HISTOIRE DE LA GRÈCE

PREMIER VOLUME

CHAPITRE III — LÉGENDE DES IAPÉTIDES

 

 

Les fils de Iapetos le dieu Titan, tels que les dépeint la théogonie hésiodique, sont Atlas, Menœtios, Promêtheus et Epimêtheus[1]. Atlas est le seul d’entre eux qui soit mentionné par Homère dans l’Odyssée, et même lui lie, l’est pas comme le fils de Iapetos : ce dernier lui-même est cité dans l’Iliade comme existant dans le Tartare à côté de Kronos. L’Atlas homérique connaît les profondeurs de toute la mer, et garde seul ces hautes colonnes qui tiennent le ciel séparé de la terre[2].

Comme la théogonie homérique se montre en général plus développée dans Hésiode, il en est de même pour la famille de Iapetos, avec ses aventures variées. Ici Atlas est décrit, lion comme le gardien des colonnes s’élevant entre le ciel et la terre, mais comme condamné lui-même par Zeus à supporter le ciel sur sa tête et sur ses mains[3] ; tandis que le farouche Menœtios est précipité dans l’Erèbe, punition de son insolence indomptable. Mais les deux frères qui restent, Promêtheus et Epimêtheus sont au nombre des créations les plus intéressantes de la légende grecque, et se distinguent sous plus d’un rapport de toutes les autres.

D’abord la principale bataille entre Zeus et les dieux Titans est purement et simplement une lutte de force ; — des montagnes sont jetées, le tonnerre est lancé, et la victoire reste au plus fort. Mais la rivalité entre Zeus et Promêtheus est une lutte d’artifice et de stratagèmes : la victoire demeure en réalité au premier, mais les honneurs du combat appartiennent au dernier. En second lieu, Promêtheus et Epimêtheus (celui qui pense avant et celui qui pense après)[4] sont des caractères frappés au même coin et par le même effort, formant entre eux une opposition et un contraste marqués. En troisième lieu, les hommes sont présentés ici expressément, non pas, à vrai dire, comme prenant une part active dans la lutte, mais comme les sujets principaux intéressés au résultat, qui sera pour eux un avantage ou un malheur. Promêtheus paraît avec le noble caractère de champion de la race humaine, même contre la formidable supériorité de Zeus.

Dans la légende primitive ou hésiodique, Promêtheus n’est pas le créateur de l’homme, il ne le pétrit pas ; ce ne sont que les additions postérieures qui lui donnent ce caractère[5]. On suppose que la race existe, et Promêtheus, membre du corps des dieux Titans dépossédés, s’avance comme son représentant et son défenseur. Le marché avantageux qu’il fit avec Zeus dans son intérêt, au sujet du partage des animaux du sacrifice, a été raconté dans un des chapitres précédents. Zeus s’aperçut qu’il avait été dupé, et fut extrêmement irrité. Dans son déplaisir il refusa à l’humanité l’inestimable bienfait du feu, de sorte que la race aurait péri, si Promêtheus ne l’avait dérobé, en dépit du maître suprême, pour l’apporter aux hommes, dans la tige creuse de la plante appelée férule[6].

Zeus, alors doublement indigné, se décida à employer un stratagème encore plus funeste. Sur son ordre, Hêphœstos moula la forme d’une belle -vierge ; Athênê l’habilla, Aphroditê et les Charites répandirent sur elle la beauté et la grâce fascinante, tandis que Hermês plaça en elle l’esprit d’un chien, une disposition à tromper et un langage perfide[7]. Le messager des dieux amena ce fléau séduisant, à l’humanité, dans un moment où Promêtheus n’était pas là. Or, Epimêtheus avait reçu de son frère l’ordre péremptoire de n’accepter des mains de Zeus aucun présent quel qu’il fût ; mais il était impossible de résister à la beauté de Pandôra (tel était le nom de la femme nouvellement formée). Elle fut reçue et admise parmi les hommes, et à partir de ce moment leur bien-être et leur tranquillité furent changés en souffrances de toute sorte[8]. Les maux auxquels les hommes sont sujets avaient été auparavant enfermés dans un tonneau sous leur propre garde : Pandôra, dans sa malignité, ôta le couvercle du tonneau, et il en sortit ces mille maux et ces mille calamités, devant exercer à jamais leur force destructive. L’espérance seule resta emprisonnée, et dès lors sans avoir de pouvoir, comme auparavant, le couvercle inviolable ayant été replacé avant qu’elle pût s’échapper. Avant cet incident (dit la légende), les hommes avaient vécu sans maladie ni souffrances ; mais alors la terre et la mer furent remplies de maux. Des maladies de toute sorte se répandent partout, le jour aussi bien que la nuit[9], sans aucun espoir pour l’homme de soulagement à venir.

La théogonie donne la légende racontée ici avec quelques changements ; elle omet complètement le rôle d’Epimêtheus, aussi bien que le tonneau rempli de maux. Pandôra est la perte de l’homme simplement comme mère du sexe féminin qu’elle représente[10]. Et ainsi les changements dans le récit ont leur utilité, en ce qu’ils nous permettent de distinguer les circonstances essentielles des circonstances accessoires de l’histoire.

Ainsi (dit le poète, à la fin de son récit), il n’est pas possible d’échapper aux desseins de Zeus[11]. Son mythe, rattachant la condition malheureuse de l’homme a la malveillance du dieu suprême, montre d’abord la cause d’où naquit un tel sentiment d’inimitié, puis le moyen qui servit a en amener les mortelles conséquences. La race humaine n’a pas en effet été créée par Promêtheus, elle n’est que son troupeau qu’il protège, lui, un des plus anciens Titans ou dieux dépossédés. Quand Zeus acquiert la suprématie, les hommes ainsi que le reste deviennent ses sujets, et il leur reste à faire le meilleur marché qu’ils peuvent, au sujet du culte et du service qu’ils lui doivent. Par le stratagème de Promêtheus leur avocat, Zeus est amené par ruse à accepter un partage des victimes éminemment contraire à ses intérêts, et la colère qu’il en ressent est si grande, qu’il tente de soustraire à l’homme l’usage du feu. Ici toutefois son dessein échoue, grâce au larcin de Promêtheus ; mais la seconde tentative est plus heureuse, et à son tour il trompe l’inconsidéré Epimêtheus, en lui faisant accepter (malgré la défense expresse de Promêtheus) un présent qui ruine tout le bonheur de l’homme. Cette légende a sa source dans deux sentiments : elle a trait en partie aux relations des dieux avec l’homme, en partie aux rapports du sexe féminin avec le sexe masculin. Les dieux actuels sont mal disposés envers l’homme, mais les anciens dieux, auxquels le sort de l’homme se rattachait dans l’origine, étaient beaucoup plus bienveillants, et le plus capable d’entre eux se présente comme le protecteur infatigable du genre humain. Néanmoins, l’excès seul de son habileté prouve la ruine définitive de la cause qu’il épouse. Par une fourberie, il prive Zeus d’une belle part de la victime du sacrifice, et provoque ainsi à la fois et justifie une représaille qu’il ne peut pas toujours être à même de détourner : la chose fut consommée en son absence, au moyen d’un piège tendu à Epimêtheus et accepté volontairement par lui. Et ainsi, quoique Hésiode attribue la condition malheureuse de l’homme à la malveillance de Zeus, sa piété lui inspire deux excuses propres à disculper ce dernier : c’est l’humanité qui a été la première à priver Zeus de sa portion légitime du sacrifice, et de plus, elle a été partie consentante dans sa propre ruine. Ces sentiments, quant aux relations entre les dieux et l’homme, ont été un des éléments qui ont contribué à la naissance de cette légende. L’autre élément, c’est la conviction des grands malheurs causés à l’homme par les femmes, dont cependant il ne peut se passer, et cette idée est souvent et énergiquement exprimée par plusieurs poètes grecs — par Simonide d’Amorgos et Phocylide, non moins que par Euripide.

Mais les maux résultant de la femme, quelque grands qu’ils pussent être, n’atteignirent pas Promêtheus lui-même. Pour lui, le téméraire champion qui avait osé rivaliser de sagacité[12] avec Zeus, un châtiment différent lui était réservé. Attaché par de lourdes chaînes à une colonne, il resta étroitement emprisonné pendant plusieurs générations : chaque jour un aigle venait lui ronger le foie, et chaque nuit le foie renaissait pour le supplice du lendemain. Enfin Zeus, jaloux d’augmenter la gloire de son fils favori, Hêraklês, lui permit de tuer l’aigle et de délivrer le captif[13].

Tel est le mythe de Promêtheus tel qu’il se trouve dans les poèmes hésiodiques ; c’est sa forme la plus ancienne, aussi loin que nous pouvons en suivre la trace. Il servit de fondement à la sublime tragédie d’Eschyle, Promêtheus enchaîné, en même temps au moins qu’à une autre tragédie, aujourd’hui perdue, du même auteur[14]. Eschyle a fait plusieurs altérations importantes ; il dépeint la race humaine, non pas comme ayant jadis goûté un état de tranquillité et de jouissance et l’ayant postérieurement perdu, mais comme étant dans l’origine faible et misérable. Il supprime à la fois le premier tour joué par Promêtheus à Zeus au sujet du partage de la victime, et la formation ainsi que l’envoi en dernier lieu de Pandôra, faits qui sont les deux parties les plus saillantes du récit hésiodique ; tandis que d’autre part il met en relief le vol du feu[15] et insiste sur cette circonstance, qui n’est que légèrement touchée dans Hésiode. S’il a ainsi abandonné l’antique simplicité de l’histoire, il a plus que compensé ce qu’il lui ôte, en lui donnant une grandeur d’idéal, une vaste portée de pensée combinée avec des appels à notre sympathie et à notre admiration les plus sérieuses, et une fécondité d’inspiration au sujet des relations entre les dieux et l’homme, qui planent bien au-dessus du niveau hésiodique, et font de sa tragédie la plus touchante, bien qu’elle ne soit pas la plus artistement composée, de toutes les productions dramatiques grecques. Promêtheus paraît non seulement comme l’héroïque champion de la race humaine dont il défend la cause, conduite dont il est victime, mais encore comme l’habile maître enseignant tous les arts, toutes les ressources, tous les embellissements de la vie, et le feu n’en est qu’une partie[16]. Tout cela se fait coutre la volonté et en dépit du dessein de Zeus qui, en acquérant l’empire, désirait détruire la race humaine et produire quelque nouvelle espèce[17]. De plus, Eschyle ajoute de nouvelles relations entre Promêtheus et Zeus. Au début de la lutte entre Zeus et les dieux Titans, Promêtheus a tenté en vain de les persuader de la conduire avec prudence ; mais quand il s’aperçut qu’ils refusaient obstinément tout sage conseil, et que leur ruine était inévitable, il abandonna leur cause pour se joindre à Zeus. C’est a lui et à ses conseils que Zeus dut la victoire ; toutefois ce qui dès lors prouve l’ingratitude et la tyrannie horribles de ce dernier, c’est qu’il le cloua sur un rocher, pour le seul crime d’avoir déjoué son projet de détruire la race humaine, et d’avoir fourni aux hommes le moyen de vivre avec un bien-être assez grand[18]. Le nouveau maître Zeus, insolent dans sa victoire sur les anciens dieux, foule aux pieds tout droit, oublie toute sympathie, toute obligation, aussi bien à l’égard des dieux qu’à l’égard de l’homme. Cependant, Promêtheus à l’esprit prophétique, au milieu de ses cruelles souffrances, est consolé parce qu’il sait d’avance qu’un temps viendra où Zeus doit l’envoyer chercher, le délivrer et invoquer son aide, comme le seul moyen de détourner de sa propre personne des dangers qui, autrement, seraient insurmontables. La sécurité des hommes et leurs moyens de durée ont été alors placés hors de la portée de Zeus, que Promêtheus défie fièrement, se glorifiant du noble rôle de champion qu’il a rempli avec tant de succès[19], malgré le prix terrible dont il est condamné à le payer.

De même que le Promêtheus d’Eschyle, bien que conservant leurs anciens traits, a acquis une nouvelle couleur, un esprit et un caractère nouveaux, de même il a été identifié avec une localité spéciale. Dans Hésiode il n’y a aucune indication de l’endroit où il est emprisonné, mais Eschyle le place en Scythie[20], et la croyance générale des Grecs supposait que c’était sur le mont Caucase. Cette croyance dura d’une manière si prolongée et si constante, que le général romain Pompée, quand il commandait une armée en Kolchis, fit avec son compagnon Théophanês, Grec lettré, une marche spéciale pour visiter l’endroit du Caucase où Promêtheus avait été cloué[21].

 

 

 



[1] Hésiode, Théog., 510.

[2] Homère, Odyssée, I, 120.

[3] Hésiode, Théog., 516. Hésiode s’étend bien au delà de la simplicité de la conception homérique.

[4] Pindare étend la famille d’Epimêtheus et lui donne une fille Πρόφασις (Pyth., v. 25), Excuse, rejeton de Réflexion tardive.

[5] Apollodore, I, 7, 1. Il ne l’est pas non plus dans Eschyle ni dans la fable platonicienne (Protag., c. 30), bien que cette version soit devenue à la fin la plus populaire. Quelques morceaux d’argile durcis, restes de ce qui avait été employé par Promêtheus pour pétrir l’homme, furent montrés à Pausanias à Panopeus en Phokis (Pausanias, X, 4, 3).

La première épigramme d’Erinna (Anthol., I, p. 58, éd. Brunck) semble faire allusion à Promêtheus comme s’il avait pétri l’homme. L’expression d’Aristophane (Aves, 689), — πλάσματα πηλοΰ, — n’a pas nécessairement trait à Promêtheus.

[6] Hésiode, Théog., 566 ; Opp. Di., 52.

[7] Théog., 580 ; Opp. Di., 50-85.

[8] Opp. Di., 81-90.

[9] Opp. Di., 93. Pandôra n’apporte pas avec elle le tonneau, comme la version communément donnée de cette histoire voudrait nous le faire supposer : le tonneau est hermétiquement fermé, sous la garde d’Epimêtheus, ou de l’homme lui-même, et Pandôra commet la fatale perfidie d’ôter le couvercle. Le cas est analogue à celui de l’outre fermée, remplie de vents contraires, qu’Éole remet entre les mains d’Odysseus, et que les criminels compagnons de ce denier ouvrent par force, ruinant ainsi entièrement ses espérances (Odyssée, X, 19-50). L’idée des deux tonneaux sur le seuil de Zeus, pleins, l’un de maux, l’autre de biens, tout prêts à être distribués, est homérique.

Plutarque assimile à ceci le πίθος ouvert par Pandôra (Consolat. ad Apollon., c. 7, p. 105). L’explication donnée ici du passage hésiodique, relativement à l’espérance, est tirée d’un excellent article du Wiener Jahrbücher, vol. CIX (1845), p. 220, par Ritter : Examen de la traduction du Promêtheus d’Eschyle par Schoemann. Les maladies et les maux sont sans action tant qu’ils restent enfermés dans le tonneau : la même influence malfaisante qui, en les en faisant sortir, leur permet de se livrer à leur oeuvre funeste, a soin de maintenir l’Espérance prisonnière et sans pouvoir dans l’intérieur.

[10] Théog., 590.

[11] Opp. Di., 105.

[12] Théog., 534.

[13] Théog., 521-532.

[14] De la tragédie appelée Προμηθεύς Λυόμενος, il reste cependant quelques fragments en petit nombre : Προμηθεύς Πύρφορος était un drame satyrique, selon Dindorf ; Welcker reconnaît une troisième tragédie, Προμηθεύς Πύρφορος, et un drame satyrique, Προμηθεύς Πυρxαεύς (Die Griechisch. Tragoedien, vol. I, p. 30). L’histoire de Promêtheus avait aussi été traitée par Sappho, dans un de ses chants perdus (Servius ad Virgil., Eclog., VI, 42).

[15] Apollodore aussi ne mentionne que le vol du feu (I, 7, 1).

[16] Eschyle, Prométhée, 412-505.

[17] Eschyle, Prométhée, 231.

[18] Eschyle, Prométhée, 198-222, 123.

[19] Eschyle, Prométhée, 169-770.

[20] Prométhée, 2. V. aussi les fragments du Promêtheus solutus, 177-179, éd. Dindorf, où le Caucase est spécialement nommé ; mais le v. 719 du Promêtheus vinctus semble impliquer que le mont Caucase est un endroit différent de celui auquel est enchaînée la victime.

[21] Appien, Bell. Mithridate, c. 103.