HISTOIRE DE LA GRÈCE

CINQUIÈME VOLUME

CHAPITRE XIII — AFFAIRES GRECQUES APRÈS L’EXPULSION DES PISISTRATIDES. - RÉVOLUTION DE KLEISTHENÊS ET ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE À ATHÈNES (suite).

 

 

Kleisthenês avait à protéger la constitution démocratique contre cette chance d’assaillants intérieurs ; — d’abord en mettant des obstacles sur leur chemin et en leur rendant difficile de se procurer l’appui nécessaire, ensuite en les éliminant avant que des projets violents fussent assez mûrs pour être mis à exécution. Pour faire l’un ou l’autre, il était nécessaire de donner une constitution telle que non seulement elle se conciliât le bon vouloir, mais encore qu’elle allumât l’attachement passionné de la masse des citoyens, au point que même une minorité considérable ne fut pas disposée et prête à la changer par la force. Il était nécessaire de créer dans la multitude, et par elle d’imposer aux ambitieux les plus puissants, ce sentiment rare et difficile que nous pouvons appeler moralité constitutionnelle, — respect dominant pour les formes de la constitution ; imposant l’obéissance aux autorités qui agissent en vertu de ces formes et dans leurs limites, combiné cependant avec l’habitude d’une parole libre, d’une action soumise seulement à un contrôle légal déterminé, et avec une critique illimitée de ces mêmes autorités quant à tous leurs actes publics, — combiné aussi avec une confiance absolue qu’a tout citoyen, assuré qu’il est qu’au milieu de l’acharnement des luttes de parti les formes de la constitution ne seront pas moins sacrées aux yeux de ses adversaires qu’aux siens propres. Cette coexistence de liberté et de contrainte qu’on s’impose à soi-même, — d’obéissance à l’autorité avec une censure sans réserve des personnes qui l’exercent, — peuvent se trouver dans l’aristocratie anglaise (depuis 1688 environ), aussi bien que dans la démocratie des États-Unis d’Amérique ; et parce que nous sommes familiers avec elle, nous sommes disposés à la croire un sentiment naturel, bien qu’il semble qu’il ÿ ait peu de sentiments plus difficiles à établir et à répandre dans une communauté, si l’on en juge par l’expérience de l’histoire. Nous pouvons voir combien ce sentiment est imparfait au jour actuel dans les cantons suisses, tandis que les nombreuses violences de la première Révolution française expliquent, entre autres diverses levons, les effets fatals résultant de son absence, même chez un peuple haut placé sur l’échelle de l’intelligence. Cependant la diffusion de cette moralité constitutionnelle, non seulement dans la majorité de la communauté ; mais dans tout l’ensemble, est la condition indispensable d’un gouvernement à la fois libre et paisible, puisque même une minorité puissante et obstinée peut rendre impraticable le jeu d’institutions libres, sans être assez forte pour conquérir l’ascendant pour elle-même. Il n’y a que l’unanimité, ou une majorité assez écrasante pour équivaloir à l’unanimité, sur le point principal du respect des formes constitutionnelles, même de la part de ceux qui ne les approuvent pas complètement, qui puisse rendre l’excitation de la passion politique pure de sang, et cependant exposer les autorités de l’État à la pleine licence d’une critique pacifique.

A. l’époque de ‘Kleisthenês ; qui par une remarquable coïncidence est la même que celle du bannissement des rois à Rome, cette moralité constitutionnelle, si elle existait quelque part ailleurs, n’avait certainement pas place à Athènes ; et sa première création dans une société particulière quelconque doit être considérée comme un fait historique intéressant. Par l’esprit de ses réformes, — égales, populaires, compréhensives, dépassant de beaucoup l’expérience antérieure des Athéniens, — il s’assura l’attachement sincère du corps des citoyens. Mais la première génération d’hommes puissants, sous la démocratie naissante, et avec les précédents qu’elle’ avait à contempler derrière elle, ne pouvait laisser espérer qu’elle imposerait elle-même des limites à son ambition. Conséquemment, Kleisthenês eut à trouver le moyen d’éliminer à l’avance quiconque serait près de transgresser ces limites, de manière à échapper à la nécessité de le réprimer après, avec toute l’effusion de sang et la réaction, au milieu desquelles le libre jeu de la constitution serait au moins suspendu, sinon irrévocablement anéanti. Pour acquérir une influence qui le rendait dangereux sous des formes démocratiques, un homme devait se tenir en évidence devant le public, de manière à fournir quelque moyen raisonnable de juger son caractère et ses desseins. Or, la garantie que donnait Kleisthenês était d’appeler le jugement positif des citoyens relativement à sa. promesse future, purement et simplement, de manière à ce qu’ils ne restassent pas neutres trop longtemps entre deux formidables rivaux politiques ; — mesure qui, jusqu’à un certain point, était conforme à la proclamation solonienne contre une neutralité dans une sédition, comme je l’ai fait remarquer dans un autre chapitre. Il incorpora clans la constitution elle-même le principe de privilegium (pour employer le terme romain, qui signifie, non une faveur particulière accordée, mais une gène imposée à quelqu’un), toutefois seulement dans des circonstances solennelles et bien définies, avec une connaissance et une discussion complètes à l’avance, et au moyen du vote secret et positif d’une proportion considérable des citoyens. Aucune loi ne sera faite contre un seul citoyen, sans que la même loi soit faite contre tous les citoyens athéniens, à moins que cela ne convienne à six mille citoyens votant secrètement[1]. Tel était ce principe général de la constitution, dont l’ostracisme était un cas particulier. Avant que le vote de l’ostracisme pût être rendu, il fallait établir clans le sénat et l’assemblée publique. un cas pour le justifier. Dans la sixième prytanie de l’année, ces deux corps débattaient et décidaient la question de savoir si l’état de la république était assez menaçant pour provoquer une mesure aussi exceptionnelle[2]. S’ils se décidaient pour l’affirmative, on désignait un jour, on entourait l’agora de grilles, avec dix entrées laissées pour les citoyens dé chaque tribu, et dix barils ou vases séparés pour déposer les suffrages, qui consistaient en une coquille ou en un tesson portant inscrit le nom, de la personne que chaque citoyen désignait pour le bannissement. A la fin du jour on comptait le nombre de votes, et si l’on trouvait six mille votes donnés contre une personne, cette personne était condamnée par l’ostracisme ; sinon, cet acte solennel était nul[3]. On lui accordait dix jours pour mettre ses affaires en ordre, après quoi on lui demandait de quitter l’Attique pour dix ans ; mais elle conservait ses biens et n’était pas soumise à d’autre pénalité.

Ce n’était pas la maxime à Athènes d’échapper aux erreurs du peuple, en appelant les erreurs différentes, et en outre le funeste intérêt d’un petit hombre d’hommes en dehors du peuple on privilégiés : Il n’y avait pas non plus de troisième voie ouverte, puisque les principes de gouvernement représentatif n’étaient ni compris, ni en effet commodément applicables à de très petites communautés. Au delà du jugement du peuple (tel était le sentiment des Athéniens) il n’y avait point d’appel. Leur grande étude était d’entourer le prononcé de ce jugement des meilleures garanties de rectitude, et des meilleurs préservatifs contre la précipitation, la passion, ou la corruption privée. Toute mesure de bon gouvernement qui ne pouvait être obtenue de cette manière ne pouvait, selon eut, l’être du tout. J’expliquerai plus complètement la conduite des Athéniens sur ce point quand j’en viendrai à parler du jeu de leur démocratie venue à maturité. En attendant, quant à cette grande protection de la démocratie naissante, — le vote de l’ostracisme, — on trouvera que les garanties imaginées par Kleisthenês pour rendre la sentence efficace contre l’homme réellement dangereux et contre aucune autre personne, prouvent non moins de prévoyance que de patriotisme. Le principal objet était de faire que le vote fût une expression du sentiraient public réfléchi, en tant que distingué d’une simple antipathie de faction. Or, le minimum considérable de votes exigés (un quart de la population entière des citoyens) assurait suffisamment ce résultat, — et cela d’autant plus que chaque vote, rendu secrètement comme il l’était, comptait d’une manière non équivoque pour l’expression d’un sentiment véritable et indépendant, et ne pouvait être ni contraint ni acheté. Et encore, Kleisthenês ne permit pas que l’ostracisme fût ouvert contre un seul citoyen exclusivement. S’il l’était, chacun sans exception était exposé à la sentence, de sorte que les amis de Themistoklês ne pouvaient l’invoquer contre Aristeidês[4], ni ceux de ce dernier contre le premier, sans exposer leur propre chef à la même chance d’exil. Il n’était donc pas probable qu’il fût invoqué du tout, avant que l’exaspération fût allée assez loin pour rendre les deux partis insensibles à cette chance, — indice précis de cette hostilité meurtrière croissante, que l’ostracisme empêchait d’aboutir. Il ne pouvait pas même alors être ratifié, à moins qu’on ne montrât un cas propre à convaincre la portion plus neutre du sénat et de l’ekklêsia ; en outre, après tout, l’ekklêsia ne condamnait pas elle-même à l’ostracisme, mais on désignait un jour à venir, et tout le corps des citoyens était solennellement invité à voter. Ce fut de cette manière que l’on prit une garantie non seulement pour rendre l’ostracisme efficace à protéger la constitution, mais encore pour empêcher qu’il ne fût employé dans un autre dessein. Nous devons nous rappeler qu’il exerçait son influence salutaire non seulement dans les occasions où il était réellement employé, mais encore par la seule certitude qu’il pouvait l’être et par l’effet restrictif que cette certitude produisait sur la conduite des hommes considérables. De plus, l’ostracisme, bien qu’il fût essentiellement d’une nature exceptionnelle, était cependant une exception sanctifiée et limitée par la constitution elle-même ; de sorte que le citoyen, en donnant son vote d’ostracisme, ne s’écartait nullement de la constitution ni ne perdait son respect polir elle. La question qui lui était soumise : — Est-il un homme que vous jugiez essentiellement dangereux pour l’État ? et dans ce cas, quel est-il ? — bien que vague, était cependant soulevée directement et légalement. S’il n’y avait pas eu d’ostracisme, elle eût probablement été soulevée indirectement et illégalement, à l’occasion de quelque crime spécial imputé à un chef politique suspect, quand il était accusé devant une cour de justice, — pervertissement, comprenant tout le mal de l’ostracisme, sans ses bienfaits protecteurs.

On prit soin de dépouiller l’ostracisme de toute conséquence pénible, excepté de ce qui était inséparable de l’exil. Ce n’est pas une des moindres preuves de la sagesse avec laquelle il fut imaginé. Très certainement il ne priva jamais le public de candidats à l’influence politique, et si nous considérons la petite somme de mal individuel qu’il causa, — mal qui fut diminué aussi, dans le cas de Kimôn et d’Aristeidês, par un sentiment réactionnaire qui augmenta dans la suite leur popularité après leur retour, — il suffira tout à fait de présenter deux remarques en manière de justification. D’abord, il produisit complètement l’effet qu’on avait en vue ; car la démocratie s’éleva de l’enfance à la virilité sans qu’une seule tentative fût faite pour la renverser par la force[5], résultat sur lequel aucun contemporain réfléchi de Kleisthenês n’aurait osé compter. Ensuite, grâce à ce jeu tranquille des formes démocratiques, il se produisit chez les principaux Athéniens une moralité constitutionnelle assez complète pour permettre au peuple, après un certain temps, de renoncer à cette garantie exceptionnelle que présentait l’ostracisme[6]. Il était absolument indispensable à la démocratie naissante ; il était Salutaire à la démocratie quand elle grandissait et combattait encore : mais la démocratie parvenue à son complet développement pouvait vivre et vécut sans lui. L’ostracisme prononcé contre Hyperbolos, quatre-vingt-dix ans environ après Kleisthenês, fut la dernière occasion où on l’employa. Et on ne peut guère même le prendre pour un exemple sérieux : ce fut un tour concerté entre deux Athéniens distingués (Nikias et Alkibiadês) pour tourner à leur propre profit politique un procédé qui arrivait à tomber en désuétude. Une telle manoeuvre n’aurait pas non plus été possible si les citoyens athéniens contemporains avaient eu, au sujet de la valeur de l’ostracisme, comme sauvegarde de la démocratie, un sentiment aussi sérieux que leurs pères et leurs grands-pères. Depuis Kleisthenês jusqu’à Hyperbolos, on nous cite environ dix personnages différents comme ayant été bannis par l’ostracisme. Le premier de tous, Hipparchos du dême Cholargos, fils de Charmos parent des despotes Pisistratides récemment chassés[7] ; puis Aristeidês, Themistoklês, Kimôn et Thukydidês, fils de Melêsias, tous chefs politiques renommés ; aussi Alkibiadês et Megaklês (le grand-père paternel et le grand-père maternel du fameux Alkibiadês), et Kallias, appartenant à une autre famille éminente d’Athènes[8] ; enfin, Damôn, le maître de poésie et de musique de Periklês, et distingué par ses connaissances en philosophie[9]. Dans ce dernier cas se montre, le côté vulgaire de l’humanité, aristocratique aussi bien que démocratique ; pour l’un et pour l’autre, les procédés philosophiques et les personnes des philosophes ont coutume d’être également impopulaires. On va jusqu’à dire que Kleisthenês lui-même fut condamné à l’ostracisme en vertu de sa propre loi, ainsi que Xanthippos ; mais tous deux d’après une autorité trop faible pour qu’on y ajoute foi[10]. Miltiadês ne fut nullement condamné à l’ostracisme, mais il fut jugé et puni pour mauvaise conduite clans son commandement.

Je ne me serais pas tant étendu sur cette institution mémorable et particulière de Kleisthenês, si les accusations erronées, portées contre la démocratie athénienne, d’envie, d’injustice et de mauvais traitement à l’égard de leurs hommes supérieurs n’avaient été fondées en grande partie sur elle, et si ces critiques n’avaient passé des temps anciens aux temps modernes avec peu d’examen. Dans les gouvernements monarchiques, un prétendant au trône, comptant un certain nombre de partisans, est naturellement exclu du pays. Le duc de Bordeaux ne peut aujourd’hui résider en France, — Napoléon ne le put pas non plus après 1815, — ni Charles-Édouard en Angleterre dans le dernier siècle. Personne ne regarde une telle mesure comme une injustice extravagante ; cependant c’est le pendant de l’ostracisme, avec une circonstance plus forte en faveur du dernier, en tant que le changement d’une dynastie royale en une autre ne renverse pas nécessairement toutes les institutions et toutes les garanties collatérales du pays. Plutarque a affirmé que l’ostracisme naquit de l’envie et de la jalousie inhérentes à une démocratie[11], et non pas de craintes justifiables, — observation souvent répétée, et qui, cependant, n’en est pas moins évidemment fausse ; non seulement parce que l’ostracisme avait pour résultat d’augmenter souvent l’influence du chef politique dont il écartait le rival, — mais plus encore parce que, si le fait avait été comme le dit Plutarque, cette institution aurait duré aussi longtemps que la démocratie, tandis qu’elle finit avec le bannissement d’Hyperbolos, à une époque où le gouvernement était plus décidément démocratique qu’il ne l’avait été du temps de Kleisthenês. C’était, en vérité, tout à fait un produit de la crainte et du défaut de sécurité[12] de la part et de la démocratie et de ses meilleurs amis, — crainte parfaitement bien fondée, et qui ne paraissait inutile qu’à cause des précautions prises pour prévenir une attaque. Aussitôt que la diffusion d’une moralité constitutionnelle eut placé lamasse des citoyens au-dessus de toute crainte sérieuse d’un usurpateur agressif, l’ostracisme cessa. Et sans doute le sentiment que l’on avait de pouvoir y renoncer sans danger doit avoir été fortifié par le long ascendant de Periklês, — par le spectacle du plus grand homme d’État qu’Athènes ait jamais produit, agissant constamment dans les limites de la constitution, et par l’insuccès de ses deux adversaires, Kimôn et Thukydidês, — aidés par de nombreux partisans et par les grands auteurs comiques , à une époque où la comédie était un pouvoir clans l’Etat tel qu’il n’avait jamais été auparavant ou tel qu’il ne fut jamais depuis, — lorsqu’ils tentèrent de le faire condamner par l’ostracisme. Ils réussirent à exciter l’antipathie ordinaire des citoyens à l’égard des philosophes, au point de faire prononcer l’ostracisme de Damôn, son ami et son maître ; mais Periklês lui-même —pour répéter la plainte de son ennemi acharné, le poète comique Kratinos[13]s’avance, la tête haute comme s’il portait l’Odeion, maintenant que la coquille a passé, — i. e. maintenant qu’il a échappé à l’ostracisme. Si Periklês n’était pas considéré comme dangereux pour la constitution, aucun de ses successeurs n’était de nature à être regardé comme tel Damôn et Hyperbolos furent les deux dernières personnes bannies par ce moyen. Tous deux furent des cas, et les seuls cas, d’un abus non équivoque de l’institution, parce que, quels qu’aient pu être les motifs de mécontentement contre eux, il est impossible de se représenter l’un ou l’autre comme menaçant l’État, — tandis que toutes les autres victimes connues étaient des hommes d’une position et d’une puissance telles que les six mille citoyens qui inscrivaient chaque nom sur la coquille, ou du moins une partie considérable d’entre eux, pouvaient bien agir ainsi dans la conviction la plus consciencieuse qu’ils protégeaient la constitution contre un danger réel. Un tel changement dans le caractère des personnes frappées d’ostracisme prouve clairement que l’ostracisme avait perdu cette véritable prudente patriotique qui le rendait dans l’origine légitime et populaire. Il avait, pendant deux générations, servi à un but tutélaire inestimable ; — il vécut pour être déshonoré deux fois, — et ensuite il passa, d’un accord unanime, à l’état de fait historique.

Un procédé analogue à l’ostracisme existait à Argos[14], à Syracuse et dans quelques autres démocraties grecques. Aristote dit qu’on en abusa pour des desseins factieux ; et à Syracuse, où il fut introduit après l’expulsion de la dynastie gélonienne. Diodore affirme qu’il fut employé d’une manière si injuste et si excessive, qu’il empêcha des personnes riches et d’un rang élevé de prendre aucune part aux affaires publiques, motif qui fit qu’on se hâta d’y renoncer. Nous n’avons pas de détails qui nous permettent d’apprécier ce renseignement général. Mais de ce que l’ostracisme fonctionnait bien en général à Athènes, nous ne pouvons pas sans danger en conclure qu’il doit nécessairement avoir bien fonctionné dans d’autres Etats, d’autant moins que nous ne savons pas s’il était entouré des mêmes formalités par mesure de précaution, ni s’il exigeait le même minimum considérable de votes pour le rendre efficace. Cette dernière garantie, si importante par rapport à une institution dont il était si facile d’abuser, n’est pas mentionnée par Diodore dans son bref exposé du Pétalisme, — nom du procédé à Syracuse[15].

Telle fut la première démocratie athénienne, engendrée aussi bien par la réaction contre Hippias et sa dynastie que par la mémorable association, soit spontanée, soit obligatoire, entre Kleisthenês et la multitude non privilégiée. Elle est à distinguer tant de l’oligarchie mitigée établie auparavant par Solôn, que de la démocratie symétrique, dans son complet développement, qui prévalut dans là suite depuis le commencement de la guerre du Péloponnèse jusqu’à la fin de la carrière de Periklês. Ce fut, en effet, une révolution frappante, qui influa sur le citoyen non moins par les sentiments marqués auxquels elle s’adressait que par le changement visible qu’elle opéra dans la ; vie sociale et politique. Il se voyait placé dans les rangs des. hoplites à côté de nouveaux compagnons d’armes ; il était inscrit sur un nouveau registre, et son bien sur une nouvelle liste, dans son dème et par son dêmarchos, officier inconnu auparavant ; — il trouvait l’année divisée à nouveau, pour tous les buts légaux, en :dix parties portant le nom de prytanes, chacune marquée par une ekklêsia solennelle où la parole était libre, et où il avait un droit de présence ; — son ekklêsia était convoquée et présidée par des- sénateurs appelés prytanes, membres d’un sénat nouveau à la fois pour le nombre et pour la distribution ; — il accomplissait maintenant ses devoirs politiques comme membre d’une tribu désignée par un nom qui n’était point prononcé auparavant dans la. vie attique ordinaire, rattachée à l’un des dix héros dont il voyait alors pour la première fois les statues dans l’agora,.et l’associant à des compagnons . de tribu de toutes les parties de l’Attique. Toutes ces choses et beaucoup d’autres étaient des nouveautés frappantes senties dans les actes journaliers du citoyen. Mais la grande nouveauté entre toutes était la reconnaissance authentique des dix nouvelles tribus comme Dêmos ou peuple souverain, séparément de toutes les particularités d’origine de phratrie ou de gens, avec une parole libre et une loi égale ; ne conservant de distinction que les quatre classes de la liste de biens solonienne avec leurs degrés d’éligibilité. Pour une, proportion considérable de citoyens, cette grande nouveauté fut encore rendue plus chère par ce fait qu’elle les avait fait sortir de la position dégradée de metœki et d’esclaves ; tandis que, pour la grande majorité de tous les citoyens, elle leur fournissait un magnifique idéal politique, faisant sur l’esprit grec une impression profonde, — capable de créer l’attachement le plus ardent aussi bien que le sentiment dévoué d’obligation et d’obéissance actives. Nous avons maintenant à voir comment se manifesta leur patriotisme nouvellement créé.

Kleisthenês et sa constitution obtinrent si complètement la faveur populaire, qu’Isagoras n’eut pas d’autre moyen. de s’y opposer que de demander l’intervention de Kleomenês et des Lacédæmoniens. Kleomenês écouta d’autant plus facilement cet appel, qu’il était, disait-on, sur un pied d’intimité avec l’épouse d’Isagoras. Il se prépara à venir à Athènes ; mais son premier but fut d’enlever à la démocratie son grand chef, Kleisthenês, qui, en qualité de membre de la famille Alkmæônide, était, supposait-on, souillé de la faute héréditaire de son bisaïeul Megaklês, le destructeur de l’usurpateur Kylôn. Kleomenês envoya un héraut à Athènes, demandant l’expulsion « du maudit — - c’est ainsi que cette famille était appelée par ses ennemis, et c’est ainsi qu’elle continua à l’être quatre-vingts ans après, quand la même manoeuvre fut pratiquée par les Lacédæmoniens de cette époque contre Periklês. Cette demande, recommandée par Isagoras, arriva si à propos, que Kleisthenês, n’osant pas y résister, se retira volontairement ; de sorte que Kleomenês, bien qu’il n’arrivât à Athènes qu’avec une troupe peu considérable, se trouva maître de la cité. A l’instigation d’Isagoras, il envoya en exil sept cents familles, choisies parmi les principaux partisans de Kleisthenês. Sa seconde tentative fut de dissoudre le nouveau sénat des Cinq-Cents et de mettre tout le gouvernement dans les mains de trois cents adhérents du chef dont il épousait la cause. Mais alors se montra l’esprit inspiré au peuple par sa nouvelle constitution. A l’époque de la première usurpation de Pisistrate, le sénat de ce temps non seulement n’avait pas résisté, mais même il s’était prêté au dessein. Alors le nouveau sénat de Kleisthenês refusa résolument de se soumettre à la dissolution, tandis que les citoyens en général, même après le bannissement des principaux partisans kleisthénéens, manifestèrent leurs sentiments d’une manière à la fois si hostile et si déterminée, que Kleomenês et Isagoras virent leurs desseins complètement déjoués. Ils furent obligés de se retirer dans l’acropolis et de se tenir sur la défensive. Ce symptôme de faiblesse fut le signal d’un soulèvement général des Athéniens, qui assiégèrent le roi spartiate sur le rocher sacré. Il était évidemment venu sans s’attendre à trouver de la résistance, ou sans aucun moyen d’en triompher ; car au bout de deux jours ses provisions furent épuisées, et il fut forcé de capituler. Lui et ses Lacédæmoniens, aussi bien qu’Isagoras, eurent la permission de se retirer à Sparte ; mais lés Athéniens du parti faits prisonniers avec lui forent emprisonnés, condamnés[16] et exécutés par le peuple.

Kleisthenês, avec les sept cents familles exilées, fut immédiatement rappelé, et sa constitution reçut une force considérable de ce premier succès. Cependant la perspective d’une nouvelle attaque des Spartiates fut assez sérieuse pour l’engager à envoyer à Artaphernês, le satrape persan de Sardes, des ambassadeurs chargés de solliciter l’admission d’Athènes dans l’alliance des Perses. Probablement il craignait les intrigues que pouvait tramer du même côté Hippias, chassé d’Athènes. Artaphernês, s’étant d’abord informé de ce qu’étaient les Athéniens, et où ils habitaient, répondit que, s’ils voulaient envoyer la terre et l’eau au roi de Perse, ils seraient reçus comme alliés, mais qu’ils ne le seraient à aucune autre condition. Les sentiments d’alarme sous lesquels les envoyés avaient quitté Athènes étaient tels, qu’ils allèrent jusqu’à promettre cette inqualifiable marque de soumission. Mais leurs concitoyens, à leur retour, les désavouèrent avec mépris et indignation[17].

Ce fut à cette époque que commencèrent les premières relations entre Athènes et la petite ville bœôtienne de Platée, située sur le versant septentrional de la chaîne du Kithærôn, entre cette montagne et la rivière Asôpos ; — sur la route d’Athènes à Thèbes ; — et c’est à cette occasion que nous connaissons pour la première fois les Bœôtiens et leur politique. Dans un de mes précédents volumes (t. III, c. 3), j’ai déjà décrit brièvement la fédération bœôtienne, composée de quelques douze ou treize cités autonomes sous l’autorité de Thèbes, qui était, ou prétendait avoir été leur mère patrie. Platée avait été (ainsi l’affirmaient les Thébains) leur plus récente fondation[18] ; elle fut maltraitée par eux, et mécontente de l’alliance. En conséquence, comme Kleomenês était en route après avoir quitté Athènes, les Platæens saisirent l’occasion pour s’adresser à lui, implorant la protection de Sparte contre Thèbes, et livrant leur ville et leur territoire sans réserve. Le, roi spartiate, n’ayant pas de motif pour se charger d’un dépôt qui ne lui promettait que des embarras, leur conseilla de solliciter la protection d’Athènes, comme plus rapprochée et plus accessible pour eux en cas de besoin. Il prévit que cela brouillerait les Athéniens avec la Bœôtia, et cette prévision fut, en effet, le principal motif qui lui fit donner l’avis que les Bœôtiens suivirent. Choisissant l’occasion d’un sacrifice public à Athènes, ils y envoyèrent des ambassadeurs, qui s’assirent comme suppliants au pied de l’autel, livrèrent leur ville à Athènes, et implorèrent protection contre Thèbes. On ne pouvait résister à un tel appel, et la protection fut promise. Elle fut bientôt nécessaire ; car les Thébains envahirent le territoire platæen, et une armée athénienne marcha pour le défendre. On était près de livrer bataille, lorsque les Corinthiens interposèrent leur médiation, qui fut acceptée par les deux parties. Ils se prononcèrent complètement en faveur de Platée, déclarant que les Thébains n’avaient pas le droit d’employer la force contre un membre quelconque de la confédération bœôtienne faisant scission[19]. Les Thébains, se voyant condamnés par cette sentence, refusèrent d’en subir les conséquences et attaquèrent les Athéniens au moment de leur retour, mais ils essuyèrent une défaite complète : manque de foi que les Athéniens vengèrent en réunissant à Platée la portion du territoire thêbain située au sud de l’Asôpos, et faisant de cette rivière la limite entre les deux pays. Par ce succès, toutefois, les Athéniens ne gagnèrent rien que l’inimitié de la Bœôtia, — comme l’avait prévu Kleomenês. On verra que leur alliance avec Platée, continuée longtemps, et présentant dans le cours de cette histoire plusieurs incidents intéressants qui éveillent nos sympathies, ne causa, si nous exceptons une seule occasion magnifique[20], que des embarras à une des deux parties, sans suffire comme protection pour l’autre.

Cependant Kleomenês était retourné à Sparte plein de ressentiment contre les Athéniens, et déterminé à les punir aussi bien qu’à établir son ami Isagoras comme despote pour régner sur eux. Toutefois, ayant été instruit, par une expérience humiliante, que c’était un projet difficile à exécuter, il ne voulut pas faire cette tentative sans avoir réuni une armée considérable. Il convoqua des alliés de tous les divers États du Péloponnèse, sans toutefois oser leur faire connaître ce qu’il était sur le point d’entreprendre. En même temps il concertait des mesures avec les Bœôtiens et les Chalkidiens d’Eubœa pour une invasion simultanée de l’Attique de tous les côtés. Il paraît qu’il avait une plus grande confiance dans leurs dispositions hostiles à l’égard d’Athènes que dans celles des. Péloponnésiens ; car il ne craignit pas de leur apprendre son dessein, — et probablement les Bœôtiens étaient irrités de la récente intervention d’Athènes dans l’affaire de Platée. Aussitôt que ces préparatifs furent achevés, les deux rois de Sparte, Kleomenês et Demaratos, se mirent h la tête de l’armée péloponnésienne combinée, entrèrent en Attique et s’avancèrent aussi loin qu’Eleusis sur la route d’Athènes. Mais quand les alliés vinrent à savoir le but pour lequel on les voulait employer, un esprit de mécontentement se manifesta parmi eux. Ils n’avaient pas de sentiment hostile à l’égard d’Athènes, et les Corinthiens particulièrement, disposés favorablement plutôt qu’autrement envers cette cité, résolurent de ne pas avancer plus loin, retirèrent du camp leur contingent, et retournèrent chez eux. En même temps, le roi Demaratos, soit qu’il partageât le mécontentement général, soit qu’il fût mû par quelque jalousie contre son collègue qui ne s’était pas manifestée auparavant, renonça aussi à l’entreprise. Ces deux exemples, agissant sur le sentiment préexistant’ des alliés en général, et que tout le camp se sépara et retourna dans ses foyers sans coup férir[21].

Nous pouvons faire remarquer ici que c’est le premier exemple connu dans lequel Sparte paraisse en réalité comme chef reconnu d’une alliance péloponnésienne obligatoire[22], convoquant des contingents des cités qui devaient être placés sous le commandement de son roi. Son autorité, reconnue antérieurement en théorie, devient actuellement une réalité, mais d’une manière peu satisfaisante, au point de prouver la nécessité de précautions et d’un concert préalable, — qui, comme on le verra, ne se firent pas attendre longtemps.

Conformément au plan concerté, les Bœôtiens et les Chalkidiens attaquèrent l’Attique en même temps que Kleomenês y entrait. Les premiers s’emparèrent d’Œnoê et d’Hysiæ, les dêmes frontières de l’Attique sur le côté qui regarde Platée ; tandis que le second attaquait la frontière nord-est qui fait face à l’Eubœa. L’Attique étant envahie de trois côtés, les Athéniens furent dans un danger sérieux et se virent forcés de concentrer toutes leurs forces à Éleusis contre Kleomenês, laissant les Bœôtiens et les Chalkidiens sans que personne leur tint tête. Mais le départ inattendu de l’armée d’invasion du Péloponnèse fut leur délivrance, et leur permit de tourner toute leur attention sur l’autre frontière. Ils s’avancèrent en Bœôtia jusqu’au détroit appelé Euripos, qui sépare ce pays de l’Eubœa, dans l’intention de prévenir la jonction des Bœôtiens et des Chalkidiens, et d’attaquer d’abord les derniers séparément. Mais l’arrivée des Bœôtiens amena un changement dans leur plan ; ils attaquèrent les Bœôtiens les premiers, et gagnèrent une victoire du caractère le plus complet, — tuant un nombre considérable d’ennemis et faisant sept cents prisonniers. Précisément le même jour, ils franchirent le détroit, descendirent en Eubœa, attaquèrent les Chalkidiens, et remportèrent une autre victoire si décisive qu’elle termina la guerre tout d’un coup. Un grand nombre de Chalkidiens, aussi bien que de Bœôtiens, furent pris et conduits enchaînés à Athènes, on, après un certain temps de détention, ils furent à la fin rachetés pour une rançon de deux mines par homme. Le dixième de la somme obtenue ainsi fut consacré à la fabrication d’un char et de quatre chevaux de bronze, qui furent placés dans l’acropolis pour rappeler la victoire. Hérodote vit ce trophée quand il était à Athènes. Il vit aussi, ce qui était un trophée encore plus parlant, les mêmes chaises dont les prisonniers avaient été chargés, montrant par leur aspect le dommage souffert lorsque l’acropolis fut incendiée par Xerxès : une inscription de quatre vers décrivait les offrandes et constatait la victoire qui en était la source[23].

Cette victoire eut une autre conséquence de quelque importance. Les Athéniens établirent un corps de quatre mille de leurs citoyens comme Klêruchi — κληροΰχοι(possesseurs de lots) ou colons sur les terres des riches oligarques chalkidiens appelés les Hippobotæ, — qui avaient probablement des propriétés dans la fertile plaine de Lêlanton entre Chalkis et Eretria. C’est là un système que : nous trouverons ci-après suivi d’une manière étendue par les Athéniens au temps de leur puissance, en partie dans la pensée de pourvoir leurs plus pauvres citoyens, — en partie pour servir comme de garnison au milieu d’une population soit hostile, soit d’une fidélité douteuse. Ces Klêruchi attiques (je ne puis trouver d’autre nom pour les désigner) ne perdirent pas leur droit de naissance comme citoyens athéniens. Ce n’étaient pas des colons dans le sens grec du mot, et ils étaient connus sous un nom totalement différent, — mais ils correspondaient de très près aux colonies anciennement établies par Rome dans les pays conquis. L’accroissement de la population plus pauvre se faisait toujours sentir plus ou moins péniblement dans chaque cité grecque ; en effet, bien que la population collective ne semble jamais s’être accrue très vite, cependant la multiplication des enfants dans les familles pauvres nécessita la subdivision des lots plus petits de terre, jusqu’à ce qu’enfin ils devinssent insuffisants pour la subsistance ; et les personnes ainsi appauvries trouvaient de la difficulté à se procurer des moyens de vivre par d’autres voies, d’autant plus que le travail pour les classes plus riches était surtout exécuté par des esclaves importés. Sans doute quelques familles, possédant des propriétés foncières, s’éteignirent. Cependant cela ne profita nullement aux petits propriétaires plus pauvres ; car les terres rendues vacantes passèrent, non pas à eux, mais par héritage, ou legs, ou mariage, à d’autres propriétaires jouissant dans le plus grand nombre des ras d’une position aisée, — puisque les familles opulentes se mariaient habituellement entre elles. Plus tard, dans un moment favorable, j’entrerai plus complètement dans cette question, — le grand et sérieux problème de la population, tel qu’il intéressait les communautés grecques en général, et tel qu’il fut traité en théorie par les puissants esprits de Platon et d’Aristote : — à présent il suffit de mentionner que les nombreuses klêruchiae envoyées par Athènes, et dont celle de l’Eubœa fut la première, provinrent dans une large mesure de la multiplication de la population plus pauvre que sa puissance étendue s’appliquait à pourvoir. Nous ne trouverons pas toujours sa conduite subséquente en vue du même objet aussi justifiable que le cas dont nous nous occupons maintenant, qui résulta naturellement, suivant les idées du temps, du succès qu’elle obtint sur les Chalkidiens.

Cependant la guerre entre Athènes et Thèbes avec ses alliés bœôtiens durait encore, au grand désavantage souvent répété de cette dernière, lorsque enfin les Thêbains, au désespoir, envoyèrent demander avis à l’oracle Delphien, et repurent l’ordre de solliciter l’aide de ceux qui étaient les plus rapprochés d’eux[24]. Comment (répondirent-ils) pouvons-nous obéir ? Nos plus proches voisins de Tanagra, de Korôneia et de Thespiæ, nous prêtent maintenant, et nous ont prêté dès le commencement, toute l’aide qui était en leur pouvoir. Toutefois, un Thêbain ingénieux, venant au secours de ses concitoyens dans l’embarras, pénétra dans les profondeurs de la légende et en tira un sens heureux. Les plus proches de vous (dit-il) sont les habitants d’Ægina ; car Thêbê (l’éponyme de Thèbes) et Ægina (l’éponyme de cette île) étaient deux soeurs, filles d’Asôpos. Envoyons demander assistance aux Æginètes. Si sa subtile interprétation (fondée sur ce qu’ils avaient une même origine légendaire) ne convainquit pas tout d’un coup tous ceux qui l’entendirent, du moins personne n’en avait une meilleure à suggérer. On députa immédiatement des ambassadeurs aux Æginètes, qui, en réponse à une demande fondée sur des droits légendaires, envoyèrent au secours des Thêbains un renfort d’auxiliaires légendaires, mais vénérés, — les héros Æakides. On nous laisse supposer qu’il s’agit ici de leurs images. Ce fut en vain cependant que la gloire et la présence supposée des Æakides, Telamôn et Pêleus, furent introduites dans le camp Thébain. La victoire resta encore du côté d’Athènes ; de sorte que les Thêbains, découragés, envoyèrent de nouveau à Ægina, rendant les héros[25] et demandant une aide d’un caractère plus humain et plus positif. On fit droit à leur requête, et les Æginètes commencèrent la guerre contre Athènes, sans même lé préliminaire convenable d’un héraut et d’une déclaration[26].

Cette remarquable ambassade nous fait connaître pour la première fois les Dôriens d’Ægina, oligarchiques, opulents, adonnés au commerce et puissants sur mer, mais dans les temps reculés, plus analogues à Corinthe qu’à toute autre des cités appelées Dôriennes. Les hostilités qu’ils commencèrent alors contre Athènes sans provocation, — réprimées par Sparte au moment critique de la bataille de Marathôn, — éclatant ensuite de nouveau, — et calmées pendant un moment par les communs dangers de l’invasion persane sous Xerxès, ne furent apaisées que par la conquête de l’île, environ vingt ans après cet événement, et par l’expulsion et la destruction de ses habitants. Il avait existé, il est vrai, selon Hérodote[27] ; entre Athènes et Ægina, une très ancienne querelle, qu’il expose dans un singulier récit où se mêlent la religion, la politique ; l’exposé d’anciennes coutumes, etc. Mais à l’époque où les Thêbains sollicitèrent une aide d’Ægina, cette dernière était en paix avec Athènes. Les Æginètes employèrent leur flotte, puissante pour le temps, à ravager Phalêron (Phalère) et les dêmes maritimes de l’Attique, et les Athéniens n’avaient pas encore de flotte à leur opposer[28]. Il est probable que l’effet désiré fut produit ; c’était de détourner une portion de l’armée athénienne de la guerre contre la Bœôtia, et de soulager ainsi Thèbes partiellement ; mais la guerre d’Athènes contre les deux peuples continua pendant un temps considérable, bien que nous n’ayons pas de renseignements relativement à ses détails.

Dans l’intervalle, l’attention d’Athènes fut détournée de ces ennemis combinés par un orage plus redoutable qui menaçait d’éclater sur elle du côté de Sparte. Kleomenês et ses compatriotes, pleins de ressentiment de la dernière et honteuse désertion d’Éleusis, furent encore plus irrités par la découverte qu’ils avaient faite récemment, à ce qu’il parait, qu’on s’était procuré frauduleusement les ordres de la prêtresse de Delphes pour chasser Hippias d’Athènes[29]. De plus, Kleomenês, quand il était enfermé dans l’acropolis de cette ville, y avait trouvé les diverses prophéties antérieurement amassées ‘par les Pisistratides, et dont un grand nombre annonçaient des événements extrêmement désastreux pour Sparte. Et tandis que les récentes et brillantes manifestations de courage et des victoires répétées, du côté d’Athènes, semblaient indiquer qu’il était possible que ces prophéties se réalisassent, Sparte avait à se reprocher d’avoir, par suite de la conduite insensée et funeste de Kleomenês, annulé l’effet de soli secours antérieur contre les Pisistratides, et d’avoir ainsi perdu ce retour de gratitude qu’autrement les Athéniens auraient, témoigné. Sous de telles impressions, les autorités spartiates firent la démarche remarquable d’appeler Hippias de sa résidence de Sigeion dans le Péloponnèse, et de convoquer des députés de tous leurs alliés à une assemblée à Sparte.

La convocation faite ainsi mérite d’être signalée comme étant le commencement d’une nouvelle ère dans la politique grecque. L’expédition antérieure de Kleomenês contre l’Attique nous présente le premier exemple connu de l’hégémonie spartiate passant de la théorie à la réalité : cette expédition échoua ; parce que les alliés, bien que disposés à suivre, ne voulurent pas suivre en aveugles, ni être transformés en instruments pour l’exécution de desseins qui répugnaient à leurs sentiments. Sparte avait alors appris, pour s’assurer leur concours dévoué, combien il était nécessaire de leur faire connaître ce qu’elle avait en vue, de manière à s’assurer au moins qu’elle n’avait pas d’opposition décidée à craindre. Ici donc est la troisième phase dans le mouvement spontané de la Grèce vers une union systématique, bien qu’imparfaite, de ses nombreuses unités autonomes : d’abord nous avons l’autorité spartiate suggérée en théorie, par suite d’un concours de circonstances qui lui attire l’admiration de toute la Grèce, — pouvoir, éducation incomparable, ancienneté non interrompue, etc. ; ensuite la théorie devient une réalité, encore grossière et sans forme ; enfin la réalité se revêt de formalités et est précédée de discussion et de détermination. La première convocation des alliés à Sparte, en vue d’avoir un objet commun soumis à leur examen, peut bien être considérée comme un événement important clans l’histoire politique grecque ; la conduite tenue à cette convocation n’est’ pas moins importante, comme indice de la manière dont les Grecs de cette époque sentaient et agissaient, et elle ne doit pas être oubliée comme contraste avec des temps qui seront à décrire ci-après.

Hippias ayant été présenté aux alliés assemblés, les Spartiates exprimèrent leur regret de l’avoir détrôné, — leur ressentiment et leurs alarmes au sujet de l’insolence toute nouvelle d’Athènes[30], déjà sentie par ses voisins immédiats, et menaçant tous les États représentés dans la réunion, — et leur désir de rétablir Hippias, non moins comme réparation du tort passé que comme moyen, par son gouvernement, de garder Athènes dans un état d’abaissement et de dépendance. Mais la proposition, bien qu’émanant de Sparte, fut écoutée par les alliés avec un sentiment commun de répugnance. Ils n’avaient pas de sympathie pour Hippias, — aucun éloignement pour Athènes, et encore moins de crainte d’elle, — et une haine profonde pour le caractère d’un despote. L’esprit dont avaient été animés les contingents armés à Éleusis reparaissait maintenant parmi les députés réunis à Sparte, et les Corinthiens prirent de nouveau l’initiative. Leur député Sosiklês protesta contre le projet du ton le plus ardent et le plus indigné. Aucun langage ne peut être plus fort que la longue harangue qu’Hérodote met dans sa bouche, harangue dans laquelle sont répandus les amers souvenirs dominant à Corinthe au sujet de Kypselos et de Périandre. Assurément le ciel et la terre sont près de changer de place,les poissons viennent séjourner sur la terre ferme, et les hommes vont habiter la mer,quand vous, Spartiates, vous proposez de renverser les gouvernements populaires et d’établir dans les cités cet être méchant et sanguinaire appelé Despote[31]. Commencez par en essayer pour vous-mêmes à Sparte, et ensuite imposez-le à d’autres si vous pouvez ; vous n’avez pas éprouvé, comme nous, les maux qu’il cause, et vous avez bien soin de l’éloigner de vous. Nous vous adjurons par les dieux communs de la Hellas, n’établissez pas de despotes dans ses cités ; si vous persistez dans un projet si méchant, sachez que les Corinthiens ne vous seconderont pas.

Cet appel animé fut accueilli par un cri d’approbation et de sympathie de la part des alliés. Tous d’un commun accord s’unirent avec Sosiklês pour adjurer les Lacédæmoniens[32] de ne révolutionner aucune cité hellénique. Personne n’écouta Hippias quand il répliqua et avertit les Corinthiens que le temps viendrait où eux, plus que tout autre peuple, redouteraient et abhorreraient la démocratie athénienne, et souhaiteraient le retour des Pisistratides. Il savait bien (dit Hérodote) que cela serait, puisqu’il connaissait les prophéties mieux que qui que ce fût ; niais personne ne le crut, et il fut forcé de retourner à Sigeion, les Spartiates n’osant pas épouser sa cause contre le sentiment déterminé des alliés[33].

Ce sentiment déterminé mérite d’être signalé, parée qu’il marque la phase présente de l’esprit hellénique ; cinquante ans plus tard, on le trouvera considérablement changé. La haine pour le gouvernement d’une seule personne et le souvenir amer d’hommes tels que Kypselos et Périandre sont maintenant les cordes qui vibrent dans une assemblée de députés grecs. L’idée d’une révolution (impliquant par là un changement organique et compréhensif de ce que désapprouve le parti qui emploie le mot) consiste à substituer une seule personne permanente à la place de ces magistrats et de ces assemblées périodiques qui étaient l’attribut commun de l’oligarchie et de la démocratie ; l’opposition entre ces deux dernières est encore à l’arrière-plan, et il ne règne ni crainte d’Athènes, ni haine de la démocratie athénienne. Rais quand nous arrivons à la période précédant immédiatement la guerre du Péloponnèse, nous trouvons renversé l’ordre de priorité entre ces deux sentiments. Le sentiment antimonarchique n’a pas péri, niais a été étouffé par d’autres antipathies politiques plus récentes, — l’opposition entre la démocratie et l’oligarchie étant devenue non pas, il est vrai, le seul sentiment, mais le sentiment le plus fort, dans les esprits des politiques grecs en général, et l’âme d’un mouvement actif de parti. De plus, une haine du caractère le plus mortel avait grandi contre Athènes et sa démocratie, particulièrement dans les petits-fils de ces mêmes Corinthiens qui se présentent maintenant comme ses amis pleins de sympathie pour elle. Le remarquable changement de sentiment signalé ici ne se montre nulle part d’une manière aussi frappante que quand nous comparons l’allocution du Corinthien Sosiklês, rapportée à l’instant, avec le discours des envoyés corinthiens à Sparte immédiatement avant la guerre du Péloponnèse, tel que nous le donne Thucydide[34]. Il sera bientôt pleinement expliqué par les événements intermédiaires, par l’accroissement de la puissance athénienne, et par le développement encore plus miraculeux de l’énergie athénienne.

Ce développement, fruit de la démocratie nouvellement établie aussi bien que cause de sa durée et de son agrandissement, continua à faire des progrès pendant toute la période signalée à l’instant ; mais sa première explosion inattendue, sous la constitution kleisthénéenne et après l’expulsion d’Hippias, est décrite par Hérodote en termes trop énergiques pour être omis. Après avoir raconté les victoires successives des Athéniens sur les Bœôtiens et les Chalkidiens, cet historien ajoute : C’est ainsi que les Athéniens grandirent en force. Et nous pouvons trouver, non seulement dans cet exemple, mais partout ailleurs, une preuve qui démontre combien la liberté est chose précieuse ; puisque même les Athéniens, tandis qu’ils étaient sous un despote, ne furent supérieurs à la guerre à aucun de leurs voisins environnants ; mais aussitôt qu’ils furent débarrassés de leurs despotes, ils devinrent de beaucoup les premiers de tous. Ces choses montrent que pendant qu’ils étaient tenus dans l’abaissement par un seul homme, ils étaient lâches et timides, comme des hommes travaillant pour un maître ; mais quand ils furent délivrés, chacun d’eux isolément devint plus empressé à faire des efforts dans son propre intérêt. La même comparaison reparaît peu de temps après, quand il nous dit que les Athéniens, quand ils furent libres, se sentirent les égaux de Sparte ; mais tandis qu’ils furent abaissés sous le despotisme d’un seul homme, ils furent faibles et prêts a être soumis[35].

F On ne peut trouver d’expressions plus fortes pour dépeindre la rapide amélioration opérée dans le peuple athénien par sa, nouvelle démocratie. Naturellement elle n’eut pas seulement pour cause la suspension de cruautés antérieures, ou des lois meilleures, ou une meilleure administration. C’étaient là, il est vrai, des conditions essentielles, mais ici la cause active de transformation était le principe et le système dont ces amendements formaient le détail : la grande et nouvelle idée du Peuple souverain-, composé de citoyens libres et égaux — ou liberté et égalité, pour employer des mots qui ont si profondément remué la nation française il y a un demi-siècle. Ce fut cette idée politique compréhensive qui agit avec un effet électrique sur les Athéniens, créant en eux une foule de sentiments, de motifs, de sympathies et d’aptitudes, auxquels ils avaient été étrangers auparavant. La démocratie dans l’antiquité grecque possédait le privilège non seulement d’allumer un attachement ardent et unanime pour la constitution dans le coeur des citoyens, mais encore de créer une énergie d’action publique et privée, telle qu’on en aurait jamais obtenu sous une oligarchie, où tout ce qu’on pouvait espérer était une obéissance et un acquiescement passifs. M. Burke a fait remarquer que la niasse du peuple est en général très indifférente aux théories de gouvernement ; mais on ne peut guère s’attendre à trouver cette indifférence (bien que clés améliorations dans le jeu pratique de tous les gouvernements tendent à la nourrir) parmi un peuple qui montre une activité et une ardeur intellectuelles prononcées sous d’autres rapports ; et le contraire était incontestablement vrai, l’an 500 avant J.-C., clans les communautés de l’ancienne Grèce. Les théories de gouvernement n’y étaient rien autre chose qu’une lettre morte : elles se rattachaient aux émotions du caractère le plus fort aussi bien que le plus opposé. La théorie d’un seul maître permanent, par exemple, était universellement odieuse ; celle d’un petit nombre de gouvernants, bien qu’on y acquiesçât, ne fut jamais attrayante, à moins qu’elle ne fût associée au maintien d’une éducation et d’habitacles particulières, comme à Sparte ; ou qu’elle se présentât comme le seul contraste à opposer à la démocratie, cette dernière étant, par des raisons particulières, devenue -un objet de terreur. Mais la théorie de la démocratie était au plus haut degré séduisante, créant dans la masse des citoyens un grand attachement positif, et les disposant à agir et à souffrir volontairement pour elle, ce que ne pouvait arracher aucune violence de la part d’autres gouvernements. Hérodote[36], dans la comparaison qu’il fait des trois sortes de gouvernement, met au premier rang des avantages de la démocratie son très magnifique nom et ses très belles promesses ; — son pouvoir d’engager les cœurs des citoyens à la défense de leur constitution, et de fournir à tous un lien commun d’union et de fraternité. C’est ce que même la démocratie ne faisait pas toujours. Mais c’était ce qu’aucun autre gouvernement en Grèce ne pouvait faire ; raison qui suffit seule pour la caractériser comme le meilleur gouvernement, et présentant la plus grande chance de résultats avantageux, pour une communauté grecque. Chez les citoyens athéniens, certainement, elle produisit une force. et une unanimité de sentiment politique positif, telles qu’on en a vu rarement de pareilles dans l’histoire de l’humanité, sentiment qui excite notre surprise et notre admiration, surtout si nous le comparons avec l’apathie qui avait précédé, et qui même est impliquée comme l’état naturel de l’esprit public dans la fameuse proclamation de. Solôn contre la neutralité clans une sédition[37]. Parce qu’il se trouve que la démocratie n’est pas du goût de la plupart des lecteurs modernes, ils ont été accoutumés à regarder ce sentiment décrit ici seulement dans ses manifestations les moins honorables, — dans les caricatures d’Aristophane, ou dans les lieux communs vides de sens des rhéteurs. Mais ce n’est pas de cette manière qu’on doit mesurer la force, l’ardeur ou la valeur obligatoire du sentiment démocratique à Athènes. Nous devons l’entendre tel qu’il est exprimé par Periklês[38], tandis que celui-ci impose énergiquement au peuple les devoirs actifs pour l’accomplissement desquels ce sentiment faisait à la fois sentir l’aiguillon et donnait le courage ; ou par l’oligarque Nikias clans le port de Syracuse, quand il s’efforce de raviver la valeur de ses troupes désespérées pour une dernière lutte à mort, et, quand il fait appel à leur patriotisme démocratique comme à la seule flamme qui vive et brûle encore même dans ce moment d’angoisses[39]. A partir de l’époque de Kleisthenês, la création de ce puissant et nouvel élan fait une entière révolution dans le caractère athénien ; et si le changement se présentait encore d’une manière saillante aux yeux d’Hérodote, il doit avoir encore été bien plus senti par les contemporains au milieu desquels il s’effectua.

L’attachement d’un citoyen athénien à sa constitution démocratique comprenait deux veines distinctes de sentiment : d’abord ses droits, protection et avantages qui en dérivaient, — en second lieu, ses obligations d’efforts et de sacrifices à l’égard d’elle et par rapport à elle. Ni l’une ni l’autre de ces deux veines de sentiment ne furent jamais complètement absentes ; mais selon que l’une ou l’autre était présente à des moments différents dans des proportions variables, le patriotisme du citoyen était un sentiment bien différent. Ce que fait remarquer Hérodote, ce sont les efforts extraordinaires de coeur et de bras que faisaient soudainement les Athéniens, — la puissance du sentiment actif dans toute la masse des citoyens. Nous ferons observer des preuves même plus mémorables du même phénomène en traçant l’histoire depuis Kleisthenês jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse : nous trouverons une série d’événements et de motifs éminemment calculés pour stimuler ce travail et cette discipline volontaires et personnels que l’ancienne démocratie avait d’abord fait naître. Mais, à mesure que nous avancerons, depuis le rétablissement de la démocratie après les Trente Tyrans jusqu’au temps de Démosthène — je me permets cette brève anticipation, dans la conviction qu’une période de l’histoire grecque ne peut être entièrement comprise que si on la compare avec une autre, — nous trouverons un changement sensible dans le patriotisme athénien. Le sentiment actif d’obligation n’opère relativement pas ; — le citoyen, il est vrai, a un vif sentiment de la valeur de la démocratie en tant que protégeant sa personne et lui assurant des droits importants, et il est en outre disposé à accomplir à son égard les devoirs légaux de sa sphère ordinaire ; mais il la considère comme une chose établie, et capable de se maintenir dans une mesure légitime d’ascendant étranger, sans efforts personnels semblables à ceux que ses ancêtres s’imposaient avec plaisir. Les discours de Démosthène contiennent de tristes preuves de ce ton de patriotisme changé, — de cette langueur, de cette paralysie, de cette habitude de compter sur d’autres pour agir, qui précédèrent la catastrophe de Chæroneia, nonobstant un entier attachement conservé à la démocratie comme source de protection et de bon gouvernement[40]. Cette même activité surnaturelle que les alliés de Sparte, au commencement de la guerre du Péloponnèse, dénonçaient à la fois et admiraient dans les Athéniens, est signalée par l’orateur comme appartenant maintenant à leur ennemi Philippe. De telles variations dans l’échelle de l’énergie nationale règnent dans l’histoire, dans la moderne aussi bien que dans l’ancienne ; mais quant à ce qui regarde l’histoire grecque particulièrement, elles ne peuvent jamais être négligées. Car une certaine mesure, non seulement d’attachement politique : positif, mais encore de dévouement volontaire actif, d’activité militaire et d’effort personnel, était la condition indispensable pour maintenir une autonomie hellénique, soit à Athènes, soit ailleurs, et elle le devint bien plus que jamais, quand les Macédoniens furent une fois organisés sous un prince entreprenant et à demi hellénisé-La démocratie fut la première cause créatrice de cette étonnante énergie personnelle et multiple qui signala le caractère athénien pendant un siècle à partir de Kleisthenês ; si cette même activité ultra-hellénique ne dura pas plus longtemps, ce fait doit être rapporté à d’autres causes qui seront expliquées ci-après en partie. Aucun système de gouvernement, même en le supposant beaucoup meilleur et plus exempt de fautes que la démocratie athénienne, ne peut jamais prétendre à accomplir sa fin légitime séparément du caractère personnel du peuple, ou à remplacer la nécessité de la vertu et de l’énergie individuelles. Pendant le demi-siècle qui précède immédiatement la bataille de Chæroneia, les Athéniens avaient perdu cette remarquable énergie qui les distinguait pendant le premier siècle dé leur démocratie, et ils étaient tombés beaucoup plus près du niveau des autres Grecs, avec lesquels ils étaient obligés de fléchir en commun sous l’oppression d’un ennemi étranger. Je mentionne ici brièvement leur dernière période de langueur, en opposition avec la première explosion d’ardeur démocratique sous Kleisthenês qui se manifesta alors ; — sentiment qui, comme on le verra à mesure que nous avancerons, continue pendant une période plus longue que celle que l’on aurait pu raisonnablement prévoir, mais qui était monté sur un ton trop haut pour devenir un attribut perpétuel et inhérent à une communauté quelconque.

 

 

 



[1] Andocide, De Mysteriis, c. 12, p. 13. Conformément à la licence habituelle quand il s’agit du nom de Solôn, ceci a été appelé une loi de Solôn (v. Petit, Leg. Att., p. 188), bien que ce ne puisse certainement pas être plus ancien que Kleisthenês.

Privilegia ne irroganto, disait la loi des Douze Tables à Rome (Cicéron, Leg., III, 4-19).

[2] Aristote et Philochore, ap. Photium. App., p. 672 et 675, éd. Porson.

Il semblerait plutôt par ce passage que l’ostracisme ne fut jamais formellement abrogé ; et que même dans les temps plus récents, auxquels a trait la description d’Aristote, on censurait encore la coutume de proposer la question de savoir si la sûreté publique demandait un vote d’ostracisme, longtemps après qu’il n’était plus en usage et qu’il était oublié.

[3] Philochore, ut supra ; Plutarque, Aristeidês, c. 7 ; Schol. ad. Aristophane, Equit., 851 ; Pollux, VIII, 19.

Il y a une différence d’opinion parmi les autorités aussi bien que parmi les interprètes sur la question de savoir si le minimum de six mille s’applique aux votes donnés en tout, ou aux votes donnés contre un sent nom. J’adopte la dernière opinion, qui est appuyée par Philochore, Pollux et le Scholiaste d’Aristophane, quoique Plutarque défende la première. Bœckh, dans son Economie politique d’Athènes, et Wachsmuth (I, 1, p. 272) sont en faveur de Plutarque et de la première opinion ; Paradys (Dissert. de Ostr., p. 25), Platner et Hermann (v. K. F. Hermann, Lehrbuch der Gr. Staatsalt., c. 130, not. 6) soutiennent l’autre, qui me semble la seule juste.

Car le but, déclaré d’une manière si peu équivoque, de la loi générale déterminant le minimum absolu nécessaire pour un privilegium, ne serait en aucune sorte atteint, si l’on avait admis que la simple majorité des votes, parmi six mille votants en tout, eût son effet. Une personne pouvait alors être condamnée à l’ostracisme avec un très petit nombre de votes contre elle, et sans créer aucune présomption raisonnable qu’elle fût dangereuse à la constitution ; ce qui n’était aucunement ni le but de Kleisthenês, ni l’opération bien comprise de l’ostracisme, tant qu’il continua d’être une réalité.

[4] Le jeu pratique de l’ostracisme se présente comme une lutte entre deux chefs rivaux, accompagnée de chance de bannissement pour tous les deux. Plutarque, Periklês, c. 14 ; cf. Plutarque, Nikias, c. 11.

[5] Il n’est nécessaire dans cette remarque de signaler ni l’oligarchie des Quatre Cents, ni celle des Trente, appelés les Trente Tyrans, établis dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse et après que l’ostracisme eut été discontinué. Ni l’un ni l’autre de ces changements ne fut accompli par l’ascendant excessif d’un homme ou d’un petit nombre ; tous deux provinrent des embarras et des dangers d’Athènes dans la dernière période de sa grande guerre étrangère.

[6] Aristote (Politique, III, 8, 6) semble reconnaître la nécessité politique de l’ostracisme, en tant qu’appliqué même à une supériorité manifeste de richesse, de relations, etc. (qu’il distingue positivement d’une supériorité de mérite et de caractère), et d’après des principes de symétrie seulement, même séparément de desseins dangereux de la part de l’esprit supérieur. Un peintre (fait-il observer) ne permettra pas qu’un pied, dans le portrait qu’il fait d’un homme, soit d’une grandeur disproportionnée avec le corps entier, bien que, pris séparément, il puisse être bien peint ; et le maître de choeur ne souffrira pas qu’une seule voix, quelque belle qu’elle soit, prédomine sur le reste au delà d’une certaine proportion.

Cependant sa conclusion finale est que le législateur doit, s’il est possible, édifier sa constitution de manière à, n’avoir pas besoin de ce remède exceptionnel ; mais s’il ne peut le faire, la mesure la meilleure en second lieu à appliquer est l’ostracisme. Cf. aussi V, 2, 5.

Le dernier siècle de la démocratie athénienne libre réalisa la première de ces alternatives.

[7] Plutarque, Nikias, c. 11 ; Harpocration, v. Ίππαρχος.

[8] Lysias, cont. Alcibiade A., c. 11, p. 143 ; Harpocration, v. Άλκιβιάδης ; Andocide, Cont. Alcibiade, c. 11, 12, p. 129, 130. Ce dernier discours peut donner une preuve quant aux faits qui y sont mentionnés, bien que je ne puisse imaginer qu’il soit authentique ou qu’il appartienne an temps auquel il déclare se rapporter, comme je l’ai fait observer dans une note précédente.

[9] Plutarque, Periklês, c. 4 ; Aristeidês, c. 1.

[10] Ælien, V. H., XIII, 24 ; Herakleidês, περί πολιτειών, c. 1, éd. Koehler.

[11] Plutarque, Themistoklês, 22 ; Aristeidês, 7. V. les mêmes opinions répétées par Wachsmuth, Hellenische Alterthumskunde, ch. 48, vol. I, p. 272, et par Platuer, Prozess und Klag. bei den Attikern, vol. I, p. 386.

[12] Thucydide, VIII, 73.

[13] Kratinos, ap. Plutarque, Periklês, c. 13. — Au sujet des attaques dirigées contre Damôn par les auteurs comiques, v. Plutarque, Periklês, c. 4.

[14] Diodore, XI, 55-87. Cet auteur décrit très imparfaitement l’ostracisme athénien, en lui appliquant apparemment les particularités du pétalisme syracusain.

[15] Aristote, Politique, III, 8, 4 ; V, 5, 2.

[16] Hérodote, V, 70-72. Cf. Schol. ad Aristophane, Lysist., 274.

[17] Hérodote, V, 73.

[18] Thucydide, III, 61.

[19] Hérodote, VI, 108. C’est là une circonstance importante, par rapport au sentiment politique grec ; je m’en occuperai ci-après.

[20] Hérodote, VI, 108. Thucydide (III, 58), en racontant la prise de Platée par les Lacédæmoniens dans la troisième année de la guerre du Péloponnèse, dit que l’alliance entre Platée et Athènes était alors dans sa quatre-vingt-treizième année de date ; calcul d’après lequel elle commencerait dans l’année 519 avant J.-C., où M. Clinton et d’autres chronologistes la placent.

J’ose croire que les circonstances immédiates, telles qu’elles sont racontées dans le texte d’Hérodote (on ne peut déterminer si Thucydide les comprenait de la même manière), qui amenèrent l’union de Platée avec Athènes, ne peuvent s’être produites en 519 avant J.-C., mais doivent être arrivées après l’expulsion d’Hippias d’Athènes, en 510 avant J.-C. — pour les raisons suivantes :

1° Il n’est point fait mention d’Hippias, qui cependant, si l’événement était survenu en 519 avant J.-C., aurait dû être la personne appelée à décider si les Athéniens assisteraient Platée ou non. Les envoyés platæens se présentent à un sacrifice publie dans l’attitude de suppliants, de manière à toucher les sentiments des citoyens athéniens en général. Si Hippias avait été despote alors, il aurait été la personne qu’il fallait se rendre favorable et déterminer pour ou contre l’assistance.

2° Nous ne connaissons pas de cause qui aurait amené Kleomenês avec une armée lacédæmonienne près de Platée dans l’année 519 avant J.-C. ; nous savons par le renseignement d’Hérodote (V, 76), qu’aucune expédition lacédæmonienne contre l’Attique ne s’effectua à cette époque. Mais, dans l’année à laquelle j’ai rapporte l’événement, Kleomenês est dans sa marche près du lieu pour un objet connu et assignable. D’après la teneur même du récit, il est évident que Kleomenês et son armée n’étaient pas à dessein en Bœôtia, et qu’il ne se mêlait pas des affaires bœôtiennes au moment où les Platæens sollicitèrent son aide ; car il refuse de s’interposer dans l’affaire, donnant comme raison la grande distance qui sépare Sparte de Platée.

3° De plus, Kleomenês, en engageant les Platæens à solliciter Athènes, ne leur donne pas ce conseil par bonne volonté, mais par le désir d’embarrasser et de tourmenter les Athéniens, en les engageant dans une querelle avec les Bœôtiens. Au moment où j’ai rapporté l’incident, c’était un désir très naturel : il était fâché, et peut-être alarmé, des événements récents qui avaient amené son expulsion d’Athènes. Mais qu’y avait-il qui pût lui faire éprouver un tel sentiment contre Athènes pendant le règne d’Hippias ? Ce despote était dans les termes de l’intimité la plus étroite avec Sparte : les Pisistratides étaient (Hérodote, V, 63, 90, 91) les hôtes particuliers des Spartiates, qui ne furent amenés à prendre parti contre Hippias que par une obéissance forcée aux oracles que Kleisthenês obtint les uns après les autres. Conséquemment le motif assigné par Hérodote, pour l’avis donné aux Platæens par Kleomenês, ne peut s’appliquer au temps où Hippias était encore despote.

4. Hérodote n’a pas cru que la victoire gagnée par les Athéniens sur Thèbes eût été remportée avant l’expulsion d’Hippias ; cela est évident d’après l’opposition expresse qu’il établit entre leur esprit et leurs succès guerriers quand ils furent délivrés des despotes, et leur timidité ou lâcheté sous la domination d’Hippias (V, 78). L’homme qui écrivait ces lignes ne peut avoir cru que dans l’année 519 avant J.-C., lorsque Hippias jouissait d’un pouvoir absolu, les Athéniens aient remporté une victoire importante sur les Thêbains, détaché une portion considérable du territoire thêbain afin de la réunir à celui des Platæens, et montré dès ce temps et dans la suite leur supériorité constante sur Thèbes en protégeant contre elle sa voisine plus faible.

Ces différentes raisons, en les prenant toutes à la fois, me paraissent démontrer que la première alliance entre Athènes et Platée, telle qu’Hérodote la conçoit et la décrit, ne peut avoir existé avant l’expulsion d’Hippias, en 510 avant J.-C., et m’engagent à croire ou que Thucydide s’est trompé pour la date de cet événement, ou qu’Hérodote n’a pas décrit les faits exactement. Ne voyant aucune raison de soupçonner la description donnée par ce dernier, je me suis éloigné, bien que contre mon gré, de la date donnée par Thucydide.

La demande faite par les Platæens à Kleomenês, et l’avis qu’il leur donne en conséquence, peuvent se rattacher plus convenablement à sa première expédition contre Athènes, après l’expulsion d’Hippias, qu’à la seconde.

[21] Hérodote, V, 75.

[22] Cf. Kortüm, Zur Geschichte Hellenischer Staatsverfassungen, p. 35 (Heidelberg, 1821). — Je doute cependant de l’interprétation qu’il donne des mots d’Hérodote (V, 63).

[23] Hérodote, V, 77 ; Ælien, V. H., VI, 1 ; Pausanias, I, 28, 2.

[24] Hérodote, V, 80.

[25] Dans l’expression d’Hérodote, les héros Æakides sont réellement envoyés d’Ægina et renvoyés réellement par les Thêbains (V, 80, 81).

Justin raconte une demande analogue faite à Sparte par les Lokriens Epizéphyriens (XX, 3) : Territi Locrenses ad Spartanos decurrunt ; auxilium supplices deprecantur ; illi longinquâ militiâ gravati, auxilium a Castore et Polluce petere eos jubent. Neque legati responsum socia ; urbis spreverunt ; profectique in proximum templum, facto sacrificio, auxilium deorum implorant. Litatis hostiis, obtentoque, ut rebantur, quod petebanthaud secus læti quam si deos ipsos secum avecturi essentpulvinaria iis in navi componunt, faustisque profecti ominibus, solatia suis pro auxiliis deportant. En comparant les expressions d’Hérodote à celles de Justin, nous voyons que le premier croit à la présence et à l’action littérales et directes des héros Æakides (les Thêbains renvoyèrent les héros et demandèrent des hommes), tandis que le second réduit l’intervention divine à une pure imagination et à un simple sentiment de la part de ceux auquel on suppose qu’elle est accordée. Tel était le ton de ces auteurs plus récents que suivait Justin ; cf. aussi Pausanias, III, 19, 2.

[26] Hérodote, V, 81, 82.

[27] Hérodote, V, 83-88.

[28] Hérodote, V, 81-89.

[29] Hérodote, V, 90.

[30] Hérodote, V, 90, 91.

[31] Hérodote, V, 92.

[32] Hérodote, V, 93.

[33] Hérodote, V, 93, 94.

[34] Thucydide, I, 68-71, 120-124.

[35] Hérodote, V. 78-91.

[36] Hérodote, III, 80.

L’orateur démocratique à Syracuse, Athënagoras, met aussi ce nom et cette promesse au premier rang des avantages (Thucydide, VI, 39).

[37] V. t. IV, c. 4 de cette histoire, relativement à la déclaration solonienne dont nous parlons ici.

[38] V. les deux discours de Periklês dans Thucydide, II, 35-46, et II, 60-64. Comparez les réflexions de Thucydide sur les deux démocraties d’Athènes et de Syracuse (VI, 69 et VII, 21-55).

[39] Thucydide, VII, 69.

[40] Comparez le remarquable discours des envoyés Corinthiens à Sparte (Thucydide, I, 68-71) avec la φιλοπραγμοσύνη que Démosthène signale si énergiquement dans Philippe (Olynthiac. I, 6, p. 13) ; et Philippic., 1, 2, ainsi que les Philippiques et les Olynthiennes en général.