HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE III — LA VEINE MYTHIQUE GRECQUE COMPARÉE À CELLE DE L’EUROPE MODERNE.

 

 

J’ai déjà fait remarquer que l’existence de ce récit populaire, que les Allemands expriment par le mot significatif Sage ou Volks-Sage, est, à un degré plus ou moins élevé de perfection ou de développement, un phénomène commun à presque toutes les classes de la société et à presque toutes les parties du globe. C’est l’effusion naturelle de l’homme illettré, imaginatif et croyant, et son maximum d’influence appartient à un état primitif de l’esprit humain ; car la multiplication des faits constatés, la diffusion- de la science positive et la formation d’une règle critique de croyance tendent à affaiblir sa dignité et à arrêter son épanchement facile et abondant. Il fournit au poète et des matériaux à combiner de nouveau et à orner ; et une base aussi bien qu’un stimulant pour de nouvelles inventions personnelles ; et cela à une époque où le poète enseigne tout à la fois la religion, l’histoire et la philosophie, et n’est pas, comme il le devient à une période plus avancée, celui qui seul fournit une fiction avouée, bien qu’intéressante.

lie tels récits populaires et de tels chants historiques (en entendant par historique seulement ce qui est accepté comme histoire) se trouvent dans la plupart des régions du globe, et particulièrement parmi les populations teutoniques et celtiques de l’ancienne Europe. Les vieux chants, gothiques furent fondus et transformés en une histoire continue par l’historien Ablavius[1] ; et les poèmes des Germains touchant Tuisto, le dieu né de la terre, son fils Mannes, et ses descendants, les éponymes des diverses tribus germaniques[2], comme les indique brièvement Tacite, nous rappellent Hésiode, Eumêle ou les hymnes homériques. Jacob Grimm, dans sa savante et remarquable mythologie allemande, a présenté des preuves abondantes de la grande analogie fondamentale qui existe, avec beaucoup de différences particulières, dans le monde mythique des Germaines des Scandinaves et des Grecs ; et la dissertation de M. Price (mise en tête de son édition de l’ouvrage de Warton, History of English Poetry) appuie et explique l’idée de Grimm. La même imagination disposée à tout personnifier, la même conception toujours présente de la volonté, des sympathies et des antipathies des dieux, considérées comme causes premières des phénomènes, et comme distinctes d’une marche suivie et invariable de la nature ; les mêmes relations entre les dieux, les héros et les hommes, avec une égale difficulté de distinguer les uns des autres dans une foule ale noms individuels ; une habitude semblable de transporter en bloc les attributs humains aux dieux, sans les renfermer dans les limites, ni les soumettre aux conditions de l’humanité ; une même disposition à croire aux nymphes, aux géants et à d’autres êtres qui ne sont ni dieux ni hommes, la même union de la foi et du sentiment religieux avec le sentiment et la foi patriotiques, tels sont les traits positifs, communs aux anciens Grecs et aux anciens Germains ; et les conditions négatives chez les deux peuples n’ont pas, moins d’analogie : l’absence d’ouvrages en prose, d’annales positives et de culture scientifique. La faculté qui crée les mythes trouvait ainsi une base préliminaire et des encouragements tout à fait semblables.

Mais, quoique les forces productrices fussent de la même espèce, les résultats atteignirent un degré bien différent, et les circonstances qui concoururent à leur développement le furent encore bien davantage.

D’abord, l’abondance, la beauté et la longue continuité de l’ancienne poésie grecque, dans l’âge purement poétique, est un phénomène qui n’a pas de pendant ailleurs.

En second lieu, la transition par laquelle l’esprit grec passa de son état poétique à son état relativement positif, s’effectua d’elle-même ; elle s’accomplit par sa propre force inhérente et expansive ; elle fut aidée, il est vrai, par les circonstances extérieures, mais elle n’en reçut nullement l’empreinte, elle ne fut pas provoquée par elles. De la poésie d’Homère à l’histoire de Thucydide et à la philosophie de Platon et d’Aristote, il fut fait un pas prodigieux, mais c’était la croissance naturelle du jeune Grec devenant homme fait ; et ce qui est d’une importance plus grande encore, elle s’accomplit sans briser le fil ni de la tradition religieuse ni de la tradition patriotique, sans aucune innovation coercitive ni changement violent dans les sentiments de l’âme. Le monde légendaire, bien que dépassé par les jugements moraux et la critique rationnelle d’hommes supérieurs, conservait encore son empire sur les sentiments comme objet d’un examen passionné et respectueux.

Bien différent fut le développement des anciens Germains. Nous savons peu de chose de leur première poésie, mais nous ne serons pas exposés à nous tromper en affirmant qu’ils n’avaient rien à comparer, soit avec l’Iliade, soit avec l’Odyssée. En les supposant laissés à eux-mêmes, auraient-ils eu une force progressive suffisante pour faire un pas semblable à celui des Grecs ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Leur condition intellectuelle aussi bien que politique fut violemment changée par une action étrangère venue du dehors. L’influence de l’empire romain introduisit artificiellement parmi eux de nouvelles institutions, de nouvelles opinions, des habitudes de luxe, et, par-dessus tout, une religion nouvelle ; les Germains, après avoir subi cette influence, se faisant successivement les instruments de cette révolution vis-à-vis de tels de leurs frères qui restaient encore païens. Ce fut une révolution qui s’opéra souvent au moyen de mesures pénales et coercitives : on déposa et on. renia formellement les anciens dieux Thor et Wodan ; leurs images furent réduites en poussière, et les chênes consacrés au culte et à la prophétie furent abattus. Mais même là où la conversion fut le fruit des prédications et de la persuasion, elle n’en brisa pas moins tous les rapports qu’avait un Germain avec ce monde mythique qu’il appelait son passé, et dont les anciens dieux faisaient à la fois le charme et la sainteté : il fut réduit alors à l’alternative de les considérer comme des hommes ou comme des démons[3]. Ce regard jeté en arrière, où se mêlaient la religion et le patriotisme, fruit de l’union de la piété avec le sentiment à l’égard des ancêtres, qui constituait la manière particulière de voir et des Grecs et des Germains au sujet de leur antiquité privée d’annales, fut, chez ces derniers, banni par le christianisme ; et, tandis que la racine des vieux mythes était ainsi rongée, les cérémonies et les coutumes commémoratives auxquelles ils se rattachaient, ou perdirent leur caractère consacré, ou disparurent complètement. En outre, des influences nouvelles de grande importance agirent dans le même temps avec succès. La langue latine avec quelque teinture de littérature latine, l’habitude d’écrire et d’enregistrer les événements présents, l’idée d’une loi systématique et d’un accommodement à l’amiable des différends, tout cela forma une part de l’action exercée par la civilisation romaine, même après le déclin de l’empire romain, sur les tribus teutoniques et celtiques. Il se forma une classe d’hommes qui recevaient une instruction spéciale dont la base était latine, et qui avaient des principes chrétiens ; elle était aussi composée presque entièrement de prêtres, opposés, aussi bien par des motifs de rivalité que par le sentiment religieux, aux anciens bardes et aux anciens conteurs de la communauté. Les hommes lettrés[4] furent distingués des hommes versés dans les histoires, et la littérature latine contribua de concert avec la religion à faire déchoir les mythes d’un paganisme ignorant. Charlemagne, il est vrai, dans le même temps qu’il employait des procédés agressifs et violents pour introduire le christianisme parmi les Saxons, prenait aussi le soin spécial de mettre par écrit et de conserver les vieux chants païens. Mais on ne peut guère douter que cette mesure ne lui fût inspirée par l’intelligence large et éclairée qui lui était particulière. La disposition générale des chrétiens lettrés de cette époque est plus exactement représentée par son fils Louis le Débonnaire, qui, ayant appris ces chalets dans son enfance, en vint à les abhorrer quand il fut arrivé à l’âge mûr, et ne put jamais être amené soit à les répéter, soit à les tolérer[5].

Selon l’ancienne foi païenne, la généalogie des rois saxons, angles, danois, norvégiens et suédois, et probablement aussi celle des rois germains et scandinaves en général, remontaient à Odin, ou à quelques-uns de ses compagnons immédiats ou de ses fils héroïques[6]. J’ai déjà fait observer que la valeur de ces généalogies consistait non pas tant dans leur longueur que clans le respect attaché au nom servant de source première. Après que le culte affecté à Odin eut cessé , on prolongea la ligne généalogique jusqu’à Japhet ou à Noé, et Odin n’étant plus regardé comme cligne d’être au sommet, fut dégradé et devint un des simples membres humains de cette généalogie[7]. Et noirs trouvons que cette altération des généalogies mythiques primitives eut lieu même chez les Scandinaves, bien que l’introduction du christianisme eût été plus longtemps retardée dans ces contrées, de manière à laisser à la veine poétique païenne le temps de parvenir à un plus grand développement, et semble avoir fait naître un sentiment moins prononcé d’antipathie (particulièrement en Islande) à l’égard de la foi éteinte[8]. Les poèmes et les contes dont se compose l’Edda, bien qu’ils n’aient été mis par écrit qu’après l’époque du christianisme, ne présentent pas les anciens dieux sous un point de vue odieux ou dégradant à dessein.

Le fait mentionné plus haut, à savoir que Noé a pris la place d’Odin à la tête de la généalogie, est d’autant plus digne d’attention qu’il jette du jour sur le vrai caractère de ces généalogies, et montre qu’elles naquirent, non de données historiques erronées, mais du tour ,du sentiment religieux ; nous voyons en outre qu’elles n’ont de véritable valeur que parce qu’on les a prises dans leur intégrité, comme rattachant la race existante des hommes à un premier auteur divin. Si nous pouvions nous figurer le paganisme grec remplacé par le christianisme l’an 500 av. J.-C., les grandes généalogies si vénérées des gentes grecques auraient subi la même modification ; les Hêraklides, les Pélopides, les Æakides, les Asklépiades, etc., se seraient perdus dans quelque agrégat plus compréhensif ayant pour racine l’archéologie de l’Ancien Testament. Les anciennes légendes héroïques se rattachant à ces noms d’ancêtres auraient été ou bien oubliées, ou transformées de manière à s’accorder avec la nouvelle veine de pensée ; car le culte, les cérémonies et les coutumes, après leur changement, auraient été complètement en opposition avec elles, et le sentiment mythique aurait cessé de s’occuper de ceux auxquels on n’eût plus adressé de prières. Si le chêne de Dôdônê eût été coupé, ou si l’on eût cessé d’envoyer le vaisseau qui portait la Théorie d’Athènes à Dêlos, les mythes de Thêseus et des deux colombes noires auraient perdu leur à propos et auraient péri. Mais, de la façon dont se sont passées les choses, le changement qui eut lieu d’Homère à Thucydide et à Aristote s’opéra intérieurement, d’une manière graduelle et imperceptible. La philosophie et l’histoire vinrent s’ajourer aux anciennes idées dans les esprits d’un petit nombre d’hommes supérieurs ; niais les sentiments du public en général continuèrent à être ce qu’ils étaient, les objets sacrés restèrent les mêmes et pour les yeux et pour le cœur, et le culte des anciens dieux fut même embelli par de nouveaux architectes et de nouveaux sculpteurs, qui contribuèrent dans une large mesure à augmenter son effet imposant.

Ainsi donc, tandis qu’en Grèce le courant d’où sortirent les mythes poursuivit la même route, seulement avec une marche moins rapide et une moindre influence, dans l’Europe moderne, son ancien lit étant intercepté, il passa dans des canaux nouveaux et multipliés. L’ancienne religion, bien que comme foi dominante, manifestée publiquement et unanimement, elle ait fini par s’éteindre, persista encore sous forme de morceaux et de fragments détachés et avec divers changements de nom et`de forme. Les dieux et les déesses du paganisme, dépouillés ainsi de leur divinité, continuèrent à être l’objet des souvenirs et des craintes de leurs premiers adorateurs, mais furent parfois représentés (d’après des principes semblables à ceux d’Evhémère) comme ayant été des hommes éminents et glorieux, parfois abaissés à l’état de démons, de magiciens, d’elfes, de fées et d’autres agents surnaturels d’un degré inférieur et d’une nature généralement malfaisante. Des écrivains chrétiens, tels que Saxo Graminaticus et Snorro Sturleson, mirent par écrit les anciens chants oraux des scaldes scandinaves et arrangèrent les événements qu’ils renfermaient en un récit continu ; ils accomplirent sous ce rapport une tâche semblable à celle dont les logographes grecs, Phérécyde et Hellanicus, s’étaient acquittés à l’égard d’Hésiode et des poètes cycliques. Mais, tandis que Phérécyde et Hellanicus compilaient sous l’influence de sentiments réellement semblables à ceux des poètes auxquels ils consacraient leurs soins, les logogriphes chrétiens se firent un devoir de signaler l’Odin et le Thor des anciens scaldes comme des démons et des enchanteurs rusés qui avaient fasciné les esprits des hommes et leur avaient fait croire faussement qu’ils étaient dieux[9]. Dans quelques cas les idées et les récits païens furent modifiés de manière à s’accorder avec le sentiment chrétien. Mais quand ils étaient conservés sans subir un tel changement, ils se montraient d’une manière palpable et étaient signalés par leurs compilateurs comme étant en opposition avec la croyance religieuse du peuple, et comme associés soit à une imposture, soit à des esprits malfaisants.

Une nouvelle veine de sentiment était née en Europe, non conforme, il est vrai, aux vieux mythes, laissant cependant encore en vigueur le besoin de récits mythiques en général. Et ce besoin fut satisfait, généralement parlant, par deux classes de récits, les légendes des Saints catholiques et les romans de chevalerie, correspondant a deux types de caractères, tous deux parfaitement appropriés aux sentiments du temps, l’idéal de la sainteté et l’idéal de la chevalerie.

Ces deux classes de récits correspondent, pour le caractère aussi bien que pour le dessein général, aux mythes grecs ; ce sont des histoires acceptées comme des réalités, grâce à leur complète conformité avec les prédispositions et la foi profonde d’un auditoire dénué de sens critique, et préparées à l’avance par leurs auteurs, non avec un souci quelconque des conditions de l’évidence historique, mais dans le but de provoquer la sympathie, l’émotion ou le respect. Le type du caractère de la sainteté appartient an christianisme ; c’est l’histoire de Jésus-Christ telle qu’elle est décrite dans les Évangiles, et celle des prophètes dans l’Ancien Testament ; tandis que les vies des saints qui acquirent un renom religieux, du quatrième au quatorzième siècle de l’ère chrétienne, furent revêtues d’attributs et expliquées par d’abondants détails tendant à les assimiler à ce modèle révéré. Les nombreux miracles, la guérison des maladies, l’expulsion des démons, les tentations et les souffrances, l’enseignement et les préceptes dont abonde la biographie des saints catholiques, provinrent surtout de ce pieux sentiment, commun à l’écrivain et à ses lecteurs. Un grand nombre des autres incidents, racontés dans les mêmes ouvrages, naquirent d’allégories mal expliquées, de cérémonies et ale coutumes auxquelles on aimait à trouver une origine consacrée, ou de la disposition à transformer l’étymologie d’un nom en fait historique ; beaucoup ont aussi été suggérés par des particularités locales et par le désir de stimuler ou de justifier les pieuses émotions des pèlerins qui visitaient quelque chapelle ou quelque image consacrée. La foi de l’époque rattacha la colombe au Saint-Esprit, le serpent à Satan ; des lions, des loups, des cerfs, des licornes, etc., furent les sujets d’autres associations emblématiques ; et de tels modes de croyance trouvèrent une expression particulière dans une foule de récits qui présentèrent les saints en conflit ou en communauté d’action avec ces divers animaux. Les légendes de cette espèce, multipliées à l’infini, populaires et touchantes au plus haut degré, a l’époque du moyen âge, ne sont pas des faits ‘particuliers exagérés ; ce sont les émanations détaillées de quelque croyance ou de quelque sentiment répandu alors, qu’elles seraient à satisfaire, et qui en retour les soutenaient et les accréditaient dans une large mesure[10].

Les lecteurs de Pausanias reconnaîtront la grande analogie qui existe en général entre les histoires qu’on lui racontait dans les temples qu’il visitait et ces légendes du moyen âge. Bien que le type caractéristique sur lequel ces dernières jettent du jour diffère en réalité considérablement, cependant la source aussi bien que la circulation, les forces productrices aussi bien que les forces servant d’appui, étaient clans les deux cas les mêmes. De telles légendes étaient le produit naturel d’une foi religieuse ardente, absolue, et mêlée aux sentiments à une époque où la raison n’a pas besoin d’être trompée. Les vies des saints nous ramènent même clans le passé à la théologie simple et toujours active de l’âge homérique ; tant la main de Dieu se montre d’une manière constante, même dans les plus petits détails, pour venir en aide à un individu qu’il favorise ; tant le point de vue scientifique, par rapport aux phénomènes de la nature, est complètement absorbé dans le point de vue religieux[11]. Pendant que la Grèce et Rome étaient dans toute leur force intellectuelle, le sentiment de la marche invariable de la nature et de l’explication scientifique des phénomènes était né dans les esprits supérieurs, et par eux indirectement s’était formé dans le reste de la communauté, limitant ainsi dans une certaine mesure le domaine ouvert à une légende religieuse qui devait l’occuper. Au déclin de la littérature et de la philosophie païennes, avant le sixième siècle de l’ère chrétienne, cette conception scientifique disparut insensiblement et laissa l’esprit libre de se faire une explication religieuse de la nature, explication non moins simple et naïve que celle qui avait prévalu du temps du paganisme homérique[12]. Le grand mouvement religieux de la Réforme et la formation successive d’habitudes critiques et philosophiques clans l’esprit moderne, ont fait que ces légendes des saints, croyance jadis chère à un nombreux public dont elles faisaient les délices[13], ont perdu absolument tout crédit, sans même être regardées, chez les protestants du moins, comme dignes d’un examen sérieux relativement à leur authenticité, marque de la valeur passagère de la croyance publique, quelque fervente et sincère qu’elle soit, comme preuve de vérité historique, si elle se joint à des prédispositions religieuses.

La même veine productrice de mythes, la même sensibilité et la même facilité à croire, qui avaient créé le besoin des légendes des Saints et l’avaient satisfait à la fois, préparèrent aussi le fonds abondant de poésie narrative romanesque, servant à amplifier et à expliquer l’idéal de la chevalerie. Ce que les légendes de Troie, de Thèbes, du sanglier de Kalydôn, d’Œdipe, de Thêseus, etc., étaient pour un Grec des anciens temps, les contes d’Arthur, clé Charlemagne, des Niebelungen le furent pour un Anglais, un Français ou un Allemand du douzième ou du treizième siècle. Ce n’était ni une fiction reconnue ni de l’histoire dont on eût prouvé l’authenticité ; c’était de l’histoire telle qu’elle est sentie et accueillie par vies esprits qui n’ont pas l’habitude de rechercher l’évidence et qui ignorent la nécessité de le faire. On sait que la Chronique de Turpin, pure .compilation de légendes poétiques concernant Charlemagne, était acceptée comme de l’histoire véritable, et que même elle était déclarée telle par l’autorité d’un pape ; et les auteurs des romans annoncent eux-mêmes, non moins que ceux de l’ancienne épopée grecque, qu’ils vont raconter des faits réels et positifs[14]. Il est certain que Charlemagne est un grand nom historique, et il est possible, bien que cela ne soit pas certain, que le nom d’Arthur puisse être historique aussi. Mais le Charlemagne de l’histoire et le Charlemagne du roman n’ont guère de commun que le nom ; nous ne pourrions non plus jamais déterminer que par des preuves indépendantes (et dans ce cas nous les possédons) si Charlemagne était un personnage réel ou fictif[15]. Ce nom illustre, aussi bien qu’Arthur, personnage plus problématique, les romanciers s’en emparent, non pas avec l’idée de célébrer des réalités vérifiées auparavant, mais dans le but d’exposer ou d’amplifier un idéal de leur invention, de manière à exciter les sentiments et à captiver en même temps la foi de leurs auditeurs.

Distinguer, parmi les personnages de l’épopée carlovingienne, les réels des fictifs, examiner si l’expédition attribuée à Charlemagne contre Jérusalem avait jamais eu lieu ou non, séparer la vérité de l’exagération dans les exploits des chevaliers de la Table-Ronde, c’étaient là des problèmes que les auditeurs de cette époque n’avaient ni le désir de soulever ni le moyen de résoudre. Ils acceptaient le récit tel qu’ils l’entendaient, sans soupçon ni réserves : les incidents racontés, aussi bien que les liens qui les unissaient, étaient en complète harmonie avec leurs sentiments, et satisfaisaient aussi bien leurs sympathies que leur curiosité, et il ne leur fallait rien de plus pour les engager à y croire, quelque faible que pût être la base historique, ou dût-elle même ne pas exister[16].

Les romans de chevalerie représentaient, pour ceux qui les entendaient, des faits réels du temps passé, les gloires des hommes d’autrefois, pour nous servir de l’expression hésiodique[17], en même temps qu’ils renfermaient et complétaient les détails d’un idéal héroïque, tel que cet âge pouvait le concevoir et l’admires, une piété fervente, combinée avec, la force, la bravoure, et l’amour d’attaques aventureuses dirigées parfois contre les infidèles, parfois contre des enchanteurs ou des monstres, parfois tentées pour la défense du beau sexe. De tels traits caractéristiques étaient naturellement populaires, dans un siècle de luttes féodales et de manque universel de sécurité, où les principaux sujets de respect et d’intérêts communs étaient l’Église et les Croisades, et où l’on embrassait particulièrement ces dernières avec un enthousiasme véritablement étonnant.

Le long poème allemand, le Lied des Niebelungen, aussi bien que la Volsunga Saga et une portion des chants de l’Edda, se rapporte à un fonds commun de personnages mythiques, surhumains, et d’aventures fabuleuses, identifié avec l’antiquité la plus reculée de la race teutonique et scandinave, et représentant leur sentiment primitif à l’égard d’ancêtres d’origine divine. Sigurd, Brynhilde, Gudrun et Atle sont des caractères mythiques célébrés aussi bien par les scaldes scandinaves que par les poètes épiques allemands, mais avec beaucoup de variétés et d’additions séparées pour distinguer les uns des autres. L’épopée allemande, plus récente et plus travaillée, renferme divers personnages inconnus aux chants de l’Edda, en particulier le nom saillant de Dieterich de Berne ; elle présente en outre les détails et les caractères principaux comme étant chrétiens, tandis que dans l’Edda il n’y a pas de trace d’autre chose que de paganisme. Il y a en effet, dans cette version ancienne et païenne, une remarquable analogie avec bien des points du récit mythique grec. De même qu’Achille est condamné à une courte existence, et les Labdakides de Thèbes au malheur, de même dans la famille des Volsungs, bien qu’issue des dieux et protégée par eux, la malédiction du Destin est suspendue au-dessus de leur tête et les entraîne à leur ruine, malgré de prééminentes qualités personnelles[18]. Plus cette vieille histoire teutonique a été retracée et comparée complètement, dans ses différentes transformations et avec ses divers accessoires, moins il est possible de prouver pour elle une connexion quelconque bien établie avec des noms ou des événements authentiques, tels que les présente l’histoire. Nous devons consentir à admettre que ses personnages différent de l’humanité ordinaire dans la conception primitive, et qu’ils appartiennent au monde mythique subjectif de la race qui les chantait.

Telles étaient les compositions qui au moyen âge non seulement excitaient les émotions, mais encore satisfaisaient la curiosité historique aveugle du public ordinaire. Les exploits d’une foule de ces héros romanesques ressemblent en plusieurs points à ceux des Grecs : les aventures de Perseus, d’Achille, d’Odysseus, d’Atalantê, de Bellerophôn, de Jasôn, la guerre de Troie ou l’expédition des Argonautes en général, auraient parfaitement convenu à l’épopée carlovingienne ou aux autres épopées de l’époque[19]. L’épopée du moyen âge, comme l’épopée grecque, était éminemment expansive de sa nature. De nouvelles histoires furent successivement rattachées aux noms de Charlemagne et d’Arthur, et à leurs compagnons, précisément comme la légende de Troie fut agrandie par Arktinus, Leschês et Stésichore, comme celle de Thèbes fut étendue par de nouvelles misères accumulées sur la tête maudite d’Œdipe, et celle du sanglier de Kalydôn par l’addition d’Atalantê. A tout prendre, l’état d’esprit des auditeurs semble dans les deux cas avoir été à peu près le même ; avides d’émotion et de sympathie, non seulement ils faisaient un accueil cordial à tout récit qui était à l’unisson de leurs sentiments, mais encore ils y croyaient de bonne foi.

Néanmoins il y avait des différences qui méritent d’être mentionnées et qui rendent la proposition précédente plus absolument exacte par rapport à la Grèce que par rapport au moyen âge. Les récits de l’épopée et les mythes dans leur signification la plus populaire et la plus étendue furent la seule nourriture intellectuelle dont était pourvu le public grec jusqu’au sixième siècle avant l’ère chrétienne : il n’y avait ni ouvrages en prose, ni histoire, ni philosophie. Mais tel ne fut pas le cas à l’époque où parut l’épopée du moyen âge. A ce moment, une partie de la société possédait la langue latine, avait l’habitude d’écrire, et quelque teinture et d’histoire et de philosophie ; il y avait une série de chroniques, chétives à la vérité et imparfaites, mais qui se rapportaient aux événements contemporains et empêchaient que l’histoire réelle du passé ne tombât dans l’oubli ; il y avait même individuellement des hommes lettrés, au douzième siècle, dont la connaissance qu’ils avaient de la littérature latine fut assez grande pour développer leur esprit et faire faire des progrès d leur jugement. De plus, l’épopée du moyen âge, bien que profondément imbue d’idées religieuses, n’était pas directement amalgamée avec la religion du peuple et ne trouvait pas toujours faveur auprès du clergé ; les héros de l’épopée grecque, au contraire, furent rattachés de mille manières aux pratiques et au culte existant alors et aux localités sacrées ; bien plus, Homère et Hésiode passent, avec Hérodote, pour avoir construit l’édifice de la théologie grecque. Nous voyons ainsi que l’épopée ancienne était exempte de certaines influences capables de la troubler dont était entourée celle du moyen âge, et en même temps qu’elle était plus étroitement identifiée avec les veines de pensée et de sentiment qui dominaient dans le public grec. Toutefois ces influences, bien qu’agissant en sens contraire, n’empêchèrent pas le pape Calixte II de déclarer que la chronique de Turpin était une histoire véritable.

Si nous prenons l’histoire de notre propre pays telle qu’elle fut conque et écrite depuis le douzième siècle jusqu’au dix-septième par Hardyng, Fabyan, Grafton, Hollinshed et autres, nous verrons qu’elle était supposée commencer avec Brute le Troyen, et qu’elle était amenée de là, pendant bien des siècles et par une longue succession de rois, jusqu’au temps de Jules César. L’imagination d’autres nations en Europe se plut également à croire qu’elles descendaient de Troie, idée qui avait vraisemblablement sa source dans une imitation respectueuse des Romains et de leur origine troyenne. Quant à ce qui concerne les Anglais, celui surtout qui mit cette croyance en circulation fut Geoffrey (Godefroid) de Monmouth. Elle passa, après peu de résistance ou de discussion, dans la foi nationale, les rois, à partir de Brute, étant inscrits dans une série régulière, chronologique, avec leurs dates respectives annexées. Dans une contestation qui s’éleva entre l’Angleterre et l’Écosse pendant le règne d’Édouard Ier (1301 de l’ère chrétienne), on inséra solennellement dans un document présenté è, l’appui des droits de la couronne d’Angleterre, l’origine des rois d’Angleterre descendant de Brute le Troyen, comme un argument propre à soutenir le point en litige ; et il passa sans être attaqué par la partie adverse[20], incident qui nous remet en mémoire l’appel que, lors de la dispute qui s’éleva entre les Athéniens et Philippe de Macédoine, au sujet d’Amphipolis, fit Eschine aux droits dotaux primitifs d’Akamas, fils de Thêseus, ainsi que la défense produite par les Athéniens è, l’appui de leur conquête de Sigeion, contre les réclamations des Mitylênæens, défense dans laquelle les premiers alléguaient qu’ils avaient autant de droits à posséder la ville qu’aucun des autres Grecs qui avaient formé une partie de l’armement victorieux d’Agamemnôn[21].

La ténacité avec laquelle on défendit cette ancienne série de rois anglais n’est pas moins remarquable que la facilité avec laquelle on l’admit. Les chroniqueurs, au commencement du dix-septième siècle, protestèrent avec chaleur contre le scepticisme importun qui voulait annuler tant de souverains vénérables et effacer tant de nobles actions. Ils en appelèrent aux sentiments patriotiques de leurs auditeurs, représentèrent l’énormité d’un procédé consistant à élever une critique présomptueuse contre la croyance des âges, et insistèrent sur le danger du précédent quant à ce qui concernait l’histoire en général[22]. Cruel était l’état de cette controverse à l’époque et aux yeux de l’illustre auteur du Paradis perdu, c’est ce que montreront ses propres paroles, que je vais citer telles qu’elles se trouvent dans la seconde page de son Histoire d’Angleterre. Après avoir dit quelques mots des histoires de Samothes, fils de Japhet, d’Albion, fils de Neptune, etc., il continue : Mais quant à Brutus et à sa descendance, ainsi qu’à toute la lignée de rois jusqu’au moment où Jules César entre en scène, nous ne pouvons pas si aisément nous en délivrer ; ce sont des séries d’ancêtres longtemps prolongées, des lois et des actions signalées qui ne semblent pas simplement avoir été empruntées ou imaginées, et qui n’ont pas produit une médiocre impression sur la croyance ordinaire : Elles sont défendues par beaucoup de personnes et entièrement niées par un petit nombre. Car quoi ! Bien qu’on abandonnât Brutus et toute la fable troyenne, en voyant que ceux qui songeaient d’abord à nous donner quelque premier auteur illustre commençaient par se contenter de Brutus le consul, jusqu’à ce que, par une invention meilleure, quoiqu’ils ne voulussent pas renoncer au nom, ils apprissent à le faire remonter plus haut dans des temps plus fabuleux, et jetassent en même temps du jour sur les contes troyens, dans leur désir de faire sortir les Bretons de la même source que les Romains, voici où l’on s’arrêta : On ne peut penser sans une trop grande incrédulité qu’aucun de ces anciens rois indigènes n’ait été un personnage réel et n’ait pas fait pendant sa vie au moins quelque chose de ce qui a été si longtemps un objet de souvenir. C’est pour ces raisons, et pour celles que j’ai mentionnées plus haut, que j’ai voulu ne pas omettre ce qui avait reçu l’approbation de tant de personnes. Certain ou incertain, je le laisse sous la responsabilité de ceux que je dois suivre : Quant à ce qui s’éloigne de l’impossible et de l’absurde et est attesté par d’anciens écrivains d’après des livres plus anciens, je ne le rejette pas, comme étant le sujet légitime et propre de l’histoire[23].

Cependant, malgré la croyance générale de tant de siècles, malgré l’accord de conviction chez les historiens et les poètes, malgré la déclaration de Milton, arrachée à ses sentiments plutôt qu’à sa raison, à savoir que cette longue suite de rois et d’exploits presque historiques ne pouvaient pas tous être indignes de foi, malgré un ensemble si considérable d’autorités et de précédents, les historiens du dix-neuvième siècle commencent l’histoire d’Angleterre avec Jules César. Ils n’essaient pas soit de fixer la date de l’avènement du roi Bladud, soit de déterminer quelle peut être la base de vérité dans le touchant récit de Lear[24]. La règle de crédibilité historique, surtout pour ce qui concerne les événements modernes. s’est en effet élevée d’une manière importante et sensible dans les cent dernières années.

Mais pour ce qui concerne l’ancienne histoire grecque, les règles de l’évidence continuent encore à être peu rigoureuses. Le mot de Milton, au sujet de l’histoire d’Angleterre avant César, représente encore assez exactement le sentiment qui domine maintenant à propos de l’histoire mythique de la Grèce : Cependant on ne peut penser sans une trop grande incrédulité qu’aucun de ces anciens rois indigènes  Agamemnôn, Achille, Odysseus, Jasôn, Adrastos, Amphiaraos, Meleagros, etc.— n’ait jamais été lin personnage réel ou n’ait jamais fait dans sa vie au moins quelque partie de ce qui a été si longtemps un objet de souvenir. Au milieu d’une grande quantité de fictions (nous dit-on encore), il doit y avoir quelque vérité ; mais comment distinguer une telle vérité ? Milton n’essaie même pas de faire le départ, il se contente de se tenir à distance de l’impossible et de l’absurde, et il termine par un récit qui a, il est vrai, le mérite d’être sobre en couleur, mais qu’il ne songe jamais un instant à recommander à ses lecteurs comme vrai. Ainsi, pour ce qui concerne les légendes de la Grèce, Troie, Thèbes, les Argonautes, le Sanglier de Kalydôn, Hêraklês ; Thêseus, Œdipe, on reste encore convaincu qu’il doit y avoir au fond quelque chose de vrai ; et plus d’un lecteur de cet ouvrage sera fâché, je le crains, de ne pas voir conjurer devant lui l’Eidôlon d’une histoire authentique, même bien que l’étincelle essentielle de l’évidence manque complètement[25].

J’ose croire que notre grand poète a suivi des principes erronés, quant aux vieilles fables anglaises, non moins dans ce qu’il écarte que dans ce qu’il conserve. Omettre le miraculeux et le fantastique — c’est là ce qu’il entend réellement par l’impossible et l’absurde —, c’est enlever l’âme de ces récits jadis populaires, c’est leur ôter à la fois leur véritable marque distinctive et le charme par lequel ils agissaient sur les sentiments des croyants. Nous devrions encore moins consentir à briser et à désenchanter de la même manière les mythes de l’ancienne Grèce, en partie parce qu’ils possèdent les beautés et le caractère mythiques à un point bien plus élevé de perfection, en partie parce qu ils entraient plus profondément dans l’esprit d’un Grec et pénétraient à la fois et dans le sentiment public et clans le sentiment privé de la nation à un degré beaucoup plus grand que les anciennes fables anglaises ne le faisaient en Angleterre.

Deux voies, et deux seulement, sont ouvertes : l’une serait d’omettre absolument les mythes, ce qui est la manière dont les historiens modernes traitent les vieilles fables anglaises ; la seconde serait de les raconter comme mythes, de reconnaître et de respecter leur nature particulière, et de s’abstenir de les confondre avec l’histoire ordinaire et justifiable. Il y a de bonnes raisons pour suivre cette seconde méthode par rapport aux mythes grecs, et considérés ainsi, ils forment un important chapitre dans l’histoire de l’esprit grec et, à vrai dire, dans celle du genre humain en général. La foi historique des Grecs, aussi bien que celle d’autres peuples, quant aux temps primitifs dénués d’annales, est aussi subjective et aussi personnelle que leur foi religieuse : chez les Grecs, en particulier, les deux sentiments sont mêlés d’une façon si intime qu’une grande violence seule peut les séparer. Dieux, héros et hommes, religion et patriotisme, choses divines, héroïques et humaines, les Grecs formaient de tous ces éléments réunis ensemble un seul tissu indivisible, dont ils ne songeaient pas à distinguer et dont ils ne distinguaient pas réellement les fils de vérité et de réalité, quels qu’ils pussent avoir été dans l’origine. Composées de tels matériaux et animées par l’étincelle électrique du génie, les antiquités mythiques de la Grèce formaient un tout à la fois digne de créance et enchanteur pour la foi et les sentiments du peuple ; mais il cesse d’être digne de créance et enchanteur, si nous le séparons de ces conditions subjectives, pour soumettre ses éléments tout nus à l’examen d’une critique objective. En outre, les portions détachées du passé mythique des Grecs devraient être considérées eu égard à l’agrégat dont elles forment une partie : détacher les légendes divines des légendes héroïques, ou quelqu’une des légendes héroïques du reste, comme s’il existait entre elles une différence essentielle et générique, c’est présenter le tout sous un point de vue erroné. On ne doit pas plus traiter d’une manière objective les mythes de Troie et de Thèbes, avec l’idée de découvrir une base historique, que ceux de Zeus en Krête, d’Apollon et d’Artemis à Dêlos, d’Hermès ou de Promêtheus. Isoler le siège de Troie des autres mythes, comme s’il avait droit à la prééminence, en qualité d’événement historique et chronologique constaté, c’est un procédé qui détruit le caractère et le lien véritables du monde mythique : nous transportons seulement le récit (comme on l’a fait observer dans le chapitre précédent) d’une classe à laquelle il se rattache par les liens et d’une commune origine et d’une affinité fraternelle, à une autre classe avec laquelle il n’a aucune relation, si ce n’est celle que peut lui imposer une critique violente et gratuite.

En tirant cette ligne de démarcation marquée entre le monde mythique et le monde historique, entre des sujets appropriés seulement à l’histoire subjective et des sujets où l’on peut atteindre une évidence objective, nous ne ferons que développer dans la mesure qui lui convient le principe juste et bien connu que Varron a posé il y a longtemps. Cet homme savant reconnaissait trois périodes à distinguer dans le temps qui précédait sa propre époque : D’abord, le temps qui s’était écoulé depuis les commencements de l’humanité jusqu’au premier déluge ; temps complètement inconnu. Secondement, la période depuis le premier déluge jusqu’à la première Olympiade, appelée la période mythique, parce qu’on rapporte une foule de choses fabuleuses qu’elle renferme. En troisième lieu, le temps depuis la première Olympiade jusqu’à nous, temps appelé la période historique, parce que les choses qui s’y sont faites sont comprises clans de vraies histoires[26].

En prenant le commencement de l’histoire véritable ou objective au point indiqué par Varron, je considère encore la période mythique et la période historique comme séparées par un plus grand abîme qu’il ne l’aurait admis. Choisir une seule année comme point absolu de départ ne doit pas naturellement être compris littéralement ; mais, en réalité, ceci a très peu d’importance quant a la question présente, en considérant que ces grands événements mythiques, des sièges de Thèbes et de Troie, l’expédition des Argonautes, la chasse du sanglier de Kalydôn, le retour des Hêraklides, etc., sont tous placés longtemps avant la première Olympiade par ceux qui ont appliqué des limités chronologiques aux récits mythiques. La période qui précède immédiatement la première Olympiade est une des plus stériles en événements ; la chronologie reçue reconnaît 400 ans, et Hérodote en admettait 500 depuis cette date jusqu’à la guerre de Troie.

 

 

 



[1] Jornandès, De Reb. Geticis, chap. 4-6.

[2] Tacite, Mor. German., c. 2. Celebrant carminibus antiquis, quod unum apud illos memoriæ et annalium genus est, Tuistonem deum terra editum. Ei filium Mannum, originem gentis conditoremque, Manno tris filios adsignant, e quorum nominibus proximi Oceano Ingæuones, medii Herminones, ceteri Istæuones uocentur. Quidam, ut in licentia vetustatis, pluris deo ortos plurisque gentis appellationes, Marsos Gambriuios Suebos Vandilios adfirmant, eaque vera et antiqua nomina.

[3] Au sujet de l’influence hostile exercée par le changement de religion sur la vieille poésie scandinave, voir un intéressant article de Jacob Grimm dans les Goettinger Gelerhrte Anzeigen, feb. 1830, p. 268-273 ; examen de la Saga d’Olaf Tryggyson. L’article Helden dans sa Mythologie allemande est aussi fort instructif sur le même sujet ; voir aussi l’Introduction du livre, p. 11, 2e édition.

Eichhoff a fait une observation semblable à propos des vieux mythes des Russes païens : L’établissement du christianisme, ce gage du bonheur des nations, fut vivement apprécié par les Russes, qui, dans leur juste reconnaissance, le personnifièrent dans un héros. Vladimir le Grand, ami des arts et protecteur de la religion, devint l’Arthus et le Charlemagne de la Russie, et ses hauts faits furent un mythe national qui domina tous ceux du paganisme. Autour de lui se groupèrent ces guerriers aux formes athlétiques, au coeur généreux, dont la poésie aime à entourer le berceau mystérieux des peuples ; et les exploits du vaillant Dobrinia, de Rogdai, d’Ilia, de Curilo, animèrent les ballades nationales, et vivent encore dans de naïfs récits. (Eichhoff, Histoire de la langue et de la littérature des Slaves, Paris, 1839, part. 3, ch. 2, p. 190.)

[4] Cette distinction est présentée d’une manière curieuse par Saxo Grammaticus, lorsqu’il dit d’un Anglais nommé Lucas, qu’il était literis quidem tenuiter instructus, sed historiarum scientiâ apprime eruditus (p.330, dans les Historische Forschungen de Dahlmann, vol. I, p. 176).

[5] Barbara et antiquissima carmins (dit Erinhart dans sa Vie de Charlemagne), quibus veterum regum actus et bella canebantur, conscripsit.

Theganus dit de Louis le Débonnaire : Poetica carmina gentilia, quæ in juventute didicerat, respuit, nec legere, nec audire, nec docere, voluit. (De Gestis Ludovici Imperatoris, ap. Pithœum, p. 304, c. 19.)

[6] V. Deutsche Mythologie de Grimm, art. Helden, p. 356, 2e édit. Hengist et Horsa axaient la quatrième place dans la descendance d’Odin (Bode le Vénérable, Hist., I, 15). Thiodolff, le scalde de Harold Haarfager, roi de tiorvége, faisait remonter la généalogie de son souverain, par trente générations, à Yngarfrey, fils de Niord, compagnon d’Odin à Upsal ; les rois d’Upsal s’appelaient Ynglinger, et le fils de Thiodolff, Ynglingatal (Dahlmann, Histor. Forschung., 1, p. 379). Eyvind, autre scalde, un siècle plus tard, tirait la généalogie de Jarl Hacon de Saming, fils de Yngwifrey (p. 381) ; Are Prode, l’historien islandais, faisait remonter sa propre origine à Yngwe par trente-six générations, généalogie qu’accepte Torfæus comme digne de foi, l’opposant à la série de rois donnée par Saxo Grammaticus (p. 352). Torfæus représente Harold Haarfager comme descendant d’Odin par vingt-sept générations ; Alfred d’Angleterre, par vingt-trois ; Offa de Mercie, par quinze (p. 362). V. aussi la traduction faite par Lange de la Sagabibliothek de P. A. Müller, Introd., p. 28, et les tables généalogiques mises en tête de l’Edda de Snorro Sturleson.

M. Sharon Turner pense que l’existence humaine d’Odin est prouvée d’une manière distincte, vraisemblablement sur les mêmes preuves qui faisaient croire à Evhémère à l’existence humaine de Zens (History of the Anglo-Saxons, Appendix au liv. II, ch. 3, p. 219, 5e édit.).

[7] Dahlmatm, Histor. Forschung., t. I, p. 390. Il y a un remarquable article sur ce sujet dans la Zeitschrift für Geschichtswissenschaft (Berlin, v. I, p. 237-282) par Stuhr, Ueber einige Hauptfragen des Nordischen Alterthums, où l’écrivain explique le puissant motif et la tendance efficace qui poussaient le clergé chrétien, ayant affaire à ces païens teutoniques nouvellement convertis, à expliquer les anciens dieux à la manière d’Evhémère, et à représenter une généalogie, qu’ils ne pouvaient effacer des esprits, comme étant composée seulement de simples mortels.

M. John Kemble (Ueber die Stammtafel der Westsachsen ap. Stuhr, p. 254) fait remarquer que nobilitas chez ce peuple consistait à descendre d’Odin et des autres dieux. — Le colonel Sleeman traite de la même manière les légendes religieuses des Hindous, tant est naturel le procédé d’Evhémère, à l’égard de toute religion à laquelle un critique ne croit pas : Ils (les Hindous) pensent naturellement que les incarnations de leurs trois grandes divinités étaient des êtres infiniment supérieurs aux prophètes, égaux dans tous leurs attributs et toutes leurs prérogatives aux divinités elles-mêmes. Mais nous sommes disposé à croire que les incarnations n’étaient rien de plus que des grands hommes que leurs flatteurs et leurs poètes avaient élevés au’ rang des dieux ; telle était la manière dont les hommes faisaient leurs dieux dans la Grèce et l’Égypte anciennes. Tout ce que les poètes ont chanté des actions de ces hommes est actuellement reçu comme révélation du ciel ; bien que rien ne puisse être plus monstrueux que les actions attribuées à la meilleure incarnation, Krishna, du meilleur des dieux, Vishnoo. (Sleeman, Rambles and Recollections of an Indian Official, v. I, c. 8, p. 61.)

[8] V. P. E. Müller, Ueber der Ursprung und Verfall der Islaendischen Historiographie, p. 63. — Dans le Leitfaden zur Nordischen Alterthumskunde, p. 4-5 (Copenhague, 1837), il y a un sommaire instructif des différents systèmes d’explication appliqués aux mythes du Nord : 1° historique ; 2° géographique ; 3° astronomique ; 4° physique ; 5° allégorique.

[9] Interea tamen homines christiani in numina non credant ethnica, nec aliter fidem narrationibus hisce adstruere vel adhibere debent, quam in libri hujus proœmio monitum est de causis et occasionibus cur et quomodo genus humanum a verâ fide aberraverit. (Extrait de l’Edda en prose, p. 75, dans le Lexicon Mytholonicum ad calcem Eddæ Sæmund, v. III, p. 357, Copenh. édit.)

On peut trouver un conseil semblable dans un autre passage cité par P. E. Müller, Ueber den Ursprung und Verfall der Islandischen Historiographie, p. 138, Copenhagen, 1813 ; cf. le Prologue de l’Edda en prose, p. 6, et Mallet, Introduction à l’Histoire de Danemark, c. 7, p. 114-132. — Saxo Grammaticus représente Odin parfois comme un magicien, parfois comme un mauvais esprit, parfois comme un grand prêtre ou pontife du paganisme, qui imposa si puissamment au peuple dont il était entouré, qu’il en reçut les honneurs divins. Thor aussi est considéré comme ayant été un mauvais esprit (V. Lexicon Mytholog., ut supra, p. 567, 915). — Sur la fonction de Snorro comme logographe, v. Præfat. ad. Eddam, ut supra, p. 11. Il est beaucoup plus fidèle à l’ancienne religion et moins ennemi d’elle que les autres logographes des anciennes Sagas scandinaves (Leitfaden der nordischen Alterthümer, p. 14, par la Société des Antiquaires de Copenhague, 1837). — Par une transformation singulière, dépendant de le, même disposition d’esprit, les auteurs des Chansons de Geste françaises au douzième siècle changèrent Apollon en un mauvais esprit, patron des musulmans (v. le Roman de Garin le Loherain, par M. Paulin Pâris, 1833, p. 31) : Car mieux vaut Dieux que ne fait Apollis. M. Pâris fait remarquer. Cet ancien Dieu des beaux-arts est l’un des démons désignés le plus souvent dans nos poèmes, comme patron des musulmans. — Le prophète Mahomet aussi anathématisa l’ancienne épopée persane, antérieure à sa religion C’est à l’occasion de Naser-Ibn-al-Hareth, qui avait apporté de Perse l’histoire de Rustem et d’Isfendiar, et la faisait réciter par des chanteuses dans les assemblées des Koreischites, que Mahomet prononça le vers suivant (du Coran) : Il y a des hommes qui achètent des contes frivoles, pour détourner les hommes de la voie de Dieu d’une manière insensée, et pour la livrer à la risée ; mais leur punition les couvrira de honte. (Mohl, Préface au livre des Rois de Ferdousi, p. 13.)

[10] M. Guizot (Cours d’Histoire moderne, leçon 17) et M. Ampère (Histoire littéraire de la France, t. II, c. 14, 15, 16) ont touché les légendes des saints ; mais on peut trouver sur ce sujet un exposé beaucoup plus abondant et plus approfondi, accompagné d’une critique très juste, dans le remarquable Essai sur les légendes pieuses du moyen âge, par L. F. Alfred Maury, Paris, 1843.

M. Guizot signale à peine le plus ou le moins de faits positifs contenus dans ces biographies : il les considère entièrement comme nées des émotions prédominantes et des exigences intellectuelles de l’époque et comme y répondant : Au milieu d’un déluge de fables absurdes, la morale éclate avec un grand empire (p. 159, éd. 1829). Les légendes ont été pour les chrétiens de ce temps (qu’on me permette cette comparaison purement littéraire) ce que sont pour les Orientaux ces longs récits, ces histoires si brillantes et si variées dont les Mille et une Nuits nous donnent un échantillon. C’était là que l’imagination populaire errait librement dans un monde inconnu, merveilleux, plein de mouvement et de poésie (p. 175, ibid.). — M. Guizot prend pour terme de comparaison les contes des Nuits arabes, en, les supposant écoutés par un Oriental avec une foi absolue et confiante. Considérée par rapport à un Européen instruit, qui lit ces récits comme une fiction agréable, mais reconnue pour telle, la comparaison ne serait pas juste ; car personne dans cet âge ne songeait à révoquer en doute la vérité des biographies. Toutes les remarques de M. Guizot supposent cette foi accordée implicitement à ces biographies comme à, des histoires littérales : peut-être, en appréciant les sentiments auxquels elles durent leur popularité extraordinaire, attribue-t-il trop peu de prédominance au sentiment religieux et trop d’influence aux antres besoins intellectuels qui alors l’accompagnaient ; d’autant plus qu’il fait remarquer dans la leçon précédente (p. 116) : le caractère général de l’époque est la concentration du développement intellectuel dans la sphère religieuse. — On voit dans l’ouvrage de M. Maury, avec une grande abondance de détails, comment ce sentiment religieux si absorbant agit eu produisant et en accréditant de nouveaux sujets de récits : Tous les écrits du moyen âge nous apportent la preuve de cette préoccupation exclusive des esprits vers l’Histoire sainte et les prodiges qui avaient signalé l’avènement du christianisme. Tons nous montrent la pensée de Dieu et du ciel dominant les moindres œuvres de cette époque de naïveté et de crédule simplicité. D’ailleurs n’était-ce pas le moine, le clerc, qui constituaient alors les seuls écrivains ? Qu’y a-t-il d’étonnant que le sujet habituel de leurs méditations, de leurs études, se reflétât sans cesse dans leurs ouvrages ? Partout reparaissait à l’imagination Jésus et ses saints : cette image, l’esprit l’accueillait avec soumission et obéissance ; il n’osait pas encore envisager ces célestes pensées avec l’œil de la critique, armé de défiance et de doute ; au contraire, l’intelligence les acceptait toutes indistinctement et s’en nourrissait avec aridité. Ainsi s’accréditaient tous les jours de nouvelles fables. Une foi vive veut sans cesse de nouveaux faits qu’elle puisse croire, comme : la charité veut de nouveaux bienfaits pour s’exercer (p. 43). Les remarques sur l’Histoire de saint Christophe, dont la personnalité fut allégorisée par Luther et Melanchthon, sont curieuses (p. 57).

[11] Dans les prodiges que l’on admettait avoir dû nécessairement s’opérer au tombeau du saint nouvellement canonisé, l’expression : Cæci visum, claudi gressum, muti loquelam, surdi auditum, paralytici membrorum officium, recuperabant était devenue plutôt une formule d’usage que la relation littérale du fait. (Maury, Essai sur les légendes pieuses du moyen âge, p. 5.)

Dans le même but, M. Ampère, ch. 14, p. 361 : Il y a un certain nombre de faits que l’hagiographie reproduit constamment, quel que soit son héros ; ordinairement ce personnage a eu dans sa jeunesse une vision qui lui a révélé son avenir, ou bien une prophétie qui lui a annoncé ce qu’il serait un jour. Plus tard il opère un certain nombre de miracles, toujours les mêmes, il exorcise des possédés, ressuscite des morts ; il est averti de sa fin par un songe. Puis sur son tombeau s’accomplissent d’autres merveilles à peu près semblables.

[12] Quelques mots de M. Ampère pour éclairer ce point : C’est donc au sixième siècle que la légende se constitue ; c’est alors qu’elle prend complètement le caractère naïf qui lui appartient, qu’elle est elle-même, qu’elle se sépare de toute influence étrangère. En même temps l’ignorance devient rie plus en plus grossière, et par suite la crédulité s’accroît, les calamités du temps sont plus lourdes, et l’on a un plus grand besoin de remède et de consolation.... Les récits miraculeux se substituent aux arguments de la théologie. Les miracles sont devenus la meilleure démonstration du christianisme ; c’est la seule que puissent comprendre les esprits grossiers des barbares (c. 15, p. 373).

Et, c. 17, p. 401 : Un des caractères de la légende est de mêler constamment le puéril au grand ; il faut l’avouer, elle défigure parfois un peu ces hommes d’une trempe si forte, en mettant sur leur compte des anecdotes, dent le caractère n’est pas toujours sérieux : elle en a usé ainsi pour saint Columban, dont nous verrons tout à l’heure le rôle vis-à-vis de Brunehaut et des chefs mérovingiens. La légende aurait pu se dispenser de nous apprendre comment un jour il se fit rapporter par un corbeau les gants qu’il avait perdus ; cousinent, un autre jour, il empêcha la bière de couler d’un tonneau percé, et diverses merveilles certainement indignes de sa mémoire. — Le miracle par lequel saint Columban employait le corbeau pour recouvrer les gants qu’il avait perdus présente exactement le caractère de l’époque homérique et hésiodique. La foi sincère de l’homme homérique, aussi bien que la sympathie respectueuse à l’égard de Zeus ou d’Athênê, est indiquée par l’invocation qu’il leur adresse pour obtenir leur aide dans ses souffrances particulières, et dans ses besoins, et dans ses dangers. La critique de M. Ampère, d’autre part, est analogue à celle des païens postérieurs, après que la conception d’une marche régulière de la nature eut fini par s’établir dans les esprits, en tant que l’en comprenait que cette intervention exceptionnelle des dieux était, relativement parlant, rare, et supposable seulement dans ce qu’on appelait de grandes crises. — Dans la vieille légende hésiodique (v. t. I, ch. 9) Apollon est instruit par un corbeau de l’infidélité de la nymphe Korônis à son égard (le corbeau parait ailleurs comme compagnon d’Apollon, Plutarque, de Isid. et Osid., p. 379 ; Hérodote, IV, I5). Pindare, dans la version qu’il donna de la légende, éliminait le corbeau, sans spécifier comment Apollon avait connu le fait. Les Scholiastes louent beaucoup Pindare d’avoir rejeté la puérile version de l’histoire. Cf. aussi la critique du Schol. ad Soph., Œdipe, col. 1378 sur le vieux, poème épique la Thêbaïs, et les remarques d’Arrien (Exp. Al., III, 1) sur l’intervention divine qui permit à Alexandre et à son armée de trouver leur route à travers les sables du désert jusqu’au temple d’Ammon. — Aux yeux de M. Ampère, le récit du biographe de saint Columban parait puéril (Odyssée, III, 2221) ; aux yeux de ce biographe, la critique de M. Ampère aurait paru impie. Une fois qu’il est accordé que les phénomènes sont susceptibles d’être répartis sous deux dénominations, les phénomènes naturels et les miraculeux, on doit laisser aux sentiments de chaque individu le soin de déterminer ce qui est ou non une occasion convenable pour un miracle. Diodore et Pausanias différaient d’opinion (comme on l’a dit dans un précédent chapitre) au sujet de la mort d’Actaôn dévoré par ses propres limiers ; le premier soutenait que le cas convenait bien à une intervention spéciale de la déesse Artemis ; le second, qu’il n’en était pas ainsi. La question est une de celles qui ne peuvent être décidées que par les sentiments religieux et la conscience de deux personnes opposées de sentiment : on ne peut leur imposer aucune règle commune de jugement ; car il n’est pas de raisons tirées de la science ou de la philosophie qui soient valables, vu que, dans ce cas, la question même en litige est de savoir si le point de vue scientifique, est admissible. Ceux qui sont disposés à adopter la croyance surnaturelle trouveront que, dans chaque cas, il leur est possible d’employer le langage dont se sert, pour réprouver les sceptiques de son époque, Denys d’Halicarnasse, en racontant un miracle opéré par Vesta, pendant les premiers temps de Rome, dans le but de sauver une vierge accusée injustement : Il n’est pas inutile (fait-il observer), de raconter la manifestation spéciale par laquelle la déesse intervint en faveur de ces vierges accusées injustement. Car ces circonstances extraordinaires comme elles le sont, ont été jugées dignes de foi par les Romains, et les historiens en ont parlé beaucoup. Il est vrai que ceux qui adoptent le système de philosophie athée (si toutefois nous devons l’appeler philosophie), mettant en pièces comme ils le font toutes les manifestations spéciales des dieux qui ont eu lieu chez les Grecs ou chez les barbares, tourneront naturellement aussi ces histoires-ci en ridicule, en les attribuant aux vains bavardages des hommes, comme si aucun des dieux ne se souciait de l’humanité, Mais ceux qui, ayant poussé plus loin leurs recherches, croient que les dieux ne sont pas indifférents aux affaires humaines, mais qu’ils sont favorables aux hommes bons et hostiles aux méchants, ne regarderont pas les manifestations spéciales dont nous parlons comme plus incroyables que d’autres. (Denys d’Halicarnasse, II, 68-69.) Plutarque, après avoir signalé le grand nombre de récits miraculeux en circulation, exprime le désir qu’il a de tirer une ligne entre le vrai et le faux, niais il ne sait où la placer : L’excès de crédulité aussi bien que d’incrédulité (nous dit-il) dans de tels sujets est également dangereux ; la meilleure marche à suivre est la précaution, et rien de trop. (Camille, c. 6.) Polybe est d’avis de permettre aux historiens, de raconter un nombre suffisant de miracles pour conserver un sentiment de piété dans la multitude, mais pas plus ; mesurer la juste quantité (fait-il observer) est chose difficile, mais non impossible (XVI, 12).

[13] La grande collection faite par les Bollandistes des Vies des Saints, qui devait comprendre l’année entière, ne dépassa pas neuf mois, de janvier à octobre, qui occupent cinquante-trois gros volumes. Le mois d’avril remplit trois de ces volumes, et présente les vies de 1.472 saints. Si la collection avait renfermé toute l’année, le nombre total de ces biographies aurait à peine été au-dessous de 25.000, et aurait pu même dépasser ce chiffre (V. Guizot, Cours d’histoire moderne, leçon 17, p. 157).

[14] V. History of English Poetry, de Warton, vol. I, dissert. I, p. 17. Et dans la sect. 3, p. 140 : Vincent de Beauvais, qui vivait sous Louis IX de France (vers 1260), et qui, à cause de son érudition extraordinaire, fut nommé précepteur des fils de ce roi, range très sérieusement le Charlemagne de l’archevêque Turpin parmi les histoires réelles, et le place sur le même niveau que celles de Suétone et de César. Il était lui-même historien, et il a laissé une histoire considérable du monde, remplie d’une grande variété de lecture, et qui jouissait d’une haute réputation dans le moyen age ; mais quelque édification, quelque charme que cet ouvrage puisse avoir procuré à ses contemporains, à présent il ne sert qu’à constater !leurs préjugés et à caractériser leur crédulité. Sur la pleine croyance que le quatorzième siècle accordait à Arthur et aux Contes de la Table Ronde, et sur les étranges erreurs historiques du poète Gower au quinzième, v. le même ouvrage, sect. 7, vol. II, p. 33 ; sect. 19, vol. II, p. 239.

L’auteur de la Chronique de Turpin (dit M. Sismondi, Littérature du Midi, vol. I, ch. 7, p. 289) n’avait point l’intention de briller aux yeux du public par une invention heureuse, ni d’amuser les oisifs par des contes merveilleux qu’ils reconnaîtraient pour tels ; il présentait aux Français tous ces faits étranges comme de l’histoire, et la lecture des légendes fabuleuses avait accoutumé à croire à de plus grandes merveilles encore ; aussi plusieurs de ces fables furent-elles reproduites dans la Chronique de saint Denis. — Et ibid., p. 290 : Souvent les anciens romanciers, lorsqu’ils entreprennent un récit de la cour de Charlemagne, prennent un ton plus élevé : ce ne sont point des fables qu’ils vont conter, c’est de l’histoire nationale, c’est la gloire de leurs ancêtres qu’ils veulent célébrer, et ils ont droit alors à demander qu’on les écoute avec respect. — La Chronique de Turpin fut insérée, même à une date aussi avancée que l’année 1556, dans la collection des anciens historiens allemands imprimée à Francfort par Scardius (Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, vol. IV, part. II, C. 3, p. 157). — Au sujet de ce même fait, à savoir que ces romans étaient acceptés parles auditeurs comme des histoires réelles, V. Sir Walter Scott, préface de Sir Tristram, p. 67. Les auteurs des légendes des saints ne sont pas moins explicites quand ils affirment que tout ce qu’ils racontent est vrai et bien attesté (Ampère, c. 14, p. 358).

[15] La série des articles de M. Fauriel, publiée dans la Revue des Deux-Mondes, vol. XIII, est très instructive touchant l’origine, le caractère et l’influence des romans de chevalerie. Bien que le nom de Charlemagne paraisse, les romanciers ne peuvent réellement le distinguer de Charles Martel ou de Charles le Chauve (p. 537-539). Ils lui attribuent une expédition en terre sainte, dans laquelle il conquit Jérusalem sur les Sarrasins, obtint la possession des reliques de la passion du Christ, la couronne d’épines, etc. Il porta ces précieuses reliques à Rome, d’où elles furent enlevées et apportées en Espagne par un émir sarrasin nommé Balan, à la tête de son armée. L’expédition de Charlemagne contre les Sarrasins en Espagne fut entreprise dans le but de recouvrer les reliques : Ces divers romans peuvent être regardés comme la suite, comme le développement de la fiction de la conquête de Jérusalem par Charlemagne. — Relativement au roman de Renaud de Montauban (où sont décrites les luttes d’un seigneur féodal contre l’empereur), M. Fauriel fait observer : Il n’y a, je crois, aucun fondement historique ; c’est, selon toute apparence, la plus pure expression poétique du fait général, etc. (p. 542).

[16] Parmi les formules consacrées (fait remarquer M. Fauriel) des romanciers de l’épopée carlovingienne, il y a des affirmations de leur propre véracité, de l’exactitude de ce qu’ils vont raconter, une spécification de témoins qu’ils ont consultés, d’appels à de prétendues chroniques : Que ces citations, ces indications soient parfois sérieuses et sincères, cela peut être ; mais c’est une exception et une exception rare. De telles allégations de la part des romanciers sont en général un pur et simple mensonge, mais non toutefois un mensonge gratuit. C’est un mensonge qui a sa raison et sa convenance : il tient an désir et au besoin de satisfaire une opinion accoutumée à supposer et à chercher du vrai dans les fictions du genre de celles où l’on allègue ces prétendues autorités. La manière dont les auteurs de ces fictions les qualifient souvent eux-mêmes est une conséquence naturelle de leur prétention d’y avoir suivi des documents vénérables. Ils les qualifient de chansons de vieille histoire, de haute histoire, de bonne geste, de grande baronnie : et ce n’est pas pour se vanter qu’ils parlent ainsi ; la vanité d’auteur n’est rien chez eux en comparaison du besoin qu’ils ont d’être crus, de passer pour de simples traducteurs, de simples répétiteurs de légendes ou d’histoire consacrée. Ces protestations de véracité, qui, plus ou moins expresses, sont de rigueur dans les romans carlovingiens, y sont aussi fréquemment accompagnées de protestations accessoires contre les romanciers, qui, ayant déjà traité un sujet donné, sont accusés d’y avoir faussé la vérité. (Fauriel, Origine de l’épopée chevaleresque, dans la Revue des Deux-Mondes, vol. XIII, p. 554).

Sur le cycle de la Table-Ronde, v. la même série d’articles (Revue D. M., t. XIV, p. 170-184). Les chevaliers du Saint-Graal étaient une sorte d’idéal des Templiers : Une race de princes héroïques, originaires de l’Asie, fut prédestinée parle ciel même à la garde du Saint-Graal. Perille fut le premier de cette race qui, s’étant converti au christianisme, passa en Europe sous l’empereur Vespasien, etc. ; vient ensuite une série d’incidents fabuleux ; l’action surnaturelle dans l’épopée est semblable à ce que nous voyons dans Homère. — M. Paulin Pâris, clans ses préfaces aux romans des Douze Pairs de France, a combattu un grand nombre des idées de M. Fauriel, et avec succès, quant à ce qui concerne l’origine provençale des chansons de geste, affirmée par ce dernier. Quant aux romans de la Table-Ronde, il est d’accord en substance avec M. Fauriel ; mais il essaye d’attribuer une plus grande valeur historique aux poèmes de l’épopée carlovingienne, sans aucun succès à mon avis. Mais sa propre analyse du vieux poème de Garin le Loherain appuie l’opinion même qu’il réfute : Nous sommes au règne de Charles Martel, et nous reconnaissons sous d’autres noms les détails exacts de la fameuse défaite d’Attila dans les champs catalauniques. Saint Loup et saint Nicaise, glorieux prélats du quatrième siècle, reviennent figurer autour du père de Pépin le Bref ; enfin, pour compléter la confusion, Charles Martel meurt sur le champ de bataille, à la place du roi des Visigoths, Théodoric... Toutes les parties de la narration sont vraies, seulement toutes s’y trouvent déplacées. En général, les peuples n’entendent rien à la chronologie ; les événements restent : les individus, les lieux et les époques ne laissent plus aucune trace ; c’est, pour ainsi dire, une décoration scénique que l’on applique indifféremment à des récits souvent contraires. (Préface au roman de Garin le Loherain, p. 16-20, Paris, 1833.) Cf. aussi sa lettre à M. Monmerqué, mise en tête du roman de Berthe aux Grans Piés, Paris, 1836. — Dire que toutes les parties du récit sont vraies est contraire à ce que M. Pâris veut prouver ; quelques parties peuvent être vraies, prises à part ; mais ces fragments de vérité sont fondus dans une masse abondante de fictions, et ne peuvent en être distingués que si nous possédons quelque critérium indépendant. Un poète qui choisit un incident pris dans le quatrième siècle, un autre dans le cinquième et quelques autres dans le huitième, et qui ensuite les réunit tous pour en faire un récit continu, avec beaucoup d’additions personnelles, montre qu’il prend les différents faits parce qu’ils conviennent au dessein de sa narration, non parce qu’ils se trouvent attestés par une preuve historique. Ses auditeurs ne sont pas des critiques : ils désirent que leur imagination et leurs sentiments soient touchés, et ils se contentent d’accepter, sans le révoquer en doute, tout ce qui remplit ce but.

[17] Hésiode, Théogonie, 100. Puttenham parle du reste des bardes existant de son temps (1589) : Harpeurs aveugles, ou ménestrels de taverne de ce genre, dont les sujets sont pour la plupart des histoires de l’ancien temps, comme la Tale of Sir Topaze, les Reportes de Nevis de Southampton, d’Adam Bell, de Clymne of the Clough et d’autres vieux romans ou Historical Rhymes. (Acte of English Poesie, liv. II, c. 9.)

[18] Relativement à la Volsunga Saga et au Lied des Niebelungen, l’ouvrage de Lange (Untersuchungen über die Geschichte und das Verhaltniss der Nordischen und Deutschen Heldensage) est une remarquable traduction de la Sagabibliothek danoise de P. E. Müller.

P. E. Müller soutient effectivement la base historique des contes concernant les Volsungs (V. p. 102-107), mais à l’aide d’arguments très peu satisfaisants, bien que la véritable origine scandinave du conte soit parfaitement démontrée. Le chapitre ajouté à la fin par Lange lui-même (v. p. 432, etc.) renferme des vues plus justes, quant au caractère de la mythologie primitive, bien qu’il avance aussi quelques idées relativement à quelque chose de purement symbolique à l’arrière-plan, idées qu’il me semble difficile d’adopter (V. p. 477, etc.). — Il y a de très anciennes ballades épiques chantées par le peuple dans les îles Féroé, dont un grand nombre se rapportent à Sigurd et à ses aventures (p. 412). — Jacob Grimm, dans sa Deutsche Mythologie, conserve le caractère purement mythique, en tant qu’opposé au caractère historique de Sigfried et de Dieterich (art. Helden, p. 344-346). — De même aussi, dans la grande épopée persane de Ferdousi, les caractères principaux sont religieux et mythiques. M. Mohl fait les remarques suivantes : Les caractères des personnages principaux clé l’ancienne histoire de Perse se retrouvent dans le livre des Rois (de Ferdousi), tels que les indiquent les parties des livres de Zoroaster que nous possédons encore. Kaioumors, Djemschid, Feridoun, Gushtasp, Isfendiar, etc., jouent, dans le poème épique, le même rôle que dans les livres sacrés : à cela près que, dans les derniers, ils nous apparaissent à travers une atmosphère mythologique qui grandit tous leurs traits ; mais cette différence est précisément celle qu’on devait s’attendre à trouver entre la tradition religieuse et la tradition épique. (Mohl, livre des Rois, par Ferdousi, préface, p. 1.) — Les historiens persans postérieurs à Ferdousi ont tous pris son poème comme base de leurs histoires, et l’ont même copié littéralement et avec fidélité (Mohl, p. 53). Un grand nombre de ses héros devinrent les sujets de longues biographies épiques, écrites et récitées sans art ni grâce, souvent par des écrivains dont les noms sont inconnus (ibid., p. 54-70). M. Morier nous dit que les Persans actuels croient encore que le shah Nameh renferme leur ancienne histoire. (Adventures of Hadgi Baba, c. 32.) Comme les romanciers chrétiens transformaient Apollon en patron des musulmans, ainsi Ferdousi fait d’Alexandre le Grand un chrétien : La critique historique (fait remarquer M. Mohl) était, du temps de Ferdousi, chose presque inconnue. (Ibid., 48.) Au sujet de l’absence non seulement de toute historiographie, mais aussi de toute idée de cette science, ou de goût pour elle chez les Indiens, les Persans, les Arabes, etc., des anciens temps, v. le savant livre de Nork, Die Goetter Syriens, préface, p. 8, sq. (Stuttgart, 1812).

[19] Plusieurs parmi les héros de l’ancien monde furent en effet eux-mêmes des sujets populaires dans les romanciers du moyen âge, Thêseus, Jasôn, etc. ; Alexandre le Grand plus qu’aucun autre.

Le Dr Warton fait remarquer, au sujet de l’expédition des Argonautes : Peu d’histoires dans l’antiquité ont plus le caractère de l’un des anciens romans que celle de Jasôn. Une expédition d’un nouveau genre est entreprise pour aller dans une contrée étrangère et éloignée. La fille du roi du nouveau pays est tue enchanteresse : elle devient amoureuse du jeune prince, qui est le chef des aventuriers. Le prix qu’il cherche est gardé par des taureaux aux pieds d’airain dont la bouche vomit du feu, et par un hideux dragon qui ne dort jamais. La princesse lui prête l’assistance de ses charmes et de ses enchantements pour triompher de ces obstacles ; elle lui assure la possession du pris, quitte la cour de son père, et le suit dans sa contrée natale. (Warton, Observations on Spenser, vol. I, p. 178.) — Dans le même but, M. Ginguené dit : Le premier modèle des fées n’est-il pas dans Circé, dans Calypso, dans Médée ? celui des géants dans Polyphème, dans Cacus et dans les géants ou les Titans, cette race ennemie de Jupiter ? Les serpents et les dragons des romans ne sont-ils pas des successeurs du dragon des Hespérides et rie celui de la Toison d’or ? Les magiciens ! la Thessalie en était pleine. Les aunes enchantées et impénétrables 1 elles sont de la même trempe, et on peut les croire forgées au même fourneau que celles d’Achille et d’Énée. (Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, vol. IV, part. 2, ch. 3, p. 151.)

[20] V. Warton, History of English poetic, sect. 3, p. 131, note. Personne, avant le seizième siècle, n’osait douter que les Francs tirassent leur origine de Francus, fils d’Hector ; que les Espagnols descendissent de Japhet, les Bretons de Brutus, et les Écossais de Fergus. (Ibid., p. 140.) — D’après le prologue de l’Edda en prose, Odin était le roi suprême de Troie en Asie. Ils identifiaient aussi Tros avec Thor. (V. Lexicon Mythologicum ad calcem Eddæ Sæmund. P. 552, vol. III.)

[21] V. vol. II, ch. 1, et Eschine, De Falsâ Legatione, c. 14 ; Hérodote, V, 94. Les Hêraklides prétendaient un droit sur le territoire voisin du mont Eryx en Sicile, par suite de la victoire remportée par Hêraklês, leur premier père, sur Eryx, le héros éponyme du lieu (Hérodote, V, 43).

[22] Les remarques qui se trouvent dans la chronique de Speed (liv. 5, c. 3, sect. 11-12), et la préface de la Continuation of Stowe’s Chronicle, par Howes, publiée en 1631, sont curieuses en tant qu’elles expliquent cette foi si vive. Le chancelier Fortescue, en gravant dans l’esprit de son royal élève, le fils de Henry VI, le caractère limité de la monarchie anglaise, la fait venir de Brute le Troyen : Quant aux différents pouvoirs que les rois prétendent avoir sur leurs sujets, je suis fermement convaincu que cette prétention vient uniquement de la nature différente de leur institution primitive. Ainsi le royaume d’Angleterre tira son origine de Brute et des Troyens, qui l’accompagnèrent, venant d’Italie et de Grèce, et devint une sorte de gouvernement mixte composé du pouvoir royal et du pouvoir politique. (Hallam, Hist. Mid. Ages, ch. 8, p. 3, p. 230.)

[23] Cicéron, De Republicâ, II, 10, p. 147, éd. Maii.

[24] Le Dr Zachary Grey fait les observations suivantes dans ses notes on Shakespeare (London, 1754, vol. I, p. 112). En commentant le passage du roi Lear, Néron est un pécheur dans le lac des ténèbres, il dit : C’est là un des anachronismes les plus remarquables de Shakespeare. Le roi Lear succéda à son père Bladud l’an du monde 3105, et Néron, l’an du monde 4017, était âgé de seize ans, quand il épousa Octavie, fille de César. V. Funccii Chronologia, p. 94. — Une telle différence chronologique supposée ne serait guère signalée dans un commentaire écrit maintenant. L’introduction mise par M. Giles en tête de sa récente traduction de Geoffrey de Monmouth (1842) donne une juste idée et de l’usage que nos vieux poètes faisaient de ses récits, et de la croyance générale et absolue qu’on leur accorda si longtemps. La liste des anciens rois anglais donnée par M. Giles mérite aussi attention, comme servant de pendant aux généalogies grecques antérieures aux Olympiades.

[25] Le passage suivant de la préface de M. Price, mise en tête de Warton’s Hïstory of English Poetry, est à la fois juste et fortement caractérisé : toute la préface est en effet remplie de réflexions philosophiques sur les fables populaires en général. M. Price fait observer (p. 79) :

Le grand mal dont est menacé au jour actuel cette question si longtemps débattue, c’est un extrême aussi dangereux que l’incrédulité de M. Ritson, une disposition à admettre comme histoire authentique, sous une couleur légèrement fabuleuse, tout incident consigné dans la British Chronicle. On condamne maintenant à une interprétation allégorique toutes les circonstances merveilleuses ; on impose une explication forcée aux déviations moins manifestes de ce qui est probable ; et ou emploie le subterfuge habituel d’une recherche déconcertée, les leçons fautives et les sophismes étymologiques, pour ramener tout texte réfractaire et intraitable à quelque chose qui ressemble à ce que demandait la logique. On aurait pu espérer que l’insuccès notoire de Denys et de Plutarque dans l’Histoire romaine aurait empêché la répétition d’une erreur que ni le savoir ni l’habileté ne peuvent rendre agréable, et que le ravage et le délit fatal causés par ces anciens écrivains (si remarquables à d’autres égards), dans l’un des monuments les plus beaux et les plus intéressants d’histoire traditionnelle, auraient agi comme correctifs suffisants sur tous les aspirants à venir. Les partisans de ce système auraient pu du moins apprendre par l’exemple philosophique de Tite Live (s’il est permis d’attribuer à la philosophie une ligne de conduite qui peut-être était inspirée par un sentiment puissant de la beauté poétique) que le souvenir traditionnel ne peut gagner entre les mains de l’historien futur que grâce à une seule aide attrayante, à savoir la grandeur et les nobles agréments de ce style incomparable dont est écrite la première décade, et que le premier devoir envers l’antiquité, ainsi que le plus agréable à l’égard de la postérité, est de transmettre le récit reçu comme une tradition sans mélange, dans toute la plénitude de ses merveilles et l’imposante dignité de son action surnaturelle. Dans quelque large mesure cependant que nous puissions admettre que des événements réels ont fourni la substance d’un récit traditionnel quelconque, toutefois le compte de faits véritables et l’espèce de ces faits, l’époque de leur apparition, les noms des agents et la localité attribuée à la scène, tout cela est combiné d’après dés principes tellement en dehors de notre connaissance, qu’il devient impossible de s’arrêter avec certitude à un seul point qui soit mieux prouvé que son pendant. Pour prononcer de telles décisions, la probabilité sera souvent le guide le plus trompeur que nous puissions suivre ; car, indépendamment de l’axiome historique connu : Le vrai n’est pas toujours le vraisemblable, on pourrait citer d’innombrables exemples où la tradition a eu recours à cette même probabilité pour donner une sanction plausible à ses incidents les plus fictifs et les plus romanesques. Ce sera un travail beaucoup plus utile, partout où il pourra être exécuté, de suivre le progrès de ce récit traditionnel dans le pays où il s’est trouvé placé, en s’en référant à ces monuments naturels ou artificiels qui sont les sources invariables des événements fictifs ; et, en comparant rigoureusement ses détails avec les souvenirs analogues d’autres nations, de séparer ces éléments, qui ont évidemment un caractère indigène, des incidents portant l’empreinte d’une origine étrangère. Peut-être gagnerons-nous peu par un tel procédé pour l’histoire des événements humains ; mais ce sera une addition importante à notre fonds de connaissances, quant à l’histoire de l’esprit humain. On y verra infailliblement déployées, comme dans l’analyse de toute source semblable, les opérations de ce procédé d’épuration qui élimine toujours les actes monotones de violence dont est remplie la chronique de la carrière primitive d’une nation, et on y reconnaîtra présenté l’attribut le plus brillant dans la liste des facultés intellectuelles de l’homme, à savoir une imagination ardente et vigoureuse, répandant sur tous les mouvements de l’âme la dignité et l’éclat de la vertu, qui, bien que trompeurs, si on les considère historiquement, ne sont jamais sans offrir une puissante compensation, et c’est là la tendance morale de toutes leurs leçons.

[26] Varron ap. Censorin, De Die Natali ; Varronis Fragm., p. 119, éd. Scaliger, 1623. Dans le même but Africanus, ap. Eusebium, Præp. Ev., XX, p. 487.