HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — DERNIERS ÉVÉNEMENTS DE LA GRÈCE LÉGENDAIRE. - PÉRIODE DE TÉNÈBRES INTERMÉDIAIRES PRÉCÉDENT L'AURORE DE LA GRÈCE HISTORIQUE.

 

 

SECTION I. - RETOUR DES HÊRAKLIDES DANS LE PÉLOPONNÈSE.

Dans les chapitres IV et VII du premier volume, nous avons retracé la descendance des deux familles mythiques les plus distinguées du Péloponnèse, les Persides et les Pélopides. Nous avons suivi les premiers jusqu’à Hêraklês et à son fils Hyllos, et les seconds jusqu’à Orestês, fils d’Agamemnôn, qui est laissé en possession de cette suprématie dans la péninsule, à laquelle son père avait dû le commandement suprême dans la guerre de Troie. Les Hêraklides ou fils d’Hêraklês sont bannis et réduits -à dépendre de l’aide ou de la protection étrangère : Hyllos avait péri dans un combat singulier contre Echemos de Tegea (uni aux Pélopides par un mariage avec Timandra, sœur de Klytæmnêstra)[1], et une convention solennelle avait été faite, comme condition préliminaire de ce duel, à savoir que sa famille n’entreprendrait pas une tentative semblable d’invasion pendant l’intervalle de cent années. A l’expiration du terme stipulé, la tentative fut renouvelée, et avec un succès complet ; mais ce succès ne fut pas dit autant à la valeur des envahisseurs qu’à un puissant corps de nouveaux alliés. Les Hêraklides reparaissent comme chefs et compagnons des Dôriens, section septentrionale des Grecs, qui prennent de l’importance maintenant pour la première fois, pauvre il est vrai en renom mythique, puisqu’il n’est jamais question d’eux dans l’Iliade, et qu’ils sont mentionnés une fois accidentellement dans l’Odyssée, comme étant une fraction des habitants de la Krête parlant divers idiomes, niais destinée à former un des éléments principaux et prédominants pendant toute la durée de l’existence de la Hellas historique.

Le fils de Hyllos, Kleodæos, aussi bien que son petit-fils Aristomachos, était mort alors, et la descendance d’Hëraklês était représentée par les trois fils de ce dernier, Temenos, Kresphontês et Aristodêmos. C’est sous leur conduite que les Dôriens pénétrèrent dans la péninsule. Le récit mythique faisait remonter l’union intime qui existait entre les Hêraklides et les Dôriens à une guerre antérieure, où Hêraklês lui-même avait rendu un service inappréciable au roi Ægimios, vivement pressé dans une lutte avec les Lapithæ. Hêraklês défit les Lapithæ et tua leur roi Korônos ; dans sa reconnaissance Ægimios céda à son libérateur un tiers de tout le pays qu’il possédait et adopta Hyllos pour fils. Hêraklês désira que le territoire accordé ainsi pût être ténu en réserve jusqu’à ce qu’il vînt un moment où ses descendants pourraient en avoir besoin ; et ce moment arriva après la mort de Hyllos (V. vol. Ier, ch. V). Quelques-uns des Hêraklides trouvèrent alors asile à Trikorythos en Attique, mais les autres, tournant leurs pas vers Ægimios, sollicitèrent de lui la portion du pays qui avait été promise au vaillant auteur de leur race. Ægimios les reçut selon son engagement et leur céda le tiers de son territoire, en vertu de la stipulation[2]. A partir de ce moment les Hêraklides et les Dôriens furent intimement unis dans une seule société commune. Pamphylos et Dymas, fils d’Ægimios, accompagnèrent Temenos et ses deux frères dans leur expédition contre le Péloponnèse.

Tel est l’incident mythique qui prétend expliquer l’origine de ces trois tribus dans lesquelles toutes les communautés dôriennes étaient ordinairement réparties, les Hyllêis, les Pamphyli et les Dymanes, la première des trois renfermant certaines familles particulières, telles que celle des rois de Sparte, qui portaient le nom spécial d’Hêraklides. Hyllos, Pamphylos et Dymas sont les héros éponymes des trois tribus dôriennes.

Temenos et ses deux frères résolurent d’attaquer le Péloponnèse, non dans une marche par terre, le long de l’isthme, semblable à celle dans laquelle Hyllos avait été tué précédemment, mais par mer, en franchissant le bras étroit qui sépare les promontoires de Rhion et d’Antirrhion, par lesquels commence le golfe de Corinthe. Selon un seul récit, il est vrai, que toutefois Hérodote ne semble pas avoir connu, on dit qu’ils choisirent cette ligne de marche sur l’injonction expresse du dieu de Delphes, daignant leur expliquer une réponse qui avait été faite à Hyllos dans les termes équivoques habituels aux oracles. Les Lokriens Ozoles et les Ætoliens, habitant la côte septentrionale du golfe de Corinthe, furent les uns et les autres favorables à l’entreprise, et les premiers leur accordèrent un port pour construire leurs vaisseaux, circonstance mémorable qui fit donner au port pour toujours dans la suite le nom dé Naupaktos. Aristodêmos y mourut frappé de la foudre, laissant deux fils jumeaux, Eurysthenês et Proklês ; mais ses deux frères survivants continuèrent de presser l’expédition avec activité.

Dans ces conjonctures, un prophète akarnanien, nommé Karnos, se présenta dans le camp[3] sous l’inspiration d’Apollon, et fit entendre diverses prédictions. Il fut cependant si fortement soupçonné d’une collusion perfide avec les Péloponnésiens, qu’Hippotês, arrière-petit-fils d’Hêraklês par Phylas et Antiochos, le tua. Sa mort attira sur l’armée la colère d’Apollon, qui détruisit leurs vaisseaux et les frappa de la famine. Temenos, dans sa détresse, s’adressa de nouveau à l’oracle de Delphes pour obtenir aide et conseil ; il apprit la cause ‘de tant de souffrances et reçut l’ordre de bannir Hippotês pour dix ans, d’offrir un sacrifice en expiation du meurtre de Karnos, et de chercher comme guide de l’armée un homme qui aurait trois yeux[4]. En revenant à Naupaktos, il rencontra l’Ætolien Oxylos, fils d’Andræmôn, qui retournait dans son pays, après un exil temporaire en Elis, encouru pour homicide : Oxylos avait perdu un oeil ; mais comme il était monté sur un cheval, l’homme et le cheval réunis complétaient les trois yeux voulus, et il fut adopté comme étant le guide qu’avait prescrit l’oracle[5]. Sous sa conduite, ils réparèrent leurs vaisseaux, abordèrent sur la côte opposée de l’Achaïa, et marchèrent pour attaquer Tisamenos, fils d’Orestês, alors le puissant maître de la péninsule. Il se livra une grande bataille, dans laquelle ce dernier fut vaincu et tué ; Pamphylos et Dymas périrent également. Cette bataille rendit les Dôriens si complètement maîtres du Péloponnèse, qu’ils procédèrent à la répartition du territoire entre eux. La fertile contrée de l’Elis avait été, par une stipulation antérieure, réservée à Oxylos, en récompense des services qu’il avait rendus comme guide ; et il fut convenu que les trois Hêraklides, Temenos, Kresphontês et les fils, encore enfants, d’Aristodêmos, tireraient au sort Argos, Sparte et Messênê. Argos échut à Temenos, Sparte aux fils d’Aristodêmos, et Messênê à Kresphontês ; ce dernier s’était assuré Messênê, le territoire le plus fertile des trois, en mettant, par fraude, dans le vase d’oh l’on tirait les lots, un morceau d’argile au lieu d’une pierre ; les lots de ses frères furent tirés, tandis que le sien resta de côté. Chacun d’eux offrit un sacrifice solennel en l’honneur de ce partage ; mais, comme ils procédaient à la cérémonie, on vit sur l’autel de chacun des frères un signe miraculeux : un crapaud correspondant à Argos, un serpent à Sparte, et un renard à Messênê. Les prophètes, consultés ; donnèrent le sens de ces indications mystérieuses : le crapaud, animal lent et stationnaire, prouvait que le possesseur d’Argos ne réussirait pas dans des entreprises faites au delà des limites de sa propre ville ; le serpent indiquait l’avenir formidable de guerre offensive réservé à Sparte ; le renard annonçait aux Messéniens une carrière de ruse et de fraude.

Tel est le court récit que fait Apollodore du retour des Hêraklides, point auquel nous passons, comme si un magicien nous touchait de sa baguette, de la Grèce mythique à la Grèce historique. Le récit porte le cachet non de l’histoire, mais de la légende ; c’est un abrégé d’un ou de plusieurs d’entre les poètes généalogiques[6], et il présente un exposé, qui leur paraissait satisfaisant, de la première formation du grand établissement dorien dans le Péloponnèse, aussi bien que de celui de l’Elis, la contrée semi-ætolienne. Ses incidents sont conçus de manière à expliquer les institutions doriennes : la triple division des tribus, marque caractéristique des Doriens ; l’origine de la grande fête des Karneia à Sparte et dans d’autres cités dôriennes, qu’on prétendait être célébrée en expiation du meurtre de Karnos ; la différence d’humeur et de caractère des États’ dôriens dans leurs rapports mutuels ; l’ancienne alliance des Dôriens avec Elis, ce qui contribua à donner aux jeux Olympiques l’ascendant et la vogue ; la dépendance respectueuse des Dôriens vis-à-vis de l’oracle de Delphes, et enfin l’étymologie du nom de Naupaktos. Si nous possédions le récit plus détaillé, nous trouverions probablement beaucoup plus d’exemples du passé légendaire revêtu d’une couleur propre aux circonstances du présent historique.

Avant tout, cette légende établit en faveur des Dôriens et de leurs rois un titre mythique à leurs établissements du Péloponnèse ; Argos, Sparte et Messênê sont présentées comme appartenant légitimement, et rendues, par un juste retour, aux enfants d’Hêraklês. C’était à eux que Zeus avait donné spécialement le territoire de Sparte ; les Dôriens entrèrent dans le pays en qualité de sujets et d’auxiliaires[7]. Platon donne de la légende une version très différente, mais nous voyons qu’il dispose aussi le récit de manière à ce qu’il comprenne des prétentions légitimes de la part des conquérants. Selon lui, les Achæens, à leur retour dans leur patrie après la prise de Troie, trouvèrent dans leurs concitoyens, génération qui avait grandi pendant leur absence, de la répugnance à les laisser rentrer ; après un effort infructueux tenté pour faire valoir leurs droits, ils finirent par être chassés, mais non sans beaucoup de luttes et de sang versé. Un chef nommé Dôrieus réunit tous ces exilés en un seul corps, et d’après lui ils reçurent le nom de Dôriens au lieu de celui (‘Achæens ; ensuite, revenant dans le Péloponnèse sous la conduite des Hêraklides, ils recouvrèrent par la force les possessions dont ils avaient été exclus, et constituèrent les trois établissements dôriens, sous la domination séparée des frères Hêraklides, à Argos, à Sparte, à Messênê. Ces trois dynasties fraternelles furent fondées sur un plan d’union intime et elles se jurèrent une alliance mutuelle, dans le but de résister à toute attaque qui pourrait être dirigée contre elles de l’Asie[8], soit par le reste des Troyens, soit par leurs alliés. Tel est le récit auquel Platon ajoutait foi ; essentiellement différent sous le rapport des incidents racontés, il est cependant analogue pour le sentiment mythique, et il renferme également l’idée d’un droit à reconquérir le pays. De plus, les deux récits s’accordent à représenter et la conquête entière et la triple division du Péloponnèse Dôrien comme commencées et achevées dans une seule et même entreprise, de manière à ne faire qu’un seul événement, que Platon aurait probablement appelé le Retour des Achæens, mais qui était communément connu sous le nom de Retour des Hêraklides. Bien que cette donnée soit inadmissible et qu’en même temps elle ne s’accorde pas avec d’autres assertions qui se rapprochent tout près des temps historiques, cependant elle porte tous les signes montrant qu’elle était l’idée primitive présentée dans l’origine par les poètes généalogiques. La manière large dont les incidents sont groupés ensemble était facile à suivre pour l’imagination et faisait en même temps une vive impression sur les sentiments.

On ne doit jamais supposer que l’existence d’une seule narration légendaire exclue la possibilité d’autres récits circulant en même temps, mais ne s’accordant pas avec elle ; et il en existait un grand nombre de ce genre relativement au premier établissement des Dôriens du Péloponnèse. Dans le récit d’Apollodore que j’ai rapporté, conçu, à ce qu’il semble, sous l’influence de sentiments dôriens, il est dit que Tisamenos avait été tué dans l’invasion. Mais, d’après une autre narration, qui semble avoir trouvé faveur chez les Achæens historiques sur la côte septentrionale du Péloponnèse, Tisamenos, bien que chassé de son royaume de Sparte ou d’Argos par les envahisseurs, ne fut pas tué : il lui fut permis de se retirer, en vertu d’un accord, avec un certain nombre de ses sujets, et il dirigea ses pas vers la côte du Péloponnèse au sud du golfe de Corinthe, occupée alors par les Ioniens. Comme il existait entre les Ioniens et les Achæens des relations non seulement d’amitié, mais encore de commune origine (les héros éponymes Iôn et Achæos passent pour frères, tous deux fils de Xuthos), Tisamenos sollicita les Ioniens de l’admettre, lui et ses compagnons d’exil, dans leur territoire. Les chefs ioniens repoussèrent cette requête, dans la crainte que Tisamenos ne vînt à être choisi comme souverain de tout le pays ; alors ce dernier accomplit son projet par la force. Après un combat acharné, les Ioniens furent vaincus et mis en fuite, et Tisamenos acquit ainsi la possession d’Helikê, aussi bien que la côte septentrionale de la péninsule, à l’ouest de Sikyôn ; côte qui continua à être occupée par les Achæens, et reçut d’eux son nom, qu’elle garda pendant toute la durée des temps historiques. Les Ioniens se retirèrent en Attique ; un grand nombre d’entre eux prirent part à ce qui est appelé l’émigration ionienne vers la côte de l’Asie Mineure, qui eut lieu peu de temps après. Pausanias, il est vrai, nous dit que Tisamenos, après avoir remporté une victoire décisive sur les Ioniens, tomba dans l’engagement[9], et ne vécut pas lui-même pour occuper la contrée dont ses troupes restaient maîtresses. Mais cette histoire de la mort de Tisamenos semble inspirée par le désir qu’éprouvait Pausanias de réunir dans un seul récit deux légendes différentes ; du moins les Achæens historiques continuèrent dans la suite à croire que Tisamenos lui-même avait vécu et régné dans leur territoire, et avait laissé une dynastie royale qui dura jusqu’à Ogygês[10], après lequel elle fut remplacée par un gouvernement populaire[11].

La conquête de Temenos, l’aîné des trois Hêraklides, lie comprenait dans l’origine qu’Argus et son voisinage : ce fut de là que Trœzen, Epidauros, Ægina, Sikyôn et Phlionte furent successivement occupées par des Dôriens, les fils et le gendre de Temenos, Dêiphontês, Phalkés et Keisos étala les chefs sous la conduite desquels s’accomplit cet événement[12]. A Sparte, le succès des Dôriens fut favorisé par la trahison d’un homme, nommé Philonomos, qui reçut pour récompense la ville d’Amyklæ et le territoire voisin[13]. On dit que la Messênia se soumit sans résistance à la domination de l’Héraclide Kresphontês, qui établit sa résidence à Stenyklaros ; le Pylien Melanthos, qui régnait alors sur le pays et représentait la grande lignée mythique de Nêleus et de Nestor, s’enfuit en Attique avec ses dieux lares et une partie de ses sujets[14].

Le seul établissement dorien dans la péninsule qui ne se rattache pas directement au triple partage est Corinthe, qui devint, dit-on, dôrienne un peu plus tard et sous un autre chef, bien qu’encore Héraclide. Hippotês, descendant d’Hêraklês à la quatrième génération, mais non par Hyllos, s’était rendu coupable (comme on l’a déjà dit) du meurtre de Karnos, le prophète, au camp de Naupaktos, crime qui lui avait valu le bannissement et un exil de dix années ; son fils tira le nom d’Alêtês des longues courses errantes auxquelles le père fut condamné. A la tête d’une troupe de Doriens, Alêtês attaqua, Corinthe : il assit son camp sur l’éminence de Solygeia, près de la ville, et harcela les habitants par des combats continuels jusqu’à ce qu’il les contraignît à se rendre. Même à l’époque de la guerre du Péloponnèse, les Corinthiens déclaraient reconnaître la colline sur laquelle avait été placé le camp de ces assaillants. La grande dynastie mythique des Sisyphides fut chassée, et Alêtês devint chef et Œkiste (fondateur) de la cité dôrienne ; cependant un grand nombre des habitants, Æoliens ou Ioniens, se retirèrent[15].

Quelques-uns disent que l’établissement d’Oxylôs et de ses Ætoliens en Elis ne rencontra que très peu d’opposition ; le chef déclarait lui-même descendre d’Ætolos, qui avait été, à une époque antérieure, banni d’Elis et envoyé en Ætolia, et les deux peuples, Epeiens et Ætoliens, reconnaissaient une origine commune de famille[16]. D’abord, il est vrai, d’après Éphore, les Epeiens parurent en armes, déterminés à repousser les envahisseurs ; mais on finit par convenir des deux côtés qu’on s’en remettrait à l’issue d’un combat singulier. Degmenos, le champion des Epeiens, se fiait dans la longue portée de son arc et de sa flèche ; mais l’Ætolien Pyræchmês vint muni de sa fronde, arme alors inconnue et récemment inventée par les Ætoliens, qui portait beaucoup plus loin que l’arc de son ennemi ; il tua ainsi Degmenos, et assura la victoire à Oxylos et à ses compagnons. D’après un récit, les Epeiens furent chassés ; d’après un autre, ils fraternisèrent amicalement avec les nouveaux venus. Quelle que puisse être la vérité sur ce point, il est certain que leur nom se perdit à partir de ce moment, et qu’ils ne reparaissent jamais parmi les éléments historiques de la Grèce[17] : nous entendons désormais parler seulement d’Eleiens, que l’on disait issus des Ætoliens[18].

Un privilège de la plus grande importance se rattachait à la conquête du territoire éleien par Oxylos, joint au titre qu’il avait à la reconnaissance des rois dôriens. Les Eleiens acquirent l’administration du temple d’Olympia, que les 40, Achæens avaient, dit-on, possédée avant eux ; et, par égard pour cette fonction sacrée, qui, en se développant postérieurement, leur donna le droit de célébrer les grands jeux Olympiques, leur territoire fut solennellement déclaré inviolable. Telle était l’assertion d’Éphore[19]. Nous trouvons, dans ce cas comme dans tant d’autres, que le retour des Hêraklides sert à fournir une base légendaire pour l’état historique de choses dans le Péloponnèse.

C’était l’habitude des grands tragiques attiques, à de rares exceptions prés, de choisir les sujets de leurs drames dans le monde héroïque ou légendaire. Euripide avait composé trois drames, aujourd’hui perdus, sur les aventures de Temenos, de sa fille Hyrnethô et de son gendre Dêiphontés, sur les malheurs de famille de Kresphontês et de Meropê, et sur la valeur heureuse d’Archélaos, fils de Temenos en Macédoine, où, disait-on, il avait commencé la dynastie des rois Têmenides. Le premier et le second de ces sujets étaient éminemment tragiques, et le troisième, se rapportant à Archélaos, semble avoir été entrepris par Euripide pour flatter son protecteur Archélaos, qui régnait de son temps en Macédoine : on nous dit même que ces exploits, attribués à Temenos par la version ordinaire de la légende, étaient rapportés dans le drame d’Euripide comme ayant été accomplis par Archélaos, son fils[20]. De tous les héros dont parlent les trois tragiques attiques, ces Hêraklides doriens sont les derniers dans la série généalogique descendante, signe qui indique entre autres que nous approchons du terrain de la véritable histoire.

Bien que le nom d’Achæens, comme désignant un peule, soit désormais limité au territoire situé au nord du Péloponnèse et spécialement appelé Achaïa, et aux habitants de l’Achæa Phthiôtis, au nord du mont Œta, et bien que les grands États du Péloponnèse semblent toujours s’être glorifiés du titre de Dôriens, cependant nous voyons les rois de Sparte, même dans l’âge historique, s’efforcer de s’approprier les gloires mythiques des Achæens, et de se mettre en avant comme les représentants d’Agamemnôn et d’Orestês. Le roi de Sparte Kléoménês alla même jusqu’à désavouer formellement toute origine dôrienne ; car lorsque la prêtresse à Athènes, ne voulut pas lui permettre de sacrifier dans le temple d’Athênê, sous prétexte qu’il était péremptoirement fermé à tous les Dôriens, il répondit : Je ne suis pas Dôrien, mais Achæen[21]. Non seulement l’ambassadeur spartiate, devant Gelôn de Syracuse, rattacha à l’ancien nom et aux prérogatives élevées d’Agamemnôn[22] le titre imprescriptible qu’avait son pays au commandement suprême des forces militaires des Grecs, mais, poussant plus loin le même sentiment, les Spartiates, dit-on, rapportèrent à Sparte, de Tegea, les ossements d’Orestês, et d’Helikê ceux de Tisamenos[23], sur l’ordre de l’oracle de Delphes. Il y a encore un autre récit rapportant qu’Oxylos, en Elis, reçut du même oracle l’injonction d’appeler dans son pays un Achæen, comme Œkiste, conjointement avec lui-même ; et qu’il fit venir d’Helikê Agorios, l’arrière-petit-fils d’Orestês, avec un petit nombre d’Achæens qui se joignirent à lui[24]. Les Dôriens eux-mêmes, étant singulièrement, pauvres en légendes nationales, s’efforçaient, assez naturellement, de se parer de ces ornements légendaires que les Achæens possédaient en abondance.

Comme conséquence des établissements dôriens dans le Péloponnèse, on dit qu’il y eut plusieurs émigrations des peuples qui y habitaient auparavant. 1. Les Epeiens d’Elis sont ou chassés ou se fondent dans les nouveaux venus conduits par Oxylos, et perdent leur nom séparé. 2. Les Pyliens, avec la grande famille héroïque, de Nêleus et de son fils Nestôr, qui les commande, font place à l’établissement dorien de la Messênia, et se retirent à Athènes, où leur chef Melanthos devient roi ; un grand nombre d’entre eus prennent part à l’émigration ionienne postérieure. 3. Une partie des Achæens, sous les ordres de Penthilos et d’autres descendants d’Orestês, quittent le Péloponnèse, et forment ce qu’on appelle l’émigration æolienne, qui se dirige vers Lesbos, la Troade et le golfe d’Adramyttion : le nom d’Æoliens, que ne connaissait pas Homère et qui vraisemblablement n’était appliqué a aucune tribu séparée, étant introduit pour désigner une section considérable de la race hellénique, en partie dans la Grèce propre et en partie dans l’Asie. 4. Une autre partie des Achæens chasse les Ioniens de l’Achaïa proprement dite, au nord du Péloponnèse ; les Ioniens se retirent en Attique.

Les poèmes homériques indiquent des Achæens, des Pyliens et des Epeiens dans le Péloponnèse, mais ils ne font pas mention d’Ioniens dans le district septentrional de l’Achaïa ; au contraire, le Catalogue de l’Iliade comprend distinctement ce territoire dans les possessions d’Agamemnon. Bien qu’on ne doive pas prendre le Catalogue d’Homère pour un document historique, propre à être invoqué comme témoignage de l’état réel du Péloponnèse à une époque antérieure quelconque, il semble certainement être une autorité meilleure que les assertions avancées par Hérodote et par d’autres, relativement à l’occupation du nord du Péloponnèse par les Ioniens, et à leur expulsion de ce pays par Tisamenos. Autant que l’on peut ajouter foi au Catalogue, il dément l’idée de l’existence d’Ioniens à Helikê, et appuie ce qui semble être en soi une supposition plus naturelle, à savoir que les Achæens historiques au nord du Péloponnèse sont un petit reste de la puissante population achæenne, qui n’avait jamais été inquiétée et qui jadis avait été répartie dans toute la péninsule, jusqu’à ce qu’elle fût dissoute et expulsée en partie par les Doriens.

Les légendes homériques, les plus anciennes incontestablement que nous possédions, sont appropriées à une population d’Achæens, de Danaens et d’Argiens, n’ayant pas vraisemblablement de nom spécial et reconnu soit pour tout le peuple, soit pour une partie, si ce n’est celui de chaque tribu ou de chaque royaume séparé. Les légendes post-homériques s’appliquent à une population classée tout différemment, les Hellènes, distribués en Dôriens, en Ioniens et en Æoliens. Si nous connaissions mieux l’époque et les circonstances dans lesquelles naquirent ces différentes légendes, il nous serait possible probablement d’expliquer leurs contradictions ; mais, dans notre ignorance présente, nous ne pouvons que signaler le fait.

Quelque difficulté que la critique moderne puisse trouver au sujet de l’événement appelé « le retour des Hêraklides, les meilleurs historiens de l’antiquité n’expriment aucun douté à son égard. Thucydide l’admet comme un événement isolé et littéral, ayant sa date assignable, et amenant d’un seul coup l’acquisition du Péloponnèse. Il lui assigne comme date la quatre-vingtième année après la prise de Troie. A-t-il le premier déterminé cette époque ou l’a-t-il copiée sur quelque auteur antérieur, c’est ce que nous ne savons pas. Elle doit avoir été fixée d’après quelque supputation de générations, car il n’y, avait pas d’autres moyens accessibles ; probablement au moyen de la descendance des Hêraklides, qui, appartenant aux rois de Sparte, formait le fil de connexion le plus apparent et le plus notoire entre le monde réel et le monde mythique dés Grecs, et mesurait l’intervalle séparant le siége de Troie lui-même et la première Olympiade régulièrement constatée. Hêraklès lui-même représente la génération qui précède le siége, et son fils Tlepolemos combat dans l’armée des assiégeants. Si nous supposons que la première génération après Hêraklês commence avec l’ouverture du siège, la quatrième génération après lui coïncidera avec la quatre-vingt-dixième année après la même époque ; et conséquemment, en déduisant dix ans pour la durée de la lutte, elle coïncidera avec la quatre-vingtième année après la prise de la ville[25] ; trente années étant prises pour une génération. La date assignée par Thucydide s’accordera ainsi avec la distance qui sépare Temenos, Kresphontês et Aristodêmos d’Hêraklês. L’intervalle de quatre-vingts ans entre la prise de Troie et le retour des Hêraklides, semble avoir été admis par Apollodore et Ératosthène et par quelques autres chronologistes de profession dans l’antiquité ; mais il y avait des calculs différents qui trouvaient aussi plus ou moins d’appui.

 

SECTION II - MIGRATION DES THESSALIENS ET DES BŒÔTIENS.

Dans le même passage où Thucydide parle du retour des Hêraklides, il marque aussi la date d’un autre événement un peu antérieur qui, dit-on, modifia profondément l’état de la Grèce septentrionale. Soixante ans après la prise de Troie (nous dit-il) les Bœôtiens furent chassés d’Arnê par les Thessaliens, et émigrèrent dans le pays appelé alors Kadmêïs, niais actuellement Bœôtia, où auparavant s’était établie une fraction de leur race qui avait fourni le contingent pour la guerre de Troie.

L’expulsion mentionnée ici des Bœôtiens chassés d’Arnê par les Thessaliens, a été interprétée probablement pour faire allusion à l’immigration des Thessaliens, proprement appelés ainsi, de la Thesprôtis en Epiros dans la Thessalia. Hérodote rapporte[26] que les Thessaliens avaient immigré dans la Thessalia en quittant le territoire de la Thesprôtis, bien qu’il ne dise rien sur l’époque ou les circonstances. Antiphos et Pheidippos paraissent dans le Catalogue homérique comme chefs du contingent grec des îles de Kôs et de Karpathos, sur la côte sud-est de l’Asie Mineure : ils sont fils de Thessalos, qui est lui-même fils d’Hêraklês. Il circulait une légende racontant que ces deux chefs, dans la dispersion qui avait suivi la victoire, avaient été poussés par des tempêtes dans la mer Ionienne, et jetés sur la côte d’Epiros, où ils abordèrent et s’établirent à Ephyrè, dans la Thesprôtis[27]. C’était Thessalos, petit-fils de Pheidippos, qui, disait-on, avait conduit les Thesprôtiens, à travers les défilés du Pindos, dans la Thessalia, avait conquis la fertile plaine située au centre de ce pays, et lui avait donné son propre nom à la place de celui d’Æolis qu’il portait antérieurement[28].

Quoi que nous puissions penser de cette légende, telle qu’elle est, l’état de la Thessalia durant les âges historiques rend cette idée très probable que les Thessaliens, proprement appelés ainsi, étaient une troupe de conquérants immigrants. Ils paraissent toujours comme étant une race grossière, belliqueuse, violente et lion civilisée, distincte de ses voisins les Achæens, les Magnètes et les Perrhæbiens, et les tenant tous les trois dans une dépendance tributaire. Ces trois tribus sont vis-à-vis d’eux clans un rapport analogue à celui des Periœki lacédæmoniens vis-à-vis de Sparte, tandis que les Penestæ, qui cultivaient leurs terres, font presque le pendant exact des Ilotes. En outre, le niveau peu élevé de goût et d’intelligence chez les Thessaliens,’ aussi bien que certains points de leur costume, les assimile plus aux Macédoniens et aux Epirotes qu’aux Hellènes[29]. Leur position en Thessalia est à bien des égards analogue à celle des Dôriens spartiates dans le Péloponnèse, et il semble qu’il y a de bonnes raisons pour conclure que les premiers, aussi bien que les seconds, furent clans l’origine des envahisseurs victorieux, bien que nous ne puissions prétendre déterminer l’époque à laquelle eut lieu l’invasion. La grande famille des Aleuades[30], et probablement encore d’autres familles thessaliennes, descendaient d’Hêraklês, comme les rois de Sparte.

Dans le cas de la migration supposée des Bœôtiens de Thessalia en Bœôtia, il n’y a pas de raisons historiques semblables pour justifier la croyance au fait capital de la légende, et les différents récits légendaires ne s’accordaient pas non plus entre eux. Tandis que l’épopée homérique reconnaît les Bœôtiens en Bœôtia, mais non en Thessalia, Thucydide rapporte un récit qu’il avait, trouvé au sujet de leur migration de ce dernier pars dans le premier Mais pour échapper à la nécessité de contredire absolument Homère, il insère comme parenthèse qu’il y avait eu antérieurement une fraction détachée de Bœôtiens en Bœôtia, à l’époque de la guerre de Troie[31], fraction d’où furent tirées les troupes qui servirent avec Agamemnôn. Néanmoins la différence avec l’Iliade, bien que moins sensiblement frappante, n’est pas écartée, en tant que le Catalogue est d’une abondance inusitée dans l’énumération qu’il fait des contingents de la Thessalia, et qu’il ne mentionne pas une fois les Bœôtiens. Homère distingue Orchomenos d’avec la Bœôtia, et il ne mentionne pas particulièrement Thèbes dans le Catalogue : à d’autres égards son énumération des villes coïncide assez bien avec le pays connu historiquement dans la suite sous le nom de Bœôtia.

Pausanias nous donne une courte esquisse des événements qu’il suppose avoir eu lieu dans cette partie de la Grèce entre le siége de Troie et le retour des Hêraklides. Peneleos, le chef des Bœôtiens au siège, ayant été tué par Eurypylos, fils de Têlephos, Tisamenos, fils de Thersandros et petit-fils de Polynikês, remplit les fonctions de chef et pendant le reste du siégé et après leur retour. Autesiôn, son fils et son successeur, fut soumis à la colère des Erynnies vengeresses de Laïos et d’Œdipe : l’oracle lui ordonna de s’expatrier, et il se joignit aux Dôriens. Damasichthôn, fils d’Opheltas et petit-fils de Peneleôs, devint roi des Bœôtiens à sa place ; il eut pour successeur Ptolemæos, qui fut lui-même remplacé par Xanthos. Une guerre ayant éclaté à cette époque entre les Athéniens et les Bœôtiens, Xanthos engagea un combat singulier avec Melanthos, fils d’Andropompos, le champion de l’Attique, et périt victime de la ruse de son adversaire. Après la mort de Xanthos, les Bœôtiens passèrent de la royauté à un gouvernement populaire[32]. Comme Melanthos était de la race des Nêlides et allait émigré de Pylos à Athènes par suite de l’heureux établissement des Dôriens dans la Messênia, le duel avec Xanthos doit naturellement avoir été postérieur au retour des Hêraklides.

Ici donc nous avons un sommaire de l’histoire bœôtienne supposée entre le siège de Troie et le retour des Hêraklides, et il n’y est pas fait mention de l’immigration de la masse des Bœôtiens venus de la Thessalia, et vraisemblablement il ne reste pas la possibilité d’y faire rentrer un incident si important et si capital. Les légendes que suit Pausanias diffèrent de celles qu’adopte Thucydide, mais elles s’accordent beaucoup mieux avec Homère.

L’autorité de Thucydide est, à juste titre, si grande, que la migration annoncée ici distinctement par lui est communément présentée comme une date fixée, au double point de vue historique et chronologique. Mais on peut montrer que dans ce cas il ne suivait qu’une seule des nombreuses légendes contradictoires, dont il n’était possible de vérifier aucune.

Pausanias reconnaissait une émigration des Bœôtiens venant de la Thessalia dans des temps anciens antérieurs à la guerre de Troie[33] ; et le récit d’Éphore, tel que le donne Strabon, déclarait rapporter une série de changements dans les peuples qui occupèrent le pays : d’abord les Aones et les Temmikes, les Lélèges et les Riantes non helléniques ; puis les Kadmeiens, qui, après le second siège de Thèbes par les Epigones, furent chassés par les Thraces et les Pélasges, et se retirèrent en Thessalia, où ils formèrent, en s’unissant aux habitants d’Arnê, l’agrégat complet portant le nom de Bœôtiens. Après la guerre de Troie, et vers le temps de l’émigration æolienne, ces Bœôtiens revinrent de Thessalia et reconquirent la Bœôtia, d’Oie ils chassèrent les Thraces et les Pélasges : les premiers se retirèrent vers le Parnasse, et les seconds en Attique. Ce fut à cette occasion (dit-il) que les Minyæ d’Orchomenos furent soumis et incorporés de force aux Bœôtiens. Éphore semble avoir suivi en général le même récit que Thucydide, touchant le mouvement des Bœôtiens venus de la Thessalia ; il y joint cependant plusieurs détails qui circulaient, comme servant à expliquer des proverbes et des coutumes[34].

Le seul fait que nous puissions constater, indépendamment de ces légendes, c’est qu’il existait certaines homonymies et certaines affinités de culte religieux entre des parties de la Bœôtia et des parties de la Thessalia, qui semblent indiquer une parenté de race. Une ville appelée Arnê[35], semblable par le nom à la cité thessalienne, était énumérée dans le Catalogue bœôtien d’Homère, et des antiquaires l’identifiaient parfois avec la ville historique Chæroneia[36] ; parfois avec Akræphion. De plus, il y avait près de la bœôtienne Korôneia une rivière nommée Kuarios ou Koralios, et un temple vénérable dédié à Athênê Itonienne, sur le terrain sacré duquel était tenue la Pambœôtia ou conseil public des Bœôtiens ; il y avait aussi un temple et une rivière du même nom en Thessalia, près d’une ville appelée Iton ou Itônos[37]. D’après ces circonstances, nous pouvons présumer une certaine parenté ancienne entre la population de ces contrées, et cela suffit pour expliquer la naissance de légendes, vraies ou non en réalité, servant à décrire des migrations de ces peuples qui allaient et revenaient.

Ce qui est plus important à remarquer, c’est que les récits de Thucydide et d’Éphore nous font passer de la Bœôtia mythique à la Bœôtia historique. Orchomenos est devenue bœôtienne, et nous n’entendons plus parler des Minyæ, jadis puissants ; il n’y a plus de Kadmeiens à Thèbes, ni de Bœôtiens en Thessalia. Les Minyæ et les Kadmeiens disparaissent dans l’émigration ionienne, dont nous allons flous occuper. La Bœôtia historique est constituée maintenant ; apparemment elle forme une ligue fédérative sous la présidence de Thèbes, précisément comme nous la trouvons à l’époque de la guerre des Perses et de celle du Péloponnèse.

 

SECTION III. - ÉMIGRATIONS DE GRÈCE EN ASIE ET DANS LES ÎLES DE LA MER ÆGÉE.

1. ÆOLIENNE. - 2. IONNIENE. - 3. DORIENNE.

Pour compléter la transition par laquelle la Grèce passa de sa condition mythique à sa condition historique, la séparation des races appartenant à la première doit suivre l’introduction de celles qui appartiennent à la seconde. Ce fait s’accomplit an moyen de la migration æolienne et de la migration ionienne.

Les chefs qui président à l’émigration éolienne sont les représentants de la lignée héroïque des Pélopides ; ceux qui sont à la tète de l’émigration ionienne appartiennent aux Nélides ; et même, dans ce qu’on appelle l’émigration dôrienne à Thêra, l’Œkiste Thêras n’est pas un Dorien, mais un Kadmeien, le descendant légitime d’Œdipe et de Kadmos.

Les colonies æoliennes, ioniennes et dôriennes furent établies le long du littoral occidental de l’Asie Mineure, des cotes de la Propontis au sud jusqu’en Lykia (je parlerai plus exactement de leurs limites dans un autre chapitre) ; les Æoliens occupaient la partie septentrionale avec les îles de Lesbos et de Ténédos ; les Doriens étaient dans la partie la plus méridionale ; ils possédaient en même temps les îles voisines de Rhodes et de Kôs ; et les Ioniens, placés entre eux, comprenaient Chios, Samos et les Cyclades.

1. Émigration æolienne.

L’émigration æolienne fut conduite par les Pélopides ; le récit primitif semble avoir été qu’Orestês lui-même était à la tète du premier départ de colons, et Pindare, ainsi qu’Hellanicus, conserve encore cette version de l’événement[38]. Mais des récits plus répandus représentaient les descendants d’Orestês comme chefs des expéditions en Æolis, à savoir son fils illégitime Penthilos, qu’il avait eu d’Erigonê, fille d’Ægisthos[39], avec Echelatos et Gras, le fils et le petit-fils de Penthilos, et de phis Kleuês et Malaos, descendants d’Agamemnôn par une autre ligne. D’après le récit donné par Strabon, Orestês commença l’émigration, mais mourut en route, dans l’Arcadia ; son fils Penthilos, se chargeant de conduire les émigrants, les mena par la longue route de terre, à travers la Bœôtia et la Thessalia, jusqu’en Thrace[40] ; de là, Archelaos, fils de Penthilos, leur fit traverser l’Hellespont et les établit à Daskylion, sur la Propontis. Gras, fils d’Archelaos, se rendit à Lesbos et s’empara de l’île. Kleuês et Malaos, à, la tête d’un autre corps d’Achæens, furent plus longs dans leur voyage, et s’arrêtèrent pendant un temps considérable près du mont Phrikion, dans le territoire de la Lokris ; enfin cependant ils passèrent par mer en Asie et prirent possession de Kymê, au sud du golfe d’Adramyttion, la plus importante de toutes les cités æoliennes sur le continent[41]. C’est de Lesbos et de Kymê que les autres villes æoliennes moins considérables, se répandant sur la région de l’Ida aussi bien que sur la Troade, et comprenant l’île de Ténédos, avaient, dit-on, tiré leur origine.

Bien qu’il y ait de nombreuses différences dans les détails, les récits s’accordent à représenter ces établissements æoliens comme formés par les Achæens s’expatriant de la Laconie, sous la conduite des Pélopides dépossédés[42]. On nous dit que dans leur voyage à travers la Bœôtia ils reçurent de grands renforts, et Strabon ajoute que les émigrants partirent d’Aulis, port où Agamemnon s’était embarqué lors de son expédition contre Troie[43]. Il nous apprend aussi qu’ils manquèrent leur course et qu’ils subirent bien des pertes par suite de leur ignorance de la navigation, mais nous ne savons pas à quels incidents particuliers il fait allusion[44].

2. Émigration ionienne.

L’émigration ionienne est indiquée comme émanant des Athéniens et dirigée par eux, et elle se rattache à l’histoire légendaire antérieure d’Athènes, qu’il faut donc récapituler ici en peu de mots.

Le grand héros mythique Thêseus, dont nous avons rappelé dans un des chapitres du premier volume la vaillance militaire et les courses glorieuses, était plus remarquable encore aux yeux des Athéniens comme réformateur politique à l’intérieur. On supposait qu’il leur avait rendu l’inestimable service de transformer en une seule société les nombreux États dont se composait l’Attique. Chaque dême, ou du moins un grand nombre d’entre eux tous ; avait, avant son époque, joui d’une indépendance politique sous ses propres magistrats et avec ses assemblées particulières, reconnaissant seulement une union fédérale avec les autres, sous la présidence d’Athènes. Par un mélange de conciliation et de force, Thêseus réussit à abaisser la puissance de tous ces gouvernements séparés, et à les amener à se réunir en un seul système politique centralisé à Athènes. On dit qu’il établit un gouvernement constitutionnel, conservant pour lui-même un pouvoir défini comme roi ou président, et répartissant le peuple en trois classes : les Eupatridæ, sorte de noblesse sacerdotale ; les Gêomori et les Demiurgi, laboureurs et artisans[45]. Ayant réussi, à l’aide de ces importants changements, à faire fonctionner la machine politique, il en fixa le souvenir, pour sa postérité, en introduisant des fêtes solennelles et appropriées à ce but. Pour confirmer la domination d’Athènes sur le territoire de la Megaris, on dit de plus qu’il éleva à l’extrémité de ce dernier pays, du côté de l’isthme, une colonne marquant la limite entre le Péloponnèse et l’Iônia.

Mais une révolution si étendue ne s’accomplit pas sans faire naître beaucoup de mécontentement. Menestheus, rival de Thêseus, le premier modèle, nous dit-on, d’un démagogue adroit, profita de ce sentiment pour attaquer et miner son pouvoir. Thêseus avait quitté l’Attique pour accompagner et aider son,-ami Peirithoos dans son voyage aux enfers, où ils devaient enlever la déesse Persephonê, ou (comme le racontaient de préférence ceux qui écrivaient l’histoire légendaire en critiques) dans un voyage entrepris vers la résidence d’Aidôneus, roi des Molosses, en Epiros, pour enlever sa fille. Peirithoos périt dans cette entreprise, tandis que Thêseus fut jeté en prison, et il ne fut délivré que grâce à l’intercession d’Hêraklês. Ce fut pendant son absence- temporaire que les Tyndarides Kastôr et Pollux envahirent l’Attique, dans le but de recouvrer leur sœur Hélène, que Thêseus avait antérieurement enlevée de Sparte et déposée à Aphidnæ, et les artisans de Menestheus profitèrent et de l’absence de Thêseus et du malheur que sa conduite licencieuse avait attiré sur le pays, pour ruiner sa popularité aux yeux du peuple. A son retour il ne les trouva plus disposés à supporter sa domination ou à lui continuer les honneurs que leurs sentiments de gratitude lui avaient accordés naguère. Aussi, après avoir placé ses fils sous la protection d’Elephenôr en Eubœa, chercha-t-il un asile chez Lykomêdês, prince de Scyros, où cependant il ne trouva qu’un accueil perfide et une mort déloyale[46].

Menestheus, succédant aux honneurs du héros expatrié, commanda les troupes athéniennes au siège de Troie ; mais, bien qu’il eût survécu à la prise, il ne retourna jamais à Athènes, et il y avait des récits différents relativement au lieu où il s’établit avec ses compagnons. Durant cet intervalle les sentiments des Athéniens changèrent ; ils rendirent aux fils de Thêseus, qui avaient servi à Troie sous Elephenôr et étaient revenus sains et saufs, le rang et les fonctions de leur père. Les Thêseides Demophoôn, Oxyntas, Apheidas et Thymœtês avaient successivement occupé ce poste dans l’espace d’environ soixante ans[47], quand les Dôriens, envahissant le Péloponnèse (comme on l’a rapporté auparavant), forcèrent Melanthos et la famille des Ni élides à abandonner leur royaume de Pylos. Les réfugiés trouvèrent asile à Athènes, on une heureuse aventure éleva bientôt Melanthos au trône. Une guerre ayant éclaté entre les Athéniens et les Bœôtiens relativement aux frontières d’Œnoê, le roi bœôtien Xanthos provoqua Thymœtês à un combat singulier : ce dernier déclinant le cartel, Melanthos non seulement se présenta à sa place, mais il usa d’un adroit stratagème avec tant de succès qu’il tua son adversaire. Il fut sur-le-champ choisi comme roi, Thymœtês étant contraint de résigner son autorité[48].

Melanthos et son fils Kodros régnèrent pendant environ soixante ans : durant ce temps des troupes considérables de, fugitifs, échappant aux nouveaux envahisseurs sur tous les points de la Grèce, furent reçus par les Athéniens : de sorte que l’Attique devint assez populeuse pour exciter les alarmes et la jalousie des Dôriens du Péloponnèse. Une puissante armée dôrienne, sous le commandement d’Alêtês de Corinthe et d’Althæmenês d’Argos, fut donc envoyée pour envahir le territoire athénien, où l’oracle de Delphes leur promit la victoire, pourvu qu’ils s’abstinssent (le faire du mal à la personne de Kodros. On donna à l’armée dôrienne des ordres sévères pour qu’on eût à respecter le roi ; mais l’oracle avait fini par être connu des Athéniens[49], et le généreux prince résolut d’attirer la mort sur lui, comme moyen de sauver son pays. Il se déguisa en paysan et provoqua à dessein une querelle avec quelques soldats dôriens, qui le tuèrent sans soupçonner son caractère royal. Aussitôt que cet événement fut connu, les chefs dôriens, désespérant du succès, renoncèrent à leur entreprise et évacuèrent le pays[50]. Cependant en se retirant ils gardèrent Megara, où ils établirent des habitants permanents, et qui devint dès ce moment dôrienne, vraisemblablement d’abord dépendante de Corinthe, bien que par la suite elle acquit sa liberté et finit par être une communauté autonome[51]. Cet acte mémorable de patriotisme et de dévouement, analogue à celui des filles d’Erechtheus à Athènes, et de Menœkeus à Thèbes, donna à Kodros le droit d’être rangé parmi les plus beaux caractères de la légende grecque.

Kodros est compté comme le dernier roi d’Athènes : ses descendants furent appelés archontes, mais ils conservèrent cette dignité pendant leur vie, usage qui prévalut pendant une longue suite d’années après. Medon et Neileus, ses deux fils, s’étant querellés au sujet de la succession, l’oracle de Delphes se prononça en faveur du premier ; alors le second, blessé de la préférence, résolut de chercher une nouvelle patrie[52]. Il y avait à ce moment un grand nombre de sections de Grecs dépossédés, et une population étrangère accumulée en Attique, qui désiraient s’établir au delà de la mer. Les expéditions qui partirent pour franchir la mer Ægée, principalement sous la conduite de membres de La famille des Kodrides, composèrent collectivement la mémorable émigration ionienne, dont les Ioniens, récemment chassés du Péloponnèse, formaient une part, mais, à ce qu’il semblerait, seulement une faible part ; car nous trouvons une foule de races entièrement distinctes, dont quelques-unes étaient renommées dans la légende, qui abandonnèrent la Grèce au milieu de cette réunion de colons. Les Kadmeiens, les Minyæ d’Orchomenos, les Abantes d’Eubœa, les Dryopes, les Molosses, les Phokiens, les Bœôtiens, les Pélasges arcadiens et même les Doriens d’Epidauros sont représentés comme fournissant chacun une partie des équipages de ces vaisseaux émigrants[53]. Les résultats ne furent pas non plus indignes d’une telle affluence de races diverses. Non seulement les Cyclades, dans la mer Ægée, mais encore les grandes îles de Samos et de Chios, près de la côte asiatique, furent colonisées, et on fonda dix cités différentes sur le littoral de l’Asie Mineure, depuis Milêtos au sud jusqu’à Phokæa au nord, et toutes elles adoptèrent le nom d’Ioniennes. Athènes fut la métropole ou cité mère de toutes ces villes : Androklos et Neileus, les Œkistes d’Ephesos et de Milêtos, et probablement d’autres Œkistes aussi, partirent du Prytaneion d’Athènes, avec ces solennités[54] religieuses et politiques, qui marquaient ordinairement le départ d’un essaim de colons grecs.

D’autres familles mythiques, outre la ligne héroïque de Nêleus et de Nestôr, que représentaient les fils de Kodros, prirent une part importante dans l’expédition. Hérodote mentionne des chefs lykiens, descendants de Glaukos, fils d’Hippolochos, et Pausanias nous parle de Philôtas descendant de Peneleôs, qui vint à la tête d’un corps de Thêbains : il est question dans l’Iliade et de Glaukos et de Peneleôs[55]. Et c’est un fait remarquable rapporté par Pausanias (bien que nous ne sachions pas d’après quelle autorité), que les habitants de Phokæa, qui était la cité la plus septentrionale de l’Iônia, sur les frontières de l’Æolis, et l’une des dernières fondées, composée principalement de colons phokiens, sous la conduite des Athéniens Philogenês et Dæmôn, ne furent pas admis dans l’Amphictyonie pan-ionienne, avant qu’ils eussent consenti à se choisir des chefs dans la famille des Kodrides[56]. Proklês, le chef qui conduisit les émigrants ioniens d’Epidauros à Samos, appartenait, dit-on, à la lignée de Iôn, fils de Xuthos[57].

Je ne parlerai plus clans ce moment des douze Etats ioniens composant l’Amphictyonie pan-ionienne, et dont quelques-uns sont au nombre des plus grandes cités de la Hellas ; j’aurai à en parler de nouveau en arrivant au domaine de l’histoire.

3. Émigrations dôriennes.

Les émigrations æoliennes et ioniennes nous sont ainsi présentées toutes les deux comme des conséquences directes de l’événement appelé le Retour des Hêraklides, et c’est de la même manière que la formation de l’Hexapolis dôrienne à l’angle sud-ouest de l’Asie Mineure, Kôs, Knidos, Halikarnassos et Rhodes, arec ses trois cités séparées, et les établissements dôriens en Krête, Mêlos et Thêra, sont tous rapportés plus ou moins directement à la même grande révolution.

Thêra, plus particulièrement, a sa racine dans le monde légendaire. Son Œkiste fut Thêras, descendant de la lignée héroïque d’Œdipe et de Kadmos, et oncle maternel des jeunes rois de Sparte, Eurysthenês et Proklês, pendant la minorité (lesquels il avait exercé la régence. A leur majorité, ses fonctions cessèrent ; mais, ne pouvant supporter une condition privée, il résolut de se mettre à la tête d’un corps d’émigrants. Il en vint une foule se joindre à lui avec empressement, et l’expédition fut en outre renforcée par un corps d’aventuriers appartenant aux Minyæ, dont les Lacédæmoniens étaient désireux de se débarrasser. Il n’y avait pas longtemps que ces Minyæ étaient arrivés en Laconie, en quittant file de Lemnos, d’où ils avaient été chassés par les Pélasges venus en fugitifs de l’Attique. Ils abordèrent sans demander permission, établirent leur séjour et commencèrent à allumer leurs feux sur le mont Têygetês (Taygète). Quand les Lacédœmoniens envoyèrent demander qui ils étaient et pourquoi ils étaient venus, les Minyæ répondirent qu’ils étaient fils des Argonautes qui avaient abordé à Lemnos, et qu’étant chassés de leurs .propres demeures, ils se croyaient en droit de solliciter un asile sur le territoire de leurs pères ; ils demandaient en même temps à être admis à partager et les terres et les honneurs de I’Etat. Les Lacédæmoniens accédèrent à leur requête, surtout pour ce motif qu’ils avaient des ancêtres communs, leurs propres grands héros, les Tyndarides, ayant été enrôlés dans l’équipage de l’Argô : les Minyæ furent donc admis comme citoyens dans les tribus, reçurent des lots de terre, et commencèrent à s’unir par des mariages avec les familles établies auparavant. Toutefois ils ne tardèrent pas à se montrer insolents : ils demandèrent à partager la royauté (privilège vénéré des Hêraklides), et tinrent une conduite si mauvaise sous d’autres rapports, que les Lacédæmoniens résolurent de les mettre à mort, et commencèrent par les jeter en prison.

Pendant leur emprisonnement, leurs épouses, Spartiates de naissance, et dont un grand nombre étaient filles des - principaux personnages, sollicitèrent la permission de pénétrer auprès d’eux pour les voir : elles l’obtinrent, et profitèrent de l’entrevue pour changer de vêtements avec leurs maris, qui parvinrent ainsi à s’échapper et se réfugièrent de nouveau sur le Têygetês. La plupart d’entre eux quittèrent la Laconie et se rendirent en Triphylia, dans les régions occidentales du Péloponnèse, d’où ils chassèrent les Paroreatæ et les Kaukones, et fondèrent eux-mêmes six villes, dont la principale était Lepreon. Un certain nombre d’entre eux cependant, autorisés par les Lacédæmoniens, se joignirent à Thêras et partirent avec lui pour l’île de Kallistê, possédée alors par des habitants phéniciens qui étaient descendus des parents et des compagnons de Kadmos, et que ce prince y avait laissés lorsqu’il partit à la recherche d’Europê, huit générations auparavant. Arrivant ainsi chez des hommes unis à lui par la parenté, Thêras trouva une réception fraternelle, et file tira de lui le nom de Thêra, sous lequel elle est connue historiquement[58].

Telle est la légende de la fondation de Thêra, crue et par les Lacédæmoniens et par les Théræens, et intéressante en ce qu’elle nous présente d’une manière aussi caractéristique que vive les personnages et les sentiments du monde mythique, les Argonautes avec les Tyndarides comme leurs compagnons, et les Minyæ comme leurs enfants. A Lepreon et dans d’autres villes de la Triphylia, il semble qu’on a cru pendant les temps historiques à la descendance des Minyæ d’autrefois, et cette croyance pouvait être confirmée par la mention que fait Homère de la rivière Minyeios dans ces régions[59]. Mais on ne s’accordait pas sur la légende qui devait prouver cette descendance ; tandis que quelques-uns adoptaient le récit d’Hérodote qui vient d’être cité, d’autres croyaient que Chlôris, qui était venue de la cité minyeienne d’Orchomenos à Pylos comme épouse de Nêleus, avait amené avec elle une troupe de ses compatriotes[60].

Ces Minyæ de Lemnos et d’Imbros reparaissent comme faisant partie d’un autre récit relatif à l’établissement de la colonie de Mêlos. On a déjà dit que, quand les Hêraklides et les Dôriens envahirent la Laconie, l’Achæen Philonomos leur livra le pays par trahison, acte dont il fut récompensé parle don du territoire d’Amyklæ. Il peupla, dit-on, ce territoire en y introduisant des détachements de Minyæ de Lemnos et d’Imbros, qui, à la troisième génération après le retour des Héraclides, se montrèrent si mécontents et si mutins, que les Lacédæmoniens résolurent de les renvoyer du pays comme émigrants, sous leurs chefs Polis et Delphos. Prenant la direction de la Krête, ils s’arrêtèrent en route pour déposer une partie de leurs colons dans l’île de Mêlos, qui resta pendant toute la durée des temps historiques une colonie fidèle et dévouée de Lacedæmôn[61]. A leur arrivée en Krête, on dit qu’ils s’établirent dans la ville de Gortyn. De plus, nous trouvons que d’autres établissements dôriens, soit de Lacedæmôn, soit d’Argos, furent formés en Krête, et Lvktos est mentionnée en particulier non seulement comme une colonie de Sparte, mais comme se distinguant par l’analogie de ses lois et de ses coutumes avec celles de la métropole[62]. On dit même que la Krête, immédiatement après la guerre de Troie, frappée par la colère des dieux, avait été dépeuplée par la famine et la peste, et que, trois générations après, l’affluence des émigrants avait été si considérable, que la population entière de l’île fut renouvelée, à l’exception des Eteokrêtes à Polychnæ et à Præsos[63].

Il y avait des Dôriens en Krête du temps de l’Odyssée Homère mentionne des langues et des races d’hommes différentes, Eteokrêtes, Kydônes, Dôriens, Achæens et Pélasges, comme existant toutes ensemble dans l’île, qui, d’après sa description, est populeuse et renferme quatre-vingt-dix villes. Une légende donnée par Andrôn, reposant vraisemblablement sur l’assertion d’Hérodote et rapportant que Dôros, fils d’Hellên, s’était établi en Histiæôtis, attribuait la première introduction des trois dernières races à Tektaphos, fils de Dôros, qui avait emmené de ce pays une colonie de Dôriens, d’Achæens et de Pélasges, et avait abordé en Krête pendant’ le règne du roi indigène Krês[64]. Le récit d’Andrôn s’adapte si exactement avec la mention d’habitants krêtois faite dans le Catalogue homérique, que nous pouvons raisonnablement supposer qu’il avait été arrangé à dessein en vue de ce Catalogue, pour expliquer d’une manière quelque peu plausible et conforme à la chronologie légendaire reçue, comment il se fit qu’il y avait des Dôriens en Krête avant la guerre de Troie, les colonies dôriennes après le retour des Hêraklides étant naturellement de beaucoup postérieures à l’ordre de temps supposé. Afin de trouver un chef assez ancien pour son hypothèse, Andrôn remonte à l’éponyme primitif Dôros, et il attribue à son fils Tektaphos l’introduction en Krête d’une colonie mixte de Dôriens, d’Achæens et de Pélasges. Ce sont exactement les trois races énumérées dans l’Odyssée, et le roi Krês, qui, selon l’assertion d’Andrôn, régnait alors dans l’île, représente les Eteokrêtes et les Kydônes de la liste d’Homère. Le récit semble avoir été en faveur parmi les historiens natifs de Krête, en ce que sans doute il sert à empêcher ce qui autrement serait une contradiction dans la chronologie légendaire[65].

Une autre émigration dôrienne allant du Péloponnèse en Krête, qui s’étendit aussi à Rhodes et à Kôs, fut, dit-on encore, conduite par Althæmenês, qui avait été un des chefs de l’expédition contre l’Attique dans laquelle périt Kodros. Ce prince, Héraclide et arrière-petit-fils de Têmenos, fut amené à s’expatrier par suite d’une querelle de famille, et conduisit un corps de colons dôriens d’Argos d’abord en Krête, où quelques-uns d’entre eux restèrent ; mais le plus grand nombre l’accompagna à Rhodes, et dans cette île, après en avoir chassé les Kariens, qui la possédaient, fonda les trois villes de Lindos, d’Ialysos et de Kameiros[66].

Il convient d’ajouter ici que la légende des archéologues rhodiens, relative à leur Œkiste Althæmenês, qui était adoré dans l’île avec des honneurs héroïques, était totalement différente de la précédente. Althæmenês était Krêtois, fils du roi Katreus et petit-fils de Minôs. Un oracle lui prédit qu’un jour il tuerait son père : impatient d’échapper à une si terrible destinée, il quitta la Krête et conduisit une colonie à Rhodes, où on lui attribuait la fondation du fameux temple de Zeus Atabyrien sur le sommet élevé du mont Atabyrum, bâti de manière à avoir vue sur la Krête, Il était établi dans l’île depuis quelque temps, lorsque son père Katreus, désireux d’embrasser encore son fils unique, partit de Krête pour le rejoindre : il aborda à Rhodes de nuit, sans être connu, et une collision accidentelle eut lieu entre ses serviteurs et les insulaires. Althæmenês courut au rivage pour repousser les ennemis supposés, et dans la mêlée il eut le malheur de tuer son vieux père[67].

On rapporte que les émigrants qui accompagnaient Althæmenês, ou quelques autres colons dôriens dans la suite, s’établirent à Kôs, à Knidos, à Karpathos et à Halikarnassos. On attribuait toutefois la fondation de cette dernière ville à Anthês de Trœzên : les émigrants qui l’accompagnaient avaient appartenu, disait-on, à la tribu dymanienne, une des trois tribus qui se trouvaient toujours dans un état dorien ; et la ville semble avoir été désignée comme étant une colonie parfois de Trœzên, parfois d’Argos[68].

Nous avons ainsi les colonies æoliennes, ioniennes et doriennes établies en Asie, toutes nées de l’époque légendaire, et toutes présentées comme conséquences, directes ou indirectes, de ce qui est appelé le Retour des Hêraklides, ou la conquête du Péloponnèse par les Dôriens. Selon la chronologie admise, vient après elles une période, que l’on suppose comprendre environ trois siècles, et qui est presque complètement vide de faits, jusqu’à ce que nous arrivions à une chronologie authentique et à la première Olympiade constatée ; elles forment ainsi les derniers événements du monde mythique, d’où nous passons maintenant à la Grèce historique, telle qu’elle existe à l’époque qui vient d’être mentionnée. C’est par ces migrations que les éléments de l’agrégat hellénique sont répartis dans les lieux qu’ils occupent à l’aube du jour historique, Dôriens, Arcadiens, Ætolo-Eleiens et Achæens, qui se partagent le Péloponnèse d’une manière inégale, 1Eoliens, Ioniens et Dôriens, établis et dans les îles dei la mer Ægée et sur le littoral de l’Asie Mineure. Le retour des Héraclides, aussi bien que les trois émigrations æolienne, ionienne et dôrienne, présente l’explication légendaire appropriée aux sentiments et à la croyance du peuple, par laquelle nous voyons comment la Grèce passa des races héroïques qui assiégèrent Troie et Thèbes, dirigèrent l’aventureux navire Argô et tuèrent le monstrueux sanglier de Kalydôn, aux races historiques, nommées et classées différemment, qui fournirent des vainqueurs aux jeux Olympiques et Pythiens.

Un patient et savant écrivain français, M. Raoul Rochette, qui explique tous les événements de l’époque héroïque, généralement parlant, comme étant autant d’histoire réelle, et n’est indulgent que pour les erreurs et les exagérations des poètes, est fort embarrassé par la lacune et l’interruption que présente cette série historique continue supposée, depuis le retour des Héraclides jusqu’au commencement des Olympiades. Il ne peut s’expliquer une si longue période de repos absolu, après les incidents importants et les aventures frappantes de l’âge héroïque. S’il n’est rien arrivé qui mérite d’être mentionné durant cette longue période, comme il le présume d’après ce fait que rien n’a été transmis, il conclut que la cause en a dû être l’état de souffrance et d’épuisement dans lequel les guerres et les révolutions antérieures avaient laissé les Grecs, un long intervalle d’inaction complète étant nécessaire pour guérir de telles blessures[69].

En admettant que l’opinion de M. Raoul Rochette sur les temps héroïques soit juste, et en raisonnant sur la supposition que les aventures attribuées aux héros grecs sont des faits historiques réels, transmis par la tradition depuis une période de quatre siècles avant les Olympiades constatées par l’histoire, et seulement embellis par les descriptions des poètes, la lacune sur laquelle il s’arrête est tout au moins embarrassante et inexplicable. Il est étrange que le courant de la tradition, si jadis il a commencé à couler, ait disparu (comme le font plusieurs rivières de la Grèce) pendant deux ou trois siècles pour reparaître, ensuite. Mais si nous faisons ce qui me semble être la juste distinction entre la légende et l’histoire, nous verrons que l’existence d’une lacune entre les deux est parfaitement conforme aux conditions qui ont déterminé la naissance de la première. Ce n’est pas le passé immédiat, mais un passé lointain, supposé tel, qui forme l’atmosphère propre au récit mythique, passé dans l’origine tout à fait indéterminé quant à la distance qui le sépare du présent, comme nous le voyons dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Et même quand nous arrivons aux poètes généalogiques, qui prétendent donner une mesure certaine du temps passé, et une suite de personnes aussi bien que d’événements, les noms qu’ils se plaisent le plus à honorer et dont ils décrivent les exploits avec le plus de complaisance sont encore ceux de ces dieux et des héros, ancêtres de la tribu, et de leurs contemporains supposés, ancêtres séparés de l’auditeur actuel par une longue lignée. On concevait les dieux et les héros comme séparés de lui par plusieurs générations, et les sujets légendaires que l’on groupait autour d’eux n’en paraissaient que plus imposants, quand ils étaient présentés à une distance respectueuse, au delà, du temps du père et du grand-père et de tous les prédécesseurs connus. Les odes de Pindare expliquent cette tendance d’une manière frappante. Nous voyons ainsi comment il se fit qu’entre les temps assignés aux aventures héroïques et les temps pourvus d’annales historiques, il existait une lacune intermédiaire, remplie de noms obscurs ; et comment dans la même société, qui ne tenait pas à rappeler les actions des pères et des grands-pères de ses membres, il circulait des récits très populaires et très accrédités au sujet d’ancêtres réels ou supposés depuis longtemps passés et disparus. Les siècles obscurs et stériles en événements qui précèdent immédiatement la première Olympiade constatée, forment la séparation naturelle entre le retour légendaire des Hêraklides et les guerres historiques de Sparte contre Messênê ; entre le domaine de la légende où les faits réels (s’il en existe) sont si intimement combinés avec ses accessoires fictifs, qu’ils ne peuvent en être distingués qu’à l’aide d’une preuve extrinsèque, et celui de l’histoire, où quelques faits réels peuvent être prouvés d’une manière certaine, et où l’on peut appliquer utilement la sagacité de la critique pour essayer d’en augmenter le nombre.

 

 

 



[1] Hésiode, Eoiai, Fragm. 58, p. 43, éd. Düntzer.

[2] Diodore, IV, 37-60 ; Apollodore, II, 7, 7. Éphore ap. Steph. Byz., Δυμάν, Fragm. 10, éd Marx.

Pindare appelle les institutions dôriennes τεθμοι Αίγιμίον Δωριxοί (Pyth., I, 12-1). — Il existait un ancien poème épique, aujourd’hui perdu, mais cité dans quelques rares occasions par des auteurs conservés encore, sous le titre de Αίγίμιος ; on l’attribuait parfois à Hésiode, parfois à Kerkops (Athenæ, XI, p. 503). Le petit nombre de fragments qui restent ne nous permet pas d’en comprendre le plan, en tant qu’ils embrassent différents incidents mythiques très éloignés les uns des autres, Iô, les Argonautes, Pêleus et Thetis, etc. Mais le titre qu’il porte semble impliquer que la guerre d’Ægimios contre les Lapithæ, et le secours que lui prêta Hêraklês, étaient un de ses principaux sujets. O. Müller (History of the Dorians, vol. I, b. l., c. 8) et Welcker (Der Epische Pykhis, p. 263) me semblent tous deux aller au delà des preuves bien modiques que nous possédons, quand ils déterminent ce poème aujourd’hui perdu ; cf. Marktscheffel, Præfat. Hesiode, Fragm., cap. 5, p. 159.

[3] Au sujet de ce prophète, cf. Ænomaus ap. Eusebium, Præparat. Evangel., V, p. 211. D’après cette indication, Kleodæeos (appelé ici Aridæos), fils d’Hyllos, et Aristomachos, fils de Kleodæeos, avaient fait tous deux des tentatives séparées et successives pour pénétrer dans le Péloponnèse en traversant l’isthme ; tous deux avaient échoué et péri, pour avoir mal compris l’avertissement de l’oracle de Delphes : Ænomaus n’avait rien pu savoir de l’assurance donnée par Hyllos, comme condition du combat singulier livré entre lui et Echemos (selon Hérodote), à savoir que les Hêraklides ne feraient pas de nouvelles tentatives pendant cent ans : si on avait compris qu’ils avaient donné, puis violé une telle assurance, on aurait probablement produit cette violation pour expliquer leur échec.

[4] Apollodore, II, 8,3 ; Pausanias, III, 13, 3.

[5] Apollodore, II, 8, 3. D’après le récit de Pausanias, la bête que montait Oxylos était une mule et avait perdu un œil (Pausanias, V, 3, 5).

[6] Hérodote fait observer, à propos du récit que les Lacédæmoniens faisaient au sujet de leurs deux premiers rois dans le Péloponnèse (Euristhenês et Proklês, les fils jumeaux, d’Aristodêmos), que les Lacédæmoniens ne s’accordaient dans leur récit avec aucun des poètes (Hérodote, VI, 52).

[7] Tyrtée, Fragm.

C’est ainsi que Pindare dit qu’Apollon avait placé les fils d’Hêraklês, conjointement avec ceux d’Ægimios, à Sparte, à Argos et à Pylos (Pyth., V, 93). — Isocrate (Or. VI, Archidamus, p. 130) établit un bon titre par une ligne différente de raisonnement mythique. Il semble qu’il a existé d’autres récits, contenant des raisons mythiques qui expliquaient pourquoi les Hêraklides n’acquirent pas la possession de l’Arcadia (Polyen, I, 7).

[8] Platon, Legg., III, 6-7, p. 682-686.

[9] Pausanias, VII. 1-3.

[10] Polybe, II, 45 ; IV, 1 ; Strabon, VIII, p. 383-384. Ce Tisamenos tire son nom de l’acte mémorable de vengeance attribué à son père Orestês. C’est ainsi que, dans la légende du siège de Thèbes, Thersandros, comme l’un des Epigones, vengea son père Polynikês ;le fils de Thersandros fut appelé aussi Tisamenos (Hérodote, IV, 149). Cf. O. Müller, Dorians, I, p. 69, n. 9, trad. anglaise.

[11] Diodore, IV, 1. L’historien Éphore comprenait dans son ouvrage un récit extrêmement détaillé de ce grand événement de la légende grecque, le Retour des Hêraklides, dont il déclarait faire le commencement de son histoire suivie : à quelles sources empruntait-il, c’est ce que nous ignorons.

[12] Strabon, VIII, p. 359. Pausanias, II, 6, 2 ; 12,1.

[13] Conon, Narr., 36 ; Strabon, VIII, p. 365.

[14] Strabon, VIII, p. 359. Conon, Narr., 39.

[15] Thucydide, IV, 42. Schol. Pindare, Olymp., XIII, 17 ; et Nem. VII, 155 ; Conon, Narrat., 26 ; Éphore ap. Strabon, VIII, p. 389.

Thucydide appelle Æoliens les habitants de Corinthe qui précédèrent les Dôriens ; Conon les appelle Ioniens.

[16] Éphore ap. Strabon, X, p. 463.

[17] Strabon, VIII, p. 358 ; Pausanias, V, 4, 1. Une des six villes de la Triphylia mentionnées par Hérodote est appelée Έπειον (Hérodote, IV, 149).

[18] Hérodote, VIII, 73 ; Pausanias, V, 1, 2. Hécatée affirmait que les Epeiens étaient complètement étrangers aux Eleiens ; Strabon ne semble pas avoir pu s’assurer soit de l’affirmative soit de la négative (Hécatée, Fragm. 348, éd. Didot ; Strabon, VIII, p. 341).

[19] Éphore ap. Strabon, VIII, p. 358. Le récit des habitants de Pisa, territoire plus immédiatement voisin d’Olympia, était très différent de celui-ci.

[20] Agatharchides ap. Photium, sect. 250, p. 1332.

Cf. les Fragments des Τημένιδαι Άρχέλαος et Κρεσφόντης, dans l’édition d’Euripide de Dindorf, avec les remarques explicatives de Welcker, Griechische Tragoedien, p. 697, 708, 828. — Le prologue de l’Archélaos semble avoir parcouru la série entière de la lignée des Hêraklides en descendant, à partir d’Ægyptos et de Danaos.

[21] Hérodote, V, 72.

[22] Hérodote, VII, 159.

[23] Hérodote, I, 68 ; Pausanias, VII, 1, 3.

[24] Pausanias, V, 4.

[25] La date de Thucydide est calculée, μετά Ίλίου άλωσιν (I, 13).

[26] Hérodote, VII, 196.

[27] V. l’épigramme attribuée à Aristote (Antholog. Græc., t. I, p. 181, éd. Reisk ; Velleius Paterculus, I, 1). — Les Scholies de Lycophrôn (912) donnent un récit quelque peu différent. Ephyrè est représentée comme l’ancien nom légendaire de la ville de Krannon en Thessalia (Kineas, ap. Schol. Pindare, Pyth., X, 85), ce qui fait naître la confusion avec la Thesprotienne Ephyrè.

[28] Hérodote, VII, 176 ; Velleius Paterculus, 1, 2, 3 ; Charax, ap. Stephan. Byz., v. Δώριον ; Polyen. VIII, 44. Il y avait toutefois plusieurs assertions différentes sur l’extraction de Thessalos aussi bien que sur le nom du pays (Strabon) IX, p. 443 ; Stephan. Byz., v. Αίμονία).

[29] V. K. O. Müller, History of the Dorians, Introduc. sect. 4.

[30] Pindare, Pyth., X, 2.

[31] Thucydide, I, 12.

[32] Pausanias, IX, 5, 8.

[33] Pausanias, X, 8, 3.

[34] Éphore, Fragm. 30, éd. Marx. ; Strabon, IX, p. 401-402. L’histoire des Bœôtiens à Arnê dans Polyen. (I, 12) vient probablement d’Éphore.

Diodore (XIX, 53) donne un sommaire de l’histoire légendaire de Thèbes à partir de Deukaliôn ; il nous dit que les Bœôtiens furent chassés de leur pays, et obligés de se retirer en Thessalia pendant la guerre de Troie, par suite de l’absence de tant de leurs braves guerriers alors à Troie ; ils ne retrouvèrent pas le chemin de la Bœôtia avant la quatrième génération.

[35] Stephan. Byz., v. Άρνη, fait de la Thessalienne Arnê une άποιxος de la cité bœôtienne.

[36] Homère, Iliade, II ; Strabon, IX, p. 413 ; Pausanias, IX, 40, 3. — Quelques-unes des familles à Chæroneia, même pendant le temps de la domination romaine en Grèce, faisaient remonter leur origine à Peripoltas le prophète, qui, disait-on, avait accompagné Opheltas dans sa marche envahissante hors de la Thessalia (Plutarque, Cimon, c. I).

[37] Strabon, IX, 411-435 ; Homère, Iliade, II, 696 ; Hécatée, Fragm. 338, Didot.

Le fragment d’Alcée (cité par Strabon, mais brièvement et avec un texte mutilé) ne sert qu’à reconnaître la rivière et la ville. — Itônos, dit-on, était fils d’Amphiktyôn, et Bœôtos fils d’Itônos (Pausanias, IX, I, 1, 34, 1 ; cf. Steph. Byz., v. Βοιωτία) et de Melanippè. D’après une autre généalogie légendaire (née probablement après que le nom æolien eut été adopté comme nom de classe pour une section considérable de Grecs, mais aussi ancienne que le poète Asius (Olymp., 30), le héros éponyme Bœôtos se rattachait à la grande lignée d’Æolos par son père le dieu Poseidôn, qui l’avait eu soit de Melanippè, soit d’Arnê, fille d’Æolos (Asius, Fragm. 8, éd. Düntzer ; Strabon, VI, p. 265 ; Diodore, V, 67 ; Hellanicus ap. Schol. Iliade, II, 494). Deux pièces perdues d’Euripide avaient pour sujets les malheurs de Melanippè et des deux jumeaux qu’elle avait eus de Poseidôn, Bœôtos et Æolos (Hygin, Fab. 186 ; V. les fragments de Μελανίππη Σοφή et de Μελανίππη Δεσμώτις dans l’édition de Dindorf, et les commentaires instructifs de Welcker, Griech. Tragoed., vol. II, p. 840-860).

[38] Pindare, Nem., XI, 43 ; Hellanicus, Fragm. 114, éd Didot. Cf. Stephan. Byz., v. Πέρινθος.

[39] Cinæthon ap. Pausanias, II, 18, 5. Il existait des Penthilides, à Lesbos, pendant les temps historiques (Aristote, Politique, V, 10, 2).

[40] On a quelquefois supposé que le pays appelé Thrace signifie ici la résidence des Thraces près du Parnasse ; mais la longueur du voyage et le nombre d’années qu’il dura, sont marqués d’une manière si spéciale, que je pense que l’auteur a voulu parler de la Thrace dans son sens primitif et usuel.

[41] Strabon, XIII, p. 582. Hellanicus semble avoir parlé de ce séjour près du mont Phrykion (V. Steph. Byz., v. Φρίxιον). Dans un autre récit (XIII, p. 621), copié probablement sur Éphore de Kymê, Strabon rattache l’établissement de cette colonie à la suite de la guerre de Troie. Les Pélasges, qui occupaient alors le territoire, et qui avaient été les alliés de Priam, furent affaiblis par la défaite qu’ils avaient éprouvée, et ne purent résister aux immigrants.

[42] Velleius Paterculus, I, 4 ; Cf. Antikleidês ap. Athenæ, XI, c. 3 ; Pausanias, III, 2, 1.

[43] Strabon, IX, p. 401.

[44] Strabon, I, p. 10.

[45] Plutarque, Thêseus, c. 24, 25, 26.

[46] Plutarque, Thêseus, c. 34-35.

[47] Eusèbe, Chronic. Can., p. 228-229, éd. Scaliger ; Pausanias, II, 18, 7.

[48] Éphore ap. Harpocration, v. Άπατούρια. Cf. Strabon, IX, p. 393. — Éphore fait venir le terme Άπατούρια des mots signifiant une tromperie au sujet des limites, et il prétend que le nom de cette grande fête ionienne a été tiré du stratagème de Melanthos, décrit dans Conon (Narr., 39) et dans Polyen (I. 19). Toute la dérivation est un produit erroné de l’imagination, et l’histoire offre un curieux modèle d’une légende naissant d’une étymologie.

[49] L’orateur Lycurgue, dans son éloge de Kodros, mentionne un citoyen de Delphes, nommé Kleomantis, qui communiqua secrètement l’oracle aux Athéniens, et reçut pour récompense la σίτησις έν πρυτανεω (Lycurg. contra Leocrat., c. 20).

[50] Phérécyde, Fragm. 110, éd. Didot ; Velleius Paterculus, I, 2 ; Conon, Narr., 26 ; Polyen, I, c. 18. — Hellanicus faisait remonter la généalogie de Kodros par dix générations jusqu’à Deukaliôn. (Fragm. 10, édit. Didot.)

[51] Strabon, XIV, p. 653.

[52] Pausanias, VII, 2, 1.

[53] Hérodote, I, 146 ; Pausanias, VII, 2, 3, 4. Isocrate vante ses ancêtres athéniens pour avoir fourni, au moyen de cette émigration, des établissements à un nombre si considérable de Grecs pauvres et malheureux aux dépens des Barbares (Or. XII, Panathenaic., p.241).

[54] Hérodote, I, 146, VII, 95 ; VIII, 46. Velleius Paterculus, 1, 4. Phérécyde, Fragm. III, éd. Didot.

[55] Hérodote, I, 147 ; Pausanias, VII, 2, 7.

[56] Pausanias, VII, 2, 2 ; VII, 3, 4.

[57] Pausanias, VII, 4, 3.

[58] Hérodote, IV, 145-149 ; Valère Maxime, IV, c. 6 ; Polyen, VII, 49, qui donne toutefois le récit d’une manière différente en mentionnant des Tyrrhéniens de Lemnos secourant Sparte pendant la guerre des Ilotes. Un autre récit dans sa collection (VIII, 71), bien qu’imparfaitement conservé, semble se rapprocher de plus près d’Hérodote.

[59] Homère, Iliade, XI, 721.

[60] Strabon, VIII, p. 3.17. M. Raoul Rochette, pour qui presque toutes les légendes sont comme si elles étaient de l’histoire authentique, est très fâché de voir Strabon admettre cette diversité de récits. (Histoire des colonies grecques, t. III, ch. 7, p. 54) : Après des détails si clairs et si positifs, comment est-il possible que ce même Strabon, bouleversant toute la chronologie, fasse arriver les Minyens dans la Triphylie sous la conduite de Chloris, mère de Nestor ? — Le récit que rejette ainsi M. Raoul Rochette est tout à fait égal, sous le rapport de la crédibilité, à celui qu’il accepte : on ne peut, en effet, appliquer aucune mesure de crédibilité.

[61] Conon, Narrat., 36. Cf. Plutarque, Quæst. Græc., c. 21, où il est fait mention de Tyrrhéniens de Lemnos, comme dans le passage de Polyen auquel il est fait allusion dans une note précédente.

[62] Strabon, X, p. 481 ; Aristote, Politique, 11, 10.

[63] Hérodote, VII, 171(V. vol. 1, eh. 12). Diodore (V. 80), aussi bien qu’Hérodote, mentionne en général des immigrations considérables en Krête venant de Lacedæmôn et d’Argos ; mais, même dans ses laborieuses recherches M. Raoul Rochette (Histoire des colonies grecques, t. III, c. 9, p. 60-68.) n’a réussi à en recueillir aucune particularité distincte.

[64] Steph. Byz. v. Δωριον. Cf. Strabon, X, p. 475476, d’après lequel il est clair qu’Andrôn présentait l’histoire en s’en référant d’une manière spéciale au passage de l’Odyssée qu’il explique (XV, 175). — On ne peut déterminer avec précision l’époque d’Andrôn, un des auteurs d’Atthides ; mais il est difficile de le placer plus tôt que l’an 300 avant J.-C. V. la Dissertation préliminaire de C. Müller qui précède les Fragmenta Historicorum Græcorum, éd. Didot, p. 82 ; et la Prolusio de Atthidum Scriptoribus, mise en tête de l’édition qu’a donnée Lenz des Fragments de Phanodêmos et de Dêmôn, p. 28, Lips. 1812.

[65] V. Diodore, IV, 60, V. 80. D’après Strabon (l. c.), nous voyons cependant que d’autres rejetaient le récit d’Andrôn. — O. Müller (History of the Dorians, b. I, c. 1, § 9) accepte l’histoire comme vraie en substance, en écartant le nom de Dôros, et même il tient pour certain que Minos de Knôssos était Dorien ; mais la preuve qu’il apporte et l’appui de cette conclusion me semble peu précise et imaginaire.

[66] Conon, Narrat., 47 ; Éphore, Fragm. 62, éd. Marx.

[67] Diodore, V, 59 ; Apollodore, III, 2, 2. Dans le chapitre 57, Diodore avait fait une allusion expresse aux mythologues natifs de Rhodes, et à l’un d’eux en particulier, nommé Zénon. — Wesseling suppose que Rhodes eut deux fondateurs différents, nommés tous deux Althæmenês ; cela est assurément nécessaire, si nous devons considérer les deux récits comme historiques.

[68] Strabon, XIV, p. 653 ; Pausanias, II, 39, 3 ; Callimaque, ap. Steph. Byz., v. Άλιxάρνσσος. — Hérodote (VII, 99) appelle Halikarnassos une colonie de Trœzên ; Pomponius Mela (I, 16), d’Argos. Vitruve nomme à la fois Argos et Trœzên (II, 8, 12) ; mais les deux œkistes qu’il mentionne, Melas et Arevanius, n’étaient pas si bien connus qu’Anthês, les habitants d’Halikarnassos étant appelés Antheadæ (V. Steph. Byz., v. Άθήναι ; et une inscription curieuse dans le Corpus Inscriptiorum de Bœckh, n° 2655).

[69] La période qui me semble la plus obscure et la plus remplie de difficultés n’est pas celle que je viens de parcourir : c’est celle qui sépare l’époque des Héraclides de l’institution des Olympiades. La perte des ouvrages d’Éphore et de Théopompe est sans doute la cause en grande partie du vide immense que nous offre dans cet intervalle l’histoire de la Grèce. Mais si l’on en excepte l’établissement des colonies éoliennes, doriennes et ioniennes de l’Asie-Mineure, et quelques événements très rapprochés de la première de ces époques, l’espace de plus de quatre siècles qui les sépare est couvert d’une obscurité presque impénétrable, et l’on aura toujours lieu de s’étonner que les ouvrages des anciens n’offrent aucun secours pour remplir une lacune aussi considérable. Une pareille absence doit aussi nous faire soupçonner qu’il se passa dans la Grèce peu de ces grands événements qui se gravent fortement dans la mémoire des hommes : puisque, si les traces ne s’en étaient point conservées dans les écrits des contemporains, au moins le souvenir s’en serait-il perpétué par des monuments ; or les hommes et l’histoire se taisent également. Il faut donc croire que la Grèce, agitée depuis si longtemps par des révolutions de toute espèce, épuisée par ses dernières émigrations, se tourna tout entière vers des occupations paisibles, et ne chercha, pendant ce long intervalle, qu’à guérir, au sein du repos et de l’abondance qui en sont la suite, les plaies profondes que sa population avait souffertes. (Raoul Rochette, Histoire des colonies grecques, t. II, c. 16, p. 455). — Dans le même but Gillies (History of Greece, c. 3, p. 67, quarto) : Les affaires obscures de la Grèce, pendant les quatre siècles suivants, correspondent mal à la splendeur de la guerre de Troie et même de l’expédition des Argonautes, etc.