HISTOIRE DE LA GRÈCE

SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE V — DEPUIS LA RÉVOLTE IONIENNE JUSQU’À LA BATAILLE DE MARATHÔN (suite).

 

 

Quoi qu’il en soit, le partage égal d’opinion entre les dix généraux, qu’il se soit manifesté à Marathôn ou à Athènes, est certain. Miltiadês avait à attendre le vote prépondérant du polémarque Kallimachos. Il lui représenta énergiquement le danger d’un délai, avec la chance d’une intrigue perfide survenant pour exciter la désunion entre les citoyens, et augmenter leurs alarmes. Rien ne pouvait empêcher une telle trahison d’éclater, avec toutes les terribles conséquences d’asservissement aux Perses et à Hippias, si ce n’est une attaque hardie, décisive et immédiate, dont lui (Miltiadês) était prêt à garantir le succès. Heureusement pour Athènes, le polémarque embrassa l’opinion de Miltiadês ; tandis que les mouvements séditieux qui se préparaient ne se manifestèrent qu’après que la bataille fut gagnée. On constate qu’Aristeidês et Themistoklês secondèrent chaudement tous deux Miltiadês dans cette proposition, tandis que tous les autres généraux consentirent à lui céder leur jour de commandement, de manière à faire de lui, autant qu’ils le pouvaient, le seul chef de l’armée. On dit que ce dernier attendit le jour de son tour régulier avant d’engager la bataille[1]. Cependant, en considérant l’ardeur qu’il déploya pour amener une action immédiate et décisive, nous ne pouvons supposer qu’il ait souffert aucun ajournement sérieux pour une pareille formalité.

Pendant que l’armée était rassemblée sur le terrain consacré à Hêraklês, près de Marathôn, avec les Perses et leur flotte occupant la plaine et le rivage au pied des hauteurs, et qu’ils se préparaient à une action immédiate, — elle fuit rejointe par toutes les forces de la petite ville de Platée, consistant en mille hoplites environ, qui s’étaient rendus directement de leur propre ville dans ce lieu, en longeant la chaîne septentrionale du Kithærôn et en traversant Dekeleia. On ne nous dit pas s’ils y avaient été appelés. Très probablement les Athéniens n’avaient jamais songé à demander de secours à ce voisin de si peu d’importance, en faveur duquel ils s’étaient engagés dans une longue querelle avec Thèbes et la ligue bœôtienne[2]. Leur arrivée dans cette importante occasion semble avoir été un effort spontané de gratitude auquel on ne doit pas moins applaudir, parce que leurs intérêts étaient réellement compris dans ceux d’Athènes, — puisque, si cette dernière ville avait été vaincue, rien n’aurait pu empêcher Platée d’être soumise par les Thêbains. Cependant plus d’une ville grecque aurait écarté à la fois un mouvement généreux et un calcul raisonnable, dans la crainte de provoquer un nouvel et terrible ennemi. Si nous pouvons rassembler dans notre imagination toutes les circonstances du cas, — ce qui demande quelque effort à faire, parce que nos autorités viennent de générations postérieures, après que la Grèce avait cessé de craindre les Perses, — nous comprendrons que cette marche volontaire de toutes les forces platæennes vers Marathôn est un des incidents les plus touchants de toute l’histoire grecque. Elle produisit en général sur Athènes une impression indélébile, rappelée même plus tard dans les prières du héraut athénien[3], et reconnue par le don fait aux Platæens des droits civils complets (vraisemblablement sans les droits politiques) de citoyens athéniens. Quant aux Athéniens rangés alors à Marathôn, son effet doit avoir été sur leur esprit puissant et encourageant à un point indicible. C’était une preuve qu’ils n’étaient pas complètement isolés de la Grèce, c’était une compensation et un stimulant inattendus dans des circonstances si hasardeuses.

Quant aux deux armées ennemies à Marathôn, on nous dit qu’il y avait dix mille hoplites athéniens, soit en y comprenant les mille qui vinrent de Platée, soit sans les compter[4]. Ce renseignement n’est nullement improbable, bien qu’il ne vienne pas d’Hérodote, qui, dans le cas actuel, est notre seule autorité réellement importante, et qui ne mentionne pas de total numérique. Dans le fait, le nombre nommé peut paraître plus petit que nous ne l’aurions cru, en considérant que pas moins de quatre mille klèruchi ou citoyens établis au dehors venaient d’arriver d’Eubœa. Une troupe suffisante de citoyens doit naturellement avoir été laissée derrière pour défendre la ville. Quant aux Perses, on ne peut dire que nous connaissions leurs forces, et il n’y a rien de certain, si ce n’est qu’ils étaient de beaucoup supérieurs aux Grecs. Nous apprenons d’Hérodote que leur armement consistait dans l’origine en six cents vaisseaux de guerre ; mais on ne nous dit pas combien il y avait de transports séparés ; de plus, à mesure qu’ils traversaient la mer Ægée ; ils s’étaient procuré des renforts qu’ils tiraient des îles successivement conquises. Les équipages réunis à bord de tous leurs vaisseaux doivent avoir été entre cent cinquante et deux cent mille hommes. Toutefois, dans ce nombre, combien y avait-il de combattants ; ou combien d’entre eux combattirent-ils réellement à Marathôn, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de déterminer[5]. Il y avait une certaine quantité de cavalerie et quelques navires préparés exprès pour le transport des chevaux. De plus, Hérodote nous dit qu’Hippias choisit la plaine de Marathôn comme lieu de débarquement, parce que c’était l’endroit de l’Attique le plus commode pour des mouvements de cavalerie, — bien qu’il soit singulier que dans la bataille la cavalerie ne soit pas mentionnée.

Marathôn, situé prias d’une baie sur la côte orientale de l’Attique, et dans une direction E.-N.-E. d’Athènes, est séparé par la haute chaîne du mont Pentelikos de la -ville, avec laquelle il communiquait par deux routes, l’une au nord, l’autre au sud de cette montagne. De ces deux routes, celle du nord, à la fois la plus courte et la plus difficile, a vingt-deux milles (= 35 kil. 400) de long ; celle du sud, — plus longue mais plus aisée et la seule praticable pour des chariots, — a vingt-six milles (= 41 kil. 840) de long, ou environ six heures et demie de marche calculée. Elle passait entre les monts Pentelikos et Hymettos, par les anciens dêmes de Gargêttos et de Pallênê, et c’était la route qu’avaient suivie, pour retourner à Athènes, Pisistrate et Hippias, quand ils débarquèrent à Marathôn quarante-sept ans auparavant. La baie de Marathôn, abritée par un cap avancé dut côté du nord, offre à la fois une eau profonde et un rivage commode pour débarquer ; tandis que la plaine (dit un soigneux observateur moderne)[6] s’étend cri une surface parfaitement unie le long de cette belle baie, et elle a en longueur environ six milles (9 kil. 650), et en largeur jamais moins de un mille et demi (2 kil. 400) environ. Deux marais bornent les extrémités de la plaine ; celui du sud n’est pas très considérable, et il est presque sec à la fin des grandes chaleurs ; mais celui du nord, qui en général couvre plus d’un mille carré, offre plusieurs parties qui en toute saison sont infranchissables. Tous deux cependant laissent entre eux et la mer une plage large, ferme et sablonneuse. L’égalité non interrompue de la plaine est à peine relevée par un seul arbre ; et un amphithéâtre de collines rocheuses et d’âpres montagnes la sépare du reste de l’Attique ; et c’est sur ses cimes plus basses que quelques sentiers roides et difficiles communiquent avec les districts de l’intérieur.

La position occupée par Miltiadês avant la bataille, prouvée telle pour tous les Athéniens dans la suite par le bois sacré d’Héraclès, près de Marathôn, était probablement sur une partie du terrain élevé dominant cette plaine. Cornélius Nepos nous dit qu’il la défendit contre les attaques de la cavalerie persane par un abatis d’arbres obstruant l’approche. Les Perses occupaient une position dans la plaine ; leur flotte était rangée le long de la plage, et Hippias lui-même leur assigna leurs places pour la bataille[7]. Les Perses indigènes et les Sakæ, les meilleures troupes de toute l’armée furent placés au centre, qu’ils considéraient comme le poste d’honneur[8], et où se tenait le roi de Perse lui-même, quand il assistait à un combat. Les Grecs regardaient comme tel l’aile droite, et le polémarque Kallimachos en avait le commandement. Les hoplites étaient disposés dans l’ordre de leurs tribus respectives, de droite à gauche, et à l’extrême gauche étaient les Platæens. Il était nécessaire que Miltiadês présentât un front égal ou presque égal à celui de l’armée persane plus nombreuse, afin d’éviter d’être pris en flanc. Dans ce but, il rangea les tribus centrales, qui comprenaient la Leontis et l’Antiochis, en rangs peu profonds et occupant une largeur considérable de terrain, taudis que chacune des ailes était dans un ordre plus fort et plus profond, de manière à rendre son attaque efficace des deux côtés. Toute son armée consistait en hoplites, avec quelques esclaves comme suite non armée ou armée à la légère, mais sans archers ni cavalerie. Et les Perses n’ont pas pu être non plus très forts dans cette arme, si l’on songe qu’il avait fallu transporter leurs chevaux au delà de la mer Ægée ; mais la position élevée de Miltiadês leur permettait de se rendre quelque compte du nombre d’hommes qu’il avait sous son commandement, et l’absence complète de cavalerie dans son armée ne pouvait que fortifier la confiance qu’avait inspirée à leurs généraux une longue carrière de victoires non interrompue.

A la fin, les sacrifices dans le camp grec furent favorables à une bataille. Miltiadês, qui avait tout à gagner à en venir immédiatement aux prises, ordonna à son armée de franchir au pas de course l’intervalle d’un mille qui séparait les deux armées. Ce rapide mouvement en avant, accompagné du cri de guerre ou pæan, qui animait toujours la charge du soldat grec, stupéfia l’armée des Perses. Ils le considérèrent comme un acte de courage désespéré touchant à la folie, dans un corps non seulement petit, mais dénué de cavalerie ou d’archers, — hais en même temps ils sentirent diminuer en eux la conscience de leur supériorité. Il parait qu’on s’en souvint longtemps aussi chez les Grecs comme du trait caractéristique particulier de la bataille de Marathôn, et Hérodote nous dit que les Athéniens furent les premiers Grecs qui aient jamais chargé en courant[9]. Il eut sans cloute un effet avantagent en mettant la cavalerie et les archers des. Perses relativement hors d’état de nuire ; mais nous pouvons supposer avec raison qu’il jeta aussi le désordre dans les rangs athéniens, et que, quand les hoplites atteignirent le front des Perses, ils étaient à la fois hors d’haleine et n’avaient plus la fermeté nécessaire pour présenter cette ligne de lances et de boucliers qui constituaient leur force. Sur les deux ailes, où les files étaient profondes, ce désordre ne produisit pas d’effet funeste ; les Perses, après une certaine résistance, furent vaincus et repoussés. Mais, dans le centre, où les files étaient peu profondes, et où de plus étaient postés les Perses indigènes et d’autres troupes d’élite de l’armée, les hoplites athéniens, en désordre et hors d’haleine, se trouvèrent dans des difficultés beaucoup plus grandes. Les tribus Leontis et Antiochis, ayant parmi elles Themistoklês et Aristeidês, furent réellement défaites, rompues, repoussées, et poursuivies par les Perses et les Sakæ[10]. Miltiadês semble avoir prévu la possibilité d’un tel échec, quand il se trouva obligé de diminuer d’une manière si considérable la profondeur de son centre. Car, lorsque les ailes eurent mis en déroute les ennemis qui leur faisaient face, il les empêcha de poursuivre l’ennemi jusqu’à ce que le centre fût tiré d’embarras, et les Perses et les Sakæ mis en fuite avec le reste. Alors la poursuite devint générale, et les Perses furent chassés vers leurs vaisseaux rangés en ligne le long du rivage. Quelques-uns d’entre eux furent jetés dans le marais infranchissable et y périrent[11]. Les Athéniens essayèrent d’incendier les vaisseaux, — mais ici la défense fut à la fois énergique et heureuse ; — plusieurs des guerriers d’Athènes qui s’étaient avancés furent tués, et sept vaisseaux seulement de cette nombreuse flotte furent détruits[12]. Cette partie de la bataille se termina à l’avantage des Perses. Ils repoussèrent les Athéniens du rivage, de manière à s’assurer un rembarquement tranquille, et ne laissèrent que peu ou point de prisonniers, mais un riche butin composé de tentes et d’équipements qui avaient été débarqués et ne purent être emportés.

Hérodote estime à six mille quatre cents hommes le nombre de ceux qui succombèrent du côté des Perses dans cette mémorable action. Celui des morts du côté des Athéniens est connu exactement, puisque tous ils fluent recueillis pour les dernières obsèques solennelles, — ils étaient cent quatre-vingt-douze. Combien y eut-il de blessés, c’est ce qu’on ne nous dit pas. Le brave Kallimachos le polémarque, et Stesilaos, l’un des dix généraux, furent au nombre des victimes ; ainsi que Kynegeiros (Cynégyre), fils d’Euphoriôn, qui, en saisissant le mâtereau de poupe de l’un des vaisseaux, avait eu la main coupée d’un coup de hache[13], et qui mourut de la blessure. Il était frère du poète Æschyle, présent lui-même au combat ; et cette bataille près des vaisseaux doit avoir vivement rappelé à son imagination le quinzième livre de l’Iliade. On dit que les deux généraux athéniens qui furent tués périrent à l’attaque des vaisseaux, apparemment le moment le plus chaud du combat. L’assertion quant à la perte éprouvée par les Perses telle que la donne Hérodote parait modérée et raisonnable[14], mais elle ne spécifie pas individuellement de personnages distingués comme ayant succombé.

Mais les Perses, bien que défaits ainsi et obligés d’abandonner la position de Marathôn, n’étaient pas encore disposés à renoncer entièrement à leurs chances contre l’Attique. On vit leur flotte se diriger vers le cap Sunion, — une partie ayant été envoyée pour prendre les prisonniers érétriens et les provisions qu’on avait laissés dans l’île d’Ægilia. En même temps on vit tenu en l’air sur quelque point élevé de l’Attique[15] un bouclier, que sa surface polie faisait apercevoir au loin, — c’était peut-être sur le sommet du mont Pentelikos, comme le suppose le colonel Leake avec beaucoup de plausibilité. Les Athéniens sans doute le virent aussi bien que les Perses ; et Miltiadês ne manqua pas d’en donner lute juste explication, en rapprochant cette circonstance de la direction de la flotte qui partait. Le bouclier était un signal élevé par des partisans dans le pays, pour inviter les Perses à se rendre à Athènes par mer, pendant que l’armée de Marathôn était absente. Miltiadês pénétra le complot, et ne perdit pas. un moment pour retourner à Athènes. Le jour même de la bataille, l’armée athénienne revint avec la plus grande célérité de l’enceinte d’Hêraklês à Marathôn à l’enceinte du même dieu à Kynosarges, tout près d’Athènes, où elle parvint avant l’arrivée de la flotte des Perses[16]. Datis vint bientôt à la hauteur du port de Phalêron ; niais les partisans d’Hippias avaient été si découragés par le retour rapide de l’armée de Marathôn, qu’il ne trouva pas ces secours et ces facilités sur lesquels il avait compté pour un nouveau débarquement dans le voisinage immédiat d’Athènes. Toutefois, s’il arriva trop tard, il semble que ce ne fut pas de beaucoup. L’armée de Marathôn ne faisait que d’achever sa marche forcée de retour. Un peu moins de rapidité de la part de Miltiadês à interpréter le signal de la trahison, et à donner l’ordre immédiat de marche, — un peu moins d’énergie de la part des citoyens athéniens à ajouter une marche fatigante à un combat non moins fatigant, — et ils auraient pu trouver les Perses, avec les partisans d’Hippias, maîtres d’Athènes. D’après la tournure que prenaient les choses, Datis, ne rencontrant pas à Phalêron de mouvement favorable pour l’encourager, niais, au contraire, la présence inattendue des soldats qui l’avaient déjà vaincu à Marathôn, — ne fit pas de nouvelle tentative pour débarquer en Attique, mais, après un court délai, il fit voile pour les Cyclades.

C’est ainsi qu’Athènes fut sauvée, pour ce moment du moins, d’un danger non moins terrible qu’imminent. Rien n’aurait pu le faire que cette attaque décisive et instantanée que Miltiadês demanda si énergiquement. Le pas de course sur le champ de bataille de Marathôn pouvait causer quelque désordre dans les rangs des hoplites ; mais l’extrême promptitude à engager le combat était le seul moyen d’empêcher la désunion et la division dans l’esprit des citoyens. Quelque imparfait que soit le récit que fait Hérodote de cette crise si intéressante, nous voyons clairement que les partisans d’Hippias avaient réellement organisé une conspiration, et qu’elle n’échoua que parce qu’elle venait un peu trop tard. Le bouclier brillant élevé sur le mont Pentelikos, apprenant, aux Perses que les choses étaient préparées pour eut à Athènes, devait être présenté à leur vue avant qu’une action fût engagée à Marathôn, et pendant que l’armée athénienne y était encore retenue ; de sorte que Datis aurait pu envoyer une partie de sa flotte autour de la côte jusqu’à Phalêron, gardant le reste pour combattre l’ennemi qu’il avait devant lui. Une fois que l’armée marathônienne aurait su qu’un détachement persan avait abordé à Phalêron[17], — où se trouvait une bonne plaine pour les mouvements de cavalerie, avant la construction du mur phalêrique, comme on l’avait vu lors de la défaite du Spartiate Anchimolios par la cavalerie thessalienne, en 510 avant J.-C., — et que ce détachement avait été rejoint par des Athéniens timides ou traîtres, et s’était peut-être même rendu maître de la ville, — l’esprit des soldats aurait été si distrait par le double danger et par les craintes qu’ils auraient ressenties pour leurs épouses et leurs enfants absents, qu’ils n’auraient pas été en état d’exécuter avec unanimité des ordres militaires. Généraux aussi bien que soldats auraient été divisés d’opinion d’une manière irrémédiable, -peut-être se seraient-ils défiés les uns des autres. Le soldat citoyen de la Grèce en général, et particulièrement celui d’Athènes, possédait à un haut degré tant la bravoure personnelle que l’attachement à l’ordre et à la discipline. Mais sa bravoure n’avait pas ce caractère égal, imperturbable, non raisonneur, qui appartenait aux bataillons de Wellington ou de Napoléon. Il était vacillant, exalté ou abattu par des circonstances accidentelles, et souvent plus sensible à des dangers absents et invisibles qu’à des ennemis qu’il avait immédiatement devant lui. De la l’avantage, si inexprimable dans le cas actuel, et si bien apprécié par Miltiadês, d’avoir une armée athénienne compacte, — avec une armée ennemie, et seulement une, à combattre. Quand nous arriverons à la bataille de Salamis, dix ans plus tard, on verra que les Grecs de cette époque jouissaient du même avantage. Mais les plus sages conseillers de Xerxès lui donnèrent le sage avis de diviser son immense armée, et d’envoyer des détachements pour attaquer des États grecs séparés, — ce qui aurait infailliblement produit l’effet de rompre l’armée grecque combinée, et de ne pas laisser de forces centrales ou agissant de concert pour la défense de la Grèce en général. Heureusement pour les Grecs, l’insolence puérile de Xerxès le conduisit à mépriser tous ces conseils, comme laissant croire qu’il se sentait faible. Ce n’est pas ainsi que firent Datis et Hippias. Comprenant combien il serait sage de distraire l’attention des Athéniens par une double attaque, ils formèrent le plan, pendant que le gros de l’armée était à Marathôn, de réunir les partisans d’Hippias, avec des troupes pour les soutenir dans le voisinage d’Athènes, et ces derniers élevèrent le signal aussitôt qu’ils eurent pris leurs mesures. Mais la rapidité de Miltiadês précipita tellement la bataille, que ce signal vint trop tard, et ne fut donné que quand les Perses étaient déjà dans leurs vaisseaux[18], après la défaite de Marathôn. Même alors il eût été dangereux, si les mouvements de Miltiadês n’avaient pas été aussi rapides après qu’avant la victoire. Si l’on avait donné aux Perses le temps d’exécuter leur mouvement sur Athènes avant que la bataille de Marathôn eût été livrée, le triomphe des Athéniens aurait bien pu se changer en une affreuse servitude. C’est à Miltiadês qu’appartient l’honneur d’avoir compris la circonstance dès le commencement, et d’avoir triomphé de l’irrésolution de ses collègues par sa propre et seule énergie. Les chances tournèrent toutes en sa faveur, car la jonction inattendue des Platæens dans le camp même de Marathôn doit avoir excité au plus haut point le courage de son armée. Non seulement il échappa ainsi à tous les accidents qui pouvaient abattre et distraire ses soldats, mais encore il fut assez heureux pour trouver cet encouragement étranger immédiatement avant la bataille, et cela d’un côté sur lequel il n’aurait pu compter.

J’ai déjà fait observer que la phase de l’histoire grecque qui nous est le mieux connue, et dans laquelle vivaient les grands auteurs auxquels nous empruntons nos renseignements, était une phase de mépris pour les Perses en campagne. Il faut quelque effort d’imagination pour rappeler des sentiments antérieurs après que les circonstances ont été complètement changées. Il se peut même que le poète Æschyle, à l’époque où il composa sa tragédie des Perses pour célébrer la fuite honteuse de l’envahisseur Xerxês, ait oublié les émotions avec lesquelles lui et son frère Kynegeiros devaient avoir quitté Athènes quinze arts auparavant, à la veille de la bataille de Marathôn. Il faut donc rappeler de nouveau que, jusqu’à l’époque où Datis débarqua dans la baie de Marathôn, le cours des succès des Perses n’avait pas encore été interrompu, et que, particulièrement pendant les dix années immédiatement précédentes, la manière hautaine et cruelle dont on avait réprimé la révolte ionienne avait aggravé au plus haut point l’alarme des Grecs. A cela on doit ajouter les succès de, Datis lui-même et les malheurs d’Eretria, venant avec toute la fraîcheur de la nouveauté comme une apparente sentence de mort jusqu’à Athènes. L’extrême effort de courage nécessaire aux Athéniens pour aller à la rencontre de tels envahisseurs est attesté par la division d’opinion entre les dix généraux. Si l’on rassemble toutes les circonstances, on voit que dans l’histoire grecque il est sans pendant. Il surpasse même le combat des Thermopylæ, comme on le verra quand j’en viendrai à décrire ce mémorable événement. Et l’admirable conduite que tinrent les cinq généraux opposants, quand leur vote eût été vaincu par la décision contraire du polémarque, en coopérant cordialement au succès d’une politique qu’ils repoussaient, — prouve combien les sentiments d’une démocratie constitutionnelle, et cette soumission absolue à la décision prononcée de la majorité qui en fait le fondement, avaient fait de progrès dans l’esprit athénien. Le combat de Marathôn n’était nullement une défaite très décisive, mais c’était une défaite, — la première que les Perses eussent jamais essuyée en campagne de la part de Grecs. Si, dix ans plus tard, Themistoklês pouvait dire que, sans la bataille de Salamis, la Grèce eût été à deux doigts de sa perte, cela était beaucoup plus vrai de la bataille de Marathôn[19], qui, pour la première fois, fournissait une preuve raisonnable, même à des Grecs judicieux et résolus, que les Perses pouvaient être efficacement repoussés et l’indépendance de la Grèce maintenue contre eux ; — conviction d’une importance incalculable, eu égard aux formidables épreuves qui devaient survenir dans la suite.

C’est sur les Athéniens eux-mêmes, les premiers qui affrontèrent en campagne avec succès la vue terrifiante d’une armée de Perses, que l’effet de la victoire fut encore plus encourageant et plus profond[20]. Elle leur donna de la résolution pour les sacrifices réels beaucoup plus grands auxquels ils se soumirent de bon coeur dix ans plus tard, lors de l’invasion de Xerxès, sans chanceler dans leur fidélité panhellénique. Elle les fortifia à l’intérieur en augmentant la force du sentiment commun et de la fraternité patriotique dans le sein de chaque citoyen individuellement. Elle fut l’œuvre des Athéniens seuls, mais de tous les Athéniens sans dissentiment ni exception, — le sujet d’éloges des orateurs, répété jusqu’à ce qu’il dégénérât presque en lieu commun ; bien que le peuple ne semble jamais s’être fatigué d’allusions à la victoire remportée par lui seul sur une armée de quarante-six nations[21]. Elle avait été achetée sans effusion intestine de sang, — car même les traîtres inconnus qui élevèrent le bouclier, signal convenu, sur le mont Pentelikos, eurent soin de ne pas se trahir par l’absence d’une sympathie apparente pour le triomphe. Enfin elle fut la garantie finale de leur démocratie, en enlevant à Hippias toute chance de rétablissement pour l’avenir. On dit que les trophées de Miltiadês empêchèrent Themistoklês[22] de dormir, et on cite ce fait comme une preuve de son caractère ambitieux. Cependant, sans supposer ni jalousie ni amour personnel de gloire, le rapide passage d’un danger extrême à un incomparable triomphe pouvait bien empêcher de dormir le citoyen le plus modéré.

Duel était celui qui avait élevé le bouclier, signal perfide, pour attirer les Perses à Athènes, c’est ce qui ne fut jamais prouvé. Il est très probable que, (Jans la joie vive et complète du succès, on ne fit pas de recherches. Toutefois, l’opinion publique n’était naturellement pas satisfaite si elle ne signalait pas quelques personnes comme étant les auteurs d’une pareille trahison. Le renseignement que reçut Hérodote (probablement vers 450-440 av. J.-C., quarante ou cinquante ans après la victoire de Marathôn) attribuait le fait aux Alkmæonides. Il ne mentionne aucun autre auteur qu’on lui ait signalé, bien qu’il rejette l’allégation portée contre les Alkmæonides sur des motifs très suffisants. C’était une race souillée d’une tache religieuse, toujours depuis le sacrilège commis sur les partisans de Kylôn ; c’étaient donc des personnes que l’on pouvait commodément flétrir par l’odieux d’un crime anonyme ; tandis que la haine de parti, si elle ne l’inventa pas dans l’origine, s’appliqua du moins activement à répandre et à certifier ces bruits. A l’époque où Hérodote connut Athènes, l’inimitié politique entre Periklês, fils de Xanthippos, et Kimôn, fils de Miltiadês, était à son plus haut point. Periklês appartenait, du côté de sa mère, à la race alkmæônide, et nous savons que ses ennemis firent servir un tel lignage à des manœuvres politiques dirigées contre lui[23]. De plus, Kimôn et Periklês avaient tous deus hérité leur inimitié de leurs pères ; car nous verrons Xanthippos, peu de temps après la bataille de Marathôn, se faire le principal accusateur de Miltiadês. Bien que Xanthippos ne fut pas un Alkmæônide, son mariage avec Agaristê le rattachait lui-même indirectement, et rattachait directement son fils Periklês à cette race. Et nous pouvons retrouver dans cette querelle politique constante l’origine probable des faut rapports relatifs à la trahison des Alkmæonides, en cette grande occasion qui fonda la gloire de Miltiadês ; en effet, quant à la nature de ces rapports, les probabilités intrinsèques du cas, appuyées par le jugement d’Hérodote, fournissent d’abondantes raisons pour croire qu’ils étaient faux.

Quand l’armée athénienne opéra sa marche soudaine pour retourner de Marathôn à Athènes, on laissa Aristeidês avec sa tribu polir garder le champ de bataille et le butin ; niais la prompte retraite de Datis évacuant l’Attique donna aux Athéniens toute liberté de revoir le théâtre du combat et de rendre aux morts les derniers devoirs. On éleva un tumulus sur le champ de bataille[24] (cette distinction ne fut jamais accordée par Athènes, excepté dans ce seul cas) aux cent quatre-vingt-douze Athéniens qui avaient été tués. Leurs noms furent inscrits sur dix colonnes érigées dans l’endroit même, une pour chaque tribu ; il y avait un second tumulus pour les Platæens qui avaient péri en combattant, un troisième pour les esclaves, et un monument funéraire séparé en l’honneur de Miltiadês lui-même. Six cents ans après la bataille, Pausanias vit le tumulus et put encore lire sur les colonnes les noms des guerriers immortalisés[25]. Même aujourd’hui, il existe à un demi-mille (300 mètres) du rivage de la mer un tumulus apparent, que le colonel Leake croit être le même[26]. Les habitants du dême de Marathôn adoraient comme des héros ces guerriers morts pour la patrie, avec leur propre éponyme et avec Hêraklês.

Une si éclatante victoire n’avait pas été remportée, dans l’opinion des Athéniens, sans un secours surnaturel marqué. Le dieu Pan avait rencontré le courrier Pheidippidês dans son voyage accéléré d’Athènes à Sparte, et lui avait dit qu’il était très blessé de ce que les Athéniens eussent jusqu’ici négligé de l’adorer[27] ; malgré cette négligence, cependant, il leur promit un secours efficace à Marathôn. Comme Pan avait fidèlement accompli sa parole, les Athéniens l’en récompensèrent par un temple avec un culte et un sacrifice annuels. De plus, on vit le héros Thêseus aider énergiquement les soldats dans la bataille, tandis qu’un guerrier inconnu, en costume rustique et armé seulement d’un soc de charrue, portait la destruction dans les rangs des Perses ; après la bataille on ne put le retrouver, et les Athéniens, quand ils demandèrent à Delphes qui il était, reçurent l’ordre d’adorer le héros Echetlos[28]. Même du temps de Pausanias, on entendait ce mémorable champ de bataille résonner toutes les nuits du bruit des combattants et du ronflement des chevaux. Il est dangereux (fait observer ce pieux auteur) d’aller dans l’endroit avec l’intention expresse de voir ce qui se passe ; mais si un homme s’y trouve par accident, sans avoir entendu parler du fait, les dieux ne lui en voudront pas. Les dieux (à ce qu’il semble) ne pouvaient pardonner au mortel curieux qui de propos délibéré fouillait dans leurs secrets. Parmi les ornements dont Athènes fut décorée pendant le libre jeu de sa démocratie, les gloires de Marathôn occupaient naturellement une place remarquable. La bataille fut peinte sur un des compartiments du portique appelé Pœkilê (Pécile), où, parmi plusieurs figures de dieux et de héros, — Athênê, Hêraklês, Thêseus, Echetlos et le patron local Marathôn, — on voyait honorés et apparents le polémarque Kallimachos et le général Miltiadês, tandis qu’on distinguait les Platæens par leurs casques de cuir bœôtiens[29]. Le sixième jour du mois Boëdromion, anniversaire de la bataille, fut célébré par une cérémonie annuelle, même jusqu’à l’époque de Plutarque[30].

Deux mille Spartiates partirent de leur ville immédiatement après la pleine lune, et parvinrent à la frontière de l’Attique après trois jours de marche, — effort surprenant, si nous songeons que la distance totale de Sparte à Athènes était d’environ cent cinquante milles (= 240 kil.). Toutefois, quand ils arrivèrent, la bataille avait été livrée, et lés Perses étaient partis. La curiosité les conduisit jusqu’au champ de bataille de Marathôn pour considérer les cadavres des Perses ; puis ils retournèrent chez eux, après avoir accordé aux vainqueurs des louanges bien méritées.

Datis et Artaphernês franchirent la mer Ægée avec les prisonniers érétriens pour retourner en Asie : ils s’arrêtèrent pendant un peu de temps a l’île de Mykonos, où l’on découvrit une statue dorée d’Apollon apportée comme butin dans un vaisseau phénicien. Datis alla en personne la rendre à Délos, et pria les Dêliens de la reporter au Dêlion ou temple d’Apollon, sur la côte orientale de la Bœôtia. Cependant les Miens préférèrent garder la statue jusqu’à ce qu’elle leur fût réclamée, vingt ans plus tard, par les Thêbains. En arrivant en Asie, les généraux persans conduisirent leurs prisonniers à la cour de Suse et en présence de Darius. Bien qu’il eût été vivement irrité contre eux, cependant, quand il les vit en son pouvoir, sa colère tomba, et il ne manifesta aucune intention de les tuer ou de les maltraiter. On les établit dans un endroit appelé Arderikka, dans le territoire Kissien, un des lieux de repos sur la route de Sardes à Suse, et à environ vingt-six milles (24 kil. 700 m.) de distance de cette dernière ville. Hérodote semble lui-même y avoir vu leurs descendants lors de son voyage entre ces deus capitales, et avoir eu le plaisir de leur parler en grec, — ce qui, comme nous pouvons facilement le comprendre, dut faire quelque impression sur lui, dans un endroit éloigné de la côte de l’Iônia de près de trois mois de marche[31].

Il eût été heureux pour Miltiadês de partager la mort honorable du polémarque Kallimachos, — animam exhalasset opimam, — en cherchant à incendier les vaisseaux des Perses défaits à Marathôn. On verra que la courte suite de son histoire fait un triste contraste avec l’héroïsme montré dans le combat.

Sa réputation avait été grande avant la bataille, et après elle l’admiration et la confiance de ses compatriotes ne connurent plus de bornes. Ces sentiments s’élevèrent à un tel degré que la tête lui tourna ; et qu’il perdit à la fois son patriotisme et sa prudence. Il proposa à ses compatriotes de faire la dépense nécessaire pour équiper un armement de soixante-dix vaisseaux avec des forces armées suffisantes, et de le mettre entièrement à sa disposition ; il ne leur donna pas à entendre où il avait dessein d’aller, mais il se contenta de les assurer que, s’ils voulaient le suivre, il les conduirait dans un pays où l’or était abondant, et qu’ainsi il les enrichirait. Une telle promesse, tombant des lèvres du récent vainqueur de Marathon, était suffisante. L’armement fut accordé, personne, excepté Miltiadês, ne sachant quelle était sa destination. Il fit voile immédiatement vers l’île de Partis, mit le siège devant la ville, et y envoya un héraut pour demander aux habitants une contribution de 100 talents, sous peine d’une entière destruction. Le prétexte dont il couvrait cette attaque était que les Pariens avaient fourni une trirème à Datis pour la flotte persane à Marathon ; mais son motif réel (ainsi nous l’assure Hérodote)[32] était une animosité vindicative contre un citoyen parien nommé Lysagoras, qui avait irrité contre lui le général persan Hydarnês. Les Pariens l’amusèrent d’abord par des défaites, jusqu’à ce qu’ils se fussent procuré un peu de délai pour réparer les portions défectueuses de leurs murs ; ensuite ils le défièrent. En vain Miltiadês poursuivit les hostilités contre eux pendant l’espace de vingt-six jours ; il ravagea l’île, mais ses attaques ne firent aucun mal à la ville[33]. Commencent à désespérer du succès dans ses opérations militaires, il entama quelque négociation (tel était du moins le récit des Pariens eux-mêmes) avec une femme parienne nommée Timô, prêtresse ou servante dans le temple de Dêmêtêr, près des portes de la ville. Cette femme, qui promettait de lui révéler un secret qui mettrait Paros en son pouvoir, l’engagea à visiter de nuit un temple dans lequel aucune personne du sexe masculin n’était admissible. Après avoir franchi l’enceinte extérieure, il approchait du sanctuaire ; mais, en arrivant auprès, il fut saisi d’une terreur panique et se sauva, presque hors de lui. En franchissant la même enceinte pour revenir, il se foula ou se meurtrit la cuisse dangereusement, de sorte qu’il fut entièrement estropié. C’est dans ce triste état qui il fut placé à bord ; on leva le siège, et tout l’armement retourna à Athènes.

Violente fut l’indignation, tant de l’armement que des autres Athéniens, contre Miltiadês à son retour[34]. Ce sentiment trouva pour organe Xanthippos, père du grand Periklês. Il cita Miltiadês devant le tribunal populaire, comme s’étant rendu coupable de fraude à l’égard du peuple et comme ayant mérité la peine de mort. L’accusé lui-même, empêché par sa cuisse blessée, qui même commençait à présenter des symptômes de gangrène, ne put ni se tenir debout, ni dire un mot pour sa défense. Il resta étendu sur sa couche devant les juges assemblés, pendant que ses amis faisaient de leur mieux en sa faveur. De défense, à ce qu’il parait, il n’y en eut pas ; tout ce qu’ils purent faire fut d’en appeler à ses anciens services ; ils rappelèrent au peuple avec de grands détails et avec énergie l’inestimable fait d’armes de Marathôn, venant s’ajouter à sa conquête antérieure de Lemnos. Les dikastes ou jurés assemblés montrèrent qu’ils étaient sensibles à ces puissants appels en rejetant la proposition de son accusateur, qui demandait la mort ; mais ils lui imposèrent la peine de 50 talents pour son iniquité. Cornélius Nepos affirme que ces cinquante talents représentaient les dépenses faites par l’État pour équiper l’armement ; mais nous pouvons croire avec plus de probabilité, en considérant l’usage du dikasterion athénien dans des affaires criminelles, que 50 talents étaient le minimum de la peine réellement proposé par les défenseurs de Miltiadês eux-mêmes pour remplacer la peine de mort.

Dans ces affaires pénales à Athènes, où la punition n’était pas fixée et l’avance par les termes de la loi, si la personne accusée était reconnue coupable, il était d’usage de soumettre aux jurés, subséquemment et séparément, la question relative au montant de peine : d’abord, l’accusateur nommait la peine qu’il croyait convenable ; ensuite, l’accusé était appelé à désigner un montant de peine pour lui-même ; et les jurés étaient obligés de faire leur choix entre les deux, — un troisième degré de peine n’étant pas admis à être discuté[35]. Naturellement, dans ces circonstances, c’était l’intérêt de l’accusé de désigner, même dans son propre cas, quelque peine réelle et sérieuse, — quelque chose que les jurés fussent disposés à considérer comme n’étant pas tout à fait inférieur au crime qui venait d’être prouvé ; car, s’il proposait quelque peine seulement insignifiante, il les forçait à préférer la sentence plus rigoureuse recommandée par son adversaire. En conséquence, dans le cas de Miltiadês, ses amis, désireux d’amener les jurés à refuser leur adhésion à la peine de mort, proposèrent une amende de 50 talents comme la peine que s’imposait le défendeur ; et il est possible qu’ils aient dit, comme argument dans la circonstance, qu’une telle somme suffirait pour payer les frais de l’expédition. L’amende fut prononcée, mais Miltiadês ne vécut pas pour la payer : sa jambe blessée se gangrena, et il mourut, laissant l’amende à payer à son fils Kimôn.

Suivant Cornélius Nepos, Diodore et Plutarque, il fut mis en prison après avoir été condamné à l’amende, et il y mourut[36]. Mais Hérodote ne mentionne pas cet emprisonnement, et le fait ne me paraît pas probable ; il eût difficilement omis de le signaler, s’il était venu à sa connaissance. L’emprisonnement immédiat d’une personne condamnée à une amende par le dikasterion, jusqu’à ce que cette amende fût payée, n’était pas la marche naturelle et ordinaire de la procédure athénienne, bien qu’il y eût des cas particuliers dans lesquels une telle aggravation était ajoutée. Ordinairement on accordait un certain temps pour le payement[37] avant d’avoir recours à une exécution absolue de l’arrêt ; bien qu’une personne sous le coup d’une sentence flet privée de ses privilèges et exclue de tout droit politique, depuis le moment même de sa condamnation comme débiteur public jusqu’au payement de l’amende. Or, dans l’exemple de Miltiadês, le déplorable état de sa jambe blessée rendait une évasion impossible, — de sorte qu’il n’y avait pas de motif spécial pour s’écarter d’un usage habituel et pour l’emprisonner sur-le-champ ; de plus, s’il ne fut pas emprisonné immédiatement, il ne le fut pas du tout, puisqu’il ne peut avoir vécu beaucoup de jours après son jugement[38]. Transporter dans sa couche, de la présence des dikastes à la prison, le général malade, incapable de se lever même pour plaider pour sa propre vie, — aurait non seulement été une sévérité inutile, mais aurait difficilement manqué de faire impression sur les sympathies et la mémoire des spectateurs ; de sorte qu’il est vraisemblable qu’Hérodote aurait entendu parler de ce fait, et l’aurait mentionné, s’il s’était réellement passé. J’incline donc à croire que Miltiadês mourut dans son logis. Tous les récits s’accordent à dire qu’il mourut de la blessure mortelle qui déjà le mettait hors d’état d’agir même au moment de son jugement, et que son fils Kimôn pava les 50 talents après sa mort. S’il put les payer, probablement son père aurait pu le faire aussi. C’est une raison de plus pour croire qu’il n’y eut pas emprisonnement, — car rien que le non pavement aurait pu l’envoyer en prison ; et sauver Miltiadês malade de cette nécessité aurait été le premier et le plus fort désir de tous les amis qui compatissaient à son sort.

Ainsi mourut le vainqueur de Marathôn. Le dernier acte de sa vie produit une impression si triste et même si douloureuse, — la chute du héros qui, tombant du pinacle de la gloire, en arrive à une défaite, à une basse machination avec la servante d’un temple, à une blessure mortelle, à une honte qu’il ne petit défendre, à la mort, après avoir été condamné à une lourde amende, — cette chute, disons-nous, est si brusque et si inattendue, — que les lecteurs, tant chez les anciens que chez les modernes, n’ont pas été satisfaits s’ils n’ont trouvé quelqu’un à qui la reprocher : nous devons excepter Hérodote, notre autorité originale, qui raconte l’affaire sales déverser le moindre blâme sur qui que ce soit. Parler mal du peuple, comme il y a longtemps l’a fait remarquer Machiavel[39], est une disposition à laquelle chacun, en tout temps et même sous un gouvernement démocratique, se laisse aller avec impunité et sans provoquer d’adversaire disposé à répondre. Dans l’exemple actuel, le sort cruel de Miltiadês a été imputé aux vices des Athéniens et de leur démocratie, — on l’a cité comme preuve en partie de leur inconstance, en partie de leur ingratitude. Mais, de quelque manière qu’un tel blâme puisse servir à alléger la tristesse morale que fait naître une série de faits pénibles. On verra qu’il n’est pas justifié, si nous appliquons à ces faits une critique raisonnable.

Ce qu’on appelle l’inconstance des Athéniens en cette, occasion n’est rien de plus qu’un changement rapide et décisif dans leur opinion sur Miltiadês ; une admiration sans bornes se transforme immédiatement en une colère extrême. Leur reprocher de l’inconstance, c’est ici un abus de langage : un tel changement dans leur opinion était le résultat inévitable de sa conduite. Sa manière d’agir dans l’expédition de Paros fut aussi répréhensible qu’à Marathôn elle avait été méritoire, et l’une vint immédiatement après l’autre. Que pouvait-il s’ensuivre, si ce n’est une révolution complète dans les sentiments athéniens ? Il avait employé le prodigieux ascendant qu’il exerçait sur leurs esprits à les engager à le suivre sans savoir où, avec la confiance de trouver un butin inconnu ; il avait exposé leurs vies et dissipé leurs biens pour venger une haine privée : à la honte d’un projet malhonnête vient s’ajouter la honte d’avoir échoué dans ce projet. Sans doute une telle conduite, de la part d’un homme qu’ils admiraient à l’excès, doit avoir produit une réaction violente et pénible dans les sentiments de ses compatriotes. L’idée d’avoir prodigué l’éloge et la confiance à une personne qui sur-le-champ en abuse pour un but indigne est un des plus grands tourments du cœur humain, et nous pouvons aisément comprendre que la force du mécontentement qui s’ensuivit fut aggravée par ce sentiment réactionnaire sans accuser les Athéniens d’inconstance. Si un officier, dont la conduite avait été telle qu’elle méritait les plus grands éloges, vient soudainement à trahir son devoir et manifeste de la lâcheté ou de la déloyauté dans une entreprise nouvelle et importante qui lui est confiée, traiterons-nous d’inconstant le général en chef, parce que son opinion, aussi bien que sa conduite, subit une révolution instantanée, — qui sera d’autant plus violente à proportion de son estime antérieure ? La question à décider est de savoir s’il y a une raison suffisante pour. un tel changement ; et, dans le cas de Miltiadês, on doit répondre à cette question par l’affirmative.

Quant ê, l’accusation d’ingratitude dirigée contre les Athéniens, ce point, qui vient d’être mentionné, — suffisance de raison, — est tacitement admis. On convient que Miltiadês méritait une punition pour sa conduite par rapport à l’expédition de Paros, mais en soutient néanmoins que la reconnaissance pour ses services antérieurs à Marathôn aurait dû l’exempter de peine. Mais le sentiment sur lequel, après tout, repose cette défense ne supportera pas d’être développé et présenté sous la forme d’une raison forte ou justificative. Car quelqu’un soutiendra-t-il réellement qu’un homme qui a rendu de grands services au public doit recevoir en retour pour l’avenir une autorisation de se mal conduire impunément ? Le général qui a mérité des applaudissements, par des talents éminents et d’importantes victoires, doit-il être récompensé en recevant la liberté de trahir son devoir dans la suite, et d’exposer son pays au péril, sans encourir ni blâme ni peine ? C’est ce que personne ne songe à défendre de propos délibéré ; cependant on doit être prêt à soutenir cette thèse, si on reproche aux Athéniens de s’être montrés ingrats envers Miltiadês. Car si l’on veut dire seulement que la reconnaissance pour des services antérieurs doit servir, non de quittance définitive pour un crime subséquent, mais de circonstance atténuante dans la mesure de sa peine, nous répondrons que c’est ainsi qu’elle fut comptée dans le traitement infligé à Miltiadês par les Athéniens[40]. Ses amis n’avaient absolument rien à faire valoir contre la dernière peine proposée par l’accusateur, si ce n’est ses services antérieurs, — qui influencèrent assez les dikastes pour les amener à prononcer la punition plus légère au lieu de la plus grave. Or toute la peine infligée consistait en une amende,qui certainement ne dépassait pas les moyens raisonnables qu’il possédait soit pour payer lui-même, soit pour obtenir de ses amis de payer à sa place, — puisque son fils Kimôn la paya réellement. Ceux qui accusent les Athéniens d’ingratitude, à moins qu’ils ne soient prêts à soutenir la doctrine, que des services antérieurs doivent servir d’acquittement complet pour un crime futur, n’ont pas d’autre raison à leur disposition, si ce n’est dire que l’amende était trop élevée ; qu’au lieu d’être de 50 talents, elle n’aurait pas dû être au-dessus de 40, de 30, de 20 ou de 10. Ont-ils raison en ceci, c’est ce que je ne me charge pas de prononcer : si la somme était désignée à propos de l’accusé, le dikasterion n’avait pas de pouvoir légal pour la diminuer ; mais c’est dans ces étroites limites que la question est placée réellement, quand on la fait passer du domaine du sentiment dans celui de la raison. On se rappellera que la mort de Miltiadês ne résulta ni de son jugement ni de son amende, mais de sa blessure à la jambe.

L’accusation d’ingratitude portée contre les jurys populaires athéniens se résume réellement en ceci, — à savoir, qu’en jugeant une personne accusée d’un crime ou d’un délit actuel, ils étaient disposés à se renfermer trop strictement et trop rigoureusement dans l’objet particulier de l’accusation, et qu’ils oubliaient les services passés qu’elle avait pu rendre ou qu’ils en tenaient trop peu compte. Quiconque croit que telle était l’habitude des dikastes athéniens doit avoir étudié très peu utilement les orateurs. Leur défaut réel était tout le contraire : ils étaient trop disposés à s’éloigner de la question qui leur était soumise et à se laisser toucher par des appels à des services et à une conduite antérieurs[41]. Ce qu’un accusé a Athènes s’efforce habituellement de produire, c’est, dans l’esprit des dikastes, une impression favorable à son caractère et à sa conduite en général : naturellement il fait face aussi bien qu’il peut à l’allégation de son accusateur, mais il ne manque jamais aussi de leur rappeler expressément comme il a bien rempli ses devoirs généraux de citoyen, — combien de fois il a servi dans des expéditions militaires, — de combien de triérarchies et de liturgies publiques il s’est acquitté, et cela avec une efficacité éclatante. Effectivement, on fait trop reposer le droit d’un accusé à un acquittement sur ses services antérieurs, et trop peu sur l’innocence ou sur des faits justificatifs, quant à l’accusation particulière. Quand nous arriverons à l’époque des orateurs, je serai en mesure de montrer que ce peu de disposition à se renfermer dans une question spéciale était un des défauts les plus sérieux de l’assemblée des dikastes à Athènes. C’est un défaut auquel nous pouvions naturellement nous attendre dans un corps de citoyens, personnes privées dont ce n’est pas la profession, réunies pour l’occasion, — et qui appartient plus ou moins en tout lieu au système du jugement par un jury ; mais c’est tout le contraire de cette ingratitude, ou insensibilité habituelle à l’égard de services antérieurs, dont on les a si souvent accusés.

Le sort de Miltiadês, loin d’expliquer l’inconstance où l’ingratitude clé ses compatriotes, atteste donc leur juste appréciation des mérites. Il explique une autre morale, d’une importance non médiocre pour la véritable intelligence des affaires grecques ; — il nous apprend, leçon pénible, combien la gloire, bue à longs traits, produisait un effet enivrant sur le caractère d’un Grec entreprenant et ambitieux. On ne peut clouter que le passage rapide, dans le cours d’une semaine environ, de la terreur athénienne avant la bataille à l’extrême joie athénienne après elle, ne doive avoir produit à l’égard de Miltiadês des démonstrations telles qu’on n’en vit jamais de pareilles en faveur d’aucun autre homme dans toute l’histoire de la république. Cette admiration sans bornes renversa son jugement et sa raison. Son esprit devint le jouet de mouvements d’insolence, d’antipathie et clé rapacité, ne tenant plus compte de rien, — état de maladie pour lequel (suivant la morale grecque) la Némésis vengeresse était toujours aux aguets, et que, dans le cas de Miltiadês, elle châtia d’une peine effrayante par sa promptitude, aussi bien que terrible par sa gravité. Si Miltiadês eût été, avant la bataille de Marathon, l’homme qu’il devint après elle, la bataille se fût probablement tournée en défaite au lieu d’être une victoire. Démosthène[42], il est vrai, en parlant de l’opulence et du luxe des chefs politiques à son époque et des récompenses que le peuple leur accordait avec profusion, signalait comme contraste la maison de Miltiadês, comme n’étant pas plus brillante que celle d’un simple particulier. Mais, bien que Miltiadês pût continuer de vivre dans une demeure modeste, il reçut de ses compatriotes des marques d’admiration et de respect telles qu’il n’en fut jamais montré de pareilles à aucun citoyen avant ou après lui ; et, après tout, l’admiration et le respect forment la précieuse essence d’une récompense populaire. Personne, si ce n’est Miltiadês, n’osa jamais élever la voix dans l’assemblée athénienne et dire : Donnez-moi une flotte : ne demandez pas ce que je dois faire avec ces vaisseaux ; mais contentez-vous de me suivre, et je vous enrichirai. Ici nous pouvons lire la confiance sans bornes que les Athéniens avaient dans leur général victorieux, et l’impuissance absolue d’un Grec supérieur à en être investi sans une dépravation intellectuelle ; tandis que nous pouvons tirer de cet exemple la triste conclusion qu’un résultat heureux devait faire du chef qui l’avait obtenu un des hommes les plus dangereux de la communauté. Nous aurons bientôt occasion de remarquer la même tendance dans le cas dit Spartiate Pausanias, et même dans celui de l’Athénien Themistoklês.

Il est heureux, en effet, que les aspirations ambitieuses et téméraires de Miltiadês n’aient pas pris une tournure plus nuisible pour Athènes que l’entreprise relativement peu importante contre Paros. Car, s’il eût cherché à acquérir la domination et à satisfaire des antipathies contre des ennemis à l’intérieur, au lieu de diriger ses coups contre un ennemi parier, la paix et la sécurité de son pays auraient pu être sérieusement mises en danger. Une partie considérable des despotes qui obtenaient le pouvoir en Grèce commençaient par tenir luge conduite populaire et par rendre d’utiles services à leurs concitoyens ; une fois qu’ils avaient mérité la reconnaissance publique, ils en abusaient en vue de leur propre ambition. On avait bien plus à craindre, dans une communauté grecque, un dangereux excès de reconnaissance à l’égard d’un soldât victorieux, qu’une insuffisance dans ce sentiment. Sa personne ainsi élevée acquérait une position telle, que la communauté trouvait dans la suite des difficultés à s’en débarrasser. Or c’est une disposition presque universelle parmi les écrivains et les lecteurs de prendre parti pour un individu, surtout un individu éminent, contre la multitude. En conséquence ceux qui, dans de telles circonstances, soupçonnent l’abus probable d’une position élevée sont dénoncés comme s’ils nourrissaient une jalousie indigne contre des talents supérieurs ; mais la vérité est que les plus grandes analogies du caractère grec justifiaient ce soupçon et obligeaient la communauté à prendre des précautions contre les effets corrupteurs de son propre enthousiasme. Il n’y a pas de trait qui domine plus largement dans le caractère grec, si susceptible d’impressions, qu’une disposition à être enivré et démoralisé par le succès ; il n’y avait pas de faute dont aussi peu de Grecs éminents fussent exempts ; il n’y avait guère de danger contre lequel il fût à la fois aussi nécessaire et aussi difficile aux gouvernements grecs de se mettre en garde, — surtout aux démocraties, où les manifestations d’enthousiasme sont toujours les plus bruyantes. Telle est l’explication réelle de ces accusations qui avaient été portées contre les démocraties grecques, à savoir qu’elles finissaient par haïr et par traiter mal ceux qui avaient été antérieurement leurs bienfaiteurs. L’histoire de Miltiadês sert à expliquer ce point d’une manière non moins positive que douloureuse.

J’ai déjà fait remarquer que l’inconstance, qui a été si largement imputée à la démocratie athénienne dans sa conduite à son égard, n’est rien de plus qu’un changement raisonnable l’opinion d’après les meilleures raisons ; et l’on ne peut dire non plus que l’inconstance fût en aucun cas un attribut de la démocratie athénienne. C’est un fait bien connu que les sentiments, ou les opinions, ou les manières de juger, qui se sont une fois établis dans l’esprit d’un nombre considérable de gens, sont plus durables et moins sujets à changer que ceux qui n’appartiennent qu’à une seule personne ou à un petit nombre, au point que les jugements et les actions de la multitude peuvent être plus clairement compris quant au passé, et plus certainement prédits quant à l’avenir. S’il faut parler d’un attribut quelconque de la multitude, ce sera, plutôt celui d’une ténacité exagérée que d’une inconstance excessive. Il ne se présentera rien dans le cours de cette histoire pour prouver que le peuple athénien changeât d’opinion, d’après des raisons insuffisantes, plus souvent que ne l’aurait fait un seul homme ou un petit nombre de personnes irresponsables.

Mais il y avait dans le jeu. de la démocratie athénienne deux circonstances qui lui donnaient une apparence d’inconstance plus grande, sans aucune réalité. L’abord, les manifestations et les changements d’opinion étaient tout à découvert, sans déguisement et fort bruyants ; le peuple donnait cours à son impression présente, quelle qu’elle fût, avec une entière franchise ; s’il avait changé réellement d’opinion, il n’avait ni honte ni scrupule à l’avouer. En second lieu, — et c’est là un point d’hile importance capitale dans le jeu de la démocratie en général, — l’impression présente, quelle qu’elle put être, était non seulement sans déguisement dans ses manifestations, mais encore elle avait une tendance à être exagérée dans son intensité. Ceci venait de l’habitude qu’avait le peuple de traiter les affaires publiques dans des réunions nombreuses, dont l’effet bien connu est d’enflammer le sentiment dans le cœur de chaque homme, par un simple contact avec un cercle de voisins qui sympathisent avec lui. Quelque fut le sentiment : crainte, ambition, cupidité, colère, compassion, piété, dévouement patriotique, etc.[43], et qu’il fût bien ou mal fondé, — il était constamment plus ou moins influencé par cette cause, propre à augmenter sa force. C’est un défaut qui appartient naturellement dans une certaine mesure à tout exercice du pouvoir par des corps nombreux, même quand ce sont des corps représentatifs, — surtout lorsque le caractère du peuple, au lieu d’être relativement calme et lent à émouvoir, comme les Anglais, est vif, susceptible d’impression et ardent, comme les Grecs ou les Italiens ; mais il opérait bien plus puissamment sur le Dêmos agissant de lui-même, réuni dans la Pnyx. C’était en effet la maladie constitutionnelle de la démocratie, maladie que le peuple sentait très bien lui-même, — comme je le montrerai ci-après d’après les garanties qu’il essaya de se donner contre elle, — mais qu’aucune garantie ne pouvait jamais détruire complètement. La fréquence des assemblées publiques, loin d’aggraver le mal, avait une tendance à l’alléger. Le peuple finit ainsi par s’accoutumer u entendre et à balancer plus d’une idée différente comme préliminaire d’un jugement définitif ; il contracta un intérêt et une estime personnels pour une classe nombreuse d’orateurs professant des sentiments opposés, et même il acquit une certaine conscience pratique de sa propre disposition à l’erreur. De plus, la diffusion des habitudes de la parole en public, au moyen des sophistes et des rhéteurs, qu’il a été tellement de mode de dénigrer, tendait dans le même sens, — à rompre l’unité de sentiment dans la foule des auditeurs, à multiplier les jugements séparés et à neutraliser la contagion d’un simple mouvement de sympathie. C’étaient d’importantes conséquences, que favorisaient encore davantage le goût et l’intelligence supérieurs du peuple athénien ; mais la maladie inhérente restait encore, — l’intensité excessive et trompeuse du sentiment présent. C’est ce qui donna un prit si inestimable à l’ascendant de Periklês, tel que le dépeint Thucydide : son empire sur le peuple était si fort, qu’il pouvait toujours produire de l’effet en parlant contre l’excès du ton dominant de sentiment. Quand Periklês (dit l’historien) voyait le peuple dans un état de confiance intempestive et insolente, il parlait de manière à l’atterrer en lui inspirant la crainte ; lorsque ensuite sa terreur était sans bornes, il la combattait et le ramenait à la confiance[44].

Nous verrons Démosthène, avec un ascendant bien inférieur, occupé à la même tâche honorable. Le peuple athénien avait souvent besoin d’une telle correction ; mais, par malheur, il ne trouva pas toujours des hommes d’État, à la fois bienveillants et supérieurs, pour la lui administrer.

Ainsi ces deux attributs appartenaient à la démocratie athénienne ; d’abord, les sentiments de toute sorte des citoyens se manifestaient bruyamment et ouvertement ; ensuite, leurs sentiments tendaient à un haut degré de grande intensité au moment même. Naturellement donc, quand ils venaient à changer, le changement de sentiment était manifeste et s’imposait à la connaissance de chacun, — car on passait d’un sentiment fort et antérieur à un autre sentiment fort et actuel[45]. Et ce fut parce que ces changements ; quand ils s’opéraient, se faisaient remarquer d’une manière si palpable, que le peuple athénien s’attira le reproche d’inconstance ; car il n’est pas du tout vrai (je le répète) que ce phénomène fût produit plus souvent en lui par des causes frivoles ou insuffisantes que dans d’autres gouvernements.

 

 

 



[1] Hérodote, VI, 110.

[2] Hérodote, VI, 108-112.

[3] Thucydide, III, 55.

[4] Selon Justin, il y avait 10.000 Athéniens, outre 1.000 Platæens. Cornélius Nepos, Pausanias et Plutarque donnent 10.000 comme la somme totale des deux. Justin, II, 9 ; Cornélius Nepos, Miltiadês, c. 4 ; Pausanias, IV, 25, 5 ; V, 20, 2 ; cf. aussi Suidas, v. Ίππίας.

Heeren (De Fontibus Trogi Pompeii, Dissert. II, 7) affirme que Trogue ou Justin suit Hérodote pour tout ce qui concerne les invasions des Perses en Grèce. Il ne peut avoir comparé attentivement ces deux auteurs ; car Justin non seulement avance plusieurs faits qui ne se trouvent pas dans Hérodote, mais il est en désaccord avec ce dernier sur quelques détails qui ne sont pas sans importance.

[5] Justin (II, 9) dit que le total de l’armée des Perses était de 600.000, et qu’il en périt 200.000. Platon (Ménéxène, p. 240) et Lysias (Orat. Funebr., c. 7) parlent du total des Perses comme étant 500.000 hommes. Valère Maxime (V, 3), Pausanias (IV, 25) et Plutarque (Parallel. Græc. ad init.) donnent 300.000 hommes. Cornélius Nepos (Miltiadês, c. 5) avance le total plus modéré de 110.000 hommes.

V. les observations sur la bataille de Marathôn faites et par le colonel Leake et par M. Finlay, qui ont examiné et décrit la localité : Leake, on the Demi of Attica, in Transactions of the Royal Society of Literature, vol. II, p. 160 sqq. ; et Finlay, on the Battle of Marathôn, dans les mêmes Transactions, vol. III, p. 360-380, etc.

Tous deux ont donné des remarques sur le nombre probable des armées assemblées ; mais il n’y a réellement pas de matériaux, même pour une conjecture probable, par rapport aux Perses. Le silence d’Hérodote (que nous trouverons ci-après très minutieux quant au nombre de l’armée commandée par Xerxês) semble montrer qu’il n’avait pas de renseignement auquel il pût se fier. Son récit de la bataille de Marathôn le présente dans un honorable contraste avec les auteurs inexacts et vantards qui le suivirent. Car, bien qu’il ne nous dise pas beaucoup et qu’il reste d’une manière déplorable au-dessous de ce que nous aimerions à savoir, cependant tout ce qu’il dit est raisonnable, et probable quant à la manière d’agir des deux armées ; et le peu qu’il avance devient plus croyable pour ce même motif, — que c’est si peu de chose, — en montrant qu’il se renferme strictement dans ses autorités.

Il n’y arien dams le récit d’Hérodote qui nous fasse croire qu’il eût jamais visité le champ de bataille de Marathôn.

[6] V. M. Finlay, on the Battle of Marathon, Transactions, etc., vol. III, p. 364, 368, 383, ut supra ; cf. Hobhouse (Lord Broughton), Journey in Albania, I, p. 432.

Le colonel Leake pense que l’ancienne, ville de Marathôn n’était pas sur l’emplacement exact de la ville moderne, mais dans un endroit appelé Vrana, un peu au sud de Marathôn (Leake, on the Demi of Attica, in the Transactions of the Royal Society of Literature, 1829, vol. II, p. 166).

Au-dessous de ces deux points, fait-il observer, (les tumuli de Vrana et la colline de Kotroni), la plaine de Marathôn s’étend jusqu’au rivage de la baie, qui est à une distance d’environ deux milles (= 3 kil. 200 m.) de l’ouverture de la vallée de Vrana. On y cultive assez bien le blé, et c’est un des endroits les plus fertiles de l’Attique, bien qu’exposé d’une façon un peu incommode à des inondations causées par les deux torrents qui le traversent, particulièrement celui de Marathôn. D’après Lucien (in Icaro-Menippo), il parait que les contrées entourant Ænoê étaient signalées pour leur fertilité, et un poète égyptien du cinquième siècle a célébré les vignes et les oliviers de Marathôn. Il est naturel de supposer que les vignes occupaient les terrains montants ; et il est probable que les oliviers étaient surtout placés dans les deus vallées, où l’on eu voit encore quelques-uns ; en effet, quant à la plaine elle-même, les circonstances de la bataille portent à croire qu’elle était anciennement aussi dépourvue d’arbres qu’elle l’est aujourd’hui (Leake, on the Demi of Attica, Trans. of Roy. Soc. of Literature, vol. II, p. 162).

Le colonel Leake dit, relativement à la propriété du terrain de Marathôn pour des mouvements de cavalerie : Comme je traversais à cheval la plaine de Marathôn avec un paysan de Vrana, il me fit remarquer que c’était un bel emplacement pour un combat de cavalerie. Aucun des Marathoniens modernes n’était au-dessus de la condition de laboureur ; ils avaient entendu dire qu’une grande bataille s’y était livrée, mais c’est tout ce qu’ils savaient (Leake, ut sup., II, p. 175).

[7] Hérodote, VI, 107.

[8] Plutarque, Symposiac., 1, 3, p. 619 ; Xénophon, Anabase, I, 8, 21 ; Arrien, II, 8, 18 ; III, 11, 16.

Nous pouvons comparer avec ‘cet ordre de bataille établi des armées des Perses, celui des armées des Turcs, adopté et constamment observé toujours depuis la victoire d’Iconium, en 1386, gagnée sur les Caramaniens par Amurat Ier. Les troupes européennes (ou celles de Roumélie) occupent l’aile gauche ; les troupes asiatiques (ou celles d’Anatolie) l’aile droite ; les janissaires sont au centre. Le Sultan, ou le grand vizir, entouré de la cavalerie nationale ou spahis, est au point central de toute l’armée (von Hammer, Gechichte der Osmannischen Reichs, 1. Y, vol. 1, p. 199).

Au sujet de l’honneur qu’on attachait à occuper l’aile droite dans une armée grecque, voir en particulier la dispute qui s’éleva entre les Athéniens et les Tégéates avant la bataille de Platée (Hérodote, IX, 27). C’est le poste assigné aux rois héroïques de la guerre légendaire (Euripide, Supplices, 657).

[9] Hérodote, VII, 112.

Le pas de course de la charge fut évidemment un des événements les plus remarquables se rattachant à la bataille. Le colonel Leake et M. Finlay semblent disposés à réduire la course en une marche rapide ; en partie sur ce motif, que les troupes ont dû être en désordre et avoir perdu la respiration en courant un mille. La probabilité est qu’elles étaient réellement en cet état et que ce fut la grande raison de la défaite du centre. I1 est très probable qu’une partie du mille qu’elles franchirent consistait en une pente. J’admets le récit d’Hérodote littéralement, bien que nous ne puissions pas dire avec certitude si la distance est présentée exactement ; le fait est, en effet, qu’il fallait quelque fermeté dans la discipline pour empêcher le pas d’hoplites, quand ils chargeaient, de devenir accéléré et de se changer en course. V. le récit de la bataille de Kunaxa dans Xénophon, Anabase, I, 8, 18 ; Diodore, XIV, 23 ; cf. Polyen, II, 2, 3. Le passage de Diodore indiqué ici oppose les avantages de la charge faite en courant avec les désavantages.

Le colonel Leake et M. Finlay essayent tous deux d’indiquer le terrain exact occupé par les deux armées : ils diffèrent quant a l’endroit choisi, et je ne crois pas que l’on puisse trouver des preuves suffisantes en faveur d’un endroit quelconque. Leake pense que les commandants perses étaient campés dans la plaine de Tricorythos, séparée de celle de Marathôn par le grand marais, et communiquant avec elle seulement au moyen d’une chaussée (Leake, Transac., II, p. 170).

[10] Hérodote, V1, 113.

Hérodote nous dit ici toute la vérité sans déguisement. Plutarque (Aristeidês, c. 3) dit seulement que le centre des Perses fit une plus longue résistance et donna aux tribus du centre grec plus de peine à l’enfoncer.

[11] Pausanias, I, 32, 6.

[12] Hérodote, VI, 113-115.

[13] Hérodote, VI, 114. Tel est le renseignement donné par Hérodote au sujet de Kynegeiros. Que son caractère comme historien contraste honorablement avec celui des romanciers postérieurs à lui ! Justin nous dit que Kynegeiros saisit d’abord le vaisseau de la main droite, qui fut coupée ; alors il retint le navire de la gauche ; quand il eut encore perdu celle-ci, il saisit le vaisseau avec les dents, comme une bête sauvage (Justin, II, 9). — Justin parait avoir trouvé ce renseignement dans beaucoup d’auteurs différents : Cynegiri militis virtus, multis scriptorum laudibus celebrata.

[14] Pour les récits exagérés du nombre des Perses tués, V. Xénophon, Anabas. III, 2, 12 ; Plutarque, De Malign. Herodot., c. 26, p. 862 ; Justin, II, 9 ; et Suidas, v. Ποικίλη.

Dans le récit de Ktêsias, Datis était représenté comme ayant été tué dans la bataille, et de plus il était dit que les Athéniens refusèrent de rendre son corps pour l’ensevelir ; ce qui fut titi des motifs qui engagèrent dans la suite Xerxès à envahir la Grèce. Il est évident que, dans les autorités que suivit Ktêsias, on parlait avec une certaine insistance de la prétendue mort de Datis à Marathôn. V. Ktêsias, Persica, c. 18-21, avec la note de Baehr, qui incline à défendre l’assertion contre Hérodote.

[15] Hérodote, VI, 124.

[16] Hérodote, VI, 116. — Plutarque (Bellone an Pace clariores fuerint Athenienses, c. 8, p. 350) dit que Miltiadês retourna à Athènes le jour qui suivit la bataille : ce doit avoir été le même après-midi, suivant le récit d’Hérodote.

[17] Hérodote, VI, 62, 63.

[18] Hérodote, VI, 115.

[19] Hérodote, VIII, 108.

[20] Pausanias, I, 14, 4 ; Thucydide, I, 73. Hérodote, VI, 112.

Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que le mémorable serment, dans le discours de Démosthène, De Corona, où il adjure les guerriers de Marathôn, copie la phrase de Thucydide (Démosthène, De Corona, c. 60).

[21] Tel est le calcul dans le langage des orateurs athéniens (Hérodote, IX, 27). Il y aurait mauvaise grâce à l’examiner au point de vue critique.

[22] Plutarque, Themistoklês, c. 3. Suivant Cicéron (Epist. ad Attic., IX, 10) et Justin (II, 9), Hippias fut tué à Marathôn. Suidas (v. Ίππίας) dit qu’il mourut dans la suite à Lemnos. Ni l’un ni l’autre de ces renseignements ne semblent probables. Il était difficile qu’Hippias allât à Lemnos, qui était une possession athénienne, et, s’il avait été tué dans la bataille, il est probable qu’Hérodote l’aurait mentionné.

[23] Thucydide, I, 126.

[24] Thucydide, II, 24.

[25] Pausanias, I, 32, 3. Cf. l’élégie de Kritias, ap. Athenæ, I, p. 28.

[26] Le tumulus qui existe aujourd’hui est haut d’environ trente pieds  (= 9 m.) et a cent quatre-vingt-deux mètres de circonférence (Leake, on the Demi of Attica ; Transactions of Royal Soc. of Literat., II, p. 171).

[27] Hérodote, VI, 105 ; Pausanias, I, 28, 4.

[28] Plutarque, Thêseus, c. 2.1 ; Pausanias, I, 32, 4.

[29] Pausanias, I, 15, 4 ; Démosthène, Cont. Neær., c. 25.

[30] Hérodote, VI, 120 ; Plutarque, Camille, c. 19 ; De Malignit. Herodoti, c. 26, p. 862 ; et De Gloriâ Atheniensium, c. 7.

Boëdromion était le troisième mois de l’année attique, année qui commençait peu après le solstice d’été. Les trois premiers mois attiques Hekatombæon, Metageitnion, Boëdromion correspondent (sans parler d’une manière précise) presque à nos mois de juillet, d’août et de septembre.

D’après le fait que le courrier Pheidippidês atteignit Sparte le neuvième jour de la lune, et que les deux mille Spartiates arrivèrent en Attique le troisième jour de la pleine lune, intervalle pendant lequel la bataille fut livrée, — nous voyons que le sixième jour de Boëdromion ne pouvait être le sixième jour de la lune. Les mois attiques, bien qu’ils fussent appelés mois lunaires, ne correspondaient donc pas exactement à cette époque avec le cours de la lune. V. M. Clinton, Fast. Hell., ad ann. 490 avant J.-C. — Plutarque (dans le traité De Malign. Herodoti, cité plus haut) parait n’avoir pas idée de cette différence entre le mois attique et le cours de la lune. Une partie de la critique qu’il fait à Hérodote est fondée sur la supposition que les deux doivent coïncider.

M. Bœckh, suivant Fréret et Larcher, combat l’assertion de Plutarque, à savoir que la bataille fut livrée le 6 du mois de Boëdromion, mais en s’appuyant sur des raisons qui me paraissent insuffisantes. Son principal argument repose sur un autre renseignement de Plutarque (tiré de quelques vers perdus d’Æschyle), que la tribu Æantis avait l’aile droite ou le poste d’honneur à la bataille, et que le vote public, en vertu duquel l’armée fut conduite hors d’Athènes, fut rendu pendant la prytanie de la tribu Æantis. Il suppose que la raison pour laquelle cette tribu fut placée à l’aile droite doit avoir été qu’elle avait eu, par le tirage au sort, la première prytanie dans cette année particulière ; si ça point est admis, alors le vote qui fit sortir l’armée doit avoir été rendu dans la première prytanie, on dans les premiers trente-cinq ou trente-six jours de l’année attique, pendant l’espace qui s’écoulait entre le premier jour d’Hekatombæon et le 5 ou le 6 de Metageitnion. Mais il est certain que l’intervalle qui se passa entre le moment où l’armée quitta la ville et la bataille fut beaucoup moins long qu’un mois, — nous pourrions même dire qu’une semaine. La bataille (prétend Bœckh) doit donc avoir été livrée entre le 6 et le 7 de Metageitnion. (Plutarque, Symposiac., I, 10, 3, et Ideler, Handbuch der Chronologie, vol. I, p. 291). Hérodote (VI, 111) dit que les tribus étaient rangées en ligne, — comme elles étaient comptées, — ce que l’on prétend signifier nécessairement l’arrangement entre elles, déterminé par le tirage au sort pour les prytanies de cette année particulière. In acie instruendâ (dit Bœckh, Comment. ad Corp. Inscript., p. 299) Athenienses non constantem, sed variabilem secundum prytanias, ordinem secutos esse, ita ut tribus ex hoc ordine inde a dextre cornu disponerentur, docui in Commentatione de pugnâ Marathoniâ. Proœmia Lect. Univ. Berolin. æstiv. a. 1816.

Je n’ai pu consulter les Proœmia cités ici, et ils peuvent donc contenir des raisons additionnelles pour prouver le point avancé, à savoir que l’ordre des dix tribus en ligne de bataille, commençant par l’aile droite, était conforme à leur ordre de prytanies, en tant que tirées par voie du sort pour l’année ; mais je crois les passages d’Hérodote et de Plutarque, dont nous nous occupons maintenant, insuffisants pour établir ce point. D’après le fait que la tribu Æantis avait l’aile droite à la bataille de Marathôn, nous ne sommes nullement autorisés à induire que cette tribu avait tiré par la voie du sort la première prytanie dans l’armée. On petit donner d’autres raisons, également probables, à mon sens, pour expliquer la circonstance : l’une d’elles, je pense, est incontestablement plus probable. Cette raison est que la bataille fut livrée pendant la prytanie de la tribu Æantis, ce que l’on petit conclure de ce qu’avance Plutarque, à savoir que le vote en vertu duquel l’armée sortit d’Athènes fut rendu pendant la prytanie de cette tribu ; car l’intervalle de temps qui s’écoula entre le moment où l’armée quitta la ville et la bataille doit n’avoir été que de très peu de jours. De plus, le dême Marathôn appartenait à la tribu Æantis (V. Bœckh, ad Inscript., n° 172, p. 309) : la bataille étant livrée dans leur dême, il est possible que les Marathoniens aient réclamé sur cette raison expresse le poste d’honneur pour leur tribu ; précisément comme nous voyons qu’à la première bataille de Mantineia contre les Lacédæmoniens les Mantineiens furent autorisés à occuper l’aile droite ou poste d’honneur, parce que la bataille était livrée dans leur territoire (Thucydide, V, 67). Enfin, le dême Aphidnæ aussi appartenait à la tribu Æantis (V. Bœckh, l. c.) : or le polémarque Kallimachos était un Aphidnæen (Hérodote, VI, 109), et Hérodote nous dit expressément : La loi ou la coutume était alors chez les Athéniens, que le polémarque eût l’aile droite (VI, 111). Il était naturel que sa tribu fut là où était le polémarque ; et le langage d’Hérodote en effet semble directement impliquer qu’il identifie la tribu du polémarque avec le polémarque lui-même — ce qui signifie que l’ordre des tribus commençait par celle du polémarque qui commandait, et était ensuite pris par les autres en suite numériquei. e. dans l’ordre de leur suite de prytanies pour l’année.

Il y a ici un concours de raisons qui expliquent pourquoi la tribu Æantis avait l’aile droite à la bataille de Marathôn, bien qu’il se puisse même qu’elle n’ait pas été la première dans l’ordre des tribus exerçant la prytanie pour l’année. Bœckh n’est donc pas autorisé à conclure le second de ces deux faits du premier.

Le concours de ces trois raisons, toutes en faveur de la même conclusion, et toutes indépendantes de la raison supposée par Bœckh, me parait être d’un grand poids ; mais je regarde la première des trois, même prise isolément, comme plus probable que sa raison. Si ma manière devoir le cas est exacte, le sixième jour de Boëdromion, le jour de la bataille tel que le donne Plutarque, ne peut être révoqué en doute. Ce jour arrive dans la seconde prytanie de l’année, qui commence vers le 6 de Metageitnion, et finit vers le, 12 de Boëdromion, et qui doit dans cette année être échue par le sortit la tribu Æantis. C’est le premier ou le second jour de Boëdromion que peut avoir été rendu le vote en vertu duquel l’armée partit ; c’est le 6 que la bataille fat livrée : les deux faits pendant la prytanie de cette tribu.

Je ne suis pas en mesure de pousser ces raisons au delà du cas particulier de la bataille de Marathôn, et de la justification du jour de cette bataille tel que le donne Plutarque ; je ne voudrais pas non plus les appliquer à des périodes plus récentes, telles que la guerre du Péloponnèse. Il est certain que les règlements militaires d’Athènes furent considérablement modifiés entre la bataille de Marathôn et la guerre du Péloponnèse, aussi bien sous d’autres rapports que pour ce qui concerne le polémarque ; et nous n’avons pas de renseignement suffisant qui nous permette de déterminer si, dans cette période plus récente, les Athéniens suivaient une règle commune ou constante dans l’ordre de bataille des tribus. Des considérations militaires, se rattachant à l’état de l’année particulière qui servait, doivent avoir empêché l’observation constante d’aucune règle. C’est ainsi que nous pouvons difficilement croire que Nikias, commandant l’armée devant Syracuse, ait pu être lié par un ordre invariable de bataille parmi les tribus auxquelles appartenaient ses hoplites. De plus, l’expédition contre Syracuse dura plus qu’une année attique : est-il croyable que Nikias, informé par un message venu d’Athènes de la suite dans laquelle les prytanies des tribus avaient été tirées par la voie du sort pendant la seconde année de son expédition, fût obligé de donner en conséquence à son armée un nouvel ordre de bataille ? A mesure que les opérations militaires des Athéniens devenaient plus étendues, ils trouvaient nécessaire de laisser de plus en plus ces dispositions ait général qui servait dans chaque campagne particulière. On petit bien douter que, pendant la guerre du Péloponnèse, une règle établie quelconque fût observée pour ranger les tribus en bataille.

Une des grandes raisons qui engagent les critiques à soutenir que la bataille fut livrée dans le mois athénien Metageitnion, c’est que ce mois coïncide avec le mois spartiate Karneios, de sorte qu’on explique le refus que firent les Spartiates de marcher avant la pleine lune, comme s’appliquant seulement à la sainteté particulière du mois que nous venons de mentionner, au lieu d’être une règle constante pour toute l’année. Je suis parfaitement d’accord avec ces critiques sur ce point, que la réponse donnée par les Spartiates au courrier Pheidippidês ne peut servir à prouver une maxime spartiate régulière, invariable, applicable il toute l’année, de ne pas commencer une marche dans le second quartier de la lune : il est très possible, comme le fait remarquer Bœckh, qu’il y ait eu une fête imminente dans le mois particulier en question, sur laquelle était fondé le refus des Spartiates de marcher. Hais on ne petit tirer de là aucune conclusion pour ne pas accepter le 6 du mois de Boëdromion comme étant le jour de la bataille de Marathôn : car, bien que les mois de toutes les cités grecques fussent manifestement lunaires, cependant ils ne coïncidaient jamais les tes avec les autres, ni exactement, ni longtemps, parce que les systèmes d’intercalation adoptés dans les différentes villes étaient différents : il y avait beaucoup d’irrégularité et de confusion (Plutarque, Aristeidês, c. 19 ; Aristoxenos, Harmon., II, p. 30 ; cf. aussi K. T. Hermann, Uber die Griechische Monatskunde, p. 26, 27, Goettingen, 1844, et Bœckh, ad Corp. Inscript., t. I, p. 734). ,

Si donc on accorde que la réponse donnée par les Spartiates à Pheidippidês peut être expliquée, non comme une règle générale applicable à toute l’année, mais comme se rapportant ait mois particulier dans lequel elle fut donnée, — aucune conclusion tic peut être tirée de là quant au jour de la bataille de Marathôn, parce que l’une des deux suppositions suivantes est possible : 1° Les Spartiates peuvent avoir eu des solennités le jour de la pleine lune, ou le jour précédent, dans d’autres mois outre le mois Karneios ; 2° on la pleine lune du mois spartiate Karneios peut réellement être tombée, dans l’année 490 avant J.-C., sur le ou le 6 du mois attique Boëdromion.

Le Dr Thirlwall parait adopter l’idée de Bœckh, mais il n’ajoute rien d’essentiel aux raisons qui l’appuient (Hist. of Gr., vol. II, Append. III, p. 488).

[31] Hérodote, VI, 119. Le sens du mot σταθμός est expliqué par Hérodote, V, 52 ; σταθμός έωΰτοΰ est la même chose que σταθμός βασιληίος. Les particularités qu’Hérodote raconte sur Arderikka et sur son remarquable puits ou fosse de bitume, de sel et d’huile donnent tout lieu de croire qu’il s’y était arrêté.

Strabon place les Erétriens captifs en Gordyên8, ce qui serait les mettre beaucoup plus haut en remontant le Tigre : nous ne savons sur quelle autorité (Strabon, IV, 747).

On ne peut citer sûrement les nombreux détails qui sont donnés relativement aux descendants de ces Érétriens en Kissia, par Philostrate, dans sa Vie d’Apollonius de Tyane, en tant qu’il prétend qu’ils ont existé même dans le premier siècle de l’ère chrétienne. Il se peut que quelque vérité soit mêlée à toute la fiction que renferme cet ouvrage ; mais nous ne pouvons la distinguer (Philostrate, Vit. Apollon., c. I, 24-30).

[32] Hérodote, VI, 132.

[33] Éphore (Fragm. 107. éd. Didot ; ap. Stephan. Byz., v. Πάρος) donnait de cette expédition un récit différant en plusieurs points d’Hérodote ; je suis ici ce dernier écrivain. L’autorité d’Hérodote est préférable à tous égards, d’autant plus qu’Ephore donne son récit comme une sorte d’explication de la phrase particulière άναπαριάζειν. Des récits explicatifs de cette sorte sont habituellement peu dignes d’attention.

[34] Hérodote, VI, 136.

Platon (Gorgias, c. 153, p. 516) dit que les Athéniens décidèrent par un vote que Miltiadês serait jeté dans le barathron (έμβαλεΐν έψηφίσαντο) et qu’il y aurait été réellement précipité, n’eût été la présence du Prytanis, i. e., de celui qui présidait, à son tour pour ce jour, les sénateurs exerçant la prytanie, ainsi que l’Ekklêsia. Il se peut que le Prytanis ait été au nombre de ceux qui parlèrent au dikasterion en faveur de Miltiadês, pour repousser la proposition faite par Xanthippos ; mais qu’il y eût fait réellement annuler un vote mie fois rendu, c’est ce que l’on ne peut croire. Le scholiaste d’Aristide (cité par Valckenaer, ad Herodot., VI, 136) réduit l’exagération de Platon à quelque chose de plus raisonnable.

[35] Il parait certain que c’était la marche habituelle de la procédure attique par rapport aux accusations publiques, toutes les fois qu’un montant positif de peine n’était pas déterminé à l’avance. V. Platner, Prozess und Klagen bei den Attikern, Abschn. VI, vol. I, p. 201 ; Heffter, die Athenaeische Gerichtsverfassung, p. 334 ; Meier und Schoemann (Der Attische Prozess, IV, p. 725) soutiennent qu’un des dikastes pouvait proposer une troisième mesure de peine, distincte de celle que proposait l’accusateur aussi bien que l’accusé. Eu égard aux accusations publiques, cette opinion parait incontestablement inexacte ; mais là où la sentence à prononcer comprenait une compensation pour préjudice privé et une estimation de dommages, nous ne pouvons déterminer aussi clairement s’il n’y avait pas parfois, pour les soumettre au vote des dikastes, une plus grande latitude à produire des propositions. II faut se rappeler que ces dikastes étaient au nombre de plusieurs centaines, même quelquefois plus, — qu’il n’y avait entre eux ni discussion, ni délibération — et qu’il était absolument nécessaire qu’on leur soumit quelque proposition distincte à voter. Par rapport à quelques offenses, la loi permettait expressément ce qu’on appelait un προστίμημα, c’est-à-dire, après que les dikastes avaient prononcé la peine entière demandée par l’accusateur, un autre citoyen, qui jugeait insuffisante la peine ainsi imposée, pouvait demander un certain montant limité de peine additionnelle, et exiger des dikastes de voter sur sa proposition, — oui ou non. Les dikastes donnaient leurs votes en déposant des cailloux dans des barils, avec certains arrangements de détail.

Le άγών τιμητός, δίκη τιμητός, ou procès comprenant cette mesure séparée de peine — en tant que distingué de la δίκη άτιμητος, ou procès où la peine était déterminée à l’avance, et où il n’y avait pas de τίμησις, ou voté pour mesurer la peine — est une ligne importante de démarcation dans le sujet de la procédure attique ; et l’usage d’inviter l’accusé, après qu’il avait été déclaré coupable, à s’imposer une contre peine ou une sous peine (άντιτιμάσθαι ou ύποτιμάσθαι) en opposition avec celle que désignait l’accusateur, était un expédient commode pour amener la question à un vote réel de la part des dikastes.

Quelquefois des accusés trouvaient utile de désigner des peines très considérables contre eux-mêmes, afin d’échapper à la peine capitale invoquée par l’accusateur (V. Démosthène, cont. Timokrat., c. 34, p, 743 R.). Il n’y avait pas non plus à craindre (comme l’imagine Platner) que dans la généralité des cas les dikastes fiassent laissés dans la nécessité de choisir entre une peine extravagante et quelque chose de purement nominal ; car l’intérêt de l’accusé lui-même empêchait que cela n’arrivât. Parfois nous le voyons s’efforcer par des prières d’obtenir que l’accusateur diminue volontairement quelque chose de la peine qu’il avait d’abord désignée. Probablement l’accusateur pouvait le faire, s’il voyait que les dikastes n’étaient pas disposés à adopter cette première proposition.

Dans un seul cas particulier, d’immortelle mémoire, ce que pense Platner arriva réellement ; et la mort de Sokratês en fut le résultat. Sokratês, après avoir été reconnu coupable, seulement à une faible majorité de votes parmi les dikastes, fut invité à désigner une peine contre lui-même, en opposition à la peine de mort demandée par Melêtos. Ses amis en vain le supplièrent de nommer une amende d’un montant suffisant, qu’ils auraient immédiatement payée pour lui ; mais on obtint difficilement de lui qu’il désignât une peine quelconque, puisqu’il affirmait qu’il avait mérité plutôt de l’honneur qu’une punition ; enfin il désigna une amende d’un chiffre si faible, qu’elle équivalait réellement à un acquittement. En effet, Xénophon dit qu’il ne voulut nommer aucune contre peine, et dans le discours qu’on lui prête, il prétendait qu’il avait même mérité l’honneur signalé d’être nourri aux frais de l’Etat dans le Prytaneion (Platon, Apol. Sok., c. 27 ; Xénophon, Apol. Sok., 23 ; Diogène Laërte, II, 41). Platon et Xénophon ne s’accordent pas ; mais, à les prendre ensemble, il semblerait qu’il doit avoir désigné une très petite amende. On ne peut guère douter que cette circonstance, jointe à. la teneur de sa défense, n’ait déterminé les dikastes’ à voter pour la proposition de Melêtos.

[36] Cornélius Nepos, Miltiadês, c. 7 ; et Kimôn, c. 1 ; Plutarque, Kimôn, c. 4 ; Diodore, Fragm., lib. X. Tous ces auteurs puisèrent probablement à la même source originale, peut-être dans Éphore (V. Marx, ad Ephori Fragmenta, p. 212) ; mais nous n’avons aucun moyen de le déterminer. Toutefois, relativement à ce prétendu emprisonnement de Kimôn, ils doivent avoir copié sur des autorités différentes ; car ce qu’ils avancent est complètement différent. Diodore dit que Kimôn se constitua volontairement prisonnier après que son père était mort en prison, parce qu’il ne lui fut possible à aucune autre condition d’obtenir le corps de son père mort, pour l’ensevelir. Cornélius Nepos affirme qu’il fut emprisonné, comme étant légalement responsable à l’égard de l’État pour l’amende que son père n’avait pas payée. Enfin Plutarque ne le représente pas comme ayant été mis en prison. Beaucoup d’entre les auteurs latins suivent le renseignement de Diodore. V. les citations dans une note de Bos sur le passage de Cornélius Nepos, mentionné ci-dessus.

On ne peut hésiter à adopter le récit de Plutarque comme le seul vrai. Kimôn ne fut pas et ne pouvait être mis en prison, d’après la loi attique, pour une amende que son père n’avait pas payée ; mais, après la mort de son père, il devint responsable de cette amende, dans ce sens — qu’il restait privé de ses privilèges et exclu de ses droits comme citoyen jusqu’à ce que l’amende fût payée. V. Démosthène, cont. Timokrat., c. 46, p. 762 R.

[37] V. Bœckh, Public Economy of Athens, b. III, ch. 13, p. 390, Trad. angl. p. 420 allem.) ; Meier und Schoemann, Attisch. Prozess, p. 744. Le Dr Thirlwall se fait de ce point une idée différente, que je ne puis adopter (Hist. Gr., vol. III, Append. II), bien que ses remarques générales sur le procès de 114iltiadês soient justes et appropriées au cas (ch. 14, p. 273).

Cornélius Nepos (Miltiadês, c. 9 ; Kimôn, c. 3) dit que la mauvaise conduite se rattachant à Paros ne fut pour les Athéniens qu’un prétexte pour punir Miltiadês ; leur motif réel (affirme-t-il) était l’envie et la crainte, les mêmes sentiments qui dictèrent l’ostracisme de Kimôn. On peut voir, par la nature même de la peine infligée, combien il y a peu de raisons pour justifier cette imagination, La crainte les aurait poussés à renvoyer ou à mettre à mort Miltiadês, et non à le condamner à l’amende. L’ostracisme, qui était dicté par la crainte, était un bannissement temporaire.

[38] L’intervalle de temps qui s’écoula entre son jugement et sa mort est exprimé dans Hérodote (VI, 136) par la différence entre le participe présent σηπομένου et le participe passé σαπέντος τοϋ μηροΰ.

[39] Machiavel, Discorsi sopra Tito Livio, cap. 58. L’opinione contra ai popoli nasce, perchè dei popoli ciascun dice male senza paura, e liberamente ancora montre che regnano : dei principi si parla sempre con mille timori mille respetti.

[40] Machiavel n’admet pas même autant que ceci dans l’exposé clair et frappant qu’il fait de la question à laquelle nous faisons allusion ici ; il prétend que l’homme qui a rendu des services doit en être récompensé, mais qu’il doit être puni pour un crime subséquent précisément comme si les services antérieurs n’avaient pas été rendus. Il pose ce principe, quand il discute la conduite des romains l’égard de celui des trois Horatii qui survit et est victorieux, après le combat avec les Curiatii — Horace avait hautement mérité de la patrie en triomphant des Curiaces par son courage ; mais la mort de sa sœur était un crime affreux. Les Romains en eurent tant d’indignation, qu’il fut obligé de disputer sa vie, quoique ses services fussent aussi glorieux que récents. Si l’on n’examinait ce trait que superficiellement, on n’y verrait qu’un trait d’ingratitude populaire ; mais qui l’examinera mieux et qui recherchera avec plus de jugement ce que doivent être les lois constitutionnelles d’un état, blâmera bien plutôt ce peuple de l’avoir absous que de l’avoir condamné. En voici la raison : une république bien constituée ne compense pas les services par les crimes, mais elle décerne des récompenses pour une bonne action et des peines pour en punir une mauvaise ; après avoir récompensé un citoyen pour avoir bien fait, elle châtie et punit ce même citoyen s’il devient coupable, et cela ans a- air égard à ses actions précédentes. Une république fidèle à ces principes jouira longtemps de sa liberté ; si elle s’en écarte, elle courra bientôt à sa ruine. En effet, si un citoyen, déjà fier de quelque service éminent rendu à la patrie, joint à la célébrité que cette action lui a acquise l’audacieuse confiance de pouvoir en commettre telle autre mauvaise sans crainte d’être puni, il deviendra en peu de temps d’une telle insolence, que c’en est fait de la puissance des lois. Mais dès qu’on veut faire redouter la peine attachée aux mauvaises actions, il faut nécessairement attacher une récompense aux bonnes, comme on a vu qu’on fit à Rome. Quoiqu’une république soit pauvre et puisse donner peu , elle ne doit pas s’abstenir de donner ce peu, parce que toute récompense, quelque modique qu’elle soit et quelque important que soit le service, sera toujours hautement appréciée et honorable pour qui la reçoit. — Machiavel, Discorsi sop. Tito Livio, ch. 24.

[41] Machiavel, dans le vingt-neuvième chapitre de son Discorsi sopra T. Livio, examine cette question : — Lequel des deux est plus exposé à l’accusation d’ingratitude un gouvernement populaire on un roi ? — Il pense que le dernier y est plus exposé. Cf. chap. 59 du même ouvrage, où il soutient de nouveau une semblable opinion.

M. Sismondi fait remarquer aussi, en parlant du long attachement de la ville de Pise à la cause des empereurs et au parti Gibelin : Pise montra dans plus d’une occasion, par sa constance à supporter la cause des empereurs ait milieu des revers, combien la reconnaissance lie un peuple libre d’une manière plus puissante et plus durable qu’elle ne saurait lier le peuple gouverné par un seul homme. (Histoire des Républiques Italiennes, ch. 13, tom. II, p. 302.)

[42] Démosthène, Olynthiennes, III, c. 9, p. 35 R.

[43] C’est là la vérité générale, que les auteurs anciens présentent souvent, tant en partie qu’en termes exagérés quant au degré : Hæc est natura maltitudinis (dit Tite-Live) ; aut humiliter servit, aut superbe dominatur. — Et, Tacite : Nihil in vulgo modicum ; terrere, ni paveant ; ubi pertimuerint, impune contemni (Annal., I, 29). Hérodote, III, 81.

Il est à remarquer qu’Aristote, dans sa Politique, fait peu ou point d’attention à cet attribut appartenant à toute assemblée nombreuse. Il semble plutôt raisonner comme si l’intelligence collective de la multitude était représentée par la somme totale de l’intelligence séparée de chaque homme dans tous les individus qui la composent (Politique, III, 6, 4, 10, 12), précisément comme les biens de la multitude, pris collectivement, seraient plus grands que ceux du petit nombre de riches. II ne fait pas attention à la différence qui existe entre un nombre d’individus jugeant conjointement et un nombre d’individus jugeant séparément : je ne remarque pas, il est vrai, que cette omission le conduise à aucune erreur positive, mais elle se présente dans quelques cas faits pour nous surprendre, et où la différence signalée ici est importante à mentionner. V. Politique, III, 10, 5, 6.

[44] Thucydide, II, 65.

[45] Cette propension de l’esprit à passer d’un sentiment fort à un autre est toujours repoussée par les moralistes grecs, depuis les plus anciens jusqu’aux plus modernes ; même Démocrite, au cinquième siècle avant J.-C., prévient contre cette tendance (Democriti Fragmenta, III, p.168, éd. Mullach ap. Stobæum, Florileg., I, 40).