HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE V — APPLICATION DE LA CHRONOLOGIE À LA LÉGENDE GRECQUE.

 

 

Je n’ai pas besoin de répéter ce qui a été déjà suffisamment démontré dans les pages précédentes, à savoir qu’il ne me semble pas possible de réduire en histoire ou en chronologie la masse des incidents antérieurs à l’an 776 av. J.-C., et que tout système chronologique que l’on voudrait leur appliquer doit être nécessairement dénué de preuves et illusoire. On l’a cependant fait dans les anciens temps, et on a continué à le faire dans les temps modernes ; et l’on peut trouver les divers systèmes employés à ce but exposés et comparés dans le premier volume (le dernier publié) des Fasti Hellenici de M. Fynes Clinton. Il y avait entre les Grecs, et il y et encore entre les érudits modernes des différences importantes quant aux dates des principaux événements : Ératosthène différait d’Hérodote ainsi que de Phanias et de Callimaque, tandis que Larcher et Raoul Rochette (qui suivent Hérodote) sont en opposition avec O. Müller et M. Clinton[1]. Afin que le lecteur puisse avoir une idée générale de l’ordre dans lequel ces événements légendaires étaient disposés, je transcris des Fasti Hellenici une double table chronologique, qui se trouve à la page 139, et dans laquelle les dates sont placées en séries, depuis Phorôneus jusqu’à l’Olympiade de Corœbus en 776 av. J.-C., dans la première colonne selon le système d’Ératosthène, dans la seconde selon celui de Callimaque.

La table suivante, dit M. Clinton[2], offre une vue sommaire des principales périodes depuis Phorôneus jusqu’à l’Olympiade de Corœbus, et présente une double série de dates ; l’une partant de la date d’Ératosthène, l’autre d’une date fondée sur les calculs réduits de Phanias et de Callimaque, qui effacent cinquante-six ans du compte d’Ératosthène. Phanias, comme nous l’avons vu, omettait cinquante-cinq ans entre le retour et les Olympiades constatées ; car c’est ainsi que nous pouvons comprendre son calcul : Callimaque, cinquante-six ans entre l’Olympiade d’Iphitus et l’Olympiade dans laquelle Corœbus fut vainqueur[3]. La première colonne de cette table présente les années courantes avant et après la chute de Troie ; dans la seconde colonne de dates sont exprimés les intervalles complets.

Partout où l’application de la chronologie est possible, des recherches telles que celles de M. Clinton, qui ont tant servi à mieux faire comprendre les temps primitifs de la Grèce, méritent une respectueuse attention. Mais le plus habile chronologiste ne peut rien accomplir, s’il n’a à sa disposition une base certaine de faits réels, pure et pouvant être distinguée de la fiction, attestée par des témoins qui connaissent la vérité et veuillent en même temps la déclarer. En possession de ce fond préliminaire, il peut s’en servir comme d’un argument pour réfuter des mensonges distincts et corriger des erreurs partielles ; mais si tous les documents originaux qui lui sont soumis contiennent des éléments de vérité (du moins partout où il y a vérité), dans une sorte de combinaison chimique avec la fiction, qu’il n’a aucun moyen de décomposer, il est dans la condition de quelqu’un qui essaie de résoudre un problème sans avoir de données : il est obligé d’abord d’établir ses propres données et d’en tirer ses conclusions. Les documents fournis par les poètes épiques, nos seuls témoins originaux dans ce cas, correspondent à ce que nous venons d’exposer. Que la proportion de vérité qu’ils renferment soit plus ou moins grande, c’est ce qui de toute manière ne peut être déterminé, et le mélange de fiction constant et intime est à la fois incontestable en lui-même, et essentiel en effet au but et à la profession de ceux de qui émanent lés récits. Tout atteste un tel caractère, même là où leurs récits s’accordent ; et c’est d’un tas de tels contes, qui ne s’accordent pas, mais diffèrent de mille manières, et qui ne renferment pas un fragment de pure vérité prouvée d’une façon authentique, que la critique est appelée à tirer une série méthodique d’événements historiques ornée de dates chronologiques.

Si nous pouvions imaginer un savant critique moderne transporté en Grèce à l’époque de la guerre des Perses, avec ses habitudes actuelles d’appréciation quant aux preuves historiques, sans partager les sentiments religieux ou patriotiques du pays, et invité à préparer, au moyen de l’ensemble considérable de l’épopée grecque existant alors, une histoire et une chronologie de la Grèce antérieures à l’an 778 av. J.-C., en donnant des raisons pour ce qu’il aurait accepté aussi bien que pour ce qu’il aurait rejeté, je suis persuadé qu’il aurait considéré l’entreprise comme n’étant guère qu’une opération conjecturale. Mais le critique moderne trouve que non seulement Phérécyde et Hellanicus, mais encore Hérodote et Thucydide ont ou tenté la tâche ou confirmé l’opinion qu’elle était praticable, ce qui n’est nullement surprenant quand on considère l’expérience bornée qu’ils avaient de l’évidence historique et le puissant ascendant qu’exerçaient sur leur esprit la religion et le patriotisme, en les prédisposant à une foi d’antiquaire ; en conséquence il accepte le problème tel qu’ils l’avaient légué, ajoutant ses propres efforts pour en donner une solution satisfaisante. Néanmoins, non seulement il les suit avec quelque réserve et quelque gêne, niais même il admet d’importantes distinctions tout à fait étrangères à leurs habitudes de pensée. Thucydide parle des actions d’Hellên et de celles de ses fils avec autant de confiance que nous parlons maintenant de Guillaume le Conquérant : M. Clinton considère Hellên et ses fils Dôros, Æolos et Xuthos comme des personnages fictifs. Hérodote énumère les grandes généalogies héroïques à partir de Kadmos et de Danaos, en ajoutant une foi aussi complète aux premiers membres de la série qu’aux derniers : mais M. Clinton admet une distinction radicale dans l’évidence des événements qui ont précédé et suivi la première Olympiade constatée, soit l’an 776 av. J.-C., la première date dans la chronologie grecque (remarque-t-il, p. 123) qui peut être fixée sur une preuve authentique, le point le plus élevé auquel on peut porter la chronologie grecque, en remontant dans ses calculs. Cette époque importante dans le développement grec, le commencement d’une vie chronologique authentique, Hérodote et Thucydide n’en eurent aucune connaissance ou ils n’en tinrent aucun compte les chronologistes postérieurs, à partir de Timée, la marquèrent, et la firent servir, dés son point de départ, de base à leurs comparaisons chronologiques ; mais ni Ératosthène ni Apollodore : ne semblent avoir reconnu (bien que Varron et Africanus l’aient fait) une différence marquée, sous le rapport de la certitude ou de l’authenticité, entre la période qui précéda cette époque et la période qui la suivit.

Ce qui sert à mieux faire comprendre cette opinion de M. Clinton, à savoir que la première Olympiade constatée est la plus ancienne date qui puisse être fixée sur une preuve authentique, ce sont les justes remarques suivantes, qui se trouvent à la page 138, au sujet des vues différentes d’Ératosthène, de Phanias et de Callimaque, quant à la date de la guerre de Troie : La chronologie d’Ératosthène (dit-il), fondée sur une comparaison attentive des circonstances, et approuvée par ceux auxquels étaient ouvertes les mêmes sources d’information, a droit à notre respect. Mais nous devons nous rappeler qu’une date conjecturale ne peut jamais acquérir l’autorité d’une preuve ; que ce qui est accepté comme remplaçant un témoignage n’en est pas un équivalent : des témoins seuls peuvent prouver une date, et, à leur défaut, nous ne pouvons évidemment parvenir à la connaître. Si, dans l’absence d’une lumière meilleure, nous cherchons ce qui est probable, nous ne devons pas oublier la distinction qui existe entre une conjecture et une preuve, entre ce qui est probable et ce qui est certain. La computation d’Ératosthène relative à la guerre de Troie prête donc à la discussion ; mais si nous la trouvons contraire aux opinions de beaucoup d’écrivains antérieurs, qui fixaient une date plus rapprochée, ainsi qu’à la longueur reconnue de chaque génération dans les dynasties les plus authentiques, nous sommes autorisés à suivre d’autres guides, qui nous donnent une époque plus rapprochée.

Ici encore M. Clinton reconnaît évidemment le manque de preuves et l’incertitude irrémédiable de la chronologie grecque avant les Olympiades. Or la conclusion raisonnable à tirer de son argument, c’est non seulement que la computation d’Eratosthène prêtait à la discussion (ce qui sera contesté par bien peu de personnes), mais qu’Ératosthène et Phanias avaient tous les deux émis des opinions positives sur un point pour lequel on ne pouvait pas avoir de preuves suffisantes, et qu’en conséquence ni l’un ni l’autre ne devaient être pris pour guides[4]. M. Clinton parle, il est vrai, de dynasties authentiques antérieures à la première Olympiade constatée ; mais s’il en existe de pareilles, en remontant de cette époque à un point supposé, contemporain de la guerre de Troie ou antérieur à cette guerre, je ne vois pas de bonne raison à l’appui de la distinction marquée qu’il établit entre la chronologie qui précède l’Olympiade de Corœbus et celle qui la suit, ni à l’appui de la nécessité qu’il sent de suspendre son calcul ascendant à l’époque mentionnée en dernier, et de commencer une opération différente appelée un calcul descendant à partir de l’époque plus haute (supposée constatée sans le secours d’aucun calcul ascendant) du premier patriarche de qui émane une telle dynastie authentique[5]. Hérodote et Thucydide pourraient bien, sur cette supposition, demander à M. Clinton pourquoi il leur demandait de changer leur manière de procéder à l’année 776 av. J.-C., et pourquoi ils ne seraient pas autorisés à poursuivre leur calcul chronologique ascendant, sans interruption depuis Léonidas jusqu’à Danaos, ou depuis Pisistrate jusqu’à Hellên et Deukaliôn, sans changer en rien le point de vue. Des dynasties authentiques à partir des Olympiades jusqu’à une époque antérieure à la guerre de Troie nous permettraient d’obtenir une preuve chronologique de la dernière date, au lieu d’être réduits (comme M. Clinton affirme que nous le sommes) à une conjecture à la place de preuve.

Toute la question relative à l’importance du calcul depuis les Olympiades jusqu’à Phorôneus roule en réalité sur ce seul point : Ces généalogies prétendant remplir l’espace qui sépare ces deux époques sont-elles authentiques et dignes de foi ou non ? M. Clinton paraît sentir qu’elles ne le sont pas, quand il admet la différence essentielle dans le caractère de la preuve, et la nécessité de changer la méthode de computation avant et après la première Olympiade constatée ; toutefois dans sa préface il s’efforce de prouver qu’elles ont une valeur historique et qu’elles sont en général exactement présentées ; de plus, que les personnages fictifs, partout où il y en a d’entremêlés, peuvent être découverts et éliminés. Les preuves sur lesquelles il s’appuie sont : 1° les inscriptions ; 2° les anciens poètes.

I. Une inscription, n’étant autre chose qu’un écrit sur marbre, présente une valeur d’évidence aux mêmes conditions qu’un écrit sur papier publié. Si l’auteur de l’inscription rapporte un fait contemporain qu’il avait les moyens de connaître, et s’il n’y a pas de raison pour soupçonner un faux rapport, nous croyons son assertion ; si, d’un autre côté, il cite des faits appartenant à une époque de beaucoup antérieure à son propre temps, son autorité compte pour peu de chose, excepté en tant qu’il nous est possible de vérifier et d’apprécier ses moyens d’information.

Ainsi, pour apprécier la force d’une inscription quelconque comme preuve, le premier point, le plus indispensable est de nous assurer de sa date. Parmi toutes les annales publiques et toutes les inscriptions que cite M. Clinton, il n’y en a pas une qui puisse être rapportée positivement à une date antérieure à 776 avant J.-C. Le disque d’Iphitos, les annales publiques à Sparte, à Corinthe et à Elis, la liste des prêtresses de Junon à Argos, tout cela est d’une date absolument dénuée de preuves. O. Müller est, il est vrai, de l’opinion de M. Clinton (bien qu’à mon avis sans preuve suffisante), en attribuant le disque d’Iphitos à l’époque où l’on place ce prince ; et si même nous faisons une -telle concession, nous aurons (en adoptant la détermination donnée par M. Clinton pour le siècle d’Iphitos) une inscription aussi ancienne que l’an 828 avant J.-C. Mais quand M. Clinton cite O. Müller comme admettant les annales de Sparte, de Corinthe et d’Élis, il est juste d’ajouter que ce dernier ne déclare pas garantir l’authenticité de ces documents, ni l’époque à laquelle on commença à tenir de tels registres. On ne peut douter qu’il n’y eût des listes des rois de Sparte qui les faisaient remonter jusqu’à Hêraklês, et des rois d’Élis depuis Oxylos jusqu’à Iphitos ; mais la question est celle-ci : à quel moment ces listes commencèrent-elles à être tenues d’une manière non interrompue ? C’est là un point que nous n’avons aucun moyen de décider ; nous ne pouvons pas non plus accepter la conjecture que propose, sans l’appuyer, M. Clinton, quand il nous dit : Peut-être ces annales ont-elles commencé à être écrites à une époque aussi reculée que l’an 1048 avant J.-C., temps probable de la conquête dôrienne. Il nous dit encore : — A Argos on conservait un registre des prêtresses de Junon, qui pouvait être plus ancien que les catalogues des rois de Sparte ou de Corinthe. Ce registre, qui servit à Hellanicus pour composer son ouvrage, renfermait les prêtresses depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’époque d’Hellanicus lui-même... Mais, ce catalogue pouvait avoir été commencé dès la guerre de Troie elle-même, et même à une date plus reculée (p. X, XI). Au sujet des inscriptions citées par Hérodote, qui se trouvaient dans le temple d’Apollon l’Isménien à Thèbes, et dans lesquelles Amphitryôn et Laodamas sont nommés, M. Clinton dit encore : Elles étaient anciennes du temps d’Hérodote, qui peut les reporter à quatre cents ans avant lui ; et, dans ce cas, elles pouvaient, à trois cent ans près, se rapprocher de Laodamas, et à quatre cents ans près, de l’époque probable de Kadmus lui-même. — On accorde (ajoute-t-il dans une note) que ces inscriptions n’étaient pas vraies, c’est-à-dire qu’elles n’avaient pas la date que leur assignait Hérodote lui-même ; mais on ne peut douter qu’elles ne fussent anciennes, etc.

Le temps où Hérodote vit le temple d’Apollon Isménien à Thêbes ne peut guère avoir été plus ancien que l’an 450 Avant J.-C. : en remontant de là dans notre calcul jusqu’à 776 avant J.-C., nous avons un intervalle de trois cent vingt-six ans : les inscriptions que vit Hérodote peuvent donc bien avoir été anciennes, sans être antérieures à la première Olympiade constatée. M. Clinton nous dit, il est vrai, que ancien pourrait être expliqué par quatre cents années avant Hérodote. Mais il n’est pas de lecteur scrupuleux qui puisse se permettre de transformer une possibilité aussi peu sérieuse en une raison concluante, et d’en profiter en y joignant d’autres possibilités semblables énumérées auparavant, dans le but de montrer qu’il existait réellement des inscriptions en Grèce d’une date antérieure à 776 avant J.-C. A moins que M. Clinton puisse le prouver, il ne peut tirer aucun avantage des inscriptions dans la tentative qu’il fait pour établir la réalité des personnages ou des événements mythiques.

La vérité est que la généalogie hêraklide des rois de Sparte (comme on l’a fait remarquer dans un chapitre précédent) n’est qu’une des nombreuses généalogies divines et héroïques dont abondait le monde hellénique[6], classe de documents qui ne deviennent des preuves historiques qu’autant que dans les séries ascendantes les noms sont rendus authentiques pour avoir été inscrits sur des registres contemporains ou presque contemporains. A quelle période commença l’usage de les enregistrer, c’est ce que nous ignorons. Toutefois on peut faire deux remarques relatives à une conjecture approximative quelconque, quant à l’époque où commença un enregistrement réel : d’abord, le nombre de noms dans la généalogie, ou la longueur du temps passé qu’elle déclare embrasser, n’apporte aucune présomption d’une antiquité plus haute par rapport au moment de l’inscription ; en second lieu, en considérant le petit nombre et la grossièreté reconnus des monuments écrits chez les Grecs, même jusqu’à la soixantième Olympiade (540 av. J.-C.), et l’absence de l’habitude de l’écriture, aussi bien que le peu de cas que l’on faisait de son importance, ce que montre un tel état de choses, on peut présumer que l’enregistrement écrit des généalogies de famille ne commença que longtemps après 776 avant J.-C., et celui qui soutient qu’il commença plus tôt est soumis à l’obligation de le prouver. Et ce qui justifie encore cette seconde observation, c’est que nous remarquons qu’il n’y a pas de liste inscrite, excepté celle des vainqueurs olympiques, qui aille même aussi haut que 776 avant J.-C. La liste suivante, que produisent O. Müller et M. Clinton est celle des Karneonikæ ou vainqueurs à la fête des Karneia, qui ne va que jusqu’à l’an 676 avant J.-C.

Si donc les inscriptions servent peu à M. Clinton pour appuyer son système d’une histoire et d’une chronologie grecques antérieures aux Olympiades constatées, examinons les conséquences qu’il tire de son autre source de preuves, les anciens poètes. Et ici l’on trouvera d’abord que, pour soutenir la crédibilité de ces témoins, il expose des principes, relativement à l’évidence historique, à la fois insoutenables en eux-mêmes et particulièrement inapplicables aux anciens temps d’e la Grèce ; en second lieu, que son raisonnement est en même temps illogique, en tant qu’il renferme des points admis qui, compris et suivis littéralement, présentent ces mêmes témoins comme mêlant la vérité et la fiction d’une façon habituelle, aveugle et inconsciente, ce qui les rend impropres à être crus sur leur témoignage isolé et dénué d’appui.

Pour nous occuper d’abord du second point, il dit, Introduction, p. II-III : L’autorité même des généalogies a été révoquée en doute par beaucoup de personnes capables et savantes, qui rejettent Danaus, Kadmus, Hercule, Thêseus et une foule d’autres, comme personnages fictifs. Il est évident que tous les faits sortaient habituellement des mains des poètes embellis de beaucoup d’additions fabuleuses, et sans aucun doute on composa des généalogies fictives. Cependant de ce que plusieurs généalogies étaient fictives, nous ne sommes pas autorisés à conclure que toutes étaient fabuleuses. Ainsi, dans l’appréciation de la valeur historique, les généalogies transmises par les anciens poètes, nous pouvons prendre un terme moyen, c’est de ne pas les rejeter comme complètement fausses, ni cependant de les admettre implicitement toutes comme vraies. Les généalogies contiennent beaucoup de personnages réels, mais ils sont unis à beaucoup de noms fictifs. Toutefois les fictions auront une base de vérité : l’expression généalogique peut être fausse, mais la connexion qu’elle rend est réelle. Ceux mêmes qui rejettent le tout comme fabuleux peuvent encore à pas voir de mauvais rail l’exposition des anciens temps présentée dans ce volume : car il est nécessaire, pour bien comprendre l’antiquité, que les opinions des Grecs relativement à leur propre origine nous soient mises sous les yeux, même si ce sont des opinions erronées, et que leur histoire soit racontée comme ils l’avaient racontée eux-mêmes. Les noms conservés par les anciennes généalogies peuvent être considérés comme étant de trois sortes : ou ils étaient le nom d’une race ou d’un clan transformé en nom d’un individu, ou ils étaient complètement fictifs, ou en dernier lieu ils étaient des noms historiques réels. On essaie dans lis quatre tables généalogiques insérées ci-dessous de distinguer ces trois classes de noms... Parmi ceux qui sont laissés dans la troisième classe — c’est-à-dire les réels —, tous n’ont pas droit à y rester. Mais je n’ai placé dans la troisième classe que les noms sur lesquels il semblait qu’il n’y avait que peu de doute. Le reste, est laissé à l’appréciation du lecteur.

Conformément à ce principe de division, M. Clinton donne quatre tables généalogiques[7] dans lesquelles les noms des personnages représentant les races sont imprimés en lettres capitales, et ceux des personnages purement fictifs en italique. Et ces tables offrent un curieux échantillon du mélange intime de la fiction avec ce qu’il appelle vérité : un fils réel et un père mythique, une épouse mythique et un époux réel, vice versa.

Au sujet des tables de M. Clinton nous pouvons faire les remarques suivantes :

1. Les noms séparés comme fictifs ne sont distingués par aucun caractère commun, ni par quelque marque assignable ou justifiable, de ceux qui sont laissés comme réels. Pour prendre un exemple (p. 40), pourquoi Itônus Ier est-il indiqué par les italiques comme être fictif, tandis qu’Itônus II, avec Physcus, Cynus, Salmôneus, Ormenus, etc., à la même page, sont, conservés comme réels, tous étant éponymes de villes exactement au même titre qu’Itônus ?

2. Si nous devons exclure Hellên, Dôrus, Æolus, Iôn, etc., comme n’étant pas des individus réels, mais des expressions représentant des races personnifiées, pourquoi devons-nous conserver Kadmus, Danaus, Hyllus et plusieurs autres, qui sont précisément aussi bien éponymes de races et de tribus que les quatre noms mentionnés plus haut ? Hyllus, Pamphylus et Dymas sont les éponymes des trois tribus dôriennes[8], exactement comme Hoplês et les trois autres fils d’Iôn l’étaient des quatre tribus attiques : Kadmus et Danaus étaient dans le même rapport vis-à-vis des Kadmeiens et des Danaens, qu’Argus et Achæus vis-à-vis des Argiens et des Achæens. En outre, il y a beaucoup d’autres noms réellement éponymes que nous ne pouvons actuellement reconnaître comme tels, par suite de la connaissance imparfaite que nous avons des subdivisions de la population hellénique, dont chacune, généralement parlant, avait son dieu et son héros, auquel on rapportait l’origine du nom. Si donc des noms éponymes doivent être exclus de la catégorie des êtres réels, nous trouverons que les rangs des hommes réels seront éclaircis dans une bien plus grande mesure que ne l’indiquent les tables de M. Clinton.

3. Bien que M. Clinton ne développe d’une manière conséquente aucune de ses qualifications parmi les noms et les personnages des vieux mythes, qualifications propres à leur ôter leurs privilèges, néanmoins il les pousse assez loin pour faire disparaître une proportion sensible de l’ensemble. Par une telle concession faite ainsi au scepticisme moderne, il a abandonné le point de vue d’Hellanicus et d’Hérodote et des anciens historiens en général ; et il est singulier que les noms, qu’il a mis le plus d’empressement à sacrifier, sont précisément ceux auxquels ils étaient le plus attachés, et que leur foi aurait abandonnés avec le plus de peine, je veux dire les héros éponymes. Ni Hérodote, ni Hellanicus, ni Ératosthène, ni aucun autre des chronologistes de l’antiquité n’auraient admis la distinction que M. Clinton établit entre des personnes réelles et des personnes fictives dans l’ancien monde mythique, bien qu’ils puissent à l’occasion peut-être, sur des motifs particuliers, révoquer en doute l’existence de quelques caractères individuels parmi les ancêtres mythiques de la Grèce ; mais ils ne songèrent jamais à cette division générale en personnages réels et en personnages fictifs, qui forme le principe du moyen terme de M. Clinton. Leurs computations chronologiques relatives à l’antiquité grecque supposaient que les caractères mythiques, dans leur succession pleine et entière, étaient tous des personnages réels. Dressant la liste entière comme réelle, ils calculaient tant de générations pour un siècle, et déterminaient ainsi le nombre de siècles par lesquels ils étaient séparés des dieux, des héros et des hommes autochtones, qui formaient à leurs yeux le point de départ historique. Mais aussitôt qu’on admet que les personnages du monde mythique sont divisibles en deux classes, qu’ils sont en partie réels et en partie fictifs, l’intégrité de la série est brisée, et elle ne peut plus servir de base à un calcul chronologique. Dans l’opinion des anciens chronologistes, trois personnes successives de la même lignée, le grand-père, le père et le fils, comptaient pour un siècle ; et cela peut passer en bloc, tant que l’on est entièrement convaincu que ce sont tous des personnages réels ; mais si dans la succession de personnes A, B, C, vous effacez B comme étant une fiction, la continuité des données nécessaires è une computation chronologique disparaît. Or M. Clinton n’est pas conséquent avec lui-même en ce que, pendant qu’il abandonne la foi historique absolue des chronologistes grecs, il continue néanmoins ses computations chronologiques sur les données de cette ancienne foi, sur la réalité supposée de toutes les personnes composant ses générations antéhistoriques. Chue devient, par exemple, la généalogie hêraklide des rois spartiates, si l’on admet que les personnages éponymes doivent être effacés comme fictifs, vu qu’Hyllos, par lequel ces rois faisaient remonter leur origine à Hêraklês, rentre de la manière la plus distincte dans cette catégorie, autant que Hopiês le fils d’Iôn ? On trouvera que dès qu’on cesse de croire au monde mythique comme à une succession d’individus réels sans interruption et sans mélange, il devient impropre à servir de base pour des computations chronologiques, et que M. Clinton, quand il mutilait les données des anciens chronologistes, aurait dû en même temps abandonner leurs problèmes comme insolubles. Des généalogies de personnes réelles, telles que celles auxquelles Hérodote et Ératosthène ajoutaient foi, fournissent une base passable à des calculs chronologiques, l’erreur admise dans de certaines limites ; des généalogies contenant beaucoup de personnes réelles unies à beaucoup de noms fictifs (pour employer les termes de M. Clinton cités tout à l’heure) sont essentiellement inutiles à un tel but.

Il est juste d’ajouter ici que je partage les idées de M. Clinton au sujet de ces personnages éponymes : j’admets avec lui que l’expression généalogique peut souvent être fausse, quand la connexion qu’elle rend est réelle. Ainsi, par exemple, l’adoption de Hyllos par Ægimios, père de Pamphilos et de Dymas, qui lui accorde les privilèges de fils et le tiers de ses possessions, peut raisonnablement être prise pour une expression mythique de l’union fraternelle des trois tribus dôriennes, les Hyllêis, les Pamphyli et les Dymanes ; il en est de même au sujet de la parenté d’Iôn et d’Achæos, de Dôros et d’Æolos. Si nous expliquons de cette manière le nom d’Hyllos, ou celui d’Iôn, ou celui d’Achæos, nous ne pouvons en même temps employer aucun de ces personnages comme unité dans un calcul chronologique, et il n’est pas logique non plus de les reconnaître en bloc comme membres d’une classe distincte, et cependant de les inscrire comme des individus réels, en mesurant la durée du temps passé.

4. M. Clinton, en exprimant son désir de raconter l’histoire des Grecs comme ils l’ont racontée eux-mêmes, semble ne pas comprendre quelle différence capitale sépare son point de vue du leur. La distinction qu’il, établit entre les personnages réels et les fictifs aurait paru extravagante, pour ne pas dire choquante, à Hérodote ou à Eratosthène. Sans aucun doute, il serait bon que l’ancienne histoire des Grecs (si on doit l’appeler ainsi) fût racontée comme ils l’ont racontée eux-mêmes, et c’est avec cette pensée que je me suis efforcé, dans les récits précédents, autant que je l’ai pu, de présenter les légendes primitives avec leur couleur et leur physionomie originales, tout en signalant le travail de transformation et de distillation qui en a fait de l’histoire, en les faisant passer par le creuset des annalistes postérieurs. C’est la légende ainsi transformée que M. Clinton semble prendre pour l’histoire racontée par les Grecs eux-mêmes, eue que l’on peut admettre comme vrai, à moins que le sens de l’expression ne soit expliqué d’une manière spéciale. Toutefois, dans la distinction générale qu’il fait entre les personnages réels et les fictifs du monde mythique, il s’éloigne essentiellement du point de vue même des Grecs plus récents. Et s’il avait suivi cette distinction d’une manière logique dans la critique qui lui est particulière, il aurait senti le sol se dérober sous ses pas dans sa marche ascendante même jusqu’à Troie, pour ne pas mentionner la série de dix-huit générations en remontant à Phorôneus ; mais il ne la suit pas d’une manière logique, aussi dans la pratique s’éloigne-t-il peu des traces des anciens.

Il en a été dit assez pour montrer que les témoins sur lesquels s’appuie M. Clinton mêlent la vérité et la fiction d’une manière habituelle et inconsciente, sans distinction, et cela de son propre aveu. Considérons maintenant les principes qu’il pose touchant la preuve historique. (Introduction, p. VI, VII) :

Nous pouvons reconnaître comme personnages réels tous ceux qu’aucun motif ne force à rejeter. La présomption est en faveur de l’ancienne tradition, si l’on ne peut présenter d’argument qui la détruise. Les personnages peuvent être considérés comme réels, quand le portrait qui en est donné s’accorde avec l’état du pays à cette époque ; quand on n’a eu à satisfaire, en les inventant, ni préjugé national ni vanité nationale ; quand la tradition permanente et générale, quand des tribus rivales ou hostiles s’accordent sur les faits principaux ; quand les actes attribués au personnage (dépouillés de leur ornement poétique) rentrent dans le système politique de l’époque ou forment la base d’autres événements qui tombent dans les temps historiques connus. Kadmus et Danaus paraissent être des personnages réels : car il est conforme à l’état de l’humanité et parfaitement croyable, que des aventuriers phéniciens et égyptiens, aux époques où l’on place ces personnages, aient pu trouver leur route jusqu’aux rivages de la Grèce ; et les Grecs (comme on l’a déjà fait observer) n’avaient pas de raison fondée sur une vanité nationale quelconque pour imaginer ces établissements. Hercule était un personnage réel. Ses actes étaient rapportés par ceux qui n’étaient point amis des Dôriens ; par les Achæens, les Æoliens et les Ioniens, qui n’avaient pas un sentiment de vanité à satisfaire en célébrant le héros d’un peuple hostile et rival. Ses descendants dans une foule de branches restèrent établis dans beaucoup d’États jusqu’aux temps historiques. Son fils Tlepolemus, son petit-fils et son arrière petit-fils, Cleodæus et Aristomachus, sont reconnus (c’est-à-dire par O. Müller) comme des personnages réels ; et il n’y a pas de raison que l’on puisse donner pour admettre ceux-ci, qui ne soit également valable pour établir la réalité et d’Hercule et d’Hyllus. Avant tout, Hercule est rendu authentique par les témoignages et de l’Iliade et de l’Odyssée.

Ces principes ne semblent pas s’accorder avec des vues saines touchant les conditions du témoignage historique. D’après ce qui est posé ici, nous sommes tenus d’accepter comme réels tous les personnages mentionnés par Homère, Arktinus, Leschês, les poètes hésiodiques, Eumêle, Asius, etc., à moins que nous ne puissions présenter quelque raison positive, dans chaque cas particulier, pour prouver le contraire. Si ce principe est vrai, une assez grande partie de l’histoire d’Angleterre, depuis Brute le Troyen jusqu’à Jules César, devrait aussitôt être admise comme valable et digne de créance. Ce que M. Clinton appelle ici l’ancienne tradition est effectivement le récit de ces anciens poètes. Le mot tradition est un terme équivoque, et il suppose tout ce qui est en question ; car, tandis que dans son sens apparent et littéral, il implique seulement une chose transmise, soit vérité, soit fiction, on le comprend tacitement comme impliquant un récit descriptif de quelque fait réel, né au moment où a eu lieu ce fait et exact dans l’origine, mais corrompu par une transmission orale postérieure. Comprenant donc par les mots de M. Clinton, ancienne tradition, les récits des anciens poètes, nous trouverons son principe totalement inadmissible, à savoir que nous sommes tenus d’admettre les personnes ou les assertions d’Homère et d’Hésiode comme réelles, à moins que nous né puissions présenter des raisons qui prouvent le contraire. Admettre ce point, ce serait les mettre sur un pied d’égalité avec (le bons témoignages. contemporains ; car on ne peut réclamer de plus grand privilège en faveur même de Thucydide que le titre à la croyance accordée à son témoignage, excepté là où il peut être contredit d’après des raisons spéciales. La présomption en faveur d’un témoin qui affirme est ou forte ou faible, on n’est positivement rien, d’après la raison complexe de ses moyens d’information, de ses habitudes morales et intellectuelles et des motifs qu’il a de dire la vérité. Ainsi, par exemple, quand Hésiode nous dit que son père quitta la ville æolienne Kymê et vint à Askra en Bœôtia, nous pouvons le croire complètement ; mais quand il nous décrit les batailles que se livrent les dieux olympiques et les Titans, ou Hêraklês et Kyknos, ou quand Homère dépeint Hectôr tâchant, avec l’aide d’Apollon, de défendre Troie, Achille et Odysseus s’efforçant, avec le concours d’Hêrê et de Poseidôn, de détruire cette ville, événements passés et accomplis depuis longtemps, de son propre aveu, nous ne pouvons supposer que l’un ou l’autre soit en aucune manière digne de foi. On ne peut montrer qu’ils possédassent quelque moyen d’information, tandis qu’il est certain qu’ils ne pouvaient avoir aucune raison pour tenir compte de la vérité historique : leur objet était de satisfaire le désir de récit exempt de toute pensée critique, et d’exciter les émotions de leurs auditeurs. M. Clinton dit que les personnages peuvent être considérés comme réels quand la description qu’on en fait s’accorde avec l’état du pays à cette époque. Mais il a oublié d’abord que nous ne savons rien de l’état du pays, si ce n’est ce que ces mêmes poètes nous apprennent ; ensuite, que des personnages fictifs peuvent aussi bien s’accorder arec l’état du pays que des personnages réels. Ainsi donc, tandis que d’un côté nous n’avons pas de preuve indépendante pour affirmer ou pour nier que les caractères d’Achille et d’Agamemnôn fussent conformes à l’état de la Grèce ou de l’Asie Mineure à une certaine date supposée, 1183 av. J.-C., d’un autre côté, même en supposant qu’une telle conformité fût démontrée, cela même ne prouverait pas que ce sont des personnages réels.

Le raisonnement de M. Clinton néglige complètement l’existence d’une fiction plausible, c’est-à-dire d’histoires fictives qui s’harmonisent parfaitement bien avec la suite générale des faits, et qui se distinguent des événements réels non par un caractère intrinsèque quelconque, mais par cette circonstance que le fait réel a quelque témoin compétent et bien informé qui en établit l’authenticité soit directement, soit par une induction légitime. La fiction peut être et est souvent extravagante et incroyable ; mais elle peut aussi être plausible et spécieuse, et dans ce cas ce n’est que par l’absence d’un certificat qui l’atteste qu’on la distingue de la vérité. Or toutes les marques distinctives que M. Clinton propose comme garanties de la réalité des personnages homériques pourront précisément aussi bien se trouver dans une fiction plausible que dans un fait réel : la plausibilité de la fiction consiste à satisfaire à ces conditions-là et à d’autres semblables. Dans la plupart des cas, les récits des poètes rentraient effectivement dans le courant actuel des sentiments de leur auditoire : préjugé et vanité ne sont pas les seuls sentiments ; mais sans doute on faisait souvent appel au préjugé et à la vanité, et c’était à cette harmonie dans la manière de sentir qu’ils devaient leur empire sur la croyance des hommes. Sans aucun doute, l’Iliade faisait un très puissant appel au respect dû aux ancêtres, tant dieux que héros, parmi les colons, asiatiques qui l’entendaient pour la première fois ; la tentation de produire un récit intéressant est un stimulant tout à fait suffisant pour l’invention du poète, et la plausibilité du récit est un passeport suffisant pour qu’il soit cru des auditeurs. M. Clinton parle d’une tradition permanente et générale. Mais de ce qu’un poète a été cru jadis généralement pour avoir, par la beauté de son récit, produit un grand effet, ce n’est pas une preuve que ce récit fût fondé sur un fait ; autrement, que dirons-nous des légendes divines et de la partie considérable de la narration homérique que M. Clinton lui-même écarte comme fausse, sous la désignation d’ornement poétique ? Quand un incident mythique est rapporté comme formant la base de quelque fait notoire ou de quelque institution historique, connue, comme, par exemple, l’heureux stratagème au moyen duquel Melanthos tua Xanthos dans la lutte au sujet des frontières, qui a été racontée dans le précédent chapitre, nous pouvons adopter un des deux points de vue : ou nous pouvons considérer l’incident comme réel et ayant été réellement l’occasion de ce qui en est décrit comme le résultat, ou nous pouvons considérer l’incident comme une légende inventée dans le but de produire quelque origine plausible de la réalité, Aut ex re nomen, aut ex vocabulo fabula[9]. Dans les cas où l’incident légendaire est rapporté à une époque de beaucoup antérieure à tout monument, comme cela a lieu communément, le second mode de procéder me parait beaucoup plus conforme à la raison et à la probabilité que le premier. On doit se rappeler que toutes les personnes et tous les faits que défend ici M. Clinton comme faits historiques, sont rapportés à une époque qui précède de beaucoup le premier commencement des annales.

J’ai déjà fait remarquer que M. Clinton recule devant sa propre règle en traitant Kadmos et Danaos comme des personnes réelles, puisqu’ils sont autant éponymes de tribus ou de races que Dôros et Hellên. Et s’il peut admettre qu’Hêraklês soit un homme réel, je ne vois pas sur quelle raison il peut rejeter d’une manière logique qui que ce soit des personnages mythiques, car il n’y en a pas un dont les exploits soient d’une façon plus frappante en désaccord avec la règle de la probabilité historique. M. Clinton raisonne sur la supposition que Hercule était un héros dorien ; mais il était Achæen et Kadmeien aussi bien que dorien, bien que les légendes qui le concernent soient différentes dans chacun des trois caractères. Son fils Tlepolemos et son petit-fils Kleodæos appartiennent-ils à la catégorie des hommes historiques, c’est ce que je ne prendrai pas sur moi de dire, quoique O. Müller semble l’admettre (sans aucune garantie, à mon avis) ; mais Hyllos n’est certainement pas un homme réel, si l’on doit se fier à la règle de M. Clinton lui-même touchant les éponymes. Les descendants d’Hercule (fait observer M. Clinton) restèrent établis dans beaucoup d’États jusqu’aux temps historiques. Il en fut de même de ceux de Zeus et d’Apollon, et de ce dieu que l’historien Hécatée reconnaissait comme l’auteur de sa race à la seizième génération. Les rois titulaires d’Ephesos, dans les temps historiques, aussi bien que Pisistrate, le despote d’Athènes, faisaient remonter leur origine à Æolos et à Hellên ; cependant M. Clinton n’hésite pas à rejeter Æolos et Hellên comme personnages fictifs. Je prétends qu’il ne convient pas de citer l’Iliade et l’Odyssée (ainsi que le fait M. Clinton) comme preuve de la personnalité historique d’Hêraklês ; car, même pour les hommes ordinaires qui figurent dans ces poèmes, nous n’avons aucun moyen de distinguer les réels des fictifs ; tandis que l’Hêraklês homérique est incontestablement plus qu’un homme ordinaire ; c’est le fils favori de Zeus, prédestiné dés sa naissance à une vie de labeur et de servitude, préparation à une glorieuse immortalité. Sans doute, le poète croyait lui-même à la réalité d’Hêraklês, mais c’était une réalité revêtue d’attributs surhumains.

M. Clinton fait l’observation suivante (Introd., p. II) : De ce que quelques généalogies étaient fictives, nous ne sommes pas autorisés à conclure qu’elles étaient toutes fabuleuses. Il n’est nullement nécessaire que nous, soutes ions un principe si étendu ; il suffit que toutes soient fabuleuses en ce qui concerne les dieux et les héros, quelques-unes fabuleuses d’un bout à l’autre, et qu’il n’y en ait aucune dont la vérité puisse être prouvée pour la période antérieure aux Olympiades constatées. Combien de ces généalogies, ou quelles portions particulières, peuvent être vraies, c’est ce que personne ne peut dire. Les dieux et les héros sont, à notre point de vue, essentiellement fictifs ; mais au point de vue des Grecs ils étaient les plus réels de tous les membres des séries, ou, si nous pouvons nous permettre cette expression, les Grecs s’y rattachaient avec la foi la plus grande. Ces êtres ne faisaient pas seulement partie de la généalogie telle qu’elle était conque dans l’origine, mais ils étaient, par leur nature même, la principale raison -qui.la faisait concevoir comme une chaîne d’or destinée à rattacher l’homme vivant à un premier père divin. Ainsi la généalogie prise dans son ensemble (car c’est en cela que consiste sa valeur) était une fiction dès le commencement ; mais les noms du père et du grand-père de l’homme vivant, à l’époque duquel elle parut pour la première fois, étaient sans doute ceux d’hommes réels. C’est pourquoi toutes les fois que nous pouvons vérifier la date d’une généalogie appliquée à quelque personne vivante, nous pouvons avec raison présumer que les deux derniers membres sont également des personnes réelles ; mais cela ne peut s’appliquer au temps qui précède les Olympiades, encore moins aux temps prétendus de la guerre de Troie, de la chasse du sanglier de Kalydôn ou du déluge de Deukaliôn. Ce raisonnement que fait M. Clinton (Introd., p. VI) : Puisque Aristomachus était un homme réel, son père Cleodæus, son grand-père Hyllus et les autres, en remontant ainsi plus haut, etc., doivent donc avoir été des hommes réels, est une conclusion inadmissible. L’historien Hécatée était un homme réel, et sans doute son père Hegesandros aussi ; mais il serait peu sûr de remonter quinze degrés sur son échelle généalogique, jusqu’à ce qu’on rencontrât le premier père divin dont il se vantait : on trouvera les degrés supérieurs de l’échelle brisés et sans réalité. Nous ne mentionnerons pas que l’induction d’après laquelle un fils réel suppose un père réel ne s’accorde pas avec ce que M. Clinton lui-même admet dans ses tables généalogiques : il y insère, en effet, les noms de plusieurs pères mythiques qui auraient engendré des fils historiques réels.

L’autorité universelle dont jouit l’ouvrage de M. Clinton, et le sincère respect que je professe pour les élucidations qu’il donne sur la chronologie plus récente m’ont imposé le devoir de produire les raisons pour lesquelles je m’éloigne de ses conclusions relatives au temps qui précède la première Olympiade constatée. Le lecteur désireux de voir les conjectures nombreuses et contradictoires (elles ne méritent pas d’autre nom) que firent les Grecs eux-mêmes, dans le but de donner une chronologie à leurs récits mythiques, les trouvera dans des notes abondantes annexées à la première moitié de son premier volume. Considérant de telles recherches non seulement comme inutiles pour arriver à quelque résultat digne de foi, mais comme servant à détourner l’attention de la forme véritable de la légende grecque et de son caractère réellement explicatif, je n’ai pas cru qu’il fût convenable de suivre la même marche dans le présent ouvrage. Toutefois, quelque différence qu’il y ait entre les idées de M. Clinton et les miennes sur ce sujet, je m’accorde avec lui pour repousser l’application de l’étymologie (Introd., p. XI-XII) comme système général d’explication aux caractères et aux événements de la légende grecque. Parmi les nombreuses causes qui agirent comme motifs d’inspiration et comme stimulants sur l’imagination grecque dans la création de ces intéressants récits, sans doute l’étymologie a eu sa part ; mais elle ne peut être appliquée (ainsi qu’a cherché Hermann à le faire, plus que personne) dans le but de donner un sens et un système supposés à tout l’ensemble des récits mythiques. J’ai déjà fait une remarque sur ce point dans un précédent chapitre.

Il serait curieux de déterminer à quelle époque ou par qui furent formées et conservées les plus anciennes généalogies continues, qui rattachaient des personnes existantes à l’époque antérieure supposée de la légende. Ni Homère ni Hésiode ne mentionnaient de personnes ni de circonstances présentes qui pussent être constatées ; s’ils l’avaient fait, l’époque des unes ou des autres aurait pu être déterminée sur de bonnes preuves ; et nous pouvons à bon droit présumer que cela a été impossible, d’après les controverses sans fin qui eurent lieu sur ce point entre les anciens écrivains. Dans les Travaux et les Jours d’Hésiode, les héros de Troie et de Thèbes sont même présentés comme étant une race éteinte[10], différant radicalement des propres contemporains du poète, qui sont une race nouvelle, beaucoup trop dépravée pour être considérée comme issue des héros ; de sorte que nous ne pouvons guère supposer qu’Hésiode (bien que son père fût natif de Kymê en Æolia) ait admis la généalogie des chefs æoliens, comme descendants censés d’Agamemnôn. Il est certain que les plus anciens poètes n’essayèrent pas de faire usage de séries déterminées de pègres et de fils pour mesurer l’intervalle supposé entre leur propre temps et la guerre de Troie, ou pour le réunir comme par un pont. Eumêle et Asius ont-ils fait une tentative semblable, c’est ce que nous ne pouvons pas dire, mais les plus anciennes généalogies ascendantes continues que nous trouvions mentionnées sont celles de Phérécyde, d’Hellanicus et d’Hérodote. On sait qu’Hérodote, dans sa manière de calculer la généalogie ascendante des rois spartiates, fixe la date de la guerre de Troie à une époque antérieure à lui-même de huit cents ans, vers 1270-1250 avant J.-C. environ ; tandis que les chronologistes alexandrins postérieurs, Ératosthène et Apollodore placent cet événement en 1184 et 1183 avant J.-C. ; et les marbres de Paros le rapportent à une date intermédiaire, différant des deux précédentes, 1909 avant J.-C. Éphore, Phanias, Timée, Clitarque et Duris avaient chacun leur date conjecturale particulière ; mais la computation des chronologistes alexandrins fut la plus généralement suivie par ceux qui leur succédèrent, et semble avoir passé aux temps modernes comme la date admise de ce grand événement légendaire, bien que quelques investigateurs distingués aient adopté l’époque d’Hérodote, que Larcher a essayé de soutenir dans une dissertation élaborée, mais faible[11]. Il n’est pas nécessaire de dire qu’à mes yeux la recherche n’a pas d’autre valeur, si ce n’est qu’elle jette du jour sur les idées qui guidaient l’esprit grec, et qu’elle montre le progrès qu’il a fait depuis le temps d’Homère jusqu’à celui d’Hérodote ; car elle atteste un progrès intellectuel considérable au moment où l’on commença à disposer le passé méthodiquement, môme en le faisant d’après des principes fictifs, et dépourvu encore comme on l’était de ces annales qui seules pouvaient donner une direction meilleure. L’homme homérique se contentait de sentir, d’imaginer et de croire les incidents particuliers d’un passé supposé, sans essayer de graduer la ligne de connexion qui les rattachait à lui-même : établir des hypothèses fictives et des liens intermédiaires est l’œuvre d’une époque postérieure, quand on commence à sentir l’aiguillon d’une curiosité légitime, sans matériaux authentiques à lui fournir. Nous avons alors la forme de l’histoire s’exerçant sur la matière de la légende, le passage de la légende à l’histoire, moins intéressant, il est vrai, que chacune d’elles séparément, nécessaire cependant comme degré entre les deux.

 

 

 



[1] Larcher et Raoul Rochette, adoptant la date chronologique d’Hérodote, fixent la prise de Troie à 1270 avant J.-C. et le retour des Hêraklides à 1190 avant J.-C. Selon le système d’Ératosthène, ces deux événements ont lieu en 1184 et 1104 avant J.-C.

O. Müller, dans ses Tables chronologiques (Appendix VI à History of Dorians, vol. II, p. 441, trad. ang.), ne donne ni dates ni computation d’années antérieures à la prise de Troie et au retour des Hêraklides, qu’il place avec Eratosthène en 1184 et en 1104 avant J.-C. — C. Müller pense (dans son Annotatio ad Marmor Parium, ajoutée aux Fragmenta Historicorum Græcorum, éd. Didot, p. 556, 568, 572 ; cf. sa notice servant de préface aux Fragments d’Hellanicus, p. 28 du même volume) que les anciens chronologistes, en arrangeant les événements mythiques en antécédents et en conséquents, furent guidés par certaines prédilections numériques, particulièrement par un respect pour le cycle de 63 ans, produit des nombres sacrés 7 x 9 = 63. Je ne puis croire qu’il démontre son hypothèse d’une manière satisfaisante, quant au cycle particulier suivi, bien qu’il ne soit pas improbable que quelques théories numériques préconçues aient guidé ces anciens calculateurs. Il appelle l’attention sur ce fait, que la computation de dates faite par les Alexandrins se trouvait seulement dans un nombre d’autres calculs en opposition entre eux, et que les investigateurs modernes sont trop disposés à la considérer comme si elle était seule ou qu’elle impliquât quelque autorité supérieure (p. 568-572 ; cf. Clemen. Alex., Stromates, I, p. 145, Sylb.). Par exemple, O. Müller fait observer (Appendix à l’Hist. of Dorians, p. 442) que l’on peut regarder a la critique de Larcher, qui rejette les chronologistes alexandrins, peut-être comme aussi dépourvue de fondements qu’elle est présomptueuse, u observation qui, tout au moins, attribue à Eratosthène une bien plus haute autorité que celle à laquelle il a droit.

[3] La date donnée par Callimaque pour Iphitus est approuvée par Clavier (Prem. Temps, t. II, p. 203), qui la considère comme n’étant pas éloignée de la vérité.

[4] Karl Miller fait observer (dans la Dissertation à laquelle il est fait mention plus haut, ajoutée aux Fragmenta Historicorum Græcorum, p. 568) : Quod attinet æram Trojanam, tot obruïmur et taro diversis veterum scriptorum computationibus, ut singulas enumerare negotium sit tædii plenum, eas vel probare vel improbare res vana nec vacua ab arrogantia. Nam nemo hodiè nescit quænam fides his habenda sit omnibus.

[5] Je ne puis approuver la distinction qu’établit M. Clinton entre une chronologie ascendante et une chronologie descendante. Sa doctrine est qu’une chronologie ascendante est digne de foi et praticable jusqu’à la première Olympiade constatée ; la chronologie descendante est digne de foi et praticable à partir de Phorôneus jusqu’à l’émigration ionienne : ce qui est incertain, c’est la longueur de la ligne intermédiaire qui unit l’émigration ionienne à la première Olympiade constatée, le terme supérieur et le terme inférieur (V. Fasti Hellenici, vol. I, Introduct., p. 9, 2e édit. et p. 123, c. 6).

Toute chronologie doit commencer par un calcul ascendant ; lorsque par ce procédé nous sommes arrivés à une ère certaine et déterminée dans un temps assez ancien, nous pouvons, s’il nous plaît, calculer en descendant à partir de cette date. Nous devons être en état de calculer en remontant depuis le temps actuel jusqu’à Père chrétienne, avant de pouvoir nous servir de cet événement comme d’un point file pour des déterminations chronologiques en général. Mais si Ératosthène pouvait faire exactement le calcul ascendant depuis sa propre époque jusqu’à la chute de Troie, il pouvait aussi faire le calcul ascendant jusqu’au point plus rapproché de l’émigration ionienne. Il est vrai qu’Eratosthène donne toutes les indications chronologiques à partir d’un point plus ancien jusqu’à un point plus récent (autant du moins que nous pouvons en juger d’après Clem. Alex., Stromates, I, p. 336) ; il dit : De la prise de Troie au retour des Hêraklides il y a 80 ans ; de là à l’émigration ionienne, 60 ans ; ensuite en continuant jusqu’à la tutelle de Lycurgue, 159 ans ; puis, jusqu’à la première aimée de la première Olympiade, 108 ans ; de cette Olympiade à l’invasion de Xerxès, 297 ans ; de là au commencement de la guerre du Péloponnèse, 48 ans, etc. Mais ici il n’y a pas de différence entre compter en remontant aussi haut que la première Olympiade, et ensuite compter en descendant pour les intervalles de temps qui la précédent. Eratosthène d’abord trouva ou fit quelques calculs ascendants jusqu’à la prise de Troie, soit à partir de son propre temps, soit à partir de quelque époque à une distance connue de la sienne ; ensuite il prend la prise de Troie comme ère, et détermine des intervalles descendant jusqu’à la guerre du Péloponnèse ; entre autres assertions, il indique clairement cet intervalle que M. Clinton déclare impossible à découvrir, à savoir l’espace de temps entre l’émigration ionienne et la première olympiade, en mettant une seule époque entre ces deux événements. Je rejette la computation d’Ératosthène, ou toute autre computation servant à déterminer la date supposée de la guerre de Troie ; mais, si je l’admettais, je n’hésiterais pas à admettre aussi l’espace qu’il, détermine entre l’émigration ionienne et la première Olympiade. Eusèbe (Præp. Ev., X, 9, p. 485) compte en remontant à partir de la naissance du Christ, avec diverses haltes, mais sans aucune interruption, jusqu’aux premiers phénomènes de l’antiquité grecque, le déluge de Deukaliôn et la conflagration de Phaëtôn.

[6] Voir la succession de noms fabuleux placée en tête de l’inscription d’Halicarnasse, et annonçant qu’elle énumère la série des prêtres de Poseidôn depuis la fondation de la ville (Inscript., n° 2655, Bœckh), avec le commentaire du savant éditeur ; cf. aussi ce qu’il déclare être une inscription d’une généalogie partiellement fabuleuse à Hierapytna en Krête (n° 2563).

Les mémorables marbres de Paros sont eux-mêmes une inscription, où la légende et l’histoire, les dieux, les héros et les hommes sont confondus dans diverses époques successives, sans que l’auteur ait conscience d’une transition quelconque. — Le catalogue des prêtresses de Hêrê à Argos remontait il la limite extrême des temps fabuleux ; c’est ce que nous pouvons savoir par les Fragments d’Hellanicus (Fragm. 45-53). Il en était de même des registres à Sikyôn ils annonçaient qu’ils inscrivaient Amphiôn, fils de Zeus et d’Antiopê, comme l’inventeur de la musique de harpe (Plutarque, De Musicâ, c. 3, p. 1132). — J’ai fait remarquer dans une page précédente que M. Clinton cite par erreur K. O. Müller comme croyant à l’authenticité chronologique des listes des anciens rois de Sparte ; il dit (vol. III, app. 6, p. 330) : M. Müller pense qu’un récit authentique des années de chaque règne lacédæmonien depuis le retour des Hêraklides jusqu’à l’Olympiade de Korœbus avait été conservé jusqu’au temps d’Ératosthène et d’Apollodore. Mais c’est une méprise ; car Müller désavoue expressément toute croyance à l’authenticité des listes (Dorians, I, p. 146) ; il dit : Je ne prétends pas que les comptes chronologiques dans les listes spartiates forment un document authentique, plus que ceux du catalogue des prêtresses de Hêrê et de la liste des prêtres d’Halicarnasse. Les exposés chronologiques dans les listes spartiates peuvent avoir été formés d’après des souvenirs imparfaits : mais les chronologistes alexandrins doivent avoir trouvé ces tables existant encore, etc. — Les différences signalées dans Hérodote (VI, 52) suffisent seules pour prouver que l’on ne commença à tenir des registres continus des rois lacédæmoniens que très longtemps après la date que donne ici M. Clinton. — Xénophon (Agésilas, VIII, 7) admet ce qu’Hérodote mentionne comme ayant été l’histoire lacédémonienne primitive, à savoir qu’Aristodemos (et non ses fils) fut le roi qui conduisit à Sparte les envahisseurs Dôriens. Ce qui est bien plus remarquable, c’est que Xénophon l’appelle Άριστόδημος ό  Ήραxλέους. La conclusion raisonnable à tirer de là c’est que Xénophon croyait qu’Aristodêmos était fils d’Hêraklês, et que c’était une des diverses histoires généalogiques courantes. Mais ici intervient la critique : ό  Ήραxλέους (fait observer Schneider), non παϊς, sed άπόγονος, ut ex Herodoto VIII, 131, admonuit Weiske. Assurément sitelle avait été la pensée de Xénophon, il aurait dit ό άφ Ήραxλέους. — Il serait possible de citer des cas particuliers et exceptionnels, où la phrase très commune de ό suivi d’un génitif signifie descendant et non fils. Mais si un doute est permis sur ce point, des computations chronologiques, fondées sur des généalogies, seront exposées à un soupçon sérieux de plus. Pourquoi veut-on que nous supposions que Xénophon ait été obligé de donner le même récit qu’Hérodote, à moins qu’il ne nous le dise en propres termes ? — M. John Brandis, dans une dissertation instructive (De Temporum Græcorum antiquissimorum rationibus, Bonn, 1857), insiste avec force sur ce point, qu’Hérodote ne connaissait rien de ces registres des rois spartiates, et qu’ils n’existaient pas à Sparte quand, son histoire fut composée (p. 6). M. Brandis considère Hellanicus comme ayant le premier arrangé et disposé avec méthode ces anciennes généalogies (p.8-37).

[7] V. l’ouvrage de M. Clinton, p. 38, 40, 100.

[8] C’est de ces trois personnages (Hyllos, Pamphylos et Dymas), dit M. Clinton, vol. I, ch. 5, p. 109, que les trois tribus dôriennes tiraient leurs noms.

[9] Pomponius Mela, III, 7.

[10] V. vol. I, ch. 2.

[11] Larcher, Chronologie d’Hérodote, ch. 14, p. 352-401.

Depuis la prise de Troie jusqu’au passage d’Alexandre en Asie à la tête de son armée d’invasion, événement dont la date, 334 avant J.-C., est connue, on fit les différents calculs suivants : Phanias donnait 715 ans, Éphore 735, Eratosthène, 774, Timée et Clitarque 820, Doris 1000 (Clemens Alexandrie, Stromates, I, p. 337.) — Démocrite supposait un espace de 730 ans entre le temps où il composa son Μιxρός Διάxοσος et la prise de Troie (Diogène Laërte, IX, 41). Isocrate pensait que les Lacédæmoniens avaient été établis dans le Péloponnèse 700 ans, et il le répète dans trois passages différents (Archidam., p. 118 ; Panathen., p. 275 ; De Pace, p. 178). Les dates de ces trois discours eux-mêmes diffèrent de vingt-quatre ans, l’Archidamus étant plus ancien que le Panathénaïque de cet espace de temps ; cependant il emploie le même nombre d’années pour chacun en remontant dans son calcul jusqu’à la guerre de Troie (V. Clinton, vol. I, Introd., p. 5). En compte rond, son calcul coïncide assez bien avec les 800 ans donnés par Hérodote dans le siècle précédent. — Les remarques de Bœckh sur les marbres de Paros en général, dans son Corpus Inscriptionum Græc., t. II, p. 322-336, ont une extrême valeur, mais particulièrement la critique qu’il fait de l’époque de la guerre de Troie, qui est la vingt-quatrième époque sur les marbres. Les anciens chronologistes, à partir de Damastês et d’Hellanicus, déclaraient fixer non seulement l’année exacte, mais le mois, le jour et l’heure exacts de cette prise célèbre. M. Clinton ne prétend pas à autre chose qu’à la possibilité de déterminer l’événement à cinquante années près. (Introd., p. VI.) Bœckh explique la façon dont ils argumentent. — O. Müller fait observer (History of the Dorians, t. II, p. 462. Trad. ang.) : En calculant à partir de la migration des Hêraklides, nous suivons la chronologie alexandrine, au sujet de laquelle il serait à remarquer que les matériaux que nous possédons nous permettent seulement de lui rendre son état primitif, non d’en apprécier la justesse. — Mais je ne vois pas sur quelle preuve on peut même aller jusque-là. M. Clinton, admettant qu’Eratosthène fixait sa date par conjecture, suppose qu’il avait choisi son terme moyen entre les computations plus longues et les calculs plus courts de ses prédécesseurs. Bœckh regarde cette explication comme peu satisfaisante (l. c., p. 328).