HISTOIRE DE LA GRÈCE

SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE III — DÊMOKÊDÊS. — DARIUS ENVAHIT LA SCYTHIE.

 

 

Darius avait maintenant acquis une pleine autorité sur tout l’empire des Perses, après avoir abattu le satrape rebelle Orœtês, aussi bien que les Mèdes et les Babyloniens révoltés. Il avait en outre complété la conquête de l’Iônia par l’importante addition de Samos ; et sa domination comprenait ainsi toute l’Asie Mineure avec ses îles voisines. Mais cela ne suffisait pas à l’ambition d’un souverain persan, successeur du grand Cyrus, dont il n’était séparé que par un roi. Le mouvement conquérant resta encore entier parmi les Perses, qui regardaient comme un devoir pour leur prince, et dont le prince considérait comme un devoir pour lui-même, d’étendre les limites de l’empire. Bien que n’appartenant pas à la race de Cyrus, Darius avait pris soin de s’y rattacher par un mariage : il avait épousé Atossa et Artystonê, filles de Cyrus, — et Parmys, fille de Smerdis, le plus jeune des fils de Cyrus. Atossa avait été d’abord l’épouse de son propre frère, Kambysês, ensuite du mage Smerdis, son successeur, et en troisième lieu de Darius, auquel elle donna quatre enfants[1]. L’aîné de ces enfants fut Xerxès, dont nous parlerons plus longuement ci-après.

Atossa, mère du seul roi persan qui ait mis jamais le pied en Grèce, — la sultane-validé de Perse pendant le règne de Xerxès, — fut une personne qui jouit d’une grande influence sous le règne de son dernier époux[2], aussi bien que sous celui de son fils, et qui occupa une place assez considérable même dans l’imagination grecque, comme nous pouvons le voir et par Æschyle et par Hérodote. Si son influence eût prévalu, les premiers appétits conquérants de Darius eussent été dirigés, non pas contre les steppes de la Scythie, mais contre l’Attique et le Péloponnèse ; du moins c’est ce que nous assure Hérodote. Le principal objet de cet historien est d’exposer les luttes de la Hellas avec les Barbares ou monde non hellénique. En conséquence, avec un art vraiment épique qui se manifesté au lecteur attentif dans tout le cours de ses neuf livres, il annonce les dangers réels qui furent détournés à Marathôn et à Platée en racontant la première idée d’une invasion de la Grèce par les Perses, comment elle naquit et comment elle fut abandonnée. Dans ce but, — selon sa manière historique, où les faits généraux sont présentés comme accompagnements subordonnés et ‘explicatifs des aventures de personnes particulières, — il nous donne l’intéressante, mais romanesque histoire du chirurgien krotoniate Dêmokêdês.

Dêmokêdês, fils d’un citoyen de Krotôn nommé Kalliphôn, avait tourné son attention, dans sa première jeunesse ; vers l’étude et la pratique de la médecine et de la chirurgie (pour cette époque nous ne pouvons faire aucune différence entre les deux), et il y avait fait des progrès considérables. : Sa jeunesse coïncide presque avec l’arrivée de Pythagoras et Krotôn (550-520) ; temps où la science du chirurgien aussi bien que l’art du maître de gymnastique étaient pratiqués dans cette ville plus activement que dans toute autre partie de la Grèce. Kalliphôn, père de Dêmokêdês, était un homme d’un caractère, si sévère, que son fils s’enfuit de chez lui et résolut de subvenir ailleurs à son existence par ses talents. Se retirant à Ægina, il y commença à pratiquer sa profession. Ses succès furent si rapides,.même la première année, — bien qu’il fût très imparfaitement fourni d’instruments et d’appareils[3],  — que les citoyens de l’île firent un contrat avec lui afin qu’il y restât une année, aux conditions d’un talent (environ 9.575 fr., un talent æginæen). L’année suivante, on l’invita à venir à Athènes, alors sous les Pisistratides, pour un salaire de 100 mines, ou 1 talent et 2/3 ; et l’année d’après Polykratês de Samos le tenta par l’offre de 2 talents. Il resta auprès de ce despote, et l’accompagna dans la dernière et funeste visite qu’il fit au satrape Orœtês : après le meurtre de Polykratês, pris parmi les esclaves et les serviteurs étrangers, on le laissa languir avec les autres dans l’emprisonnement et l’abandon. Lorsque, bientôt après, Orœtês lui-même fut tué à son tour, Dêmokêdês fut compté au nombre de ses esclaves et de ses biens, et envoyé à Suse.

Il n’y avait pas longtemps qu’il était dans cette capitale lorsque Darius, tombant de cheval à la chasse, se fit au pied une forte entorse, et fut transporté dans son palais souffrant beaucoup. Les chirurgiens égyptiens, que l’on supposait être les premiers dans leur profession[4], employés habituellement par le roi, ne lui procurèrent aucun soulagement, mais ne firent qu’aggraver ses douleurs.. A la fin, quelqu’un qui était allé à Sardes se rappela par hasard qu’il avait entendu parler d’un chirurgien grec parmi les esclaves d’Orœtês. On fit immédiatement des recherches, et on amena le misérable esclave, chargé de chaînes aussi bien que couvert de haillons[5], en présence du royal malade. Quand on lui demanda s’il entendait la chirurgie, il affecta l’ignorance ; mais Darius, soupçonnant que d’était simplement lin artifice, ordonna d’employer le fouet et l’aiguillon pour triompher de sa résistance. Dêmokêdês vit alors qu’il n’y avait pas de ressource, il avoua qu’il avait acquis quelque peu d’habileté, et fut invité à faire de son mieux dans le cas actuel. Il fut assez heureux pour réussir parfaitement, en allégeant la douleur, en procurant du sommeil au malade épuisé, et enfin en remettant le pied dans un bon état. Darius, qui avait perdu tout espoir d’une pareille guérison, ne mit pas de bornes à sa reconnaissance. Comme première récompense, il lui fit don de deux garnitures de chaînes en or massif, — en  commémoration de l’état dans lequel Dêmokêdês avait paru pour là première fois devant lui. Ensuite il l’envoya dans le harem visiter ses femmes. Les eunuques qui le conduisaient le présentèrent comme l’homme qui avait rendu la vie au roi ; alors les sultanes reconnaissantes lui donnèrent chacune une soucoupe remplie de pièces d’or appelées staters[6] ; si nombreuses en tout, que l’esclave Skitôn, qui le suivait, fut enrichi seulement en ramassant les pièces qui tombaient sur le plancher. Ce ne fut pas tout. Darius lui donna une maison et un mobilier splendides, le fit son commensal et lui témoigna toute sorte de faveurs. Il était sur le point de faire crucifier les chirurgiens égyptiens qui avaient si peu réussi dans leurs tentatives pour le guérir ; mais Dêmokêdês eut le bonheur de leur sauver la vie, aussi bien que de délivrer un infortuné compagnon qu’il avait eu en prison — un prophète éléien, qui avait suivi la fortune de Polykratês.

Mais il y eut une faveur que Darius ne voulut accorder à aucun prix, et cependant c’était la seule qui tînt au coeur de Dêmokêdês : la liberté de retourner en Grèce. A la fin, un accident, combiné avec sa propre habileté chirurgicale, lui permit d’échapper à la splendeur de sa seconde détention, comme il s’était auparavant tiré de la misère de la première. Une tumeur se forma sur le sein d’Atossa. D’abord elle ne dit rien à personne ; mais le mal devint trop grave pour être dissimulé, et elle fut forcée de consulter Dêmokêdês. Il promit de la guérir ; mais il exigea d’elle qu’elle s’engageât par un serment solennel à faire pour lui dans la suite tout ce qu’il demanderait, — promettant en même temps lui-même de ne rien demander d’inconvenant[7]. La cure fut heureuse, et il demanda à Atossa de s’acquitter en lui procurant sa liberté. Sachant que cette faveur serait refusée, même à elle, si elle était demandée directement, il lui apprit un stratagème pour obtenir sous de faux prétextes le consentement de Darius. Elle saisit un moment favorable (au lit, nous dit Hérodote)[8] pour rappeler à Darius que les Perses attendaient de lui quelque addition positive à la puissance et à la splendeur de l’empire ; et quand Darius, en réponse, lui apprit qu’il projetait une prompte expédition contre les Scythes, elle le pria de la différer et de tourner ses forces d’abord contre la Grèce. J’ai entendu parler, dit-elle, des jeunes filles de Sparte, d’Athènes, d’Argos et dé Corinthe, et j’ai besoin d’en avoir quelques-unes comme esclaves pour me servir. — Nous pouvons comprendre le sourire de triomphe avec lequel les fils des vainqueurs de Platée et de Salamis entendaient cette partie de l’histoire lue par Hérodote. — Tu as auprès de toi la personne qui est le plus en état de te donner des renseignements sur la Grèce, ce Grec qui a guéri, ton pied. Darius fut amené par cette demande à envoyer en Grèce quelques Perses de confiance avec Dêmokêdês pour se procurer des renseignements. Choisissant quinze d’entre eux, il leur ordonna d’examiner les côtes et les cités de la Grèce, sous la conduite de Dêmokêdês, mais avec l’ordre péremptoire de ne le laisser échapper à aucun prix ni de revenir sans lui. Il envoya ensuite chercher Dêmokêdês lui-même, lui expliqua ce qu’il voulait et lui enjoignit impérativement de revenir aussitôt que l’affaire serait achevée ; en outre, il le pria d’emporter les dons considérables qu’il avait déjà reçus comme présents pour son père et ses frères, promettant qu’à son retour il aurait de nouveaux dons de valeur égale qui combleraient la perte. Enfin il ordonna qu’un vaisseau de transport, rempli de toutes sortes de bonnes choses, accompagnât l’expédition. Dêmokêdês se chargea de la mission avec toutes les apparences de la sincérité. Pour mieux jouer son rôle, il refusa d’emporter ce qu’il possédait déjà à Suse, disant qu’il aimerait à retrouver son bien et son mobilier à son retour, et que le vaisseau de transport seul, avec son contenu, suffirait tant pour le voyage que pour tous les présents nécessaires.

En conséquence, lui et les quinze envoyés perses se rendirent à Sidon en Phénicie, où étaient équipées deux trirèmes armées, avec un grand bâtiment de transport destiné à les accompagner. On commença le voyage d’inspection de la Grèce. Ils visitèrent et examinèrent tous les principaux endroits de ce pays, — en commençant probablement par les Grecs asiatiques et insulaires, en passant en Eubœa, en faisant par mer le tour de l’Attique et du Péloponnèse, puis en se rendant à Korkyra et en Italie. Ils inspectèrent les côtes et les villes, prenant note[9] de tout ce qui était digne de remarque dans ce qu’ils voyaient. Un tel périple, s’il avait été conservé, aurait été d’un prix inestimable comme exposé de l’état actuel du monde grec vers 518 avant J.-C. Aussitôt qu’ils furent arrivés à Tarente, Dêmokêdês — maintenant à une faible distance de sa propre patrie, Krotôn, — trouva une occasion favorable pour exécuter ce qu’il avait médité dès le commencement. A sa demande, Aristophilidês, le roi de Tarente, saisit les quinze Perses et les enferma comme espions, et en même temps il fit enlever les gouvernails de leurs vaisseaux,-tandis que Dêmokêdês lui-même s’enfuit à Krotôn. Aussitôt qu’il y fut arrivé, Aristophilidês relâcha les Perses, qui, poursuivant leur voyage, poussèrent jusqu’à Krotôn, trouvèrent Dêmokêdês sur la place du marché et mirent la main sur lui ; mais ses concitoyens le délivrèrent, non sans opposition de la part de quelques-uns qui craignaient d’irriter le Grand Roi, et malgré les remontrances énergiques et menaçantes des Perses eux-mêmes. En effet, les Krotoniates non seulement protégèrent l’exilé de retour, mais même ils enlevèrent au ! Perses leur bâtiment de transport. Ces derniers, ne pouvant aller plus loin, aussi bien à cause de cette perte qu’à cause du départ de Dêmokêdês, commencèrent leur voyage pour revenir chez eux ; mais malheureusement ils essuyèrent un naufrage près du cap Iapygien et devinrent esclaves dans ce voisinage. Un exilé tarentin, nommé Gillos, les racheta et les ramena à Suse, service pour lequel Darius lui promit pour récompense tout ce qu’il voudrait. Tout ce que demandait Gillos était d’être rendu à sa ville natale, et cela encore non par la force, mais par la médiation des Grecs asiatiques de Knidos, qui étaient en termes d’alliance intime avec les Tarentins. Ce généreux citoyen, — honorable contraste avec Dêmokêdês, qui ne s’était pas fait scrupule de pousser le courant de la conquête persane contre son pays, afin de se procurer sa propre délivrance, — fut malheureusement trompé dans l’attente de la récompense qu’il espérait ; car, bien que les Knidiens, sur l’injonction de Darius, employassent toute leur influence à Tarente pour obtenir une révocation de la sentence d’exil, ils ne purent réussir, et il ne pouvait être question de la force[10]. Les derniers mots adressés par Dêmokêdês aux Perses ses compagnons, en les quittant, les exhortaient à apprendre à Darius que lui (Dêmokêdês) était sur le point d’épouser la fille du Krotoniate Milon, un des premiers personnages de Krotôn, aussi bien que lé plus grand lutteur de son temps. Milon avait une réputation très grande auprès de Darius, — probablement d’après les entretiens de Dêmokêdês lui-même ; de plus, une gigantesque force musculaire pouvait être appréciée par des hommes qui n’avaient de goût ni pour Homère ni pour Solon. Et c’est ainsi que ce Grec vain et adroit, en envoyant ses quinze compagnons perses au malheur et peut-être à la mort, déposa dans leurs oreilles, au moment du départ, un message fanfaron calculé pour se faire un nom factice à Suse. Il paya à Milon une somme considérable, comme pris de sa fille, dans ce seul but[11].

Ainsi finit l’histoire de Dêmokêdês et des premiers Perses (pour employer la phrase d’Hérodote) qui fussent jamais venus d’Asie en Grèce[12]. C’est une histoire qui mérite bien l’attention, même à ne considérer que la vivacité des incidents par lesquels nous pénétrons ainsi dans le mouvement complet de l’ancien monde ; incidents dont je ne vois aucune raison de douter, en faisant une concession raisonnable à l’amplification dramatique de l’historien. Même à cette date reculée, l’intelligence médicale grecque ressort d’une manière éclatante, et Dêmokêdês est le premier de ces nombreux et habiles chirurgiens grecs qui furent saisis, emmenés à Suse[13], et là détenus pour le service du Grand Roi, de sa cour et de son harem.

Mais son histoire suggère à un autre point de vue des réflexions beaucoup plus sérieuses. Comme Histiæos le Milésien (dont je parlerai ci-après), il ne s’inquiétait pas de la somme de dangers qu’il attirait sur son pays, afin : de se procurer le moyen d’échapper à une splendide détention à Suse. Or l’influence qu’il fit naître fut sur le point de précipiter sur la Grèce toutes les forces de l’empire des Perses, à une époque où la Grèce n’était pas en état de lui résister. Si la première expédition agressive de Darius, sous son commandement personnel et avec sa nouvelle soif de conquêtes, eût été dirigée contre la Grèce au lieu de l’être contre la Scythie (entre 516-514 avant J.-C.), l’indépendance grecque aurait péri presque infailliblement, car Athènes était encore gouvernée alors par les Pisistratides. Ce qu’elle était sous leur domination, nous avons eu occasion de le mentionner dans un autre chapitre ; elle n’avait pas alors de courage pour se défendre elle-même énergiquement ; et probablement Hippias lui-même, loin d’offrir de la résistance, aurait trouvé avantageux d’accepter la domination des Perses comme un moyen de fortifier sa propre autorité, à l’instar des despotes ioniens. En outre, l’habitude d’agir de concert ne faisait alors que de commencer chez les Grecs. Mais, par bonheur, l’envahisseur persan ne toucha au rivage de la Grèce que plus de vingt ans après, en 490 avant J.-C., et, pendant ce précieux intervalle, le caractère athénien avait subi cette mémorable révolution que nous avons décrite antérieurement. Leur énergie et leur organisation s’étaient améliorées dans des proportions égales, et leur force de résistance était devenue dix fois plus grande ; en outre, leur conduite avait tellement irrité la Perse, que la résistance était pour eux une chose nécessaire, et la soumission à des conditions supportables une impossibilité.

Quand nous arriverons à la grande invasion des Perses en Grèce, nous verrons qu’Athènes fut la vie et l’âme de toute l’opposition faite aux’ Barbares ; nous verrons de plus que, avec tous les efforts d’Athènes, le succès de la défense fut douteux plus d’une fois, et aurait été changé en un résultat très différent si Xerxès avait écouté les meilleurs de ses conseillers. Mais si Darius, à la tête de la même armée qu’il conduisit en Scythie, ou même avec une armée inférieure,-eût abordé à Marathôn en 514 avant J.-C., au lieu d’envoyer Datis en 490 avant J.-C., il n’aurait pas trouvé devant lui des hommes tels que les vainqueurs de Marathôn. Autant que nous pouvons apprécier les probabilités, il n’aurait rencontré que peu de résistance, si ce n’est de la part des Spartiates, seulement, qui auraient conservé leur propre territoire, très défendable contre tous ses efforts, comme les Mysiens et les Pisidiens dans l’Asie Mineure, ou comme les Maïnotes de la Laconie dans les temps modernes ; mais la Hellas en général serait devenue une satrapie persane. Heureusement Darius, disposé à envahir quelque pays, avait attaché sa pensée à l’attaque de la Scythie, aussi périlleuse que peu profitable. Son ardeur personnelle s’usa contre ces régions invincibles, où il s’en fallut peu qu’il ne subit le sort désastreux de Cyrus ; — et il ne rendit jamais une seconde visite aux côtes de la mer Ægée. Cependant l’influence amoureuse d’Atossa, mise en jeu par Dêmokêdês, aurait bien été assez puissante pour amener Darius à attaquer la Grèce au lieu de la Scythie, — choix en faveur duquel concouraient toutes les autres considérations ; et l’histoire de la Grèce libre se serait alors probablement arrêtée à ce point, sans déployer aucune des gloires qui parurent ensuite. Le développement grec a exercé, pendant les deux siècles entre 500 et 300 avant J.-C., une influence si grande, si incalculable, sur les destinées de l’humanité, que nous ne pouvons passer sous silence une éventualité qui menaça d’arrêter ce développement dans son germe. En effet, on peut faire remarquer que l’histoire d’une nation, considérée comme une suite (le causes et d’effets fournissant des connaissances applicables, demande que nous étudiions non seulement les événements réels, mais encore les éventualités imminentes, — événements qui furent sur le point de se produire, mais qui cependant n’arrivèrent pas. Quand nous lisons les plaintes d’Atossa dans les Perses d’1Eschyle, au sujet de l’humiliation que venait de subir son fils Xerxès, forcé de s’enfuir de Grèce[14], nous ne sommes guère disposés à renverser le tableau et à nous imaginer la même Atossa, vingt ans plus tôt, comptant comme ses esclaves à Suse les plus nobles jeunes filles Hêraklides et Alkmæonides de la Grèce. Cependant le tableau aurait réellement été renversé ainsi : — le, désir d’Atossa aurait été satisfait, et l’on aurait entendu les gémissements des jeunes filles grecques, devenues esclaves en Perse, — si l’esprit de Darius n’eût pas été par hasard préoccupé d’un projet non moins insensé même que ceux de Kambysês contre l’Éthiopie et le désert libyen. Telle est du moins la morale de l’histoire de Dêmokêdês.

C’est maintenant que nous avons à raconter cette folle expédition faite en Scythie, au delà du Danube. Elle fut entreprise par Darius, dans le dessein de venger l’invasion et la dévastation de la Médie et de la haute Asie par les Scythes, environ un siècle auparavant. L’ardeur des conquêtes donnait une force inaccoutumée à ce sentiment de dignité blessée, qui, dans le cas des Scythes, ne pouvait guère se rattacher à quelque espérance de pillage ou de profit. Malgré les conseils de son frère Artaban, qui l’en dissuadait[15], Darius convoqua toutes les forces de son empire, armée de terre et de mer, au. Bosphore de Thrace, — forces qui n’étaient pas au-dessous de sept cent mille chevaux et fantassins et six cents vaisseaux, suivant Hérodote. Nous ne pouvons nous appuyer sur ces nombres prodigieux. Mais il paraît que les noms de toutes les diverses nations composant l’armée forent inscrits sur deux colonnes, érigées par ordre de Darius sur le côté européen du Bosphore, et vues plus tard par Hérodote lui-même dans la ville de Byzantion : — les inscriptions étaient bilingues, en caractères assyriens aussi bien qu’en caractères grecs. L’architecte samien Mândroklês avait été chargé de jeter un pont de bateaux en travers du Bosphore, environ à mi-chemin entre Byzantion et l’entrée du Pont-Euxin. Les rois perses étaient si absolus que leurs ordres pour le service militaire étaient obéis ponctuellement, et ils souffraient avec tant d’impatience l’idée d’exemptions de service que, quand un père persan, nommé Œobazos, demanda avec instance qu’un de ses trois fils, tous compris dans la levée d’hommes, fût laissé au logis, Darius répondit qu’ils y resteraient tous les trois, — réponse que le père confiant entendit avec joie. En effet, ils furent tous laissés à la maison, car ils furent tous mis à mort[16]. Un acte semblable est attribué dans la suite à Xerxès[17]. Que ce soit ou non des faits réels, ils expliquent le mécontentement et la colère avec lesquels on savait que les rois de Perse accueillaient ces demandes d’exemption de service.

Les forces navales de Darius semblent avoir consisté entièrement en Grecs sujets, asiatiques et insulaires ; car la flotte phénicienne ne fut pas amenée dans la mer Ægée avant la révolte ionienne postérieure. A cette époque, toutes les cités grecques asiatiques, ou la plupart d’entre elles étaient sous des despotes qui s’appuyaient sur le gouvernement persan, et qui parurent avec leurs contingents respectifs pour prendre part à l’expédition de Scythie[18]. Parmi les Grecs ioniens, on vit Strattis, despote de Chios ; Æakês, fils de Sylosôn, despote de Samos ; Laodamas de Phokæa, et Histiæos de Milêtos. Des villes æoliennes vint Aristagoras de Kymê. Parmi les Grecs de l’Hellespont, on vit Daphnis d’Abydos, Hippoklos de Lampsakos, Hêrophantos de Parion, Metrodôros de Prokonnêsos, Aristagoras de Kyzikos, et Miltiadês de la Chersonèse de Thrace : — tous ceux-ci sont mentionnés, et ils étaient probablement plus nombreux. Cette flotte considérable, assemblée dans les eaux du Bosphore, fut envoyée en avant dans le Pont-Euxin jusqu’à l’embouchure du Danube, — avec ordre de remonter le fleuve pendant deux jours de marche, au-dessus du point où son lit commence à se partager, et de jeter sur le fleuve un pont de bateaux. Darius, ayant libéralement récompensé l’architecte Mandroklès, traversa le pont jeté sur le Bosphore et commença sa marche à travers la Thrace, recevant en chemin la soumission de diverses tribus thraces, et en réduisant d’autres, — particulièrement les Getæ, au nord du mont Hiemos, qui furent obligés d’augmenter encore le nombre de son immense armée[19]. En arrivant au Danube, il trouva le pont terminé et préparé pour son passage par les Ioniens. Nous pouvons faire remarquer, ici comme dans maintes autres occasions, que toutes les opérations demandant de l’intelligence sont exécutées pour les Perses soit par des Grecs, soit par des Phéniciens, — plus ordinairement par les premiers. Il traversa ce fleuve, le plus grand de tous les fleuves de la terre[20], — car c’est ainsi qu’on s’imaginait le Danube au cinquième siècle avant J.-C., — et dirigea sa marche vers la Scythie.

Jusqu’au point où nous sommes arrivé, notre récit marche d’une manière unie et intelligible. Nous savons que Darius fit avancer son armée dans la Scythie, et qu’il revint avec ignominie et après avoir éprouvé des pertes sérieuses. Mais quant à tout ce qui se fit entre le moment où il passa le Danube et celui où il le repassa, nous ne trouvons rien qui se rapproche d’un renseignement authentique, pas même ce que nous pouvons présenter comme la base probable de vérité sur laquelle s’est exercée une imagination disposée à exagérer ; — tout est un inexplicable mystère. Ktêsias, il est vrai, dit que Darius marcha pendant quinze jours dans le territoire des Scythes, — qu’alors il échangea des arcs avec le roi de Scythie, et qu’il découvrit que l’arc scythe était le plus grand, — et qu’étant intimidé par cette découverte, il s’enfuit jusqu’au pont sur lequel il avait traversé le Danube, et qu’il repassa le fleuve après avoir perdu le dixième de son armée[21], étant obligé de rompre le pont avant que toutes ses troupes eussent passé. La longueur de la marche est ici la seule chose qui soit énoncée distinctement ; au sujet de la direction, il n’est rien dit. Mais le récit de Ktêsias, quelque défectueux qu’il soit, est beaucoup moins embarrassant que celui d’Hérodote, qui conduit l’immense armée de Darius comme si c’était à travers un pays de fées, — sans s’inquiéter de la distance, de fleuves considérables à traverser, du manque de toute culture ou de provisions, de la dévastation de la contrée (autant qu’elle pouvait être dévastée) par les Scythes dans leur retraite, etc. Il nous dit que l’armée des Perses consistait principalement en infanterie, — qu’il n’y avait ni routes ni agriculture. Cependant son récit la mène sur prés de douze degrés de longitude à partir du Danube jusqu’au pays situé à l’est du Tanaïs, en franchissant le Tyras (Dniester), l’Hypanis (Bog), le Borysthenês (Dnieper), l’Hypakyris, le Gerrhos et le Tanaïs[22]. Comment ces fleuves ont-ils pu être traversés en face d’ennemis par une armée si considérable, c’est un point pour lequel nous sommes réduits à des conjectures, puisqu’on n’était pas en hiver et qu’ils ne pouvaient être gelés : l’historien n’a même pas dit s’ils ont été franchis pendant la marche en avant ou dans la retraite. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que, par rapport à la colonie grecque d’Olbia ou Borysthenês, et aux Scythes agriculteurs et à la population à moitié hellénique résidant entre l’Hypanis et le Borysthenês, contrée à travers laquelle il semble que cette marche de Darius doit avoir été dirigée, — Hérodote ne dit quoi que ce soit, bien que nous nous fussions attendu qu’il aurait eu de meilleurs moyens de s’instruire lui-même sur cette partie de la marche plutôt que sur toute autre, et que les Perses n’aient guère pu manquer de piller ou de mettre en réquisition cette contrée, la seule partie productive de la Scythie.

Le récit d’Hérodote relatif à la marche des Perses au nord de l’Ister semble, en effet, dépourvu de toutes les conditions de la réalité. C’est plutôt une description imaginaire, expliquant le caractère désespéré et impraticable de la guerre des Scythes, et groupant dans le même tableau, selon cette vaste course de l’imagination qui est admissible dans un sujet épique, les Scythes avec tous leurs voisins barbares depuis les monts Carpates jusqu’au fleuve du Volga. Les Agathyrsi, les Neuri, les Androphagi, les Melanchlæni, les Budini, les Gelôni, les Sarmatie et les Tauri, — tous confinant à cette vaste surface quadrangulaire de quatre mille stades de chaque côté, appelée Scythie, telle que la conçoit Hérodote[23], — sont amenés à délibérer et à agir par suite de l’approche des Perses. Et Hérodote saisit l’occasion pour communiquer de précieux détails relativement aux coutumes et aux moeurs de chacun d’eux. Les rois de ces nations discutent la question de savoir si l’invasion de Darius est justifiée, et s’il est prudent pour eux d’aider les Scythes. La dernière question est décidée affirmativement par les Sarmatæ, les Budini et les Gelôni, tous situés à l’est du Tanaïs[24], — négativement par tous les autres. Les Scythes éloignent de la portée des Perses leurs chariots qui portaient leurs femmes et leurs enfants, et en se retirant vers le nord ils attirent Darius à leur suite depuis le Danube tout à travers la Scythie et la Sarmatie, à l’extrémité nord-est du territoire des Budini[25], à plusieurs jours de marche à l’est du Tanaïs. De plus, ils détruisent les puits et ruinent les pâturages autant qu’ils peuvent, de sorte que, pendant toute cette longue marche (dit Hérodote), les Perses ne trouvèrent rien à endommager, puisque la contrée était stérile. En conséquence nous pouvons difficilement comprendre ce qu’ils trouvaient pour vivre. C’est dans le territoire des Budini, à l’extrémité la plus orientale sur les frontières du désert, que les Perses accomplissent les seuls actes positifs qui leur sont attribués dans tout le cours de l’expédition. Ils brillent le mur de bois occupé auparavant, mais abandonné alors, par les Gelôni ; et ils construisent, ou commencent à construire huit grandes forteresses près de la rivière Oâros. A quels buts ces forteresses pouvaient-elles avoir été destinées, c’est ce qu’Hérodote ne nous donne pas à entendre ; mais il dit qu’on pouvait voir encore, même (le son temps, le travail inachevé[26].

Après avoir transporté ainsi Darius et son armée à travers toute la Scythie et les autres territoires mentionnés plus haut dans une direction nord-est, l’historien les fait ensuite marcher en arrière à une distance prodigieuse dans une direction nord-ouest, à travers les territoires des Melanchlæni, des Androphagi et des Nenri, qui tous s’enfuient effrayés dans le désert septentrional, ayant été forcés ainsi contre leur volonté de partager les conséquences de la guerre. Les Agathyrsi demandent péremptoirement aux Scythes de s’abstenir d’attirer les Perses dans leur territoire, sous peine d’être considérés eux-mêmes comme des ennemis[27]. Conséquemment les Scythes, évitant les frontières des Agathyrsi, dirigent leur retraite de manière à attirer de nouveau les Perses vers le sud dans la Scythie. Pendant toute cette longue marche en arrière et en avant, il y des escarmouches et des combats partiels de cavalerie ; mais les Scythes refusent constamment tout engagement général. Et bien que Darius les défie formellement au moyen d’un héraut, avec de vifs reproches de lâcheté, le roi scythe Idanthyrsos non seulement ne consent pas à livrer bataille, mais il explique et défend sa politique, et défie le Perse de venir détruire les tombes de leurs pères ; — c’est alors (ajoute-t-il) qu’on verra si les Scythes sont lâches ou non[28]. Les difficultés de Darius sont pendant ce temps devenues sérieuses, lorsque Idanthyrsos lui envoie les présents menaçants d’un oiseau, d’une souris, d’une grenouille et de cinq flèches : les Perses sont obligés de commencer une retraite rapide vers le Danube, laissant campés, afin de contenir et de modérer la poursuite des Scythes, la partie la moins effective de leur armée et les malades, avec les ânes qui avaient été amenés à sa suite, — animaux inconnus aux Scythes, et leur causant une grande peur par leur braiment[29]. Toutefois, nonobstant quelque délai qu’on se procura ainsi, aussi bien que la précipitation anxieuse que Darius mit pour atteindre le Danube, les Scythes, beaucoup plus rapides dans leurs mouvements, arrivent au fleuve avant lui, et ouvrent des négociations avec les Ioniens laissés à la garde du pont, les pressant de le rompre et d’abandonner le roi des Perses à sa destinée, — à une destruction inévitable avec toute son armée[30].

Ici nous rentrons dans le monde de la réalité, à la rive septentrionale du Danube, endroit où nous l’avons quitté auparavant. Tout ce qui, rapporte-t-on, s’est passé dans l’intervalle, si on le contrôle au moyen des criterium de faits historiques réels, ne peut être admis que comme un rêve embarrassant. Il n’acquiert de valeur que si nous le considérons comme une fiction explicative, renfermant sans doute quelques faits réels inconnus, mais composée surtout dans le dessein de présenter en action ces nomades inattaquables qui formaient le monde barbare nord-est de la Grèce, et dont les moeurs firent sur Hérodote une impression profonde. Les Scythes[31] (dit-il), par rapport à l’une des plus grandes d’entre les choses humaines, ont imaginé un plan plus habile que tout ce que je connais. A d’autres égards je ne les admire pas ; mais ils ont résolu ce grand problème, c’est que jamais un envahisseur de leur pays n’en sortira, jamais il ne pourra les trouver ni les surprendre, à moins qu’eux-mêmes ne le veuillent. Car, lorsque des hommes n’ont ni murailles ni cités établies, mais qu’ils transportent tous leurs demeures et sont tous archers et cavaliers,vivant, non pas de la charrue, mais du bétail et ayant leurs demeures sur des chariots,comment ne seraient-ils pas inattaquables et inabordables ? La chasse prolongée et inutile attribuée à Darius, — qui ne peut atteindre sa proie ni se servir de ses armes, et qui a même de la peine à s’échapper sain et sauf, représente en détail ce formidable attribut des nomades scythes. Que Darius ait réellement pénétré dans le pays, il n’y a pas lieu d’en clouter. Dans le reste il n’y a rien de certain, si ce n’est son ignominieuse retraite jusqu’au Danube ; car des nombreuses et diverses conjectures[32] à l’aide desquelles des critiques ont tenté de réduire la gigantesque esquisse d’Hérodote en une marche ayant des limites et une direction définies, aucune ne repose sur des raisons positives. Nous pouvons reconnaître l’idée dominante dans l’esprit de l’historien, mais nous ne pouvons trouver quelles étaient ses données réelles.

Les aventures qui se produisirent au passage de ce fleuve, tant au moment où on le franchit pour entrer en Scythie qu’à celui du retour, et dans lesquelles sont mêlés les Ioniens, sont bien plus dans les limites de l’histoire. Ici Hérodote possédait de meilleures sources d’informations, et il avait une idée moins dominante à expliquer. Ce qui se passa entre Darius et les Ioniens lors de son premier passage est très curieux : je l’ai réservé jusqu’au moment actuel, parce due cela se rattache particulièrement aux incidents qui survinrent à son retour.

Lorsqu’en venant de Thrace le Grand Roi atteignit le Danube, il trouva prêt le pont de bateaux ; et lorsque toute l’armée eut passé, il ordonna aux Ioniens de le rompre, aussi bien que de le suivre dans sa marche par terre en Scythie[33], les vaisseaux étant laissés seulement avec les rameurs et les marins nécessaires pour les ramener au pays. Son ordre fut sur le point d’être exécuté quand, heureusement pour lui, le général mitylénæen Kôês se hasarda à en révoquer :la prudence en doute, après avoir demandé s’il plaisait au Grand Roi d’écouter un avis. Kôês fit valoir que la marche qu’on allait commencer pouvait devenir dangereuse, et la retraite peut-être inévitable ; parce que les Scythes, dont la défaite était certaine si on les amenait à combattre en bataille rangée, ne se laisseraient peut-être pas approcher ni même découvrir. Comme précaution contre toute éventualité, il était prudent de laisser, le pont établi et sous la garde de ceux qui l’avaient construit. Loin d’être offensé de cet avis, Darius en éprouva de la reconnaissance, et exprima le désir que Kôês lui demandât à son retour une récompense convenable, -qui lui fut accordée, comme nous le verrons ci-après. Alors il changea de résolution, prit une corde et y fit soixante noeuds. Prenez cette corde (dit-il aux Ioniens) : dénouez un de ses 4œuds chaque jour qui suivra le moment où j’aurai quitté le Danube pour pénétrer en Scythie. Restez ici et gardez le pont jusqu’à ce que vous avez défait tous les nœuds ; mais si, pendant cet intervalle, je ne suis pas de retour, alors partez et faites voile vers votre patrie[34]. Après avoir donné ces ordres, il commença sa marche vers l’intérieur. Cette anecdote est intéressante, non seulement en ce qu’elle découvre les simples expédients employés alors pour la numération et pour compter le temps, mais encore en ce qu’elle explique les idées géographiques dominantes. Darius n’avait pas l’intention de revenir passer le Danube, mais de faire le tour du Mæotis, et de retourner en Perse par le, côté oriental du Pont-Euxin. On ne peut donner aucune autre explication de ses ordres. D’abord, confiant dans le succès, il ordonne de détruire le pont sur-le-champ ; il battra les Scythes, traversera leur pays, et rentrera en Médie par le côté oriental du Pont-Euxin. Quand on lui rappelle qu’il peut se faire qu’il ne trouve pas les Scythes ; et qu’il soit obligé de se retirer, il continue encore, persuadé que cela doit arriver dans les soixante jours, si cela doit être ; et que, s’il restait absent plus de soixante jours, un tel délai serait une preuve convaincante qu’il aurait pris l’autre voie de retour au lieu de repasser le Danube. Le lecteur qui a sous les yeux une carte du Pont-Euxin et des territoires qui l’entourent peut être très surpris d’une idée aussi extravagante ; mais il devrait se rappeler qu’il n’y avait pas, avant Hérodote, de carte aussi exacte ou qui le fût à beaucoup près autant, et encore bien moins avant les contemporains de Darius. L’idée d’entrer en Médie par le nord en venant de la Scythie et de la Sarmatie et en franchissant le Caucase, est familière à Hérodote dans l’esquisse qu’il trace des anciennes marches des Scythes et des Cimmériens ; de plus, il nous dit qu’après l’expédition de Darius il vint à Sparte quelques ambassadeurs scythes, proposant une alliance offensive contre la Perse, et offrant, de leur côté, de passer en Médie en traversant le Phase par le nord[35], tandis que les Spartiates étaient invités à aborder sur les côtes de l’Asie Mineure et à traverser le pays pour se réunir à eux par l’ouest. Quand nous nous rappellerons que les Macédoniens et leur chef Alexandre le Grand, étant arrivés au fleuve Iaxartês, au nord de la Sogdiane et à l’est de la mer d’Aral, supposaient qu’ils avaient atteint le Tanaïs, et qu’ils donnaient ce nom à l’Iaxartês[36], — nous ne serons pas étonnés de l’estimation erronée de la distance impliquée dans le plan conçu par Darius.

Les Ioniens étaient déjà restés à la garde du pont au delà des soixante jours commandés sans rien apprendre de l’armée persane, quand ils furent surpris en voyant paraître non pas cette armée, mais un corps de Scythes, qui leur apprirent que Darius était en pleine retraite et dans la détresse la plus grande, et que son salut, ainsi que celui de toute l’armée, dépendait de ce pont. Ils s’efforcèrent de persuader aux Ioniens, puisque les soixante jours compris dans l’ordre qu’ils avaient reçu de rester étaient alors écoulés, de rompre le pont et de se retirer, leur assurant que, s’ils le faisaient, la destruction des Perses était inévitable, — et que naturellement les Ioniens eux-mêmes seraient libres alors. D’abord, ces derniers se montrèrent favorablement disposés à l’égard de cette proposition, qui fut chaudement épousée par l’Athénien Miltiadês, despote ou gouverneur de la Chersonèse de Thrace[37]. Si son conseil avait prévalu, le vainqueur de Marathôn (car c’est avec cette qualité que nous le trouvons ci-après) aurait ainsi infligé à la Perse un coup beaucoup plus grave que ne le fut même cette bataille célèbre, et il aurait attiré sur Darius le sort désastreux de Cyrus son prédécesseur. Mais les princes ioniens, bien que penchant d’abord vers cette suggestion, en furent promptement détournés par les représentations d’Histiæos de Milêtos, qui leur rappela que le maintien de son propre ascendant sur les Milésiens, et celui de chaque despote dans sa cité respective, étaient assurés au moyen de l’appui seul des Perses, — le sentiment de la population leur étant partout contraire ; qu’en conséquence la ruine de Darius entraînerait aussi la leur. Cet argument fut concluant. On résolut de rester et de conserver le pont, mais de paraître satisfaire les Scythes, et de les déterminer à se retirer en affectant de le détruire. En conséquence la partie septentrionale du pont fut détruite à la longueur d’une portée de trait ; tandis que les Scythes partirent, dans la persuasion qu’ils avaient réussi à priver leurs ennemis du moyen de franchir le fleuve[38]. Il paraît qu’ils perdirent la trace de l’armée en retraite, qui put ainsi, après les privations et les souffrances les plus pénibles, atteindre lé Danube en sûreté. Arrivant pendant les ténèbres de la nuit, Darius fut d’abord terrifié de trouver le pont qui ne rejoignait plus la rive septentrionale. Un héraut égyptien, d’une voix de Stentor, reçut ordre de prononcer le plus haut qu’il put le nom d’Histiæos le Milésien. On répondit sans retard, le pont fut rétabli, et l’armée des Perses le traversa avant que les Scythes fussent revenus à cet endroit[39].

On ne peut douter que les Ioniens n’aient perdu ici une occasion éminemment favorable, telle qu’il ne s’en présenta plus jamais de pareille, de s’affranchir de la domination des Perses. Leurs despotes, par qui la détermination fut prise, particulièrement le Milésien Histiæos, ne furent pas engagés à conserver le pont par quelque répugnance honorable à trahir la confiance qu’on avait eue en eux, mais simplement par une considération égoïste relative au maintien de leur domination impopulaire. Et nous pouvons faire remarquer qu’il est possible de supposer que le caractère réel de ce motif déterminant, aussi bien que la délibération qui l’accompagne, repose sur de très bonnes preuves, puisque nous sommes arrivé maintenant à ce que connaissait formellement l’historien Milésien Hécatée, qui prit une part active à la révolte ionienne peu d’années après, et qui peut avoir été engagé personnellement dans cette expédition. Nous le verrons examiner avec prudence et mesure les chances de cette malheureuse révolte, et douter de son succès dès le commencement ; tandis qu’Histiæos de Milêtos paraîtra à la même occasion comme en étant le fauteur, afin de se procurer la délivrance et d’échapper à une honorable détention à Suse auprès de la personne de Darius. L’égoïsme de ce despote ayant privé ses compatriotes de cette chance réelle et favorable d’affranchissement que leur aurait ouverte la destruction du pont, les jeta peu d’années après dans une révolte contre les forces entières et disponibles du roi et de l’empire des Perses.

Délivré des périls de la guerre des Scythes, Darius marcha au sud du Danube, à travers la Thrace jusqu’à l’Hellespont, qu’il franchit à Sestos pour rentrer en Asie. Cependant il laissa une armée considérable en Europe, sous le commandement de Megabazos, pour accomplir la conquête de la Thrace. Perinthos, sur la Propontis, fit une courageuse résistance[40], mais elle finit par être réduite ; ensuite toutes les tribus thraces et toutes les colonies grecques situées entre l’Hellespont et le Strymôn furent forcées de se soumettre, en donnant la terre et l’eau et en devenant tributaires[41]. Prés du Strymôn inférieur était la ville édonienne de Myrkinos, que Darius ordonna de céder à Histiæos de Milêtos. En effet, le roi des Perses avait demandé ê ce Milésien et à Kôês de Mitylênê de désigner la récompense qu’ils désiraient pour leur fidélité à son égard lors du passage du Danube[42]. Kôês pria qu’on le fît despote de Mitylênê, désir qui fut accompli par l’autorité persane ; mais Histiæos sollicita le territoire voisin de Myrkinos pour y fonder une colonie. Aussitôt que les conquêtes des Perses se furent étendues jusque-là, le lieu en question fut donné en présent à Histiæos, qui entama activement son nouveau projet. Nous trouverons le territoire voisin de Myrkinos éminent ci-après comme emplacement d’Amphipolis ; il offrait de grandes, tentations à des colons, comme étant fertile, bien boisé, commode pour le commerce maritime, et situé près de montagnes fécondes en or et en argent[43].

Il paraît cependant que la domination des Perses en Thrace fut troublée par une invasion des Scythes, qui, pour se venger de l’agression de Darius, dévastèrent le pays jusqu’à la Chersonèse de Thrace, et envoyèrent même, dit-on, des ambassadeurs à Sparte, pour’ proposer une invasion simultanée de la Perse par les Spartiates et les Scythes, qui s’y rendraient de côtés différents. L’Athénien Miltiadês, qui était despote ou gouverneur de la Chersonèse, fut forcé de la quitter pendant quelque temps, et Hérodote attribue sa retraite à l’incursion de ces nomades. Mais en peut nous permettre de soupçonner que l’historien à mal compris la cause réelle de cette retraite. Miltiadês ne pouvait rester en Chersonèse après avoir encouru l’inimitié mortelle de Darius en exhortant les Ioniens à détruire le pont jeté sur le Danube[44].

Les conquêtes de Megabazos ne s’arrêtèrent pas à la rive occidentale du Strymôn. Il porta ses armes au delà de ce fleuve, triomphant des Pæoniens et rendant tributaires les Macédoniens gouvernés par Amyntas. Un nombre considérable d’entre les Pæoniens furent transportés en Asie par ordre exprès de Darius, dont l’imagination avait été frappée à la vue d’une belle femme pæonienne qui portait un vase sur la tête, conduisait un cheval à l’eau, et filait du lin, tout cela en même temps. Cette femme avait été amenée (nous dit-on) par ses deux frères Pigrês et Mantyès, sous le dessein bien arrêté d’attirer l’attention du Grand Roi. Ils espéraient par ce moyen être établis despotes sur leurs compatriotes ; et nous pouvons présumer que leur plan réussit, car la partie des Pæoniens que Megabazos put soumettre fut transportée en Asie et établie dans quelques villages de Phrygia. Ces transplantations violentes d’habitants étaient dans le génie du gouvernement persan[45].

Du lac pæonien Prasias, sept Perses de distinction furent envoyés comme ambassadeurs en Macedonia ; et Amyntas s’empressa de leur donner le signe voulu de soumission, et les invita à un splendide banquet. Quand ils furent animés par le vin, ils demandèrent à voir les femmes de la famille royale, qui, introduites sur leur requête, furent grossièrement traitées par les étrangers. A la fin, le fils d’Amyntas, Alexandre, ressentit l’insulte et en tira une vengeance signalée. Renvoyant les femmes sous prétexte qu’elles reviendraient après un bain, il ramena à leur place des jeunes gens vêtus en femmes armés de poignards. Bientôt les Perses, se mettant à répéter leurs caresses, furent tous mis à mort. Leur suite, les chars et les costumes magnifiques qu’ils avaient amenés, disparurent en même temps, sans qu’aucune nouvelle en parvint a l’armée des Perses. Et lorsque Bubarês, autre Perse de distinction, fut envoyé en Macedonia pour faire des recherches, Alexandre s’arrangea pour étouffer l’affaire en lui faisant des présents considérables et en lui donnant sa soeur Gygæa en mariage[46].

Pendant ce temps Megabazos traversait la mer et passait en Asie, emmenant avec lui les Pæoniens du fleuve Strymôn. Ayant éprouvé des alarmes au sujet des progrès qu’Histiæos faisait faire à sa nouvelle ville de Myrkinos, il communiqua ses appréhensions à Darius : ce prince se laissa entraîner à faire venir Histiæos, pour le retenir auprès de sa personne, l’emmener à Suse comme conseiller et comme ami, avec toute marque d’honneur, mais dans la secrète intention de né le laisser jamais revoir l’Asie Mineure. Les craintes du général persan n’étaient probablement pas dénuées de raison ; mais cette détention d’Histiæos à Suse devint dans la suite un événement important[47].

En partant pour sa capitale, Darius nomma son frère Artaphernês satrape de Sardes, et Otanês général des forces de la côte, à la place de Megabazos. Le nouveau général traita très sévèrement diverses cités voisines de la Propontis, sous prétexte qu’elles avaient éludé leur devoir dans la récente expédition en Scythie, et qu’elles avaient même harcelé l’armée de Darius dans sa retraite. Il prit Byzantion et Chalkêdon, aussi bien qu’Antandros dans la Troade, et Lampônion. Avec l’aide d’une flotte de Lesbos, il acheva une nouvelle conquête, — les îles de Lemnos et d’Imbros, occupées à cette époque par une population pélasgique, vraisemblablement sans aucun habitant grec. Ces Pélasges avaient un caractère cruel et enclin à la piraterie, si nous en pouvons juger par la teneur des légendes qui les concernent, les méfaits lemniens étant cités comme une expression proverbiale pour exprimer des atrocités[48]. Ils se distinguaient aussi par l’ancien culte d’Hêphæstos, avec des rites mystiques en honneur des Kabeiri, et même des sacrifices humains offerts à leur grande déesse. Dans leurs deux cités, — Hephæstias à l’est de l’île, et Thyrina à l’ouest, — ils tinrent bravement contre Otanês, et ne se soumirent qu’après avoir enduré de longues et cruelles privations. Lykarêtos, frère de ce Mæandrios que nous avons déjà signalé comme despote de Samos, fut nommé gouverneur de Lemnos ; mais il mourut bientôt après[49]. Il est probable que la population pélasgique des îles fut très affaiblie pendant cette lutte, et nous apprenons même que leur roi Hermon émigra volontairement par crainte de Darius[50].

Lemnos et Imbros devinrent ainsi des possessions persanes, tenues par un prince subordonné en qualité de tributaire. Peu d’années après, leur sort changea de nouveau ; — elles passèrent dans les mains d’Athènes, les habitants pélasgiques furent chassés, et de nouveaux colons athéniens introduits. Elles furent conquises par Miltiadês, venu de la Chersonèse de Thrace ; d’Eléonte au sud de cette péninsule à Lemnos, il n’y avait qu’un jour de navigation avec un vent dû nord. Les Héphæstiéens abandonnèrent leur ville et évacuèrent file en ne faisant que peu de résistance ; mais les habitants de Myrina soutinrent un siège[51], et ne furent pas chassés sans difficulté : ils trouvèrent tous deux des demeures en Thrace, sur la péninsule du mont Athos ou dans le voisinage. Ces deux îles, avec celle de Skyros (qui ne fut prise qu’après l’invasion de Xerxès), restèrent unies à Athènes d’une manière particulièrement intime. A la paix d’Antalkidas (387 av. J.-C.), — qui garantissait l’autonomie universelle pour toute cité grecque, grande et petite, — elles furent réservées spécialement et considérées comme réunies à Athènes[52]. Les propriétés sur leur sol furent occupées par des hommes qui, sans perdre leur droit de citoyens athéniens, devinrent Klêruchi Lemniens, et comme tels furent classés à part dans les forces militaires de l’État ; tandis qu’une absence à Lemnos ou à Imbros semble avoir été admise comme une excuse pour un retard devant les cours de justice, de manière à échapper aux pénalités pour contumace ou départ du pays[53]. Il est probable qu’un nombre considérable de citoyens athéniens pauvres furent pourvus de lots de terre dans ces îles, bien que nous n’ayons pas de renseignement direct sur ce fait, et que nous soyons même obligé de conjecturer le temps précis auquel Miltiadês fit la conquête. Hérodote, suivant sa manière habituelle, rattache la conquête à un ancien oracle, et la représente comme le châtiment d’un ancien crime légendaire commis par de certains Pélasges qui, bien des siècles auparavant, avaient été chassés de l’Attique par les Athéniens, et s’étaient retirés à Lemnos. L’esprit plein de cette légende, il ne nous dit rien au sujet des causes ni des circonstances prochaines de la conquête qui doit probablement avoir été accomplie par les efforts d’Athènes conjointement avec Miltiadês, venu de la Chersonèse, pendant le temps que les Perses étaient occupés à réprimer la révolte ionienne, entre 502-494 avant J.-C. ; — puisque l’on ne peut guère supposer que Miltiadês aurait osé ainsi attaquer une possession des Perses pendant que les satrapes étaient libres dans leurs mouvements. L’acquisition fut probablement facilitée par ce fait, que la population pélasgique des îles avait été affaiblie, aussi bien par leur première résistance au Perse Otanês, que par quelques années passées sous un délégué d’un satrape persan.

En mentionnant la conquête de Lemnos par les Athéniens et Miltiadês, j’ai un peu anticipé sur le cours des événements, parce que cette conquête — bien que coïncidant pour le temps avec la révolte ionienne (qui sera racontée dans le chapitre suivant), et indirectement causée par elle en tant qu’elle occupa l’attention des Perses, — est tout à fait séparée des opérations des Ioniens révoltés. Lorsque Miltiadês fut chassé de la Chersonèse par les Perses, lors de la répression de la révolte ionienne, sa renommée, due à la soumission de Lemnos[54], contribua tant à neutraliser l’inimitié qu’il avait encourue comme gouverneur de la Chersonèse qu’à le faire élire au nombre des dix généraux pour l’année du combat de Marathôn.

 

 

 



[1] Hérodote, III, 88 ; VII, 2.

[2] Hérodote, VII, 3. Cf. la description donnée de l’ascendant de la féroce sultane Parysatis sur son fils Artaxerxés Mnémon (Plutarque, Artaxerxés, c. 16, 19, 23).

[3] Hérodote, III, 131. — La description se rapporte plutôt à la pratique de la chirurgie qu’à celle de la médecine.

La curieuse collection des cas de malades particuliers avec des remarques, connue dans les ouvrages d’Hippokratês sous le titre d’Έπιδήμιαι (Notes sur les visites à différentes cités), explique très bien ce qu’Hérodote mentionne ici au sujet de Dêmokêdês. Consulter aussi les excellents Prolégomènes de M. Littré, dans son édition d’Hippokratês, quant au caractère, aux moyens d’action et aux habitudes ambulantes des ίατροί grecs. V. particulièrement la préface du vol. V, p. 12, où il énumère les divers endroits visités et signalés par Hippokratês. Le plus grand nombre des observations hippocratiques se rapporte à diverses parties de la Thrace, de la Macedonia et de la Thessalia ; mais il y en a aussi quelques-unes qui out trait à des malades dans les îles de Syros et de Dêlos, à Athènes, à Salamis, à Elis, à Corinthe et à Œniadæ dans l’Akarnania. On voit par là combien était juste le nom de Periodeutes ou voyageurs donné à ces anciens médecins.

De plus, M. Littré, dans la même préface, p. 25, explique la manière d’agir et la demeure de l’ancien ίατρός. — On se tromperait si on se représentait la demeure d’un médecin d’alors comme celle d’un médecin d’aujourd’hui. La maison du médecin de l’antiquité, du moins au temps d’Hippocrate et aux époques voisines, renfermait un local destiné à la pratique d’un grand nombre d’opérations, contenant les machines et les instruments nécessaires, et de plus étant aussi une boutique de pharmacie. Celocal se nommait ίατρεϊον. V. Platon, Leg., I, p. 646 ; IV, p. 720. Timée accusait Aristote d’avoir commencé comme chirurgien, pratiquant avec un grand profit dans une chirurgie ou ίατρεϊον, et d’avoir quitté cette occupation tard dans la vie pour se vouer à l’étude de la science. — Polybe XII, 9.

V. aussi les Remarques rétrospectives annexées par M. Littré au volume IV du même ouvrage (p. 654-658), où il insiste sur l’union intime de la pratique de la chirurgie et de la médecine dans l’antiquité. En même temps il faut faire remarquer qu’un passage dans le remarquable serment médical, publié dans la collection des traités hippocratiques, reconnaît de la manière la plus évidente la distinction entre le médecin et l’opérateur. — Le premier s’engage par ce serment à ne pas faire d’opération même de lithotomie, mais de la laisser aux opérateurs ou έργάταις (Œuvres d’Hippocrate, vol. IV, p. 630, éd. Littré). M. Littré (p. 617) conteste cette explication, en faisant observer que les divers traités hippocratiques représentent l’ίατρός comme faisant toute sorte d’opérations, même celles qui exigent un procédé violent et mécanique. Hais les mots du serment sont si explicites, qu’il semble plus raisonnable de croire le serment lui-même d’une date plus récente que les traités, quand les habitudes des praticiens ont pu changer.

[4] Au sujet de l’habitude qu’avaient les Perses d’envoyer chercher des chirurgiens en Égypte ; cf. Hérodote, III, 1.

[5] Hérodote, III, 129.

[6] Hérodote, III, 180. Le stater d’or était égal à environ 26 fr. 55 c. (Hussey, Ancient Weights, VII, 3, p. 103).

Les femmes dans un harem, chez les Perses, semblent avoir été moins inabordables et moins invisibles que celles de la Turquie moderne, malgré l’observation de Plutarque, Artaxerxés, c. 27.

[7] Hérodote, III, 133. Un autre médecin grec à la cour de Suse, environ soixante-dix ans après, — Apollonidês de Kôs, — au service d’une princesse de Perse, ne s’imposa pas la même réserve : son intrigue fut divulguée, et il fut misérablement mis à mort (Ktêsias, Persica, c. 42).

[8] Hérodote, III, 134.

[9] Hérodote, III, 136.

[10] Hérodote, III, 137-138.

[11] Hérodote, III, 137.

[12] Hérodote, III, 138.

[13] Xénophon, Memorab., IV, 2, 33.

Nous ne courrons aucun risque en conjecturant que, parmi ces hommes capables et intelligents enlevés ainsi, on choisissait des chirurgiens et des médecins comme les premiers et les plus essentiels.

Apollonidês de Kôs (à la fin déplorable duquel nous avons fait allusion dans la note précédente) résidait comme chirurgien ou médecin auprès d’Artaxerxés Longuemain (Ktêsias, Persica, c. 30), et Polykritos de Mendê, aussi bien que Ktêsias lui-même, auprès d’Artaxerxés Mnémon (Plutarque, Artaxerxés, c. 31).

[14] Æschyle, Pers., 435-845, etc.

[15] Hérodote, IV, 1, 83. Il n’y a rien qui marque pour nous l’année précise de l’expédition en Scythie ; mais comme l’avènement de Darius est fixé à 521 avant J.-C., et que l’expédition se rattache à la première partie de son règne, nous pouvons croire qu’il la commença aussitôt qu’il eut les mains libres ; c’est-à-dire aussitôt qu’il eut abattu les satrapes et les provinces révoltés, Orœtês, les Mèdes, les Babyloniens, etc. Cinq années semblent un temps raisonnable pour tirer l’empire de ces embarras, ce qui mettrait l’expédition de Scythie en 516-515 avant J.-C. Il y a lieu de supposer qu’elle fut faite antérieurement à 514 avant J.-C. ; car c’est dans cette année qu’Hipparchos fut tué à Athènes, et qu’Hippias, le frère survivant, cherchant au dehors des garanties et des alliances, donna sa fille en mariage à Æantidês, fils d’Hippoklos, despote de Lampsakos, parce qu’il voyait qu’Hippoklos et son fils avaient une grande influence sur Darius (Thucydide, VI, 59). Or Hippoklos ne pouvait pas bien avoir acquis cette influence avant l’expédition en Scythie ; car Darius vint alors pour la première fois à la mer occidentale : Hippoklos servit dans cette expédition (Hérodote, IV, 138), et ce fut probablement alors qu’il acquit sa faveur et qu’il la fortifia encore pendant le temps que Darius séjourna à Sardes après son retour de Scythie.

Le professeur Schultz (Beitraege zu genaueren Zeitbestimmungen der Hellen. Geschichte von der 63sten bis zur 72sten Olympiade, p. 168, in the Kieler Philolog. Studien) place l’expédition en 513 avant J.-C. ; mais je pense qu’une année ou deux plus tût est plus probable. Larcher, Wesseling et Baehr (ad Herodot., IV, 145) la placent en 508 avant ce qui est avancer la date de l’événement ; en effet, Larcher lui-même place la réduction de Lemnos et d’Imbros par Otanês en 511 avant J.-C., bien que cet événement soit incontestablement arrivé après l’expédition en Scythie (Hérodote, V, 27 ; Larcher, Table Chronologique, trad. d’Hérodote, t. VII, p. 633-635).

[16] Hérodote, IV, 81.

[17] Hérodote, VII, 39.

[18] Hérodote, IV, 97, 137, 138.

[19] Hérodote, IV, 89-93.

[20] Hérodote, IV, 48-50.

[21] Ktêsias, Persica, c. 17. Justin (II, 5 — Cf. aussi XXXVIII, 7) semble suivre le récit de Ktêsias.

Æschyle (Persæ, 864), qui présente Darius décédé comme un glorieux contraste avec Xerxès vivant, parle des magnifiques conquêtes qu’il fit faire pour lui — sans traverser l’Halys lui-même, et sans quitter sa demeure. Nous sommes amené à supposer, par le langage qu’Eschyle met dans la bouche de l’Eidôlon de Darius (V, 720-745), qu’il avait oublié le pont jeté en travers du Bosphore par ordre de Darius ; car le poète fait condamner sévèrement par ce dernier l’insolence impie de Xerxès, qui jette un pont sur l’Hellespont.

[22] Hérodote, IV, 136. Cf. c. 128.

Hérodote mentionne le nombre et la grandeur des fleuves comme la principale merveille de la Scythie, c. 82.

Il considère le Borysthenês comme le plus large de tous les fleuves, à l’exception du Nil et du Danube (c. 35). L’Hypanis aussi (Bog) est πόταμος έν όλίγοισι μέγας (c. 52).

Mais il parait oublier l’existence de ces fleuves quand il décrit la marche des Perses.

[23] Hérodote, IV, 101.

[24] Hérodote, IV, 118, 119.

[25] Hérodote, IV, 120-122.

[26] Hérodote, IV, 123. V. Rennell, Geograph. System. of Herodotus, p. 114, au sujet de l’Oaros.

Les constructions, quelles qu’elles fussent, que l’on supposait marquer le point extrême de la marche de Darius, peuvent se comparer à ces preuves de la marche extrême de Dionysios, que vit l’armée macédonienne, au nord de l’Iaxartês — Liberi patris terminos. Quinte-Curce, VII, 9, 15 (VII, 37, 16, Zumpt).

[27] Hérodote, IV, 125. Hécatée fait des Melanchlæni un ethnos scythe (Hécatée, Fragm. 154, éd. Klausen) ; il mentionne aussi plusieurs autres subdivisions de Scythes, que l’on ne peut prouver davantage d’une manière authentique (Fragm. 155-160).

[28] Hérodote, IV, 126, 121.

[29] Hérodote, IV, 128-132. Voici comme on explique le sens de l’oiseau, de la souris, de la grenouille et des flèches : A moins que tu ne t’envoles dans l’air comme un oiseau, que tu n’entres sous terre comme une souris, ou que tu ne t’enfonces dans l’eau comme une grenouille, tu deviendras la victime des flèches scythes.

[30] Hérodote, IV, 133.

[31] Hérodote, IV, 46. — Comparez ce passage avec le discours des envoyés scythes à Alexandre le Grand, tel qu’on le trouve dans Quinte-Curce, VII, 8, 22 (VII, 35, 22, Zumpt).

[32] L’exposé de Strabon (VII, p. 305), qui restreint la marche de Darius au pays situé entre le Danube et le Tyras (Dniester), est avec raison déclaré par Niebuhr (Kleine Schriften, p. 372) une pure supposition suggérée par les probabilités du cas, parce qu’on ne pouvait comprendre comment son immense armée traverserait même le Dniester : il ne faut pas le considérer comme une affirmation reposant sur une autorité quelconque. Comme Hérodote nous dit ce qui est impossible (ajoute Niebuhr), nous ne savons rien du tout historiquement de relatif à l’expédition.

De même encore la conjecture de Palmerius (Exercitationes ad auctores græcos, p. 21) porte la marche un peu plus loin que le Dniester, — jusqu’à l’Hypanis, ou peut-être jusqu’au Borysthenês. Rennell, Klaproth et Reichard ne craignent pas de prolonger la marche jusqu’au Volga. Le Dr Thirlwall s’arrête en deçà du Tanaïs, en admettant toutefois qu’on ne peut donner aucune raison historique exacte. Eichwald suppose une longue marche en remontant le Dniester, faite pour entrer en Volhynie et en Lithuanie.

Comparez Ukert, Skythien, p. 26 ; Dalhmann, Historiche Forschungen, II, p. 159-164 ; Schafarik, Slavische Alterthümer, I, 10, 3 ; I, 13, 4-5 ; et M. Kenrick, Remarks on the Life and Writings of Herodotas, prefixed to his notes on the second Book of Herodotus, p. 21. Ce, dernier est de ceux qui ne peuvent passer le Dniester à la nage. Il dit : Probablement le Dniester (Tyras) fut la limite réelle de l’expédition, et la Bessarabie, la Moldavie et la Bukowine en furent le théâtre.

[33] Hérodote, IV, 97.

[34] Hérodote, IV, 98.

[35] Hérodote, VI, 84. Comparez l’exposé qu’il fait des marches des Cimmériens et des Scythes en Asie Mineure et en Médie respectivement (Hérodote, I, 103, 104 ; IV, 12).

[36] Arrien, Exp. Al., III, 6,15 ; Plutarque, Alexandre, c. 45 ; Quinte-Curce, VII, 7, 4 ; VII, 8, 30 (VII, 29, 5 ; VII, 36, 7, Zumpt).

[37] Hérodote, IV, 133, 136, 137.

[38] Hérodote, IV, 137-139.

[39] Hérodote, IV, 140-141.

[40] Hérodote, IV, 143-144 ; V, 1, 2.

[41] Hérodote, V, 2.

[42] Hérodote, V, 11.

[43] Hérodote, V, 23.

[44] Hérodote, VI, 40-84. Que Miltiadês ait pu rester dans la Chersonèse sans être inquiété, pendant l’intervalle entre l’expédition de Darius en Scythie et la révolte ionienne (quand les Perses étaient complètement ‘maîtres de ces contrées, et qu’Otanês punissait d’autres villes du voisinage pour avoir éludé le service de Darius), après que ce chef se fut déclaré si ouvertement contre les Perses dans une question de vie ou de mort pour le roi et l’armée, — c’est ce qui me semble, comme au Dr Thirlwall (History of Greece, vol. II, App. II, p. 486, eh. XIV, p. 226-249), extrêmement improbable. Le Dr Thirlwall sent si vivement la difficulté, qu’il soupçonne que la conduite et les exhortations de Miltiadês au pont du Danube, telles qu’on les rapporte, ont été un mensonge, fabriqué par Miltiadês lui-même vingt ans après, dans le but d’acquérir de la popularité à Athènes pendant le temps précédant immédiatement la bataille de Marathôn.

Je ne puis regarder cette hypothèse comme admissible. Elle contredit directement Hérodote sur un fait réel très saillant et sur lequel il semble qu’il a eu à sa portée de bonnes sources de renseignements. J’ai déjà fait observer que l’historien Hécatée doit avoir connu personnellement les relations qui existaient entre les Ioniens et Darius, et qu’il peut même très probablement s’être trouvé au pont ; tous les renseignements donnés par Hécatée sur ces points étaient ouverts aux recherches d’Hérodote. La reconnaissance illimitée de Darius envers Histimos montre qu’un ou plusieurs des despotes ioniens présents au pont doit avoir puissamment appuyé la proposition de le rompre. Il est très peu probable que le nom du despote qui se mit en avant comme principal auteur de cette résolution ait été oublié et non mentionné à l’époque ; cependant il a dit en être ainsi, si Miltiadês, en fabriquant ce mensonge vingt ans après, pouvait réussir à combler la lacune avec son propre nom. Les deux faits les plus saillants dont il ait été question, après la retraite de Darius, au sujet du pont, furent probablement le nom du chef qui en conseilla la rupture, et le nom d’Histiæos qui le sauva ; en effet, le seul fait de la funeste influence exercée par ce dernier dans la suite devait bien certainement mettre ces points en pleine évidence.

Il y a un moyen d’échapper à cette difficulté, je pense, sans contredire Hérodote sur aucun fait réel important et saillant, ni, à vrai dire, sur un fait réel quelconque. Nous voyons, par VI, 40, que Miltiadês quitta réellement la Chersonèse entre la fin de l’expédition de Darius en Scythie et la révolte ionienne. Hérodote, en effet, nous dit qu’il la quitta par suite d’une incursion des Scythes. Or, sans nier le fait d’une telle incursion, nous pouvons bien supposer que l’historien s’est trompé en la donnant comme la cause de la fuite de Miltiadês. Ce dernier ne put vivre dans la Chersonèse d’une manière continue pendant l’intervalle qui s’écoula entre P invasion des Perses en Scythie et la révolte ionienne, par crainte de fini initié persane : il n’est pas nécessaire pour nous de croire qu il n’y fut jamais, mais sa résidence doit y avoir été interrompue et peu sûre. Les données chronologiques dans Hérodote, VI, 40, sont extrêmement obscures et embarrassantes ; mais il me semble que la supposition que je suggère introduit une cohérence plausible dans la série des faits historiques, et contredit le plus faiblement possible notre principal témoin.

Le seul exploit de Miltiadês, entre l’affaire sur le Danube et son retour àt Athènes peu avant la bataille de Marathôn, est la conquête de Lemnos ; et cela doit évidemment être arrivé pendant que les Perses étaient occupés par la révolte ionienne (entre 502-494 avant J.-C.). Il n’y a donc rien dans ses actes constatés qui soit incompatible avec l’opinion qu’entre 515-502 avant J.-C. il a pu ne pas résider du tout dans la Chersonèse, ou du moins non pas pour bien longtemps de suite ; et le renseignement de Cornelius Nepos, qui nous dit qu’il la quitta immédiatement après le retour de Scythie, par crainte des Perses, peut être vrai en substance. Le Dr Thirlwall fait observer (p. 487) : Il paraîtrait tout aussi peu que, quand les Scythes envahirent la Chersonèse, Miltiadês eût conscience de s’être efforcé de leur rendre un important service. Il fuit devant eux, bien qu’il eût été dans une si grande sécurité pendant que les armes des Perses étaient dans son voisinage. Il a involontairement ici mis le doigt sur ce que je crois être l’erreur d’Hérodote, — la supposition que Miltiadês s’enfuit de la Chersonèse pour éviter les Scythes, taudis qu’il la quitta réellement pour éviter les Perses.

Le récit de Strabon (XIII, p. 591), qui rapporte que Darius fit incendier les cités grecques situées sur le côté asiatique de l’Hellespont, afin de les empêcher de fournir aux Scythes des moyens de transports pour passer en Asie, me semble extrêmement improbable. Ces villes paraissent dans leur état ordinaire, Abydos entre autres, à l’époque de ln révolte ionienne, peu d’années après (Hérodote, V, 117).

[45] Hérodote, V, 13-16. Nicolas de Damas (Fragm., p. 36, éd. Orelli) nous rapporte une histoire semblable au sujet du moyen par lequel une femme mysienne attira l’attention du roi lydien Alyattês. L’histoire ancienne présente plus d’un pendant d’une telle répétition d’une histoire frappante, par rapport à des peuples et à des temps différents.

[46] Hérodote, V, 20, 21.

[47] Hérodote, V, 23, 24.

[48] Hérodote, VI, 138. Æschyle, Choêphor., 632 ; Stephan. Byz. v. Λήμνος.

Les rites mystiques en l’honneur des Kabeiri à Lemnos et à Imbros sont particulièrement mentionnés par Pherekydês (ap. Strabon, X, p. 472) : comparez Photius, v. Κάβειροι et la remarquable description de la solennité lemnienne périodique dans Philostrate (Héroï., p. 740).

La montagne volcanique Mosychlos, dans la partie nord-est de file, brillait encore au quatrième siècle avant J.-C. (Antimaque, Fragm. XVIII, p. 103, Düntzer, Epic. Græc. Fragm.).

La dissertation de Welcker (Die Æschylische Trilogie, p. 248 sqq.) s’étend beaucoup sur le culte de Lemnos et de Samothrace.

[49] Hérodote, V, 26, 27. Le vingt-septième chapitre est extrêmement embarrassant. Comme le texte se lit à présent, nous devrions faire de Lykarêtos le sujet de certaines affirmations qui cependant semblent, à proprement parler, applicables à Otanês. Il nous faut considérer les mots depuis Οί μέν δή Λήμνιοι jusqu’à τελευτά comme une parenthèse. Cela va mal ; mais ce semble être dans ce cas la moindre difficulté, et les commentateurs sont obligés de l’adopter.

[50] Zenob. Proverbe, III, 85.

[51] Hérodote, VI, 140. Charax, ap. Steph. Byz., v. Ήφαιστία.

[52] Xénophon, Helléniques, V, 1, 31. Cf. Platon, Menexène, c. 17, p. 245, ou les mots ήμέτεραι άποίκιαι désignent sans doute Lemnos, Imbros et Skyros.

[53] Thucydide, IV, 28 ; V, 8 ; VII, 57 ; Phylarchus, ap. Athenæ, VI, p. 255 ; Démosthène, Philippic, I, c. 12, p. 17, R. Cf. l’inscription n° 1686 dans la collection de Bœckh, avec ses remarques, p. 297.

Au sujet des stratagèmes qu’on employait devant le tribunal athénien pour se procurer un délai par une prétendue absence à Lemnos ou à Skyros, v. Isée, Or. VI, p. 58 (p. 80, Bek) ; Pollux, VIII, 7, 81 : Hesychius, v. Ίμβρος ; Suidas, v. Αημνία δίκη. Cf. aussi Carl Rhode, Res Lemnicæ, p. 50 (Wratislaw, 1829).

II semblerait que εϊς Δήμνον πλεΐν avait fini par être une expression proverbiale à Athènes pour dire dévier, — échapper à l’accomplissement du devoir : tel parait être le sens de Démosthène, Philipp., I, c. 9, p. 14.

D’après le passage d’Isée auquel il est fait allusion plus haut, et que Rhode me semble expliquer d’une manière inexacte, il parait qu’il y avait un connubium légal entre des citoyens d’Athènes et des femmes lemniennes.

[54] Hérodote, VI, 136.