis, Handbuch der Geschichte der Griech. Roem. Philos., c. 35, p. 133 : Anaximander, hoc quod immensum est, omnium initium subjecit, seminaliter habens in semetipso omnium genesin, ex quo immenses mundos constare ait. Aristotel., Physic. Auscult., III, 4, p. 203 Bek. Aristote soumet cet άπειρον à une discussion approfondie, dans laquelle il dit très peu de chose de plus au sujet d’Anaximandros, qui parait l’avoir admis sans prévoir de discussion ni d’objections. Anaximandros appelait-il son άπειρον divin ou dieu, comme l’affirment Tennemann (Gesch. der Philos., I, 2, p. 67) et Panzerbieter (ad Diogenis Apolloniat. Fragm., c. 13, p. 16), c’est ce que je regarde comme douteux ; c’est plutôt une conséquence qu’Aristote tire de son langage. Cependant, dans un autre passage qu’il est difficile de concilier avec cette assertion, Aristote attribue à Anaximandros la doctrine de Thalês relative à l’eau (Aristotel., de Xénophane, p. 975, Bek).

Anaximandros semble avoir suivi des spéculations analogues à celles de Thalês en expliquant la première production de la race humaine (Plutarque, Placit. Philos., V, 19, p. 903), et dans d’autres sujets (ibid., III, 16, p. 896).

[14] Aristotel., De Generat. et Destruct., c. 3, p. 317, Bek. Cf. Physic. Auscultat., I, 4, p. 187, Bek.

[15] Simplicius, in Aristotel., Physic., fol. 6, 32.

[16] Diogène Laërte, II, 81, 2. Il était d’accord avec Thalês en soutenant que la terre était stationnaire (Aristote, De Cœlo, II, 13, p. 295, éd. Bek.).

[17] Diogène Laërte, IX, 18.

[18] Diogène Laërte, IX, 22 ; Stobée, Eclog. Phys., I, p. 291.

[19] Sextus Empiricus, adv. Mathem., IX, 193.

[20] Aristote, Metaphys., I, 5, p. 986, Bek.

Plutarque, ap. Eusebium, Præparat. Evangel., I, 8. Cf. Timon, ap. Sextus Empiricus, Pyrrh. Hypotyp., I, 224, 225.

On petit douter avec raison que tous les arguments attribués à Xenophanês dans le court mais obscur traité que nous venons de citer lui appartiennent réellement.

[21] Clément d’Alexandrie, Stromates, V, p. 601 ; VII, p. 711.

[22] Aristote, Metaphys., I, 5, p. 986, Bek. Μικρόν άγροικότερος.

[23] Xenophanês, Fragm. XIV, éd. Mullach, Sextus Empiricus, adv. Mathematicos, VII, 49-110 ; et Pyrrhon, Hypotyp., I, 224 ; Plutarque, adv. Colôtên., p. 1114 ; cf. Karsten, ad Parmenidis Fragmenta, p. 146.

[24] V. Brandis, Handbuch der Griec. Roem. Philosophie, ch. 22.

[25] Hérodote, IV, 95. Le lieu de sa naissance est certain d’après Hérodote ; mais même ce fait était présenté différemment par différents auteurs, qui l’appelaient un Tyrrhénien de Lemnos ou d’Imbros (Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 1-10), un Syrien, un Phliasien, etc.

Cicéron (République, II, 15 ; cf. Tite-Live, I, 18) blâme la bévue chronologique de ceux qui font de Pythagoras le précepteur de Numa ; ce qui montré d’une manière remarquable combien il régnait de confusion parmi les hommes lettrés de l’antiquité au sujet des dates d’événements même du sixième siècle avant J.-C. Ovide suit ce récit sans hésitation ; v. Métamorphoses, XV, 60, avec une notice de Burmann.

[26] Cicéron, De Fin., V, 29 ; Diogène Laërte, VIII, 3 ; Strabon, XIV, p. 638 ; Alexander Polyhistor, ap. Cyrill., cont. Julian., IV, p. 128, éd. Spanheim. Sur la vaste étendue de ses voyages supposés, v. Porphyre, Vit. Pythagoras, 11 ; Jamblique, 14 sqq.

On attribue à Démocrite les mêmes longs voyages. Diogène Laërte, IX, 35.

[27] Les relations qui unissaient Pythagoras et Pherekydês sont mentionnées par Aristoxêne, ap. Diogène Laërte, I, 118 ; VIII, 2 ; Cicéron, De Divinat., I, 13.

[28] Xenophanês, Fragm. 7, éd. Schneidewin ; Diogène Laërte, VIII, 36 : cf. Aulu-Gelle, IV, 11. (Nous devons faire remarquer que cette doctrine ou une doctrine semblable n’est pas particulière aux Pythagoriciens, mais qu’elle est crue par le poète Pindare, Olymp., II, 68, et Fragm. Thren. X, aussi bien que par le philosophe Pherekydês, Porphyre, De Antro Nympharum, c. 31.)

Consulter aussi Sextus Empiricus, VIII, 286, quant à la κοινωνία entre les dieux, les hommes et les animaux, crue et par Pythagoras et par Empedoklês. Qu’Hérodote (II, 123) fasse allusion à Orpheus et à Pythagoras, tout en s’abstenant à dessein de mentionner des noms, c’est ce dont on ne peut guère douter : cf. II, 81 ; et Aristote, De Animâ, I, 3, 23.

Le témoignage d’Herakleitos est contenu dans Diogène Laërce, VIII, 6 ; IX, 1.

Le Dr Thirlwall croit que Xenophanês a eu l’intention, dans le passage mentionné ci-dessus, de traiter la doctrine de la métempsycose avec un ridicule mérité (Hist. of Greece, c. 12, vol. II, p. 162). Les opinions religieuses sont si sujettes à paraître ridicules à ceux qui ne les partagent pas, qu’un tel soupçon n’a rien que de naturel ; cependant je pense que, si Xenophanês avait été disposé ainsi, il aurait trouvé des exemples plus ridicules dans la foule de ceux que cette doctrine pouvait suggérer. En effet, il ne semble guère possible de présenter la métempsycose sous un point de vue plus touchant ni plus respectable que celui que présentent les vers de son poème. L’animal particulier qu’il choisit est celui entre lequel et l’homme la sympathie est la plus marquée et la plus réciproque, tandis que la doctrine a pour but d’imposer une leçon pratique contre la cruauté.

[29] Hérodote, I, 29 ; II, 49 ; IV, 95. Hippokratês distingue le σοφιστής du ίητρός, bien que tous deux eussent traité le sujet de la médecine, — les habitudes spéciales d’investigation des habitudes générales. (Hippokratês, περί άρχαίης ίητρικής, c. 20, vol. I, p. 620, Littré.)

[30] V. le docte et important traité de Lobeck, Aglaophamus, Orphica, liv. II, p. 247, 698, 900 ; Platon, Leg., VI, 782, et Euripide, Hippol., 946.

[31] Platon, dans l’idée qu’il se fait de Pythagoras (République, X, p. 600), le représente comme semblable en quelque sorte à saint Benoît ou à saint François (ou à saint Elias, comme quelques carmélites ont essayé de l’établir ; V. Kuster, ad Jamblich., c. 3).

La description de Melampe, donnée dans Hérodote, II, 49, répond très bien à l’idée de Pythagoras, telle qu’on la tire de II, 81-82, et de IV, 95. On dirait que Pythagoras, aussi bien que Melampe, avait eu des prétentions à la divination et à la prophétie (Cicéron, Divinat., I, 3, 46 ; Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 29. Cf. Krische, De Societate a Pythagora in urbe Crotoniatarum condita Commentatio, c. 5, p. 72, Goettingen, 1831).

[32] Brandis, Handbuch der Geschichte der Griechisch. Roem. Philosophie, part. I, sect. 47, p. 191.

[33] Elien, V. H., II, 26 ; Jamblique, Vit. Pythagoras, c. 31, 140 ; Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 20 ; Diodore, Fragm. 1. X, vol. IV, p. 56, Wess. — Timôn, ap. Diogène Laërte, VIII, 36 ; et Plutarque, Numa, c. 8.

[34] Isocrate, Busiris, p. 402, éd. Auger.

Cf. Aristotel. Magn. Moralia, I, 1, au sujet de Pythagoras comme maître de morale. Dêmokritos, né vers 460 avant J.-C., écrivit un traité (aujourd’hui perdu) relativement à Pythagoras, pour lequel il avait une grande admiration : autant que nous en pouvons juger, il semblerait qu’il doit aussi avoir considéré Pythagoras comme un maître de morale (Diogène Laërte, IX, 38 ; Mullach, Demociti Fragmenta, liv. II, p. 113 ; Cicéron, De Orator., III, 15).

[35] Jamblique, Vit. Pythagoras, c. 64, 115, 151, 199. V. aussi l’idée attribuée à Pythagoras d’inspirations divines venant aux hommes. Aristoxêne, ap. Stobæum, Eclog. Physic., p. 206 ; Diogène Laërte, VIII, 32.

Meiners rend ce fait probable, que les histoires relatives aux facultés et aux propriétés miraculeuses de Pythagoras furent mises en circulation soit durant sa vie, soit du moins peu de temps après sa mort (Geschichte der Wissenschaften, III, vol. I, p. 504, 505).

[36] Relativement à Philolaos, V. l’importante collection de ses Fragments, enrichie d’un commentaire, par Bœckh (Philolaos der Pythagoreers Leben, Berlin, 1819). Il paraît bien établi que Philolaos fut le premier qui composa un ouvrage sur la science pythagoricienne, et qui ainsi la fit connaître au delà des limites de la confrérie, — entre autres à Platon (Bœckh, Philol., p. 22 ; Diogène Laërte, VIII, 15-55 ; Jamblique, c. 119). Simmias et Kebês, condisciples de Platon sous Sokratês, avaient eu des rapports avec Philolaos à Thèbes (Platon, Phædon, p. 61), peut-être vers 420 avant J.-C. La confrérie pythagoricienne avait alors été dispersée dans diverses parties de la Grèce, bien que l’attachement mutuel de ses membres semble avoir continué d’exister longtemps après.

[37] Plutarque, De Isid. et Osirid., p. 384, ad fin. Quintilien, Instit. Orat., IX, 4.

[38] Empedoklês, ap. Aristote, Rhetoric., I, 14, 2 ; Sextus Empiric., IX, 127 ; Plutarque, De Esu carnium, p. 993, 996, 997 ; où il réunit Pythagoras et Empedoklês comme ayant tous deux soutenu la doctrine de la métempsycose, et tous deux défendu de se nourrir d’animaux. Empedoklês supposait que les plantes avaient une âme, et que les âmes des êtres humains passaient après la mort dans des plantes aussi bien que dans des animaux. J’ai été moi-même jusqu’à présent (disait-il) un garçon, une fille, un arbuste, un oiseau, un poisson de la mer. (Diogène Laërte, VIII, 77 ; Sturz, ad Empedok. Fragm., p. 466). Pythagoras affirmait, disait-on, qu’il avait été non seulement Euphorbos, mais encore un marchand, une courtisane, etc., et qu’il avait rempli plusieurs autres rôles humains avant son existence actuelle ; cependant il n’étendait pas le même échange réciproque aux plantes, en aucun cas.

L’abstinence de la chair animale était un précepte orphique aussi bien que pythagoricien (Aristophane, Ran., 1032).

[39] Strabon, VI, p. 263 ; Diogène Laërte, VIII, 40.

[40] Diogène Laërte, IX, 18.

[41] Hérodote, III, 131 ; Strabon, VI, p. 261 ; Ménandre, De Encomiis, p. 96, éd. Heeren.

Le Krotoniate Alkmæon, contemporain de Pythagoras, plus jeune que lui (Aristotel. Metaph., I, 5), est au nombre des plus anciens noms mentionnés comme philosophant sur des sujets physiques et médicaux. V. Brandis, Handbuch der Geschichte der Philos., sect. LXXXIII, p.508, et Aristote, De Generat. Animal., III, 2, p. 752, Bekker.

L’art médical en Égypte, à l’époque où Pythagoras visita ce pays, était assez avancé pour exciter l’attention d’un voyageur curieux, — les branches de cet art étant exactement subdivisées et des règles strictes posées pour la pratique (Hérodote, II, 84 ; Aristote, Politique, III, 10, 4).

[42] Voir l’analogie des deux présentée d’une manière frappante dans le traité d’Hippokratês Περί άρχαίης ίητρικής, c. 3, 4, 7, vol. I, 580-584, éd. Littré.

Cf. Un autre passage non moins explicatif dans le traité d’Hippokratês Περί Διαίτης όξέων, c. 3, vol. I1, p. 345, éd. Littré.

Suivant la même idée générale, que la théorie et la pratique du médecin sont un nouveau développement et une variété de celles du maître de gymnastique, je transcris quelques observations empruntées des excellentes Remarques rétrospectives de M. Littré, à la fin du quatrième volume de son édition d’Hippokratês (p. 662).

Après avoir fait observer (p. 659) que la physiologie petit être considérée comme divisée en deux parties, — l’une relative au mécanisme des fonctions, l’autre aux effets produits sur le corps humain par les différentes influences qui agissent sur lui et par les milieux qui l’entourent, et après avoir fait remarquer que, dans la première de ces deux branches, les anciens ne pouvaient jamais faire de progrès, vu leur ignorance de l’anatomie, — il poursuit en disant que relativement à la seconde branche ils acquirent une somme considérable de connaissances :

Sur la physiologie des influences extérieures, la Grèce du temps d’Hippocrate et après lui fut le théâtre d’expériences en grand les plus importantes et les plus instructives. Toute la population (la population libre, s’entend) était soumise à un système régulier d’éducation physique (N. B. ceci est un peu trop fortement articulé) ; dans quelques cités, à Lacédémone, par exemple, les femmes n’en étaient pas exemptées. Ce système se composait d’exercices et d’une alimentation que combinèrent l’empirisme d’abord, puis une théorie plus savante : il concernait (comme dit Hippocrate lui-même, en ne parlant, il est vrai, que de la partie alimentaire), il concernait et les malades pour leur rétablissement, et les gens bien portants pour la conservation de leur santé, et les personnes livrées aux exercices gymnastiques pour l’accroissement de leurs forces. On savait au juste ce qu’il fallait pour conserver seulement le corps en bon état ou pour traiter un malade, — pour former un militaire ou pour faire un athlète, — et en particulier, un lutteur ; un coureur, un sauteur, un pugiliste. Une classe d’hommes, les maîtres des gymnases étaient exclusivement adonnés il la culture de cet art, auquel les médecins participaient dans les limites de leur profession ; et Hippocrate, qui dans les Aphorismes invoque l’exemple des athlètes, nous parle dans le Traité des Articulations des personnes maigres qui, n’ayant pas été amaigries par un procédé de l’art, ont les chairs muqueuses. Les anciens médecins savaient, comme on le voit, procurer l’amaigrissement conformément, à l’art, et reconnaître à ses effets un amaigrissement irrégulier ; toutes choses auxquelles nos médecins sont étrangers,-et dont on ne trouve l’analogue que parmi les entraîneurs anglais. Au reste, cet ensemble de connaissances empiriques et théoriques doit être mis an rang des pertes fâcheuses qui ont accompagné la longue et turbulente transition du monde ancien au monde moderne. Les admirables institutions destinées dans l’antiquité à développer et affermir le corps ont disparu ; l’hygiène publique est destituée à cet égard de toute direction scientifique et générale, et demeure abandonnée complètement au hasard.

V. aussi les remarques de Platon relativement à Herodikos, De Republicâ, III, p. 406 ; Aristote, Politique, III, 11, 6 ; IV, 1, 1 ; VIII, 4, 1.

[43] Valère Maxime, VIII, 15 ; IV, 1 ; Jamblique, Vit. Pythagoras, c. 45 ; Timée, Fragm. 78, éd. Didot.

[44] Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 21-54 ; Jamblique, 33-35, 166.

[45] Les compilations de Porphyre et de Jamblique sur la vie de Pythagoras, copiées sur une grande variété d’auteurs, contiennent sans doute quelque vérité au milieu de leur amas confus de renseignements, incroyables en grande partie, et presque tous non prouvés. Mais il est très difficile de distinguer ce qu’étaient en réalité ces portions de vérité. Mérite Aristoxêne et Dikæarque, les meilleurs auteurs d’après lesquels citent ces biographes, vivaient près de deux siècles après la mort de Pythagoras, et ils ne paraissent pas avoir eu d’anciens mémoires à consulter, ni de sources d’informations meilleures que les Pythagoriciens contemporains, — les derniers d’une secte expirante, et probablement au nombre des moins éminents par l’intelligence, puisque les philosophes de la veine sokratique dans ses diverses branches enlevaient les jeunes gens fins et ambitieux de cette époque.

Meiners, dans sa Geschichte der Wissenchaften (vol. I, liv. III, p. 191 sqq.), a analysé avec soin les divers auteurs auxquels les deux biographes ont emprunté, et a apprécié par comparaison le degré de confiance qu’ils méritent. C’est un excellent morceau de critique historique, quoique l’auteur exagère et les mérites et l’influence des premiers Pythagoriciens ; Kiessling, dans les notes de son édition de Jamblique, en a donné quelques extraits, mais non pas assez pour dispenser de lire l’original. Je crois que 111einers ajoute trop de foi, en général, à Aristoxêne (V. p. 214) et défalque trop peu des diverses histoires difficiles à croire dont Aristoxêne est donné comme la source ; naturellement ce dernier ne pouvait pas fournir des faits meilleurs que ceux que lui apprenaient ses propres témoins. Là où le jugement de Meiners est plus sévère, il est aussi mieux justifié, surtout relativement à Porphyre lui-même, et à son disciple Jamblique. Ces philosophes pythagoriciens plus modernes semblent avoir établi comme règle formelle de crédibilité ce qui dirigeait beaucoup d’hommes religieux de l’antiquité dans leur conduite d’après un sentiment purement inconscient et la crainte d’offenser les dieux, — à savoir, qu’il n’était pas bien de douter d’une histoire quelconque racontée relativement aux dieux, et où était introduite l’action divine ; personne ne pouvait dire si cela ne pouvait être vrai ; en nier — la vérité, c’était mettre des bornes à la toute-puissance divine. Conséquemment ils ne faisaient pas de difficulté pour croire ce qui était raconté au sujet d’Aristæos, d’Abaris et d’autres sujets éminents de mythes (Jamblique, Vit. Pythagoras, c. 138-148). Ce n’est pas moins formellement posé dans Jamblique, Adhortatio ad Philosophiam, comme le quatrième symbole, p. 324, éd. Kiessling. En raisonnant d’après leurs principes, c’était un corollaire logique à poser ; mais il nous aide à apprécier leur valeur en tant qu’ils recueillaient et distinguaient les récits relatifs à Pythagoras. Les compliments extravagants faits par l’empereur Julien dans ses lettres à ; Jamblique ne suffisent pas pour établir l’autorité de ce dernier comme critique et témoin. V. les Epistolæ 34, 40, 41, dans l’édition des Lettres de Julien de Heyler.

[46] Aulu-Gelle, Nuits Attiques, IV, 11. Apollonius (ap. Jamblich., c. 262) fait allusion à τά ύπομνήματα τών Κρωτωνιατών : nous ne savons pas quelle en est la date, mais, il y a lieu de les croire antérieurs à Aristoxêne.

[47] Thucydide, VIII, 54.

Je reparlerai, dans une période future de l’histoire, de cet important passage dans lequel Thucydide signale les clubs politiques d’Athènes comme des sociétés unies par un serment, nombreuses, notoires et puissantes. Il y a sur ce passage une bonne note du Dr Arnold.

[48] Justin, XX, 4. Sed trecenti ex juvenibus cum sodalitii juris sacramento quodam nexi, separatam a ceteris eivibus vitam exercerent, quasi cœtum clandestinte conjurationis haberent, civitatem in se converterunt.

Cf. Diogène Laërce, VIII, 3 ; Apollonius, ap. Jamblich., c. 254 ; Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 33.

L’Histoire de l’attachement dévoué des deux Pythagoriciens Damôn et Phinthias me parait très bien attestée ; Aristoxêne l’entendit de la bouche de Denys le Jeune le despote, dont la sentence avait provoqué cette manifestation d’amitié (Porphyre, Vit. Pythagoras, c. 59-62 ; Cicéron, De Officiis, III, 10 ; et Davis, ad Ciceronis Tusc. Disp., V, 22).

[49] Plutarque, Philosophand. cum Principic., c. 1, p. 777.

[50] Je transcris ici le sommaire donné par Krische ; à la fin de sa Dissertation sur l’ordre pythagoricien, p. 101. Societatis scopus fuit merè politiqus, ut lapsam optimatium potestatem non modo in pristinum restitueret, sed firmaret amplificaretque ; cura summo hoc scopo duo conjuncti fuerunt ; moralis alter, alter ad literas spectans. Discipulos suos bonos probosque homines reddere voluit Pythagoras, et ut civitatem moderantes potestate suâ non abuterentur ad plebem opprimendam, et ut plebs, intelligens suis commodis consuli, conditione suâ contenta esset. Quoniam vero bonum sapiensque moderamen nisi a prudente literisque exculto viro exspectari (non) licet, philosophiæ studium necessarium duxit Samiusiis, qui adcivitatis clavum tenendum se accingerent.

C’est l’idée générale (coïncidant en substance avec celle de O. Müller, Dorians, III, 9,16) donnée par un auteur qui a examiné les preuves avec soin et savoir. Elle diffère en quelques points importants de celle que je me fais du maître primitif et de ses frères contemporains. Elle omet l’ascendant religieux, que j’imagine avoir été d’abord du nombre des moyens aussi bien que des desseins prémédités de Pythagoras, tandis qu’elle expose un plan politique de réforme comme médité directement par lui, et dont il n’y a pas de preuve. Bien que l’ascendant politique des premiers Pythagoriciens soit le trait le plus saillant de leur ancienne histoire, il ne doit pas être considéré comme la manifestation d’une idée politique particulière ou arrêtée, — c’est plutôt le résultat de leur position et de leurs moyens d’union. Ritter fait observer (plus justement, à mon avis) : Nous ne devons pas croire que les mystères de l’ordre pythagoricien eussent un caractère simplement politique ; les récits les plus probables nous autorisent à croire que son point central était un enseignement religieux mystique. (Geschichte der Philosophie, liv. IV, c. 1, vol. I, p. 365-368 ; cf. Hoeckh, Kreta, vol. I17, p. 223.)

Krische (p. 32) aussi bien que Bœckh (Philolaus, p. 39-42) et O. Müller, assimile la vie pythagoricienne aux habitudes dôriennes ou spartiates, et appelle la philosophie pythagoricienne l’expression du dôrisme grec, en tant qu’opposée aux Ioniens et à la philosophie ionienne. J’avoue que je ne vois d’analogie entre les deux, ni sous le rapport de l’action ni sous celui de la spéculation. Les Spartiates sont complètement distincts des autres Dôriens ; et même les habitudes de vie chez eux, bien qu’elles présentent quelques points de ressemblance avec l’éducation corporelle des Pythagoriciens, montrent des points de différence encore plus importants, par rapport au détail et au mysticisme religieux, aussi bien qu’à l’élément scientifique qui y est contenu. La philosophie pythagoricienne et l’éléatique étaient toutes deux également opposées à l’ionienne ; cependant ni l’une ni l’autre ne se rattachent en aucune sorte aux tendances dôriennes. Ni Elea ni Krotôn n’étaient des villes dôriennes ; de plus, Xenophanês aussi bien que Pythagoras étaient tous deux Ioniens.

On verra que les assertions générales relatives à la mobilité et à l’inconstance ioniennes, opposées à la constance et à la fermeté dôriennes, ne sont pas soutenues par une étude des faits. Le dôrisme de Pythagoras me parait une imagination complète. O. Müller même fait de Krotôn une cité dorienne contre toute évidence.

[51] Niebuhr, Roemisch. Gesch., I, p. 165, 2e éd. ; O. Müller, Hist. of Dorians, III, 9, 16 ; Krische est opposé à cette idée, sect. v, p. 84.

[52] Varron, ap. Augustin., De Ordine, II, 30 ; Krische, p. 77.

[53] Apollonius, ap. Jamblichum, V. P., c. 254, 255, 256, 257. Cf. aussi les vers qui décrivent Pythagoras, c. 259.

Meiners a démontré d’une manière probable que cet Apollonius, cité et par Jamblique et par Porphyre, est Apollonius de Tyane (Gesch. der Vissenchaf., V, I, p. 239-245) : cf. Welcker, Prolegomena ad Theognid., p. 45, 46.

Quand nous lisons la vie d’Apollonius par Philostrate, nous voyons que le premier était lui-même extrêmement communicatif : il pouvait donc être d’autant plus disposé à penser que la retraite et la réserve de Pythagoras étaient un défaut, et à leur attribuer une grande partie des malheurs qui accablèrent l’ordre dans la suite.

[54] Schleiermacher fait observer que la philosophie chez les Pythagoriciens se rattachait à des objets politiques, et leur école à une association fraternelle pratique, tels qu’on n’en vit jamais d’autre exemple en Grèce (Introduction à sa traduction de Platon, p. 12). V. aussi Théopompe, Fragm. 68, éd. Didot, ap. Athenæ, V, p. 213, et Euripide, Mêdea, 294.

[55] Xénophon, Memorab., I, 2, 12 ; Æschine, cont. Timarch., c. 34.

[56] Ceci se trouve dans Jamblique, c. 255 ; cependant c’est difficile à croire ; car, si le fait avait été ainsi, la destruction des Pythagoriciens aurait produit naturellement un partage et une occupation permanente du territoire sybaritain, — ce qui ne s’effectua certainement pas, puisque Sybaris resta sans possesseurs qui y résidassent jusqu’à la fondation de Thurii.

[57] Jamblique, c. 255-259 ; Porphyre, c. 54, 57 ; Diogène Laërce, VIII, 39 ; Diodore, X, Fragm. vol. IV. p. 56, Wess.

[58] Polybe, II, 39 ; Plutarque, De Genio Socratis, c. 13, p. 583 ; Aristoxène, ap. Jamblich., c. 250. La circonstance sur laquelle s’accordent tous les récits, c’est que les ennemis de l’ordre l’attaquèrent en mettant le feu à la maison où les membres étaient réunis. Sur tous les autres points il y a de grandes différences, surtout relativement aux noms et à la date des Pythagoriciens qui échappèrent : Bœckh (Philolaus, p. 9 sqq.) et Brandis (Handbuch der Gesch. Philos., ch. 73, p. 432) essayent de concilier entre elles ces, différences.

Aristophane introduit Strepsiadês, à la fin des Nuées, comme mettant le feu à la maison où se réunissent Sokratês et son disciple ; il est possible que l’incendie pythagoricien lui ait suggéré cette idée.

[59] Pythagoras Samius suspicione dominatûs injustâ vivus in fano concrematus est (Arnobe, adv. Gentes, lib. I, p. 23, éd. Elmenhorst).

[60] Cicéron, De Finibus, V, 2 (qui semble avoir copié Dikæarque : V. Fuhr, ad Dikæarchi Fragm., p. 55) ; Justin, XX, 4 ; Diogène Laërte, VIII, 40 ; Jamblique, V. P., c. 249.

O. Müller dit (Dorians, III, 9, 16) que l’influence de la ligue pythagoricienne sur l’administration des Etats italiens fut de l’espèce la plus bienfaisante, et qu’elle continua pendant de nombreuses générations après la dissolution de la ligue elle-même.

La première de ces deux assertions ne peut être établie, et ne repose que sur les renseignements des panégyristes plus modernes, qui fournissent même des matériaux servant à contredire leur propre idée générale. L’opinion de Welcker relativement à l’influence des Pythagoriciens, beaucoup moins favorable, est en même temps plus probable (Prœfat. ad Theognid., p. 45).

La seconde me paraît tout à fait inexacte ; l’influence de l’ordre pythagoricien cessa complètement, autant que nous en pouvons juger. Un Pythagoricien individuellement, comme Archytas, pouvait obtenir de l’influence ; mais ce n’est pas l’influence de l’ordre. O. Müller ne devrait pas non plus dire que les Grecs italiens abandonnèrent les coutumes dôriennes et adoptèrent un gouvernement achæen. Il n’y a rien qui prouve que Krotôn ait jamais eu des coutumes dôriennes.

[61] Aristote, De Cœlo, II, 13. Italici philosophi quondam nominati (Cicéron, De Senectute, c. 21).

[62] Heyne place la date de la bataille de Sagra vers 560 avant J.-C. ; mais c’est très incertain. V. les Opuscula, vol. II, prolos. II, p. 50, et Prolus., I, p. 184. V. aussi Justin, XX, 3, et Strabon, VI, p. 261-263. On verra que ce dernier croit que la bataille de Sagra fut livrée après la destruction de Sybaris par les Krotoniates ; car il dit à deux reprises que les Krotoniates perdirent tant de citoyens à Sagra, que la ville ne survécut pas longtemps à un coup si terrible : il n’a donc pu supposer que le triomphe complet des Krotoniates sur la grande Sybaris ait été remporté plus tard.

[63] V. tom. V, ch. 4.

[64] Diodore, XII, 9. Hérodote appelle Têlys dans un endroit βασιλήα, dans un autre τύραννον de Sybaris (V, 44), ceci n’est pas en désaccord avec le récit de Diodore.

L’histoire que donne Athénée, en l’empruntant à Herakleidês de Pont, relativement au renversement de la domination de Têlys, ne peut se concilier ni avec Hérodote, ni avec Diodore (Athénée, XII, p. 522). Le Dr Thirlwall suppose que Têlys fut déposé entre la défaite à la Traeis et la prise de Sybaris ; mais ceci est incompatible avec le renseignement d’Herakleidês, et n’est appuyé par aucune autre preuve.

[65] Hérodote, V, 47.

[66] Diodore, XII, 9 ; Strabon, VI, page 263 ; Jamblique, Vita Pythagoræ, caput 260 ; Skymnus de Chios, V, 340.

[67] Hérodote, V, 44.

[68] Diodore, XII, 9, 10 ; Strabon, VI, p. 263.

[69] Hérodote, VI4 21 ; Strabon, VI, p. 253.

[70] Hérodote, V, 45 ; Diodore, XII, 9, 10 ; Strabon, VI, p. 263. Strabon mentionne expressément le détournement de la rivière dans le dessein d’inonder la ville. C’est à ce changement dans le cours de la rivière que je rapporte l’expression d’Hérodote. Il était naturel que l’ancien lit abandonné de la rivière s’appelât le Krathis sec ; tandis que, si nous supposons que ce n’était qu’un canal, l’expression n’a pas de sens approprié ; car je ne pense pas que personne puisse être bien content de l’expression de Baehr : — Vocatur Crathis hoc loto ξηρόρ siccus, ut qui hieme fluit, æstatis vero tempore exsiccatus est : quod adhuc in multis Italiæ inferioris fluviis observant. — Je doute que ce soit vrai, comme fait réel relativement à la rivière Krathis (V. tom. V, ch. 4), mais, même si le fait était vrai, l’épithète, dans le sens de Baehr n’a pas de signification spéciale pour le but que se proposait Hérodote, qui vent seulement décrire l’emplacement du’ temple élevé par Dorieus. Près du Crathis ou près de Krathis sec, seraient des expressions équivalentes, si nous adoptions l’explication de Baehr ; tandis que dire près du canal abandonné du Crathis serait une bonne désignation locale.

[71] Hérodote, VI, 21.

[72] Hérodote, V, 45.

[73] Hérodote, V, 45.

[74] Polybe, II, 39. Heyne pense que l’accord mentionné ici par Polybe s’effectua Olymp., 80, 3 ; ou, à vrai dire, après le remplacement du territoire de Sybaris par la fondation de Thurii (Opuscula, vol. II ; Prolus., X, p. 189). Mais il semble bien difficile d’imaginer que l’état de commotion violente, — qui (selon Polybe) fut apaisé par cet accord, — puisse avoir duré aussi longtemps qu’un demi-siècle ; la date admise du renversement des pythagoriciens étant vers 504 avant J.-C.

[75] Aristote, Politique, II, 9, 6 ; IV, 9, 10. Heyne place Charondas longtemps avant la fondation de Thurii, ce en quoi je pense qu’il a indubitablement raison ; mais, sans déterminer la date plus exactement (Opuscula, vol. II ; Prolus., II, p. 160), Charondas doit certainement avoir été antérieur à Anaxilas de Rhegium et aux grands despotes siciliens ; ce qui le place plus haut que 500 avant J.-C. ; mais je ne sache pas qu’on puisse trouver une indication de temps plus précise.

[76] Diodore, XII, 35 ; Stobée, Serm., 44, 20-40 ; Cicéron, De Legibus, II, 6. V. K. F. Hermann, Lehrbuch der Criech. Staatsalterthümer, c. 89 ; Heyne, Opuscula, vol. II, p. 72-164. Brandis (Geschichte der Roem. Philosophie, c. 26, p. 102) semble regarder ces prologues comme véritables.

Les erreurs et la confusion que présentent les écrivains anciens relativement à ces législateurs, — même les écrivains antérieurs à Aristote (Politique, II, 9, 5), — sont telles que nous n’avons pas de moyens pour les faire disparaître.

Sénèque (Epist. 90) appelle et Zaleukos et Charondas disciples de Pythagoras qu’il n’y a pas lieu de croire qu’il en ait été ainsi pour le premier ; niais il n’est pas absolument impossible que le second l’ait été, ou du moins qu’il ait été contemporain des premiers pythagoriciens.

[77] Aristote, Politique, II, 9, 8. C’est à l’ampleur et à la précision que la dernière partie de ce passage affirme relativement à Charondas, que je rapporte l’autre passage de la Politique, IV, 10, 6, qui ne doit pas être expliqué comme s’il signifiait que Charondas avait gradué les amendes imposées aux riches et aux pauvres, dans la pensée distincte de jouer ce tour politique (à savoir, d’éliminer indirectement les pauvres des charges publiques), tour auquel Aristote venait de faire allusion, — mais il signifie seulement que Charondas avait été exact et minutieux en graduant les peines pécuniaires en général, en tenant compte de la fortune ou de la pauvreté des personnes condamnées.

[78] Aristote, Politique, II, 9, 8. V. Harpocration, v. Έπεσκήψατο, et Pollux, VIII, 33 ; Démosthène, cont. Stephanum, II, c. 5 ; cont. Euerg. et Mnêsibul., c. 1. Le mot έπίσκηψις entraîne avec lui la signification à laquelle il est fait allusion dans le texte, et semble avoir été employé surtout par rapport à une action ou à une accusation contre de faux témoins : accusation qu’il était permis de porter avec un moindre degré de risque ou de frais pour l’accusateur que la plupart des autres dans les dikasteria attiques (Démosthène, cont. Euerg. et Mnêsibul., l. c.).