HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — LOIS ET CONSTITUTION DE SOLÔN (suite).

 

 

Si nous voulons examiner les faits du cas qui nous occupe, nous verrons qu’on ne peut raisonnablement attribuer à Solôn rien de plus que la seule fondation de la démocratie d’Athènes telle qu’elle fut du temps de Periklês. — Je donnai au peuple — dit Solôn dans un ces courts fragments qui nous restent de lui[1]ce qu’il lui fallait de force pour ses besoins, sans agrandir ni diminuer, sa dignité ; quant à ceux aussi qui avaient du pouvoir et étaient signalés pour leurs richesses, je veillai à ce qu’ils ne fussent exposés à aucun traitement indigne. J’ai tenu le fort bouclier au-dessus dés deux partis, de manière a ne permettre un triomphe injuste ni à l’un ni à l’autre. De plus, Aristote nous dit que Solôn accorda au peuple autant de pouvoir qu’il était indispensable, mais pas plus[2] : le pouvoir d’élire des magistrats et d’exiger d’eux des comptes ; si le peuple avait eu mains que cela, on n’aurait pas pu espérer qu’il restât tranquille, — il aurait toujours été esclave et hostile à la constitution. Hérodote s’exprime tout aussi distinctement, quand il décrit la révolution opérée postérieurement par Kleisthenês ; — ce dernier (nous dit-il) trouva le peuple athénien exclu de toute chose[3]. Ces passages semblent positivement contredire la supposition assez improbable en elle-même, que Solôn est l’auteur des institutions démocratiques particulières d’Athènes, telles que les dikastes nombreux et permanents pour des procès judiciaires et la révision des lois. Le mouvement démocratique pur et avancé d’Athènes ne commence qu’avec Kleisthenês, du moment où cet Alkmæônide distingué ; soit spontanément, soit qu’il se trouvât avoir le dessous dans sa lutte de parti avec Isagoras, acheta par de larges concessions populaires une coopération sincère de la multitude. dans des circonstances très dangereuses. Tandis que Solôn comme il le dit lui-même, ainsi qu’Aristote, ne donnait de pouvoir au peuple que ce qui était strictement nécessaire, mais pas plus, — Kleisthenês (pour nous servir de la phrase significative d’Hérodote), étant vaincu dans la lutte de parti avec son rival, s’associa le peuple[4]. Ce fut ainsi aux intérêts du parti plus faible, dans un conflit de nobles en lutte, que le peuple athénien dut d’être admis, pour la première fois, à exercer une influence politique, — ce fut, en partie du moins, à cette cause, bien que les actes de Kleisthenês indiquent un sentiment populaire sincère et spontané. Mais cette entrée du peuple dans la vie constitutionnelle n’aurait pas été d’une manière aussi étonnante féconde en résultats positifs, si le cours des événements publics, pendant le demi-siècle qui suivit Kleisthenês, n’eût été tel qu’il stimulât le plus puissamment son énergie, sa confiance en lui-même, les sympathies mutuelles des citoyens et leur ambition : Je raconterai dans un futur chapitre ces causes historiques, qui, en agissant sur le caractère athénien, donnèrent une telle efficacité et une telle expansion au grand mouvement démocratique communiqué par Kleisthenês ; pour le moment, il suffit de faire remarquer que ce mouvement commence proprement avec Kleisthenês et non avec Solôn.

Mais la constitution solonienne, bien qu’elle ne fût que le fondement, était cependant la base indispensable de la démocratie qui vint après. Et si les mécontentements de la malheureuse population athénienne, au lieu de faire l’expérience de sa direction désintéressée et salutaire, fiassent tombés entre les mains d’égoïstes arides de pouvoir tels que Kylôn ou Pisistrate, la mémorable expansion de l’esprit athénien pendant le siècle suivant ne se serait jamais produite, et toute l’histoire subséquente de la Grèce aurait probablement pris un cours différent. Solôn laissa encore entre les mains de l’oligarchie les pouvoirs essentiels de l’État. Les luttes de parti (qui seront racontées ci-après) entre Pisistrate, Lykurgue et Megaklês, trente ans après sa législation, qui finirent par le despotisme de Pisistrate, paraîtront avoir le même caractère purement oligarchique qu’elles avaient avant que Solôn fût nommé archonte. Mais l’oligarchie qu’il, établit fut très différente de l’oligarchie non mitigée qu’il trouva, si féconde en oppression et si dénuée de justice, comme l’attestent ses propres poèmes.

Ce fut lui qui le premier donna à la fois aux citoyens de moyenne fortune et à la masse générale un locus standi contre les eupatrides. Il mit le peuple en état de se protéger par l’exercice pacifique d’un droit constitutionnel. La force nouvelle par laquelle cette protection fut mise à effet était l’assemblée publique appelée Heliæa[5], régularisée et armée de prérogatives agrandies, et, de plus, fortifiée par son indispensable allié, le sénat probouleutique ou délibérant d’avance. Sous la constitution de Solôn cette force fut simplement secondaire et défensive ; mais, après la rénovation de Kleisthenês, elle devint dominante et souveraine. Elle se ramifia graduellement en ces nombreux tribunaux populaires qui modifièrent si puissamment et la vie publique et la vie privée athénienne ; elle obtint le respect et la soumission sans partage du peuple, et par degrés rendit les magistratures individuelles des fonctions essentiellement subordonnées. L’assemblée populaire, telle qu’elle fut constituée par Solôn, ne jouissant que d’une influence modifiée et exercée à l’office d’examiner et de juger la conduite générale d’un ancien magistrat, forme le degré intermédiaire entre l’agora homérique passive et ces assemblées et ces tribunaux omnipotents qui écoutaient Periklês et Démosthène. Comparée avec ces derniers, elle n’a en elle qu’une faible teinte de démocratie, et c’est ainsi naturellement qu’elle parut à, Aristote, qui écrivait avec une expérience pratique d’Athènes à l’époque des orateurs ; mais comparée avec la première, ou avec la constitution de l’Attique avant Solôn, elle doit avoir paru sans doute une concession éminemment démocratique. Imposer à l’archonte eupatride la nécessité d’être élu par la tourbe d’hommes libres (telle était la phrase dans la société eupatride), ou se soumettre à lui rendre des comptes, c’était une humiliation amère pour ceux parmi lesquels ce fut introduit pour la première fois ; car nous devons nous rappeler que c’était le plan le plus étendu de réforme constitutionnelle qui fût encore proposé en Grèce, et que les despotes et les oligarchies se partageaient à cette époque tout le monde grec. Comme il parait que Solôn, tout en constituant l’assemblée populaire avec son sénat probouleutique, ne prit pas d’ombrage du sénat de l’Aréopage, et que même, dans le fait, il augmenta ses pouvoirs, nous pouvons en conclure que son grand objet fut, non d’affaiblir l’oligarchie en général, mais d’améliorer l’administration et de~réprimer les écarts et les irrégularités des archontes individuellement ; et cela aussi, non en diminuant leurs pouvoirs, mais en faisant d’un certain degré de popularité la condition tant de leur entrée en charge que de leur sûreté et de leur honneur après l’accomplissement de leur office.

C’est, à mon avis, une erreur de supposer que Solin transféra le pouvoir judiciaire des archontes à un tribunal populaire. Ces magistrats continuèrent encore d’être des juges agissant d’eux-mêmes, décidant et condamnant sans appel, et non pas seulement les présidents d’un jury assemblé, comme ils finirent par l’être plus tard pendant le siècle suivant[6]. Pour l’exercice général d’un tel pouvoir, ils étaient responsables après leur année de charge. Une telle responsabilité était la garantie contre l’abus, — garantie bien insuffisante, et cependant non pas complètement inefficace. On verra cependant bientôt que ces archontes, bien que forts pour réprimer, et peut-être pour opprimer, îles hommes humbles et pauvres, n’avaient pas le moyen de contenir des nobles rebelles de leur propre rang, tels que Pisistrate, Lykurgue et Megaklês, chacun avec sa suite armée. Quand nous comparerons les épées nues de ces compétiteurs ambitieux, tentative qui se termine par le despotisme de l’un d’eux, avec la lutte parlementaire pleine de véhémence qui exista entre Thémistocle et Aristide, décidée pacifiquement par le vote du peuple souverain et ne troublant jamais la tranquillité publique, nous verrons que la démocratie du siècle suivant remplissait les conditions d’ordre, aussi bien que de progrès, mieux que la constitution de Solôn.

Il est essentiel de distinguer cette constitution solonienne de la démocratie qui la suivit, pour bien comprendre le progrès de l’esprit grec, et particulièrement des affaires athéniennes. Cette démocratie s’acheva par degrés successifs, ce que nous exposerons ci-après. Démosthène et Eschine vivaient sous son règne comme sous un système complet et en pleine activité, lorsque les phases de son développement antérieur n’étaient plus l’objet d’un exact souvenir ; et les dikastes alors réunis pour juger se plaisaient à entendre leur constitution associée aux noms soit de Solôn, soit de Thêseus. Leur contemporain Aristote, à l’esprit investigateur, ne se laissa pas égarer ainsi ; mais même les Athéniens ordinaires du siècle précédent auraient échappé à la même illusion. Car pendant tout le cours du mouvement démocratique, depuis l’invasion des Perses jusqu’à la guerre du Péloponnèse, et particulièrement pendant les changements proposés par Periklês et par Ephialtês, il y eut Toujours un parti vigoureux de résistance qui ne laissait pas oublier au peuple qu’il avait déjà abandonné et qu’il était sur le point d’abandonner plus encore l’orbite marquée par Solôn. L’illustre Periklês eut à souffrir d’innombrables attaques, tant de la part des orateurs dans l’assemblée que des écrivains comiques au théâtre. Et parmi ces sarcasmes sur les tendances politiques du jour, nous devons probablement compter la plainte que fait entendre le poète Kratinus en voyant combien Solôn et Drakôn étaient tombés en désuétude. Je jure (disait-il, dans un fragment de ses comédies) par Solôn et Drakôn, dont le peuple emploie aujourd’hui les tables de bois (tables des lois) à torréfier son orge[7]. Les lois de Solôn relatives aux délits encourant une peine, à l’héritage et à l’adoption, aux relations privées en général, etc., restèrent pour la plus grande partie en vigueur ; son cens quadripartite dura aussi, du moins pour des desseins financiers, jusqu’à l’archontat de Nausinikos en 377 avant J.-C., de sorte que Cicéron et autres pouvaient être autorisés à affirmer que ses lois prévalaient encore à Athènes : mais ses dispositions politiques et judiciaires avaient subi une révolution[8] non moins complète et non moins mémorable que le caractère et l’esprit du peuple athénien en général. Le choix, par voie du sort, d’archontes et d’antres magistrats, et la distribution par le sort du corps général des dikastes ou jurés en listes pour les affaires judiciaires peut être décidément considéré comme n’appartenant pas à Solôn, mais comme adopté après la révolution de Kleisthenês[9] ; probablement aussi le chois des sénateurs par le sort. Le sort était un symptôme d’esprit démocratique prononcé que nous ne devons pas chercher dans les institutions de Solôn.

Il n’est pas facile d’établir distinctement quelle était la situation politique des anciennes gentes ou phratries, telles que Solôn les laissa. Les quatre tribus consistaient entièrement en gentes et en phratries, en tant qu’on ne pouvait être compris dans une des tribus si l’on n’était aussi membre de quelque gens ou de quelque phratrie. Or, le nouveau sénat probouleutique ou délibérant d’avance consistait en quatre cents membres, cent de chacune des tribus : les personnes non comprises dans une gens on dans une phratrie ne pouvaient donc y avoir accès. Les conditions d’éligibilité étaient les mêmes, suivant l’ancienne coutume, pour les neuf archontes ; naturellement aussi pour le sénat de l’Aréopage. Il ne resta ainsi que l’assemblée publique dont putt faire partie un Athénien qui n’était pas membre de ces tribus : cependant il était citoyen, puisqu’il pouvait donner son vote pour élire les archontes et les sénateurs, et prendre part an jugement de leur responsabilité, ayant en outre le droit de réclamer en propre personne des archontes la réparation d’un tort, tandis que l’étranger ne pouvait le faire que par .l’intermédiaire d’un citoyen, son patron ou prostatês. Il semble donc que toutes les personnes non comprises dans les quatre tribus, quel que fût leur degré de fortune, étaient, sous le rapport des droits politiques, sur le même niveau que la quatrième classe ou la plus pauvre du cens de Solôn. Nous avons déjà fait remarquer que, même avant le temps de Solôn, le nombre des Athéniens non compris dans les gentes ou les phratries était probablement considérable ; il tendait à devenir de plus en plus grand, puisque ces corps étaient fermés et sans expansion, tandis que la politique dut nouveau législateur tendait à appeler à Athènes, d’autres parties de la Grèce, des colons industrieux. Cette grande et croissante inégalité de droits politiques aide à expliquer la faiblesse du gouvernement quand il fallut repousser les agressions de Pisistrate, et montre l’importance de la révolution opérée plus tard par Kleisthenês, quand il abolit (pour toutes les vues politiques) les quatre anciennes tribus, et qu’il créa à leur place dix nouvelles tribus compréhensives.

huant aux règlements du sénat et de l’assemblée du peuple, tels que Solôn les établit, nous sommes absolument sans document ; il n’est pas non plus sans danger de transporter à la constitution solonienne les renseignements, relativement abondants, que nous possédons au sujet de ces corps sous la démocratie plus récente.

Les lois de Solôn étaient inscrites sur des rouleaux de bois et des tablettes triangulaires, avec l’espèce d’écriture appelée boustrophédon — lignes alternant d’abord de gauche à droite et ensuite de droite gauche, semblables à la marche du laboureur —, et conservées d’abord dans l’acropolis ; puis dans le Prytaneion. Sur les tablettes, appelées Kyrbeis, étaient surtout rappelées les lois relatives aux rites sacrés et aux sacrifices[10] ; sur les colonnes ou rouleaux, qui étaient au nombre d’au moins seize, furent placés les règlements relatifs aux questions profanes. Les fragments qui nous sont parvenus sont si chétifs, et les orateurs ont attribué à Solôn tant de choses qui appartiennent réellement aux temps postérieurs, qu’il n’est guère possible de former un jugement critique quelconque sur la législation comme ensemble, ni de découvrir par quels principes, par quels desseins généraux il fut guidé.

Il laissa sans les changer toutes les lois et tous les usages antérieurs relatifs au crime d’homicide, rattachés comme ils l’étaient aux sentiments religieux du peuple. En conséquence les lois de Drakôn sur ce sujet furent maintenues ; mais celles qui s’appliquaient à d’autres sujets furent, selon Plutarque, entièrement abrogées[11] ; cependant il y a lieu de supposer que le rappel ne peut pas avoir été si radical que le représente ce biographe.

Les lois soloniennes semblent avoir porté plus ou moins sur toutes les grandes branches de l’intérêt et du devoir humains. Mous trouvons des règlements politiques et religieux, publics et privés, civils et criminels, commerciaux, agricoles, somptuaires et disciplinaires. Solôn pourvoit au châtiment des crimes, restreint la profession et l’état du citoyen, prescrit des règles détaillées pour le mariage aussi bien que pour l’enterrement, pour l’usage commun des sources et des puits, et pour l’intérêt mutuel des fermiers voisins dans l’opération de planter leurs propriétés ou de les entourer de haies. Autant que nous en pouvons juger par l’état imparfait dans lequel nous avons ses lois, il ne semble pas qu’il y ait eu aucune tentative faite en vue d’un ordre ou d’une classification systématique. Quelques-unes d’entre elles ne sont que des instructions générales et vagues, tandis que d’autres, au contraire, ont le caractère le plus prononcé de spécialité.

Ce qu’il y eut de plus important de beaucoup, ce fut l’amendement de la loi concernant le débiteur et le créancier, que nous avons déjà signalée, et l’abolition du pouvoir qu’avaient les pères et les frères de vendre comme esclaves leurs filles et leurs sœurs. La prohibition de tout contrat quant à la sécurité de la personne suffisait seule pour produire une amélioration considérable dans le caractère et la condition de la population plus pauvre, résultat qui semble avoir été obtenu d’une manière si sensible de la législation de Solôn, que Bœckh et quelques autres critiques éminents supposent qu’il abolit le villenage et conféra aux fermiers pauvres un droit de propriété sur les terres qu’ils cultivaient, annulant les droits seigneuriaux du propriétaire. Mais cette opinion ne s’appuie sur aucune preuve positive ; et nous ne sommes pas autorisés à lui attribuer une nature plus radicale relativement d la terre que l’annulation des hypothèques antérieures[12].

La première colonne de ses lois contenait un règlement relatif aux produits propres à être exportés. Il interdit l’exportation de tous les produits du sol attique, excepté de l’huile d’olive seule. Et la sanction employée pour imposer l’observation de cette loi mérite d’être signalée, comme servant à faire comprendre les idées da temps, l’archonte était obligé de prononcer une malédiction solennelle contre tout contrevenant, sous peine de payer une amende de cent drachmes[13]. Nous devoirs probablement rattacher cette prohibition à d’autres objets auxquels Solôn songea, dit-on, spécialement aux encouragements qu’il donna aux artisans et aux manufacturiers à Athènes. Remarquant (nous dit-on) qu’une foule de nouveaux immigrants affluaient précisément alors en Attique pour chercher un établissement, par suite de la sécurité plus grande qui y régnait, il faut désireux de les tourner plutôt vers l’industrie manufacturière que vers la culture d’un sol naturellement pauvre[14]. Il défendit d’accorder le droit de cité d aucun immigrant, excepté à ceux qui avaient quitté irrévocablement leurs premières demeures et étaient venus à Athènes dans le but d’exercer leur industrie ; et, afin de prévenir la paresse, il ordonna au sénat de l’Aréopage de veiller sûr la vie des citoyens en général, et de punir, quiconque n’aurait pas ungenr4 de travail régulier pour vivre. Si un père n’avait pas appris’ à sol fils quelque art ou quelque profession, Solôn dégageait le fils de toute obligation de nourrir son père pendant sa vieillesse. Et ce fut pour encourager la multiplication de ces artisans, qu’il assura ou qu’il chercha à assurer à ceux qui résidaient en Attique le droit exclusif d’acheter et de consommer tous ses produits fonciers, excepté l’huile d’olive, qui était produite avec une abondance plus que suffisante pour leurs besoins. Il désira que le commerce avec les étrangers se fit en exportant les produits du travail des artisans à la place des produits du sol[15].

La prohibition commerciale est fondée sur des principes semblables en substance à ceux qui furent suivis dans les premiers temps de l’histoire d’Angleterre, par rapport tant au blé qu’à la laine, et aussi dans d’autres contrées européennes. En tant qu’elle produisit un effet quelconque, elle tendit à diminuer la quantité totale des produits récoltés sur le sol de l’Attique et à empêcher ainsi leur valeur de hausser, — but moins blâmable (si nous admettons que le législateur ait le droit d’intervenir d’une façon quelconque) que celui de nos dernières lois sur les céréales, qui étaient destinées à prévenir la baisse du prix des grains. Mais la loi de Solôn doit avoir été complètement inefficace, par rapport aux grands articles de subsistance pour l’homme ; car l’Attique importait constamment et abondamment du blé et des comestibles salés, — probablement aussi de la laine et du lin destinés à être filés et tissés par les femmes, et certainement du bois de construction. On peut bien douter que cette loi ait jamais été imposée quant aux figues et au miel ; du moins ces productions de l’Attique furent dans Ies temps postérieurs généralement consommées et célèbres dans toute la Grèce. Probablement aussi du temps de Solôn les mines d’argent de Laureion avaient à peine commencé à être exploitées : dans la suite elles devinrent extrêmement productives, et fournirent è Athènes un moyen de faire les payements étrangers non moins commode que lucratif[16].

Il n’est pas sans intérêt de mentionner le grand désir qu’avaient et Solôn et Drakôn d’imposer à leurs concitoyens des habitudes industrieuses et l’usage de subvenir à leurs propres besoins[17] ; et nous trouverons le même sentiment hautement exprimé par Periklês, à l’époque où le pouvoir d’Athènes était à son apogée. Nous ne devons pas non plus omettre cette première manifestation en Attique d’une opinion équitable et tolérante à l’égard de l’industrie sédentaire, qui dans la plupart des autres parties de la Grèce était regardée comme comparativement déshonorante. Le ton général du sentiment grec ne reconnaissait d’occupations tout à fait dignes d’un citoyen libre que les armes, l’agriculture et les exercices athlétiques et musicaux. ; et la conduite des Spartiates, qui s’abstenaient même de l’agriculture et la laissaient à leurs Ilotes, était admirée, bien qu’elle ne pût être copiée, dans la plus grande partie du monde hellénique. Même des esprits tels que Platon, Aristote et Xénophon partagèrent dans une large mesure ce sentiment, qu’ils justifiaient par cette raison que la vie sédentaire de l’artisan et son travail incessant au logis étaient incompatibles avec l’aptitude militaire. On désigne ordinairement les occupations des habitants des villes par un mot qui entraîne avec lui des idées de mépris, et, bien que reconnues indispensables à l’existence de la cité, on les regarde comme faites seulement pour un ordre inférieur et à demi privilégié de citoyens. Cette manière de voir, sentiment admis chez les Grecs aussi bien que chez les étrangers, trouva une forte et croissante opposition à Athènes, comme je l’ai déjà dit, — corroborée aussi par un sentiment semblable à Corinthe[18]. Le commerce de Corinthe, aussi bien que de Chalkis, en Eubœa, était étendu, à une époque où celui d’Athènes existait à peine. Mais tandis que le despotisme de Périandre ne peut guère avoir manqué de décourager l’industrie à Corinthe, la législation contemporaine de Solôn fournit aux commerçants et aux artisans une nouvelle patrie à Athènes, en donnant les premiers encouragements à cette nombreuse population urbaine tant dans la cité que dans le Peiræeus (Pirée), que nous trouvons y résider réellement dans le siècle suivant. La multiplication de tels habitants dans la ville, tant citoyens que metœki — c’est-à-dire personnes qui résident sans avoir le titre de citoyens, mais jouissant d’une position assurée et de droits civils — fut un fait capital dans la marche progressive d’Athènes, puisqu’elle détermina non seulement l’extension de son commerce, mais encore la prééminence de sa puissance navale, et qu’ainsi, comme conséquence ultérieure, elle prêta une force extraordinaire à soir gouvernement démocratique. Elle semble de plus avoir été une déviation du caractère primitif de l’atticisme, qui tendait tant à la résidence cantonale qu’aux occupations rurales. Nous avons donc le plus grand intérêt à en signaler la première mention comme conséquence de la législation solonienne.

C’est à Solôn le premier qu’est due l’introduction à Athènes de la faculté de faire des legs par testament, dans tous les cas où un homme n’avait pas d’enfants légitimes. Suivant la coutume préexistante, nous pouvons plutôt supposer que, si une personne en mourant ne laissait ni enfants ni parents de son sang, son bien revenait (comme à Rome) à sa gens et à sa phratrie[19]. Dans tous les états les plus grossiers de société le pouvoir de tester est inconnu, comme chez les anciens Germains, chez les Romains avent- les douze tables, dans les anciennes lois des Hindous, etc.[20] La société borne à sa vie l’intérêt d’un homme ou la faculté de jouir, et elle juge que ses parents ont des droits de réversion sur son bien, droits qui s’appliquent après sa mort dans certaines proportions déterminées. Une telle idée devait avec d’autant plus de probabilité prévaloir à Athènes, que la perpétuité des rites sacrés de famille, auxquels les enfants et les proches parents prenaient part de droit, était considérée par les Athéniens comme un objet d’intérêt public aussi bien que d’intérêt privé. Solôn permit à tout homme mourant sans enfants de léguer son bien par testament comme il le jugerait bon ; et le testament était respecté, à moins qu’il ne fût prouvé qu’on l’avait obtenu par quelque contrainte ou par quelque séduction illicite. Généralement parlant, cette autorisation continua d’avoir force de loi pendant tous les temps historiques d’Athènes. Les fils, là où il y avait des fils, succédaient aux biens de leurs pères à parts égales, sous l’obligation de marier leurs saurs avec une certaine dot. S’il n’y avait pas de fils, alors les filles héritaient, bien que le père putt, par testament, dans certaines limites, déterminer la personne à laquelle elles devaient être mariées, avec les droits de succession inhérents à chacune d’elles ; ou qu’il pût, avec le consentement de ses filles, faire par testament certains autres arrangements relativement à son bien. Une personne qui n’avait ni enfants rai descendants en ligne directe pouvait léguer son bien comme elle le voulait : si elle mourait sans laisser de testament, d’abord son père, puis son frère ou les enfants de son frère, ensuite sa sœur ou les enfants de sa sœur héritaient ; s’il n’en existait pas, alors venaient les cousins du côté paternel, puis les cousins du côté maternel ; la ligne descendante masculine ayant la préférence sur la ligne féminine. Tel était le principe des lois de succession de Solôn, bien que les détails en soient dans plus d’un point obscurs et douteux[21]. Solôn, à ce qu’il semble, fut le premier qui donna la faculté d’invalider par testament les droits qu’avaient les agnats ou les membres de la gens d’hériter, mesure qui s’accorde avec la pensée d’encourager à la fois les occupations industrielles et la multiplication des acquisitions individuelles, qui en étaient la conséquence[22].

Nous avons déjà dit que Solôn interdit aux pères et aux frères de vendre leurs filles on leurs sœurs comme esclaves ; prohibition qui montre combien les femmes avaient été auparavant regardées comme des articles de propriété. Et il semblerait qu’avant son époque le viol d’une femme libre ait dû être puni au gré des magistrats ; car on nous dit qu’il fut le premier qui établit une pénalité de cent drachmes contre le coupable, et vingt drachmes contre le séducteur d’une femme libre[23]. En outre, on dit qu’il défendit à une femme qui se mariait d’apporter avec elle ni ornements ni effets personnels, si ce n’est dans la mesure de trois robes et de certains objets de toilette de peu de prix[24]. Solôn imposa de plus aux femmes plusieurs restrictions relatives à la conduite à tenir aux obsèques de parents décédés. Il interdit les démonstrations excessives de douleur, les chants funèbres préparés à l’avance, et les contributions et les sacrifices coûteux. Il détermina strictement la quantité de viande et de boisson admissible au banquet funèbre, et défendit la sortie nocturne, si ce n’est dans un chariot et avec un flambeau. Il parait que, tant en Grèce qu’à Rome, les sentiments de devoir et d’affection de la part des parents survivants les portaient à des dépenses ruineuses en funérailles, aussi bien qu’à des effusions sans mesure non seulement de douleur mais encore de joie inspirée par le festin funèbre ; et la nécessité généralement reconnue d’une restriction légale est attestée par la remarque de Plutarque, qui dit que des prohibitions semblables à celles qu’avaient décrétées Solôn étaient également en vigueur dans sa ville natale de Chæroneia[25].

Nous avons encore à mentionner d’autres lois pénales de Solôn. Il interdit absolument la médisance à l’égard des morts. Il la défendit aussi à l’égard des vivants, soit dans un temple, soit devant des juges ou des archontes, soit à une fête publique quelconque, sous peine de payer trois drachmes à la personne lésée, et deux en plus au trésor public. La douceur du caractère de ses punitions en général peut se reconnaître à cette loi contre le langage injurieux, non moins qu’à la loi mentionnée plus haut contre le rapt. L’une et l’autre de ces offenses furent beaucoup plus sévèrement traitées sous la loi postérieure d’Athènes démocratique. L’édit péremptoire contre la médisance à l’égard d’une personne décédée, bien que naissant sans doute àun haut degré d’une répugnance désintéressée, doit aussi être rapportée en partie à cette crainte de la colère des trépassés qui occupait fortement l’ancien esprit grec.

Il semble généralement que Solôn détermina par une loi la dépense pour les sacrifices publics, bien que nous ignorions quelles furent ses instructions particulières. On nous dit qu’il compta un mouton et un médimne (de froment ou d’orge ?) comme équivalant l’un ou l’autre à une drachme, et qu’il prescrivit aussi les prix à payer pour des bœufs de première qualité réservés aux occasions solennelles. Rais ce qui nous étonne, c’est de voir la récompense considérable à prendre sur le trésor public qu’il décréta en faveur d’un vainqueur aux jeun Olympiques ou Isthmiques : le premier avait cinq cents drachmes, somme égale au revenu d’une année de la plus élevée des quatre classes d’après le cens ; le second cent drachmes. La grandeur de ces récompenses nous frappe d’autant plus, quand nous les comparons aux amendes sur le rapt et la médisance. Nous ne pouvons nous étonner que le philosophe Xénophane mentionnât, avec une certaine sévérité, l’appréciation extravagante de ce genre de supériorité, répandue dans les cités grecques[26]. En même temps nous (levons nous rappeler a la fois que ces jeux sacrés Panhelléniques présentaient la principale preuve visible de paix et de sympathie dans les nombreuses communautés de la Grèce, et que du temps de Solôn une récompense factice était encore nécessaire pour les encourager. Par rapport a la terre et à l’agriculture, Solôn proclama une récompense publique de cinq drachmes pour chaque loup apporté et une drachme pour chaque louveteau : l’étendue des terres incultes a de tout temps été considérable en Attique. Il fit aussi des règlements relatifs à l’usage des puits mitoyens et à la plantation dans les champs d’oliviers contigus. On ne peut affirmer sûrement qu’aucun de ces règlements ait continué à être en vigueur dans la période mieux conclue de l’histoire athénienne[27].

Par rapport au vol, nous trouvons ce fait énoncé, que Solôn rappela la peine de mort que Drakôn avait attachée à ce crime, et qu’il décréta comme pénalité une compensation double en valeur de l’objet dérobé. La simplicité de cette loi peut donner lieu de supposer qu’elle appartient réellement à Solôn. Mais la loi qui domina pendant le temps (les orateurs relativement au vol[28] doit avoir, été introduite à quelque époque postérieure, puisqu’elle entre dans des distinctions et qu’elle mentionne tant des lieux que des formes de procédure que nous ne pouvons pas raisonnablement rapporter à la quarante-sixième Olympiade. Les dîners publics du Prytaneion, auxquels les archontes et un petit nombre de citoyens choisis prenaient part en commun, furent aussi soit établis pour la première fois, soit peut-être seulement régularisés plus strictement par Solôn. Il ordonna des gâteaux d’orge pour leurs repas ordinaires et des pains de froment pour les jours de fête, prescrivant le nombre de fois que chaque personne dînerait à la table[29]. L’honneur du dîner à la table du Prytaneion fut conservé en entier comme une récompense précieuse à la disposition du gouvernement.

Parmi les diverses lois de Solôn, il en est peu qui aient plus attiré l’attention que celle qui déclare que l’homme qui dans une sédition s’est tenu à l’écart sans se ranger d’un côté ni de l’autre, mérite d’être déshonoré et privé de ses droits[30]. Rigoureusement parlant, cette mesure semble plutôt être de la nature d’une dénonciation morale expresse ou d’une malédiction religieuse qu’une sanction légale susceptible d’être appliquée formellement dans un cas individuel et après un procès judiciaire, bien que la sentence d’atimie, dans la procédure attique plus compliquée, fût à la fois déterminée dans ses conséquences pénales .et rendue aussi juridiquement. Nous pouvons cependant suivre le cours d’idées qui amena Solôn à écrire cette sentence sur ses tables, et nous pouvons reconnaître l’influence de pareilles idées dans les institutions attiques plus récentes. Il est évident que sa dénonciation se borne au cas spécial où une sédition a déjà éclaté : nous devons supposer que Kylôn a saisi l’acropolis, ou que Pisistrate, Megaklês et Lykurgue sont en armes à la tête de leurs partisans. En admettant que ces chefs fussent des hommes riches et puissants, ce qui, selon toute probabilité, était ordinairement le cas, l’autorité constituée, telle que Solôn la vit avant lui en Attique, même après ses propres réformes organiques, n’était pas assez forte pour maintenir la paix ; elle devenait dans le fait elle-même un des partis rivaux. De telles circonstances étant données, dès que tous les citoyens annonçaient publiquement leur adhésion à l’un d’eux, aussitôt cette suspension de l’autorité légale devait vraisemblablement cesser. Rien n’était si funeste que l’indifférence de la masse, ou sa disposition à laisser les combattants achever la lutte entre eux, et alors à se soumettre au vainqueur[31]. Rien n’était plus propre à encourager l’agression de la part d’un- mécontent ambitieux que la conviction que, s’il pouvait une fois accabler la petite somme de forées matérielles qui entourait les archontes, et se montrer possesseur armé du prytaneion ou de l’acropolis, il pouvait immédiatement compter sur une soumission passive de la part de tous les hommes libres du dehors. Bans l’état de sentiment que Solôn inculque, le chef rebelle avait à calculer que tout homme qui n’était pas activement pour lui serait activement contre lui, et que cette circonstance rendrait son entreprise beaucoup plus dangereuse. En effet, il ne pouvait jamais alors espérer réussir, excepté dans la double supposition d’une popularité extraordinaire attachée à sa propre personne et d’une aversion largement répandue à l’égard. du gouvernement existant. Il était donc ainsi sous l’influence de puissants motifs propres à l’arrêter ; aussi était-il moins vraisemblable que l’ambition seule l’entraînât dans une démarche qui ne promettait rien autre chose que la ruine, à moins qu’il ne trouvât dans l’opinion publique préexistante des encouragements tels que sa réussite devînt un résultat désirable pour la communauté. Dans les petites sociétés politiques grecques, spécialement à l’époque de Solôn, où le nombre des despotes dans d’autres parties de la Grèce semble avoir été à son maximum, tout gouvernement, quelle que fût sa forme, était assez faible pour qu’il fût relativement facile de le renverser. Si ce n’est dans la supposition d’une bande de mercenaires étrangers, ce qui faisait du gouvernement un système de pure violence, et auquel naturellement le législateur athénien ne songeait jamais, il n’y avait pas d’autre point d’appui pour lui qu’un sentiment positif et prononcé d’attachement de la part de la masse des citoyens. L’indifférence de leur part en faisait une proie pour tout homme riche et entreprenant qui avait la fantaisie de devenir conspirateur. Il était essentiel au maintien de tout bon gouvernement grec qu’ils fussent prêts à accourir, non seulement avec des cris, mais avec des armes, et qu’on ‘sût à l’avance qu’il en serait ainsi. Cette disposition d’esprit était salutaire, en prévenant de simples tentatives personnelles de révolution ; et pacifique dans sa tendance, même là où la révolution avait éclaté réellement, parce que dans le plus grand nombre de cas la proportion des partisans était probablement très inégale, et que le parti le plus faible était forcé de renoncer à ses espérances.

On remarquera que dans cette loi de Solôn le gouvernement existant est mis seulement au nombre des partis rivaux. Il est prescrit au citoyen vertueux, lion de se mettre en avant pour l’appuyer, mais de le faire à tout événement, soit pour lui, soit contre lui. Une intervention positive et prompte est tout ce qui lui est prescrit comme devoir. A l’époque de Solôn, il n’y avait pas d’idée ou de système politique encore en circulation qui pût être pris comme donnée incontestable — point de règle évidente à laquelle les citoyens fussent engagés en toute circonstance à s’attacher. On avait a choisir seulement entre la possession d’une oligarchie mitigée et la possibilité d’un despote ; lutte dans laquelle on pouvait rarement compter sur les affections du peuple en faveur du gouvernement établi. Mais cette neutralité touchant la constitution cessa après la révolution de Kleisthenês, lorsque l’idée du peuple souverain et les institutions démocratiques devinrent à la fois familières et précieuses a tout citoyen individuellement. Nous verrons ci-après les Athéniens s’engager par les serments les plus sincères et les plus solennels à soutenir leur démocratie contre toute tentative faite en vue de la renverser ; nous découvrirons en eux un sentiment non moins positif et inflexible dams sa direction qu’énergique dans ses inspirations. Mais, tout en signalant ce changement très important dans leur caractère, mous remarquerons en même temps que la sage mesure de précaution recommandée par Solôn d’obvier a une sédition par la prompte déclaration d’un public impartial entre deux chefs rivaux ne fut pas perdue pour eux. Tel fut, en réalité, le but de cette institution salutaire et protectrice appelée l’ostracisme. Quand, dans les premières phases de la démocratie athénienne, deux chefs de parti, puissants chacun par ses adhérents et son influence, s’étaient engagés avec ardeur dans une lutte mutuelle acharnée et prolongée, une telle opposition était de nature à conduire l’un ou l’autre, des mesures violentes. Outre les espérances de triomphe pour son parti, chacun pouvait bien craindre, en continuant a rester lui-même dans les limites de la légalité, de tomber victime de procédés agressifs de la part de ses antagonistes. Pour détourner ce formidable danger, on demandait un vote public pour décider lequel des deux irait en exil temporairement, en conservant ses biens et sans subir aucun déshonneur. Un nombre de citoyens non inférieure six mille, rotant secrètement et par cela même d’une manière indépendante, étaient invités a y prendre part et à prononcer, contre l’un ou l’autre de ces éminents rivaux, une sentence d’exil pour dix ans. Celui qui restait devenait naturellement plus puissant ; il était cependant moins en état d’être poussé dans une voie anticonstitutionnelle qu’il ne l’était auparavant. Je reparlerai dans un autre chapitre de cette sage précaution, et je la justifierai contre quelques interprétations erronées auxquelles elle a donné lieu. Actuellement je me contente de mentionner son analogie avec la loi solonienne antérieure et sa tendance à remplir le même but, qui était de mettre fin à une violente lutte de partis, en employant par artifice les votes de la masse des citoyens impartiaux contre l’un ou l’autre des chefs, — avec cette importante différence, que, tandis que Solôn admettait que les partis hostiles en fussent venus à prendre les armes, l’ostracisme détournait cette grave calamité publique en appliquant son remède aux symptômes annonçant d’avance le mal.

J’ai déjà examiné, dans un chapitre précédent, les instructions données par Solôn pour la récitation plus méthodique des poèmes homériques ; et il est curieux de comparer son respect pour l’ancienne épopée avec la complète répugnance qu’il manifeste à l’égard de Thespis et du drame, qui naissait à ce moment même et n’annonçait guère sa supériorité future. La tragédie et la comédie commençaient alors à être greffées sur le chant lyrique et chorique. D’abord un seul acteur fut appelé à soulager le chœur ; ensuite on introduisit deux acteurs pour remplir des rôles fictifs et soutenir un dialogue, de manière que les chants du chœur et le dialogue des acteurs formaient une pièce continue. Solôn, après avoir entendu Thespis jouer (comme le faisaient tous les anciens acteurs, tant tragiques que comiques) dans sa propre comédie, lui demanda ensuite s’il ne rougissait pas de débiter tant de mensonges devant un auditoire si considérable. Et comme Thespis répondait qu’il n’y avait point de mal à dire et à faire de telles choses simplement pour amuser, Solôn indigné s’écria, en frappant le sol de son bâton[32] : Si une fois nous venons à louer et à estimer un amusement tel que celui-ci, nous en retrouverons bientôt les effets dans nos transactions journalières. Il serait téméraire de garantir l’authenticité de cette anecdote ; mais nous pouvons du moins la considérer comme la protestation de quelque ancien philosophe contre les illusions que fait naître le drame ; et elle est intéressante en ce qu’elle marque les premiers efforts de cette littérature dans laquelle les Athéniens atteignirent dans la suite une supériorité si incomparable.

Il paraîtrait que toutes les lois de Solôn furent promulguées, inscrites et acceptées sans discussion ni résistance. Il les avait représentées, dit-on, non comme les meilleures lois qu’il aurait pu imaginer lui-même, mais comme les meilleures qu’il aurait pu engager le peuple à, accepter. Il leur donna de la validité pour l’espace de dit ans, période[33] pendant laquelle, tant le sénat collectivement que les autorités individuellement, jurèrent de les observer fidèlement, sous peine, en cas de violation, d’élever à, Delphes une statue d’or aussi grande que nature. Mais, bien que l’acceptation des lois se fût accomplie sans difficulté, il fut moins facile, soit pour le peuple de les comprendre et d’y obéir, soit pour l’auteur de les expliquer. Chaque jour des personnes venaient trouver Solôn, soit pour lui adresser des éloges ou (les critiques, soit pour lui suggérer diverses améliorations, soit pour le questionner sur l’explication de règlements particuliers, jusqu’à ce qu’enfin il finît par se fatiguer de cette suite interminable de réponses et de justifications qui étaient rarement assez heureuses pour dissiper l’obscurité ou satisfaire les mécontents. Prévoyant que, s’il restait, il serait obligé de faire des changements, il obtint de ses concitoyens la permission de s’absenter pour dix ans, espérant qu’avant l’expiration de ce terme ils se seraient accoutumés à. ses lois. Il quitta sa ville natale, pleinement convaincu que ses lois resteraient sans être rappelées jusqu’à son retour ; car (dit Hérodote) les Athéniens ne pouvaient pas les rappeler, puisqu’ils étaient engagés par un serment solennel à les observer pendant dix ans. La manière absolue dont l’historien parle ici d’un serment, comme s’il créait une sorte d’obligation matérielle et excluait toute possibilité d’un résultat contraire, mérite d’être signalée comme jetant du jour sur le sentiment grec[34].

Après avoir quitté Athènes, Solôn visita d’abord l’Égypte, où il eut de fréquentes communications avec Psenôphis d’Héliopolis et Sonchis de Saïs, prêtres égyptiens qui avaient beaucoup à conter touchant leur ancienne histoire, et de qui il apprit des faits réels ou prétendus, dépassant de beaucoup en antiquité alléguée les plus vieilles généalogies grecques, particulièrement l’histoire de la grande île submergée de l’Atlantis, et la guerre que les ancêtres des Athéniens lui avaient faite avec succès 9.000 ans auparavant. Solôn commença, dit-on, un poème épique sur ce sujet ; mais il ne vécut pas assez longtemps pour le finir, et il n’en reste rien aujourd’hui. D’Égypte il alla à Cypre, où il visita la petite ville d’Æpeia, qui, disait-on, avait été fondée dans l’origine par Demophôn, fils de Thêseus, et qui à cette époque était gouvernée par le prince Philokypros, — chaque ville dans l’île de Cypre ayant son petit prince particulier. Elle était située près de la rivière Klarios dans une position escarpée et sûre, mais incommode et mal approvisionnée. Solôn persuada à Philokypros d’abandonner l’ancienne position et d’établir une nouvelle ville dans la plaine fertile s’étendant en bas. Il y resta lui-même et devint œkiste du nouvel établissement, faisant tous les règlements nécessaires à sa marche assurée et prospère, qui en effet se manifesta d’une manière si prononcée, qu’une foule de nouveaux émigrants affluèrent dans la nouvelle colonie, appelée par Philokypros ,Poli, en l’honneur de Solôn. A notre grand regret, il ne nous est pas permis de savoir quels étaient ces règlements ; mais le fait général est attesté par les poèmes de Solôn lui-même, et nous possédons encore les vers dans lesquels il disait adieu à Philokypros en quittant l’île. Quant aux dispositions de ce prince, son poème en faisait un éloge complet[35].

Outre sa visite en Égypte et à Cypre, il y avait encore une histoire courante rapportant qu’il avait eu des rapports avec le roi lydien Crésus à Sardes. Les relations qui, dit-on, existèrent entre eux, ont été mises en une sorte de conte moral qui forme un des plus beaux épisodes de toute son histoire. Bien que ce conte ait été dit et redit comme si c’était de l’histoire véritable, toutefois tel qu’il est actuellement il est inconciliable avec la chronologie, et cependant il est très possible que Solôn ait visité Sardes à un moment on à un autre, et vu Crésus comme prince héréditaire[36].

Mais même s’il n’existait pas d’objections chronologiques, le dessein moral du conte est si saillant, et y domine d’une manière tellement systématique depuis le commencement jusqu’à la fin, que ces raisons intrinsèques sont à elles seules assez fortes pour en détruire la crédibilité en tant que fait réel, à moins qu’il ne se fasse qu’un bon témoignage contemporain ne l’emporte sur de tels doutes, qui dans ce cas n’existent pas. Le récit de Solôn et de Crésus ne peut être pris pour autre chose que pour une fiction explicative, empruntée par Hérodote de quelque philosophe, et revêtue de sa beauté propre et particulière d’expression, qui dans cette occasion a une couleur poétique plus prononcée qu’on ne le voit habituellement dans cet auteur. Je ne puis la transcrire, et je n’ose guère l’abréger. Le superbe Crésus, à l’apogée de ses conquêtes et de sa fortune, s’efforce d’obtenir que Solôn, qui est venu le visiter, lui déclare qu’il le juge le plus heureux des hommes. Ce dernier, après lui avoir préféré deux fois des citoyens grecs modestes et méritants, finit par lui rappeler que ses grandes richesses et sa puissance étendue sont des biens trop précaires pour servir comme preuve du bonheur, — que les dieux sont jaloux et disposés à se mêler de tout, et que souvent ils font de l’étalage du bonheur un simple prélude d’une extrême infortune, — et qu’on ne peut pas appeler heureuse la vie d’aucun homme avant qu’il ait joué complètement son rôle, de sorte qu’il soit bien évident qu’il est en dehors des atteintes du malheur. Crésus traite cette opinion d’absurde, mais un grand châtiment de Dieu tomba sur lui, après le départ de Solôn, — probablement (fait observer Hérodote) parce qu’il se croyait le plus heureux de tous les hommes. D’abord il perdit Atys, son fils favori, jeune homme brave et intelligent (le seul autre fils qu’il eût étant muet). Car les Mysiens d’Olympos, étant ruinés par un sanglier destructeur et formidable qu’ils ne pouvaient réduire, demandèrent l’aide de Crésus, qui envoya sur les lieux une troupe de chasseurs d’élite et permit, — bien qu’avec une grande répugnance, par suite d’un rêve alarmant, — que son fils favori les accompagnât. Le jeune prince fut tué accidentellement par l’exilé phrygien Adrastos, que Crésus avait reçu et protégé[37]. A peine ce dernier s’était-il remis de la douleur causée par cette catastrophe, que le développement rapide de Cyrus et de la puissance des Perses l’engagea à leur faire la guerre, contre l’avis de ses conseillers les plus sages. Après une lutte de près de trois années il fut complètement défait, sa capitale Sardes prise d’assaut, et lui-même fait prisonnier. Cyrus fit préparer un vaste bûcher, et y plaça Crésus chargé de fers, avec quatorze jeunes Lydiens, dans l’intention de les faire brûler vifs, soit comme offrande religieuse, soit pour accomplir un vœu, ou peut-être (dit Hérodote) pour voir si quelque dieu n’interviendrait pas pour délivrer un homme d’une piété si prééminente que le roi de Lydia[38]. Dans cette triste extrémité, Crésus se rappela l’avertissement qu’il avait naguère méprisé, et prononça trois fois, avec mi profond soupir, le nom de Solôn. Cyrus chargea les interprètes de lui demander qui il invoquait, et apprit en réponse l’anecdote du législateur athénien, avec l’avertissement solennel qu’il avait donné à Crésus dans des jours plus prospères, attestant la fragilité de toute grandeur humaine. La remarque entra profondément dans l’esprit du monarque des Perses, comme un signe de ce qui pourrait lui arriver à lui-même : il se repentit de son dessein, et ordonna que le bûcher, qui avait déjà été allumé, flet immédiatement éteint. Mais les ordres vinrent trop tard. Malgré les efforts les plus empressés des assistants, la flamme ne put être éteinte, et Crésus aurait néanmoins été dévoré par elle, s’il n’avait imploré avec larmes et prières le secours d’apollon, dont il avait orné les temples à Delphes et à Thèbes de si magnifiques présents. Ses prières furent exaucées, le beau ciel se couvrit immédiatement, et il tomba une pluie abondante qui suffit pour éteindre les flammes[39]. La vie de Crésus fut sauvée ainsi, et il devint ensuite l’ami intime et le conseiller de son vainqueur.

Telle est la brève esquisse d’un récit qu’Hérodote a donné avec un développement complet et qui est d’un effet frappant. Il aurait servi comme leçon morale à la jeunesse d’Athènes non moins admirablement que la fable bien connue du choit d’Hêraklês que le philosophe Prodikos[40], contemporain d’Hérodote, et plus jeune que lui, débita avec tant de popularité. Il jette une vive lumière sur les idées religieuses et morales de l’antiquité ; sur le profond sentiment de jalousie des dieux, qui ne voulaient endurer l’orgueil chez personne que chez eux-mêmes[41] ; sur l’impossibilité, pour qui que ce soit, de réaliser pour lui-même plus qu’une part très modérée de bonheur ; sur le danger d’une Nemesis prête à réagir, si à un moment quelconque il a dépassé une telle limite, et sur la nécessité de calculs embrassant l’ensemble de la vie, comme base d’une comparaison rationnelle de différents individus. Et il résume, comme conséquence pratique de ces sentiments, la protestation souvent répétée des moralistes contre les mouvements véhéments et les aspirations désordonnées. Plus ce récit paraît avoir de prix, avec son caractère explicatif, moins nous osons le considérer comme de l’histoire.

Il est très regrettable que nous n’ayons pas de renseignements relatifs aux événements qui se sont passés en Attique immédiatement après les lois et la constitution de Solôn, qui furent promulguées en 594 avant J.-C., de manière à mieux comprendre l’effet pratique de ces changements. Ce que nous apprenons ensuite concernant Solôn en Attique se rapporte à une époque qui précède immédiatement la première usurpation de Pisistrate en 560 avant J.-C., et après le retour de Solôn de sa longue absence. Nous assistons encore ici aux mêmes dissensions oligarchiques qui dominaient, comme on le rapporte, avant la législation solonienne : les Pedieis, ou propriétaires opulents de la plaine à l’entour d’Athènes, sous Lykurgue ; les Parali du sud de l’Attique, sous Megaklês ; et les Diakrii, ou montagnards des cantons orientaux, la plus pauvre des trois classes, sous Pisistrate, sont dans un état de violentes disputes intestines. Le récit de Plutarque représente Solôn retournant à Athènes au fort de cette sédition. Il fut traité avec respect par tous les partis ; mais on n’obéit plus à ses recommandations, et l’âge l’avait rendu impropre à agir avec effet en public. Il fit« tous ses efforts pour apaiser les animosités de parti, et il s’appliqua particulièrement à refréner l’ambition de Pisistrate, dont il découvrit promptement les projets ultérieurs.

La grandeur future de Pisistrate fut, dit-on, présagée pour la première fois par un miracle qui arriva„ même avant sa naissance, à son père Hippokratês aux jeux Olympiques. Il fut réalisé, en partie par la bravoure et la conduite qu’il avait montrées à la prise de Nisæa sur les Mégariens[42], — en partie par la popularité de son langage et de ses manières, par son rôle de champion des pauvres[43], et son désaveu fastueux de toute prétention égoïste, — en partie par un mélange habile de stratagème et de force. Solôn, après avoir fait entendre des remontrances inutiles à Pisistrate lui-même, dénonça publiquement ses desseins dans des vers adressés au peuple. La fraude au moyen de laquelle Pisistrate finit par accomplir son dessein est mémorable dans la tradition grecque[44]. Il parut un jour sur l’agora d’Athènes dans son chariot traîné par une paire de mulets : il avait de dessein prémédité blessé et sa personne et les mulets, et, dans cet état, il s’en remit à la pitié et à la défense du peuple, prétendant que ses ennemis politiques l’avaient attaqué par la violence. Il supplia le peuple de lui accorder une garde, et au moment où les sympathies populaires étaient fraîchement éveillées tant en sa faveur que contre ses assassins supposés, Ariston proposa formellement à l’Ekklêsia — le sénat probouleutique, étant composé d’amis de Pisistrate, avait d’avance autorisé la proposition[45] — qu’une compagnie de cinquante hommes armés de massues fût assignée comme garde du corps permanente pour la défense de Pisistrate. Solôn opposa d cette motion une vigoureuse résistance[46] ; mais il se trouva lui-même accablé et même traité comme s’il avait perdu le sens. Les pauvres la soutinrent avec chaleur, tandis que les riches eurent peur d’exprimer leur dissentiment ; et il ne put se consoler après le vote fatal qu’en s’écriant qu’il était plus sage que les premiers et plus hardi que les seconds. Tel fut l’un des premiers exemples connus, exemple dans lequel ce mémorable tour d’adresse fut joué contre la, liberté d’une communauté grecque.

La faveur populaire illimitée à laquelle cette concession avait dû de passer se manifeste plus encore par l’absence de toute précaution pour empêcher que les bornes de la concession ne fussent dépassées. Le nombre des gardes du corps ne resta pas longtemps au chiffre de cinquante, et probablement leurs massues furent bientôt échangées pour des armes plus tranchantes. Pisistrate se trouva ‘ainsi assez fort pour jeter le masque et pour s’emparer de l’acropolis. Ses principaux adversaires, Megaklês et les Alkmæonides s’enfuirent immédiatement de la cité, et on laissa à l’âge vénérable et au patriotisme intrépide de Solôn le soin de s’avancer presque seul pour tenter, mais en vain, de résister à l’usurpation. Il se présenta publiquement dans la place du Marché, employant les encouragements, les remontrances et les reproches, afin de réveiller l’esprit du périple. Il eût été aisé (leur disait-il) de prévenir l’arrivée de ce despotisme : s’en délivrer maintenant était plus difficile, toutefois en même temps plus glorieux[47]. Mais il parla en vain ; car tous ceux qui n’étaient point réellement favorables à Pisistrate n’écoutèrent que leurs frayeurs et restèrent passifs ; personne ne se joignit non plus à Solôn, lorsque, comme dernier appel, il mit son armure et se plaça dans une posture militaire devant la porte de sa maison. J’ai fait mon devoir (s’écria-t-il à la fin) ; j’ai défendu le mieux que j’ai pu ma patrie et les lois ; et alors il renonça à toute espérance ultérieure d’opposition, — tout en résistant aux instances de ses amis qui l’engageaient à fuir, et donnant pour réponse, quand ils lui demandaient sur quoi il comptait pour le protéger : Sur ma vieillesse. Il ne pensa pas même non plus qu’il fût nécessaire de réprimer les inspirations de sa muse. Quelques vers restent encore, composés vraisemblablement à un moment où le bras puissant du nouveau despote avait commencé à se faire cruellement sentir, vers dans lesquels il dit à ses concitoyens : Si vous avez enduré de la peine par suite de la bassesse de vos âmes, n’en imputez pas la faute aux dieux. C’est vous-mêmes qui avez mis la force et la domination entre les mains de ces hommes, et qui avez ainsi attiré sur vous un misérable esclavage.

Il est agréable d’apprendre que Pisistrate, dont la conduite pendant toute la durée de son despotisme fut relativement douce, ne fit aucun mal à Solôn. Combien de temps cet homme distingué survécut-il au renversement effectif de sa propre constitution, c’est ce que nous ne pouvons déterminer avec certitude ; mais, suivant l’assertion la plus probable, il mourut l’année suivante même, à l’âge avancé de quatre-vingts ans.

Nous avons seulement à regretter d’être privé des moyens de suivre plus en détail son caractère noble et exemplaire. Il représente les meilleures tendances de son temps, combinées avec beaucoup d’excellentes qualités personnelles : la sensibilité morale développée ; la soif de connaissances et d’observations étendues, non moins forte dans sa vieillesse que dans son jeune âge ; la conception d’institutions populaires régularisées, s’éloignant sensiblement des types et de l’esprit des gouvernements qui l’entouraient, et calculées pour donner au peuple athénien un nouveau caractère ; une véritable et sérieuse sympathie pour la masse des pauvres, désireuse non seulement de les délivrer de l’oppression des riches, mais encore de créer en eux des habitudes d’une industrie qui ne compte que sur elle-même ; enfin, pendant qu’il posséda temporairement un pouvoir complètement arbitraire, non seulement l’absence de toute ambition égoïste, mais un rare discernement pour savoir saisir le moyen terme entre des exigences contraires et en lutte. En lisant ses poèmes, nous devons toujours nous rappeler que ce qui nous paraît banal aujourd’hui était nouveau autrefois ; de sorte que, pour son époque relativement illettrée, les tableaux sociaux qu’il dessine étaient encore frais, et ses exhortations calculées pour vivre dans la mémoire. Les poèmes, composés sur des sujets moraux, inculquent en général un esprit de douceur à l’égard des autres et de modération dans des objets personnels. Ils représentent les dieux comme armés d’un pouvoir irrésistible, exerçant une justice distributive, favorisant les bons et punissant les méchants, bien que parfois très tardivement. Mais ses compositions dans des occasions spéciales et actuelles sont ordinairement conçues dans un esprit plus vigoureux ; elles dénoncent l’oppression exercée par les riches dans un temps, et la soumission timide au despotisme de Pisistrate dans un autre ; et elles expriment dans un langage expressif le sentiment d’orgueil que l’auteur éprouve pour s’être posé comme champion de la masse du peuple. De ces anciens poèmes, c’est à peine s’il a été conservé quelque chose. Le peu de vers qui restent semblent manifester un caractère jovial, qui, comme nous pouvons facilement le concevoir, fut étouffé par les difficultés politiques qu’il eut a combattre, — difficultés naissant successivement de la guerre Mégarienne, du sacrilège de Kylôn, du désespoir public guéri par Epimenidês, et de la tâche d’arbitre entre une oligarchie rapace et un peuple opprimé. Dans une de ses élégies adressée : à Mimnerme, il indiquait la soixantième année comme la plus longue période d’existence désirable, de préférence à la quatre-vingtième, à laquelle ce poète avait exprimé le désir de parvenir[48]. Mais sa propre vie, autant que nous en pouvons juger, semble avoir atteint la plus longue des deux périodes ; et ce n’est pas la partie la moins honorable de cette vie (la résistance à Pisistrate) qui se trouve immédiatement avant sa mort.

Il y eut un récit qui prévalut, racontant que ses cendres furent recueillies et dispersées autour de l’île de Salamis ; ce que Plutarque traite d’absurde, bien qu’il nous dise qu’Aristote et un grand nombre d’autres hommes considérables y ajoutaient foi. Il est du moins aussi ancien que le poète Kratinus, qui y fit allusion dans une de ses comédies, et je tue me sens pas disposé à le rejeter[49]. L’inscription que portait la statue de Solôn à Athènes le désignait comme Salaminien : il avait été le grand moyen par lequel sa patrie avait acquis file ; et il semble extrêmement probable que, parmi les nouveaux citoyens athéniens qui vinrent s’y établir, il ait reçu un lot de terre et ait été inscrit au nombre des citoyens salaminiens. La dispersion de ses cendres le rattachant àl’île comme son Œkiste, peut être expliquée, sinon comme l’ex-pression d’un vote public, au moins comme un acte d’affectueuse vanité de la part des amis qui lui survivaient[50].

Nous avons atteint maintenant l’époque de l’usurpation de Pisistrate (560 av. J.-C.), dont la dynastie gouverna Athènes (avec deux interruptions temporaires durant la vie de Pisistrate lui-même) pendant cinquante ans. L’histoire de ce despotisme, qui fut plus doux que le despotisme grec en général, et qui amena d’importantes conséquences à Athènes, sera réservée pour un des chapitres suivants.

 

APPENDICE

L’explication que donne M. von Savigny des Nexi et des Addicti sous l’ancienne loi romaine concernant le débiteur et le créancier (après avoir réfuté le commentaire de Niebuhr sur le même sujet), tout en éclairant d’une vive lumière les changements historiques survenus dans la législation romaine sur ce sujet important, expose en même temps la différence marquée faite dans la procédure, à Rome, entre la demande du créancier en remboursement du capital, et la demande en payement d’intérêts.

La loi romaine primitive distinguait une dette née d’un prêt d’argent (pecunia certa credita) de dettes provenant d’un contrat, d’un délit, d’une vente, etc., ou de toute autre source ; le créancier, dans le premier cas, avait un procédé prompt et facile, par lequel il acquérait le pouvoir le plus complet sur la personne et le bien de son débiteur. Après que la dette par emprunt avait été ou avouée ou prouvée devant le magistrat, trente jours étaient accordés au débiteur pour le payement ; si le payement n’était pas fait dans cet intervalle, le créancier mettait la main sur lui (manûs injectio) et le menait de nouveau devant le magistrat. Le débiteur était alors mis une seconde fois en demeure ou de payer on de trouver une caution (vindex) ; s’il ne satisfaisait à ni l’une ni l’autre de ces obligations, le créancier s’emparait de lui et le menait dans sa maison, où il le tenait dans les fers pendant deux mois ; durant cet intervalle il le conduisait devant le préteur publiquement à trois nundinæ successives. Si la dette n’était pas payée dans ces deux mois, la sentence d’adjudication était prononcée, et le créancier acquérait le pouvoir ou de mettre son débiteur à mort, ou de le vendre comme esclave (p. 81), ou de le garder pour un travail forcé, sans aucune restriction quant au degré de mauvais traitements qui pourraient lui être infligés. Le jugement du magistrat l’autorisait, en outre, à saisir le bien de son débiteur partout où il en pourrait trouver, dans les limites suffisantes pour le payement : ceci était un des points que Niebuhr avait contestés.

Telle fut l’ancienne loi à home, par rapport aux conséquences d’une action pour argent reçu, pendant plus d’un siècle après les Douze Tables. Mais, la loi n’appliqua pas cette rigoureuse exécution personnelle à d’autre dette qu’à, celle qui résultait d’un emprunt, — et même dans cette dette au principal, non à l’intérêt qui devait être réclamé par un procédé à la fois plus doux et moins efficace, s’appliquant au bien seulement et non à la personne du débiteur. En conséquence c’était un avantage pour le créancier d’imaginer quelque moyeu de soumettre sa réclamation d’intérêt à la même mesure rigoureuse que son droit au principal ; il était aussi avantageux pour lui, si son droit avait pour origine, non de l’argent prêté, mais une vente, une réparation d’injure, ou toute autre cause, de lui donner la forme d’une action pour argent prêté. Or le Nexum ou Nexi obligatio était un artifice — un prêt fictif — qui remplissait ce but. Le procédé rigoureux qui n’appartenait légalement qu’au recouvrement du principal fut étendu par le Nexum au point de comprendre l’intérêt, et au point de comprendre aussi les réclamations d’argent provenant de toute autre source (aussi bien que d’un prêt), pour lesquelles la loi ne donnait pas de recours direct, si en- n’est contre le bien d’un débiteur. Le débiteur Nexus était exposé par cet artifice légal à passer dans la condition d’un Addictus, soit sans avoir emprunté d’argent du tout, soit pour l’intérêt aussi bien que pour le principal de celui qu’il avait emprunté.

La loi Pœtilia, rendue vers 365 avant J.-C. libéra tous les Nexi qui avaient alors quelque engagement pécuniaire à remplir, et défendit la Nexi obligatio pour toujours dans la suite (Cicéron, de Republ., II, 31 ; Tite-Live, VIII, 28). Ici, comme dans la Seisachtheia de Solôn, les contrats existants furent annulés, en même temps que toute la classe de contrats de ce genre fut interdite pour l’avenir.

Mais, bien que la Nexi obligatio fut ainsi abolie, l’ancien et rigoureux recours continua encore d’être applicable au débiteur par emprunt, autant qu’à la somme principale empruntée, séparément de l’intérêt. On introduisit quelques adoucissements : par la lex Julia, on ajouta la disposition encore plus importante que le débiteur au moyen d’une Cessio Bonorum pourrait éviter d’être saisi personnellement. Mais cette Cessio Bonorum était accompagnée de conditions qui ne pouvaient pas toujours être : remplies, et le débiteur n’était pas non plus admis à en profiter, s’il avait été coupable de négligence ou de malhonnêteté. En conséquence l’ancienne et rigoureuse procédure, ainsi que l’adjudication à laquelle elle aboutissait, bien que devenant moins fréquente, continua encore pendant toute la durée de la Rome impériale, et même jusqu’au temps de Justinien. La prison particulière, avec des débiteurs adjugés y travaillant, était encore une dépendance de la maison d’un prêteur romain, même au troisième et au quatrième siècle de père chrétienne, bien que Rasage semble être devenu de plus en plus rare. Le statut de l’Addictus Debitor, avec ses obligations et ses droits particuliers, est discuté par Quintilien (VIII, 3) ; et Aulu-Gelle (160 ap. J.-C.) fait observer : Addici namque nunc et vinciri multos videmus, quia vinculorum pœnam deterrimi homines contemnunt (XX, 1).

Si l’Addictus Debitor était adjugé à plusieurs créanciers, la loi des Douze Tables les autorisait à se partager son corps. On ne connaissait pas d’exemple qu’on eût jamais usé de cette faculté, mais il était entendu que la loi la donnait clairement.

Il est utile d’avoir sous les yeux l’ancienne loi romaine concernant le débiteur et le créancier, en partie comme terme de comparaison avec l’usage antérieur à Solôn en Attique, en partie pour expliquer la différence faite dans un ancien état de société entre le droit de réclamer le principal et celui de demander les intérêts.

V. la Dissertation de von Savigny dans les Mémoires de l’Académie de Berlin de 1833, p. 70-103 ; le sujet est aussi traité par le même admirable interprète dans son System des heutigen Rœmischen Rechts, vol. V, sect. 219, et dans l’Appendice XIV, 10, 11 de ce volume.

La même mesure rigoureuse et particulière, qui était applicable dans le cas d’une action pour pecunia certa credita, fut aussi spécialement étendue au répondant, qui avait donné de l’argent comptant pour liquider la dette d’un autre homme : le débiteur, s’il était insolvable, devenait son Addictus — c’était l’Actio Depensi. J’ai déjà fait remarquer dans une note précédente que, dans la loi Attique, un cas analogue à celui-ci était le seul dans lequel le recours primitif contre la personne du débiteur fût toujours conservé. Quand un homme avait donné de l’argent pour racheter un citoyen de captivité, ce dernier, s’il ne remboursait pas, devenait l’esclave de la personne qui avait avancé l’argent.

Walter (Geschichte des Rœmischen Rechts, sect. 583-715, 2e éd.) met en question l’explication de von Savigny, rapportée plus haut d’après des motifs qui ne me paraissent pas suffisants.

Combien de temps continua-t-on à considérer comme immoral et irréligieux de recevoir un intérêt pour de l’argent prêté, c’est ce qu’on peut voir par la note suivante, relative à l’état de la loi en France, même jusqu’en 1789 : Avant la Révolution française (de 1789), le prêt à intérêt n’était pas également admis dans les diverses parties du royaume. Dans les pays de droit écrit, il était permis de stipuler l’intérêt des deniers prêtés ; mais la jurisprudence des parlements résistait souvent à cet usage. Suivant le droit commun des pays coutumiers, on ne pouvait stipuler aucun intérêt pour le prêt appelé en droit mutuum. On tenait pour maxime que l’argent ne produisant rien par lui-même, un tel prêt devait être gratuit ; que la perception d’intérêts était une usure ; à cet égard, on admettait assez généralement les principes du droit canonique. Du reste, la législation et la jurisprudence variaient suivant les localités et suivant la nature des contrats et des obligations. (Carette, Lois annotées, ou Lois, Décrets, Ordonnances, Paris, 1843 ; Note sur le Décret de l’Assemblée nationale concernant le prêt et l’intérêt, août 11, 1789).

L’Assemblée nationale déclara la légalité de tout prêt à intérêt, suivant le taux déterminé par la loi, mais elle ne fixa pas alors de taux spécial. Le décret du 11 avril 1793 défendit la vente et l’achat du numéraire. La loi du 6 floréal an III déclara que l’or et l’argent sont marchandises ; mais elle fut rapportée par le décret du 2 prairial suivant. Les articles 1905 et 1907 du code Cie permettent le prêt à intérêt, mais au taux fixé et autorisé par la loi. La loi du 3 septembre 1807 a fixé le taux d’intérêt à 5 p. 100 en matière civile et à 6 p. 100 en matière commerciale.

L’article sur les maisons de prêt, dans l’History of Inventions de Beckmann (vol. III, p. 9-50) est extrêmement intéressant et instructif sur le même sujet. Il expose comment l’ancienne antipathie contre l’intérêt de l’argent fut mise en doute, comment elle s’affaiblit et disparut graduellement ; antipathie longtemps sanctionnée parles ecclésiastiques aussi bien que parles jurisconsultes. Des Maisons de prêt, ou Monts-de-Piété, furent établies pour la : première fois en Italie vers le milieu du quinzième siècle, par quelques moines franciscains, dans le dessein de délivrer des emprunteurs pauvres des exactions exorbitantes des juifs ; le pape Pie II (Æneas Silvius, l’un des papes les plus capables, vers 1458-1464) fut le premier qui approuva l’une de ces maisons à Pérouse ; mais même la sanction papale fut longtemps combattue par une grande partie des ecclésiastiques. D’abord elle devait être purement charitable, non seulement en ne servant pas d’intérêt à, ceux qui fournissaient de l’argent, et en n’en prenant pas des emprunteurs, — mais même eu ne donnant pas de traitement fixe aux administrateurs ; on prenait un intérêt tacitement, mais les papes furent longtemps avant de vouloir approuver formellement cet usage. A Vienne, pour éviter le reproche d’usure, on employa l’artifice de ne demander aucun intérêt, mais d’avertir les emprunteurs qu’ils donneraient une rémunération suivant leur piété et leurs moyens (p. 31). Les Dominicains, partisans de l’ancienne doctrine, appelaient ces établissements Montes Impietatis. Un moine Franciscain, Bernardinus, un des plus actifs promoteurs des Monts-de-Piété, n’osa pas défendre, mais seulement excuser comme un mal inévitable, le payement d’honoraires aux commis et aux administrateurs

Speciosius et religiosius fatetabur Bernardinus fore, si absque ullo penitus obolo et pretio mutuum daretur et commodaretur libere pecunia, sed pium opus et pauperum subsidium exiguo sic duraturum tempore. Non enim (inquit) tantus est ardor hominum, lit gubernatores et officiales, montium ministerio necessarii, velint laborem hune omnem gratis subire ; quod si remunerandi sint ex sorte principali, val ipso deposito, sait exili montium ærario, brevi exhaurietur, et commodum opportunumque istnd pauperum refugium ubique peribit (p. 33).

Le concile de Trente, pendant le siècle suivant, se prononça en faveur de la létalité et de l’utilité de ces maisons de prêt ; et depuis on a toujours considéré cette décision comme le sentiment de l’Église catholique en général.

Suivre ce changement graduel du sentiment moral est extrêmement instructif, d’autant plus que cette base générale de sentiment, dont l’antipathie contre l’argent prêté à intérêt n’est qu’un cas particulier, prévaut encore largement dans la société et dirige le courant d’approbation et de désapprobation morales. Dans quelques nations, comme chez les anciens Perses avant Cyrus, le sentiment a été poussé jusqu’à répudier et mépriser tout achat et toute vente (Hérodote, I, 153). Aux yeux de beaucoup de personnes, le principe de réciprocité dans les affaires humaines semble, quand il est conçu théoriquement, odieux et méprisable, et reçoit quelque mauvais nom, tels qu’égoïsme, intérêt personnel, calcul, économie politique, etc. ; le seul sentiment qu’ils admettront en théorie, c’est que l’homme qui a doit être prêt à donner en tout temps à celui qui n’a pas, tandis que ce dernier est encouragé à attendre et à demander ce don gratuit.

 

 

 



[1] Solôn, Fragm. II, 3, éd. Schneidewin.

La leçon έπαρκεΐ dans le premier vers n’est pas universellement approuvée : Brunck adopte έπαρκεΐν, ce qu’approuve Niebuhr. Ce dernier l’explique avec le sens – Je ne donnai au peuple que le pouvoir qui ne pouvait lui être refusé. (Rœm. Geschichte, t. II, p. 346, 2e éd.). A prendre les deux premiers vers ensemble, je crois que le sens de Niebuhr est exact en substance, bien que je donne moi-même une traduction plus littérale. Solôn semble se justifier du reproche d’avoir été trop démocratique, reproche qui, sans doute, lui était adressé sur tous les tons.

[2] Aristote, Politique, II, 9, 4.

Dans ce passage relatif à Solôn (contenant les sections 2, 3, 4 de l’édition de M. Barthélemy Saint-Hilaire), Aristote donne d’abord l’opinion de certains critiques qui louaient Solôn, avec les raisons sur lesquelles elle est fondée ; en second lieu l’opinion de certains critiques qui le blâmaient avec leurs raisons ; en troisième lieu son propre jugement. La première de ses trois opinions est contenue dans la section 2. La seconde, dans la plus grande partie de la section 3. Le reste est son propre jugement. Je mentionne ceci, parce que l’on ne doit pas prendre les sections 2 et 3 comme l’opinion d’Aristote lui-même, mais comme le jugement de ceux qu’il commentait, et qui considéraient Solôn comme l’auteur des tribunaux choisis par le sort.

[3] Hérodote, V, 69.

[4] Hérodote, V, 66-69.

Quant à la tendance démocratique marquée des actes de Kleisthenês, V. Aristote, Politique, VI, 2, 11 ; III, 1, 10.

[5] Lysias, Cont. Theomnest. A., c. 5, p. 357, qui donne έάν μή προστιμήση ή Ήλίαια comme une phrase de Solôn ; bien que nous soyons autorisés à douter si jamais Solôn ait pu l’employer, quand nous trouvons Pollux (VII, 5,229) disant distinctement que Solôn employait le mot έπαίτια pour signifier ce que les orateurs appelaient προστιμήματα.

Le sens propre et originel du mot `II ?,tata est l’assemblée publique (V. Tittmann, Griech. Staatsverfass., p. 215-216) ; dans les temps suivants nous le trouvons qui signifie à Athènes : — 1° L’agrégat de six mille dikastes choisis annuellement par le sort et jurés, ou le peuple assemblé considéré comme exerçant des fonctions judiciaires. 2° chacune des fractions séparées dans lesquelles se subdivisait en pratique ce corps agrégé pour affaire judiciaire réelle. Έκκλησία devint le terme employé pour signifier l’assemblée délibérante publique proprement appelée ainsi, qui ne pouvait jamais être tenue le même jour que siégeaient les dikastéries (Démosthène, cont. Timokrat., c. 21, p. 726) : ou s’adresse toujours en effet à chaque dikastérie, comme si c’était le peuple assemblé et occupé n remplir mi devoir particulier

J’imagine qu’on s’est servi du terme Ήλίαια à l’époque de Solôn dans son sens primitif, l’assemblée publique, peut-être en impliquant son emploi dans la procédure judiciaire. Le nombre fixe de six mille n’est pas d’une date antérieure au temps de Kleisthenês, parce qu’il est essentiellement rattaché aux dix tribus ; tandis que la subdivision de ce corps de six mille membres en divers corps de jurés pour des cours et des buts différents, ne commença probablement qu’après les premières réformes de Kleisthenês. Je reviendrai sur ce point quand je m’occuperai de ce dernier et de son époque.

[6] L’assertion de Plutarque, qui dit que Solôn permit un appel de la décision de l’archonte au jugement du tribunal populaire (Plutarque, Solôn, 18) est vue avec peu de confiance par la plupart des commentateurs, bien que le Dr Thirlwall semble l’admettre, en la justifiant par l’analogie des ephetæ ou juges d’appel constitués par Drakôn (Hist. of Greece, vol. II, c. 11, p. 46).

Pour moi, il me semble que les ephetæ drakoniens n’étaient pas en réalité des juges d’appel ; mais, quoi qu’il en soit, la supposition d’un appel du jugement d’un archonte ne s’accorde pas avec le cours bien connu de la procédure attique, et est née apparemment, dans l’esprit de Plutarque, d’une confusion avec la provocatio romaine, qui était en réalité un appel du jugement, du consul à celui du peuple. La comparaison que fait Plutarque, de Solôn avec Publicola, conduit à ce soupçon. L’archonte athénien fut d’abord un juge — sans appel ; et plus tard, en cessant d’être juge, il devint président d’un tribunal, prenant seulement les mesures préparatoires qui amenaient la question au point où elle pouvait être décidée ; mais il ne semble pas avoir jamais été un juge soumis à un appel.

Il n’est guère juste, pour Plutarque, de lui imputer cette remarque absurde, à savoir que Solôn rendit ses lois obscures avec intention, afin que les dikastes eussent plus à faire et un plus grand pouvoir. Il ne la répète, lui-même, qu’avec cette réserve, λέγεται on dit ; et nous pouvons bien douter qu’elle ait jamais été faite sérieusement par son auteur, quel qu’il ait été.

[7] Kratinus ap. Plutarque, Solôn, 25.

Isocrate vante la démocratie modérée de l’ancienne Athènes, en tant que comparée à celle sous laquelle il vivait ; mais dans le discours VII (Areopagitic.) il associe la première aux noms de Solôn et de Kleisthenês, tandis que dans le discours XII (Panathenaic.) il reconnaît qu’elle a duré depuis le temps de Thêseus jusqu’à celui de Solôn et de Pisistrate. Dans ce dernier discours il expose assez exactement le pouvoir que possédait le peuple sous la constitution solonienne, ce qui coïncide avec la phrase d’Aristote : τάς άρχάς αίρεϊσθαι καί εύθύνειν, — en supposant qu’il faille comprendre άρχόντων comme le substantif d’έξαμαρτανόντων.

Cf. Isocrate, Or., VII, p. 143 (p. 192 Bek.) et p. 150 (202 Bek.), et Orat. XII, p. 260-264 (351-356 Bek.).

[8] Cicéron, Orat. pro Sexto Roscio, c. 25 ; Élien, V. H., VIII, 14.

[9] Ceci semble être l’opinion du Dr Thirlwall, contrairement à celle de Waschsmuth, bien qu’il parle avec doute (History of Greece, vol. II, c. 11, p. 48, 2e édit.).

[10] Plutarque, Solôn, 23-25. Il mentionne particulièrement le seizième άξων ; nous apprenons aussi que le treizième άξων contenait la huitième loi (c. 19) ; il est fait allusion à la vingt et unième loi dans Harpocration, v. Ότι οί ποιητοί.

Il existait quelques restes, de ces rouleaux de bois à l’époque de Plutarque dans le Prytaneion athénien. V. Harpocration et Photius, v. Κύβεις ; Aristote, περί πολιτειών, Fragm. 35, éd. Neumann ; Euphorion ap. Harpocration, Ό κάτωθεν νόμος. Bekker, Anecdotu, p. 413.

Ce que nous lisons relativement aux άξονες et aux κύρβεις n’en donne pas une idée claire. Outre Aristote, Seleukus et Didyme sont tous deux nommés comme ayant écrit des commentaires expressément sur ce sujet (Plutarque, Solôn, 1 ; Suidas, v. Όργεώες ; Cf. aussi Meursius, Solôn, c. 24. Vit. Atistotel. ap. Westerm. Vitarum Script. Græc., p. 404) ; et la collection dans Stephan. Thesaur., p. 1095.

[11] Plutarque, Solôn, c. 17, Cyrille, cont. Julian, V, p. 169, éd. Spanheim. L’énumération des différentes justifications admises pour homicide, que nous trouions dans. Démosthène, cont. Aristokrat., p. 637, semble un peu trop abondante et trop systématique pour l’époque de Drakôn elle peut, avoir été amendée par Solôn, ou peut-être dans n temps postérieur à Solôn.

[12] Bœckh, Public. Economy of the Athenians, b. III, sect. 5. Tittmann, Griechisch. Staatsverfass., p. 651) et autres ont supposé (d’après Aristote, Politique, II, 4, 4) que Solôn rendit une loi pour limiter la quantité de terre qu’un citoyen pouvait acquérir individuellement. Mais le passade ne me semble pas justifier une telle opinion.

[13] Plutarque, Solôn, 24. La première loi, cependant, avait pour but, dit-on, d’assurer des moyens d’existence à des veuves et à des orphelins (Harpocration, v. Σϊτος).

En vertu d’une loi d’Athènes (qui indique elle-même qu’elle appartenait au siècle qui suivit Solôn, par l’abondance de ses dispositions et par le nombre clés mesures à prendre et de personnes officielles qui y sont nommées) il était défendu de déraciner un olivier en Attique, sous une pénalité de 200 drachmes pour chaque arbre détruit ainsi, excepté dans des desseins sacrés, ou dans la mesure de deux arbres par an, à la convenance du propriétaire (Démosthène, cont. Makart., c. 16, p. 1074).

[14] Plutarque, Solôn, 22.

[15] Plutarque, Solôn, 22-24. Selon Hérodote, Solôn avait prescrit que les autorités punissent de mort tout homme qui ne présenterait pas un genre régulier de vie laborieuse (Hérodote, II, 177 ; Diodore, I, 77).

Une punition si sévère n’est pas croyable ; il n’est pas non plus vraisemblable que Solôn empruntât son idée de l’Égypte.

Selon Pollux (VIII, 6), la paresse était punie par l’atimie (privation des droits de citoyen) sous Drakôn ; sous Solôn, cette punition ne fut appliquée que contre la personne qui en avait été convaincue dans trois occasions successives. V. Meursius, Solôn, c. 17 ; et l’Areopagus du même auteur, c. 8 et 9 ; et Taylor, Lect. Lysiac., c. 10.

[16] Xénophon, De Vectigalibus, III, 2.

[17] Thucydide, II, 40, l’oraison funèbre prononcée par Periklês.

[18] Hérodote, II, 167-177 ; cf. Xénophon, Œconomic., IV, 3.

Cependant les railleries sans bornes qu’Aristophane accumule sur Kleôn comme tanneur et sur Hyperbolos comme lampiste prouvent que, si quelque fabricant s’engageait dans la politique, les membres du parti contraire trouvaient assez de l’ancien sentiment subsistant pour s’en faire une bonne arme contre lui.

[19] Ceci semble le sens exact des mots έν τώ γένει τεθνηκότος έδει τά χρήματα καί τόν οίκον καταμένειν, dans ce temps ancien (Plutarque, Solôn, 21) ; cf. Meier, De Gentilitate Atticâ, p. 33.

[20] Tacite, Germanie, c. 20 ; Halbed, Preface to Gentoo Code, p. I, III ; Mill’s History of British India, b. II, c. 4, p. 214.

[21] V. la Dissertation de Bunsen, De Jure Hereditario Atheniensium, p. 28, 29 ; et Hermann Schelling, De Solônis Legibus ap. Orat. Atticos, c. 17.

Il n’était pas permis au fils adoptif de léguer par testament le bien dont l’adoption l’avait rendu possesseur ; s’il ne laissait pas d’enfants légitimes, les héritiers légaux de celui qui avait fait l’adoption réclamaient ce bien comme de droit (Démosthène, cent. Leochar., p.1100 ; Cont. Stephan. B., p. 1133 ; Bunsen, ut sup., p. 55-58.

[22] Plutarque, Solôn, 21.

[23] Selon Eschine (cont. Timarch., p. 16-78), la punition établie par Solôn contre le προαγωγός ou pourvoyeur, dans ces cas de séduction, était la mort.

[24] Plutarque, Solôn, 20. Ces φερναί étaient indépendantes de la dot de l’épouse, pour laquelle le mari, quand il la recevait, donnait communément une garantie, et qu’il rendait dans le cas de la mort de sa femme. V. Bunsen, De Jure Hered. Ath., p. 43.

[25] Plutarque, l. c. Les restrictions soloniennes au sujet des funérailles furent en grande partie copiées dans les douze tables à home. V. Cicéron, De Leg., II, 23, 24. II renarde comme une chose juste de mettre les pauvres et les riches sur le même niveau quant aux cérémonies funèbres. Platon suit tille idée opposée, et détermine la dépense des funérailles sur mile échelle proportionnelle au cens du mort (Leg., XII, p. 959).

Démosthène (cont. Makart., p. 1071) donne ce qu’il appelle la loi solonienne sur les funérailles, différant de Plutarque en plusieurs points.

On mentionne parfois dans des villes grecques des excès extravagants de douleur de la part du sexe féminin V. le μανικόν πένθος chez les femmes milésiennes (Polyen, VIII, 63) ; les femmes milésiennes, cependant, avaient une teinte de sentiment karien.

Cf. une inscription instructive rappelant une loi de la cité grecque de Gambreion dans l’Asie Mineure æolienne, où le costume, la manière d’agir et le temps de deuil permis pour les hommes, les femmes et les enfants qui ont perdu leurs parents sont rigoureusement prescrits sous des pénalités sévères (Franz, Fünf Inschriften und fünf Staedte in Klein-Asien., Berlin, 1840, p. 17). Quelques-unes des anciennes lois scandinaves défendent les cérémonies dispendieuses dans la célébration du mariage (Wilda, Das Gildenwesen im Mittelalter, p. 18).

Et nous pouvons comprendre les motifs de restrictions somptuaires apportées à ces cérémonies ; que nous en approuvions ou non la sagesse, quand nous lisons le récit donné par le Colonel Sleemann des dépenses ruineuses faites en ce jour chez les Hindous, lors de la célébration du mariage (Rambles and Reoollections. of an Indian official, vol, I, c. VI, p. 51-53).

Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde où une partie plus considérable du bien de la communauté soit dépensée dans les cérémonies du mariage... Un des maux qui pèsent le plus sur la société indienne, c’est la nécessité qu’a établie un long usage de gaspiller de grosses sommes d’argent dans ces cérémonies. Au lieu de donner à leurs enfants ce qu’ils peuvent pour les établir et lés mettre en état de pourvoir aux besoins de leurs familles, les parents partout se croient obligés de dissiper tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils peuvent emprunter dans les fêtes du mariage... Tout homme se considère comme tenu de dépenser tons ses fonds et ses capitaux et d’épuiser tout son crédit, pour nourrir des paresseux pendant les cérémonies qui accompagnent le mariage de ses enfants, parce que ses ancêtres gaspillaient des sommes pareilles, et qu’il baisserait dans l’estime de la société s’il pouvait souffrir que ses enfants fussent mariés à moins de frais. Il n’y a rien qu’un mari et une femme se rappellent pendant leur vie avec autant d’orgueil et de plaisir que la dépense faite pour leur mariage, s’il se trouve qu’elle soit considérable pour leur condition sociale ; c’est leur amoku, leur titre de noblesse. Mien n’est plus commun aujourd’hui que de voir un individu du rang le plus humble dépenser tout ce qu’il a ou tout ce qu’il petit emprunter pour le mariage de l’une de ses nombreuses filles, et se fier à la Providence pour les moyens de marier les autres.

[26] Plutarque, Solôn, 23. Xénophane, Fragm. 2, éd. Schneidewin. S’il faut en croire Diogène, les récompenses étaient même plus considérables avant Solôn ; il les réduisit (Diogène, volume I, 55).

[27] Plutarque, Solôn, c. 23. V. Suidas, v. Φεισόμεθα.

[28] V. les lois dans Démosthène, cont. Timokrat., p. 733-736. Nonobstant l’opinion et d’Heraldus (Animadversion. in Salmas., IV, 8) et de Meier (Attischer Prozess, p. 356), je ne puis croire qu’il y ait dans ces lois autre chose que leur base qu’il faille attribuer à Solôn ; elles indiquent un état de la procédure attique trop compliqué pour cette époque (Lysias, cont. Theomn., p. 356). Le mot ποδοκάκκη appartient à Solôn, et probablement la pénalité, d’être retenu cinq jours aux ceps, pour le voleur qui n’avait pas restitué ce qu’il avait dérobé.

Aulu-Gelle (XI, 18) mentionne la simple pana dupli, dans les auteurs qu’il copie, il est évident qu’il était dit que Solôn avait rendu cette loi en général pour tous les vols ; nous ne pouvons dire quels auteurs il copiait ; mais, dans une autre partie de son ouvrage, il copie une loi de Solôn des e0VEÇ de bois sur l’autorité d’Aristote (II, 12).

Platon, dans ses Lois, prescrit la pœna dupli dans tous les cas de vol sans distinction de circonstances (Leg., IX, p. 857 ; XII, p. 941) ; c’était aussi la loi primitive de Rome : Posuerunt furem duplo condemnari, fœneratorem quadruplo (Caton, De Re Rusticâ, Proœmium), — c’est-à-dire, dans des cas de furtum nec manifestum (Walter, Geschichte des Rœmisch. Rechts., sect. 757).

[29] Plutarque, Solôn, 24 ; Athenæ, IV, p. 137 ; Diogène Laërte, I, 58.

[30] Plutarque, Solôn, 20, et De Serâ Numinis Vindictâ, p. 550 ; Aulu-Gelle, II, 12.

[31] V. un cas d’une indifférence semblable manifestée par le peuple d’Argos dans la vie d’Aratus de Plutarque, c. 27.

[32] Plutarque, Solôn, 29 ; Diogène Laërte, I, 59.

[33] Plutarque, Solôn, 15.

[34] Hérodote, I, 29. — Cent ans est le terme que donne Plutarque (Solôn, 23).

[35] Plutarque, Solôn, 26 ; Hérodote, V, 113. Diogène n’est point digne de foi quand il avance que Solôn fonda Soli en Kilikia et qu’il mourut à Cypre (Diogène Laërte, I, 51-62).

[36] Plutarque nous dit que plusieurs auteurs rejetaient la réalité de cette entrevue comme étant impossible sous le rapport chronologique. Il faut se rappeler que la question roule tout entière sur l’entrevue telle qu’elle est décrite par Hérodote et sur ses suites prétendues ; car il est possible, bien que ce ne soit pas démontré, qu’il ait pu y avoir une entrevue entre Solôn et Crésus à Sardes, à quelque moment entre 594 et 560 avant J.-C.

Il est évident que Solôn n’a pas fait mention dans ses poèmes d’une entrevue avec Crésus autrement le débat aurait été décidé tout de suite. Or cette lacune, dans un homme tel que Solôn, devient une preuve négative de quelque valeur ; car il mentionnait dans ses poèmes et l’Égypte et le prince Philokypros à Cypre, et s’il y avait eu une conversation aussi frappante que celle que rapporte Hérodote, entre lui et Crésus, il n’aurait guère pu manquer de la signaler.

Wesseling, Larcher, Volney et M. Caton essayent tous d’obvier aux difficultés chronologiques, et de sauver le caractère historique de cette entrevue, mais sans succès, à mon avis. V. F. H. de M. Caton ; ad ann. 546 avant J.-C., et Appendix, c. 17, p. 298. Les données chronologiques sont celles-ci : — Crésus était né en 595 avant J.-C., un an avant la législation de Solôn ; il succéda, à son père à l’âge de trente-cinq ans, en 500 avant J.-C. ; il fut renversé et Sardes prise, en 546 avant J.-C., par Cyrus.

M Clinton, d’après Wesseling et les autres auteurs, suppose que Crésus fût roi conjointement avec son pèse Halyattês, pendant le temps que vécut ce dernier, et que Solôn, visita la Lydia et eut des rapports avec Crésus pendant ce règne commun en 570 avant J.-C. Nous pouvons supposer que Solôn quitta Athènes en 575 avant J.-C., environ vingt ans avant son archontat, et qu’il y retourna en 565 avant J-C., environ cinq ans avant l’usurpation de Pisistrate (p. 300). Au sujet de cette hypothèse, nous pouvons faire remarquer :

1° Les arguments à l’aide desquels Wesseling et M. Clinton s’e8ôreert de montrer que Crésus était roi conjointement avec son père n’appuient pas la conclusion. Le passage de Nicolas de Damas, que l’on produit pour prouver que ce fut Halyattês (et non Crésus) qui conquit la Karia, atteste seulement qu’Halyattês marcha avec une troupe armée contre la Karia ; ce même auteur dit que Crésus fut délégué par Halyattês pour gouverner Adramyttium et la plaine de Thêbê ; mais M. Clinton donne à ce témoignage une étendue inadmissible quand il le fait équivaloir à une conquête de l’Æolis par Halyattês (de sorte que l’Æolis est déjà conquise). Il n’est absolument rien dit au sujet de l’Æolis ni des villes des Grecs æoliens dans ce passage de Nicolas, qui représente Crésus comme gouvernant une sorte de satrapie sous son père Halyattês, précisément comme Cyrus le Jeune le fit à une époque postérieure sous Artaxerxés. Et l’expression d’Hérodote, έπεί τε, δόντος τοΰ πατρός, έκράτησε τής άρχής ό Κροΐσος, me semble, si on la prend avec le contexte, indiquer un legs ou la nomination d’un successeur, et non une donation faite pendant la vie.

2° En conséquence, l’hypothèse que Crésus était roi en 570 avant J.-C., du vivant de son père, est purement gratuite, si l’on y a recours par rapport aux difficultés chronologiques se rattachant au récit d’Hérodote. Mais elle est tout à fait insuffisante pour un tel but. Elle ne nous évite pas la nécessité de contredire Hérodote dans la plupart de ses détails ; il a pu y avoir une entrevue entre Solôn et Crésus en 570 avant J.-C. ; mais ce ne peut être l’entrevue décrite par Hérodote. Cette entrevue survient dans l’intervalle des dix années qui suivent la promulgation des lois de Solôn, — lorsque la puissance de Crésus était à son apogée et qu’il avait fait lui-même de nombreuses, conquêtes comme roi, — à une époque où Crésus avait un fils assez âgé pour être marié et pour commander des armées (Hérodote, I, 35), — à une époque en outre précédant immédiatement le passage de la fortune de la prospérité à l’adversité, d’abord par la mort de son fils, suivie de deux années de deuil, auxquelles mit un terme (Hérodote, I, 47) le stimulant d’une guerre avec les Perses. Cette guerre, si nous en lisons les événements tels qu’ils sont décrits par Hérodote, ne peut avoir duré plus de trois ou quatre ans, de sorte que l’entrevue entre Solôn et Crésus, comme Hérodote la concevait, peut assez bien être placée dans l’intervalle des sept années qui ont précédé la prise de Sardes.

Si nous réunissons tontes ces conditions, nous verrons que l’entrevue racontée par Hérodote est une impossibilité chronologique ; et Niebuhr (Rœm. Gesch., vol. I, p. 579) a raison de dire que l’historien s’est trompé de dix Olympiades ou de quarante ans : son récit s’accorderait avec la chronologie, si nous supposions que la législation solonienne pût être rapportée à 554 avant J.-C., et non à 594.

A mon avis, c’est un conte instructif, dans lequel certains caractères réels, — Crésus et Solôn, — et certains faits réels, — le grand pouvoir, et ensuite la ruine du premier par le bras victorieux de Cyrus, avec certains faits sans doute entièrement fictifs, tels que les deux fils de Crésus, le Phrygien Adrastos et son histoire, la chasse du sanglier sauvage et nuisible sur le mont Olympos, Crésus qui finit par être sauvé, etc., sont réunis de manière ü faire une leçon morale frappante. Toute l’aventure d’Adrastos et du fils de Crésus est décrite dans un langage éminemment beau et poétique.

Plutarque considère le caractère frappant et approprié de ce récit comme la meilleure prouve de sa vérité historique, et il écarte les tables chronologiques comme indignes de roi. A propos de ce raisonnement, M. Clinton fait les très justes remarques qui suivent : Plutarque doit avoir eu une idée très imparfaite de l’évidence historique, s’il pouvait croire que là conformité d’un récit avec le caractère de Solôn fût un meilleur argument pour prouver son authenticité que le nombre des témoins qui l’attestent. Ceux qui ont inventé la scène (en admettant que ce soit une fiction) agiraient ou sûrement le talent d’adapter le discours au caractère des acteurs (p. 300).

Pour compléter entièrement cette remarque, il serait nécessaire d’ajouter les mots le droit à la confiance et les moyens d’information, au nombre des témoins qui attestent. Et c’est une remarque d’autant plus digne d’attention, que M Clinton signale ici l’existence d’une fiction plausible, comme étant entièrement distincte d’un fait attesté, — distinction dont il n’a pas tenu compte dans sa défense de la crédibilité historique des anciennes légendes grecques.

[37] Hérodote, I, 32.

La partie de chasse et le terrible sanglier sauvage avec lequel les Mysiens ne peuvent lutter semblent être empruntés de la légende de Kalydôn. Toute la scène d’Adrastos, revenant après l’accident, plein de remords et de désespoir, demandant la mort les mains tendues vers le roi, épargné par crésus, et ensuite se tuant lui-même -sur la tombe du jeune prince, est profondément tragique (Hérodote, I, 44-45).

[38] Hérodote, I, 85.

[39] Hérodote, I, 86, 87 ; cf. Plutarque, Solôn, 27-28. Voir un récit semblable sur Gygès, roi de Lydia (Valère Maxime, II, 1, 21).

[40] Xénophon, Memorab., II, 1, 21.

[41] Hérodote, VII, 10.

[42] Hérodote, I, 59. Je rappelle cette allusion à Nisæa et à la guerre mégarienne, parce que je la trouve distinctement exposée dans Hérodote, et parce qu’il se peut qu’elle ait trait à quelque autre guerre entre Athènes et Megara postérieure à celle qui est mentionnée dans la vie de Solôn par Plutarque comme ayant précédé la législation solonienne (c’est-à-dire 594 avant J.-C.), et conséquemment ayant été faite près le quarante ans avant cette tentative de Pisistrate pour acquérir le despotisme. Pisistrate doit donc avoir été si jeune que l’on ne pourrait dire avec quelque justesse qu’il avait pris Nisæa : le renom public, qui se trouva servir l’ambition de Pisistrate en 560 avant J.-C. doit avoir reposé sur quelque chose de plus récent que sa bravoure déployée vers 597 avant J.-C. — précisément comme la célébrité qui permit à Napoléon de jouer le jeu d’une ambition heureuse au 18 brumaire (nov. 1799) fut obtenue par des victoires gagnées dans les cinq années précédentes et n’aurait pu être représentée par un historien comme reposant sur des victoires remportées dans la guerre de Sept ans, entre 1736 et 1763.

En même temps je pense que les mots d’Hérodote relatifs à Pisistrate se rapportent réellement à la guerre mégarienne mentionnée dans la vie de Solôn par Plutarque, et qu’Hérodote supposait que cette guerre mégarienne avait été beaucoup plus rapprochée du despotisme de Pisistrate qu’elle ne le fit en réalité. Dans la conception d’Hérodote, et par ce que (d’après Niebuhr) je me permets d’appeler une erreur dans sa chronologie, l’intervalle entre 600 et 560 avant J.-C. se réduit de quarante ans à peu ou à rien. Une telle erreur se montre non seulement dans l’occasion présente, mais encore dans deux autres : d’abord au sujet du dialogue supposé entre Solôn et Crésus, décrit et commenté quelques pages plus haut ; en second lieu, par rapport au poète Alcée et à sa honteuse retraite devant les troupes athéniennes à Sigeion et à Achilleion, où il perdit son bouclier, lorsque les Mitylénæens furent défaits. La réalité de cet incident est incontestable, puisqu’il fut mentionné par Alcée lui-même dans l’un de ses chants ; mais Hérodote le représente comme étant arrivé dans une expédition athénienne dirigée par Pisistrate. Or, la guerre dans laquelle Alcée éprouva ce malheur, et qui fut terminée par la médiation de Périandre de Corinthe, doit avoir été faite antérieurement à 584 avant J.-C., et probablement le fut avant la législation de Solôn, longtemps avant l’époque où Pisistrate eut la direction des affaires athéniennes, — bien que ce dernier puisse avoir fait, et probablement ait fait une autre guerre plus récente contre les Mitylénæens dans ces contrées ; guerre qui l’amena à introduire son fils illégitime Hegesistratos comme despote de Sigeion (Hérodote, V, 94, 95).

Si nous suivons l’exposition que fait Hérodote de ces trois différentes suites d’événements, nous verrons que la même erreur chronologique domine dans toutes, — il franchit environ dix Olympiades, ou quarante années. Alcée est le contemporain de Pittakos et de Solôn.

J’ai déjà fait remarquer dans le chapitre précédent relatif aux despotes de Sikyôn (c. 2) un autre exemple de chronologie confuse dans Hérodote, touchant les événements de cette époque, — touchant Crésus, Megaklês, Alkmœôn et Kleisthenês de Sikyôn.

[43] Aristote, Politique, V, 4, 5 ; Plutarque, Solôn, 29.

[44] Platon, Rep., VIII, p. 565.

[45] Diogène Laërte, I, 49.

[46] Plutarque, Solôn, 29, 30 ; Diogène Laërte, I, 50, 51.

[47] Plutarque, Solôn, 30 ; Diogène Laërte, I, 49 ; Diodore, Excerpta, lib. VII-X, édit. Maii. Fr. XIX-XXIV.

[48] Solôn, Fragm. 22, éd. Bergk. Isocrate affirme que Solôn fut le premier auquel fut appliqué le nom de sophiste (entraînant plus tard avec lui tant de honte) (Isocrate, Or. IV, De Permutatione, p. 344 ; p. 496 Bek.).

[49] Plutarque, Solôn, 32 ; Kratinus ap. Diogène Laërte, I, 62.

[50] Aristide, en mentionnant cette histoire de la dispersion des cendres de Solôn dans Salamis, le regarde comme Άρχηγέτης de l’île (Orat. 46, ̔Γπέρ τών τεττάρων, p. 172 ; p. 230 Dindorf). L’inscription gravée sur la statue, qui le dit né à Salamis, ne peut guère avoir été littéralement vraie ; en effet, lorsqu’il naquit, Salamis n’était pas incorporée à l’Attique. Mais elle peut avoir été vraie par une sorte d’adoption (V. Diogène Laërte, I, 62. La statue semble avoir été élevée par les Salaminiens eux-mêmes, longtemps après Solôn : V. Menage ad Diogène Laërte, l. c.