HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE VI — ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ ET DES MŒURS TEL QU’IL EST PRÉSENTÉ DANS LA LÉGENDE GRECQUE (suite)

 

 

Ces sentiments de dévouement réciproque entre parents et compagnons d’armes, de généreuse hospitalité donnée à l’étranger, d’aide et de protection accordées au suppliant, forment les points lumineux dans cet âge de ténèbres. Nous les voyons dominer très généralement au milieu de communautés essentiellement grossières et barbares, chez les anciens Germains tels que les décrit Tacite, chez les Druses du Liban[1], dans les tribus arabes du désert et même chez les Indiens de l’Amérique du Nord.

Ce sont là les manifestations instinctives de sociabilité humaine ; elles existent d’abord seules, et pour cette raison elles paraissent posséder une plus grande force tutélaire qu’il ne leur en appartient réellement ; elles sont bienfaisantes, il est vrai, à un haut degré, eu égard à leur propre époque particulière, mais elles ne sont qu’une compensation très imparfaite à l’impuissance du magistrat et à l’absence d’une sympathie ou d’un sentiment d’Obligation réciproque régnant partout d’homme à homme. Leur importance s’apprécie surtout si on compare la société homérique avec celle se barbares tels que les Thraces, qui tatouaient leur corps, signe à leurs yeux d’un noble lignage, vendaient leurs enfants pour être exportés comme esclaves, considéraient le pillage non seulement comme une occupation admissible parmi d’autres, mais comme le seul genre de vie honorable, l’agriculture étant tenue pour méprisable, et surtout se plaisaient à verser le sang, ce qui était pour eux une volupté. Tels étaient les Thraces du temps d’Hérodote et de Thucydide ; et la société homérique forme un terme moyen entre ce que ces deux historiens voyaient encore en Thrace et ce dont ils étaient témoins parmi leurs propres compatriote civilisés[2].

Toutefois, lorsque chez les hommes homériques nous allons au delà de l’influence de ces liens privés mentionnés plus haut, à peine trouvons nous l’action de quelque autre force propre à produire un effet moral. Les actes et les aventures célébrés impliquent une communauté où ni la protection ni les entraves de la loi lie se font sentir d’une manière pratique, et où la férocité, la rapine et les tendances agressives en général ne semblent retenues par le contrepoids d’aucun scrupule intérieur. L’homicide, en particulier, se présente fréquemment ; il résulte parfois d’une violence ouverte, parfois de la fraude ; l’expatriation pour homicide est un des actes qui reviennent le plus constamment dans les poèmes homériques ; et des brutalités sauvages sont attribuées souvent, même à des héros admirés d’ailleurs, avec une indifférence apparente. Achille sacrifie douze prisonniers troyens sur la tombe de Patroklos, tandis que son fils Neoptolemos non seulement égorge le vieux Priam, mais encore saisit par la jambe le jeune Astyanax (fils d’Hectôr, la victime de son père) et le précipite du haut de l’une des tours élevées de Troie[3]. En outre, la célébrité d’Autolykos, le grand-père maternel d’Odysseus, dans la carrière du brigandage et du parjure en grand, et la richesse qu’elle lui servit à acquérir, sont dépeintes avec la même admiration naïve que la sagesse de Nestôr ou la force d’Ajax[4]. Achille, Menelaos, Odysseus pillent en personne toutes les fois qu’ils peuvent en trouver l’occasion, et ils emploient également la force et la ruse pour surmonter la résistance[5]. Le métier de pirate est reconnu comme honorable, de sorte que quand un hôte demande à celui qu’il reçoit quel est le but de son voyage, il énumère les richesses que peut procurer la piraterie exercée sur mer indistinctement comme un des projets qui peuvent naturellement entrer dans sa pensée[6]. L’enlèvement du bétail et les expéditions entreprises sans provocation pour faire des ravages ou user de représailles, entre tribus voisines, paraissent des événements ordinaires[7], et l’inviolabilité reconnue des hérauts semble la seule preuve d’un sentiment d’obligation établi d’une communauté à l’autre. Taudis que la maison et les biens d’Odysseus, pendant sa longue absence, ne jouissent d’aucune protection publique[8], ces chefs sans principes, qui dévorent son avoir, trouvent plutôt de la sympathie que de la désapprobation parmi le peuple d’Ithakê. En règle générale, celui qui ne peut se protéger lui-même ne trouve pas de protection auprès de la société ; ses propres parents et ses compagnons immédiats sont les seuls dont il peut attendre appui avec confiance. Et sous ce rapport, la description donnée par Hésiode rend le tableau encore pire. C’est quand il dénonce énergiquement le cinquième âge, que le poète déplore non seulement l’absence de toute justice sociale et de tout sentiment d’obligation chez ses contemporains, mais encore le relâchement des liens de famille et d’hospitalité[9]. Il y a des marques d’exagération plaintive dans le poème les Travaux et les Jours ; cependant l’auteur déclare qu’il décrit l’état de choses qui l’entoure tel qu’il est, et les traits de son tableau, même aussi adoucis que possible, paraîtront encore sombres et affreux. Toutefois il est à remarquer qu’il contemple un état de paix, formant ainsi contraste avec les poèmes homériques. Son abondant catalogue de maux sociaux mentionne à peine le danger d’être ravagé par un ennemi étranger, et il ne compte pas non plus les chances d’une agression faite en vue de pillage comme une source de profit. Il y a deux veines spéciales d’un estimable sentiment au sujet desquelles il peut être intéressant de comparer la Grèce héroïque et la Grèce historique, et qui montrent la dernière en progrès sur la première autant pour les affections que pour l’intelligence.

La loi d’Athènes était particulièrement vigilante et prévoyante à l’égard et de la personne et des biens des orphelins mineurs ; mais le tableau présenté dans l’Iliade de l’abandon complet et sans espoir de l’enfant orphelin, dépouillé de l’héritage paternel et délaissé par tous les amis de son père, qu’il supplie avec instance et qui tous le repoussent durement, est un des morceaux les plus pathétiques de tout le poème[10]. De plus, relativement à la manière de traiter le cadavre d’un ennemi, nous trouvons tous les chefs grecs (pour ne pas parler de la conduite d’Achille lui-même) qui viennent percer de leurs lances le cadavre d’Hectôr, tandis que quelques-uns d’entre eux vont même jusqu’à adresser à ce cadavre des insultes révoltantes. Nous pouvons ajouter, d’après les épopées perdues, la mutilation des cadavres de Pâris et de Deiphobos opérée par Menelaos lui-même[11]. Mais, à l’époque de l’invasion des Perses, il était regardé comme indigne d’un Grec doué d’un esprit droit de maltraiter de quelque façon que ce fût le corps d’un ennemi, même quand un tel acte pouvait sembler justifié par l’excuse des représailles. Après la bataille de Platée, on proposa au roi spartiate Pausanias de venger sur le cadavre de, Mardonius les insultes dont Xerxês avait accablé celui de Léonidas aux Thermopyles. Il repousse le conseil avec indignation, non sans adresser à celui qui le lui donne une sévère réprimande, ou plutôt une menace à demi contenue ; et le sentiment d’Hérodote lui-même est sincèrement d’accord avec lui[12].

La manière différente de traiter l’homicide présente une troisième preuve, peut-être plus frappante encore, du changement opéré dans les sentiments et dans les moeurs des Grecs pendant les trois siècles qui précèdent l’invasion des Perses. Ce que le meurtrier, dans les temps homériques, avait à craindre, c’était, non pas une poursuite et une punition publiques, mais la vengeance personnelle des parents et des amis du mort, qui étaient poussés à venger le crime par les raisons les plus fortes de l’honneur et du devoir, et qui étaient considérés par le public comme ayant un privilège spécial pour le faire[13]. Pour échapper à ce danger, il est obligé de fuir le pays, à moins qu’il lie puisse déterminer les parents irrités à accepter un payement considérable (nous ne devons pas parler d’argent monnayé à l’époque d’Homère) comme satisfaction pour le meurtre. Ils peuvent, s’il leur plait, décliner l’offre, et persister dans leur droit de vengeance ; mais s’ils acceptent, ils sont obligés de ne plus inquiéter l’offenseur, qui, en conséquence, reste chez lui sans avoir à craindre d’autres suites. Les chefs de l’agora ne semblent intervenir que pour assurer le payement de la somme stipulée.

Ici nous reconnaissons une fois de plus l’attribut caractéristique de l’âge héroïque grec, la toute-puissance de la force particulière tempérée et guidée par les sympathies de famille, et la nullité pratique de ce souverain collectif appelé plus tard la cité, qui dans la Grèce historique devient la source centrale et suprême, de l’obligation, mais, qui ne parait encore qu’à l’arrière-plan, comme un germe de promesse pour l’avenir. Et la manière dont ce germe, dans le cas de l’homicide, se développa jusqu’à devenir une réalité puissante, offre un champ intéressant de comparaison avec d’autres nations.

En effet, on a remarqué chez beaucoup de communautés grossières l’usage, indiqué ici, de permettre à la partie coupable d’homicide d’entrer, au moyen d’un payement considérable, en arrangement avec les parents du mort, et aussi de laisser à ces derniers le libre choix soit d’accepter un tel compromis, soit de poursuivre leur droit de vengeance personnelle ; et cet usage est particulièrement mémorable chez les anciennes tribus germaniques[14]. Les nombreux établissements teutoniques séparés qui s’élevèrent sur les ruines de l’empire romain à l’occident, adoptèrent comme base de leur législation le droit aussi bien que le devoir de vengeance particulière, pour une injure ou une insulte personnelle faite à un membre d’une famille, et le soin d’en détourner les effets au moyen d’une composition pécuniaire imposée à l’offenseur, surtout comme satisfaction accordée à la personne lésée, mais en partie aussi comme profit éventuel revenant au roi[15]. Cette idée fondamentale se développa avec des détails minutieux quant à l’évaluation de l’injure faite, clans laquelle une circonstance capitale était le rang, la condition et le pouvoir de l’individu offensé. Le législateur avait pour objet de préserver la société de querelles constantes, mais en même temps d’accorder une satisfaction assez complète pour que la personne injuriée consentit à renoncer à son droit reconnu de vengeance personnelle, vengeance qu’on peut voir dans tout son luxe dans plus d’un passage de l’Iliade, telle qu’elle se présentait à l’esprit d’un Grec homérique. Les codes germaniques commencent par essayer d’introduire l’acceptation d’une composition pécuniaire fixe comme coutume volontaire constante, et finissent par l’imposer comme une nécessité péremptoire ; l’idée de société est d’abord complètement subordonnée, et ce n’est qu’à pas lents que son influence passe d’un arbitrage amiable à un contrôle impératif.

La société homérique, quant à ce point capital dans lé progrès humain, est au niveau des tribus germaniques telles que les décrit Tacite. Mais la marche postérieure de la législation grecque prend une direction complètement différente de celle des codes germaniques. Le droit primitif et reconnu de vengeance privée (excepté quand elle était rachetée par un payement pécuniaire), au lieu d’en venir à une application pratique, est remplacé par des idées plus compréhensives d’un dommage public appelant une intervention publique, ou par des craintes religieuses au sujet de la colère posthume de la personne assassinée. Dans Athènes historique, le droit de vengeance privée fut réprouvé et écarté, déjà même dès la législation drakonienne, et il finit par être restreint à un petit nombre de cas extrêmes et spéciaux[16] ; tandis que le meurtrier en vint à être considéré d’abord comme ayant péché envers les dieux, puis comme avant profondément outragé la société, et ainsi comme ayant besoin d’une absolution et méritant à la fois un châtiment. Pour le premier de ces deux motifs, il est exclu de l’agora et de tous les lieux sacrés, aussi bien que des fonctions publiques, rhème pendant qu’il n’est pas encore jugé et qu’il n’est que soupçonné ; car, s’il n’en était pas ainsi, la colère des dieux se manifesterait par de mauvaises récoltes et d’autres calamités nationales. Pour le second motif, il est jugé par le conseil de l’Aréopage, et s’il est trouvé coupable, il est condamné à mort, ou peut-être à la perte de ses droits de citoyen et au bannissement[17]. L’idée d’un payement propitiatoire fait aux parents du mort a cesse, complètement d’être admise : c’est la protection de la société qui dicte, et c’est la force de la société qui inflige un degré de peine calculé en vue de détourner du crime dans l’avenir.

3. La société de la Grèce légendaire comprend, outre les chefs, la niasse générale des hommes libres (λαοί), parmi lesquels on remarque, sous des noms spéciaux, certains hommes exerçant des professions, tels que le charpentier, le forgeron, le mégissier, le médecin, le prophète, le barde et le pécheur[18]. Nous n’avons aucun moyen d’apprécier leur condition. Bien que des lots de terre arable fussent assignés à, des individus comme propriétés particulières, ayant des limites tout h la fois marquées avec soin et surveillées avec jalousie[19], cependant la partie la plus grande du sol était réservée au pâturage. Le bétail formait l’article principal de la subsistance d’un homme riche, le principal moyen de faire des payements, et était en même temps le motif ordinaire des querelles, le pain et la viande, en grande quantité, étant la nourriture constante de chacun[20]. Les domaines oies propriétaires étaient labourés, et leurs troupeaux gardés le plus souvent par des esclaves rachetés, mais, dans une certaine mesure, aussi par des hommes libres pauvres, appelés Thêtes, travaillant pour un salaire et pendant des temps déterminés. Les principaux esclaves, auxquels on confiait le soin de troupeaux considérables de boeufs, de porcs ou de chèvres, étaient nécessairement des hommes dignes de confiance, puisque leurs devoirs les éloignaient de la vue immédiate de leurs maîtres[21]. Ils avaient d’autres esclaves sous leurs ordres, et ils semblent avoir été bien traités : le profond et inébranlable attachement d’Eumæos le porcher et de Philœtios le bouvier, à la famille et aux intérêts d’Odysseus absent, est un des traits les plus intéressants de l’ancienne épopée. L’esclavage était un malheur auquel, dans ces temps où il régnait si peu de sécurité, chacun pouvait être exposé. Le chef qui dirigeait une expédition dont le but était le pillage, s’il réussissait, ramenait avec lui une nombreuse troupe d’esclaves, autant qu’il en pouvait prendre[22] ; s’il échouait, il devenait très probablement esclave lui-même : de sorte que souvent, par sa naissance, l’esclave était l’égal de son maître en dignité ; Eumæos était lui-même fils d’un chef, dans son enfance il avait été emporté par sa nourrice et vendu à Laërtês par des Phéniciens voleurs d’enfants. Un esclave de ce caractère, s’il se conduisait bien, pouvait souvent espérer être affranchi par son maître et placé clans une ferme indépendante[23].

En général, l’esclavage de la Grèce légendaire ne se présente pas comme existant sous une forme particulièrement dure, surtout si nous considérons que toutes les classes de la société étaient presque au même niveau sous le rapport (lu goût, du sentiment et de l’instruction[24]. Dans l’absence de sécurité légale ou d’une sanction sociale efficace, il est probable que la condition d’un esclave sous un maître passable peut avoir été aussi bonne que celle du thête libre. La classe d’esclaves dont le sort paraît avoir été le plus misérable était celle des femmes, plus nombreuses que les esclaves mâles, et accomplissant le travail principal dans l’intérieur de la maison. Non seulement il sembla qu’elles ont été traitées plus durement que les hommes, mais elles étaient chargées du labeur le plus pénible et le plus fatigant que réclamât l’établissement d’un chef grec : elles apportaient de l’eau puisée à la source et tournaient à la main les moulins de ménage où se moulait la grande quantité de farine consommée dans sa famille[25]. Cette tâche accablante était accomplie généralement par des femmes esclaves, dans la Grèce historique aussi bien que dans la Grèce légendaire[26]. Tisser et filer sont les occupations constantes des femmes, libres ou esclaves, de tout rang et de toute condition : tous les vêtements portés par les hommes comme par les femmes sont fabriqués à la maison, et Hélène aussi bien que Penelopê sont habiles et assidues à ce travail[27]. Les filles de Keleos, à Éleusis, vont au puits avec leurs seaux pour rapporter de l’eau, et Nausikaa, fille d’Alkinoos[28], partage avec ses femmes esclaves le soin de laver ses vêtements dans la rivière. Si nous sommes obligé de signaler la férocité et le peu de sécurité qui régnaient dans une société primitive, nous pouvons en même temps faire remarquer avec, plaisir la simplicité caractéristique de ses moeurs : Rébecca, Rachel et les filles de Jethro, dans l’antique récit mosaïque, aussi bien que l’épouse du chef macédonien indigène (chez lequel servit d’abord, en se retirant d’Argos, le Téménide Perdiccas, un des ancêtres de Philippe et d’Alexandre) faisant cure ses gâteaux sur le foyer[29], font sous ce rapport pendant aux peintures homériques.

Fous ne trouvons pas de particularités relativement aux hommes libres ordinaires en général, ni à ceux d’entre eux qui, sous le nom de thêtes, forment une classe particulière. Ces derniers, engagés pour des tâches spéciales, ou à la moisson ou dans d’autres saisons actives des travaux des champs, semblent avoir donné leur travail en échange de la nourriture et des vêtements ; on les mentionne comme étant sur la même ligne que les esclaves[30], et ils n’étaient pas probablement en général (comme on vient de le faire observer) dans une condition beaucoup meilleure. L’état d’un homme libre pauvre, dans ces temps, sans un lot de terre qui lui appartînt, passant d’une tâche temporaire à une autre tâche, et n’ayant ni famille puissante ni autorité sociale de qui il pût attendre protection, cet état, disons-nous, doit avoir été assez misérable. Quand Eumæos s’abandonnait à l’espoir d’être affranchi par ses maîtres, il pensait qu’en même temps ils lui donneraient une épouse, une maison et un lot de terre près d’eux[31] ; sans ces avantages accessoires, un simple affranchissement aurait bien pu ne pas être une amélioration dans sa condition. Achille représente l’état de thête au service d’un fermier très pauvre comme le plus dur des états de l’homme : un tel maître ne pourrait donner à son thête une aussi abondante nourriture, d’aussi bons souliers ni d’aussi bons vêtements que le riche chef Eurymachos, tandis qu’il exigerait un travail plus rude[32]. Les thêtes, trouvaient probablement de l’emploi chez ces petits propriétaires qui ne pouvaient avancer la somme nécessaire à l’achat d’esclaves, et étaient contents de pouvoir s’épargner la dépense de nourriture quand ils n’avaient pas besoin de bras : bien que nous puissions conclure que ceux de ces hommes libres pauvres qui étaient braves et forts préféraient accompagner quelque chef de pillards et vivre du produit de leur rapine[33]. Hésiode, si précis, donne à son fermier, dont les travaux sont exécutés surtout par des esclaves, le conseil d’employer et de conserver le thête pendant la saison d’été, mais de le renvoyer aussitôt que la moisson est complètement rentrée, et puis de prendre dans sa maison, pour l’hiver, une femme sans enfants, qui, naturellement, lui sera plus utile que le thête pour les occupations intérieures de cette saison[34].

Dans un état de société tel que celui que nous avons décrit, le commerce grec était nécessairement insignifiant et restreint. Les poèmes homériques indiquent ou une totale ignorance pu une idée très vague de tout ce qui est situé au delà des côtes de la Grèce et de l’Asie Mineure et des îles placées entre les deux pays ou qui les avoisinent. La Libye et l’Égypte sont supposées assez éloignées pour ne pouvoir être connues que de nom et par ouï dire : en effet, quand on fonda la ville de Kyrêllê, un siècle et demi après la première Olympiade, il fut difficile de trouver quelque part lin navigateur grec qui eût jamais visité la côte de Libye, ou qui fût en état de servir de guide aux colons[35]. La mention des Sikels[36] dans l’Odyssée nous amène à conclure que Korkyra, l’Italie et la Sicile n’étaient pas complètement inconnues au poète. Chez ceux des Grecs qui naviguaient, la connaissance de ce dernier pays impliquait celle des deux premiers, puisque le trajet habituel, même d’une trirème athénienne bien équipée, pendant la guerre du Péloponnèse, était, pour aller du Péloponnèse en Sicile, par Korkyra et le golfe de Tarente. Les Phokæens, longtemps après, furent les premiers Grecs qui explorèrent soit la mer Adriatique, soit la mer Tyrrhénienne[37]. Aucune connaissance du Pont-Euxin ne paraît dans Homère, qui, en règle générale, ne nous présente les noms de régions lointaines que rattachés à des accessoires romanesques ou monstrueux. Les Krêtois, et plus encore les Taphiens (que l’on suppose avoir occupé les îles occidentales à la hauteur de la côte de l’Akarnania), sont mentionnés comme d’habiles marins, et le Taphien Mentês déclare qu’il transporte du fer à Temesê, pour l’échanger contre du cuivre[38] ; mais les Taphiens, ainsi que les Krêtois, sont plutôt corsaires que marchands[39]. Le vif sentiment des dangers de la mer, exprimé par le poète Hésiode, et la structure imparfaite de l’ancien vaisseau grec, attestée par Thucydide (qui signale la date plus récente de l’amélioration apportée dans la construction des navires et établie de son temps), servent ensemble à démontrer le cercle étroit des entreprises nautiques de cette époque[40].

Tel était l’état des Grecs comme marchands, à une époque où Babylone, renfermant une population considérable et industrieuse, faisait un commerce étendu, et où les navires marchands phéniciens visitaient, d’un côté, la côte méridionale de l’Arabia, peut-être même l’île de Ceylan, et d’un autre côté, les îles Britanniques.

Le Phénicien, parent de l’ancien Juif, présente le type de caractère appartenant à ce dernier ; il a un esprit plus entreprenant et plus ingénieux, et il est moisis exclusif sous le rapport religieux ; cependant il diffère encore du caractère grec, il lui est même antipathique. Dans les poèmes homériques, il paraît ressembler en quelque sorte au juif du moyen âge, commerçant rusé, profitant de la violence et de la rapacité des autres ; il apportait des ornements, des parures, les produits les plus beaux et les plus brillants du tissage, de l’or, de l’argent, de l’électrum, de l’ivoire, de l’étain, etc. ; en échange il recevait les produits du sol, des peaux, de la laine et des esclaves, seules marchandises que même un chef grec de cette époque reculée avait à offrir ; il était prêt en même temps à faire un gain déshonnête, de quelque manière que le hasard pût le jeter sur sa route[41]. Toutefois c’est réellement un marchand ; il n’entreprend pas d’expéditions avec le dessein arrêté de surprendre et de piller un lieu, et sous ce rapport il se distingue du pirate tyrrhénien, krêtois ou taphien. L’étain, l’ivoire et l’électrum, toutes substances reconnues dans les poèmes homériques, étaient le fruit du commerce phénicien avec l’Occident aussi bien qu’avec l’Orient[42].

Thucydide nous dit que les Phéniciens et les Kariens, à une époque très reculée, occupaient un grand nombre des îles de la mer Ægée, et nous savons, par les restes étonnants de leurs travaux de mines qu’Hérodote lui-même vit à Thasos, à la hauteur de la côte de Thrace, que jadis ils avaient extrait de l’or des montagnes de cette île, dans un temps en effet très reculé, puisqu’ils doivent avoir abandonné leur travail avant l’établissement du poète Archiloque[43]. Cependant il n’y avait que peu d’îles de la mer Ægée qui fussent riches en tels produits précieux ; et il n’était pas non plus dans les habitudes des Phéniciens d’occuper des îles, excepté celles qui avoisinaient un continent avec lequel on pouvait faire du commerce. Le trafic de ces actifs marins ne demandait pas d’établissement permanent. Mais comme visiteurs venant par occasion ils étaient commodes, en ce qu’ils mettaient un chef grec à même de tirer profit de ses captifs, de se débarrasser d’esclaves ou de thêtes sans parents ni amis gênants et de se pourvoir des métaux tant précieux qu’utiles[44]. L’or, le cuivre et l’électrum étincellent dans les demeures d’Alkinoos et de Menelaos. Des quantités considérables de métal non encore employé ; or, cuivre et fer, sont accumulées dans le trésor d’Odysseus et dans celui d’autres chefs[45]. L’argent monnayé est inconnu à l’âge homérique, le commerce se faisant par échange. Quant à ce qui concerne aussi les métaux, il est bon de remarquer que les descriptions homériques supposent en général l’emploi du cuivre, et non celui du fer pour la fabrication des armes, tant offensives que défensives. Par quel procédé le cuivre était-il trempé et durci, de manière à servir à la guerre, c’est ce que nous ignorons[46] ; mais l’usage du fer pour ces objets appartient à une époque postérieure, bien que les Travaux et les Jours d’Hésiode supposent que ce changement avait déjà eu lieu[47].

La manière dont combattaient les héros homériques n’est pas moins différente de celle des hommes des temps historiques, que la matière dont leurs armes étaient faites. Dans la Grèce historique, les hoplites, ou infanterie pesamment armée, conservaient un ordre serré et un fi ont bien aligné, en chargeant l’ennemi avec leurs lances tendues en avant à égale distance, et en arrivant ainsi à se battre homme à homme sans rompre leurs rangs ; il y avait des troupes spéciales, archers, frondeurs, etc., ayant des armes de trait, mais l’hoplite n’avait pas d’arme à employer de cette manière. Ires héros de l’Iliade et de l’Odyssée, au contraire, font habituellement usage de la lance comme d’un trait qu’ils lancent avec une vigueur formidable ; chacun d’eux est monté sur son char, traîné par deux chevaux et calculé de manière à contenir le guerrier et son conducteur, dont un ami ou un compagnon consent quelquefois à tenir la place. Poussant son char à toute bride, en avant de ses propres soldats, il jette sa lance contre l’ennemi ; quelquefois, à la vérité, il combat à pied et corps à corps, mais le char est ordinairement tout près pour le recevoir s’il le veut, et pour assurer sa retraite. La masse des Grecs et des Troyens s’avançant pour charger, sans marcher régulièrement ni maintenir la ligne, attaque de la même manière en jetant les lances. Chaque chef porte habituellement une longue épée et un court poignard, outre ces deux lances destinées à être jetées en avant, la lance servant aussi, quand l’occasion est favorable, d’arme à porter un coup. Chaque homme est protégé par un bouclier, un casque, une cuirasse et des jambières ; mais l’armure des chefs est de beaucoup supérieure à celle des hommes ordinaires, tandis qu’ils sont eux-mêmes et plus forts et plus experts dans l’usage de leurs armes. Il y a un petit nombre d’archers, comme rare exception, mais l’équipement et la tactique en général sont conformes à cette description.

Cette manière de combattre sans ordre, immortalisée par l’Iliade, est familière à chacun ; et le contraste qu’elle présente avec ces lignes que rien ne fait plier, avec cette irrésistible charge simultanée, qui renversèrent la foule des Perses à Platée et à Kunaxa[48], peut jeter un grand jour sur la différence générale qui existe entre la Grèce héroïque et la Grèce historique. Tandis que dans la première un petit nombre de splendides figures se présentent avec un relief saillant, le reste n’étant simplement qu’une masse non organisée et impuissante ; dans la seconde, ces unités ont été combinées en un système où, à chaque homme, officier et soldat, sont assignés sa place et son devoir ; et la victoire, quand on la remporte, est l’oeuvre commune de tous. Il est vrai qu’une valeur individuelle supérieure est considérablement diminuée, pour ne pas dire totalement exclue ; personne ne peut faire plus que de conserver sa place clans les rangs[49]. Mais, d’autre part, le but important, offensif ou défensif, le seul pour lequel on a pris les armes, devient plus assuré et plus facile à atteindre, tandis que les combinaisons longtemps méditées du général sont rendues praticables pour la première fois, quand il a un corps discipliné prêt à lui obéir. En faisant le tableau de la société civile, nous avons à remarquer une transition semblable ; nous passons d’Hêraklês, de Thêseus, de Jasôn, d’Achille, à Solôn, à Pythagore et à Periklês, du pasteur de son peuple (pour employer les mots par lesquels Homère représente le bon côté du roi héroïque) au législateur qui introduit et à l’homme d’État qui soutient un système concerté d’avance, auquel les citoyens consentent de leur plein gré à se lier : Si un talent individuel supérieur ne peut pas se trouver toujours, l’impulsion donnée à la communauté entière est telle qu’elle peut continuer sa marche sous des chefs inférieurs, les droits aussi bien que les devoirs de chaque citoyen étant déterminés à l’avance dans l’ordre social, en vertu de principes plus ou moins sagement posés. Le contraste est semblable et la transition également remarquable, dans la peinture de la société civile comme dans celle de l’ordre militaire. Effectivement, l’organisation militaire des républiques grecques est un élément de la plus grande importance eu égard au rôle marquant qu’elles ont joué dans les affaires humaines, leur supériorité sur d’autres nations contemporaines n’étant guère moins frappante sous ce rapport qu’elle ne l’est sous beaucoup d’autres, comme nous aurons occasion de le voir dans une phase postérieure de cette histoire.

Même lorsque leur tactique fut le plus perfectionnée, les Grecs ne pouvaient faire que peu de chose contre une ville fermée de murailles. Les armes et la manière de combattre des temps héroïques étaient encore plus impuissantes pour une entreprise telle qu’un siège. Les fortifications sont un trait de l’époque qui mérite d’être examiné tout particulièrement. Il y eut un temps, nous dit-on, dans lequel les villes ou les villages grecs primitifs tiraient une sécurité précaire, non de leurs murs, mais seulement de positions élevées et de difficile accès. Ils n’étaient pas construits immédiatement sur le rivage ni tout près d’un lieu commode pour y débarquer, mais à quelque distance dans l’intérieur des terres, sur un roc ou sur une éminence dont on ne pouvait approcher sans être signalé, et que l’on ne pouvait escalader sans difficulté. On regardait comme suffisant, à cette époque, de se mettre en garde contre une surprise de la part de pirates ou de maraudeurs ; mais, à mesure que l’état de la société devint sûr, à mesure que les chances d’une attaque soudaine diminuèrent relativement et que l’industrie grandit, on échangea ces demeures peu agréables pour des positions plus commodes dans la plaine ou sur les pentes même placées au-dessus ; ou l’on enferma une partie de ces dernières dans des limites plus vastes et on les joignit à la fondation primitive, qui devint ainsi l’acropolis de la nouvelle cité. Thèbes, Athènes, Argos, etc., appartenaient à la dernière classe de villes ; mais il y avait dans beaucoup de parties de la Grèce des emplacements abandonnés sur des hauteurs, gardant encore, même dans les temps historiques, les traces d’une habitation antérieure, et quelques-uns portaient encore le nom des anciennes villes. Dans les parties montagneuses de la Krête, à Ægina et à Rhodes, dans des portions du mont Ida et du Parnasos, on pouvait apercevoir des restes semblables[50].

Probablement dans ces villages primitifs placés sur des hauteurs, une enceinte continue de murs n’était guère habituellement nécessitée comme moyen additionnel de défense, et était souvent rendue très difficile à établir, vu la nature raboteuse du terrain. Hais Thucydide représente les plus anciens Grecs, ceux qu’il regarde comme antérieurs à la guerre de Troie, comme vivant ainsi universellement dans des villages non fortifiés, surtout à cause de leur pauvreté, de leurs moeurs rudes et de leur complète insouciance du lendemain. Accablés et séparés les uns des autres par une crainte perpétuelle, ils n’avaient pas encore éprouvé le sentiment de demeures fixes ; ils ne voulaient même pas planter d’arbres fruitiers, dans l’incertitude olé ils étaient d’en récolter le produit, et ils étaient toujours prêts à déloger, parce qu’il n’y avait rien à gagner en restant, et qu’ils pouvaient avoir partout une maigre subsistance. Il les compare aux montagnards de l’Ætolia et de la Locris Ozolienne de son propre temps, qui habitaient dans leurs villages non fortifiés, sur des hauteurs, avec peu ou point de communications entre eux, toujours armés et combattant, et subsistant du produit (le leurs troupeaux et de leurs bois, vêtus de peaux non préparées, et mangeant de la chair crue[51].

Le tableau que fait Thucydide de ces temps très reculés et non constatés ne peut être pris que comme conjectural ; conjecture, il est vrai, d’un homme d’Etat et d’un philosophe, et comme généralisée aussi, en partie, d’après les nombreux exemples particuliers de luttes et d’expulsions de chefs qu’il trouvait dans les vieux poèmes légendaires. Les poèmes homériques, cependant, nous offrent un tableau différent. Ils reconnaissent des villes entourées de murs, des demeures fixes, de forts attachements locaux, dés propriétés foncières individuelles et héréditaires, des vignobles plantés et cultivés avec soin, des temples élevés aux dieux et de splendides palais pour les chefs[52]. La description de Thucydide appartient à une forme moins élevée de société, et offre plus d’analogie avec celle que le poète lui-même conçoit comme tombé en désuétude et barbare, avec les sauvages Cyclôpes, qui habitent les sommets de montagnes, clans des cavernes, sans labourage, sans culture de vigne ou de fruits, sans arts ni instruments, ou à l’établissement primitif de Dardanos, fils de Zeus, sur la cime élevée de l’Ida, tandis qu’il était réservé à ses descendants et à ses successeurs de fonder Ilion sacré dans la plaine[53]. Ilion ou Troie représente la société homérique clans sa perfection. C’est un lieu consacré, contenant clés temples en l’honneur des dieux, aussi bien que le palais de Priam, et entouré de murs, oeuvre de mains divines ; tandis que la forme antérieure de société grossière, à laquelle le poète fait une courte allusion, est le pendant de celle que la théorie de Thucydide attribue à ses propres ancêtres demi-barbares clés temps anciens.

Les villes entourées de murs servent ainsi, entre autres preuves à démontrer qu’une partie considérable de la population de la Grince avait, même à l’époque homérique, atteint un niveau plus élevé que celle des -Etoliens et des Lokriens contemporains de Thucydide. Les restes de Mykênæ et de Tiryns font voir le style massif et cyclopéen de l’architecture employée clans ces temps reculés ; mais nous pouvons faire observer que, tandis que des observateurs modernes semblent incliner à considérer les restes de la première de ces villes comme très imposants et comme indiquant une grande famille princière, Thucydide, au contraire, en parle comme d’un petit endroit, et s’efforce d’échapper à l’induction qu’on pourrait tirer de ses proportions insignifiantes pour réfuter la grandeur d’Agamemnôn[54]. Ces fortifications procuraient un moyen de défense incomparablement supérieur à ceux d’attaque. En effet, même clans la Grèce historique et après l’invention d’engins propres à battre en brèche, on ne pouvait prendre aucune ville, si ce n’est par surprise ou par blocus, ou en ruinant le pays à l’entour et en privant ainsi les habitants de leurs moyens de subsistance. Et dans les deux grands sièges de l’époque légendaire, ceux de Troie et de Thèbes, la première fut prise grâce au stratagème du cheval de bois, tandis que la seconde fut évacuée par ses habitants, qu’avertirent les dieux, après leur défaite sur le champ de bataille.

Cette supériorité marquée des moyens de défense sur ceux d’attaque, dans ces temps grossiers, a été une des grandes causes qui ont favorisé à la fois le développement de la vie civique et la marche générale de l’amélioration humaine. Elle a permis aux portions progressives de l’humanité, non seulement de protéger ce qu’elles avaient acquis contre les instincts de pillage des portions plus grossières et plus pauvres, et de surmonter les difficultés d’une organisation naissante, mais encore, en dernier lieu, lorsque leur organisation a été mûrie, d’obtenir à la fois la prédominance, et de la maintenir jusqu’à ce que leurs propres habitudes de discipline eussent passé en partie à leurs ennemis. La vérité importante que flous présentons ici est expliquée non moins par l’histoire de l’ancienne Grèce que par celle de l’Europe moderne pendant le moyen âge. Le chef homérique, combinant un rang supérieur avec une force supérieure, et prêt à piller en toute occasion favorable, ressemble beaucoup au baron féodal du moyen âge ; mais les circonstances l’absorbent plus facilement dans la vie d’une cité, et transforment le potentat indépendant en membre d’une aristocratie dominante[55]. Le trafic par mer continua à être entouré de dangers de la part des pirates, longtemps après qu’il était devenu assez sûr par terre ; les sentiers humides, ont toujours été le dernier recours de l’illégalité et de la violence, et la mer Ægée, en particulier, a de tout temps souffert de cette calamité plus que d’antres mers.

Des agressions telles que nous venons de les décrire étaient naturellement fréquentes surtout à ces époques reculées où la mer Ægée n’était pas encore une mer hellénique, et où un grand nombre des Cyclades étaient occupées non par des grecs, mais par des Kariens, peut-être par des Phéniciens : le nombre des sépulcres kariens découverts dans l’île sacrée de Dêlos semble attester cette occupation comme étant un fait historique[56]. Selon le récit légendaire adopté et par Hérodote et par Thucydide, ce fut le Krêtois Minôs qui soumit ces îles et y établit ses fils pour les gouverner, soit en chassant les Kariens, soit en les réduisant à la servitude et en les soumettant à un tribut[57]. Thucydide suppose qu’il doit naturellement avoir réprimé la piraterie, pour assurer la rentrée de son tribut, comme le firent les ‘Athéniens pendant le temps de leur hégémonie[58].

J’ai déjà parlé ailleurs de la thalassocratie légendaire de Minôs[59] : il suffit ici de répéter que dans les poèmes homériques (de beaucoup postérieurs à Min6s dans la chronologie courante) nous trouvons la piraterie à la fois usitée et tenue en honneur et en estime, comme Thucydide lui-même nous le dit expressément, en faisant remarquer de plus que les vaisseaux de ces anciens temps n’avaient qu’un pont coupé, qu’ils étaient construits et équipés d’après la façon des pirates[60] ; genre que les marins de son époque regardaient avec dédain. Une architecture navale améliorée et développée, et la trirème, ou vaisseau à trois rangs de rames, employée communément pour un but de guerre pendant l’invasion des Perses, ne commencèrent qu’avec les progrès de l’habileté, de l’activité et de l’importance des Corinthiens, trois quarts de siècle après la première Olympiade[61]. Corinthe, même dans les poèmes homériques, est distinguée par l’épithète d’opulente, qu’elle dut principalement à sa situation remarquable sur l’isthme et à ses deux ports de Lechæon et de Kenchreæ, l’un sur le golfe de Corinthe, l’autre sur le golfe Sarônique. Elle établissait ainsi un lien commode entre l’Epiros et l’Italie d’un côté, et la mer Ægée de l’autre, sans soumettre le navigateur inhabile et timide de ces temps à la nécessité de faire le tour du Péloponnèse.

L’extension du trafic et de la navigation des Grecs est prouvée par une comparaison des poèmes homériques avec les poèmes hésiodiques, sous le rapport de la connaissance des lieux et des pays (les derniers poèmes pouvant être probablement placés entre 740 et 640 av. J.-C.). On voit qu’Homère connaît (l’exactitude d’une telle connaissance étant toutefois exagérée par Strabon et par d’autres critiques bienveillants) la Grèce continentale et les îles qui l’avoisinent, la Krête et les principales îles de la mer Ægée, la Thrace, la Troade, l’Hellespont et l’Asie Mineure, entre la Paphlagonia au nord et la Lykia au sud. Les Sikels sont mentionnés dans l’Odyssée, et la Sikanie l’est dans le dernier livre de ce poème ; mais il n’est riels dit qui prouve une connaissance de l’Italie ou des réalités du monde occidental La Libye, l’Égypte et la Phénicie sont connues de nom et sur un vague ouï-dire ; mais le Nil n’est mentionné que comme le fleuve Égypte, tandis que le Pont-Euxin n’est pas signalé du tout[62]. Dans les poèmes hésiodiques, d’autre part, le Nil, l’Istros, le Phasis et l’Eridanos sont tous spécifiés par leur nom[63] ; le mont Ætna et l’île d’Ortygia près de Syracuse, les Tyrrhéniens et les Liguriens à l’ouest, et les Scythes au nord, étaient aussi mentionnés[64]. En effet, dans un espace de quarante ans après la première Olympiade, les villes de Korkyra et de Syracuse furent fondées par Corinthe, premier degré d’une nombreuse et puissante série de colonies destinées à donner un nouveau caractère tant au midi de l’Italie qu’à la Sicile.

Quant à l’astronomie et à la physique du Grec homérique, nous avons déjà fait remarquer qu’il rattachait ensemble les phénomènes sensibles formant le sujet de ces sciences, au moyen de liens que lui fournissait son imagination religieuse et disposée à tout personnifier, liens auxquels il subordonnait les analogies réelles qui existent entre ces- phénomènes ; nous avons dit également que ces analogies ne commencèrent à être étudiées en elles-mêmes, séparément de l’élément religieux qui les avait d’abord obscurcies, qu’à l’époque de Thalès, laquelle coïncidait avec les occasions plus fréquentes de visiter l’Égypte et l’intérieur de l’Asie. Dans ces deux contrées, les Grecs furent admis à aborder un champ plus étendu d’observations astronomiques, à connaître l’usage du gnomon ou cadran solaire[65], à étudier une détermination de la longueur de l’année solaire[66] plus exacte que celle qui servait de base à leurs diverses périodes lunaires. On prétend que Thalès fut le premier qui prédit une éclipse de soleil, non pas exactement, il est vrai, mais avec des erreurs considérables quant au temps où elle devait avoir lieu, et qu’il possédait aussi une connaissance si profonde des phénomènes et des probabilités météorologiques, qu’il put annoncer d’avance une abondante récolte d’olives pour l’année suivante, et réaliser une somme importante, grâce à une spéculation sur cette denrée[67]. A partir de Thalès, nous suivons une succession de théories astronomiques et physiques plus ou moins heureuses dans lesquelles je n’ai pas ici la pensée d’entrer. Il suffit pour le moment de comparer le père de la philosophie ionienne avec les temps qui le précèdent, et de marquer le premier commencement de prédiction scientifique parmi les Grecs, quelque imparfaite qu’elle fût dans le principe, comme se distinguant des paroles inspirées des prophètes ou des oracles, et de ces signes spéciaux des volontés des dieux, sources habituelles de confiance pour l’homme homérique[68]. Nous verrons ces deux modes d’anticiper l’avenir, ayant pour base l’un l’appréciation philosophique, l’autre l’appréciation religieuse de la nature, marcher simultanément pendant toute l’histoire grecque, et se partager en parties inégales l’empire sur l’esprit grec ; le premier acquérant à la fois un ascendant plus grand et une application plus large parmi les hommes instruits, et restreignant en partie, mais n’abolissant jamais l’emploi spontané du dernier parmi le vulgaire.

Ni argent monnayé, ni écriture[69], ni peinture, ni sculpture, ni architecture imaginative n’appartiennent aux temps d’Homère et d’Hésiode. De pareils rudiments d’arts, destinés finalement a acquérir un grand développement en Grèce, s’ils peuvent avoir existé à ces époques reculées, servaient seulement comme de noyau a l’imagination du poète, lui permettant d’en façonner pour son propre usage les fabuleuses créations attribuées à Hephæstos et à Dædalos. Les poèmes homériques ne mentionnent pas de statues de dieux, pas même faites de bois. Toutes les nombreuses variétés, dans la musique, la poésie et la danse des Grecs (la première étant particulièrement empruntée à la Lydia et à la Phrygia) datent d’un temps de beaucoup postérieur a la première Olympiade. Terpandros, le plus ancien musicien auquel on assigne une date, et l’inventeur de la harpe a sept cordes, qui remplaça la harpe à quatre cordes, ne parait pas avant la vingt-sixième Olympiade, ou 676 ans avant J.-C. : le poète Archiloque est à peu près de la même époque. Les mètres iambiques et élégiaques, premières déviations du ton et du sujet de l’épopée primitive, ne remontent pas a l’année 700 avant J.-C.

C’est la poésie épique qui forme dès le principe et la prééminence incontestable et le joyau solitaire de l’ère la plus reculée de la Grèce. Des nombreux poèmes épiques qui existaient en Grèce au huitième siècle avant l’ère chrétienne, aucun n’avait été conservé, excepté l’Iliade et l’Odyssée ; l’Æthiopis d’Arktinus, l’Ilias Minor de Leschês, les vers cypriens, la prise d’Æchalia, les Retours des héros après la guerre de Troie, la Thêbaïs et les Epigoni, poèmes dont plusieurs dans l’antiquité passaient pour être d’Homère, ont tous été perdus. Mais les deux épopées qui restent suffisent bien pour montrer dans les Grecs primitifs une organisation intellectuelle sans pareille chez aucun autre peuple, et des facultés d’invention et d’expression qui préparaient, en la présageant, la supériorité future de la nation dans tous les divers genres auxquels on peut appliquer la pensée et le langage. Quelque grande que devint dans la suite chez les Grecs la faculté de penser, leur pouvoir d’ex-pression était plus grand encore ; clans le premier cas, d’autres nations ont construit sur les fondations qu’ils avaient jetées et les ont surpassés ; dans le second, ils restent encore sans rivaux. Il n’y a pas d’exagération à dire que ce caractère flexible, expressif et transparent de la langue comme instrument de communication, sa nature excellemment convenable pour le récit et la discussion, aussi bien que pour ex-citer toutes les veines de l’émotion humaine, sans jamais perdre ce caractère de simplicité qui se met à la portée de tous les hommes dans tous les temps, peuvent être rapportés principalement à l’existence et à l’influence répandue au loin de l’Iliade et de l’Odyssée. Pour nous ces compositions sont intéressantes comme beaux poèmes, qui dépeignent la vie et les mœurs et développent certains types de caractère avec la dernière vivacité et le plus grand naturel : pour l’auditeur primitif elles possédaient toutes ces sources de séduction en même temps que d’autres plus puissantes encore auxquelles nous sommes étrangers maintenant. Elles agissaient sur lui avec toute l’autorité et toute la solennité de l’histoire et de la religion combinées, tandis que le charme de la poésie n’était qu’un instrument secondaire. Alors le poète enseignait et prêchait la communauté ; il n’amusait pas simplement les heures de loisir de ses auditeurs ; ils attendaient de lui qu’il révélât le passé inconnu et qu’il exposât les attributs et les dispensations des dieux, précisément comme on consultait le prophète pour le privilège dont il jouissait de voir dans l’avenir. L’ancienne épopée comprenait un grand nombre de différents poètes et de diverses compositions poétiques qui remplissaient ce but d’une manière plus ou moins complète. Mais c’est la prérogative exclusive de l’Iliade et de l’Odyssée, qu’après que les esprits eurent cessé d’être en harmonie complète avec leur dessein primitif, elles conservèrent encore leur empire par la seule force de mérites secondaires ; tandis que les autres poèmes épiques, bien que servant d’aliment aux curieux, et de dépôts où puisèrent les logographes, les auteurs tragiques et les artistes, ne Semblent jamais avoir acquis une popularité très étendue parmi les Grecs instruits.

Dans ce chapitre suivant, je parlerai du cycle épique, de ses rapports avec les poèmes homériques, et des preuves générales relatives à ces poèmes ; je discuterai et leur antiquité et la question de savoir qui les a composés.

 

 

 



[1] Tacite, Germanie, c. 21. Quemcumque mortalium arcere tecto, nefas habetur : pro fortuna quisque apparatis epulis excipit : cura defecêre, qui modo hospes fuerat, monstrator hospitii et comes, proximam domum non invitati adeunt : nec interest ; pari humanitate accipiuntur. Notum ignotumque, quantum ad jus hospitii, nemo discernit. Cf. César, B. G., VI, 22.

Voir, au sujet des Druses et des Arabes, Volney, Travels in Egypt and Syria, vol. II, p. 76, trad. angl. Niebuhr, Beschreibung von Arabien, Copenhague, 1772, p. 46-49. — Pomponius Mela décrit les anciens Germains dans des termes qui pourraient s’appliquer aux Grecs homériques : Jus in viribus habent, adeo ut ne latrocinii quidein pudeat ; tantum hospitibus boni, mitesque supplicibus (III, 3). — L’hospitalité des Indiens est bien connue. Elle s’étend même aux étrangers qui cherchent un refuge chez eux. Ils la regardent comme un devoir très sacré, dont personne n’est dispensé. Quiconque refuse assistance à quelqu’un commet une grave, offense, et non seulement se fait détester et abhorrer de tous, mais encore s’expose à une vengeance de la part de la personne offensée. Dans leur conduite à l’égard de leurs ennemis ils sont cruels et inexorables, et quand ils sont exaspérés, ils ne songent qu’à tuer et à verser le sang. Ils sont cependant remarquables pour l’art avec lequel ils dissimulent leurs passions et attendent une occasion favorable pour les satisfaire. Mais alors leur fureur ne connaît pas de bornes. S’ils ne peuvent assouvir leur soif de vengeance, ils inviteront même leurs amis et leurs descendants à le faire. Le plus long espace de temps ne peut refroidir leur colère, l’asile le plus éloigné ne peut non plus procurer de sécurité à leur ennemi (Loskiel, History of the Mission of the United Brethren among the North American Indians, Part. I, c. 2, p. 15). — Charlevoix fait observer (dit le docteur Ferguson, Essay on Civil Society, part. II, § 2, p. 145) que les nations chez lesquelles il voyageait dans l’Amérique du Nord ne mentionnaient jamais d’actes de générosité ou de bonté accomplis sous la notion du devoir. Elles agissaient par affection, comme elles agissaient par appétit, sans avoir égard aux conséquences. Quand elles avaient fait acte de bonté, elles avaient satisfait un désir ; l’affaire était finie, et elle passait de leur mémoire. L’esprit avec lequel elles donnent ou reçoivent des présents est le même que celui- que Tacite remarque chez les anciens Germains : Gaudent muneribus, sed nec data imputant, nec acceptis obligantur. De tels présents ont peu d’importance, excepté quand ils servent à sceller un marché ou un traité. — Relativement aux Morlaques (Esclavons Illyriens), l’abbé Fortis dit (Travels in Dalmatia, p. 55-58) : L’hospitalité des Morlaques est aussi remarquable chez le pauvre que chez le riche. Le riche prépare un agneau ou un mouton rôti, et le pauvre, avec autant de cordialité, donne son dindon, son lait, son miel, tout ce qu’il a. Leur générosité ne s’exerce pas non plus seulement envers les étrangers, mais en général elle s’étend à tous ceux qui sont dans le besoin... L’amitié est durable chez les Morlaques. Ils en ont même fait une sorte de point religieux, et forment le nœud sacré au pied de l’autel. Le rituel esclavon contient une bénédiction particulière pour l’union solennelle de deux hommes ou de deux femmes, se liant par l’amitié en présence de toute la congrégation. Les amis mâles. unis ainsi sont appelés Pobratrimi, et les femmes Posestreme, ce qui veut dire demi-frères et demi-soeurs. Les devoirs des Pobratimi sont de s’assister l’un l’autre dans les cas de besoin et de danger, de venger les injures faites l’un ou à l’autre, etc. ; leur enthousiasme va souvent si loin qu’ils risquent et même perdent la vie... Mais si les amitiés des Morlaques sont fortes et sacrées, leurs querelles ordinairement ne peuvent s’éteindre. Elles passent de père en fils, et les mères ne manquent pas d’apprendre à leurs enfants que leur devoir consiste à venger leur père s’il a eu le malheur d’être tué, et de leur montrer souvent la chemise sanglante du mort... Un Morlaque est implacable s’il a reçu une injure ou une insulte. Pour lui, vengeance et justice ont exactement le même sens, et effectivement c’est l’idée primitive, et l’on m’a dit qu’en Albanie les effets de la vengeance sont encore plus atroces et plus durables. Là, un homme du caractère le plus doux est capable de la vengeance la plus barbare, la considérant comme son devoir absolu... Un Morlaque qui en a tué un autre appartenant à une famille puissante est ordinairement obligé d’assurer son salut par la fuite, et de se tenir à l’écart pendant plusieurs années. Si pendant ce temps il a été assez heureux pour échapper aux recherches de ceux qui le poursuivent, et s’il a gagné une petite somme d’argent, il s’efforce d’obtenir pardon et paix... C’est la coutume dans quelques endroits que la partie offensée menace le criminel en lui mettant toutes sortes d’armes sous la gorge, et qu’elle finisse par accepter sa rançon. — Relativement à l’influence de ces deux tendances distinctes, amitié personnelle dévouée et animosités implacables, parmi la population illyrico-esclavonne, v. Cyprien Robert, les Slaves de la Turquie, ch. 7, p. 12-46, et le docteur Joseph Müller, Albanien, Rumelien, und die Œsterreichisch-Montenegrenische Graenze, Prague, 1844, p. 24-25. — C’est point la vertu de l’hospitalité (fait observer Goguet, Origin of Laws, etc., vol. I, liv. VI, eh. 4) que les temps primitifs sont surtout renommés. Mais, selon moi, l’hospitalité était exercée alors moins par générosité et grandeur d’âme que par nécessité. L’intérêt commun donna probablement naissance à cette coutume. Dans l’antiquité reculée, il y avait peu ou point d’auberges publiques ; on nourrissait les étrangers pour pouvoir recevoir d’eux le même service, si l’on venait à voyager dans leur pays. L’hospitalité était réciproque. En recevant des étrangers dans sa maison, on acquérait le droit d’être reçu à, son tour dans la leur. Ce droit était regardé parles anciens comme sacré et inviolable, et il s’étendait non seulement à ceux qui l’avaient acquis, mais à leurs enfants et à leur postérité. En outre, l’hospitalité dans ces temps ne pouvait pas être accompagnée do beaucoup de dépenses : on voyageait peu. En nu mot, les Arabes modernes prouvent que l’hospitalité peut exister, avec les plus grands vices, et que cette espèce de générosité n’est pas nue preuve décisive de bonté de coeur, ou de droiture de moeurs. — Le livre de la Genèse, parmi un grand nombre d’autres traits de ressemblance avec les coutumes homériques, présente celui d’une hospitalité empressée et large accordée à l’étranger.

[2] Au sujet des Thraces, cf. Hérodote, V, 11 ; Thucydide, VII, 29-30. L’expression de ce dernier historien est remarquable.

Cf. Hérodote, VIII, 116 ; la cruauté du roi Thrace des Bisaltes à l’égard de ses propres fils. — Le récit qu’Odysseus fait à Eumæos dans l’Odyssée (XIV, 210-226) fournit une précieuse comparaison pour expliquer cette disposition à la rapine, habituelle aux Thraces. Odysseus y traite comme un goût qui lui est particulier l’amour d’une existence consacrée à la guerre et au pillage ; il ne lui est pas arrivé d’aimer le travail régulier, mais ce travail n’est nullement regardé comme vil et indigne d’un homme libre.

[3] Ilias Minor, Fragm. 7, p. 18, éd. Düntzer ; Iliade, XXIII, 175. Odysseus est mentionné une fois comme obtenant du poison pour ses flèches (Odyssée, I, 260) ; mais dans chacun des deux poèmes on emploie toujours des flèches non empoisonnées.

Les anecdotes racontées parle Scythe Toxaris dans l’ouvrage de Lucien qui porte ce nom (vol. II, c. 36, p. 544, sq., éd. Hemst,) présentent un tableau animé de cette combinaison d’une amitié forte et dévouée entre individus avec la cruauté de moeurs la plus révoltante. Vous autres Grecs, vous vivez en paix et en repos, fait observer le Scythe.

[4] Odyssée, XXI, 397 ; Phérécyde, Fragm. 63, éd. Didot ; Autolykos, πλεϊστα xλέπτων έθσαύριζεν. L’hymne homérique à Hermês (le grand protecteur divin d’Autolykos) est un autre spécimen de l’admiration qui pouvait finir par s’attacher à un habile voleur.

L’ήμερόxοιτος άνήρ, qui va probablement voler la ferme, est un grand ennemi contre lequel Hésiode indique une précaution à prendre, un chien aux dents aiguës bien nourri pour servir de garde (Opp. Di., 604).

[5] Iliade, XI, 621 ; XX, 189. Odyssée, IV, 81-90 ; IX, 40 ; XIV, 230 ; et la révélation indirecte (Odyssée, XIX, 284), jointe il un compliment fait à l’habileté d’Odysseus.

[6] Même dans le siècle qui précède Thucydide, la piraterie exercée sur mer, commise indistinctement par des vaisseaux grecs contre des vaisseaux non grecs, ne semble pas avoir été tenue pour déshonorante. Le Phokæen Dionysios, après le mauvais succès de la révolte ionienne, va avec ses trois vaisseaux de guerre en Sicile, et de là pille les Tyrrhéniens et les Carthaginois (Hérodote, IV, 17). Cf. la conduite des colons phokæens à Alalia en Corse, après la conquête de l’Iônia par Harpagos (Hérodote, I, 166).

Dans le traité conclu entre les Romains et les Carthaginois, quelque temps après 509 avant J.-C., il est stipulé : Τοΰ Καλοΰ Άxωτηρίου, Μαστίας, Ταρσηΐου, μή ληίζεσθαι έπέxεινα ̔Ρωμαίους, μηδ̕ έμπορεύεσθαι, μηδέ πολιν xτίζειν (Polybe, III, 24, 4). Pillage, commerce et colonisation sont supposés ici être les trois objets que poursuivent habituellement les vaisseaux romains à l’égard des étrangers, à monts qu’ils ne soient obligés de s’en abstenir par un engagement spécial. Cette moralité se rapproche plus de celle de l’époque homérique que de l’état de sentiment qui, selon Thucydide, régnait, de son temps parmi les Grecs.

[7] V. l’intéressante vanterie de Nestôr, Iliade, XI, 670-700 ; et Odyssée, XXI, 18 ; Odyssée, III, 71 ; Thucydide, I, 5.

[8] Odyssée, IV, 165, entre beaucoup d’autres passages. Telemachos déplore le malheur de sa race, en ce que lui-même, Odysseus et Laërtês ont été fils uniques : il n’y avait pas de frères pour servir d’auxiliaires mutuels (Odyssée, XVI, 118).

[9] Opp. Di., 182-199.

[10] Iliade, XXII, 487-500. Hésiode toutefois insiste sur l’injure faite à dix enfants orphelins comme sur un crime odieux (Opp. Di., 330).

[11] Iliade, XXII, 371. Argument de l’Ilias Minor, ad. Düntzer, Epp. Fragm., p. 17 ; Virgile, Enéide, VI, 520.

Agamemnon et Ajax fils d’Oïlée coupent tous deux les têtes de guerriers tués et les envoient rouler comme une boule ou comme un mortier dans la foule des combattants (Iliade, XI, 147 ; XIII, 102). — La maxime morale prêchée par Odysseus dans, l’odyssée, de ne pas pousser de cris de triomphe sur un ennemi mort (XXII, 412), est bien souvent violée dans l’Iliade.

[12] Hérodote, IX, 78-79. Comparez cette forte expression de Pausanias avec la conduite des Carthaginois vers la fin de la guerre du Péloponnèse, quand ils eurent pris Selinous (Sélinonte) en Sicile, où, après avoir mis à mort 16.000 personnes, ils mutilèrent les cadavres (Diodore, XIII, 57-86).

[13] La loi mosaïque reconnaît cette habitude et ce devoir de la part des parents de l’homme tué, et prépare des villes (le refuge dans le but d’abriter l’offenseur dans certains cas (Deutéronome, XXXV, 13-14 ; Bauer, Handbuch der Hebraeischen Alterthümer, sect. 51-52).

Le parent qui héritait des biens d’un homme tué était spécialement obligé de venger sa mort (H. Leo, Vorlesungen über die Geschichte des Jüdischen Staats. Vorles. III, p. 35).

[14] Suscipere tara inimicitias, seu patris, seu propinqui, quam amicitias, necesse est. Nec implacabiles durant : luitur cuira etiam homicidium certo pecorum armentorumque numero, recipitque satisfactionem universa domus (Tacite, Germ., 21). Niebuhr, Beschreibung von Arabien, p. 32.

Une fête indienne (dit Loskiel, Mission of the United Brethren in North America) se termine rarement sans effusion de sang. Le meurtre d’un homme doit se payer au moyen de 100 yards de wampum, et celui d’une femme au moyen de 200 yards. Si le meurtrier est trop pauvre, ce qui est ordinairement le cas, et si ses amis ne peuvent ou ne veulent pas l’assister, il doit se soustraire au ressentiment des parents. — Rogge (Gerichtswesen der Germanen, c. 1, 2, 3), Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, liv. V, c. 1-2), et Eichhorn (Deutsches Privatrecht, sect. 48) ont exprimé cette idée et ses conséquences chez les anciens Germains. L’usage des inimitiés pour le sang versé, dont il est ici question, règne encore dans l’Inde anglaise ; non seulement chez les tribus occidentales plus grossières, coolies et autres, mais encore parmi les Rajpoots plus civilisés et plus policés. — Aristote, pour expliquer l’extrême naïveté des anciens usages grecs, fait allusion à une coutume qu’il dit avoir duré encore à Kymê, la ville æolienne, dans les cas de meurtre. Si l’accusateur produisait à l’appui de son accusation un certain nombre de témoins de sa propre parenté, la personne était tenue péremptoirement coupable (Politique, II, 5, 12). Ceci offre un curieux pendant à l’ancienne institution allemande des Eideshelfern ou conjuratores qui, bien que souvent appelés et produits à l’appui de la partie accusée, étaient cependant présentés aussi parla partie plaignante. V. Rogge, sect. 36, p. 186 ; Grimm, p. 862.

[15] Le mot ποινή indique cette satisfaction au moyen d’un payement considérable pour un tort fait à quelqu’un, particulièrement pour un homicide : les anciennes phrases dare pœnas, pendere pœnas peuvent faire croire que le mot latin pœna signifiait la même chose dans l’origine. Le passage de l’Iliade qui jette le plus de jour sur ce point est celui où Ajax, dans l’ambassade entreprise pour apaiser Achille, blâme par comparaison l’inexorable opiniâtreté de ce dernier, qui dédaigne les présents offerts par Agamemnôn (Iliade, IX, 627) :

La ποινή est dans son sens primitif un payement véritable en denrées précieuses servant de compensation (Iliade, III, 290 ; V, 266 ; XIII, 659) ; mais ce mot, par une métaphore naturelle, finit par signifier la mort d’un ou de plusieurs Troyens, comme satisfaction de celle d’un guerrier grec qui venait de succomber (ou vice versa, Iliade, XIV, 483 ; XVI, 398) ; quelquefois même l’idée de compensation en général (XVII, 207). Dans le tableau que présente le bouclier d’Achille ; on voit clairement la véritable manière d’agir au sujet de la 7rotvr ; la question qui y est jugée est de savoir si le payement stipulé comme satisfaction d’un meurtre a été réellement fait ou non (XVIII, 498). — Le danger d’un homicide est proportionné au nombre et au pouvoir des parents de la victime qui lui survivent ; mais même un petit nombre suffit pour rendre la fuite nécessaire (Odyssée, XXIII, 120) ; d’autre part, une parenté considérable était la grande source d’encouragement pour un criminel insolent (Odyssée, LVIII, 141). — Plutarque, Quæst. Græc., c. 46, p. 302, signale une ancienne loi de Tralles en Lydia, qui, prescrit une ποινή nominale d’un medimnus de fèves à donner aux parents d’une personne assassinée appartenant à tune classe méprisable de citoyens. Même dans le siècle antérieur à Hérodote, les Delphiens aussi donnèrent une ποινή comme satisfaction du meurtre du fabuliste Esope ; cette ποινή fut réclamée et reçue par le petit-fils du maître d’Esope (Hérodote, II, 13-1. Plutarque, Ser. Num. Vind., p. 536).

[16] V. Lysias, De Cæde Eratostlien. (Orat. I, p. 94 ; Plutarque, Solôn, c. 23 ; Démosthène, contr. Aristocr., p. 632-637). — Platon (De Legg., LX, p. 871-874), dans les nombreuses peines qu’il propose contre l’homicide, tant intentionnel qu’accidentel, se rencontre généralement avec l’ancienne loi attique (V. Matthiæ, Miscellanen Philologica, v. I, p. 151) ; et comme il expose avec assez de netteté les motifs de ses propositions, nous voyons combien l’idée d’un droit à une vengeance privée ou de famille est complètement absente de son esprit. Dans un seul cas particulier, il accorde à des parents le privilège de venger leur parent assassiné (p. 871) ; mais en général, il cherche plutôt à leur imposer rigoureusement le devoir de conduire l’homme soupçonné de meurtre devant la cour pour titre jugé. Dans la loi attique, il n’y a due les parents du mort qui aient le droit de poursuivre pour meurtre, ou le maître, si le mort est un οίxέτης (Démosthène, cont. Everg. et Mnesibul., c. 18) ; ils pouvaient en pardonnant abréger le temps du bannissement pour l’auteur d’un meurtre involontaire (Démosthène, cont. Macart., p. 1069). Ils semblent avoir été regardés, généralement parlant, comme obligés par la religion, mais non légalement contraignables, à se charger de ce devoir ; cf. Platon, Eutyphron, c. 4 et 5.

[17] Lysias, contr. Agorat., Or. VIII, p. 137. Antiphon., Tetralog., I, 1, p. 629.

Les trois Tétralogies d’Antiphon sont toutes très instructives relativement à la procédure légale dans le cas d’un homicide allégué ; comme aussi le discours De Cœde Herodis (V. c. 1 et 2). — Le cas du Spartiate Drakontios (un des dix mille Grecs au service de Cyrus le jeune, et exilé pour toujours de son pays par suite d’un meurtre involontaire commis pendant son enfance) présente un pendant assez exact à la fatale querelle que Patroklos, étant enfant, eut aux dés avec le fils d’Amphidamas, à la suite de laquelle il fut forcé de chercher un asile sous le toit de Pêleus (cf. Iliade, XXIII, 85, avec Xénophon, Anabase, IV, 8, 25).

[18] Odyssée, XVII, 384 ; XII, 135. Iliade, IV, 187 ; VII, 221. Je ne connais rien qui explique mieux l’idée des δημιοεγοί homériques, le héraut, le prophète, le charpentier, le médecin, le barde, etc., que la description suivante de la disposition d’un village des Indes orientales (Mill, History of British India, liv. II, c. 5, p. 266) : Un village considéré politiquement ressemble au une corporation ou municipe. Son cadre régulier d’officiers et d’employés consiste dans les classes suivantes : le potail, ou principal habitant, qui règle les disputes et perçoit le revenu, etc. ; le curnum, qui tient les comptas de culture, etc. ; l’homme qui impose la taille ; celui qui fixe les limites ; le surveillant des réservoirs et des cours d’eau ; le brahmane, qui accomplit les cérémonies du culte dans le village ; le maître d’école ; le brahmane chargé du calendrier ou astrologue, qui proclame les époques propices ou défavorables pour semer ou pour élaguer ; le forgeron et le charpentier ; le potier ; le blanchisseur ; le barbier ; le vacher ; le docteur ; la danseuse, qui exerce son métier dans les réjouissances ; le musicien et le poète. — Chacun de ces officiers et employés (δημιοεγοί) est rémunéré au moyen d’un profit déterminé, composé de produits du sol et extrait de la récolte générale du village (p. 264).

[19] Iliade, XII, 421 ; XII, 405.

[20] Iliade, I, 155 ; IX, 154 ; XIV, 122.

[21] Odysseus et d’autres chefs d’Ithakê avaient des boeufs, des moutons, des mulets, etc., sur le continent et dans le Péloponnèse, sous la garde de bergers (Odyssée, IV, 636 ; XIV, 100).

Leukanor, roi du Bosphore, demande au Scythe Arsakomas : Πόσα δέ βοσxήματα, ή πόσας άμάξας έχεις, ταΰτα γάρ ύμεϊς πλουτεϊτε (Lucien, Toxaris, c. 45). Dans l’énumération des biens d’Odysseus, les βοσxήματα auraient été placés en première ligne.

[22] Iliade, XVIII, 28. Cf. aussi Odyssée, I, 397 ; XXIII, 357 ; particulièrement XVII, 441.

[23] Odyssée, XIV, 64 ; XV, 412 ; V. aussi XIX, 78 ; Eurylcleia était aussi de haute naissance (I, 429). Les questions faites par Odysseus à Eumæos, questions auxquelles répond le discours indiqué ci-dessus, montrent les causes prochaines de l’esclavage : La ville de ton père a-t-elle été saccagée ? ou as-tu été saisi par des pirates quand tu étais seul avec tes moutons et tes bœufs ? (Odyssée, XV, 385).

Eumæos avait acheté un esclave pour lui-même (Odyssée, XIV, 448).

[24] Tacite, Mor. Germ., 21. Dominum ac servum nullis educationis deliciis dignoscas : inter eadem pecora, in eâdem humo degunt, etc. (Juvénal, Satires, XIV, 167).

[25] Odyssée, VII, 104 ; XX, 116 ; Iliade, VI, 437 ; cf. le livre de la Genèse, ch. XI, 5. L’expression de Telemachos, quand il se mit en devoir de pendre les femmes esclaves qui ont tenu une mauvaise conduite, respire un amer mépris (Odyssée, XXII, 464).

L’humble établissement du fermier d’Hésiode ne possède pas un moulin ; il n’a rien de mieux qu’un pilon et un mortier de bois pour moudre ou écraser le blé ; c’est lui-même qui les a fabriqués, et qui a coupé le bois des arbres (Opp. Di., 423), bien qu’il semble qu’il faille appeler un charpentier de profession (le serviteur d’Athênê) pour monter la charrue (V, 430). Le poème de Virgile, Moretum (V, 24) attribue un moulin de ménage même à la plus humble exploitation rurale. — L’article instructif Corn Mills dans Beckmann, History of Inventions (vol. I, p. 227, traduct. angl.) réunit tous les renseignements utiles sur ce sujet.

[26] V. Lysias, Or. I, p. 93 (De Cæde Eratosthenis). Plutarque (non posse suaviter vivi secundum Epicurum, c. 21, p. 1101) et Callimaque (Hymn. ad Delum, 212) signalent l’excès de travail imposé à ces femmes.

Les esclaves qui moulent sont dans une des lois d’Ethelbert, roi de Kent, et composent la seconde classe sous le rapport de la valeur parmi les femmes esclaves (loi XI, Thorpe, Ancient Laws and Institutes of England, vol. I, p, 7).

[27] Odyssée, IV, 131 ; XIX, 235.

[28] Odyssée, VI, 96 ; Hymn. ad Dêmêtêr, 105.

[29] Hérodote, VIII, 137.

[30] Odyssée, IV, 643.

[31] Odyssée, XIV, 64.

[32] Cf. Odyssée, XI, 490, avec 1VIII, 358. Klytæmnêstra, dans l’Agamemnôn d’Eschyle, prêche une doctrine à peu pros semblable à Kassandra, en lui disant combien les άρχαιόπλουτοι δεσποταί étaient plus doux envers leurs esclaves que les maîtres qui s’étaient élevés par une prospérité inattendue (Agamemnon, 1042).

[33] Thucydide, I, 5.

[34] Hésiode, Opp. Di., 459 et 603.

Les deux mots άοιxον ποιεϊσθαι semblent ici être pris ensemble dans le sens de congédier le thête, ou faire qu’il soit sans maison ; en effet, lorsqu’il était renvoyé de la maison de celui qui l’employait, il n’avait pas de résidence à lui. Goettling (ad loc.), Nitzsch (ad Odyssée, IV, 643), et Lehrs (Quæst. Epic., p. 205) expliquent tous άοιxον avec θήτα, et représentent Hésiode comme donnant le conseil d’engager pour plus longtemps le Thêta qui est sans maison, et cela précisément dans le temps où les travaux de la moisson sont finis. — Lehrs (et vraisemblablement aussi Goettling), sentant que telle ne peut pas avoir été la pensée réelle du poète, voudrait rejeter les deux vers comme apocryphes. De plus, je puis faire remarquer que la traduction de θής donnée par Goettling - villicus - est inexacte ; elle renferme l’idée de surveillance sur d’autres travailleurs, ce qui ne parait avoir appartenu au thête en aucun cas. — Il y avait une classe de pauvres femmes libres qui gagnaient leur vie en prenant chez elles de la laine à filer et peut-être à tisser : leur honnêteté scrupuleuse comme ouvrières, aussi bien que le chétif profit qu’elles faisaient, est attestée par une touchante comparaison homérique (Iliade, XII, 434). V. Iliade, VI, 289 ; XXIII, 742 ; Odyssée, XV, 414.

[35] Hérodote, IV, 151. Cf. Ukert, Geographie der Griechen und Roemer, part. I, p. 16-19.

[36] Odyssée, XX, 383 ; XXIV, 210. L’identité de l’homérique Scheria avec Korkyra, et celle de l’homérique Thrinakiê avec la Sicile, ne me paraissent pas du tout prouvées. Welcker, ainsi que Klausen, considère les Phœakiens comme des personnes purement mythiques (V. W. C. Müller, De Corcyræorum Republicâ, Goetting, 1835, p. 9).

[37] Hérodote, I, 163.

[38] Nitzsch, ad Odyssée, I, 181 ; Strabon, I, p. 6. Temesê doit-elle être placée en Italie ou dans l’île de Cypre ? C’est là un point sur lequel il y a eu des controverses parmi les critiques tant anciens que modernes.

[39] Odyssée, XV, 426 et XVI, 426. Hymne à Dêmêtêr, v. 123.

[40] Hésiode, Opp. Di., 615-684 ; Thucydide, I, 13.

[41] Odyssée, XIV, 288 ; XV, 416.

L’intéressant récit que fait Eumæos de la manière dont il devint esclave est un tableau animé de la manière dont les Phéniciens faisaient le commerce (cf. Hérodote, I, 2-4. Iliade, VI, 290 ; XXIII, 743). On rapporte que Pâris avait visité Sidon et en avait ramené des femmes remarquables par leur habileté à tisser. Les vers cypriens (V. l’Argument ap. Düntzer, p. 17) affirmaient que Pâris avait abordé à Sidon, et avait attaqué et pris la ville. Des corsaires taphiens enlevaient des esclaves à Sidon (Odyssée, XV, 424). — Les ornements ou bijoux (άθύρματα) qu’apporte le marchand phénicien, semblent être les mêmes que les δαιδαλα πολλά, Πόρπας τε γναμπτάς θ̕ έλιxας, etc., qu’Hêphæstos était occupé à fabriquer (Iliade, XVIII, 400) sous la protection de Thétis. — Fallacissimum esse genus Phœnicum omnia monumenta vetustatis atque crimes historia nobis prodiderunt (Cicéron, Orat. Trium. partes ineditæ, éd. Maii, 1815, p. 13).

[42] L’ivoire est souvent mentionné dans Homère, qui se sert du mot έλέφας exclusivement pour exprimer cette substance, non pour désigner l’animal.

L’art de teindre, surtout au moyen des diverses nuances de la pourpre, fuit dans les siècles postérieurs un des mérites particuliers des Phéniciens : cependant Homère, là où dans une comparaison il parle de teindre ou de colorer, introduit une femme mæonienne ou karienne chargée de ce soin, et non une phénicienne (Iliade, IV, 141). — On ne peut déterminer d’une manière positive ce qu’est réellement l’electrum nommé dans les poèmes homériques. Dans l’antiquité le mot signifiait deus choses différentes : 1. l’ambre ; 2. un or impur, contenant jusqu’à un cinquième ou plus d’argent (Pline, H. N., XXXIII, 4). Les passages de l’Odyssée où nous lisons le mot n’excluent positivement aucun de ces sens ; mais ils nous présentent l’électrum tellement en juxtaposition avec l’or et l’argent chacun séparément, que peut-être le second sens est plus probable que le premier. Hérodote comprend par ce mot l’ambre (III, 115) ; Sophocle, au contraire, l’emploie pour désigner un métal qui a de l’affinité avec l’or (Antigone, 1033). — V. la dissertation de Buttmann, annexée à son recueil d’essais, appelé Mythologus, vol. II, p. 337 ; et Beckmann, History of Inventions, vol. IV, p. 12., trad. angl. Les anciens (fait observer ce dernier) employaient comme métal particulier un mélange d’or et d’argent, parce qu’ils ne connaissaient pas l’art de les séparer, et ils l’appelaient electrum. Le docteur Thirlwall (Hist. of Greece, vol. I, p. 241) pense que l’electrum homérique est l’ambre ; au contraire, Hülmann croit que c’était une substance métallique (Handelsgesehichte der Griechen). — Beckmann doute que le plus ancien xασσίτερος des Grecs fût réellement l’étain ; il croit plutôt que c’était le siannum des Romains, le werk de nos fonderies, c’est-à-dire un mélange de plomb, d’argent et d’autres métaux accessoires (ibid., p. 20). Les Grecs de Massalia se procuraient l’étain de Bretagne en traversant la Gaule, par la Seine, la Saône et le Rhône (Diodore, V, 22).

[43] Hérodote, II, 4,1 ; VI, 47 ; V. Archiloque, Fragm. 21-22, éd. Gaisf. Œnomaus, ap. Eusèbe, Præp. Ev., VI, 7. Thucydide, I, 12.

Les Grecs rattachaient cet établissement phénicien de Thasos à la légende de Kadmos et de sa soeur Europê : Thasos, l’éponyme de l’île, était frère de Kadmos (Hérodote, ibid.).

[44] Laomedôn, furieux, menace Poseidôn et Apollon, qui lui réclament, ü l’expiration de leur temps de servitude, le salaire stipulé de leur travail, de leur couper les oreilles et de les envoyer dans quelque île éloignée (Iliade, XXI, 454). Cf. XXIV, 752 : Odyssée, XX, 383 ; XVIII, 83.

[45] Odyssée, IV, 73 ; VII, 85 ; XXI, 61. Iliade, II, 226 ; VI, 47.

[46] V. Millin, Minéralogie homérique, p. 74. Les expériences du comte de Caylus ont prouvé cependant qu’il y a des moyens de tremper le cuivre, de manière à lui donner la dureté de l’acier.

Les Massagètes employaient pour leurs armes seulement du cuivre et non du fer (Hérodote, I, 215).

[47] Hésiode, Opp. Di., 150-420. Dans l’examen des divers objets antiques que l’on petit découvrir dans tout le nord de l’Europe, tel que l’a publié la Société des Antiquaires de Copenhague, il est reconnu trois âges successifs : 1. Instruments et armes de pierre, d’os, de bois, etc. ; métaux peu ou point employés ; vêtements faits de peaux. 2. Instruments et armes de cuivre et d’or, ou plutôt de bronze et d’or ; peu ou point d’argent ou de fer. On trouve des objets d’or et d’électrum appartenant à cet âge, mais aucun d’argent, ni aucune preuve d’écriture. 3. A l’âge qui suit appartiennent des armes de fer, des objets d’argent et quelques inscriptions runiques : c’est le dernier âge du paganisme septentrional, précédant immédiatement l’introduction du Christianisme (Leitfaden zur Nordischen Alterthumskunde, p. 31, 57, 63, Copenhague, 1837).

L’âge homérique coïncide avec la seconde de ces deux périodes. L’argent est relativement peu mentionné dans Homère, tandis que l’or et le bronze sont tous deux des métaux familiers. Le fer aussi est rare et semble n’être employé que pour l’agriculture (Odyssée, XIII, 136 ; II, 338 ; Iliade, VI, 48). Le χρυσόχοος et le χαλxεύς sont tous deux mentionnés dans Homère, mais on ne connaît sous aucun nom spécial d’ouvriers travaillant l’argent et le fer (Odyssée, III, 423-436). — La hache, la tarière, le rabot et le niveau sont les outils mentionnés par Homère, qui ne semble pas avoir connu la scie, l’équerre et le compas. (Gilles, Hist. of Greece, eh. 2, p. 61.) Lesbiens des Gaulois, que connaissait Polybe, vraisemblablement de la Gaule cisalpine seulement, consistaient tous en bétail et en or parce qu’ils étaient également faciles à transporter (Polybe, II, 17).

[48] D’après les termes militaires le mode homérique de jeter la lance qu’emploie Tyrtée, il semble croire que prévaut encore de son temps — δορυ δ̕ εύτόλμως βάλλοντες (Fragm. IX, Gaisford). Ou il avait l’esprit préoccupé de la manière de combattre homérique, ou bien les rangs serrés et les lances réunies des hoplites n’avaient pas encore été introduits pendant la seconde guerre de Messênia.

Thiersch et Schneidewin voudraient substituer πάλλοντες à βάλλοντες. Euripide (Androm., 695) se sert d’une ex-pression semblable, cependant elle ne s’applique pas bien aux hoplites ; car un des mérites des hoplites consistait à tenir sa lance solidement : δοράτων xίνησις indique une marche désordonnée et le manque d’un courage ferme et de la possession de soi-même. V. les remarques de Brasidas sur les lignes, des Athéniens commandés par Kleôn à Amphipolis (Thucydide, V, 6).

[49] Euripide, Androm., 693.

[50] Ή παλαιά πόλις a Ægina (Hérodote, VI, 88) ; Άστυπάλαια à Samos (Polyen, I, 23, 2 ; Etymol. Magn., v. Άστυπάλαια) : elle devint vraisemblablement l’acropolis de la cité construite postérieurement.

Au sujet des emplacements abandonnés dans les hautes régions de la Krête, V. Théophraste, De Ventis, V, 13, éd. Schneider, p. 762. — L’emplacement de Παλαίσxηψις sur le mont Ida (Strabon XIII, p. 607). Paphos, dans l’île de Cypre, était à la même distance au-dessous de l’ancienne Palæ-Paphos (Strabon, XIV, p. 683). — Près de Mantineia, en Arcadia, était situé όρος έν πεδιω, τά έρείπια έτι Μαντινείας έχον τής άρχαίας xαλεϊται δέ τό Χώριον έφ̕ ήμών Πτόλις (Pausanias, VIII, 12, 4). V. une assertion semblable au sujet des sites élevés de l’ancienne ville d’Orchomenos (en Arkadia), (Pausanias, VIII, 13, 2), de Nonakris (VIII, 17, 5), de Lusi (VIII, 18, 3), de Lykoreia sur le Parnasos (Pausanias, X, 6, 2 ; Strabon, IX, p. 418). — Cf. aussi Platon, Legg., III, 2, p. 678-679), qui fait remonter ces résidences élevées, placées sur des rochers, générales parmi les plus anciennes communautés grecques, au commencement de la société humaine, après un déluge considérable qui avait couvert toutes les terres basses et auquel peu d’hommes avaient survécu.

[51] Thucydide, I, 2.

Au sujet des villages écartés et non fortifiés et des moeurs grossières des Ætoliens et des Lokriens, V. Thucydide, III, 9-1 : Pausanias, X, 38, 3 ; et des Gaulois de la Cisalpine, Polybe, II, 17. — Thucydide et Aristote semblent avoir conçu l’époque homérique comme surtout analogue aux βάρβαροι de leur propre temps (Schol. Iliade, X, 151).

[52] Odyssée, VI, 19 ; touchant Nausithoos, un des anciens rois des Phœakiens.

Le vignoble, le champ d’oliviers et le jardin de Laërtês, sont un modèle de culture soignée (Odyssée, XXIV, 245) ; V. aussi le bouclier d’Achille (Iliade, XVIII, 5II-5801 et la plaine de Kalydôn (Iliade, IX, 575).

[53] Odyssée, X, 106-115 ; Iliade, XX, 216.

[54] Thucydide, I, 10.

[55] Naegelsbach, Homerische Theologie, chap. 5, sect. 54. Hésiode condamne fortement le pillage (Opp. Di., 356, cf. 320) ; mais le sentiment de la poésie héroïque grecque ne semble pas lui être contraire ; il est considéré comme l’emploi naturel d’une force supérieure (Athenæ, V, p. 178 ; cf. Pindare, Fragm. 48, M. Dissen.) : la longue lance, l’épée et la cuirasse du Krêtois Hybreas constituent sa richesse (Skolion 27, p. 877 ; Poet. Lyric., éd. Bergk) ; c’est avec elles qu’il laboure et moissonne, tandis que les hommes pacifiques, qui n’osent ni ne peuvent manier ces armes, tombent à ses pieds et l’appellent le Grand Roi. Le sentiment est différent à l’époque plus moderne de Demêtrios Poliorkêtês (vers 310 av. J.-C.) ; dans l’Ode Ithyphallique qui lui est adressée à son entrée à Athènes, le pillage est traité comme digne seulement des Ætoliens (Poet. Lyr., XXV, p. 453, éd. Schneidewin).

Les brigandages d’hommes puissants, et même le vol de grand chemin en général, trouvaient beaucoup d’approbation dans le moyen âge. Toute l’Europe (fait observer M. Hallam, Hist. Mid. Ag., c. 8, part. 3, p. 247) fut un théâtre d’anarchie intestine pendant le moyen âge ; et bien que l’Angleterre fût bien moins exposée au fléau de la guerre particulière que la plupart des nations du continent, nous verrions, si nous pouvions retrouver les annales locales de chaque pays, une telle accumulation de rapines et de désordres misérables, qu’elle nous éloignerait presque de la liberté qui servait à les engendrer... Le vol de grand chemin était, depuis les temps les plus anciens, une sorte de crime national... Nous savons combien vécurent longtemps dans la tradition les Outlaws de Sherwood, ces hommes auxquels, comme à quelques-uns de ceux qui étaient au-dessus d’eux, on a permis de racheter par un petit nombre d’actes de générosité la juste ignominie de leurs grands crimes. Ils étaient, en effet, les héros auxquels s’adressaient les applaudissements du vulgaire ; mais quand un juge tel que Sir John Fortescue pouvait triompher de ce qu’il y eût plus d’Anglais pendus pour brigandage en une année qu’en France en sept ans, et de ce que, si un Anglais est pauvre et qu’il en voie un autre avoir des richesses dont il puisse s’emparer par force, il n’ait aucun scrupule à le faire, on peut voir combien ces sentiments avaient pénétré profondément dans l’esprit public. — Les brigandages habituellement commis par la noblesse de la France et de l’Allemagne, pendant le moyen âge, pires que quoi que ce soit de pareil en Angleterre, et ceux des chefs des Highlanders, même dans des temps plus récents, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’en parler ; quant à la France, un ample catalogue se trouve dans Dulaure, Histoire de la Noblesse (Paris, 1792). Les confédérations des cités allemandes durent surtout leur origine à la nécessité de tenir les routes et les rivières libres pour le passage des hommes et des marchandises contre les nobles qui infestaient les grands chemins. Scaliger aurait pu trouver un pendant aux λησταί des temps héroïques, dans la noblesse du Rouergue, telle qu’elle était même au seizième siècle, et qu’il décrit ainsi : In comitatu Rodez pessimi sunt : nobilitas ibi latrocinatur : nec possunt reprimi. (Ap. Dulaure, c. 9.)

[56] Thucydide, I, 4, 8.

[57] Hérodote, I, 171 ; Thucydide, I, 4-8. Isocrate (Panathen., p. 261) fait honneur à Athènes d’avoir finalement chassé les Kariens de ces îles au temps de l’émigration ionienne.

[58] Thucydide, I, 4.

[59] V. vol. I, c. 12.

[60] Thucydide, I, 10.

[61] Thucydide, I, 13.

[62] V. Voelcker, Homerische Geographie, c. 3, sect. 55-63.

II a déployé beaucoup de savoir et d’habileté pour identifier les lieux visités par Odysseus avec des pays réels ; mais la tentative n’est pas heureuse. Cf. aussi Ukert, Hom. Geog., vol. I, p. 14, et les excellents traités de J. H. Voss, Alte Weltkunde, annexés au second volume de ses Kritische Blaetter (Stuttgart, 1828), p. 245-413. On doit à Voss des vues justes sur la géographie homérique.

[63] Hésiode, Théogonie, 338-340.

[64] Hésiode, Théogonie, 1016 ; Hésiode, Fragm. 190-194, éd. Goettling ; Strabon, I, p. 16 ; VII, p. 300. Cf. Ukert, Geographie der Griechen und Roemer, I, p. 37.

[65] Les Grecs apprirent des Babyloniens πόλον xαί γνώμονα xαί τά δυωxαίδεxα μέρεα τής ήμέρης (Hérodote, II, 109).

Le mot πόλον a le même sens que horologium, la plaque circulaire sur laquelle le gnomon vertical projetait son ombre, marquée de manière à indiquer l’heure du jour, douze heures entre le lever du soleil et son coucher ; V. Ideler, Handbuch der Chronologie, vol. I, p. 233. Au sujet des opinions de Thalès, V. le même ouvrage, part. II, p. 18-57 ; Plutarque, De Placit. Philosoph., II, c. 12 ; Arist., De Cœlo, II, 13. Costard, Rise and Progress of Astronomy among the Ancients, p. 99.

[66] Nous avons très peu de renseignements sur la manière dont les anciens Grecs calculaient le temps, et rions savons que, bien que tous les divers États comptassent par périodes lunaires, cependant la plupart d’entre eux, pour ne pas dire tous, avaient des noms différents pour les mois aussi bien que pour les jours du commencement et de la fin des mois. Toutefois tous leurs calculs immédiats étaient faits par mois : la période lunaire était la règle immédiate qu’ils suivaient pour déterminer leurs fêtes et pour d’autres buts ; ils n’avaient recours à la période solaire que comme à un correctif, afin de mettre les mêmes mois constamment dans les mêmes saisons de l’année. Leur mois, dans l’origine, avait trente jours, et était divisé en trois décades, comme il continua de fête dans les temps d’Athènes historique (Hésiode, Opp. Di., 766). Pour mettre cette période lunaire plus exactement en harmonie avec le soleil, ils intercalaient tous les deux ans un mois additionne là de sorte que leurs années renfermaient Alternativement douze et treize mois, chaque mois étant de trente jours. Cette période s’appelait une Dietêris, quelquefois une Trietêris. On dit que c’est Solôn qui introduisit le premier l’usage de mois différant en longueur, variant alternativement de trente à vingt-neuf jours. Il semble cependant qu’Hérodote avait présent à l’esprit le cycle diétérique, ou années alternant entre treize et douze mois (chaque mois de trente jours), et non pas d’autre (Hérodote, I, 32 ; cf. II, I04). Comme progrès de connaissance astronomique, on calcula des périodes plus longues et réglées avec plus de soin, offrant une correspondance plus rapprochée entre un nombre complet de lunaisons et un nombre complet d’années solaires. D’abord, nous trouvons une période de quatre ans ; ensuite, l’octaëtêris, ou période de huit ans, ou quatre-vingt-dix-neuf mois lunaires ; enfin la période de Méton, de dix-neuf ans on deux cent trente-cinq mois lunaires. Jusqu’à quel point quelqu’une de ces périodes plus étendues fut-elle jamais autorisée légalement, ou entra-t-elle dans l’usage civil même à Athènes, c’est une question fort incertaine. V. Ideler, Ueber die Astronomïschen Beobachtungen der Alten, p. 175-195 ; Macrobe, Saturnales, I, 13.

[67] Hérodote, I, 74 ; Aristote, Politique, I, 4, 5.

[68] Odyssée, III, 173. — Cf. Odyssée, XX, 100 ; Iliade, I, 62 ; Euripide, Suppl., 216-230.

[69] Les σήματα λυγρά mentionnés dans l’Iliade, VI, 168, s’ils prouvent quelque chose, sont plutôt un argument contre l’existence de l’écriture alphabétique à l’époque où l’Iliade fut composée qu’une preuve en sa faveur.