HISTOIRE DE LA GRÈCE

CINQUIÈME VOLUME

CHAPITRE III — DÉCADENCE DES PHÉNICIENS. - DÉVELOPPEMENT DE CARTHAGE.

 

 

La précédente esquisse de cet important système de nations étrangères, — Phéniciens, Assyriens et Égyptiens, — qui occupaient la portion sud-est du monde habité — οίκουμένη —, tel que le connaissait un ancien Grec, les amène à peu près à l’époque où elles furent toutes absorbées dans le puissant empire des Perses. En suivant la série des événements qui eurent lieu entre 700 et 530 avant J.-C., nous observons un accroissement considérable de pouvoir tant chez les Chaldæens que chez les Égyptiens, et une immense extension de l’activité et du commerce maritime chez les Grecs, — mais nous remarquons en même temps la décadence de Tyr et de Sidon, et en puissance et en trafic. Les armes de Nabuchodonosor réduisirent les cités phéniciennes au même état de dépendance que celui que subirent les cités ioniennes un demi-siècle plus tard de la part de Crésus et de Cyrus ; tandis que les vaisseaux de Milêtos, de Phokæa et de Samos se répandirent graduellement sur toutes ces eaux du Levant qui avaient jadis été exclusivement phéniciennes. Dans l’année 704 avant J.-C., les Samiens ne possédaient pas encore une seule trirème[1] : jusqu’à l’année 630 avant J.-C., pas un seul vaisseau grec n’avait encore visité la Libye. Mais quand nous arrivons à 550 avant J.-C., nous trouvons les vaisseaux ioniens prédominants dans la mer figée, et ceux de Corinthe et de Korkyra maîtres à l’ouest du Péloponnèse : — nous voyons les cités florissantes de Kyrênê et de Barka déjà enracinées en Libye, et le port de Naucratis un actif marché de commerce grec avec l’Égypte. Le commerce par terre — le seul dont l’Égypte eût joui avant Psammétichus, et qui était exclusivement dirigé par des Phéniciens, — est changé en un commercé par mer, auquel les Phéniciens n’avaient qu’une part, et vraisemblablement une part plus petite que les Grecs. De plus, la conquête que fit Amasis de l’île de Kypros, — à demi remplie d’établissements phéniciens et jadis dépendance tributaire de Tyr, — offre un nouveau signe du déclin comparatif de cette grande cité. Dans son commerce avec la mer Rouge et le golfe Persique, elle restait toujours sans compétiteur, les desseins du roi égyptien Néchao ayant avorté. Même du temps d’Hérodote, les épices et l’encens de l’Arabia étaient encore apportés et distribués par les marchands phéniciens seuls[2]. Mais, en général, le développement tant politique qu’industriel de Tyr est maintenant entravé par des obstacles, et comprimé par des rivaux, qui n’avaient pas agi auparavant ; de sorte que le rôle que nous la verrons jouer dans la Méditerranée, pendant tout le cours de cette histoire, n’est plus que subordonné et d’une importance réduite.

Le cours de l’histoire grecque n’est pas affecté directement par ces contrées. Cependant leur influence sur l’esprit grec fut très considérable, et l’ouverture du Nil par Psammétichus constitue une époque dans la pensée hellénique. Elle fournit à leur observation un champ étendu et varié de réalité présente, tandis qu’elle fut en même temps une grande source de ces tendances au mysticisme qui corrompirent un si grand nombra de leurs esprits spéculatifs. Mais c’est à la Phénicie et à l’Assyria que les Grecs doivent deux acquisitions méritant bien une mention spéciale, — l’alphabet, et le premier étalon et la première échelle de poids aussi bien que d’argent monnayé. Nous ne pouvons reconnaître la date précise ni de l’une ni de l’autre de ces deux acquisitions. L’analogie des deux alphabets prouve, sans qu’on puisse le contester, que celui des Grecs vient de celui des Phéniciens, bien que nous ne sachions comment ni dans quel lieu fut fait cet inestimable présent, dont on ne peut trouver ale traces dans les poèmes homériques[3]. L’alphabet latin, qui est presque identique à la plus ancienne variété dôrienne du grec, dérivait de la même source ; — il en était de même de l’alphabet étrusque, bien que (si la conjecture de O. Müller est exacte) il ne le fût que de seconde main au moyen de l’alphabet grec[4]. Si nous ne pouvons pas établir à quelle époque les Phéniciens firent cette importante communication aux Grecs, encore bien moins pouvons-nous déterminer quand ou comment ils l’acquirent eux-mêmes, — s’il est d’invention sémitique, ou dérivé d’un perfectionnement des hiéroglyphes phonétiques des Égyptiens[5].

Outre les lettres de l’alphabet, l’échelle des poids et celle des monnaies passèrent de Phénicie et d’Assyria en Grèce. Bœckh a démontré dans sa Métrologie que l’échelle Æginæenne[6] — avec ses divisions, talent, mna et obole — sont identiques à celles de Phénicie et de Babylone, et que le mot mna, qui forme le point central de l’échelle, est d’origine chaldæenne. J’ai déjà touché ce point dans un précédent chapitre, en rapportant l’histoire de Pheidôn d’Argos, qui promulgua le premier ce qu’on appelle l’échelle Æginæenne.

Ainsi, en suivant l’influence exercée sur l’esprit grec par les anciens rapports avec les diverses nations asiatiques,.nous trouvons que, comme les Grecs établirent leur échelle musicale (élément si important de leur première culture intellectuelle) en l’empruntant en partie des Lydiens et des Phrygiens,-de même aussi leur système de monnaies et de poids, leur écriture alphabétique, et leur division duodécimale du jour mesurée par le gnomon et l’ombre, dérivaient tous des Assyriens et des Phéniciens. L’ancienne industrie et l’antique commerce de ces contrées furent aussi de bien des manières profitables aux progrès des Grecs, et l’auraient probablement été encore davantage si la grande et rapide élévation des Perses, plus barbares, ne les avait toutes réduites à la servitude. Les Phéniciens, bien que rivaux peu aimables, servaient en même temps d’exemple et de stimulant aux aspirations maritimes des Grecs ; et le culte phénicien de cette déesse que les Grecs connaissaient sous le nom d’Aphroditê fut communiqué à ces derniers à Kypros, à Kythêra, en Sicile, — peut-être aussi à Corinthe.

Le sixième siècle avant J.-C., bien qu’il fût une période de déclin pour Tyr et Sidon, fut une époque de développement pour leur colonie africaine Carthage, qui paraît pendant ce siècle comme engagée dans un trafic considérable avec les villes tyrrhéniennes sur- la côte méridionale de l’Italie, et comme repoussant les colons phokaeens d’Alalia en Corse. Les guerres des Carthaginois avec les colonies grecques en Sicile, autant qu’elles nous sont connues, commencent peu après 500 avant J.-C., et continuent, par intervalles, avec des succès variés, pendant deux siècles et demi.

La fondation de Carthage par les Tyriens est placée. à des dates différentes, dont la plus basse est toutefois 819 avant J.-C. ; d’autres auteurs le placent en 878 avant J.-C., et nous n’avons aucun moyen de décider entre eux. J’ai déjà fait remarquer que ce n’est nullement la plus ancienne des colonies tyriennes. Mais quoique Utique et Gadès fussent plus anciennes que Carthage[7], cette dernière les surpassa tellement en richesse et en puissance, qu’elle acquit une sorte de prééminence fédérale sur toutes les colonies phéniciennes de la côte d’Afrique. Dans les temps plus rapprochés où la domination de Carthage avait atteint son maximum, elle comprenait les villes d’Utique, d’Hippone, d’Adrumète et de Leptis — toutes fondations phéniciennes primitives, et jouissant même probablement, comme dépendances de Carthage, d’une certaine autonomie restreinte, — outre un grand nombre de villes plus petites qui s’étaient établies seules, et habitées par une population mixte appelée Libyco-Phéniciens. Trois cents villes de cette sorte, — un territoire dépendant couvrant la moitié de l’espace qui est entre la petite et la grande Syrte, et dans plus d’un endroit remarquablement fertile, une ville contenant, dit-on, sept cent mille habitants, active, riche, et vraisemblablement homogène, — et des dépendances étrangères en Sicile, en Sardaigne, dans les !les Baléares et en Espagne, — tout cet agrégat de pouvoir sous une seule administration politique était suffisant pour rendre la lutte de Carthage même avec Rome pendant quelque temps douteuse.

Mais par quels moyens les Carthaginois s’élevèrent-ils à ce faite de grandeur, c’est un point sur lequel nous n’avons pas de renseignements. Nous sommes mêmes réduits à conjecturer quelle partie de cette puissance Carthage avait déjà acquise au sixième siècle avant J.-C. Comme dans le cas ide tant d’autres cités, nous avons une légende sur la fondation, ornant le moment de la naissance, et ensuite rien de plus. La princesse tyrienne Didon ou Élisa, fille de Bélus, soeur de Pygmalion, roi de Tyr, et épouse de l’opulent Sichée, prêtre d’Hêraklês dans cette ville, — resta veuve, dit-on, par suite du meurtre de Sichée par Pygmalion, qui s’empara des trésors appartenant à sa victime. Mais Didon trouva moyen dé lui enlever son butin, s’empara de l’or qui avait tenté Pygmalion, et émigra en secret, emportant avec elle les insignes sacrés d’Hêraklês. Un corps considérable de Tyriens la suivit. Elle s’établit à Carthage, sur une petite péninsule montueuse réunie au continent par une langue de terre étroite, en achetant des indigènes autant de terre que pourrait en entourer une peau de bœuf, qu’elle fit couper en bandes les plus minces possible, et à laquelle elle donna une étendue suffisante pour établir sa première citadelle, Byrsa, qui dans la suite, en se développant, devint la grande cité de Carthage. Aussitôt que sa nouvelle colonie eut pris racine, Didon fut demandée en mariage par plusieurs princes des tribus indigènes, particulièrement par le Gætule Iarbas, qui la menaça de la guerre si elle le refusait. Pressée ainsi par les cris de son propre peuple, qui désirait faire alliance avec les indigènes, cependant déterminée irrévocablement à conserver une fidélité exclusive à son premier mari, elle échappa au conflit en mettant fin à son existence. Elle feignit d’acquiescer à la proposition d’un second mariage, demandant seulement Yin d’étai suffisant pour offrir un sacrifice expiatoire aux mânes de Sichée. On éleva un vaste bûcher funèbre, et on y tua un grand nombre de victimes, au milieu desquelles Didon se perça le sein d’une épée et périt dans les flammes. Telle est la légende à laquelle Virgile a donné une. Nouvelle couleur en y mêlant les aventures d’Æneas, rattachant ainsi les légendes de la fondation de Carthage à celles de Rome, sans s’inquiéter de cette modification qu’il apporte à la chronologie mythique admise. Didon fut adorée comme déesse à Carthage jusqu’à la destruction de la cité[8] ; et on a imaginé avec quelque probabilité qu’elle est identique à Astarté, la divine protectrice sous les ‘auspices de laquelle la colonie fut établie dans l’origine, comme Gales et Tarsos furent fondées sous ceux d’Hêraklês, — le conte du bûcher funèbre et du suicide par les flammes paraissant dans les cérémonies religieuses d’autres villes ciliciennes et syriennes[9]. La religion et le culte des Phéniciens se répandirent avec les colonies phéniciennes dans la plus grande portion de la Méditerranée.

Les Phokæens d’Iônia, qui dans leurs voyages aventureux à l’ouest établirent la colonie de Massalia (dès l’an 600 av. J.-C.), ne purent accomplir cette œuvre qu’en remportant une victoire sur les Carthaginois, — le premier exemple qui nous ait été conservé d’une lutte entre Grecs et Carthaginois. Les derniers virent avec jalousie une rivalité commerciale, et leur trafic avec les Toscans et les Latins en Italie, aussi bien que leur lucrative exploitation de mines en Espagne, date d’une époque où le commerce grec dans ces régions était à peine connu. Chez les auteurs grecs, la dénomination de Phéniciens est souvent employée pour désigner les Carthaginois aussi bien que les habitants de Tyr et de Sidon, de sorte que nous ne pouvons pas toujours distinguer de qui des deux il est question. Mais il est remarquable que l’établissement éloigné de Gadès, et les nombreuses colonies fondées dans des vues commerciales le long de la côte occidentale de l’Afrique et au delà du détroit de Gibraltar, soient expressément attribués aux Tyriens[10]. Beaucoup d’entre les autres établissements phéniciens situés sur la côte méridionale de l’Espagne semblent avoir dû leur origine à Carthage plutôt qu’à Tyr. Mais les relations entre les deux villes, autant que nous les connaissons, furent constamment amicales, et Carthage même, à l’époque de sa plus haute gloire, envoya des théores avec un tribut de reconnaissance religieuse à l’Hêraklês tyrien : la visite de ces députés coïncida avec le siège de la ville par Alexandre le Grand. Dans cette occasion critique, on expédia à Carthage les épousés et les enfants des Tyriens pour y trouver asile. Deux siècles avant, lorsque l’empire des Perses était dans la période de son développement et de son expansion, les Tyriens avaient refusé d’aider Kambysês de leur flotte dans ses projets de conquête sur Carthage, et avaient probablement ainsi préservé leur colonie de l’asservissement[11].

 

 

 



[1] Thucydide, I, 13.

[2] Hérodote, III, 107.

[3] Les diverses assertions ou les diverses conjectures que l’on peut trouver dans les auteurs grecs (tous relativement modernes), au sujet de l’origine de l’alphabet grec, sont réunies par Franz, Epigraphica Græca, sect. 3, p. 12-20 : Omnino Græci alphabeti ut certa primordia sunt in origine Phœniciâ, ita certus terminus in litteraturâ Ionicâ sen Simonideâ. Quæ inter utrumque ponuntur, incerta omnia et fabulosa...... Non commoramur in iis quæ de litterarum origine et propagatione ex fabulosâ Pelasgorum historiâ (cf. Knight, p.119-123 ; Raoul Rochette (p. 67-87), neque in iis quæ de Cadmo narrantur, quem unquam fuisse hodie jam nome crediderit...... Alphabeti Phœnicii omnes 22 literas cum antiquis Græcis congruere, hodie nemo est qui ignoret (p. 14, 15). Franz donne de bons renseignements au sujet des changements introduits par degrés dans l’alphabet grec, et aux assertions erronées des grammairiens quant à la question de savoir quelles étaient les lettres originales et quelles étaient celles qui furent ajoutées dans la suite. Kruse aussi, dans sa Hellas (vol. I, p. 13, et dans sa première Beylage, annexée à ce volume), présente une comparaison instructive de l’alphabet grec, du latin et du phénicien.

Les auteurs grecs, comme on pouvait s’y attendre, aimaient beaucoup plus en général rapporter l’origine dés lettres à des héros ou à des dieux indigènes, tels que Palamêdês, Promêtheus, Musæos, Orpheus, Linos, etc., qu’aux Phéniciens. Le renseignement le plus ancien que l’on connaisse (celui de Stésichore, Schol. ap. Bekker Anecdot., II, p. 786) les attribue à Palamêdês.

Franz et Kruse soutiennent tous deux ardemment l’existence et l’usage de l’écriture chez les Grées è une époque de beaucoup antérieure à Homère ; point sur lequel je suis en désaccord avec eux.

[4] V. O. Müller, Die Etrusker (IV, 6), où se trouvent beaucoup de renseignements sur l’alphabet toscan.

[5] Cette question est soulevée et discutée par Justus Olshausen, Ueber den Ursprung des Alphabetes (p. 1-10) dans les Kieler Philologische Studien, 1841.

[6] V. Bœckh, Metrologie, c. 4, 5, 6. (V. vol. II, c. 6.)

[7] Utique fut, dit-on, fondée 287 ans avant Carthage, l’auteur qui l’avance déclarant tirer son renseignement de récits phéniciens (Aristote, Mirab. Auscult., c. 134). Velleius Paterculus dit que Gadès est plus ancienne qu’Utique, et place la fondation de Carthage en 819 avant J.-C. (1, 2, 6). Il semble suivre en général la même autorité que l’auteur de la compilation aristotélique mentionnée ci-dessus. Selon d’antres assertions, la fondation de Carthage date de 878 avant J.-C. (Heeren, Ideen ueber den Verkehr, etc., part. II, l. I, p. 29). Appien place la date de la fondation 50 ans avant la guerre de Troie(De Reb. Pun., c. 1) ; Philiste, 21 ans avant le même événement (Philiste, Fragm. 50, éd. Goeller) ; Timée, 38 ans avant la première Olympiade (Timæi Fragm. 21, éd. Didot) ; Justin, 72 ans avant la fondation de Rome (XVIII, 6).

La citation que donne Josèphe d’un ouvrage de Ménandre, tirée des άναγρσφαί tyriennes, plaçait la fondation de Carthage 143 ans après la construction du temple de Jérusalem (Josèphe, cont. Apion, I, c. 17, 18). Apion disait que Carthage fut fondée la première année de la septième olympiade (748 av. J.-C.) (Josèphe, cont. Apion, II, 2).

[8] Quamdiu Carthago invicta fuit, pro Deâ culta est. (Justin, XVIII, 6 ; Virgile, Énéide, I, 340-370.) Nous faisons remonter cette légende sur Didon à Timée (Timæi Frag. 23, éd. Didot). Philiste semble avoir suivi un récit différent : — il disait que Carthage avait été fondée par Azor et Karchêdôn (Philiste, Fr. 50). Appien mentionne deus histoires (De Reb. Pun., 1) : celle de Didon, qui était répandue et chez les Romains et chez les Carthaginois : celle de Zôrus (ou Ezôrus) et de Karebêdôn ; la seconde est évidemment de fabrication grecque, la première semble purement phénicienne : V. Josèphe, Cont. Apion, I, c. 18-21.

[9] V. Movers, Die Phoenizier, p. 609-616.

[10] Strabon, XVII, p. 826.

[11] Hérodote, III, 19.