HISTOIRE DE LA GRÈCE

TROISIÈME VOLUME

CHAPITRE II — PEUPLE HELLÉNIQUE EN GÉNÉRAL, DANS LES ANCIENS TEMPS HISTORIQUES.

 

 

Le territoire indiqué dans le dernier chapitre, au sud du mont Olympos, et au sud de la ligne qui rattache la ville d’Ambrakia au mont Pindos, était occupé pendant la période historique par le tronc central des Hellènes ou Grecs, d’où sortirent en se ramifiant leurs nombreuses colonies avancées.

Les habitants des métropoles et les colons s’appelaient également Hellênes, et se reconnaissaient mutuellement comme tels : tous se glorifiaient du nom comme du symbole saillant de la fraternité, tous désignaient les hommes ou les cités non helléniques par un mot qui renfermait en lui des idées de répugnance. Notre terme barbare, emprunté de ce dernier mot, n’exprime pas la même idée ; car les Grecs parlaient ainsi indistinctement du monde extra-hellénique avec tous ses habitants[1], quels que pussent être la douceur de leur caractère et le degré de leur civilisation. Les rois et le peuple de la Thèbes d’Égypte avec leurs antiques et gigantesques monuments, les Tyriens et les Carthaginois opulents, le philhellène Arganthoniôs de Tartêssos, et les patriciens de Rome[2] si bien disciplinés (à la grande indignation du vieux Caton), étaient tous compris dans ce nom. Il semblait d’abord avoir exprimé plus de répugnance que de mépris, et une répugnance surtout pour le son d’une langue étrangère[3]. Dans la suite, un sentiment de leur propre supériorité intellectuelle (bien justifiée en partie) prit naissance chez les Grecs, et alors l’emploi de leur mot barbare impliqua un état inférieur de naturel et d’intelligence ; sens dans lequel il fut conservé par les Romains devenus à demi helléniques, comme étant l’antithèse exacte de leur état de civilisation. Le manque d’un terme propre correspondant à barbare, tel que les Grecs l’employaient dans l’origine, est si incommode dans la description de phénomènes et de sentiments grecs, que je puis être obligé parfois de me servir du mot dans son sens primitif.

Tous les Hellênes avaient le même sang et la même extraction ; ils descendaient tous du patriarche commun Hellên. En nous occupant des Grecs historiques, il nous faut admettre ce fait comme une donnée : il représente le sentiment soles l’influence duquel ils vivaient et agissaient. Il est placé par Hérodote au premier rang, comme étant le principal de ces quatre liens qui attachaient l’agrégat hellénique : 1. Communauté de sang. 2. Communauté de langue. 3. Domiciles fixes des dieux et sacrifices communs à tous. 4. Ressemblance de mœurs et de dispositions. Ces principes — disent les Athéniens dans leur réponse aux, envoyés spartiates, au moment même de l’invasion des Perses — Athènes ne se déshonorera jamais en les trahissant. Et l’on reconnaissait Zeus Hellênios comme le dieu qui veillait sur la fraternité ainsi constituée et la fortifiait[4].

Hécatée, Hérodote et Thucydide[5] croyaient tous qu’il y avait en une période anté-hellénique, où se parlaient différentes langues, mutuellement inintelligibles, entre le mont Olympos et le cap Malea. Quoi qu’il en soit, pendant les temps historiques, la langue grecque fut universelle d’un bout à l’autre entre ces limites, se ramifiant toutefois eu, une grande variété de dialectes, que des savants firent plus tard entrer en gros dans les quatre classes suivantes : ionien, dôrien, æolien et attique. Mais cette classification présente une apparence de régularité qui, dans le fait, ne semble pas, avoir été réalisée, chaque ville, chaque subdivision plus petite du nom hellénique ayant des particularités de dialecte qui lui étaient propres. Or les lettrés qui formèrent la quadruple division s’occupèrent surtout, sinon exclusivement, des dialectes écrits, ceux qui avaient été ennoblis par les poètes ou autres auteurs ; les simples idiomes parlés furent négligés pour la plupart[6].

Nous savons par le témoignage incontestable d’Hérodote qu’il n’y avait pas qu’un seul dialecte ionien dans la langue du peuple appelé les Grecques Ioniens[7] ; cet historien nous dit qu’il y avait quatre variétés capitales de langage dans les douze villes asiatiques spécialement connues comme ioniennes. Naturellement les variétés auraient été beaucoup plus nombreuses s’il nous avait transmis les impressions que recevait son oreille en Eubœa, dans les Cyclades, à Massalia, à Rhegium et à Olbia, contrées qui toutes étaient regardées comme grecques et ioniennes. Le dialecte ionien des grammairiens était un extrait d’Homère, d’Hécatée, d’Hérodote, d’Hippocrate, etc. ; nous ne pouvons dire de quel langage vivant il se rapprochait le plus, au milieu de ces divergences que l’historien nous a, fait connaître. Sapphô et Alcée à Lesbos, Myrtis et Korinne en Bœôtia, étaient, les grandes sources de renseignements pour le dialecte lesbien et le dialecte bœôtien, variétés de l’æolien, dont il existait une troisième variété négligée par les poètes en Thessalia[8]. Il ne faut prendre que dans un sens vague et approximatif l’analogie, qui existe entre les différentes manifestations du. dialecte dôrien et de l’æolien, aussi bien qu’entre le dôrien en général et l’æolien en général, comparés avec le dialecte attique.

Mais tous ces différents dialectes ne sont rien de plus que des dialectes distingués comme modifications d’une seule et même langue, et offrant la preuve de certaines lois et de certains principes qui les régissent tous. Il semble qu’on peut les faire remonter à une certaine langue mère idéale, particulière en elle-même et pouvant se distinguer du latin, bien qu’ayant avec lui des liens de parenté, - et membre indépendant de cette famille de langues qu’on a appelée indo-européennes. L’examen comparatif appliqué au sanscrit, au zend, au grec, au latin, à l’allemand et au lithuanien, aussi bien que l’analyse plus approfondie de la langue grecque elle-même que ces études ont provoquée, ont récemment fait ressortir cette vérité d’une manière beaucoup plus claire que n’auraient pu se l’imaginer les anciens eux-mêmes[9].

Lest inutile d’insister sur l’importance qu’avait cette uniformité de langage pour maintenir l’union de la race, et pour rendre le génie de ses membres les plus favorisés utile à la civilisation de tous. Excepté dans les cas les plus rares, les- divergences de dialecte n’étaient pas telles qu’elles pussent empêcher un Grec de comprendre un autre Grec et d’être compris par- lui, fait remarquable quand nous considérons combien de leurs colons éloignés, n’ayant pas emmené de femmes dans leur émigration, prenaient des épouses non helléniques. Et la perfection et la popularité de leurs anciens poèmes épiques étaient dans ce cas d’un prix inestimable pour favoriser la diffusion d’un type commun de langue, et pour maintenir ainsi le faisceau des sympathies du monde hellénique[10]. Le dialecte homérique devint le type suivi par tous les poètes grecs pour l’hexamètre, comme on peut le voir particulièrement par l’exemple d’Hésiode, qui l’adopte en général, bien que son père fût né dans l’æolienne Kymê, et que lui-même résidât à Askra, dans la Bœôtia æolienne ; et les anciennes compositions ïambiques et élégiaques sont faites sur le même modèle. Les Grecs instruits dans toutes les villes, même rejetées à la°plus grande distance du centre, s’accoutumaient de bonne heure à un seul type de langue littéraire, et possédaient un fonds commun de légendes, de maximes et de métaphores

Cette communauté de sentiments religieux, de localités et de sacrifices, qu’Hérodote nomme comme le troisième lien d’union entre les Grecs, était un phénomène, non pas mêlé à leur constitution primitive, comme la race et la langue, mais ayant acquis un développement graduel. Du temps d’Hérodote, et même un siècle avant, il était dans sa complète maturité ; mais il y avait eu une période où il n’existait pas d’assemblées religieuses communes à tout le corps hellénique. Ce qu’on appelle les jeux Olympiques, Pythiens, Néméens et Isthmiques — les quatre jeux les plus remarquables parmi une foule d’autres analogues —, étaient en réalité de grandes fêtes religieuses, — car les dieux donnaient alors à des réunions de plaisir leur sanction spéciale, leur nom, et leur présence ; alors l’association la plus étroite régnait entre les sentiments d’un culte commun et la sympathie née d’un amusement commun[11]. Bien que cette association ne soit plus reconnue maintenant, néanmoins il est essentiel que nous l’ayons entièrement devant les yeux, si nous voulons comprendre la vie et les actions des Grecs. Pour Hérodote et ses contemporains, ces grandes fêtes, fréquentées alors par une multitude d’hommes venus de toutes les parties de la Grèce, avaient une importance et un intérêt qui l’emportaient sur tout ; cependant elles avaient été jadis purement locales, n’attirant de visiteurs que d’un voisinage très peu étendu. Dans les poèmes homériques, il est beaucoup question des dieux communs et des lieux spéciaux qui leur sont consacrés, et que quelques-uns d’entre eux occupent ; les chefs célèbrent, en l’honneur d’un père après sa mort, des jeux funèbres qui sont visités par des compétiteurs accourus des différentes parties de la Grèce ; mais rien ne paraît indiquer des fêtes publiques ou municipales ouvertes aux visiteurs grecs en général[12]. Et quoique Pythô couverte de rochers et son temple figurent dans l’Iliade comme un endroit à la fois vénéré et riche, les jeux. Pythiens, sous la surveillance des Amphiktyons, avec un enregistrement continu de vainqueurs et une réputation, panhellénique, ne commencent qu’après la Guerre Sacrée, ans la 486 Olympiade, ou 586 av. J.-C.[13].

Les jeux Olympiques, plus marquants que les jeux Pythiens aussi bien que considérablement plus anciens, sont remarquables aussi pour un autre motif, en tant, qu’ils fournirent aux calculateurs historiques le plus ancien souvenir de temps continu en remontant dans le passé. Ce fut dans l’année 776 av. J.-C. que les Eleiens inscrivirent le nom de leur compatriote Korœbos comme vainqueur dans la lutte de la course, et qu’ils instituèrent les premiers l’usage d’inscrire de la même manière, au retour de chaque année olympique ou cinquième année, le nom du coureur qui gagnât le prix. Cependant, même longtemps après ce fait, les jeux Olympiques semblent être restés une fête locale ; le prix étant uniformément obtenu, pendant les douze premières Olympiades, par quelque compétiteur soit d’Élis, soit de son voisinage immédiat. Les jeux Néméens et Isthmiques ne devinrent connus ou fréquentés que postérieurement aux jeux Pythiens. Solon[14], dans sa législation, annonçait la forte récompense de 500 drachmes pour tout Athénien qui gagnerait un prix olympique, et la somme moins élevée de 100 drachmes pour un prix isthmique. Il compte le premier pour une distinction et une gloire panhelléniques, ornement même pour la ville dont le vainqueur était membre, et le second comme partiel et limité au voisinage.

Nous ne pouvons prendre sur nous de parler des commencements de ces grandes solennités, si ce n’est d’une manière mythique ; nous ne les connaissons qu’au moment de leur maturité relative. Mais l’habitude de sacrifices en commun, sur une petite échelle et entre voisins rapprochés, fait partie des plus anciennes coutumes de la Grèce. Le sentiment de fraternité qui existait entre deux tribus ou villages se manifesta d’abord par l’envoi d’une ambassade sacrée ou theôria[15], chargée d’offrir des sacrifices aux fêtes l’une de l’autre et de prendre part aux divertissements qui les suivaient ; ainsi était établie une trêve avec garantie solennelle ; et chacune des tribus se mettait en rapport direct avec le dieu de l’autre en l’invoquant par son surnom local approprié. L’union pacifique cimentée ainsi et les progrès de la sécurité dans les relations réciproques, à mesure que la Grèce sortit de la turbulence et de la disposition à combattre qui caractérisaient l’époque héroïque, agirent spécialement en étendant la sphère de cette ancienne habitude. Les fêtes de village devinrent des fêtes de ville, très fréquentées par les citoyens d’autres villes, et quelquefois avec des invitations spéciales envoyées à la ronde pour attirer des théôres de toutes les communautés helléniques ; et c’est ainsi que ces assemblées humbles dans l’origine parvinrent insensiblement à la pompe et à l’immense affluence des jeux Olympiques et Pythiens. La ville qui administrait ces cérémonies sacrées jouissait d’inviolabilité pour son territoire pendant le mois de leur retour, obligée elle-même dans ce temps de s’abstenir de toute agression, aussi bien que de notifier par des hérauts[16] le commencement de la trêve à tolites les autres cités qui n’étaient pas en hostilité déclarée avec elle. Élis imposa de lourdes amendes à d’autres villes, même à la puissante Lacédæmone, pour avoir violé la trêve Olympique, sous peine d’exclusion de la fête en cas de non-paiement.

Parfois cette tendance à une fraternité religieuse prenait une forme appelée amphiktyonie, différant de la fête commune. Un certain nombre de villes entraient dans une association religieuse exclusive, pour la célébration de sacrifices offerts périodiquement au dieu d’un temple particulier, que l’on supposait être la propriété commune sous la protection commune de tous, bien qu’une seule des villes fût chargée souvent de l’administration permanente, tandis que les autres Grecs étaient exclus. Il a dû y avoir une foule d’associations religieuses de cette sorte, qui n’ont jamais obtenu de place dans l’histoire, parmi les anciens villages grecs ; c’est ce que nous pouvons inférer de l’étymologie du mot — amphiktyons[17] veut dire habitants des alentours, ou voisins, considérés sous le point de vue d’associés religieux —, aussi que bien des indications qui nous ont été conservées relativement à diverses parties du pays. Ainsi il y avait une amphiktyonie[18] de sept cités dans l’île sainte de Kalauria, tout près du port de Trœzen. Hermionê, Epidauros, Ægina, Athènes, Prasiæ, Nauplia et Orchomenos entretenaient conjointement le temple et le sanctuaire de Poseidôn dans cette île — à laquelle il semblait que la cité de Trœzên, bien que toute voisine, ne se rattachait en rien — ; elles s’y réunissaient à des époques déterminées pour offrir des sacrifices réguliers. Ces sept villes, il est vrai, n’étaient pas dans un voisinage immédiat, mais on reconnaît le caractère spécial et exclusif de l’intérêt que leur inspirait le temple, d’après ce fait que, quand les Argiens prirent Nauplia, ils adoptèrent et remplirent ces obligations religieuses à la place des premiers habitants : c’est ce que firent aussi les Lacédœmoniens quand ils se furent emparés de Prasiæ. De plus, en Triphylia[19], située entre la Pisatide et la Messênia dans la partie occidentale du Péloponnèse, il y avait également une assemblée et une association religieuses de Triphyliens au cap Samikon, dans le temple de Poseidôn le Samien. Ici les habitants de Makiston étaient chargés des détails de surveillance, aussi bien que du devoir de notifier à l’avance le temps exact de la réunion — précaution essentielle au milieu des diversités et des irrégularités du calendrier grec —, et aussi de proclamer ce qu’on appelait la trêve Samienne, c’est-à-dire une abstention temporaire d’hostilités qui liait tous les Triphyliens pendant la période sainte. Cette dernière coutume révèle la salutaire influence qu’avaient de telles institutions en présentant aux esprits des hommes un objet commun de respect, des devoirs et des divertissements communs ; elles créaient ainsi des sympathies et des sentiments d’obligation mutuelle parmi de petites communautés aussi fières que soupçonneuses[20]. C’est ainsi que les douze principales cités ioniennes, dans l’Asie Mineure et auprès de ce pays, avaient aussi leur Amphiktyonie Panionienne qui leur était propre. Les six villes dôriennes, à l’extrémité méridionale de cette péninsule et à côté, se réunissaient dans le même but au temple d’Apollon Triopien ; et ce qui jette ici un jour particulier star le sentiment - d’association spéciale, c’est ce fait qu’Halikarnassos, une des six villes, fut formellement expulsée par les cinq autres par suite d’une violation des règles[21]. Il y avait aussi une Amphiktyonie à Onkêstos en Bœôtia, dans le bois et le temple vénérés à Poseidôn[22] ; nous ignorons quels en étaient les éléments. Tels sont les quelques exemples de ces assemblées religieuses particulières qui semblent avoir été nombreuses d’un bout à l’autre de la Grèce. Nous blé devons pas non plus omettre ces réunions religieuses et ces sacrifices qui étaient communs a tous les membres d’une seule subdivision hellénique, comme l’était à tous les Bœôtiens la Pambœôtia, célébrée dans le temple d’Athênê Itonienne près de Korôneia[23], — les hommages communs rendus au temple d’Apollon Pythaëus à Argos, par toutes ces villes voisines qui avaient jadis été attachées aux Argiens par ce lien religieux ; — les cérémonies périodiques semblables fréquentées par tous ceux qui portaient le nom Achæen ou Ætolien ; — ni les fêtes splendides et récréatives, si favorables d la diffusion de l’ancienne poésie grecque, qui amenaient tous les ioniens à des intervalles fixes dans l’île sacrée de Délos[24]. Cette dernière classe de fêtes ressemblait à l’Amphiktyonie en ce qu’elle avait un caractère spécial et exclusif, et n’était pas ouverte à tous les Grecs.

Mais il y eut une de ces nombreuses Amphiktyonies qui, bien qu’ayant eu les plus humbles débuts, se développa graduellement, prit un caractère si compréhensif et acquit une prédominance si marquée sur le reste, qu’elle fut appelée l’Assemblée Amphiktyonique, et que même quelques auteurs la prirent par erreur pour une sorte de Diète hellénique fédérale. Douze sous-races, du nombre total de celles qui composaient la Hellas entière, appartenaient à cette ancienne Amphiktyonie dont les assemblées se tenaient deux fois chaque année : au printemps dans le temple d’Apollon, à Delphes ; en automne aux Thermopylæ, dans le territoire sacré de Dêmêtêr Amphiktyonis. Des députations sacrées, composées d’un chef appelé le Hieromnêmôn et de subordonnés nommés les Pylagoræ, assistaient à ces réunions, envoyées par chacune clés douze races : une foule de volontaires semblent les avoir accompagnées, dans des vues de sacrifice, de commerce ou de plaisir. Leur fonction spéciale, et la plus importante, consistait à veiller sur le temple de Delphes, qui avait pour chacune des douze sous-races un intérêt commun ; et ce fut l’immense richesse et l’ascendant national de ce temple qui éleva à un si haut point la dignité de ses administrateurs reconnus.

Voici quels étaient les douze membres qui constituaient ce conseil : Thessaliens, Bœôtiens, Dôriens, Ioniens, Perrhæbiens, Magnêtes, Lokriens, Œtæens, Achæens, Phokiens, Dolopes et Maliens[25]. Tous sont comptés comme races — si nous regardons les Hellênes comme une race, nous devons appeler ceux-là sous-races —, sans mention de villes[26] : tous sont égaux sous le rapport du vote, deux votes étant donnés par les députés de chacun des douze : de plus on nous dit que, pour déterminer les députés à envoyer, ou pour la manière dont les rotes de chaque race devaient être donnés, les puissantes villes d’Athènes, de Sparte et de Thêbes n’avaient pas plus d’influence que la plus humble cité ionienne, dôrienne ou bœôtienne. Ce dernier fait est distinctement énoncé par Eschine, envoyé lui-même è Delphes par Athènes en qualité de Pylagore. Et il en était ainsi sans doute en théorie les votes des races ioniennes ne comptaient pour ni plus ni moins que deux, fussent-ils donnés par des députés venus d’Athènes, ou des petites villes d’Erythræ et de Priênê ; et c’est de la même manière que les votes dôriens étaient aussi bons dans la division, s’ils étaient donnés par des députés de Bœon et de Kytinion, dans le petit territoire de la Dôris, que si les votants eussent été Spartiates. Mais on ne peut guère douter qu’en pratique les petites cités ioniennes et les petites cités dôriennes ne prétendissent pas avoir part dans les délibérations amphiktyoniques. Comme le vote ionien finit par être en réalité le vote d’Athènes, de même, si Sparte dans la direction du vote dôrien trouva toujours un obstacle, il a dû venir des cités dôriennes puissantes telles qu’Argos ou Corinthe, et non des villes insignifiantes de la Dôris. Mais la théorie du suffrage amphiktyonique telle que l’expose Eschine, bien que de son temps elle ne fût guère réalisée en pratique, est importante en ce qu’elle nous en montre avec une complète évidence la constitution primitive et originale. Le premier établissement de la convocation amphiktyonique date d’un temps où tous les douze membres étaient sur le pied d’une égale indépendance et où il n’y avait pas de cités d’une supériorité écrasante (telles que Sparte et Athènes) pour rejeter dans l’ombre les membres plus humbles, — où Sparte n’était qu’une seule cité dôrienne, et Athènes une seule cité ionienne, parmi diverses autres villes jouissant d’une considération peu inférieure.

Il y a encore d’autres preuves qui montrent la haute antiquit6 de cette convocation amphiktyonique. Eschine nous donne un extrait du serment qui avait été toujours exigé des députés sacrés qui y assistaient au nom de leurs races respectives, depuis son premier établissement, et qui continuait encore apparemment à être exigé de son temps. L’antique simplicité de ce serment et des conditions auxquelles les membres s’astreignaient trahit l’époque reculée de son origine, aussi bien que les humbles ressources des villes auxquelles on l’appliquait[27]. Nous ne détruirons aucune ville amphiktyonique ; — nous ne retrancherons à aucune ville amphiktyonique l’eau courante, telles sont les cieux obligations saillantes qu’Eschine spécifie dans cet ancien serment. La seconde nous reporte en arrière à l’état de société le plus simple, et à des villes de la plus petite dimension, dans le temps où les jeunes filles sortaient avec leurs seaux pour puiser de l’eau à la source, comme les filles de Keleos à Éleusis, ou à l’époque où celles d’Athènes allaient puiser à la fontaine Kallirhoê[28]. Nous pouvons même croire que la mention spéciale de ce détail, dans le pacte fait entre les douze races, est empruntée littéralement de conventions encore plus anciennes, existant entre les villages ou les petites villes dans lesquels étaient répartis les membres de chaque race. En tout cas, elle prouve suffisamment la date très ancienne à laquelle on doit rapporter le commencement de la convocation amphiktyonique. Eschine croyait — peut-être était-ce aussi l’opinion générale de son temps — que son commencement coïncida avec la première fondation du temple de Delphes, événement au sujet duquel nous n’avons aucune notion historique ; mais il semble qu’il y a lieu de supposer que son établissement original se rattache aux Thermopylæ et à Dêmêtêr Amphiktyonis, plutôt qu’à Delphes et à Apollon. Le surnom spécial sous lequel Dêmêtêr et son temple aux Thermopylæ étaient connus[29], le temple du héros Amphiktyon qui était à côté, le mot Pylæa, qui entra dans le langage pour désigner l’assemblée semi-annuelle des députés tant aux Thermopylæ qu’à Delphes, ces indications montrent que les Thermopylæ — le point central réel pour tous les douze membres — étaient le lieu primitif de réunion, et que la demi-année delphienne n’était que secondaire et ajoutée. Toutefois, sur ce sujet, nous ne pouvons aller au delà d’une conjecture.

Le héros Amphiktyon, qui avait un temple aux Thermopylæ, passait dans là généalogie mythique pour être le frère d’Hellên. Et l’oie peut affirmer avec vérité que l’habitude de former des sociétés amphiktyoniques, et de fréquenter réciproquement des fêtes religieuses fut le grand moyen de créer et d’entretenir le sentiment primitif de fraternité chez les enfants d’Hellên, dans ces temps anciens où la grossièreté, le manque de sécurité et la disposition à combattre contribuaient tant à les isoler. Un certain nombre d’habitudes et de sentiments salutaires, tels que ceux que renferme le serment amphiktyonique, par rapport a l’abstention de toute injure aussi bien qu’à une protection mutuelle[30], pénétrèrent insensiblement dans les esprits les obligations ainsi mises en avant acquirent une efficacité -réelle et propre, et le sentiment religieux qui y resta toujours attaché finit dans la suite par n’être plus qu’une des nombreuses influences complexes auxquelles obéissait postérieurement le Grec historique. Athènes et Sparte aux jours de -leur puissance ; et les cités inférieures en relation avec elles, jouèrent chacune leur propre jeu politique, dans lequel on trouvera que les considérations religieuses n’ont qu’une part subordonnée.

La fonction spéciale du conseil amphiktyonique, autant que nous la connaissons, consistait à veiller sur la sûreté, les intérêts et les trésors du temple de Delphes. Si quelqu’un pille les biens du dieu, ou a connaissance d’un tel sacrilège, ou forme un dessein perfide contre ce que renferme le temple, nous le punirons du pied, et de la main, et de la voix, et par tous les moyens en notre pouvoir. Tel était l’ancien serment amphiktyonique, avec une imprécation énergique qui y était attachée[31]. Et il y a quelques exemples dans lesquels le conseil[32] se fait de ses fonctions une idée assez large pour recevoir et juger des plaintes portées contre des cités entières, au sujet d’offenses faites contre le sentiment religieux et patriotique des Grecs en général. Mais, dans le plus grand nombre des circonstances, leur intervention se rapporte directement au temple de Delphes.

.Le cas le plus ancien qui nous soit présenté par les auteurs est la Guerre Sacrée contre Kirrha, dans la quarante-sixième Olympiade ou 595 avant J.-C., conduite par Eurylochos le Thessalien et Kleisthenês de Sikyôn, et proposée par Solôn, d’Athènes[33]. Nous trouvons encore les Amphiktyons environ un demi-siècle après, se chargeant du devoir de recueillir des souscriptions d’un bout à l’autre du monde hellénique, et faisant le contrat avec les Alkmæonides pour la reconstruction du temple après un incendie[34]. Mais l’influence de ce conseil a essentiellement un caractère flottant et intermittent. Quelquefois il paraît empressé de décider, et ses décisions commandent le respect ; mais ces occasions sont rares, à considérer le cours général de l’histoire grecque connue ; tandis qu’il y a d’autres occasions, et qui aussi intéressent spécialement le temple de Delphes, dans lesquelles nous sommes surpris de. ne rien trouver d’énoncé au sujet du conseil. Dans la période longue et troublée que décrit Thucydide, il ne mentionne pas une seule fois les Amphiktyons, bien que le temple et la sûreté de ses trésors forment un fréquent sujet[35] aussi bien de dispute que de stipulation expresse entre Athènes et Sparte. En outre, parmi les douze membres constitutifs du conseil, nous en trouvons trois, les Perrhæbiens, les Magnâtes et les Achæens de Phthia, qui n’étaient pas même indépendants, mais étaient soumis aux Thessaliens ; de sorte que ses assemblées, quand elles n’étaient pas des objets de pure forme, n’exprimaient probablement que les sentiments des trois ou quatre membres dominants. Quand un ou plusieurs de ces grands pouvoirs avait un dessein de parti à accomplir contre d’autres, quand Philippe de Macedonia désirait expulser un des membres pour être admis lui-même, il devenait commode de changer cette ancienne forme en une réalité sérieuse ; et nous verrons l’Athénien. Eschine fournir a Philippe un prétexte de s’immiscer en faveur des cités bœôtiennes d’ordre inférieur contre Thêbes, en alléguant que ces cités étaient protégées par l’ancien serment amphiktyonique[36].

C’est ainsi que nous avons à considérer le conseil comme un élément dans les affaires grecques, une institution ancienne, l’un des nombreux exemples de l’habitude primitive de fraternisation religieuse, mais plus étendue et plus compréhensive que le reste ; d’abord purement religieuse, puis religieuse et politique à la fois ; enfin plus politique que religieuse ; très importante dans l’enfance de la Grèce, mais peu appropriée à sa maturité, et appelée à une action réelle seulement dans de rares occasions, quand il arrivait que son action efficace coïncidait avec les vues d’Athènes, de Thêbes on du roi de Macedonia. Dans ces moments spéciaux, ce conseil brille d’un éclat passager qui explique en partie le titre imposant que lui donne Cicéron : Commune Græciæ concilium[37] ; mais nous dénaturerions complètement l’histoire grecque, si nous le regardions comme un conseil dirigeant habituellement ou habituellement obéi. S’il avait existé un tel Commune concilium, doué de sagesse et de patriotisme passables, et si les tendances de l’esprit hellénique avaient été capables de s’y adapter, tout le cours de l’histoire grecque postérieure aurait été probablement changé ; les rois macédoniens seraient restés seulement des voisins respectables, empruntant à la Grèce sa civilisation et employant leur énergie -militaire contre les Thraces et les Illyriens ; tandis que la Hellas unie aurait pu même défendre son propre territoire contre les légions conquérantes de Rome.

Les douze races amphiktyoniques constitutives restèrent sans changement jusqu’à la Guerre Sacrée contre les Phokiens (355 av. J.-C.) ; après quoi, bien que le nombre de douze fut maintenu, les Phokiens furent privés de leurs privilèges, et leur vote transféré à Philippe le Macédonien. Il a déjà été dit que ces douze membres n’épuisaient pas tout le nombre des peuples helléniques. Les Arkadiens, les Eleiens, les Pisans, les Minyæ, les Dryopes, les Ætoliens, tous Hellênes purs, n’y sont pas compris ; mais tous avaient droit de se servir du temple de Delphes et de lutter dans les jeux Pythiens et Olympiques. Les jeux Pythiens, célébrés près de Delphes, étaient sous la surveillance des Amphiktyons[38], ou de quelque magistrat en fonction choisi par eux et censé les représenter. Comme les jeux Olympiques, ils revenaient tous les quatre ans — l’intervalle entre une Célébration et une autre étant de quatre années complètes, ce que les Grecs appelaient une Pentaetêris — ; les jeux Isthmiques et les Néméens revenaient tous lés deux ans. Dans l’humble forme qu’elle avait d’abord, comme lutte entre bardes chantant un hymne en l’honneur d’Apollon, cette fête avait sans doute une antiquité immémoriale[39] ; mais c’est seulement à partir du temps où elle vint à être présidée par les Amphiktyons, à la fin de la Guerre Sacrée contre Kirrha, que pour la première fois elle acquit de la notoriété dans tout le corps hellénique (comme je l’ai déjà fait remarquer) ; que pour la première fois elle multiplia les sujets proposés au concours, et que, pour la première fors elle introduisit un enregistrement continu des vainqueurs. Ce qu’on appelle le premier combat Pythien coïncide avec la troisième année de la quarante-huitième Olympiade, ou 585 ans avant J.-C. A partir de cette époque, on voit les jeux fréquentés et célèbres ; mais la date que l’on vient de donner, environ deux siècles après la première Olympiade, est une preuve que l’habitude que prit la foule de venir de parties éloignées pour assister périodiquement aux fêtes, ne se développa que lentement dans le monde grec.

La fondation du temple de Delphes lui-même s’étend bien au delà de toute connaissance historique ; c’est une des institutions remontant aux aborigènes de la Hellas. C’est un endroit sanctifié et riche déjà dans l’Iliade : la législation de Lykurgue à Sparte est introduite sous ses auspices, et les premières colonies grecques, celles de Sicile et d’Italie, au huitième siècle avant J.-C., sont établies conformément à son ordre. Delphes et Dôdônê paraissent, dans les plus anciennes circonstances de la Grèce, comme des oracles et des sanctuaires universellement vénérés ; et non seulement Delphes reçoit des hommages et des dons, mais encore l’oracle répond aux questions adressées par des Lydiens., dès Phrygiens, des Étrusques, des Romains, etc. ; il n’est pas exclusivement Hellénique. Lin des précieux services qu’un Grec attendait de ce grand établissement religieux, ainsi que d’autres semblables, était qu’il résolût ses doutes en cas de perplexités, qu’il lui indiquât s’il devait entreprendre un nouveau projet ou persister dans un ancien, qu’il lui annonçât à l’avance quel serait son sort dans des circonstances données, et qu’il lui apprît, lorsqu’il était accablé par le malheur, à quelles conditions les dieux lui accorderaient du soulagement. Les trois prêtresses de Dôdônê avec leur vénérable chêne, et la prêtresse de Delphes assise sur son trépied, sous l’influence d’un certain gaz ou vapeur s’exhalant, dû rocher, étaient également compétentes pour déterminer ces points difficiles ; et nous aurons constamment l’occasion dé, signaler dans cette histoire avec quelle foi absolue la question étaie faite et la réponse précieusement gardée, quelle sérieuse influence elle exerçait souvent, tant sur la manière d’agir du public que sur celle des particuliers[40]. Les vers hexamètres qu’employait la prêtresse pythienne pour rendre ses oracles étaient, il est vrai, souvent si équivoques et si inintelligibles, que le croyant le plus ferme, avec tout son désir de les interpréter et de leur obéir, se trouvait fréquemment perdu par le résultat.- Cependant la foi que tous avaient dans l’oracle n’était nullement ébranlée par cette pénible expérience. En effet, comme l’issue malheureuse pouvait toujours s’expliquer par deux hypothèses. ou que le dieu avait avancé un mensonge, ou que sa pensée n’avait pas été bien comprise, il n’était personne d’une piété véritable qui hésitât jamais à adopter la dernière, Il y avait beaucoup d’autres oracles d’un bout h l’autre de la Grèce, outre Delphes et Dôdônê ; les fidèles pouvaient consulter Apollon à Ptôon en Bœôtia, à Abæ en Phokis, à Branchidæ près de Milêtos, à Patara en Lykia, et dans d’autres endroits. De la même manière Zeus donnait des réponses à Olympia, Poseidôn à Tænaros, Amphiaraos à Thèbes, Amphilochos à Mallos, etc. Et cette habitude de consulter l’oracle formait une partie de cette tendance encore plus générale de l’esprit grec è, n’entreprendre aucune affaire sans s’être d’abord assuré de la manière dont les dieux la considéraient, et des mesures qu’il était convenable de prendre. On offrait des sacrifices, et on examinait avec soin l’intérieur de la victime, dans le même but : présages, prodiges, coïncidences inattendues, expressions accidentelles, etc., tout cela était regardé comme des signes de la volonté divine. Sacrifier en vue de telle ou telle entreprise, ou consulter l’oracle dans le même but, sont des expressions familières[41] incorporées dans la langue. Personne ne pouvait non plus se mettre à une entreprise l’âme tranquille, sans s’être convaincu d’une manière quelconque que les dieux étaient favorables à son projet.

La disposition signalée ici est une de ces analogies intellectuelles dominant dans toute la nation hellénique, et qu’indique Hérodote. Et l’on verra que, dans une foule d’occasions, l’habitude commune à tous les Grecs d’écouter avec respect l’oracle de Delphes servit à maintenir la conformité des sentiments parmi des hommes qui n’étaient pas accoutumés à obéir à la même autorité politique. C’est surtout dans les nombreuses colonies, fondées par une foule mélangée venue de lointaines parties de la Grèce, que les esprits des émigrants furent fortement poussés à une coopération cordiale, parce qu’ils savaient que l’expédition avaient été ordonnée, l’œkiste indiqué, et le lieu ou choisi ou approuvé par Apollon de Delphes. Il en était ainsi dans la plupart des cas : ce dieu, suivant la conception des Grecs, prend toujours plaisir à la fondation de nouvelles cités, et lui-même en personne il pose la première pierre[42].

Voici les éléments d’union, - et avant tout le territoire commun décrit dans le dernier chapitre, - qui servent de point de départ aux Hellênes historiques : communauté de sang, de langage, de point de vue religieux, de légendes, de sacrifices, de fêtes[43], et aussi, dans de certaines limites, de mœurs et de caractère. L’analogie de mœurs et de caractère entre les grossiers habitants de l’Arkadienne Kynætha[44] et d’Athènes, la ville civilisée, était, il est vrai, accompagnée de différences considérables : cependant, si nous comparons les deux villes avec des villes étrangères du même temps, nous trouvons certains traits caractéristiques négatifs, de beaucoup d’importance, qui leur sont communs à toutes deux. Dans aucune ville de la Grèce historique ne régnaient ni les sacrifices humains[45], ni la mutilation faite de propos délibéré, consistant à se couper le nez, les oreilles, les mains, les pieds, etc., ni la castration, ni la vente des enfants comme esclaves, ni la polygamie, ni le sentiment d’unie obéissance, illimitée à l’égard d’un seul homme : coutumes dont on pourrait signaler l’existence chez les Carthaginois, les Égyptiens, les Perses, les Thraces contemporains[46], etc. L’habitude de la course, de la lutte corps à corps, du pugilat, etc., dans les combats gymnastiques, le corps complètement nu, était commune à tous les Grecs, ayant été adoptée pour la première fois comme coutume lacédæmonienne dans la quatorzième Olympiade : Thucydide et Hérodote font remarquer que non seulement elle n’était pas pratiquée parmi les peuplés non helléniques, mais qu’elle était même regardée par eux corme inconvenante[47]. Nous ne pouvons pas, il est vrai, spécifier un grand nombre de ces coutumes qui à la fois étaient communes à tous les Grecs, et leur étaient particulières en tant qu’on les distingue d’autres peuples ; mais nous pouvons en voir assez pour nous convaincre qu’il existait réellement, malgré des différences locales, un sentiment et un caractère helléniques en général, comptant parmi les causes propres à cimenter une union en apparence si peu assurée.

En effet, nous devons rappeler que, sous le rapport de la souveraineté politique, une désunion complète était un de leurs principes les plus chers. C’était dans les murs de la propre ville du Grec qu’il fallait chercher la seule source d’autorité suprême pour laquelle il éprouvât du respect et de l’attachement. Une autorité résidant dans une autre gille pouvait agir sur ses craintes, lui procurer une sécurité plus grande et de plus grands avantages, comme nous aurons l’occasion dans la suite de le faire voir par rapport à Athènes et à ses alliés soumis à elle ; elle pouvait même être exercée avec douceur et ne pas inspirer une aversion spéciale ; mais encore le principe en répugnait-il au sentiment enraciné dans son esprit, et on le voit toujours tendre vers la souveraineté distincte de sa propre Boulê ou de sa propre Ekklêsia. C’est là une disposition commune tant aux oligarchies qu’aux démocraties, et qui agissait même dans les différentes villes appartenant à la même subdivision du nom hellénique, Achæens, Phokiens, Bœôtiens, etc. Les douze cités achæennes sont des alliés en parfaite harmonie, elles possèdent une fête périodique qui participe au caractère d’un congrès, mais ce sont des communautés politiques égales et indépendantes. Les villes bœôtiennes, sous la présidence de Thêbes, réputée leur métropole, reconnaissent certaines obligations communes, et obéissent, pour divers objets particuliers, à des officiers choisis nommés Bœôtarques ; mais nous verrons, dans ce cas comme dans d’autres, les tendances centrifuges qui se manifestent constamment, et auxquelles résistent surtout les intérêts et le pouvoir de Thèbes. La grande et heureuse révolution qui fondit les diverses communautés politiques indépendantes de l’Attique dans l’unité unique d’Athènes, eut lieu avant le temps de l’histoire authentique : elle se rattache au nom du héros Thêseus, mais nous lie savons comment elle s’effectua ; tandis que ses dimensions et, son étendue relativement considérables ‘en font une exception signalée aux tendances helléniques en général.

Désunion politique, autorité souveraine dans l’intérieur des murs de la cité, c’était là une maxime établie dans l’esprit grec. Le rapport entre deus cités était un rapport international, non un rapport existant entre membres d’un agrégat politique commun. A quelques milles des murs de sa propre ville, un Athénien se trouvait sur le territoire d’une autre cité, où il n’était rien de plus qu’une personne n’appartenant pas au pays, où il ne pouvait acquérir ni maison ni terre, ni contracter un mariage légal avec une femme indigène, ni solliciter la protection de la loi quand il était lésé, si ce n’est par la médiation d’un citoyen bien disposé pour lui. A l’occasion, une cité, comme faveur spéciale, accordait à un individu qui n’était pas homme libre le droit de se marier et d’acquérir un bien-fonds, et quelquefois (bien que très rarement) ce droit s’échangeait en général entre deux cités séparées[48]. Mais les obligations entre deux cités, ou entre un citoyen d’une ville et un citoyen d’une autre ville, sont tous objets d’une convention spéciale, reconnus par l’autorité souveraine dans chacune. Nous avons peine à comprendre avec nos idées modernes comment une complète séparation politique existât ainsi avec tant de confraternité sous d’autres rapports ; et le langage moderne n’est pas bien fourni de termes pour rendre les phénomènes politiques grecs. Nous pouvons dire qu’un citoyen athénien, quand il arrivait comme visiteur à Corinthe, n’appartenait pas au pays (alien), mais nous ne pouvons guère dire qu’il fût un étranger (foreigner) ; et, bien que les relations entre Corinthe et Athènes fussent internationales en principe, cependant ce mot évidemment conviendrait mal à la foule des petites autonomies de la Hellas, outre que nous en avons besoin pour décrire les relations des Hellênes en général avec les Perses ou les Carthaginois. Nous sommes forcé d’employer un mot tel qu’interpolitique pour exprimer les transactions entre des cités grecques séparées, si multipliées dans le cours de cette histoire.

Comme, d’une part, un Grec ne consentira pas à chercher une autorité souveraine au delà des limites de sa propre cité, de même, d’autre part ; il faut qu’il ait une cité pour y fixer ses regards : des villages dispersés ne satisferont pas dans son esprit les exigences de sécurité, de dignité et d’ordre nécessaires à la société. Bien que la fusion de villes plus petites en une cité plus grande répugne à ses sentiments, celle de villages en une ville lui parait un progrès manifeste dans l’échelle de la civilisation Tel est, du moins, le sentiment qui domine en Grèce durant toute la période historique ; car il y eut toujours une certaine portion de l’agrégat hellénique,composée des plus grossiers et des moins avancés parmi les Hellènes, qui habitèrent des villages non fortifiés,et que le citoyen d’Athènes, de Corinthe ou de Thèbes regardait comme des inférieurs. Ce séjour dans des villages fut le caractère des Épirotes en général[49] et prévalut d’un bout à l’autre de la Hellas elle-même dans ces temps très reculés et même anté-homériques que Thucydide considérait comme déplorablement barbares ; temps où régnaient universellement la pauvreté et le défaut de sécurité, où manquait tout commerce pacifique, où l’habitude de petits combats et du pillage forçait tous les hommes à passer leur vie en armes, où l’on émigrait continuellement sans s’attacher à aucun lieu. On mentionne un grand nombre des cités considérables de la Grèce comme étant des agrégations de villages préexistants, et quelques-unes d’entre elles dans des temps relativement modernes. Tegea et Mantineia représentent de cette manière la réunion de huit et de cinq villages respectivement ; Dymê en Achaïa fut composée de huit villages, et Élis, de la même façon, à une époque même postérieure à l’invasion des Perses[50] ; il parait qu’il en fut de même pour Megara et Tanagra. Les Arkadiens, dans une proportion considérable, continuèrent leur vie de village jusqu’au temps de la bataille de Leuktra, et il convenait aux desseins de Sparte de les tenir ainsi désunis ; politique que nous verrons ci-après expliquée, d’un côté, par le démembrement de Mantineia (ramenée aux villages dont elle se composait dans le principe), démembrement effectué par les Spartiates contemporains d’ Agésilas, mais qui prit le caractère opposé aussitôt que la puissance de Sparte ne fut plus prédominante, et, de l’autre, par la fondation de Mégalopolis au moyen d’un grand nombre de, petites villes et de villages d’Arkadia, une des mesures capitales d’Épaminondas[51]. De même que cette mesure élevait l ‘Arkadia en importance, de même l’opération contraire, consistant à briser la cité et à la ramener à ses villages primitifs, non seulement la frappait de privation et de souffrance, mais encore lui enlevait complètement le rang et la dignité de ville grecque.

Les Lokriens Ozoles, les Ætoliens et les Akarnaniens gardèrent leur résidence dans les villages séparés jusqu’à une époque encore plus avancée, conservant en même temps leur grossièreté primitive et leur amour désordonné de combattre[52]. Leurs villages n’étaient pas fortifiés, et n’étaient défendus que par un accès relativement difficile ; en cas de besoin, ils fuyaient pour assurer leur vie avec leurs troupeaux dans les bois et les montagnes. Au milieu de ces circonstances si défavorables, il n’y avait point place pour cette expansion des sentiments sociaux et politiques auxquels donnèrent naissance une résidence protégée par des murailles et un accroissement de population ; il n’y avait ni acropolis ni agora consacrées, ni temples ni portiques ornés, présentant la série continue des offrandes de générations successives[53], ni théâtre pour la musique ou la récitation, ni gymnase pour des exercices d’athlètes, aucun de ces arrangements fixes que demandent les affaires publiques pour être faites avec régularité et décorum, choses que le citoyen grec, avec son profond amour de la localité, regardait comme essentielles à une existence pleine de dignité. Le village n’était rien de plus qu’une fraction et un subordonné, appartenant comme membre au corps organisé appelé la Cité. Mais la Cité et l’État sont, dans son esprit et dans son langage, une seule et même chose. Tandis qu’aucune organisation moindre que la Cité ne peut satisfaire les exigences[54] d’un homme libre intelligent, la Cité est elle-même un tout parfait qui se suffit à lui-même, et ne souffre pas qu’on l’incorpore dans une unité politique plus élevée. Il mérite d’être signalé que Sparte, même aux jours de sa plus grande puissance, n’était pas (à proprement parler) une cité, mais une simple agglomération de cinq villages adjacents, conservant sans changement sa physionomie de jadis ; car ses frontières si faciles à défendre, et la valeur militaire de ses habitants suppléaient à l’absence de murs, tandis que la discipline imposée au Spartiate dépassait en rigueur et en minutie tout ce que l’on connaissait en Grèce. Et ainsi Sparte, bien que moins qu’une cité quant à l’apparence extérieure, était plus qu’une cité quant à la perfection de l’exercice militaire et à la fixité de la routine politique. Thucydide signale le contraste qui existe entre l’humble apparence et la puissante réalité[55]. Les habitants du petit territoire de Pisa, où est située Olympia, avaient joui jadis de l’honorable privilège d’administrer la fête Olympique. Dépouillés de ce droit et soumis par les Eleiens plus puissants, ils profitèrent des divers mouvements et des diverses tendances qui se manifestèrent chez les puissances grecques plus considérables pour essayer de le reconquérir ; et, dans l’une de ces occasions, nous trouvons leur prétention repoussée parce qu’ils sont villageois, et indignes d’une si grande distinction[56]. Il n’y avait rien que l’on pût appeler une cité dans le territoire de Pisa.

En parcourant la Grèce historique, nous sommes obligés d’accepter l’agrégat hellénique avec ses éléments constitutifs comme un fait élémentaire servant de point de départ, parce, que l’état de nos renseignements ne nous permet pas de monter plus haut. Par quelles circonstances, et au moyen de quels éléments préexistants cet agrégat fut-il formé et modifié, c’est ce que ne démontre aucune preuve digne de confiance. Il y a en effet différents noms qui, assure-t-on, désignent les habitants anté-helléniques de maintes parties de la Grèce : les Pélasges, les Lélèges, les Kurêtes, les Kaukônes, les Aones, les Temmikes, les Hyalites, les Telchines, les Thraces Bœôtiens, les Teleboæ, les Ephyri, les Phlegyæ, etc. Ce sont des noms appartenant à la Grèce légendaire, lion à la Grèce historique, tirés d’un certain nombre de légendes contradictoires par les logographes et les historiens postérieurs, qui s’en servirent pour composer une histoire supposée du passé, à une époque où les conditions de l’évidence historique étaient très peu comprises. Il peut être vrai que ces noms désignassent des nations réelles, mais là se borne ce que nous en savons. Nous n’avons pas de témoin bien informé pour nous dire leur époque, les limites de leur séjour, leurs actes ou leur caractère ; nous ne savons pas non plus jusqu’à quel point ils sont identiques aux Hellênes historiques ou combien ils en diffèrent ; ces Hellênes que nous sommes autorisés à appeler, non pas, il est vrai, les premiers habitants du pays, mais les premiers que nous connaissions sur des preuves suffisantes. S’il est quelqu’un qui incline à appeler Pélasgique, en Grèce, la période anté-hellénique non connue, il est libre de le faire ; mais c’est là un nom qui n’entraîne pas avec lui d’attributs positifs, qui ne nous fait pas entrer plus profondément dans l’histoire réelle, et qui ne nous permet pas non plus d’expliquer (ce qui serait le véritable problème historique) comment et de qui les Hellênes acquirent ce fonds de dispositions, d’aptitudes, d’arts, etc., avec lequel ils commencent leur carrière. Quiconque a examiné les nombreux systèmes opposés relatifs aux Pélasges, depuis la croyance littérale de Clavier, de Larcher et de Raoul Rochette (ce qui me semble du moins la manière la plus logique de procéder) jusqu’aux moyens d’explication à demi sceptiques appliqués par des critiques plus habiles, tels que Niebuhr, O. Müller, ou le Dr Thirlwall[57], ne désapprouvera pas la résolution que j’ai prise de décliner un problème si insoluble. Nous n’avons pas maintenant de faits attestés — Hérodote et Thucydide n’en avaient pas même à leur époque — sur lesquels nous puissions fonder des affirmations dignes de foi quant aux Pélasges anté-helléniques. Et là où il en est ainsi, nous pouvons avec raison appliquer la remarque d’Hérodote, relative à une des théories qu’il avait entendu émettre pour expliquer les inondations du Nil au moyen d’une connexion supposée avec l’Océan coulant autour du monde, à savoir que l’homme qui fait remonter son histoire dans le monde invisible sort de la sphère de la critique[58].

Aussi loin que s’étendent nos connaissances, il n’y eut ni villes ni villages appelés pélasgiques, dans la Grèce propre, depuis 776 avant J.-C. Rais il existait encore dans deux endroits différents, même du temps d’Hérodote, un peuple que l’on croyait être les Pélasges. Une portion d’entre eux occupait les villes de Plakia et de Skylakê, près de Kyzikos, sur la Propontis ; une autre portion habitait une ville appelée Krêstôn, près du golfe Thermaïque[59]. Il y avait en outre certains autres municipes pélasgiques qu’il ne spécifie pas ; il semble en effet, d’après Thucydide, qu’il y avait quelques petits municipes dans la péninsule de l’Athos[60]. Or Hérodote nous apprend ce fait remarquable, que la population de Krêstôn, les habitants de Plakia et de Skylakê, ceux des autres municipes pélasgiques sans nom, parlaient tous la même langue, et chacun d’eux respectivement une langue différant de celles des voisins qui les entouraient. Il nous dit en outre que c’était une langue barbare (i. e. non hellénique), et il cite ce fait comme preuve démontrant que l’ancienne langue pélasgique était une langue barbare, ou distincte de la langue hellénique. En même temps il dit expressément qu’il ne sait pas positivement quelle langue parlaient les anciens Pélasges ; ce qui prouve, entre autres choses, qu’il n’avait pu avoir à sa disposition de documents ni de moyens d’obtenir des renseignements distincts au sujet de ce peuple.

C’est là le seul fait, au milieu de tant de conjectures relatives aux Pélasges, que l’on puisse dire que nous connaissions sur le témoignage d’un témoin compétent et contemporain : le petit nombre de municipes, dispersés et peu considérables, mais constituant tout ce qu’Hérodote, de son temps, connaissait comme Pélasgique, parlaient une langue barbare. Et sur ce point on doit le regarder comme un excellent juge. Si donc (conclut l’historien) tous les anciens Pélasges parlaient la même langue que ceux de Krêstôn et de Plakia, ils doivent avoir changé leur idiome au moment où ils passèrent dans l’agrégat hellénique, ou devinrent Hellênes. Or Hérodote croit que cet agrégat s’est insensiblement agrandi jusqu’à ce qu’il ait atteint ses vastes dimensions actuelles, en s’incorporant non seulement les Pélasges, mais plusieurs autres nations jadis barbares[61], les Hellênes n’ayant été dans l’origine qu’un peuple peu considérable. Parmi ces autres nations jadis barbares qu’Hérodote suppose être devenues helléniques, nous pouvons probablement compter les Lélèges ; et relativement à eux aussi bien qu’aux Pélasges, nous avons un témoignage contemporain prouvant l’existence de Lélèges barbares à une époque postérieure. Philippe, l’historien des Kariens, attestait l’existence actuelle et croyait à l’existence passée de Lélèges dans son pays comme serfs ou cultivateurs dépendant des Kariens, analogues aux Ilotes en Laconie, ou aux Penestæ en Thessalia[62]. Nous pouvons être bien sûrs qu’ils n’étaient pas Hellênes, qu’ils ne parlaient pas la langue hellénique, s’ils étaient dans de pareils rapports vis-à-vis des Kariens. Nous pouvons donc à bon droit considérer les Lélèges comme ayant été compris dans ces nombreuses nations parlant une langue barbare, qui, comme le croyait Hérodote, avaient changé d’idiome et étaient devenues Hellênes. Car, après les Pélasges et Pelasgos, les Lélèges et Lélex sont les figures les plus saillantes dans les généalogies légendaires ; et ils couvrent ensemble la portion la plus considérable du sol hellénique.

Comme je me renferme dans les preuves historiques, et que je crois que la tentative de transformer la légende en histoire ne peut pas donner de résultats certains, j’accepte avec confiance l’assertion d’Hérodote quant à l’idiome barbare parlé par les Pélasges de son temps, et je pense de la même manière au sujet des Lélèges historiques, mais sans me permettre de déterminer quelque chose relativement aux Pélasges et aux Lélèges légendaires, les habitants anté-helléniques supposés de la Grèce. Et je considère cette marche comme plus conforme aux lois des recherches historiques que celle qui se présente sous les auspices de la haute autorité du Dr Thirlwall, qui affaiblit et fait disparaître, à force d’explications, le renseignement d’Hérodote, au point de lui faire signifier seulement que les Pélasges de Plakia et de Krêstôn parlaient un très mauvais grec. Hérodote affirme d’une manière distincte, et à deux reprises, que les Pélasges de ces villes et de son propre temps parlaient un langage barbare ; et ces mots ne me paraissent susceptibles que d’une seule interprétation[63]. A mon avis, il est inadmissible de supposer qu’un homme qui, comme Hérodote, avait entendu presque toutes les variétés du grec dans le cours de ses longs voyages, aussi bien que l’égyptien, le phénicien, l’assyrien, le lydien et autres langues, ne sût pas distinguer un mauvais idiome hellénique d’un idiome non hellénique ; en tout cas, on ne doit pas adopter cette supposition sans preuves plus fortes qu’aucune de celles qui se trouvent ici.

Si je ne me permets pas de déterminer les éléments intérieurs dont était formé antérieurement l’agrégat hellénique, je déclare également que j’ignore quels en étaient les éléments constitutifs extérieurs. Kadmos, Danaos, Kekrops, les éponymes des Kadmeiens, des Danaens et de la Kekropia attique, sont à mes yeux des créations de la légende, et je les ai déjà examinés sous ce caractère. Il n’est nullement impossible qu’il ait pu y avoir dans la Grèce continentale de très anciens établissements venus clé Phénicie et d’Égypte ; mais je ne vois ni preuve positive, ni raison pour conclure d’une manière probable qu’il en a existé, bien qu’on puisse sans cloute signaler des traces d’établissements phéniciens dans quelques-unes des îles. Et si on examine le caractère et les aptitudes des Grecs, en les comparant soit avec les Égyptiens, soit avec les Phéniciens, on verra que non seulement il n’y a aucune analogie, mais au contraire on trouvera un contraste frappant et fondamental : on peut à l’occasion reconnaître que le Grec emprunte à ses contemporains d’outre-mer, mais on ne peut le considérer comme issu ou dérivé d’eux. Je ne puis pas non plus me décider — à moins que nous ne devions regarder les immigrants étrangers supposés comme très peu nombreux, cas dans lequel la question perd la plus grande partie de son importance — à admettre une hypothèse impliquant que la langue hellénique, la plus noble parmi les nombreuses variétés du langage humain, et possédant en elle-même une symétrie et une organisation qui y dominent, soit la simple rencontre de deux idiomes barbares étrangers (le phénicien et l’égyptien) avec deux idiomes barbares intérieurs ou plus, l’idiome des Pélasges, des Lélèges, etc. Dans le mode d’investigation suivi par différents historiens au sujet de cette question d’anciennes colonies étrangères, il y a une grande différence (comme dans le cas des Pélasges) entre les divers auteurs, depuis le facile Évhémérisme de Raoul Rochette jusqu’à l’analyse raffinée du Dr Thirlwall dans le troisième chapitre de son histoire. On verra que la somme de connaissances positives que le Dr Thirlwall garantit à ses lecteurs dans ce chapitre est extrêmement peu considérable ; car, bien qu’il procède en vertu de la théorie générale (différente de celle que je soutiens) selon laquelle on peut distinguer et extraire des légendes des faits historiques, cependant, lorsque s’élève la question relative à un résultat historique défini quelconque, sa règle de crédibilité est trop juste pour lui permettre de ne pas voir l’absence de preuve évidente, même quand toute, incrédibilité intrinsèque est écartée. Ce que je marque comme Terra incognita est à ses yeux une terre qui peut être connue jusqu’à un certain point ; mais la carte qu’il en dresse contient si peu d’endroits déterminés, qu’il y a très peu de différence, avec un vide absolu.

Aristote affirme que le plus ancien district appelé Hellas se trouvait près de Dôdônê et du fleuve Achelôos, indication qui aurait été inintelligible (puisque le fleuve ne coule point prés de Dôdônê), si elle n’avait été déterminée par cette remarque que, dans les premiers temps, le fleuve avait souvent changé son cours. Il dit en outre que le déluge de Deukaliôn eut lieu principalement dans ce district, qui dans ces anciens jours était habité par les Selli et par le peuple appelé alors Græci, mais maintenant Hellènes[64]. Les Selli (appelés par Pindare Helli) sont mentionnés dans l’Iliade comme ministres de Zeus Dôdônæen, hommes qui dormaient sur la terre et ne se lavaient jamais les pieds, et Hésiode, dans un de ses poèmes perdus (les Eoiai), parle du sol fertile et des riches pâturages de la terre appelée Hellopia, où Dôdônê était située[65]. Sur quelle autorité Aristote avance-t-il ce fait, c’est ce que nous ignorons ; mais le sentiment général des Grecs était différent ; ils rattachaient Deukaliôn, Hellên et les Hellênes, originairement et spécialement au territoire appelé Achaïa Phthiôtis, entre le mont Othrys et l’Œta. Nous ne pouvons ni confirmer ni nier son assertion au sujet du nom du peuple habitant le voisinage de Dôdônê, appelé selon lui Græci avant d’avoir été nommé Hellênes. Il n’y a pas d’exemple constaté qu’un auteur antérieur à ce traité d’Aristote ait mentionné un peuple appelé Græci ; car les allusions avant trait à Alkman et à Sophocle ne prouvent rien pour ce point[66]. Nous ne pouvons pas non plus expliquer comment il se fit que les Hellênes ne furent connus aux Romains que sous le nom de Græci ou de Graii. Mais le nom sous lequel un peuple est connu aux étrangers souvent diffère totalement de celui qu’il porte dans son pays, et nous ne sommes pas moins embarrassés pour dire comment les Romains en vinrent à connaître les Rasenas d’Étruria sous le nom de Toscans ou d’Étrusques.

 

 

 



[1] V. la protestation d’Ératosthène contre la durée de la classification distinguant entre Grec et barbare, après que ce dernier mot en était venu à impliquer grossièreté (ap. Strabon, II, p. 66 ; Eratosthène, Fragm. Seidel, p. 85).

[2] Caton, Fragm., éd. Lion, p.46, ap. Pline, H. N., XXII, 1. Extrait remarquable d’une lettre de Caton adressée à son fils, et faisant entendre sa forte antipathie à l’égard des Grecs ; il proscrit totalement leur médecine, et n’admet qu’un faible goût pour leur littérature : Quod bonum sit eorum literas inspicere, non perdiscere... Jurarunt inter se, barbaros necare omnes medicina, sed hoc ipsum mercede faciunt, ut fides iis sit et facile disperdant. Nos quoque dictitant barbaros et spurios, nosque magis quam alios, opicos appellatione fœdant.

[3] Homère, Iliade, II, 867. Homère n’emploie pas le mot βάρβαροι, ni aucun mot signifiant soit un Hellêne en général, soit un non-Hellène en général (Thucydide, I, 3). Cf. Strabon, VIII, p. 370 ; et XIV, p. 662.

Ovide reproduit le sens primitif du mot βάρβαρος quand il parle de lui-même comme d’un exilé à Tomi (Triste, V, 10-37) : Barbarus hic ego sum, quia non intelligor ulli. — Les Égyptiens avaient dans leur langue un mot formant l’équivalent exact de βάρβαρος dans ce sens (Hérodote, II, 158).

[4] Hérodote, VIII, 144.

Cf. Dikæarque, Fragm. p. 147, éd. Fuhr. ; Thucydide, III, 59 ; et la précaution au sujet des xοινά ίερά dans le traité conclu entre Sparte et Athènes (Thucydide, V, 18 ; Strabon, IX, p. 419.). — C’était une partie de la proclamation faite solennellement par les Eumolpidæ, ayant la célébration des mystères d’Éleusis, à d’éloigner tous les hommes non Hellênes (Isocrate, Orat. IV, Panégyrique, p. 74).

[5] Hécatée, Fragm. 356, éd. Klausen ; Cf. Strabon, VII, p. 321 ; Hérodote, I, 57 ; Thucydide, I, 3.

[6] Antiqui grammatici eas tantum dialectos spectabant, quibus scriptores usi essent ; ceteras, quæ non vigebant nisi in ore populi, non notabant. (Ahrens, De Dialecta Æolicâ, p. 2.) C’est ce qui a eu lieu, dans une large mesure, même dans les recherches linguistiques des temps modernes, bien que l’imprimerie donne maintenant une si grande facilité pour enregistrer les dialectes populaires.

[7] Hérodote, I, 142.

[8] Relativement aux trois variétés du dialecte æolien, différant considérablement entre elles, v. l’excellent ouvrage d’Ahrens, De Dial. Æol., sect. 2, 33, 50.

[9] L’ouvrage d’Albert Giese, Ueber den Æolischen Dialekt (resté malheureusement inachevé, à cause de la mort prématurée de l’auteur), présente un ingénieux spécimen d’une telle analyse.

[10] V. les intéressantes remarques de Dion Chrysostome sur l’attachement que les habitants d’Olbia (ou Borysthène) avaient pour les poèmes homériques ; la plupart d’entre eux, dit-il, pouvaient répéter l’Iliade par coeur, quoique leur dialecte fût dans un triste état de ruine (Dion Chrysostome, Orat. XXXVI, p. 78, Reisk.).

[11] Platon, Leg., II, 1, p. 653 ; Cratyle, p. 406 ; et Denys d’Halicarnasse, Ars Rhetor., c. 1-2, p. 226.

Apollon, les muses et Dionysos sont ξυνεορτασταί xαί ξυγχορευταί (Homère, Hymne à Apollon, 146). Tite-Live donne la même idée des jeux sacrés par rapport aux Romains et aux Volsques (II, 36-37). Il est curieux de comparer ces termes avec l’éloignement qu’exprime Tertullien (De Spectaculis, p. 369.)

[12] Iliade, XXIII, 630-679. Les jeux célébrés par Akastos en l’honneur de Pelias étaient renommés dans l’ancienne épopée (Pausanias, V, 17, 4 ; Apollodore, I, 9, 28).

[13] Strabon, IX, p. 421 ; Pausanias, X, 7, 3. Les premiers jeux Pythiens célébrés par les Amphiktyons après la Guerre Sacrée procurèrent au vainqueur une récompense matérielle ; dans les jeux suivants on seconds jeux Pythiens, il ne fut donné qu’une récompense honoraire, à savoir une couronne de feuilles de laurier : les premiers coïncident avec l’Olympiade 48, 3 ; les seconds avec l’Olympiade 49, 3.

Cf. Schol. ad Pindare, Pyth. Argument. ; Pausanias, X, 37, 45 ; Krause, Die Pythien, Nemeen und Isthmien, sect. 3, 4, 5. — L’hymne homérique à Apollon est composé à une époque antérieure à la Guerre Sacrée, où Krissa était florissante ; il est plus ancien que les jeux Pythiens célébrés par les Amphiktyons.

[14] Plutarque, Solôn, 23. L’Agôn Isthmique était dans une certaine mesure une fête qui avait une ancienne origine athénienne ; car parmi les nombreuses légendes relatives à sa première institution, l’une des plus connues le représentait connue ayant été fondé par Thêseus après sa victoire sur Sinis à l’Isthme (V. Schol. ad Pindare, Isthm. Argum. ; Pausanias, II, 1, 4), ou sur Skeirôn (Plutarque, Thêseus, c. 25). Plutarque dit qu’ils furent établis pour la première fois par Thêseus connue jeux funèbres en l’honneur de Skeirôn, et Pline fait le même récit (H. N., VII, 57). Selon Hellanicus, les Théôres athéniens aux jeux Isthmiques avaient une place privilégiée (Plutarque, l. c.)

Il y avait donc mie bonne raison pour que Solôn désignât les vainqueurs aux jeux Isthmiques comme devant être spécialement récompensés, sans mentionner les vainqueurs aux jeux Pythiens et Néméens, ces derniers jeux n’ayant pas acquis alors une importance hellénique. Diogène Laërte (I, 55) dit que Solôn établit des récompenses, non seulement aux jeux Olympiques et Isthmiques, mais encore άνάλογο έπί τών άλλων, ce que Krause (Pythien, Nemeen und Isthmien, sect. 31 p. 13) suppose être la vérité, selon moi, avec très peu de probabilité. La piquante invective lancée contre Themistoklês par Timokreôn, qui l’accuse entre autres choses de ne fournir que de la viande froide aux jeux Isthmiques. Plutarque, Thémistocle, c. 21), semble impliquer que les visiteurs athéniens, dont les Théôres étaient chargés de prendre soin à ces jeux, étaient nombreux.

[15] Dans beaucoup d’États grecs (tels qu’Ægina, Mantineia, Trœzên, Thasos, etc.), ces Théôres formaient un collége permanent, et semblent avoir été investis de fonctions étendues relatives aux cérémonies religieuses : à Athènes ils étaient choisis pour l’occasion spéciale (V. Thucydide, V, 47 ; Aristote, Politique, V, 8, 3. O. Müller, Æginetica, p. 135 ; Démosthène, de Fals. Leg., p. 380).

[16] Relativement à la trêve sacrée, olympique, isthmique, etc., annoncée formellement par deus hérauts couronnés de fleurs et envoyés par la ville qui administrait les jeun, trêve à propos de laquelle on jouait beaucoup de tours, v. Thucydide, V, 49 ; Xénophon, Helléniques, IV, 7, 1-7 ; Plutarque, Lycurgue, 23 ; Pindare, Isthm., II, 35. — Thucydide, VIII, 9-10, est aussi particulièrement instructif quant à l’usage et au sentiment.

[17] Pindare, Isthm., III, 26 (IV, 14) ; Idem, VI, 40.

[18] Strabon, VIII, p. 374.

[19] Strabon, VIII, p. 343 ; Pausanias, V, 6, 1.

[20] A Iôlkos, sur la côte septentrionale du golfe de Pagasæ, et sur les limites des Magnêtes, des Thessaliens et des Achæens de la Phthiôtis, se célébrait une fête ou panêgyris religieuse périodique dont nous ne pouvons découvrir le titre à cause d’une imperfection dans le texte de Strabon (IX, 436). Le texte, tel qu’il est imprimé dans l’édition de Tzschucke, porte : Ένταΰθα δέ xαί τήν Πυλαϊxήν πανήγυριν συνετέλουν. La mention de Πυλαϊxή πανήγυρις, qui ne nous mène qu’aux convocations amphiktyoniques des Thermopylæ et de Delphes, ne peut convenir ici ; et le meilleur manuscrit de Strabon ou MS. de Paris offre une lacune (une des nombreuses qui rendent le neuvième livre obscur) à la place du mot Πυλαϊxήν. Dutheil conjecture τήν Πελιαxήν πανήγυιν, faisant dériver le nom des fameux jeux funèbres de l’ancienne épopée célébrés par Akastos en honneur de son père Pelias. Grosskurd (dans sa note sur le passage) approuve la conjecture, mais il ne me semble pas probable qu’une panêgyris grecque fût nommée d’après Pelias. Πηλιαxήν, eu égard à la montagne et à la ville voisines appelées Pelion, serait peut-être moins contestable (V. Dikæarque, Fragm., p. 407-409, éd. Fuhr.), mais nous ne pouvons le déterminer avec certitude.

[21] Hérodote, I ; Denys d’Halicarnasse, IV, 25.

[22] Strabon, IX, p. 412 ; Homère, Hymne Apoll., 232.

[23] Strabon, IX, p. 411.

[24] Thucydide, III, 104 ; V, 55. Pausanias, VII, 7, 1 ; 24, 3. Polybe, V, 8 ; II, 54. Homère, Hymne Apoll., 146.

D’après ce qui semble avoir été la tradition ancienne et sacrée, tout le mois Kaineios était un temps de pais parmi les Dôriens, bien que ce fût souvent négligé en pratique à l’époque de la guerre du Péloponnèse (Thucydide, V, 54). Mais on peut douter qu’il y eût une fête des Karneia commune à tous les Dôriens : les Karneia à Sparte semble avoir été une fête lacédæmonienne.

[25] La liste des membres constitutifs du conseil amphiktyonique est présentée différemment par Eschine, par Harpocration et par Pausanias. Tittmann (Ueber den Amphiktyonischen Bund, sect. 3, 4, 5) analyse et compare leurs diverses assertions, et en tire le catalogue donné dans le texte.

[26] Eschine, De Falsa Legat., p. 280, c. 36.

[27] Eschine, Fals. Legat., p. 279, c. 35.

[28] Homère, Iliade, VI, 457. Homère, Hymne à Dêmêtêr, 100, 107, 170. Hérodote, VI, 137. Thucydide, II, 15.

[29] Hérodote, VII, 200 ; Tite-Live, XXXI, 32.

[30] La fête des Amarynthiâ, en Eubœa, célébrée dans le temple d’Artemis d’Amarynthos, était fréquentée par les villes ioniennes de Chalkis et d’Eretria aussi bien que par la cité dryopique de Karistos. Dans un combat devant avoir lieu entre Chalkis et Eretria, pour régler le débat au sujet de la possession de la plaine de Lelanton ; il fut stipulé qu’aucune des deux parties ne se servirait d’armes de trait ; cette convention fut inscrite et enregistrée dans le temple d’Artemis (Strabon, X, p. 448 ; Tite-Live, XXXV, 38).

[31] Eschine, De Fals. Legat., c. 35, p. 279 ; cf. Adv. Ctesiph., c. 36, p. 406.

[32] V. l’accusation qu’Eschine dit avoir été portée par les Lokriens d’Amphissa contre Athènes devant le conseil amphiktyonique (Adv. Ctesiph., c. 38, p. 409). Démosthène contredit son rival sur le fait que l’accusation ait été articulée, en disant que les Amphisséens n’avaient pas fait la notification, habituelle et exigée, de leur intention d’accuser ; réponse qui fait supposer que l’accusation pouvait être portée (Démosthène, de Coronâ, c. 43, p. 277).

Les Amphiktyons offrent une récompense pour la tête d’Ephialtês, qui avait trahi les Grecs aux Thermopylæ ; ils élèvent aussi des colonnes. à la mémoire des Grecs qui ont succombé dans ce mémorable défilé, le lieu de leur assemblée semi-annuelle (Hérodote, VII, 213-228).

[33] Eschine, Adv. Ctesiph., l. c. Plutarque, Solôn, c. 11, qui s’en réfère à Aristote — Pausanias, X, 37, 4 ; Schol. ad Pindare, Nem., IX, 2. Strabon, IX, p. 420. Ces décisions amphiktyoniques cependant se rencontrent rarement dans l’histoire, et très ordinairement on ne leur épargne pas le blâme.

[34] Hérodote, II, 190 ; V, 62.

[35] Thucydide, I, 112 ; IV, 118 ; V, 18. Les Phokiens dans la guerre Sacrée (354 ans av. J.-C.) prétendaient avoir un droit ancien et établi par prescription à l’administration du temple de Delphes, sous l’obligation vis-à-vis du corps général des Grecs de rendre compte de l’emploi convenable de ses biens, mettant ainsi complètement de côté les Amphiktyons (Diodore, XVI, 27).

[36] Eschine, De Fals., Legat., p. 280, c. 36. On peut voir dans Diodore (XVI, 23-28 sqq.) les intrigues de parti qui poussaient le conseil au sujet de la Guerre Sacrée contre les Phokiens (355 av. J.-C.).

[37] Cicéron, De Invent., II, 23. La description de Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom., IV, 25) dépasse encore plus la réalité.

Au sujet des fêtes communes et des amphictyonies du monde hellénique en général, v. Wachsmuth, Hellenische Alterthumskunde, vol. 1, sect. 22, 24, 25 ; et C.-F. Hermann, Lerbuch der Griech. Staatsalterthümer, sect. 11-13.

[38] Plutarque, Sympos, VII, 5, 1.

[39] Dans cette phase reculée de la fête pythienne, on dit qu’elle a été célébrée tous les huit ans, marquant ce que nous appellerions une octaetêris, et que les anciens Grecs nommaient fuie ennaêteris (Censorinus, De Die Natali, c. 18). Cette période est d’une grande importance relativement au principe du calendrier grec ; car 99 mois lunaires coïncident, à très peu de chose près, avec 8 années solaires. Censorinus attribue la découverte de cette coïncidence à Kleostratos de Ténédos, dont on ne connaît pas directement l’époque ; il doit être antérieur h peton, qui découvrit le cycle de dix-neuf années solaires, ruais non pas de beaucoup, h ce que j’imagine. Malgré l’autorité d’Ideler, il ne me semble pas prouvé, et je ne puis non plus croire que cette période de huit années avec sa coïncidence solaire et lunaire fût connue des Grecs dans les temps les plus reculés de leur antiquité mythique, ni avant l’an 600 avant J.-C. V. Ideler, Handbuch der Chronologie, vol. I, p. 366 ; vol. II, p. 607. Aucune preuve ne démontre l’antiquité de l’usage qu’avaient les Eleiens de célébrer les jeux Olympiques alternativement après la quarante-neuvième et le cinquantième mois lunaire, bien qu’il soit attesté polir une époque postérieure par le Scholiaste de Pindare. Le fait du retour, d’anciennes fêtés tous les huit ans ne fait pas connaître les propriétés de la période de l’octaetêris ou de l’ennaêteris : il ne me parait pas non plus que les détails de la δαφνηφορία bœôtienne, décrits dans Proclus ap. Photium, sect. 239, soient très anciens. Sur l’ancienne octaetêris mythique, v. O. Müller, Orchomenos, p. 218 sqq., et Krause, Die Pythien, Nemeen und Isthmien, sect. 4, p. 22.

[40] V. l’argument en faveur de la divination mis par Cicéron dans la bouche de son frère Quintus, De Divin., liv. I, Chrysippe et les plus habiles philosophes stoïciens exposent une théorie plausible démontrant à priori la probabilité d’avertissements prophétiques tirés de l’existence et des attributs des dieux : si vous niez absolument qu’il se présente de tels avertissements, si essentiels au bonheur de l’homme, vous devez nier ou l’existence, ou la prescience, ou la bonté des dieux (c. 38). Ensuite la véracité de l’oracle de Delphes a été démontrée par d’innombrables exemples, dont Chrysippe a fait une abondante collection ; et par quelle autre supposition pourrait s’expliquer l’immense crédit de l’oracle (c. 19) ? Collegit innumerabilia oracula Chrysippus, et nullum sine locuplete teste et auctore ; quæ, quia nota tibi sunt, relinquo. Defendo unum hoc : nunquam illud oraculum Delphis tam celebre clarumque fuisset, neque tantis donis refertum omnium populorum et regam, nisi omnis ætas oraculoram illorum veritatem esset experta... Maneat id, quod negari non potest, nisi omnem historiam perverterimus, multis sæculis verax fuisse id oraculum. Cicéron reconnaît qu’il inspirait moins de confiance de son temps, et il essaie d’expliquer ce déclin du pouvoir prophétique ; cf. Plutarque, de Defect. Oracul.

[41] Xénophon, Anabase, VII, 8, 20 ; Helléniques, III, 2, 22. — Cf. Iliade, VII, 450.

[42] Callimaque, Hymn. Apoll., 55, avec une note de Spanheim ; Cicéron, de Divinat, I, 1.

[43] V. ce point éclairci d’une manière frappante par Platon, République, V, p. 470-471 (c. 16), et Isocrate, Panégyrique, p. 102.

[44] Relativement à l’Arkadienne Kynætha, v. les remarquables observations de Polybe, IV, 17-23.

[45] V. vol. I, ch. 6 de cette histoire.

[46] Pour les exemples et les preuves de ces usages, v. Hérodote, II, 162 ; l’amputation du nez et des oreilles de Patarbêmis par ordre d’Apriès, roi d’Égypte, (Xénophon, Anabase, I, 9-13). Il y avait un nombre considérable d’hommes privés des mains, des pieds ou de la vue, dans la satrapie de Cyrus le Jeune, qui avait infligé toutes ces punitions sévères pour prévenir le crime. — Il ne permettait pas à des criminels (dit Xénophon) de se moquer de lui. L’έxτομή fut continuée à Sardes (Hérodote, III, 49) — 500 παϊδες έxτόμιαι formaient une portion du tribut annuel payé par les Babyloniens à la cour de Suse (Hérodote, III, 92). Les Thraces vendaient dés enfants pour l’exportation (Hérodote, V, 6) ; il y a quelques traces de cet usage à Athènes avant la législation de Solon (Plutarque, Solon, 23), usage probablement né de la cruelle disposition de la loi réglant les rapports entre le débiteur et le créancier. Pour le sacrifice d’enfants offert à Kronos par les Carthaginois, dans les temps critiques (selon les paroles d’Ennius : Pœni soliti suos sacrificare puellos) ; V. Diodore, XX, 14 ; XIII, 86. Porphyre, de Abstinent., II, 56 ; la coutume est expliquée avec détails dans l’ouvrage de Movers, Die Religion der Phoenizier, p. 293-304.

Arrien blâme Alexandre d’avoir fait couper le nez et les oreilles au satrape Bêssus, en disant que c’était un acte complètement barbare (i. e. non Hellénique), Exp. Al., IV 7,-6). Sur le σεβασμός θεοπρεπής περί τόν βασιλέα en Asie, v. Strabon, XI, p. 526.

[47] Thucydide, I, 6 ; Hérodote, I, 10.

[48] Aristote, Politique, III, 6, 12. Il n’est pas nécessaire de rappeler les nombreuses inscriptions qui confèrent à quelque individu qui n’est pas homme libre le droit de έπιγαμία et de έγxτησις.

[49] Skylax, Périple, c. 28-33 ; Thucydide, II, 80. V. Dion Chrysostome, Or., XLVIII, p. 225, vol. II, éd. Reisk.

[50] Strabon, VIII, p. 337, 342, 386. Pausanias, VIII, 45, 1 ; Plutarque, Quæst. Græc., c. 17-37.

[51] Pausanias, VIII, 27, 2-5 ; Diodore, XV, 72 ; cf. Aristote, Politique, II, 1, 5.

On voit dans Xénophon, Helléniques, V, 2, 6-8, la description de la διοίxισις de Mantineia ; c’est un exemple patent de sa tendance philo-laconienne. Nous voyons par le cas des Phokiens, après la Guerre Sacrée (Diodore, XVI, 60 ; Pausanias, X, 3, 2), combien cette διοίxισις était un dur châtiment, cf. aussi l’instructif discours du député Akauthien Kleigenês à Sparte, quand il invoquait l’intervention des Lacédæmoniens à l’effet de détruire dans ses débuts une fédération ou réunion de villes en un agrégat politique commun, qui se formait autour d’Olynthos (Xénophon, Helléniques, V, 2 ; II, 2). La conduite sage et admirable d’Olynthos et la résistance des cités environnantes plus petites, refusant de s’absorber dans cette union, sont exposées avec force, ainsi que l’intérêt qu’avait Sparte de tenir toutes les villes grecques désunies. Cf. la description du traitement infligé a Capua par les Romains (Tite-Live, XXVI, 16).

[52] Thucydide, I, 5 ; III, 94. Xénophon, Helléniques, IV, 6, 5.

[53] Pausanias, X, 4, 1 ; ses remarques sur la πόλις phokienne de Panopeus indiquent ce qu’il comprenait dans l’idée d’une πόλις.

Les μιxρά πολίσματα des Pélasges dans la péninsule du mont Athos (Thucydide, IV, 109) semblent avoir tenu le milieu entre des villages et des cités ; quand les Phokiens, après la Guerre Sacrée, furent privés de leurs villes et réduits à. habiter des villages par la décision des Amphiktyons, l’ordre fut qu’aucun village ne contiendrait plus de cinquante maisons, et qu’il y aurait plus d’un furlong (200 mètres) de distance entre un village et un autre (Diodore, XV, 60).

[54] Aristote, Politique, I, 1, 8. Cf. aussi III, 6, 14 ; et Platon, Leg., VIII, p. 848.

[55] Thucydide, I, 10.

[56] Xénophon, Helléniques, III, 2, 31.

[57] Larcher, Chronologie d’Hérodote, ch. 8, p. 215, 274 ; Raoul Rochette, Histoire des Colonies grecques, liv. I, ch. 5 ; Niebuhr, Roemische Geschichte, vol. I, p. 26-64, 2e éd. (la section intitulée Die Œnotrer und Pelasger) ; O. Müller, Die Etrusker, vol. I (Einleitung, ch. 2, p. 75-100) ; Dr Thirlwall, History of Greece, vol. I, xh. 2, p. 36-64. On peut trouver les opinions contraires de Kruse et de Mannert dans Kruse, Hellas, vol. I, p. 398-425 ; Mannert, Geographie der Griechen und Roemer, part. VIII, introd. p. 4, sqq.

Niebuhr réunit toutes les traces mythiques et généalogiques, vagues et équivoques au plus haut degré pour la plupart, de l’existence des Pélasges dans diverses localités ; puis, résumant leur effet total, il affirme (non pas comme une hypothèse, mais avec une pleine conviction historique, p. 54) qu’il y eut un temps où les Pélasges, peut-être le peuple le plus étendu dans toute l’Europe, étaient répandus depuis le Pô et l’Arno jusqu’au Rhyndakus (près de Kyzikos), avec une seule interruption en Thrace. Ce qui est peut-être le plus remarquable de tout, c’est le contraste entre son sentiment de dégoût, de désespoir et d’aversion pour le sujet, quand il commence les recherches (le nom de Pélasges, dit-il, est odieux à l’historien, qui hait la fausse philologie d’où naissent les prétextes de connaissance au sujet de ce peuple éteint, p. 28), et la confiance et la satisfaction complètes avec lesquelles il les termine.

[58] Hérodote, II, 23.

[59] Il semble qu’il y a toute raison pour croire que Krêstôn est la leçon véritable dans Hérodote, et non Krotôn, comme la présente Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom., I, 26), malgré l’autorité de Niebuhr, qui soutient la dernière.

[60] Thucydide, IV, 109. Cf. les nouveaux Fragments de Strabon, liv. VII, édités d’après le MS. du Vatican par Kramer, et depuis par Tafel (Tübingen, 1844), sect. 34, p. 26.

[61] Hérodote, I, 57.

[62] Athenæ, VI, p. 271.

[63] Hérodote, I, 57. Quelle langue parlaient alors les Pélasges, c’est un article sur lequel je ne puis rien affirmer. S’il est permis de fonder des conjectures sur quelques restes de ces Pélasges, qui existent encore aujourd’hui à Crestone au-dessus des Tyrrhéniens, et qui jadis, voisins des Doriens d’aujourd’hui, habitaient la terre appelée maintenant Thessaliotide ; si à ces Pélasges on ajoute ceux qui ont fondé Placie et Scylacé sur l’Hellespont, et qui ont demeuré autrefois avec les Athéniens, et les habitants d’autres villes pélasgiques dont le nom s’est changé ; il résulte de ces conjectures, si l’on peut s’en autoriser, que les Pélasges parlaient une langue barbare. Or, si tel était l’idiome de toute la nation, il s’ensuit que les Athéniens, Pélasges d’origine, oublièrent leur langue en devenant Hellènes, et qu’ils apprirent celle de ce dernier peuple ; car le langage des Crestoniates et des Placiens, qui est le même, n’a rien de commun avec celui d’aucuns de leurs voisins : preuve évidente que ces deux peuplades de Pélasges conservent encore de nos jours l’idiome qu’elles portèrent dans ces pays en venant s’y établir.

Dans le chapitre suivant, Hérodote appelle encore la nation des Pélasges βάρβαρον. — Relativement à cette langue qu’Hérodote entendit à Krêstôn et à Plakia, le Dr Thirlwall fait observer (ch. 2, p. 60) : Hérodote nous donne cette langue comme barbare, et c’est sur ce fait qu’il fonde sa conclusion générale quant à l’ancien idiome pélasgique. Mais il n’est pas entré dans des détails qui auraient pu servir à préciser de quelle manière et à quel degré cet idiome différait de la langue grecque. Toutefois les termes dont il se sert auraient paru impliquer que cet idiome était essentiellement étranger, s’il n’avait pas employé des expressions aussi fortes dans un autre passage, où il est impossible d’attribuer à ses mots une signification semblable. Quand il énumère les dialectes dominant chez les Grecs ioniens, il fait observer que les cités ioniennes en Lydia ne s’accordent pas du tout pour leur idiome avec celles de la Karia ; et il applique à ces dialectes précisément le même terme, dont il s’était servi auparavant en parlant des restes de la langue pélasgique. Ce passage nous donne un moyen de mesurer la force du mot barbare dans le premier. On ne peut sans danger en induire qu’une seule chose, lest que la langue pélasgique qu’Hérodote entendit dans l’Hellespont, et ailleurs, lui partit un jargon étrange ; comme le dialecte d’Ephesos l’était pour un Milésien, et comme celui de Bologne l’est pour un Florentin. Ce fait laisse complètement incertaines et sa nature réelle et sa relation vis-à-vis de la langue grecque ; et nous sommes d’autant moins autorisés à le prendre pour base, que l’histoire des établissements pélasgiques est extrêmement obscure, et que les traditions qu’Hérodote rapporte sur ce sujet n’ont nullement une valeur égale aux renseignements qu’il donne d’après son observation personnelle (Thirlwall, Hist. of Greece, ch. 2, p. 60, 2e éd.). — Dans le renseignement fourni par Hérodote (auquel le Dr Thirlwall s’en réfère) au sujet de l’idiome parlé dans les cités grecques de l’Iônia, l’historien avait dit (I, 142) : Ces Ioniens n’ont pas le même dialecte ; leurs mots ont quatre sortes de terminaisons. Milet est la première de leurs villes du côté du midi, et ensuite Myonte et Priène : elles sont en Carie, et leur langage est le même. Éphèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomènes, Phocée, sont en Lydie. Elles parlent entre elles une même langue, mais qui ne s’accorde en aucune manière avec celle des villes que je viens de nommer. Il y a encore trois autres villes ioniennes, dont deux sont dans les îles de Samos et de Chios ; et la troisième, qu’on appelle Érythres, est en terre ferme. Le langage de ceux de Chios et d’Érythres est le même ; mais les Samiens ont eux seuls une langue particulière. Tels sont les quatre idiomes qui caractérisent l’ionien. — Les mots χαραxτήρ γλώσσης (mode distinctif de langage) sont communs à ces deux passages, mais on doit mesurer leur signification dans l’un et dans Vautre par rapport au sujet dont parle l’auteur aussi bien qu’aux mots qui les accompagnent, surtout au mot βάρβαρος dans le premier passage. Je ne puis croire non plus (avec le Dr Thirlwall) qu’il faille déterminer le sens de βάρβαρος eu égard aux deux autres mots : à mon agis, c’est le contraire qui est exact. βάρβαρος est un terme défini et non équivoque, mais χαραxτήρ γλώσσης varie selon la comparaison que nous nous trouvons faire dans le moulent, et son sens est déterminé ici par sa réunion avec βάρβαρος. — Quand Hérodote parlait des douze cités ioniennes en Asie, il pouvait proprement signaler les différences de langage parmi elles comme autant de χαραxτήρ γλώσσης différents ; les limites des différences étaient fixées par la connaissance qu’avaient ses auditeurs des personnes dont il parlait, Ies Ioniens étant tous notoirement Hellènes. Ainsi un auteur décrivant l’Italie pourrait dire que les Bolonais, les Romains, les Napolitains, les Génois, etc., ont différents χαραxτήρ γλώσσης, étant compris que la différence est telle qu’elle pourrait subsister parmi des personnes toutes italiennes. — Mais il y a aussi un χαραxτήρ γλώσσης du grec en général (abstraction faite de ses différents dialectes et de ses diversités) en tant que comparé au persan, au phénicien ou au latin, et de l’italien en général comparé à Lallemand ou à l’anglais. C’est cette comparaison que fait Hérodote quand il décrit le langage parlé par le peuple de Krêstôn et de Plakia, et qu’il marque par le mot βάρβαρον opposé à Έλληνιxός : c’est eu égard à cette comparaison qu’il faut expliquer ce χαραxτήρ γλώσσης dans le cinquante-septième chapitre. Le mot βάρβαρος est l’antithèse usuelle et reconnue de Έλλην ou Έλληνιxός. — Ce qui n’est pas le moins remarquable dans le renseignement d’Hérodote, c’est que l’idiome parlé à Krêstôn et à Plakia était le même, bien que les villes fussent si éloignées l’une de l’autre. Cette identité seule montre qu’il entendait parler d’une langue indépendante et non d’un jargon étrange. Je regarde donc comme certain qu’Hérodote déclare que les Pélasges de son temps parlent une langue indépendante différente du grec ; mais quant à la question de savoir si elle en différait dans une mesure plus ou moins grande (e. g. dans la mesure du latin ou du phénicien), nous n’avons aucun moyen de la résoudre.

[64] Aristote, Meteorol., I, 14.

[65] Homère, Iliade, XVI, 235 ; Hésiode, Fragm. 149, éd. Marktscheffel ; Sophocle, Trachin., 1174 ; Strabon, VII, p. 328.

[66] Stephan. Byz., v. Γραιxός.

Le mot Γραΐxες, dans Alkman, signifiant les mères des Hellênes, peut bien n’être qu’une variété dialectique de γράες, analogue xλάξ et à όρνιξ, pour xλείς, όρνις, etc. (Ahrens, de Dialecto Dorieâ, sect. II, p. 91 ; et sect. 31, p. 242), peut être décliné comme γυναϊxες. — Le terme employé par Sophocle, si nous pouvons en croire Photius, n’était pas Γραιxός, mais, ̔Ραιxός (Photius, p. 480, 15 ; Dindorf, Fragm. Soph., 933 ; cf. 455). Eustathe (p. 890) semble indécis entre les deux.