HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE I — LÉGENDE DE TROIE (suite)

 

 

Je passe sous silence les autres nombreux contes qui circulaient parmi les anciens, et qui servent à montrer l’ubiquité des héros grecs et des héros troyens aussi bien que celle des Argonautes, — un des traits les plus frappants dans le monde légendaire hellénique[1]. Entre tous, le plus intéressant, isolément, est Odysseus, dont Homère a rendu familières les aventures romanesques dans des lieux et parmi des personnages fabuleux. Les déesses Calypso et Circê, les marins de Phæakia, à demi divins, dont les vaisseaux sont doués de conscience et obéissent sans avoir besoin de timonier ; les Cyclôpes n’ayant qu’un oeil, les gigantesques Læstrygons, et Æolos le maître des vents ; les Sirènes qui séduisent par leur chant, comme les Lotophages fascinent par leur aliment, — tous ces tableaux formaient des parties intégrantes et intéressantes de l’ancienne épopée. Homère laisse Odysseus rétabli dans sa maison et dans sa famille. Mais il n’était nullement possible de souffrir un personnage si marquant dans l’obscurité de la vie domestique ; le poème épique, appelé Telegonia, lui attribuait une série, postérieure d’aventures. Telegonos, fils qu’il avait eu de Circê, venant à Ithakê à la recherche de son père, ravagea file et tua Odysseus sans savoir qui il était. Le fils éprouva un amer repentir de ce parricide involontaire ; à sa prière et grâce à l’intervention de sa mère Circê, Penelopê et Telemachos obtinrent tous deux l’immortalité : Telegonos épousa Penelopê, et Telemachos Circê[2].

Nous voyons par ce poème qu’Odysseus était représenté comme l’auteur mythique de la race des rois Thesprotiens, comme Neoptolemos l’était de celle des rois Molosses.

On a déjà mentionné qu’Antenôr et Æneas se distinguaient des autres Troyens par un refroidissement vis-à-vis de, Priam et par une sympathie à l’égard des Grecs, sentiments que Sophocle et d’autres expliquent par une perfide connivence[3], — soupçon auquel l’Æneas de Virgile fait une allusion indirecte, bien qu’il le repousse énergiquement[4]. Dans la vieille épopée d’Arktinus, qui vient par sa date après l’Iliade et l’Odyssée, Æneas abandonne Troie et se retire sur le mont Ida, terrifié qu’il est de la mort miraculeuse de Laocoôn, avant l’entrée des Grecs dans la villé et la dernière bataille nocturne : cependant Leschês, dans un autre ales anciens poèmes épiques, le représentait comme ayant été emmené captif par Neoptolemos[5]. Dans un passage remarquable de l’Iliade, Poseidôn dépeint la famille de Priam comme ayant encouru la haine de Zeus, et il prédit qu’Æneas et ses descendants régneront sur les Troyens : la race de Dardanos, que Zeus chérit plus que tous ses autres fils, serait ainsi conservée, puisque Æneas lui appartenait. En conséquence, lorsque Æneas est dans un danger imminent de périr sous les coups d’Achille, Poseidôn intervient exprès pour le sauver, et même la déesse Hêrê, l’implacable ennemie des Troyens, approuve cette action[6]. Divers habiles critiques ont expliqué ces passages en disant qu’ils avaient trait à une famille d’Æneades philhellênes ou à demi hellênes, connus même du temps des premiers chantres de l’Iliade comme maîtres de quelque territoire dans la Troade ou dans le voisinage, et déclarant être descendus d’Æneas, que d’ailleurs ils adoraient. A Skêpsis, ville située dans la chaîne montagneuse de l’Ida, à environ douze lieues à l’est d’Ilion, il existait deux familles nobles et sacerdotales qui prétendaient descendre, l’une d’Hectôr, l’autre d’Æneas. Le critique Dêmêtrius de Skêpsis (à l’époque duquel on pouvait encore trouver ces deux familles) nous apprend que Skamandrios, fils d’Hectôr, et Askanios, fils d’Æneas, furent les archêgetes ou fondateurs héroïques de sa ville natale, qui avait été dans l’origine située sur l’une des branches les plus élevées de l’Ida, et qui, dans la suite, avait été transférée par eux à l’endroit moins haut où elle était de son temps[7]. A Arisbê et à Gentinos, il paraît qu’il y avait eu des familles déclarant avoir la même origine, puisqu’on y reconnaissait les mêmes archêgetes[8]. A Ophrynium, Hectôr avait un édifice qui lui était consacré, tandis qu’à Ilion lui et Æneas étaient tous deux adorés comme dieux[9] ; et le Lesbien Ménécrate attestait ce fait remarquable que Æneas, ayant été lésé par Paris et dépouillé des privilèges sacrés qui lui appartenaient, se vengea en livrant la ville, et devint alors un des Grecs[10].

Ainsi, un seul récit parmi beaucoup d’autres touchant Æneas, et cela encore le plus ancien de tous, conservé parmi les indigènes de la Troade, qui adoraient ce personnage comme leur premier auteur héroïque ; ce seul récit, disons-nous, rapportait qu’après la prise de Troie il continua à régner dans le pays sur le reste des Troyens, en des termes d’amitié avec les Grecs. Mais il y avait d’autres récits qui le concernaient, également nombreux et inconciliables : la main de la destinée le marquait comme condamné à errer (fato profugus), et son ubiquité n’est pas dépassée même par celle d’Odysseus. Nous entendons parler de lui à Ænos en Thrace, en Pallênê, à Æneia dans le golfe Thermaïque, à Délos, à Orchomenos et à Mantineia en Arcadia ; dans les îles de Kythêra et de Zakynthos, à Leukas et à Ambrakia, à Buthrote en Epiros, dans la péninsule de Salente et dans divers autres lieux de la partie méridionale de l’Italie ; à Drépaue et à Ségeste en Sicile, à Carthage, au cap Palinure, à Cumes, à Misène, à Caiète, et enfile dans le Latium, où il pose le premier et humble fondement de la puissante Rome et de son empire[11]. Et si ses courses errantes ne furent pas prolongées encore davantage, c’est que les oracles et la volonté déclarée des dieux lui ordonnaient de s’établir dans le Latium[12]. Dans chacun de ces nombreux endroits sa visite était rappelée et attestée par des monuments locaux ou des légendes spéciales, particulièrement par des temples et des cérémonies permanentes en honneur de sa mère Aphroditê, dont le culte l’accompagnait partout : il y avait aussi bien des temples et bien des tombeaux différents d’Æneas lui-même[13]. L’immense ascendant acquis par Rome, l’ardeur avec laquelle tous les Romains lettrés épousèrent l’idée d’une origine troyenne, et le fait que la famille Julia reconnaissait Æneas comme le premier auteur de sa gens, — toutes ces circonstances contribuèrent à donner à la version romaine de cette légende de la prépondérance sur toutes les autres. Les divers autres lieux où se trouvaient des monuments d’Æneas en vinrent ainsi à être représentés comme des endroits où il avait fait une halte momentanée dans son voyage de Troie au Latium. Mais, bien que les prétentions légendaires dé ces lieux fussent ainsi éclipsées aux yeux de ceux qui constituaient le public lettré, la croyance locale ne s’éteignit pas ; leurs habitants revendiquaient le héros comme leur propriété permanente, et son tombeau était pour eux une preuve qu’il avait vécu et qu’il était mort parmi eux.

Antenôr, qui partage avec Æneas la sympathie favorable des Grecs, alla, nous dit Pindare, avec Menelaos et Hélène de Traie dans le pays de Kyrênê en Libye[14]. Mais, suivant le récit qui avait le plus cours, il se mit à la tête d’un corps d’Énètes ou Vénètes de Paphlagonia, qui étaient venus comme alliés de Troie, et se rendit par mer dans l’intérieur du golfe Adriatique, où il vainquit les barbares du voisinage et fonda la ville de Patavium (la Padoue moderne) ; c’est à cette immigration que l’on dit que les Vénètes, dans cette contrée, durent leur origine[15]. De plus, Strabon nous apprend qu’Opsikellas, un des compagnons d’Antenôr, avait prolongé ses courses errantes même jusqu’en Ibérie, et qu’il y avait formé un établissement portant son nom[16].

Ainsi finit la guerre de Troie, ainsi que ses suites, la dispersion des héros, vainqueurs aussi bien que vaincus. Le récit que nous en avons donné a, chose inévitable, été court et imparfait mais, dans un ouvrage qui a pour but de suivre consécutivement l’histoire réelle des Grecs, on ne pouvait affecter un plus grand espace même au plus magnifique joyau de leur période légendaire. En effet, bien qu’il, ne fût pas difficile de remplir un gros volume des incidents séparés qui ont été introduits dans le cycle troyen, le malheur est qu’ils sont pour la plupart si contradictoires qu’ils excluent toute possibilité de les réunir dans le tissu d’un seul récit cohérent. Nous sommes forcés de choisir dans le nombre, sans avoir généralement un motif sérieux de préférence, et ensuite de marquer les variations dans le reste. Quiconque n’a pas étudié les documents originaux ne peut s’imaginer jusqu’où vont ces différences : elles couvrent presque toutes les parties et tous les fragments du conte[17].

Mais bien qu’on ait pu ainsi avoir omis beaucoup de ce que le lecteur pouvait s’attendre à trouver dans un exposé de la guerre de Troie, on s’est appliqué soigneusement à lui conserver son véritable caractère, sans rien exagérer ni rien atténuer. La guerre troyenne réelle est celle qui était racontée par Homère et les anciens poètes épiques, et continuée par tous les auteurs lyriques et tragiques. Quant à ces derniers, bien qu’ils prissent de grandes libertés avec les incidents particuliers, et qu’ils introduisissent clans une certaine mesure un nouveau ton moral, cependant ils gardaient dans leur oeuvre plus ou moins fidèlement les proportions homériques ; et même Euripide, qui s’écarta le plus loin des sentiments de la vieille légende, ne rabaissa jamais son sujet au point de le faire ressembler à la vie contemporaine. Ils conservaient son objet bien défini, à la fois légitime et romanesque, à savoir recouvrer la fille de Zeus et la soeur des Dioskures, les éléments qui y étaient mêlés, divins, héroïques et humains, la force colossale et les exploits de ses principaux acteurs, son immense importance et sa longue durée, aussi bien que les peines que subirent les vainqueurs, et la Nemesis qui les poursuivit après leur triomphe. Et telles furent les circonstances qui, exposées à la pleine lumière de la poésie épique et tragique, assurèrent à la légende sa puissante et impérissable influence sur l’esprit des Hellènes. L’entreprise comprenait tous les membres du corps hellénique ; chacun individuellement pouvait en être fier ; et néanmoins ces sentiments d’un patriotisme jaloux et étroit, dominant d’une façon si déplorable dans un grand nombre de villes, en étaient exclus autant que possible. Elle était pour eux un grand et inépuisable objet de sympathie, de foi et d’admiration communes ; et quand se présentaient des occasions de réunir contre les barbares une armée composée de tous les Hellènes, le précédent de l’expédition homérique était un sujet sur lequel les esprits élevés de la Grèce pouvaient insister avec la certitude d’éveiller parmi leurs auditeurs un mouvement unanime, sinon toujours de contrecarrer des projets secrets et funestes. Et les incidents compris dans le cycle troyen furent rendus familiers non seulement à l’esprit, mais encore aux yeux du, public, par les innombrables représentations et de la sculpture et de la peinture ; et comme les incidents qui portaient un caractère romanesque et chevaleresque étaient plus propres à ce but, par cette raison on lus employait plus fréquemment que les autres.

Tels étaient les événements dont était composée pour la plus grande partie la véritable guerre troyenne de l’ancienne épopée. Bien que crue littéralement, respectueusement aimée, et comptée parmi les phénomènes gigantesques du passé par le public grec, elle est essentiellement aux yeux de la critique moderne une légende, et rien de plus. Si l’on nous demande si ce n’est pas une légende renfermant en partie des éléments historiques. et élevée sur une base de vérité ; s’il ne se peut pas qu’il y ait eu réellement au pied de la colline d’Ilion une guerre purement humaine et politique, sans dieux, sans héros, sans Hélène, sans Amazones, sans Éthiopiens sous la conduite du beau Memnôn le fils d’Eôs , sans le cheval de bois, sans les traits caractéristiques et expressifs de la vieille guerre épique tels que le corps mutilé de Deiphobos dans les Enfers ; si l’on flous demande s’il n’y pas eu réellement quelque guerre historique telle que celle-ci, nous devons répondre que, comme on ne peut pas en nier la possibilité, l’on ne peut pas non plus en affirmer la réalité. Nous ne possédons que l’ancienne épopée elle-même, sans aucune preuve indépendante : si c’eût été, il est vrai, une époque où les événements fussent consignés clans des annales, l’épopée homérique dans son exquise et naïve simplicité n’aurait probablement jamais vu le jour. Aussi quiconque se permet de disséquer Homère, Arktinus et Leschês, et d’enlever certaines portions comme faits positifs, en laissant de côté le reste comme fiction, doit agir ainsi eu ayant toute confiance dans sa propre puissance de divination historique, sans avoir aucun moyen ni de prouver ni de vérifier ses conclusions.

Parmi une foule de tentatives, anciennes aussi bien que modernes, faites pour reconnaître des objets réels dans ces ténèbres historiques, celle (le Dion Chrysostome hérite attention à cause de sa rare hardiesse. Dans son discours adressé aux habitants d’Ilion, dont le but est de démontrer que les Troyens ne méritaient pas de blâme quant à l’origine de la guerre, mais qu’ils furent victorieux à son issue, — il renverse tous les points principaux du récit homérique, et le refait presque tout entier depuis le commencement jusqu’à la fin : Pâris est l’époux légitime d’Hélène, Achille est tué par Hectôr, et les Grecs se retirent sans prendre Troie, déshonorés aussi bien que confondus. Après avoir montré sans difficulté que l’Iliade, si on la considère comme une histoire, est remplie de lacunes, d’incohérences et d’absurdités, il en vient à composer de lui-même un récit plus plausible, qu’il présente comme rempli de faits positifs et authentiques. Toutefois, le point le plus important que son discours nous mette sous les yeux, c’est la croyance littérale et confiante avec laquelle non seulement les habitants d’Ilion, mais encore le public grec en général, regardaient le récit homérique comme étant une histoire réelle[18].

La petite ville d’Ilion[19], habitée par des Grecs éoliens, et qui n’a gagné en importance que grâce au respect légendaire attaché à son nom, était située sur une cime élevée formant un éperon du mont Ida, à un peu plus d’une lieue et un quart de la ville et du promontoire de Sigeion, et à environ douze stades, ou moins de trois quarts de lieue de la mer à son point le plus rapproché. De Sigeion et de la ville voisine d’Achilleion (avec son tombeau et son temple d’Achille) à la ville de Rhœteion sur une colline plus élevée dominant l’Hellespont (avec son tombeau et sa chapelle d’Ajax appelée l’Aianteion[20]), il y avait une distance de soixante stades, ou environ deux lieues et trois quarts en ligne droite par mer : dans l’espace intermédiaire était une baie et une plaine contiguë, renfermant l’embouchure du Skamandros, et s’étendant jusqu’au pied de la hauteur où s’élevait Ilion. Cette plaine était la célèbre plaine de Troie, dans laquelle on croyait qu’avaient eu lieu les grandes batailles homériques : la portion de la baie voisine de Sigeion reçut le nom de Naustathmon des Achæens (c’est-à-dire le lieu où ils tirèrent leurs vaisseaux sur le rivage), et on la regardait comme ayant servi de camp à Agamemnôn et à son immense armée[21].

La Troie ou Ilion historique fut fondée, suivant l’assertion contestable de Strabon, pendant la dernière dynastie des rois Lydiens[22], c’est-à-dire, à une époque postérieure à l’an 720 av. J.-C. Jusqu’après le temps d’Alexandre le Grand, — à vrai dire jusqu’à la période de la suprématie romaine, — elle continua toujours à être une ville n’ayant qu’un pouvoir et une importance peu considérables, comme nous l’apprenons non seulement par l’assertion des géographes, mais encore par ce fait qu’Achilleion, Sigeion et Rhœteion étaient toutes indépendantes d’elle[23].

Mais quelque peu considérable qu’elle pût être, elle était la seule ville qui portât le vénérable nom immortalisé par Homère. Ainsi que la Troie homérique, elle avait son temple d’Athênê[24], où celle-ci était adorée comme la déesse présidant à la cité ; les habitants affirmaient qu’Agamemnôn n’avait pas entièrement détruit la ville, mais qu’elle avait été occupée de nouveau après son départ et n’avait jamais cessé d’exister[25]. Leur acropolis était appelée Pergamos, et ou y montrait la maison de Priam et l’autel de Zeus Herkeios, où cet infortuné vieillard avait été tué. De plus, on faisait voir dans les temples les armures qui avaient été portées par les héros d’Homère[26], et sans cloute bien d’autres reliques appréciées par les admirateurs de l’Iliade.

C’étaient là des témoignages que peu de personnes dans ces temps étaient disposées à révoquer, en doute, quand ils se combinaient avec l’identité de nom et de localité en général, et il ne semble pas non plus que personne les ait mis en question jusqu’à l’époque de Dêmêtrius de Skêpsis. Hellanicus indiquait expressément cette Troie comme étant la Troie d’Homère, assertion pour laquelle Strabon (ou probablement Dêmêtrius, sur qui le récit semble copié) l’accuse très gratuitement de montrer è, l’égard des habitants de la ville une partialité qu’ils ne méritaient pas[27].

Hérodote rapporte que Xerxès se rendant en Grèce visita la ville, monta au Pergamos de Priam, s’informa arec beaucoup d’intérêt des détails du siège homérique, fit des libations aux héros morts, et offrit à Athênê d’Ilion son magnifique sacrifice de mille bœufs : il disait, probablement ce qu’il croyait lui-même, qu’il attaquait la Grèce pour venger la famille des Priamides. L’amiral lacédæmonien Mindaros, pendant que sa flotte mouillait à Abydos, vint personnellement à Ilion offrir un sacrifice à Athênê, et vit de ce lieu élevé la bataille engagée entre l’escadre de Dorieus et celle des Athéniens, en vue du rivage près de Rhœteion[28]. Pendant l’intervalle qui sépare la guerre du Péloponnèse de l’invasion macédonienne en Perse, il y eut toujours garnison dans Ilion comme étant une forte position, mais son territoire était encore petit et ne s’étendait pas même jusqu’à la mer qui était si près d’elle[29]. Alexandre, en traversant l’Hellespont, envoya son armée de Sestos à Abydos, sous Parménion, et fit voile personnellement d’Elæeus en Chersonèse, après avoir fait un sacrifice solennel à l’autel de Prôtesilaos à Elæeus, vers le port des Achæens situé entre Sigeion et Rhœteion. Il monta ensuite à Troie, sacrifia à Athênê Troyenne, et consacra dans son temple sa propre armure, et en échange il prit quelques-unes des armes sacrées qui y étaient suspendues, et qui, disait-on, y avaient été conservées depuis le temps de la guerre de Troie. Ses écuyers portaient ces armes devant lui quand il allait au combat. Il y a un fait encore plus curieux, et qui explique mieux la puissante influence de la vieille légende sur un esprit susceptible d’impression et éminemment religieux, c’est qu’il sacrifia aussi à Priam lui-même sur l’autel même de Zeus Herkeios, d’où l’on croyait que le vieux roi avait été arraché par Neoptolemos. Comme ce farouche guerrier était un de ses ancêtres héroïques du côté maternel, il désirait détourner de lui la colère de Priam contre la race d’Achille[30].

Alexandre fit aux habitants d’Ilion beaucoup de promesses libérales, qu’il aurait probablement réalisées, s’il n’avait pas été prévenu par une mort prématurée. L’un de ses successeurs, Antigone[31] fonda la ville d’Alexandreia dans la Troade, entre Sigeion et le promontoire plus méridional de Lekton ; il y concentra les habitants de beaucoup de villes æoliennes voisines dans la région de l’Ida, — ces villes étaient Skêpsis, Kebrêna, Hamaxitos, Kolonæ et Neandria, bien que les habitants de Skêpsis obtinssent dans la suite de Lysimaque la permission de reprendre leur propre ville et leur administration indépendante. Ilion cependant resta sans aucune marque spéciale de faveur jusqu’à l’arrivée des Romains en Asie et leur triomphe sur Antiochus (vers 190 av. J.-C.). Bien qu’elle conservât ses murs et sa position défendable, Dêmêtrius de Skêpsis, qui la visita peu après cet événement, la décrit comme étant alors dans un état de négligence et de pauvreté tel qu’un grand nombre de maisons n’avaient pas même de toits couverts en tuiles[32].

Cependant, dans cette condition délabrée, elle fut encore reconnue au point de vue mythique et par Antiochus et par le consul romain Livius, qui y vint pour sacrifier à Athênê Ilienne. Les Romains, fiers de descendre d’Æneas et de Troie, traitèrent Ilion avec une magnificence signalée ; non seulement ils lui accordèrent l’immunité de tribut, mais encore ils ajoutèrent à son domaine les territoires voisins de Gergis, de Rhœteion et de Sigeion, et ils firent des habitants les maîtres de toute la côte[33] depuis la Peræa (ou possessions continentales) de Tenedos, au sud de Sigeion, ,jusqu’aux limites de Dardanos, qui avait son droit particulier à un respect légendaire comme souveraineté spéciale d’Æneas. Les habitants de Sigeion résistèrent avec tant d’énergie à la perte de leur autonomie, que leur ville fut détruite par ceux d’Ilion.

La dignité et la puissance de Troie étant ainsi prodigieusement accrues, nous ne pouvons douter que les habitants ne se soient donné une importance exagérée comme parents reconnus de Rome, la dominatrice du monde. Un coup fut alors porté à la légitimité mythique d’Ilion, en partie par les jalousies, nous pouvons naturellement le supposer, que conçurent de là leurs voisins de Skêpsis et d’Alexandreia Trôas, — en partie par la tendance prononcée le l’époque à la critique et à l’explication des vieux poètes (époque dans laquelle Cratès à Pergame et Aristarque d’Alexandrie se partageaient la palme de la célébrité littéraire). Dêmêtrius de Skêpsis, un des critiques d’Homère les plus laborieux, avait composé trente livres de commentaires sur le Catalogue de l’Iliade : Hestiæa, femme auteur d’Alexandreia Trôas, avait écrit sur le même sujet : tous les deux, connaissant bien la localité, remarquèrent que les immenses batailles décrites clans l’Iliade ne pouvaient se resserrer dans l’espace étroit qui est entre Ilion et le Naustathmon des Grecs ; d’autant plus que cet espace, trop petit même comme il était alors, avait été considérablement agrandi depuis la date de l’Iliade par des dépôts faits à l’embouchure du fleuve Skamandros[34]. Ils ne, trouvèrent pas de difficulté à indiquer des incohérences et des impossibilités topographiques au sujet des incidents de l’Iliade, qu’ils déclaraient repousser en vertu de Cette étonnante théorie que l’Ilion homérique n’avait pas occupé l’emplacement de la ville ainsi appelée. Il y avait un village, nommé le village des Troyens, situé à un peu plus d’une lieue et demie dans la direction du mont Ida, et plus éloigné de la mer c’est là, affirmaient-ils, qu’était placée la sainte Troie.

On ne fournissait aucune preuve positive à l’appui de cette conclusion, car Strabon déclare expressément qu’il ne restait pas de vestiges de l’ancienne ville au village des Iliens[35]. Mais la supposition fondamentale était appuyée par une seconde supposition accessoire, servant à expliquer comment tous ces vestiges avaient disparu. Néanmoins Strabon adopte l’hypothèse dénuée de preuves qu’avance Dêmêtrius comme si elle était un fait démontré authentique, en établissant une distinction formelle entre l’ancienne ville d’Ilion et la nouvelle, et même en critiquant Hellanicus pour avoir conservé la foi locale reçue. Mais je ne puis trouver qu’aucun autre auteur des temps anciens, excepté Strabon, ait suivi Dêmêtrius et Hestiæa sous ce rapport. Chacun continua encore à parler d’Ilion comme de la véritable Troie homérique et à la considérer comme telle : les cruelles plaisanteries du rebelle romain. Fimbria, quand il saccagea la ville et massacra les habitants, — le dédommagement accordé par Sylla et la faveur déclarée de Jules César et d’Auguste, — tout prouve cette reconnaissance continue d’identité[36]. Arrien, bien que natif de Nicomédie, occupant un commandement élevé dans l’Asie Mineure, et remarquable pour l’exactitude (le ses observations topographiques, décrit la visite d’Alexandre à Ilion, sans soupçonner nullement que la ville avec toutes ses reliques ne soit qu’une imposture : Aristide, Dion Chrysostome, Pausanias, Appien et Plutarque tenaient le même langage[37]. Mais des écrivains modernes semblent pour la plus grande partie avoir emprunté la supposition de Strabon aussi implicitement qu’il la prit de Dêmêtrius. Ils donnent à Ilion l’irrévérencieuse dénomination de nouvelle Ilion, — tandis que le voyageur clans la Troade cherche l’ancienne Ilion comme si c’était l’endroit incontestable où Priam avait vécu et agi ; le nom est même formellement inscrit sur les meilleures cartes de l’ancienne Troade récemment dressées[38].

Strabon a transformé ici en fait géographique réel une hypothèse purement gratuite, dans le dessein de sauver la justesse de la topographie homérique ; bien que, selon toute probabilité, l’emplacement de l’ancienne Troie prétendue se fut trouvé exposé à des difficultés non moins sérieuses que celles auxquelles on voulait obvier en l’introduisant[39]. Il peut être vrai que Dêmêtrius et lui fussent justifiés dans leur argumentation négative, en démontrant qu’il n’était pas possible que les batailles décrites dans l’Iliade eussent eu lieu si la cité de Priam avait été placée sur la colline habitée par les Iliens. Mais la foi légendaire existait auparavant, et elle persévéra dans la suite sans affaiblissement, nonobstant de telles impossibilités topographiques. Hellanicus, Hérodote, Mindaros, les guides de Xerxès et Alexandre n’en avaient pas été choqués : le cas le plus frappant est celui de ce dernier prince, parce qu’il avait reçu comme disciple d’ Aristote la meilleure éducation qu’on eût de son temps ; c’était un admirateur passionné et un lecteur constant de l’Iliade ;- de plus, il était familier avec les mouvements des armées, et vivait à erre époque où les cartes, qui commencèrent avec Anaximandre, disciple de Thalès, étaient au moins connues de tous ceux qui recherchaient l’instruction. Or, si, malgré de tels avantages, Alexandre croyait pleinement à l’identité d’Ilion, sans se douter (le ces nombreuses et évidentes difficultés topographiques, à plus forte raison Homère lui-même, ou les auditeurs d’Homère, n’étaient-ils pas en état d’y faire attention, cinq siècles auparavant, à une époque de grossièreté et d’ignorance relatives, où les annales en prose aussi bien que les cartes géographiques étaient totalement inconnues[40]. Le poète inspiré pouvait décrire, et ses auditeurs écoutaient ordinairement le récit avec délices, comment Hectôr, poursuivi par Achille, courut trois fois autour de la cité de Troie, tandis que les Troyens tremblants se serraient tous clans la ville, pas un n’osant sortir même au moment du danger extrême qui menaçait leur prince bien-aimé, et tandis que les Grecs regardaient, retenant malgré eux leurs lances levées sur un signe d’Achille, afin qu’Hector ne périt pas d’une autre main que de la sienne ; et absorbés par ce récit émouvant, les auditeurs n’étaient pas non plus disposés à mesurer les distances ou à calculer les possibilités topographiques en rapport avec l’emplacement de la Troie réelle[41]. L’erreur consiste à appliquer à Homère et au siège homérique de Troie des critiques qui seraient parfaitement justes si on les faisait porter sur le siège de Syracuse par les Athéniens, tel qu’il est décrit par Thucydide[42], dans la guerre du Péloponnèse[43], — mais qui ne sont pas plus applicables au récit épique qu’elles ne le seraient aux exploits d’Amadis ou de Roland.

Il y a tout lieu de présumer que la Troie visitée par Xerxès et par Alexandre était réellement la sainte Troie présente à l’esprit d’Homère ; et s’il en est ainsi, elle doit avoir été habitée, soit par des Grecs, soit par une population antérieure, à une époque plus reculée que celle qu’indique, Strabon. L’histoire ne reconnaît ni Troie la ville ni les Troyens, comme existant réellement ; mais la région étendue appelée Troas, ou la Troade (plus exactement Trôïas), est connue et d’Hérodote et de Thucydide : elle semble renfermer le territoire placé à l’ouest d’une liane imaginaire tirée de l’extrémité nord-est du golfe d’Adrariytte jusqu’à la Propontis à Parium, puisque et Antandros et Kolônæ, ainsi que le district entourant Troie immédiatement, sont regardés comme appartenant à la Troade[44]. De plus, Hérodote mentionne les Teukriens de Gergis[45] (territoire limitrophe d’Ilion, et situé à l’est de la route d’Ilion à Abydos), les considérant comme le reste d’une population teukrienne plus étendue qui résida jadis dans le pays et qui, à une époque très reculée, avait entrepris une immense émigration d’Asie en Europe[46]. C’est à cette population teukrienne qu’appartenaient, selon lui, les Troyens homériques[47] ; et des écrivains postérieurs, particulièrement Virgile et les autres Romains, employaient les noms de Teukriens et de Troyens comme équivalents. De même que le nom de Troyens n’est mentionné dans aucun monument historique contemporain, de même le nom de Teukriens ne se rencontre pas une seule fois dans l’ancienne épopée. Il semble avoir été signalé pour la première fois, vers 660 av. J.-C., par le poète élégiaque Kallinos, qui le rattachait à une immigration prétendue de Teukriens venant de la Krête dans la contrée environnant l’Ida. D’autre part, d’autres niaient ce fait, assurant que l’auteur primitif Teukros était venu de l’Attique[48] dans le pays, et qu’il était d’origine indigène, étant né du Skamandros et de la nymphe Idæa,- toutes manifestations diverses de cet ardent désir d’avoir un héros éponyme, désir qui n’abandonnait jamais les Grecs. Des Gergithiens se rencontrent dans plus d’un endroit de l’Æolis, même aussi loin au sud que clans le voisinage de Kymê (Cumes)[49] : le nom ne se trouve pas clans Homère, mais il mentionne Gorgythion et Kebriones comme fils illégitimes de Priam, reconnaissant ainsi en quelque sorte Gergis et Kebrêna comme appartenant à l’épopée. De même qu’Hérodote appelle les anciens Troyens épiques du nom de Teukriens, de même les tragiques attiques les appellent Phrygiens ; quoique l’hymne homérique à Aphroditê représente les Phrygiens et les Troyens comme entièrement distincts, en remarquant particulièrement la diversité de leur langue[50] ; et dans l’Iliade les Phrygiens sont simplement comptés parmi les alliés de Troie, venus de la lointaine Ascania, sans indication d’aucune relation plus intime[51]. Les récits qui rattachent Dardanos à Samothrace et à l’Arcadia ne trouvent pas non plus d’appui dans les poèmes homériques, où Dardanos est fils de Zeus, sans avoir de racine ailleurs qu’en Dardania[52]. Les mystérieuses solennités de Samothrace, qui jouirent clans la suite d’une si haute vénération d’un bout à l’autre du monde grec, datent d’une période de beaucoup postérieure à Homère ; et les affinités religieuses qu’avait cette île aussi bien que la Krête avec les territoires de la Phrygia et de l’Æolis, devaient certainement, eu égard à la tendance dominante de l’esprit grec, faire naître des histoires d’une généalogie commune.

Pour passer de ce monde légendaire, réunion de courants distincts et hétérogènes, qui ne confluent pas volontairement, et qu’on ne peut contraindre à se mêler, à une donnée plus claire fournie par Hérodote, il nous apprend que dans l’année 500 av. J.-C. toute la région de la côte depuis Dardanos au sud jusqu’au promontoire de Lekton (comprenant la ville d’Ilion), et depuis Lekton à l’est jusqu’à Adramytte, était devenue æolienne, ou était occupée par des Grecs Æoliens, ainsi que les villes de l’intérieur Skêpsis[53] et Kebrêna. De sorte que si nous tirons une ligne au nord d’Adramytte à Kyzikos sur la Propontis — dans le territoire tout entier placé à l’ouest de cette ligne, jusqu’à l’Hellespont et la mer Ægée, toutes les villes considérables seraient helléniques. A l’exception de Gergis et de la population teukrienne qui l’entoure, toutes les villes dignes d’être citées étaient ou ioniennes ou æoliennes. Un siècle plus tût, la population teukrienne aurait embrassé un espace plus étendu, peut-être Skêpsis et Kebrêna, villes dont la dernière était colonisée par des Grecs venus de Kymê[54] : un siècle plus tard, pendant la satrapie de Pharnabaze, il parait que Gergis était devenue hellénique aussi bien que le reste. Les quatre villes, Ilion, Gergis, Kebrêna et Skêpsis, toutes clans des positions élevées et fortes, se distinguaient chacune par un culte solennel et par un temple d’Athênê, qu’elles reconnaissaient comme leur protectrice spéciale[55].

L’auteur de l’Iliade concevait l’ensemble de cette région comme étant occupée par une population nullement grecque — Troyens, Dardaniens, Lykiens, Lélèges, Pélasges et Kilikiens. Il reconnaît un temple et un culte d’Athênê à Ilion, bien que la déesse montre une hostilité amère à l’égard des Troyens ; et Arktinus indiquait le Palladium comme la principale protection de la gille. Mais peut-être le trait le plus remarquable d’identité entre l’Æolis homérique et l’Æolis historique, est le culte solennel et répandu de l’Apollon Sminthien. Chrysê, Killa et Tenedos, et plus d’une ville appelée Smynthion, conservent le surnom et invoquent la protection de ce dieu dans les temps postérieurs, exactement comme Homère nous décrit expressément qu’elles le font[56].

Quand il est dit que les Grecs post-homériques rendirent graduellement cette région entière hellénique, il ne faut pas comprendre que toute la population antérieure se fût retirée ou fût détruite. Les Grecs s’établirent dans les villes principales et considérables, qui leur permettaient et de se protéger mutuellement et de satisfaire leurs goûts prédominants. En partie par la force, — mais beaucoup aussi par cette activité supérieure, et ce pouvoir d’assimiler à leurs propres manières de penser les manières de penser étrangères, qualités qui les distinguèrent dès le commencement, ils donnèrent à tous les traits publics et à la direction de la ville un air hellénique, y répartirent partout leurs dieux, leurs héros et leurs légendes, et firent de leur langage l’intermédiaire de l’administration publique, des chants religieux et des prières aux dieux, et en général s’en servirent pour les communications où un certain nombre de personnes étaient intéressées. Mais il y. a ici deux remarques à faire : la première, c’est qu’en agissant ainsi ils ne pouvaient éviter d’emprunter plus ou moins de ce qui appartenait aux différentes parties avec lesquelles ils fraternisaient, de sorte que le résultat ne fut pas un pur hellénisme ; en second lieu, ceci même n’eut lieu que dans les villes, sans s’étendre complètement au domaine territorial environnant, ou à ces territoires plus petits qui, étaient vis-à-vis de la ville dans un rapport de dépendance. Les Grecs Æoliens et Ioniens empruntèrent des Asiatiques, qu’ils avaient rendus Helléniques, des instruments de musique et de nouvelles lois de rythme et de mélodie, qu’ils savaient comment mettre à profit : en outre, ils adoptèrent plus ou moins de ces rites religieux violents et portant à la folie, manifestés parfois par des souffrances et des mutilations qu’on s’infligeait soi-même, rites indigènes en Asie Mineure dans le culte de la Grande-Mère. La religion des Grecs dans la région de l’Ida, aussi bien qu’à Kyzikos, était plus orgiastique (όργιαστιxή) que le culte primitif de la Grèce propre, précisément comme celle de Lampsakos, de Priapos et de Parion était plus licencieuse. C’est clans la région teukrienne de Gergis, et chez les Gergithiens près de Kymê, que naquirent les premières prophéties sibyllines, et la sibylle légendaire qui joue un rôle si important dans le conte d’Æneas. Le mythe de la sibylle, dont on suppose que les prophéties sont entendues dans le son sourd qui sort avec bruit des cavernes et des ouvertures sombres dans les rochers[57], était indigène parmi les Teukriens Gergithiens, et passa des Kymæens en Æolis, avec les autres circonstances du conte d’Æneas, à leurs frères les habitants de Cumæ en Italie. On place la date de la sibylle gergithienne, ou plutôt de la circulation de ses prophéties supposées, pendant le règne de Crésus, époque à laquelle Gergis était entièrement teukrienne. Ses prophéties, bien que renfermées dans des vers grecs, avaient leur racine dans un sol et des sentiments teukriens ; et les promesses d’un empire futur, qu’elles firent si libéralement au héros fugitif échappant aux flammes de Troie pour se rendre en Italie, deviennent intéressantes par la manière remarquable dont Rome les réalisa[58].

A quelle époque Ilion et Dardanos devinrent-elles Æoliennes, c’est un point sur lequel nous n’avons aucun renseignement. Nous trouvons les Mitylénæens en possession de Sigeion à l’époque du poète Alcée, vers l’an 600 av. J.-C. ; et les Athéniens, pendant le règne de Pisistrate, la leur ayant enlevée, et essayant de conserver leur possession, justifient leur conduite en disant qu’ils y avaient autant de droit que les Mitylénæens, car ces derniers ne pouvaient pas plus y prétendre qu’aucun des autres Grecs qui avaient aidé Menelaos à venger l’enlèvement d’Hélène[59]. C’est là un incident très remarquable, en ce qu’il atteste la célébrité de la légende de Troie, et l’importance d’un titre mythique dans les disputes internationales ; -cependant il semble impliquer que l’établissement des Mitylénæens dans ce lieu doit avoir été récent. La contrée placée près de la jonction de l’Hellespont et de la Propontis est représentée comme occupée clans l’origine par des Thraces Bébrykiens[60], tandis qu’Abydos fut occupée pour la première fuis par des colons milésiens, sous le règne et avec l’autorisation du roi lydien Gygès[61], — auquel appartenaient toute la Troade et le territoire avoisinant, et dont par conséquent les Teukriens de l’Ida doivent avoir été dépendants. Ceci a eu sans doute lieu vers l’an 700 av. J.-C., époque de beaucoup antérieure à l’occupation de Sigeion par les Mitylénæens. Lampsakos et Pæsos, sur les côtes voisines de la Propontis, étaient aussi des colonies milésiennes, bien que nous n’en sachions pas la date : Milêtos, Erythræ et Paros colonisèrent conjointement Parion.

 

 

 


[1] Strabon, I, p. 48.

[2] La Telegonia, composée par Eugammôn de Kyrênê, est perdue ; mais l’argument en a été conservé par Proclus (p. 25, Düntzer ; Dictys, VI, 15).

[3] Denys d’Halicarnasse, I, 46-43 ; Sophocle, ap. Strabon, p. 608 ; Tite-Live, I, 1 ; Xénophon, Venat., I, 15.

[4] Énéide, II, 433.

[5] Argument de l’Ίλίου Πέρσις, Fragm. 7, de Leschês, dans la collection de Düntzer, p. 19-21. — Hellanicus semble avoir adopté cette retraite d’Æneas sur les endroits les plus inaccessibles du mont Ida, mais l’avoir conciliée avec les récits de ses voyages, en disant qu’il ne resta sur l’Ida que peu de temps, et qu’alors il quitta le pays entièrement, en vertu d’une convention faite avec les Grecs (Denys Hal., I, 47-48). Parmi l’infinie variété des histoires touchant ce héros, il y en avait une qui disait qu’après avoir effectué son établissement en Italie, il était retourné à Troie et avait repris le sceptre, le léguant à sa mort à Askanios (Denys Hal., I, 53) : c’était un plan compréhensif, fait apparemment pour concilier toutes les légendes.

[6] Iliade, XX, 300. Au v. 339, Poseidôn dit à Æneas qu’il n’a rien à craindre d’aucun Grec, si ce n’est d’Achille.

[7] V. O. Müller, sur les causes du mythe d’Æneas et de son voyage en Italie, dans le Classical Journal, vol. XXVI, p. 308 ; Klausen, Æneas und die Penaten, vol. I, p. 43-52. — Dêmêtrius Skêps. ap. Strabon, XIII, p. 607 ; Nicolaus ap. Steph. Byz., v. Άσxανία. Dêmêtrius conjecturait que Skêpsis avait été la résidence royale d’Æneas : il y avait auprès un village appelé Æneia (Strabon, XIII, p. 603).

[8] Steph. Byz., v. Άρίσβη, Γεντϊνος. Askanios est roi de l’Ida après le départ des Grecs (Conon, Narr., 41 ; Mela, I, 18). Ascanius portus entre Phokæa et Kymê.

[9] Strabon, VIII, p. 595 ; Lycoph. 1208, et Schol. ; Athenagoras, Legat., I. Inscription dans les Clarke’s Travels, vol. II, p. 86. Lucien, Deor. Concil., c. 12, I, 111, p. 534, Hemst.

[10] Ménécrate ap. Denys Hal. I, 48.

[11] Denys d’Halicarnasse, A. R., I, 48-54 ; Heyne, Excurs., I, ad Énéide, III : de Æneæ erroribus, et Excurs., I, ad Énéide, V ; Conon, Narr., 46 ; Tite-Live, XL, 4 ; Stephan. Byz., Αϊνεια. Les habitants d’Æneia, dans le golfe Thermaïque, l’adoraient avec une grande solennité comme leur fondateur héroïque (Pausanias, III, 22, 4 ; VIII, 12, 4). On montrait le tombeau d’Anchisês sur les confins d’Orchomenos et de Mantineia en Arcadia (cf. Steph. Byz, v. Κάφυαι), au pied de la montagne appelée Anchisia, près d’un temple d’Aphroditê ; sur les différences touchant la mort d’Anchisês (Heyne, Excurs., 17, ad Énéide, III) : Ségeste en Sicile, fondée par Æneas (Cicéron, Verrines, IV, 33).

[12] Denys d’Halicarnasse, I, 55.

[13] Denys. Hal., I, 54. Entre autres lieux, Bérécynthe en Phrygiæ montrait son tombeau (Festus, v. Romam, p.224, éd. Müller) ; article curieux, qui contient un assemblage des assertions les plus contradictoires touchant à la fois Æneas et Latinus.

[14] Pindare, Pyth., V, et la citation empruntée des Νόστοι de Lysimaque, dans les Scholies ; donnée encore plus complètement dans les Scholies ad Lycophron. 875. Il y avait à Kiyrênê un λόφος Άντηνορίδων.

[15] Tite-Live, I, I. Servius, ad Énéide, I, 242. Strabon, I, 48 ; V, 212. Ovide, Fastes, IV, 75.

[16] Strabon, III, p. 157.

[17] Ces différences sont bien exposées dans l’utile Dissertation de Fuchs, de Varietate Fabularum Troicarum (Cologne, 1830). — On peut se faire quelque idée du nombre des assertions romanesques mises en avant au sujet d’Hélène et d’Achille, particulièrement par le 4e, le 5e et le 6e chapitre de Ptolémée Hêphæstion (ap. Westermann, Scriptt. Mythograph., p. 188, etc.)

[18] Dion Chrysostome, Or., XI, p. 310-322.

[19] Hérodote, V, 122. Pausanias, V, 8, 3 ; VIII, 12, 4. Αίολεύς έx πόλεως Τρώαδος, titre proclamé aux jeux Olympiques : comme Αίολεύς άπό Μουρίνας, de Myrina dans la région la plus méridionale de l’Æolis, tel que nous le trouvons dans la liste des vainqueurs dans les Charitêsia, à Orchomenos en Bœôtia (Corp. Inscript., Bœckh, n° 1583).

[20] V. Pausanias, I, 35, 3, pour les légendes ayant cours à Ilion, touchant l’énorme grandeur des ossements d’Ajax dans son tombeau. Les habitants affirmaient qu’après le naufrage d’Odysseus les armes d’Achille, qu’il emportait avec lui, furent jetées par la mer près du tombeau d’Ajax. Pline fixe la distance à trente stades : des, voyageurs modernes disent un peu plus que Pline, mais beaucoup moins que Strabon.

[21] Strabon, XIII, p. 596-598. Strabon distingue le Άχαιών Ναύσταθμον, qui était près de Sigeion, de l’Άχαιών λιμήν, qui était plus rapprochés du milieu de la baie existant entre Sigeion et Rhœteion ; mais nous inférons de ses paroles que cette distinction n’était pas universellement reconnue. Alexandre aborda à l’Άχαιών λιμήν (Arrien, I, 11).

[22] Strabon, XIII, p. 593.

[23] Hérodote, V, 95 (son récit de la guerre qui eut lieu entre les Athéniens et les Mityléniens au sujet de Sigeion et d’Achilleion) ; Strabon, XIII, p. 593.

[24] Outre Athênê, les Inscriptions attestent l’existence d’un Ζεύς Πολιεύς à Ilion (Corp. Inscrip., Bœckh, n° 3599).

[25] Strabon, XIII, p. 600. — La situation d’Ilion (ou comme elle est communément appelée, mais par erreur, Nouvelle Ilion) paraît être très bien déterminée à environ trois quarts de lieue de la mer (Rennel, On the Topography of Troy, p. 41-71 ; Dr Clarke’s Travels, vol. II, p. 102).

[26] Xerxès, passant par Adramyttion et laissant à sa gauche la chaîne de l’Ida, Hérodote, VII, 43. — Au sujet d’Alexandre : Arrien, I, 11. — Les habitants d’Ilion montraient aussi la lyre qui avait appartenu à Pâris (Plutarque, Alexandre, C. 15). — Chandler, dans son History of Ilium, eh. 22, p. 89, semble croire que la ville appelée le Pergamos de Priam est différente de l’Ilion historique. Mais la mention d’Athênê d’Ilion les fait reconnaître comme étant les mêmes.

[27] Strabon, XIII, p. 502. Hellanicus avait écrit un ouvrage appelé Τρωίxά.

[28] Xénophon, Helléniques, I, 1, 10, Scylax place Ilion à vingt cinq stades, ou environ une lieue et un quart de la mer (c. 94). Mais je ne comprends pas comment il peut appeler Skêpsis et Kebrên πόλεις έπί θαλάσση.

[29] V. Xénophon, Helléniques, III, 1, 16 ; et la description de la prise d’Ilion en même temps que de Skêpsis et de Kebrên, parle chef des mercenaires, Charidêmos, dans Démosthène, Cont. Aristocrat., c. 38, p. 671 : cf. Æneas, Poliorcetic., c. 21, et Polyæn, III, 14.

[30] Dicéarque composa un ouvrage séparé sur ce sacrifice d’Alexandre (Athenæ, XIII, p. 603 ; Dicéarque, Fragm., p. 114, éd. Fuhr). — Théophraste, en mentionnant des arbres vieux et vénérables, parle des φηγοί (Quercus æsculus) existant sur la tombe d’Ilos à Ilion, sans témoigner aucun doute sur l’authenticité de la ville (de Plant. IV, 14) ; et son contemporain,le harpiste Stratonikos, donne à entendre qu’il partage le même sentiment, dans la plaisanterie qu’il fait sur la visite d’un mauvais sophiste à Ilion pendant la fête des Ilieia (Athenæ, VIII, p. 351). On peut dire la même chose an sujet de l’auteur de la dixième épître attribuée à l’orateur Eschine (p. 737), dans laquelle il décrit la visite qu’il fit par curiosité à Ilion, aussi bien qu’an sujet d’Apollonius de Tyane, ou de l’écrivain qui raconta sa vie et sa course dans la Troade ; il est évident qu’il ne se défiait pas de l’άρχαιολογία des habitants d’Ilion, qui affirmaient que leur ville était la véritable Troie (Philostrate, Vit. Apollonius de Tyane, IV, 11). — On rapportait que la déesse Athênê d’Ilion avait prêté un précieux secours aux habitants de Kyzikos, quand ils furent assiégés par Mithridate, service rappelé par des inscriptions placées à Ilion (Plutarque, Lucullus, 10).

[31] Strabon, XIII, 603-607.

[32] Tite-Live, XXXV, 43 ; XXXVII, 9. Polybe, V, 78-111 (passages qui prouvent qu’Ilion était fortifiée et défendable vers 218 av. J.-C.). Strabon, XIII, p. 591.

Voilà une assertion très claire et très précise, attestée par un témoin oculaire. Mais elle est entièrement en désaccord avec celle qu’avance Strabon dans le chapitre précédent, une douzaine de lignes avant, dans I’état actuel du texte. En effet, il nous y apprend que Lysimaque, après la mort d’Alexandre, fit grande attention à Ilion, l’entoura d’un mur de quarante stades de circonférence, érigea lin temple, et réunit à cette cité les anciennes villes qui l’entouraient et qui étaient dans un état de décadence. Tite-Live nous apprend que la réunion de Gergis et de Rhœteion à Ilion fut effectuée, non pas Lysimaque, mais par les Romains (Tite-Live, XXXVIII, 37) ; de sorte que la première assertion de Strabon non seulement ne s’accorde pas avec la seconde, mais encore est contredite par une autorité indépendante.

Je ne puis que penser que cette contradiction naît d’une confusion de texte dans le premier passage de Strabon, et que, dans ce passage, Strabon ne voulait réellement parler que des améliorations apportées par Lysimaque à Alexandreia Trôas ; qu’il ne songea jamais à attribuer à Lysimaque aucune amélioration faite à Ilion ; mais, au contraire, à trouver dans l’attention remarquable apportée par Lysimaque à Alexandreia Trôas la raison pour laquelle il avait négligé de remplir les promesses faites à Ilion par Alexandre. Voici la marche des allégations de Strabon : — 1. Ilion n’est rien de plus qu’une xώμη lors du débarquement d’Alexandre ; 2. Alexandre promet de grands accroissements, mais ne revient jamais de Perse pour les accomplir ; 3. Lysimaque est absorbé par Alexandreia Trôas, à laquelle il réunit plusieurs des anciennes villes contiguës, et qui fleurit entre ses mains ; 4. Pour cela Ilion resta une xώμη quand les Romains entrèrent en Asie, comme elle l’avait été quand y entra Alexandre.

On pourrait faire ce changement dans le texte de Strabon, par la simple transposition des mots dans leur état actuel, et par l’omission de ότε xαί, ήδη έπεμελήθη, sans introduire un seul mot nouveau, ou conjectural. Si cette leçon est adoptée, les mots par lesquels commence ce qui est dans l’édition de Tzschuche, la sect. 27, et qui suivent immédiatement le dernier mot πόλεων, se liront d’une manière tout à fait convenable et cohérente, tandis qu’ils présentent une contradiction avec la leçon actuelle du passage, et que le passage entier est complètement confus.

[33] Tite-Live, XXXVIII, 39 ; Strabon, VIII, p. 600.

[34] Strabon, XIII, 599. — Les mots ποΰ έστιν sont introduits d’une manière conjecturale par Grosskurd, l’excellent traducteur allemand de Strabon, mais ils me semblent nécessaires pour rendre le sens complet. — Hestiæa est citée plus d’une fois dans les Scholies homériques (Schol. Venet. ad. Iliade, III, 64 ; Eustathe, ad Iliade, II, 538).

[35] Strabon, XIII, p. 599.

[36] Appien, Mithridate, c. 53 ; Strabon, XIII, p. 594 ; Plutarque, Sertorius, c.1 ; Velleius Paterculus, II, 23. — Les inscriptions attestent des jeux Panathénaïques célébrés à Ilion en l’honneur d’Athênê par les Troyens, conjointement avec diverses autres villes voisines (V. Corp. Inscr., Bœckh, n° 3601-3602, avec les observations de Bœckh). La précieuse inscription n°3595 prouve la libéralité d’Antiochus Soter envers l’Athênê Ilienne déjà, vers l’année 278 av. J.-C.

[37] Arrien, I, 11 ; Appien, ut sup., et Aristide, Or., 43, Rhodiaca, p. 820 (Dindorf. p. 369). Le curieux discours XI de Dion Chrysostome, dans lequel il écrit sa nouvelle version de la guerre de Troie, est adressé aux habitants d’Ilion.

[38] La controverse touchant Troie et la guerre troyenne, qui a maintenant un demi-siècle de date, et qui eut lieu entre Bryant et ses divers adversaires, Morritt, Gilbert Wakefield, le British Critic, etc., semble actuellement presque oubliée, et je ne puis croire que les pamphlets venant de l’un ou do l’autre cité seraient considérés comme faisant preuve de beaucoup de talent, si on les publiait aujourd’hui. La discussion s’était élevée pour la première fois à la suite de la publication du mémoire de Le Chevalier sur la plaine de Troie, dans lequel l’auteur déclarait avoir découvert la véritable place de l’ancienne Ilion (la Troie homérique supposée) à environ quatre lieues et trois quarts de la mer, près de Bounarbashi. Bryant publia quelques critiques sur ce mémoire et les fit suivre d’un second Traité dans lequel il niait la réalité historique de la guerre de Troie, et avançait l’hypothèse que le conte était d’origine égyptienne (Dissertation on the war of Troy, and the expedition of the Grecian as described by Homer, showing that no such city of Phrygia existed, by Jacob Bryant ; vraisemblablement 1797, bien qu’il n’y ait pas de date sur la page du titre) ; la réponse de Morritt fut publiée en 1798. Une réponse de M. Bryant et une réplique de M. Morritt, aussi bien qu’un pamphlet de G. Wakefield, parurent en 1799 et en 1800 ; un outre une Expostulation du premier adressée au Bristish Critic. — Bryant, après avoir insisté sur ce que la guerre de Troie présentait d’incroyable et d’illogique, telle qu’elle est racontée clans la légende grecque en général, admettait néanmoins qu’Homère avait une base pour son histoire, et soutenait que cette base était égyptienne. Homère (pense-t-il) était d’Ithaque ; il descendait d’une famille qui, dans l’origine, avait émigré d’Égypte : la guerre de Troie fut primitivement une guerre égyptienne, ce qui explique comment Memnôn l’Éthiopien vint y prendre part : C’est de cette histoire qui, dans l’origine, fut égyptienne, qu’Homère fit le fondement de ses deux principaux poèmes, adaptant les choses à la Grèce et à la Phrygia par une ingénieuse transposition. Il tira ses renseignements des prêtres de Memphis ou de Thèbes (Bryant, p. 102, 108, 126). Le Ήρως Αίγύπτιος, mentionné dans le second livre de l’Odyssée (18), est le héros égyptien, qui (à son point de vue) fournit une preuve démontrant que la population de cette île était en partie venue de l’Égypte. Personne depuis M. Bryant, je le présume, n’a jamais expliqué le passage en lui donnant le même sens. — L’hypothèse égyptienne de Bryant n’a aucune valeur ; mais il n’est pas aussi facile de mettre de côté la partie négative de sou argumentation, qui résume les particularités de la légende troyenne, et conteste sa crédibilité historique. Peu de personnes partageront l’ardente conviction avec laquelle Morritt tente de démontrer que les 1,100 vaisseaux, les dix années de guerre, la vaste confédération des princes venus de toutes les parties de la Grèce, etc., n’ont rien qui ne concorde avec la probabilité historique ; des difficultés étant parfois éliminées sous le prétexte de notre ignorance du temps et du sujet (Morritt, p. 7-21). Gilbert Wakefield, qui soutient avec la plus grande force la réalité historique du siège, et même qui compare Bryant à Tom Payne (V. p. 17), est encore plus mécontent de ceux qui proposent des doutes, et il nous dit que discuter sérieusement au milieu de tant d’obscurité et d’incertitude, c’est combattre avec des chimères (W., p. 14). — La partie d’argumentation la plus plausible adoptée par Morritt et Wakefield est celle où ils fortifient les principes suivis par Strabon et tant d’autres auteurs, anciens aussi bien que modernes, en disant qu’il faut distinguer un échafaudage de fiction d’une base de vérité, et conserver l’une en rejetant l’autre (Morritt, p. 5 ; Wakefield, p. 7-8). A ceci Bryant répond : Si nous écartons toute absurdité, nous pouvons tout rendre plausible : une fable peut Vitre rendue logique, et noirs avons beaucoup de romans qui sont très réguliers dans l’arrangement des caractères et des circonstances ; on peut le voir dans les pièces, les mémoires et les nouvelles. Mais cette régularité et cette conformité seules n’établiront pas la vérité. (Expostulation, p. 8, 12, 13.) Il y a un grand nombre d’autres fables outre celle de Troie, régulières et concordantes entre elles, que les Grecs aimaient, auxquelles ils donnaient une chronologie, et même qu’ils considéraient à un point de vue religieux (p. 13), et que cependant personne actuellement ne songe à admettre comme de l’histoire. — Morritt, ayant avancé la croyance universelle de l’antiquité comme servant à prouver que la guerre de Troie était historiquement réelle, trouve un adversaire clans Bryant, qui lui rappelle que les mêmes personnes croyaient aux centaures, arec satyres, aux nymphes, à la science des augures, des auspices ; Homère soutenant que des chevaux pouvaient parler, etc. A ceci Morritt répond : En quoi la croyance religieuse a-t-elle affaire avec les faits historiques ? La preuve sur laquelle s’appuie notre foi en matière de religion n’est-elle pas entièrement différente dans toutes ses parties de celle sur laquelle se fonde notre croyance en matière d’histoire ? (Addit. Remarks, p. 47.) — La séparation entre les bases de croyance religieuse et historique n’est eu aucune façon aussi complète que M. Morritt le suppose, même par rapport aux temps modernes ; et si noirs appliquons son principe aux anciens Grecs, nous le trouverons complètement contraire à la vérité. Les contemporains d’Hérodote et de Thucydide concevaient leur ancienne histoire comme intimement unie à leur religion.

[39] Par exemple, en adoptant sa propre manière d’argumenter (pour ne pas mentionner ces batailles dans lesquelles la poursuite et la fuite vont de la ville aux vaisseaux et réciproquement), on aurait pu lui opposer qu’en supposant la Troie homérique placée à plus d’une lieue et demie de la mer, il augmentait la difficulté de rouler le cheval de Troie ,jusqu’à la ville ; il était déjà assez difficile de pousser cet immense animal de bois, rempli de héros, depuis le Nausthathmon grec jusqu’à la ville d’Ilion. — Le cheval de Troie, avec ses accompagnements, Sinôn et Laocoôn, est un des événements capitaux et indispensables de l’épopée : Homère, Arktinus, Leschês, Virgile et Quintus de Smyrne, insistent tous expressément sur cet incident comme étant la cause prochaine de la prise. — Les difficultés et les incohérences des mouvements attribués aux Grecs et aux Troyens dans l’Iliade, quand on les rapporte à une topographie réelle, sont bien présentées dans Spohn, de Agro Trojano, Leipzig, 1814 ; et M. Maclaren a montré (Dissertation on the Topography of the Trojan War, Edinburgh 1822) qu’on n’obvie en aucune façon à ces difficulté, en mettant Ilion à une distance un peu plus grande de la mer.

[40] Le major Rennel tire une conclusion différente de la visite d’Alexandre, dont il se sert pour réfuter l’hypothèse de Le Chevalier, qui avait placé la Troie homérique à Bounarbashi, emplacement qu’on supposait avoir été indiqué par Dêmêtrius et par Strabon : — On dit qu’Alexandre avait été un admirateur passionné de l’Iliade, et il eut une occasion de décider sur le lieu même combien la topographie s’accordait peu avec le récit. Si on lui eût montré l’emplacement de Bounarbashi comme étant celui de Troie, il aurait probablement contesté, soit la fidélité de la partie historique du poème, soit celle de ses guides. Il n’est pas croyable qu’une personne d’un jugement aussi droit qu’Alexandre ait pu admirer un poème qui renfermait nue longue histoire de détails militaires, et d’autres faits qui n’auraient pas matériellement avoir eu lieu. Quel plaisir aurait-il éprouvé en contemplant comme des sujets historiques des événements qui ne pouvaient pas être arrivés ? Cependant il admirait le poème, et il doit donc avoir trouvé la topographie logique : c’est que, assurément, on ne lui montra pas Bounarbashi comme étant Troie (Rennel, Observations on the Plain of Troy, p. 128). — Le major Rennel suppose ici, dans Alexandre, un esprit de critique topographique tout à fait étranger à sou caractère réel. Nous n’avons pas de motif pour croire qu’on montra à Alexandre l’emplacement de Bounarbashi comme étant la Troie homérique, ou qu’on lui montra quelque emplacement excepté Ilion, ou ce que Strabon appelle nouvelle Ilion. Nous avons encore moins de raison pour penser que quelque scepticisme traversât son esprit, ou que sa foi profonde eût besoin d’être fortifiée par le mesurage des distances.

[41] Strabon, VIII, p. 599.

[42] Mannert (Geographie der Griechen und Roemer, th.6, heft. 3, 6, 8, cap. 8) est confus dans sa description de Troie ancienne et de Troie nouvelle ; il expose qu’Alexandre illustra un nouveau lieu en disant qu’il avait été l’Ilion homérique, ce qui n’est pas le fait exact Alexandre adhéra à la croyance locale reçue. A vrai dire aussi loin que nos preuves s’étendent, il n’y a que Dêmêtrius. Hestia a et Strabon qui s’en soient jamais éloignés.

[43] Il ne peut guère y avoir un exemple plus singulier de cette même confusion que quand on trouve des critiques militaires minutieuses par l’Empereur Napoléon, sur la description de la prise de Troie dans le second livre de l’Enéide. Il montre que de grosses fautes y sont commises, si on la considère au point de vue d’un général (V. un article intéressant de M. G. C. Lewis, dans le Classical Museum, vol. I, p. 205, Napoleon on the capture of Troy). — Après avoir cite cette critique due à la plus haute autorité dans l’art de la guerre, nous pouvons trouver un pendant convenable dans les ouvrages de publicistes distingués. L’attaque des Ciconiens par Odysseus (décrite dans Homère, Odyssée, IX, 3q-61) est citée et par Grotius (De Jure Bell. et Pac., III, 3, 10) et par Vattel (Droit des gens, III, 202) comme un cas qui touche à une loi internationale. On considère Odysseus comme ayant manqué aux règles de la loi internationale en les attaquant comme alliés des Troyens, sans déclaration formelle de guerre.

[44] Hérodote, V, 21-122 ; Thucydide, I, 131. L’Ίλιάς γή est une partie de la Troade.

[45] Hérodote, VII, 43.

[46] Hérodote, V, 122. — Pour l’émigration des Teukriens et des Mysiens en Europe, v. Hérodote, VII, 20 ; les Pæoniens, sur le Strymôn, s’appelaient leurs descendants.

[47] Hérodote, II, 118 ; V, 13.

[48] Strabon, VIII, p. 604 ; Apollodore, III, 12, 4. — Kophalôn de Gergis appelait Teukros un Krêtois (Stephan. Byz., v. Άρίσβη).

[49] Clearchus ap. Athenæ. VI, p. 256 ; Strabon, XIII, p. 589-616.

[50] Homère, Hymn. in Vener., 116.

[51] Iliade, II, 863. Asios, frère d’Hekabê, vit en Phrygia, sur les bords du Sangarios (Iliade, XVI, 717).

[52] V. Hellanicus, Fragm. 129, 130, d. Didot ; et Kephalôn Gergithius ap. Steph. Byz. v. Άρισβή.

[53] Skêpsis reçut quelques colons de l’Ionienne Milêtos (Anaxim. ap. Strabon, XIV, p. 6351 ; mais les monnaies de la ville prouvent que son dialecte était æolien. V. Hausen, Æneas und die Penaten, t. I, note 180. — Arisbê aussi, près d’Abydos, semble avoir été colonisée par Mitylênê (Eustathe ad Iliade, XII, 97). — Des voyageurs modernes mentionnent la fertilité extraordinaire et la féconde terre végétale de la plaine qui entoure Ilion (V. Franklin, Remarks and observations on the Plain of Troy, London, 1800, p. 44) ; aussi est-elle facile à travailler : Une paire de buffles ou de bœufs suffisait pour tirer la charrue, tandis qu’auprès de Constantinople il en faut douze ou quatorze.

[54] Éphore ap. Harpocration, v. Κεόρήνα.

[55] Xénophon, Helléniques, I, 1, 10 ; III, 1, 10-15. — Un des grands motifs de Dion pour mettre de côté le récit homérique de la guerre de Troie, c’est qu’il veut décharger Athênê de l’accusation d’après laquelle elle aurait injustement détruit sa propre cité d’Ilion (Orat., XI, p. 310).

[56] Strabon, V, p. 473 ; VIII, p. 604-605. Polémon, Fragm. 31, p. 63, éd. Preller. — Polémon était natif d’Ilion, et il avait écrit une periegesis de la ville (vers 200 av. J.-C., donc antérieurement à Dêmêtrius de Skêpsis) ; il peut avoir été témoin des améliorations opérées dans son état par les Romains, Il mentionnait la même pierre sur laquelle Palamdês avait appris aux Grecs à jouer aux dés. — Apollon Sminthien parait gravé sur les monnaies d’Alexandreia Trôas ; et le temple du dieu fut mémorable même jusqu’à l’époque de l’empereur Julien (Ammien Marcellin, XXII, 8). Cf. Ménandre (le rhéteur) περί Έπιδειxτιxών, IV, 14 ; ap. Walz, Collect. Rhetor., t. IX, p. 304 ; et περί Σμινθιαxών, IV, 17. — Σμίνθος, dans le dialecte krêtois ainsi que dans le dialecte æolien, signifiait mulot ; la contrée semble ‘avoir été fort dévastée par ces petits animaux. — Polémon n’aurait pas pu admettre la théorie de Dêmêtrius, à savoir qu’ilion n’était pas la, véritable Troie : sa Periegesis, décrivant lis localités et les restes d’Ilion, supposait la légitimité de la ville comme une chose toute naturelle.

[57] Virgile, Énéide, VI, 42.

[58] Pausanias, X, 12, 8 ; Lactance, I, 6, 12. Steph. Byz. v. Μέρμησσος. Schol. Plat., Phædr., p. 315, Bekker. — La date de cette Sibylle Gergithienne, ou des prophéties passant sous son nom, est fixée par Héraclide de Pont, et il ne semble pas qu’il y ait de raison pour la contester. — Klausen (Æneas und die Penaten, livre, II, p. 205) a traité amplement et à fond la circulation et la valeur légendaire de ces prophéties sibyllines.

V. le savant ouvrage Oracula Sibylline de C. Alexandre. (Note du traducteur.)

[59] Hérodote, V, 54. Dans Eschyle (Eumenid., 102) la déesse Athênê réclame le pays voisin du Skamandros, comme ayant été donné en présent au fils de Thêseus par le vote général des chefs grecs. — A l’époque de Pisistrate, ce semble, Athènes n’était pas assez hardie ou assez puissante pour avancer une prétention si considérable.

[60] Charôn de Lampsakos, ap. Scholiastem Apollonii Rhodensis, II, 2 ; Bernhardy ad Dionys., Periêgêt., 805, p. 747.

[61] Telle est du moins l’assertion de Strabon (XII, p. 550) ; bien qu’il ne semble pas facile de concilier une telle étendue de l’empire lydien à cette époque avec la conduite des rois lydiens qui régnaient dans la suite.