HISTOIRE DE LA GRÈCE

PREMIER VOLUME

CHAPITRE XII — LÉGENDES KRÊTOISES. — MINÔS ET SA FAMILLE.

 

 

Pour faire comprendre les aventures de Thêseus en Krête, il sera nécessaire de dire quelques mots de Minôs et de la généalogie héroïque krêtoise.

Minôs et Rhadamanthe, selon Homère, sont fils de Zeus et d’Europê[1], fille de Phoenix, renommé au loin ; ils sont nés en Krête. Minôs est le père de Deukaliôn, dont le fils Idomeneus, conjointement avec Mêrionês, conduit les troupes krêtoises à l’armée d’Agamemnôn devant Troie. Minôs est roi de Knôssos et le compagnon habituel du grand Zeus. On dit qu’il exerce sa domination en Krête, sans vouloir dire nécessairement qu’elle s’étende sur l’île entière ; il est de plus décoré d’un sceptre d’or et établi juge des morts dans les Enfers pour arranger leurs disputes, fonction qu’il est en train de remplir quand Odysseus le rencontre, — fait reposant toutefois sur un passage interpolé dans l’Odyssée à une époque relativement moderne. Il avait aussi une fille nommée Ariadnê, pour laquelle l’artiste Dædalos fabriqua dans la ville de Knôssos la représentation d’une danse compliquée, et qui finit par être enlevée par Thêseus ; elle mourut dans l’île de Dia, abandonnée de Thêseus et livrée par Dionysos à la fatale colère d’Artemis. Rhadamanthe semble se rapprocher de Minôs et pour les fonctions judiciaires et pour la dignité posthume. Il est transporté expressément en Eubœa, par les Phæaciens, messagers de mer à moitié divins, pour inspecter le cadavre gigantesque de Tityos, né de la Terre, — le plus long voyage qu’ils aient jamais entrepris. De plus, après sa mort il obtient un séjour d’une félicité exempte de trouble dans les Champs-Élyséens, à l’extrémité de la Terre[2].

Selon des poètes postérieurs à Homère, Europê est amenée par Zeus de Phénicie en Krête, où elle lui donne trois fils, Minôs, Rhadamanthe et Sarpêdôn. Celui-ci quitte la Krête et s’établit en Lykia, contrée dont la population, ainsi que celle de beaucoup d’autres parties de l’Asie Mineure, se rattache à la Krête par diverses généalogies mythiques, quoique le Sarpêdôn de l’Iliade n’ait pas de rapports avec cette île et ne soit pas le fils d’Europê. Sarpêdôn, devenu roi de Lykia, obtint de son père, Zeus, la faveur de vivre pendant trois générations[3]. A la même époque le jeune Milêtos, favori de Sarpêdôn, quittait la Krête et fondait sur la côte de l’Asie Mineure la ville qui porta son nom. Rhadamanthe devint souverain et législateur des îles de la mer Égée ; il vint dans la suite en Bœôtia, où il épousa Alkmênê, mère d’Hêraklês, alors veuve.

Europê trouve en Krête un roi Astêrios, qui l’épouse et adopte les enfants qu’elle a eus de Zeus : cet Astêrios est le fils de Krês, l’éponyme de file, ou (selon une autre généalogie par laquelle on essayait de prouver que Minôs était de race Dôrienne), il avait pour mère la fille de Krês, laquelle l’aurait eu de Tektamos, fils de Dôros, venu de Grèce pour s’établir dans cette île.

Minôs épousa Pasiphaê, fille du dieu Hêlios et de Perseïs, et il eut d’elle Katreus, Deukaliôn, Glaukos, Androgeos, — noms marquants dans le récit légendaire, — ainsi que plusieurs filles, parmi lesquelles étaient Ariadnê et Phædra. Il offensa Poseidôn en négligeant d’accomplir un vœu fait solennellement, et le dieu mécontent, pour le punir, inspira à son épouse Pasiphaé une passion monstrueuse pour un taureau. Le grand artiste Dædalos, fils d’Eupalamos, qui s’était enfui d’Athènes, devint le confident de cet amour, dont le fruit fut le Minôtaure, être moitié homme et moitié taureau[4]. Ce Minôtaure fut emprisonné par Minôs dans le labyrinthe, enceinte inextricable construite par Dædalos précisément dans ce but sur l’ordre de Minôs.

Minôs acquit une grande puissance sur mer et chassa les habitants kariens d’un grand nombre d’îles de la mer Ægée, qu’il plaça sous le gouvernement de ses fils, en les mettant sur le pied de tributaires. Il entreprit plusieurs expéditions contre diverses villes de la côte, — l’une contre Nisos, fils de Pandiôn, roi de Megara, qui avait dans ses cheveux une boucle particulière de couleur pourpre : un oracle avait déclaré que ses jours et son trône ne seraient jamais en danger tant qu’il conserverait cette précieuse boucle. La ville serait restée inexpugnable, si la fille de Nisos, Skylla, n’eût conçu pour Minôs une violente passion. Pendant le sommeil de son père, elle coupa la boucle à laquelle était attaché son saut, de sorte que le roi krêtois fut bientôt victorieux. Au lieu de remplir la promesse qu’il avait faite d’emmener avec lui Skylla en Krête, il la précipita de la poupe de son vaisseau dans la mer[5] : Skylla et Nisos furent tous deux changés en oiseaux.

Androgeos, fils de Minôs, ayant déployé des talents si rares qu’il vainquit tous ses compétiteurs à la fête des Panathênæa à Athènes, fut envoyé par Ægeus, le roi athénien, pour combattre le taureau de Marathôn, — entreprise dans laquelle il périt, et Minôs fit la guerre à Athènes pour venger sa mort. Il ne put pendant longtemps s’emparer : de la ville ; enfin il pria son père Zeus de l’aider à obtenir réparation des Athéniens, et Zeus leur envoya la peste et la famine. En vain s’efforcèrent-ils de détourner ces calamités en offrant comme sacrifices propitiatoires les quatre filles de Hyakinthos. Leurs maux continuèrent encore, et l’oracle les engagea à se soumettre à toutes les conditions que Minôs pourrait imposer. Il demanda qu’ils envoyassent périodiquement en Krête un tribut de sept jeunes garçons et de sept jeunes filles, pour être dévorés par le Minôtaure[6], — auquel on les offrait clans un labyrinthe construit par Dædalos, où se trouvaient une foule de passages différents, d’où personne ne pouvait s’échapper.

Tous les neuf ans on envoyait cette offrande. L’histoire, la plus commune était que les jeunes garçons et les jeunes filles destinés ainsi à la mort étaient désignés par le sort : — mais le logographe Hellanicus dit que Minôs venait à Athènes et les choisissait lui-même[7]. Le temps était arrivé d’envoyer les victimes pour la troisième fois, et Athènes était plongée dans l’affliction la plus profonde, quand Thêseus résolut de se dévouer comme l’une d’elles, et de mettre un terme à ce tribut sanguinaire ou de périr. Il implora le secours de Poseidôn, tandis que le dieu de Delphes lui assurait qu’Aphroditê le protégerait et le tirerait d’embarras. En arrivant à Knôssos, il fut assez heureux pour captiver le coeur d’Ariadnê, fille de Minôs, qui lui fournit une épée et tin peloton de fil. Avec l’une il réussit à tuer le Minôtaure, l’autre servit à guider ses pas pour s’échapper du labyrinthe. Ayant remporté ce triomphe, il quitta la Krête avec son vaisseau et ses compagnons sains et saufs, enlevant Ariadnê, que cependant il abandonna bientôt dans l’île de Naxos. Dans son voyage pour retourner à Athènes, il s’arrêta à Dêlos, où il offrit à Apollon un sacrifice de reconnaissance pour avoir échappé au danger, et dansa, avec les jeunes gens et les jeunes filles qu’il avait délivrés du Minôtaure, une danse appelée Geranos, imitée, des détours et des entrelacements du labyrinthe Krêtois. Il avait été convenu avec son père Ægeus que, s’il réussissait dans son entreprise contre le Minôtaure, à son retour il hisserait des voiles blanches, au lieu des noires que le navire portait habituellement quand il servait à cette triste ambassade. Mais Thêseus oublia de changer les voiles ; aussi Ægeus, voyant revenir le vaisseau dont l’appareil de deuil n’avait pas été changé, fut frappé de la douloureuse conviction que son fils avait péri et se précipita dans la mer. Le vaisseau qui faisait ce voyage fut conservé par les Athéniens avec une vigilante sollicitude ; il fut constamment réparé au moyen de nouveaux couples, jusqu’à l’époque de Dêmêtrius de Phalère : chaque année on l’envoyait d’Athènes à Dêlos pour y porter un sacrifice solennel et des députés nommés spécialement pour cette ambassade. Le prêtre d’Apollon couvrait de guirlandes la poupe du vaisseau avant qu’il quittât le port, et pendant le temps qui s’écoulait jusqu’à son retour, il était entendu que la cité s’abstenait de tout acte entraînant avec soi une souillure publique ; de sorte qu’il était illégal de mettre à mort quelque personne que ce fit, eût-elle été formellement condamnée par le tribunal. Cette circonstance accidentelle devient particulièrement mémorable, pour avoir reculé de trente jours la mort du regrettable Socrate[8].

La légende concernant Thêseus, et l’héroïque délivrance des sept jeunes garçons et des sept jeunes filles de, familles nobles sauvés de la gueule du Minôtaure étaient donc à la fois solennellement rappelés et attestés au public d’Athènes par la sainte cérémonie annuelle et par l’identité incontestée du vaisseau employé dans l’expédition. Il y avait, il est vrai, bien des différences dans la manière de raconter cet incident ; et quelques-uns des logographes athéniens essayèrent de s’expliquer la fable d’une manière naturelle en faisant du Minôtaure un général ou un puissant athlète, nommé Tauros, que Thêseus vainquit en Krête[9]. Mais cette version défigurée ne l’emporta jamais sur l’antique caractère, produit de l’imagination, que présentait le conte tel qu’il était conservé par les poètes. Un grand nombre d’autres cérémonies et coutumes religieuses, ainsi que plusieurs chapelles ou enceintes sacrées élevées en l’honneur de différents héros, se rattachaient à différents actes et à des règlements spéciaux de Thêseus. Pour tout Athénien qui prenait part aux fêtes des Oschophoria, des Pyanepsia ou des Kybernêsia, le nom de ce grand héros était familier ; tandis que les raisons de lui offrir un culte solennel à sa fête spéciale, les Thêseia, devinrent manifestes et puissantes.

Les mêmes légendes athéniennes qui rehaussaient et embellissaient le caractère de Thêseus, peignaient sous des couleurs repoussantes les attributs de Minôs ; et les traits du vieux compagnon homérique de Zeus disparurent ensevelis sous ceux du conquérant et de l’oppresseur d’Athènes. Son histoire, comme celle des autres personnages légendaires de la Grèce, consiste presque entièrement en une suite dé romans et de tragédies de famille. Son fils Katreus, père d’Aêropê, épouse d’Atreus, fut informé par un oracle qu’il périrait de la main de l’un de ses propres enfants : en conséquence, il les fit partir de l’île, et Althæmenês, son fils, s’établit à Rhodes. Katreus, devenu vieux, et s’imaginant qu’il avait dépassé par sa longue carrière le terme fatal annoncé par l’oracle, se rendit à Rhodes pour voir Althæmenês. Une dispute s’étant élevée accidentellement entre les gens de sa suite et les insulaires, Althæmenês s’en mêla par mégarde, et tua son père sans le connaître. Glaukos, le plus jeune fils de Minôs, poursuivant une souris, tomba clans un réservoir de miel et se noya. Personne ne savait ce qu’il était devenu, et son père était inconsolable ; à la fin l’Argien Polyeidos, prophète merveilleusement doué par les dieux, découvrit l’enfant et le rendit à la vie, à la joie extrême de Minôs[10]. Celui-ci finit par trouver la mort dans une tentative empressée qu’il fit pour saisir Dædalos et le punir. Ce grand artiste, le héros éponyme de la famille ou dême attique du nom de Dædalidæ, et descendant d’Erechtheus par Mêtion, avait été jugé par le tribunal de l’Aréopage et banni pour avoir tué son neveu Talos, dont l’habileté croissant rapidement excitait son envie[11]. Il se réfugia en Krête où il gagna la confiance de Minôs, et fut chargé (comme on l’a déjà dit) de construire le labyrinthe ; dans la suite cependant il encourut le déplaisir de Minôs, et fut confiné comme prisonnier au secret dans les inextricables détours de son propre édifice. Toutefois, son habileté et son industrie sans égales ne lui firent pas défaut. Il fabriqua pour lui et pour son fils Ikaros des ailes à l’aide desquelles ils s’envolèrent au-dessus de la mer. Le père arriva sain et sauf en Sicile à Kamikos, résidence du roi Sikanien Kokalos ; mais le fils, dédaignant l’exemple et le conseil de son père, vola si haut que ses ailes fondirent par l’action du soleil, et il tomba dans la mer qui d’après son nom fut appelée mer Ikarienne[12].

Dædalos resta quelque temps en Sicile, laissant dans différents endroits, de l’île un grand nombre de preuves prodigieuses de son habileté dans la mécanique et l’architecture[13]. A la fin Minôs, décidé à se remettre en possession de sa personne, entreprit une expédition contre Kokalos avec une flotte et une armée nombreuses. Kokalos affecta de montrer de l’empressement à rendre le fugitif, et reçut Minôs avec une amitié apparente ; mais il ordonna qu’un bain fût préparé pour lui par ses trois filles, qui, désirant vivement sauver Dædalos à tout prix, noyèrent le roi krêtois dans le bain avec de l’eau chaude[14]. Un grand nombre des Krêtois qui l’avaient accompagné restèrent en Sicile et fondèrent la ville de Minoa, qu’ils appelèrent ainsi d’après son nom. Mais, peu de temps après, Zeus excita tous les habitants de la Krête (à l’exception des villes de Polichnê et de Præsos) à entreprendre d’un commun accord une expédition contre Kamikos, dans le but de venger la mort de Minôs. Ils assiégèrent Kamikos en vain pendant cinq ans, jusqu’à ce qu’enfin la famine les contraignit à s’en retourner. Dans leur navigation le long de la côte d’Italie, dans le golfe de Tarente, une tempête terrible détruisit leur flotte et les obligea de s’établir dans le pays d’une manière permanente : ils fondèrent Hyria ainsi que d’autres cités et devinrent les Iapygiens Messapiens. D’autres colons, grecs pour la plupart, immigrèrent en Krête et se, fixèrent dans les lieux que ce mouvement avait laissés vacants. Dans la seconde génération qui suivit Minôs, eut lieu la guerre de Troie. Minôs, quoique mort, fut excessivement blessé de ce que les Krêtois avaient concouru à venger l’injure faite à Menelaos, vu que les Grecs en général n’avaient pas aidé les Krêtois dans leur expédition contre la ville de Kamikos. Il frappa la Krête, après qu’Idomeneus fut revenu de Troie, d’une famine et d’une peste si terribles, que la population mourut de nouveau ou s’expatria, et fut remplacée par de nouvelles immigrations.

Les maux intolérables[15] suscités ainsi aux Krêtois par la colère de Minôs pour avoir coopéré à l’expédition générale de la Grèce en faveur de Menelaos furent allégués par eux aux Grecs pour expliquer pourquoi ils ne pouvaient prendre part à la résistance organisée contre l’invasion de Xerxès ; et on prétend même que ce fut l’oracle de Delphes qui leur conseilla d’adopter cette raison pour excuse et les y encouragea[16].

Tel est le Minôs des poètes et des logographes, avec ses attributs légendaires et romanesques : le compagnon. habituel du grand Zeus, — le juge des morts dans l’empire d’Hadès, -l’époux de Pasiphaé, fille du dieu Hélios, — le père de la déesse Ariadnê, ainsi que d’Androgeos, qui périt et est adoré à Athènes[17], et de l’enfant Glaukos, qui est miraculeusement rendu à la vie par un prophète, — le personnage aimé par Skylla, et qui poursuit de son amour la nymphe ou déesse Britomartis[18], — le possesseur du Labyrinthe et du Minôtaure, qui lève sur Athènes un tribut périodique de jeunes garçons et de jeunes filles pour nourrir ce monstre, — enfin, celui qui poursuit l’artiste Dædalos réfugié à Kamikos, et périt dans un bain victime des dispositions hostiles des trois filles de Kokalos. Le Minôs de Thucydide et d’Aristote n’a presque que le nom de commun avec ce portrait si fortement marqué. Il est le premier qui acquiert la thalassocratie, ou empire sur la mer Ægée : il chasse les Kariens habitant les Cyclades, et y envoie de nouveaux colons sous ses propres fils ; il réprime la piraterie, pour pouvoir recevoir sors tribut régulièrement ; enfin il tente de conquérir la Sicile, mais il échoue clans sols entreprise et périt[19]. Ici nous avons des conjectures, tirées de l’analogie entre le pouvoir de Minôs et l’empire maritime d’Athènes clans les temps historiques, mises à la place des incidents de la fable et attachées au nom de Minôs.

Dans la fable, c’est un tribut de sept jeunes garçons et de sept jeunes filles qui lui est payé périodiquement par les Athéniens ; dans le récit présenté avec les couleurs historiques, ce caractère de receveur de tribut est conservé, mais le tribut est de l’argent perçu dans des îles dépendantes[20] ; et Aristote nous montre combien la Krête est convenablement située pour exercer l’empire sur la mer Ægée. L’expédition contre Kamikos, au lieu d’être entreprise dans le but de reprendre le fugitif Dædalos, est une tentative faite par le grand thalassocrate pour conquérir la Sicile. Hérodote nous présente en général le caractère de Minôs sous le même aspect, il le montre comme un roi puissant sur mer ; mais quand il parle de l’expédition contre Kamikos, il mentionne Dædalos comme l’objet même de l’entreprise[21]. Éphore, en décrivant Minôs comme un législateur puissant et énergique, imposant ses lois sous la sanction de Zeus, le représentait comme l’imitateur d’un législateur plus ancien nommé Rhadamanthe, et aussi comme un immigrant venu en Krête du mont Ida Æolien, avec les prêtres ou compagnons sacrés de Zeus appelés les Dactyles Idæens. Aristote l’indique aussi comme l’auteur des Syssitia, ou repas publics communs en Krête comme à Sparte, — autres explications qui s’éloignent de l’esprit des anciennes fables dans une direction nouvelle[22].

Les attributs contradictoires prêtés à Mines, en même temps que les perplexités qu’éprouvaient ceux qui désiraient introduire clans ces événements légendaires un arrangement chronologique régulier, ont amené et dans les temps anciens et dans les temps modernes à supposer l’existence de deux rois nommés Minôs, l’un petit-fils de l’autre, — Minôs I, le fils de Zeus, législateur et juge, — Minôs II, le thalassocrate, — conjecture gratuite qui, sans résoudre le problème proposé, ne fait qu’augmenter le nombre de ces mille expédients employés pour donner au fond disparate de la légende l’apparence de l’histoire. Les Krêtois furent à toutes les époques, depuis le temps d’Homère, des marins habiles et exercés. Mais ont-ils jamais été réunis sous un seul gouvernement ou ont-ils jamais régné en maîtres sur la mer Ægée, c’est là un fait que nous ne sommes en état ni d’affirmer ni de nier. L’Odyssée, en tant qu’elle justifie une conclusion quelconque, s’oppose à une telle supposition, puisqu’elle reconnaît une grande diversité et d’habitants et de langues dans l’île, et désigne Mincis comme roi spécialement de Knôssos : elle réfute d’une manière encore plus positive l’idée que Mines réprima la piraterie que les Krêtois homériques, aussi bien que d’autres, continuent à exercer sans scrupule.

Lien qu’Hérodote, dans quelques endroits, parle de Mines comme d’un personnage du ressort de l’histoire, cependant dans un passage il le sépare formellement de la race humaine. Le tyran de Samos Polykratês (nous dit-il) fut le premier qui songea à acquérir l’empire maritime, excepté Minôs de Knôssos, et d’autres avant lui (s’il y en a jamais eu) qui peuvent avoir régné sur la mer ; mais Polykratês est le premier de ce qui est appelé la race humaine qui aspira avec de grandes chances de succès à gouverner l’Ionie et les îles de la mer Ægée[23]. Ici il est évidemment donné à entendre que Minôs n’appartenait pas à la race humaine, et le conte rapporté par l’historien au sujet des terribles calamités dont Minôs après sa mort frappa la Krête dans sa colère confirme cette impression. Le roi de Knôssos est un dieu ou un héros, mais non un homme ; il appartient à la légende, non à l’histoire. Il est le fils ainsi que le compagnon habituel de Zeus ; il épouse la fille de Hêlios, et Ariadnê est comptée dans sa progéniture. C’est à ce personnage surhumain qu’on attribue les institutions les plus anciennes et les plus révérées de l’île, institutions religieuses et politiques, ainsi qu’une période de domination antéhistorique supposée. Qu’il y ait beaucoup des idées et des coutumes religieuses des Krêtois incorporées dans les fables touchant Minôs, c’est ce dont on peut à peine douter : il n’est pas non plus improbable que le conte des jeunes garçons et des jeunes filles envoyés d’Athènes ait pour fondement quelque sacrifice expiatoire offert à une divinité krêtoise. Le culte orgiastique de Zeus, célébré par les prêtres armés avec des mouvements passionnés et un violent délire, était d’ancienne date dans l’île, ainsi que le lien qui le rattachait au culte d’Apollon et à Delphes et à Dêlos. Analyser les fables et en tirer quelques faits particuliers dignes de foi me paraît être une tentative stérile. Les souvenirs religieux, l’invention romanesque et les faits positifs, s’il s en avait, doivent pour toujours rester amalgamés d’une manière indissoluble, tels que le poète Ies confondait primitivement, pour l’amusement ou l’édification de ses auditeurs. Hoeckh, dans son instructif et savant recueil de faits touchant l’ancienne Krête, explique la généalogie mythique de Minôs de manière a montrer une combinaison du culte orgiastique de Zeus, indigène parmi les Eteokrêtes, avec le culte de la lune importé de Phénicie, et représenté par les noms Europê, Pasiphaé et Ariadnê[24]. Ceci est spécieux comme conjecture ; mais je ne me hasarde pas ît en parler dans des termes montrant une confiance plus grande.

Ce culte religieux et ces contes légendaires, lien qui unissait la Krête et diverses parties de l’Asie Mineure, — la Troade, la côte de Milêtos et de Lykia, particulièrement le mont Ida en Krête et le mont Ida en Æôlis, — semblent permettre de supposer avec raison une parenté ou relation ethnographique entre les habitants, antérieure a la période de l’occupation hellénique. Les récits d’un établissement krêtois à Minoa et à Engyiôn sur la côte sud-ouest de la Sicile, et en Iapygie sur le golfe de Tarente, nous conduisent à une présomption semblable, bien que le manque de preuves nous interdise de la poursuivre plus loin. Du temps d’Hérodote, les Eteokrêtes, ou habitants Primitifs de l’île, étaient confinés à Polichnê et à Præsos ; mais à une époque antérieure, avant les empiétements des Hellènes, ils avaient occupé la plus grande partie, sinon toute l’étendue de l’île. Minôs dans l’origine était leur héros ; dans la suite il fut adopté par les Hellênes immigrants, — du moins Hérodote le considère comme barbare, et non comme hellénique[25].

 

 

 



[1] Europê était adorée dans l’île de Krête avec une solennité toute particulière (V. Dictys Cretensis, de Bello Trojano, I, c. 2).

On montrait encore, au temps de Théophraste, le vénérable platane sous lequel s’étaient reposés Zeus et Europê, tout près d’une fontaine, à Gortyne en Krête ; on disait que c’était le seul platane dans le voisinage qui ne se dépouillât jamais de ses feuilles (Théophraste, Hist. Plant., I, 9).

[2] Homère, Iliade, XIII, 249, 459 ; XIV, 321, Odyssée, XI, 322-568 ; XIX, 179 ; IV, 564 ; VII, 321.

Le Minôs homérique dans les Enfers n’est pas juge de la vie antérieure des morts ; il n’est pas chargé de décider s’ils méritent récompense ou punition pour leur conduite sur la terre ; de telles fonctions ne lui sont pas attribuées avant l’époque de Platon. Il administre la justice parmi les morts, que l’on considère comme une sorte de société à laquelle un juge est nécessaire pour la présider : θεμιστεύοσντα νεxύεσσι, se rapportant à Minôs, est dit tout à fait comme (Odyssée, XI, 484) νΰν δ̕ αΰτε μέγα xρατέεις νεxύεσσι se rapportant à Achille. V. ce point démontré en partie dans l’Excursus XI de Heyne, au sujet du sixième livre de l’Énéide de Virgile.

[3] Apollodore, III, 1, 2. Cette circonstance est évidemment imaginée par les logographes pour rendre compte de la présence de Sarpêdôn à la guerre de Troie, combattant contre Idomeneus, le petit-fils de Minôs. Nisos est l’éponyme de Nisœa, port de la ville de Megara : on montrait sa tombe à Athènes (Pausanias, I, 19, 5). Minôs est l’éponyme de l’île de Minoa (vis-à-vis du port de Nisæa), où l’on affirmait que stationnait la flotte de Minôs (Pausanias, I, 44, 5).

[4] Apollodore, III, 1, 2.

[5] Apollodore, III, 15, 8. V. le Ciris de Virgile, poème de jeune homme sur le sujet de cette fable ; et Hygin, f. 198 ; Schol. Euripide, Hippol., 1200. Properce (III, 19, 21) donne les traits de l’histoire avec une fidélité passable ; Ovide prend avec elle des libertés considérables (Métamorphoses, VIII, 5-150).

[6] Apollodore, III, 15, 8.

[7] V. sur le sujet de Thêseus et du Minôtaure, Eckermann, Lehrbuch der Religions Geschichte und Mythologie, vol. II, ch. 13, p. 133. Il soutient que le tribut de ces victimes humaines payé par Athènes à Minôs est un fait historique. Sur quoi repose cette opinion, c’est ce que je confesse ne point voir.

[8] Platon, Phœdon., c. 2, 3 ; Xénophon, Memor., IV, 8, 2. Platon mentionnait spécialement τούς δίς έπτα έxείνους, les sept jeunes garçons et les sept jeunes filles que Thêseus transporta en Krête et ramena sains et saufs : ce nombre semble être dans la légende un trait ancien et constant, conservé par Sappho et par Bacchylide aussi bien que par Euripide (Herc. Fur., 1318). V. Servius ad Virgile, Énéide, VI, 21.

[9] Pour le récit en général et ses différences, v. Plutarque, Thêseus, c. 15-19 ; Diodore, IV, 60-62 ; Pausanias, I, 17, 3 ; Ovide, Epist. Ariadn. Thês., 104. Dans cette autre partie de l’ouvrage de Diodore qui a trait plus spécialement à la Krête et est empruntée de logographes et d’historiens Krêtois (V, 64-80), il ne mentionne absolument rien touchant la guerre de Minôs avec Athènes.

Dans le drame d’Euripide appelé Thêseus était introduite la véritable histoire des jeunes gens et des jeunes filles près d’être offerts comme nourriture au Minôtaure (Schol. Aristophane, Vesp., 312).

Ariadnê figure dans l’Odyssée avec Thêseus ; elle est fille de Minôs, elle est emmenée de Krête par Thêseus, et tuée par Artemis pendant le retour ; il n’est fait allusion ni au Minôtaure, ni au tribut, ni au dévouement de Thêseus (Odyssée, XI, 32-1). C’est probablement la forme la plus ancienne et la plus simple l’une des nombreuses (Cf. Théognis, 1232) aventures amoureuses de Thêseus ; le reste est ajouté par des poètes postérieurs à Homère.

Le respect d’Aristote pour Minas l’amène à adopter l’hypothèse que les jeunes Athéniens et les jeunes Athéniennes ne recevaient pas la mort en Krête, mais vieillissaient dans la servitude (Aristote, Fragm. Βοττιαίων Πολιτεία, p. 106, éd. Neumann, des fragments du traité Περί Πολιτειών, Plutarque, Quæst. Græc., p. 298).

[10] Apollodore, III, cap. 2-3.

[11] Phérécyde, Fragm. 105, Hellanicus, fr. 82 (Didot) ; Pausanias, VII, 4, 5.

[12] Diodore, IV, 79 ; Ovide, Métamorphoses, VIII, 181. Éphore ainsi que Philiste mentionnait l’arrivée de Dædalos auprès de Kokalos en Sicile (Éphore, Fragm. 99 ; Philiste, Fragm. 1, Didot) : probablement Anthiochus en parlait aussi (Diodore, XII, 71). Kokalos était le point de départ des historiens siciliens.

[13] Diodore, IV, 80.

[14] Pausanias, VII, 415 ; Schol. Pindare, Nem. IV, 95 ; Hygin, fab. 44 ; Conon, Narr., 25, Ovide, Ibis, 291.

Vel tua maturet, sicut Minoia fata,

Per caput infusoe fervidus humor aquæ.

Cette histoire formait le sujet du drame aujourd’hui perdu de Sophocle, Καμίxιοι ou Μίνως ; elle était aussi racontée par Callimaque, έν Αίτίοις, ainsi que par Philostephanos (Schol. Iliade, II, 145).

[15] Ce récit curieux et très caractéristique est rapporté par Hérodote, VII, 169-171.

[16] Hérodote, VII, 169. La réponse attribuée à l’oracle de Delphes, à propos de la question posée par les envoyés krêtois, à savoir s’il vaudrait mieux pour eus ou non aider les Grecs contre Xerxès, est fort expressive et très poétique.

Si une telle réponse a jamais été rendue, elle n’a pu l’être, à mon avis, que par quelque oracle de la Krête elle-même, et non par Delphes. L’oracle de Delphes ne pouvait jamais avoir oublié les obligations qui le liaient à la cause générale des Grecs, à ce moment critique, dont en outre dépendait la sûreté de tous les trésors, au point de détourner les Krêtois de prêter leur concours.

[17] Hésiode, Théogonie, 949 ; Pausanias, I, 1, 4.

[18] Callimaque, Hymn. ad Dian., 189. Strabon (X, p. 476) insiste aussi sur l’étrange contradiction des légendes concernant Minôs : j’admets avec Hoeckh (Kreta, II, p. 93) que δασμόλογος dans ce passage a trait au tribut exigé d’Athènes pour le Minôtaure.

[19] Thucydide, I, 4. V. aussi c. 8.

Aristote, Polit., II, 7, 2. Éphore (ap. Scymn., Chi., 542) répétait le même récit : il mentionnait aussi le roi indigène Krês.

[20] Il est curieux qu’Hérodote nie expressément ce fait, et dans des termes qui prouvent qu’il avait fait des recherches spéciales sur ce point : il dit que les Kariens ou Lélèges dans les îles (qui furent, selon Thucydide, chassés par Minôs) ne payaient pas de tribut à celui-ci, mais fournissaient d’hommes sa marine, i. e., étaient vis-à-vis de Minôs à peu près dans le même rapport que Chios et Lesbos vis-à-vis d’Athènes (Hérodote, I, 171). On peut reconnaître ici l’influence de ces discussions qui devaient avoir dominé à cette époque au sujet de l’empire maritime d’Athènes.

[21] Hérodote, VII, 170.

[22] Aristote, Polit., II, 7, 1 ; VII, 9, 2. Éphore, Fragm., 63, 64, 65. Il a mis tout à fait de côté la généalogie homérique de Minôs, qui le dit frère de Rhadamanthe et né en Krête.

Strabon, en signalant les nombreuses contradictions touchant Minos, fait remarquer : Έστι δέ xαί άλλος λόγος ούχ όμολογούμενος, τών μέν ξένον τής νήσου τόν Μίνω λεγόντων, τών δέ έπιχώριον. Parmi les premiers, il comprend sans doute Éphore, bien qu’il ne l’ait pas désigné ici spécialement (X, p. 477).

[23] Hérodote, III, 122.

L’expression correspond exactement à celle de Pausanias, IX, 5, 1, έπί τών xαλουμένων Ήρώων, pour l’époque précédant la άνθρωπηίη γεγέή ; et VIII, 2, 1, ές τά άνωτέρω τοϋ άνθρώπων γένους.

[24] Hoeckh, Kreta, vol. II, p. 56-67. K. O. Müller aussi (Dorier, II, 2, 14) donne une interprétation religieuse à ces légendes krêto-attiques, mais il les explique d’une manière qui diffère complètement de celle de Hoeckh.

[25] Hérodote, I, 173.