SINAÏ ET GOLGOTHA

 

CHAPITRE XI. — LE SECRET RÉVÉLÉ (30-60).

 

 

Le secret révélé. — Beau rêve. — Indiscrétion des disciples. — Questions éludées. — Voyage à Jérusalem. — Jésus dans la capitale. — Procès. — Genre de mort infligé à Jésus par le tribunal juif. Les premières sectes chrétiennes. — Conclusion.

 

Le mobile de toutes ses pensées, le secret renfermé dans son cœur, Jésus le révéla un jour à ses disciples les plus intimes. Il les conduisit dans une contrée éloignée, au pied de la montagne d'Hermon, dans le voisinage de Césarée de Philippe. C'est dans ce site sauvage qu'il voulait leur communiquer son secret. Mais il sut en quelque sorte se faire arracher par ses disciples cette pensée mystérieuse qui leur apprenait qu'il était lui-même le Messie attendu. Il leur demanda pour qui les hommes le prenaient. Les uns, lui répondirent-ils, disent que tu es Jean-Baptiste ; les autres, Élie ; d'autres encore, quelqu'un des prophètes. — Puis il leur demanda : Et vous-mêmes, qui dites-vous que je suis ? — Simon Pierre répondit : Tu es toi-même le Messie. — Jésus loua la pénétration de Pierre, avoua son caractère messianique, mais défendit à ses disciples de le divulguer. — Ce fut l'heure de la naissance du Christianisme, naissance enveloppée d'une obscurité mystérieuse[1]. Lorsque, quelques jours après, les disciples qui avaient le plus sa confiance, Simon Pierre et les fils de Zébédée, Jacques et Jean, lui adressèrent timidement l'observation que le Messie devait être précédé d'Élie, son précurseur, Jésus répondit qu'Élie était déjà venu, dans la personne du Baptiste, sans qu'on l'eût reconnu[2].

Jésus avait-il, dès son début, nourri cette pensée au fond de son âme, ou ne surgit-elle en lui que lorsque les succès toujours croissants de son enseignement lui firent entrevoir pour un temps prochain la possibilité de la réaliser ? — Voilà une énigme qui probablement ne sera jamais résolue.

Bien que Jésus s'avouât comme Messie dans le cercle intime de ses disciples, et qu'il se fit rendre hommage comme tel, il ne se donna jamais cependant lui-même le nom de Messie, il employa d'autres termes qui sans doute étaient usités dans la secte des Esséniens. Il se nomma Fils de l'homme (Bar Nash)[3] en faisant allusion à ce passage du livre de Daniel : Je vis comme un fils de l'homme qui venait dans les nuées des cieux, et qui s'avança jusqu'à l'ancien des jours. Ce passage, malgré le sens littéral, était appliqué alors, non pas à Israël, le peuple Messie, mais à un Messie personnel[4]. Jésus employa encore une autre locution pour exprimer sa qualité messianique ; il se servit du mot fatal de Fils de Dieu ; c'était sans doute également une allusion à un passage biblique. On lit, en effet, dans les psaumes (II, 7) : Dieu m'a dit : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. Ce verset semble avoir été appliqué aussi au Messie[5]. Ici s'élève une grave question : Jésus prenait-il cette expression seulement au figuré, ou dans son sens littéral ? — Il ne s'est jamais, que nous sachions, expliqué clairement à ce sujet, même lorsqu'il fut interrogé et condamné pour cette expression. Ses partisans eux-mêmes étaient en désaccord sur le sens de ce mot, et la diversité de l'interprétation les divisa en deux partis.

Jésus se servit encore de quelques autres dénominations, mais tout à fait innocentes, pour caractériser sa mission. Il se nomma, par exemple, pain du ciel (manne), pain de la vie. Il disait à ses partisans : Vous êtes le sel de la terre. — Toutes ces expressions étaient certes communes parmi les Esséniens.

Quant à la manière dont Jésus pensa accomplir les espérances messianiques, elle est à peine indiquée. Une chose pourtant est certaine : il songea seulement à Israël, qu'il croyait pouvoir délivrer tout à la fois de ses péchés et du joug pesant des Romains[6]. Il pensa, comme Messie, aussi peu au monde païen, qu'autrefois comme disciple de Jean-Baptiste. Il se représentait, sans doute, l'œuvre de la délivrance d'Israël de la même manière que les juifs pieux, et notamment les Esséniens : la nation juive, à force d'amour pour Dieu et les hommes, à force d'abnégation et de désintéressement, vouée volontairement à la pauvreté, s'élèverait à la pratique d'une vie supérieure ; et Dieu de son côté, qui attend le retour spontané de ses enfants, accomplirait alors par amour de son peuple tous les miracles promis, c'est-à-dire la délivrance de la domination étrangère, le retour des exilés, la splendeur davidique d'Israël — beau rêve qui, après dix-huit siècles, n'est pas encore réalisé, et qui forme aujourd'hui encore l'espérance, la conviction et la foi inébranlable de tout vrai israélite.

Nous avons dit que, lorsque Jésus se fit reconnaître par ses disciples comme Messie, il leur recommanda le secret vis-à-vis du public étranger. Était-ce par crainte de subir le sort infligé à. Jean-Baptiste par Hérode Antipas, sur le territoire duquel il vivait et enseignait, ou voulait-il réunir préalablement autour de lui un plus grand nombre de partisans, et se présenter alors d'une manière plus imposante comme Messie ? Peu importe ! Toujours est-il qu'il chercha à faire patienter ses disciples en disant que l'heure n'était pas encore venue, mais qu'il viendrait un temps, où ils pourraient dire hautement ce qu'il leur avait dit à l'oreille[7]. Vaines précautions ! Les disciples n'étaient pas discrets.

Aussitôt qu'il fût connu que Jésus ne préparait pas seulement le royaume du ciel, mais qu'il était lui-même le Messie annoncé, on attendit de sa part des signes et des preuves qu'il ne put fournir. Il essayait d'éluder les questions des importuns[8]. Mais comme beaucoup de ses partisans se scandalisaient de ses prétentions messianiques et ne voulaient plus suivre sa voie, il devait enfin, pour légitimer son titre, accomplir quelque acte éclatant. On attendait de lui, avant tout, qu'il se présentât comme Messie dans la capitale de la Judée, devant toute la nation réunie au temple pour la fête de Pâques. Ses propres frères l'avaient conjuré de se rendre en Judée, afin, disaient-ils, que ses disciples vissent enfin son œuvre ; car, ajoutaient-ils, personne ne fait rien en cachette quand il veut agir franchement, et puisque tu fais ces choses, montre-toi au monde ![9] Jésus ne pouvait plus se dérober à ces insistances ; il dut enfin se décider à entreprendre le périlleux voyage.

On ignore combien de temps a duré son enseignement en Galilée ; d'après les anciennes sources, son séjour dans cette province n'aurait pas dépassé une année ; des indications postérieures parlent de trois ans[10], ce qui est peu probable. Ces discordances entre les documents qui nous sont parvenus, prouvent que déjà les événements s'étaient tellement obscurcis dans la mémoire des auteurs, qu'ils ne connaissaient plus de dates.

Pour aller à Jérusalem, Jésus fit un détour ; il traversa les pays situés au delà du Jourdain, pour éviter Samarie, considérée alors comme une contrée impure. Ce trait significatif prouve surabondamment que Jésus ne pensa jamais à se mettre en opposition, avec le judaïsme existant. Son voyage même était un hommage rendu à la coutume du pèlerinage juif. Aussi, les adversaires des premiers chrétiens n'ont-ils pas hésité à supprimer dans leurs évangiles ce témoignage éclatant[11].

Arrivé, en passant par Jéricho, dans les environs de Jérusalem, il ne s'établit pas dans la capitale, mais il resta en dehors des portes, où demeuraient les lépreux, obligés de s'éloigner de la ville. C'est dans la maison d'un de ces lépreux, nommé Simon, qui s'attacha à lui avec ses compagnons de souffrances, qu'il trouva un abri. Les autres partisans qu'il se fit à Béthanie, appartenaient également à la classe inférieure, comme Lazare et ses sœurs Marie et Marthe. Les sources ne parlent que d'un seul habitant de Jérusalem riche et considéré, Joseph d'Arimathie, devenu partisan de Jésus.

La légende a entouré son entrée à Jérusalem et son apparition au temple d'une auréole. Étrange contradiction : ce même peuple qui l'aurait, dit-on, conduit en triomphe à Jérusalem avec, des chants d'Hosianna, se serait quelques jours après métamorphosé au point de demander sa mort ! Il est plus que probable que les deux faits si opposés sont également apocryphes. On a voulu par l'un représenter Jésus comme Messie reconnu par le peuple, et par l'autre charger les Juifs de la responsabilité de sa mort. Ces deux pensées contradictoires trahissent ici, comme en beaucoup d'autres endroits, la main des deux partis opposés qui se disputèrent la rédaction des Évangiles.

Un autre trait aussi peu historique est celui de la violence que Jésus aurait commise dans le temple en renversant les tables des changeurs de monnaie sacrée à l'usage des offrandes, et en chassant les marchands de colombes de la proximité du sanctuaire. Un tel fait était de nature à exciter une très-vive sensation, et aurait évidemment laissé des traces dans d'autres récits de cette époque. D'ailleurs il n'est pas avéré que les marchands de colombes et les changeurs de monnaie sacrée aient eu leurs établissements dans l'enceinte du sanctuaire, ainsi que le disent les Évangiles. On sait bien que le Trésor du temple fournissait aux fidèles, contre argent, du vin, de l'huile et de la farine pour les offrandes des gâteaux[12], et peut-être Jésus s'est-il indigné de ce que le trésor sacré fit des affaires. La légende aura transformé en voie de fait cette manifestation verbale.

Une obscurité impénétrable enveloppe partout, dans les récits chrétiens, l'événement le plus important de la vie de Jésus, l'attitude qu'il a prise à Jérusalem vis-à-vis du peuple, de ses divers partis et du Synédrium lui-même. Toutefois on n'y peut méconnaître les additions légendaires d'un temps postérieur, bien ignorant des usages et des coutumes de la ville sainte à l'époque du temple. Cette ignorance éclate surtout, comme, nous le verrons tout à l'heure, dans le récit du dernier supplice de Jésus.

Des préjugés peuvent bien avoir régné dans la capitale contre le prophète de Nazareth. On n'attendait pas d'un Galiléen, peu versé dans la littérature sacrée, l'accomplissement de l'œuvre messianique. Il était également contraire à des idées nourries pendant des siècles de voir venir le messie de Nazareth, tandis qu'on l'attendait de Béthléem et de la race de David. Le peuple aura fait cette objection : Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? La légende de la naissance de Jésus à Bethléhem et de son origine davidique ne fut inventée que bien plus tard. D'un autre côté, les gens austères étaient sans doute scandalisés de ce que Jésus entretenait des relations avec des pécheurs et des pécheresses, avec des publicains et des réprouvés. Les guérisons faites pendant le jour du sabbat peuvent avoir blessé les Schammaïtes. Les zélateurs enfin ne pouvaient rien attendre d'un homme qui, au lieu d'animer ses partisans d'une haine ardente contre les dominateurs étrangers, les exhortait, ne fût-ce que par son mépris de Mammon, à se soumettre de bonne volonté aux impôts romains, et qui leur disait : Rendez à César ce qui est à César. Toutes ces particularités, qu'on ne pouvait concilier avec l'idée de Messie, eurent sans doute une grande influence sur l'accueil que Jésus reçut de la classe moyenne et des gens considérés de la nation. Mais tous ces motifs de froideur et d'indifférence pour son œuvre n'étaient pas une raison de persécutions fanatiques, et surtout ne fournissaient pas de chefs d'accusation contre lui. Personne ne pouvait songer à l'attaquer pour de telles causes. Les fréquentes polémiques des écoles de Schammaï et de Hillel avaient depuis longtemps amené l'habitude trime manifestation si libre de l'opinion, que nul n'aurait été poursuivi pour une divergence religieuse, pourvu qu'il ne transgressât pas des lois généralement respectées, et tout indique, ainsi que nous l'avons vu, que Jésus ne touchait pas à ces lois.

Deux causes seulement pouvaient amener une, persécution. Comme Messie, Jésus devait être suspect à l'autorité romaine dès qu'il se montra publiquement avec un parti populaire. D'autre part, le bruit s'était répandu qu'il se qualifiait de Fils de Dieu. Pris à la lettre, ce mot attaquait trop profondément les convictions religieuses de la nation, le dogme fondamental du judaïsme, pour que ses représentants pussent le considérer avec indifférence. L'accusation, de ce côté, n'était pourtant pas sans offrir de grandes difficultés. Comment le tribunal pouvait-il acquérir la certitude que Jésus se faisait réellement passer pour le fils de Dieu dans sa signification littérale et blasphématoire ? En effet, Jésus ne se montrait pas prodigue de cette qualification et ne l'employait probablement que dans le cercle intime de ses disciples. Comment mettre à jour ce qui était un secret de ce cercle, ce qui n'était après tout qu'une équivoque ?

Il semble qu'on eut recours à un traître, à un disciple même de Jésus, à Judas Iscariote, qui, d'après ce qu'on raconte, poussé par sa cupidité, livra à la justice celui qu'il avait jusqu'alors vénéré comme Messie. Un document original, dont le caractère et l'authenticité ne peuvent être soupçonnés, montre de quelle façon la trahison a été consommée. Le tribunal, pour pouvoir condamner Jésus comme faux prophète ou séducteur du peuple (Messith), avait besoin de deux témoins-accusateurs qui eussent entendu de sa bouche les mots captieux. Le traître devait donc l'exciter à parler, afin que les deux témoins qui étaient aux écoutes dans une cachette pussent entendre clairement chacune de ses paroles ; procédure exceptionnelle dont on a, selon toute apparence, fait usage dans ce cas unique. En effet, le talmud babli[13], ainsi que le talmud jérouschalmi[14], traite de ce mode de témoignage dans les procès criminels, et en le présentant comme loi traditionnelle, il s'appuie précisément sur le procès de Jésus, où l'on en aurait fait usage. Quand on songe que les procès contre des séducteurs religieux étaient très-rares dans le dernier siècle du second temple, et qu'on n'en connaît guère d'autre exemple que celui de Jésus, quand on sait en outre avec quelle fidélité scrupuleuse fut rédigée la partie halachique (les lois traditionnelles) du Talmud on ne saurait admettre qu'on eût adopté à la légère cette tradition sur le procès célèbre que les Évangiles ont entouré de tant d'accidents invraisemblables et impossibles. D'après les sources chrétiennes, la trahison de Judas n'aurait servi qu'à faire connaître Jésus, au milieu de ses disciples, à une grande troupe de gens armés, aux principaux sacrificateurs et aux sénateurs du peuple[15] ; comme si un homme qui aurait fait une entrée triomphale à Jérusalem et prêché publiquement dans le temps, eût pu être inconnu de tous ! D'après ces mêmes sources, aussitôt que les sbires l'eurent saisi, tous ses disciples l'abandonnèrent et cherchèrent leur salut dans la fuite ; un seul d'entre eux, Simon Pierre, l'aurait suivi de loin, et renié trois fois[16] !

Toujours d'après ces sources — car, enfin, nous n'en avons pas d'autres — à la pointe du jour du 14 Nissan, veille de la fête de Pâques, Jésus fut conduit devant le tribunal chargé de le juger. Était-ce le grand Synédrium ? — Non, certes ; car celui-ci avait pour chef son président, issu de la maison de Hillel, et nous voyons dans le procès de Jésus, le grand-prêtre Caïphe diriger le procès[17]. L'interrogatoire avait pour but de savoir avec certitude si Jésus s'était fait passer pour le fils de Dieu[18]. Il est impossible d'admettre, en effet, que le procès lui eût été fait parce qu'il avait annoncé qu'il pouvait détruire le temple et le rebâtir en trois jours[19]. De telles paroles, si réellement elles émanaient de lui, ce qui est plus que douteux, ne pouvaient faire l'objet d'aucune accusa Lion. L'interrogatoire devait donc porter sur la prétention blasphématoire (Guiddouf) de Jésus d'être reconnu comme fils de Dieu. A la question qui lui fut adressée à ce sujet, il ne répondit pas. Le président insista et le conjura de dire s'il s'était proclamé le fils de Dieu. Jésus alors aurait répondu : Tu l'as dit[20], et puis il aurait ajouté : On verra bientôt le fils de l'homme assis à la droite du trône de Dieu, marchant sur les nuées du ciel. De cette déclaration, les juges conclurent qu'il se considérait lui-même comme le fils de Dieu.

Le souverain-pontife déchira ses vêtements, à cause de ce blasphème, et la cour le condamna comme blasphémateur[21]. Le récit des documents chrétiens ne nous fait pas connaître si les juges l'ont injustement condamné, d'après la loi pénale en vigueur alors. Il est vrai que les évangélistes rapportent que de faux témoins s'étaient levés contre Jésus ; mais ils racontent eux-mêmes qu'il avait dit et répété ce dont les témoins l'accusaient.

Le tribunal demanda au gouverneur Ponce-Pilate, présent alors à Jérusalem, de confirmer le jugement, ou plutôt d'autoriser l'exécution de l'arrêt de mort. Pilate interrogea Jésus au point de vue politique. Il avait à rechercher si Jésus, comme Messie, était coupable d'avoir usurpé le titre de roi des Juifs. Interrogé à ce sujet, Jésus aurait répondu, ici encore, d'une manière équivoque : Tu l'as dit ! Le gouverneur confirma la condamnation capitale et autorisa l'exécution. C'était dans ses attributions. Si les Juifs n'ont pu condamner Jésus comme Messie, mais bien comme blasphémateur, les Romains, au contraire, n'ont pu autoriser l'exécution de Jésus que parce qu'il s'était proclamé Messie, libérateur et roi des Juifs. Si, d'un autre côté, Jésus a pu être l'objet d'indignes railleries et obligé de porter une couronne d'épines, allusion ironique à sa dignité messianique et royale, cette grossièreté ne fut certainement pas le fait des Juifs, mais bien de la soldatesque romaine, qui était bien aise d'outrager en lui la nation juive. Chez les juges et le peuple de Jérusalem il y avait, en effet, si peu d'inimitié, si peu de passion contre la personne de Jésus, qu'on lui donna, comme à tout condamné à mort, une coupe de vin et d'encens pour l'étourdir et diminuer les souffrances de sa mort[22].

Nous avons à rechercher, maintenant quel fut le genre de mort qu'infligea à Jésus la sentence du tribunal juif.

D'après les écrits chrétiens, il aurait été crucifié vivant à neuf heures du matin, et n'aurait rendu l'âme qu'à trois heures de l'après-midi. Ce récit est en contradiction flagrante avec la législation juive sur la peine de mort. Le code pénal en vigueur ne connaissait que quatre genres de supplices : la lapidation, le feu, le glaive et la strangulation. Chacun de ces quatre supplices était réglé par la loi traditionnelle, qui y apporta les plus grands adoucissements possibles et voulut éviter au patient toute souffrance inutile. D'après, la Mischna (Sanhédr. V, 7) le crime de blasphème et d'idolâtrie entraînait la peine de la lapidation, puis après que le supplicié avait rendu l'âme[23], son cadavre devait rester exposé une journée entière à un poteau, afin que le peuple fût saisi de crainte. Il est certain que Jésus, condamné par le tribunal juif, fut mis à mort de cette manière, qu'il fut lapidé d'abord, et puis, après le trépas, attaché au poteau. Il résulte, en effet, du mot וטקלומו, qui se trouve comme par hasard à la fin d'un des deux passages déjà cités du Talmud[24], qu'avant d'avoir été attaché à la croix, Jésus avait déjà subi la peine de mort prescrite par la loi, contre tout blasphémateur. Il ne saurait y avoir aucun doute, du reste, que la lapidation ne fût encore en usage à l'époque de Jésus. Les Évangiles eux-mêmes en parlent. Les Actes rapportent la lapidation d'Étienne, à laquelle saint Paul prit part. Jésus lui-même, pour réhabiliter une pécheresse, s'est servi d'une locution qui ne s'explique que par l'usage de cette peine de mort toute particulière aux Juifs. On exécutait la lapidation en faisant écraser le coupable au moyen d'une grosse pierre qui lui était jetée à la tête, par les principaux témoins à charge, c'est-à-dire par les témoins accusateurs, les plus convaincus de sa culpabilité[25]. La mort devait s'ensuivre instantanément. Ce n'est qu'après cette exécution capitale que le peuple était admis à jeter des pierres sur le supplicié. De là, chez les anciens Juifs, cette locution qui, grâce aux Évangiles, est aujourd'hui encore populaire : Qui oserait lui jeter la première pierre !

Mais s'il résulte de tout ce qui précède, due Jésus a expiré avant le crucifiement, l'histoire de sa mort, telle que les Évangiles la racontent, est apocryphe. Et cette histoire légendaire, inventée par les ennemis du peuple juif, a été la cause de souffrances innombrables et de supplices de tout genre pour les enfants de ce même peuple dont Jésus est sorti.

Cet événement, qui a eu tant de retentissement dans l'histoire, fit si peu de sensation à l'époque où il eut lieu, que les historiens juifs, Justin de Tibériade et Josèphe, ne disent pas un mot de Jésus et de son exécution. Ces historiens, cependant, le dernier surtout, racontent jusqu'au moindre fait tout ce qui s'est passé sous Pilate, et font même mention d'un prophète samaritain qui s'engagea à remettre à ses concitoyens les vases sacrés cachés par Moïse sur le mont Garizim[26].

L'arrestation, le procès et l'exécution de Jésus avaient dispersé ses disciples. Dès que leur première frayeur fut passée, ils se réunirent de nouveau pour pleurer la mort de leur cher maître. Toute la secte qui se trouvait alors à Jérusalem ne se composait que de cent et vingt membres. En comptant ensemble tous ceux qui en Galilée croyaient en lui, on n'arrive qu'au chiffre de cinq cents[27]. Mais loin d'abandonner comme un rêve leur foi en Jésus, ils s'enthousiasmèrent de plus en plus pour lui. La seule chose qui les choquât, c'était que le Messie qui devait délivrer Israël et amener le royaume du ciel, eût subi la mort infamante du poteau. Cette pierre d'achoppement devait donc être écartée à tout prix pour que les partisans de Jésus pussent se livrer à leur pleine et entière croyance en son caractère messianique. Des hommes plus instruits que ses premiers disciples, des membres de la secte essénienne, semblent avoir rassuré et consolidé la première Église. En effet, d'après une prophétie d'Isaïe, des souffrances auraient été décrétées par Dieu lui-même sur le Peuple-Messie, afin qu'il éteignit par là ses péchés[28]. Grâce à cette prophétie, faussement appliquée à un homme-messie, le fait même de la mort de Jésus exécuté comme un criminel, changeait complètement d'aspect et perdait tout caractère infamant. N'avait-il pas été annoncé à l'avance que le Messie serait compté parmi les malfaiteurs[29] ? Le fait même qu'il n'était pas de Bethlehem, mais de Nazareth, devait être l'accomplissement d'une prophétie, afin qu'il fût appelé Nazaréen[30]. L'esprit des croyants une fois rassuré de ce côté, il n'était pas difficile de répondre à une autre question : dans quel temps arrivera le royaume du ciel, puisque celui qui devait en être l'instrument et en amener la réalisation, n'existait plus parmi les vivants ? — L'espérance répondit : Le Messie reviendra dans sa gloire, accompagné des anges du ciel, et alors il rendra à chacun selon ses œuvres. On se disait que plusieurs de ceux qui vivaient actuellement ne mourraient pas avant d'avoir vu le fils de l'homme venir en son règne[31]. On attendait à chaque instant le retour de Jésus. L'attente du Messie continuait ainsi d'être commune aux Juifs et aux chrétiens ; seulement ces derniers attribuaient le caractère messianique à une personnalité déjà connue. Ils croyaient qu'après son retour, Jésus fonderait le règne millénaire, le millénaire sabbatique, qui apporterait aux fidèles toutes les joies de la paix et toutes les prospérités terrestres[32]. Dans cet ordre d'idées, le Messie ne pouvait pas être la proie de la tombe, dans laquelle il ne devait passer que trois jours, à l'exemple de Jonas qui a passé trois jours dans le ventre d'un poisson[33]. La qualité messianique entraînait avec elle comme conséquences forcées toutes ces croyances, qu'il ne faut pas chercher ailleurs que dans l'esprit des croyants.

L'éminent écrivain français qui a paré des couleurs les plus séduisantes les récits de la résurrection de Jésus, est le premier à reconnaître le caractère tout légendaire de cette histoire évangélique qui, en définitive, n'est appuyée sur aucun fait historique.

Cependant, quelque brillante que fût l'auréole de gloire dont les premiers chrétiens entouraient leur Messie, ils ne l'ont pas élevé au—dessus de la sphère créée, leur enthousiasme pour lui n'allant pas jusqu'à le considérer comme un Dieu. Ils ne voyaient en lui qu'un homme supérieur qui, seulement, pour avoir rempli ou accompli la loi plus qu'aucun autre avant lui, avait été trouvé digne d'être le Messie de Dieu. Ils ne s'écartaient pas en cela de la foi juive. Aussi observaient-ils toute la loi, le sabbat, la circoncision, les prescriptions alimentaires ; ils tenaient enfin Jérusalem et le temple pour sacrés[34].

La nuance qui distinguait la croyance messianique des disciples de Jésus de celle des autres Juifs, n'était pas la seule chose qui les séparât. D'autres particularités qui tenaient à la secte essénienne, se développèrent dans les communautés chrétiennes : l'acceptation volontaire de la pauvreté devint un trait saillant de leur vie. Cette pauvreté librement choisie leur fit donner le nom d'Ébionites, ou pauvres[35]. C'était une tradition des plus anciens prophètes et lévites, que les élus de Dieu sont les pauvres ; elle se trouve exprimée notamment dans les psaumes. Les Esséniens, et après eux Jésus, avaient donné ces enseignements : Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, ni bâton[36]. La communauté des biens était la conséquence forcée de cette doctrine, de sorte que chaque nouveau membre vendait tout ce qu'il possédait et en versait le produit à la caisse commune[37]. Conformément à l'usage de toute communauté juive, les premiers chrétiens établirent sept administrateurs pour la gestion des fonds et l'organisation des repas en commun[38]. La manière de vivre essénienne se montre dans leur renonciation à l'usage de la viande et du vin, dans le célibat, le mépris de l'huile parfumée et des habillements superflus ; un seul vêtement de lin leur suffisait. Jacques, à cause de sa proche parenté avec Jésus, avait été élu administrateur principal de la première communauté ébionite et lui servit de modèle ; il observait rigoureusement les règles esséniennes, ou naziréennes[39]. Cette vie exemplaire valut à Jacques le surnom honorifique de Zaddik (le pieux). Concurremment avec lui, la première communauté ébionite fut administrée par Simon Pierre (Kephas ben Jonas) et Jean, fils de Zébédée. Ils devinrent les colonnes du christianisme. Le plus actif des disciples de Jésus, Simon Pierre, s'efforça de recruter des adhérents à la foi et à la vie chrétiennes. Il prétendait, ainsi que les autres disciples, avoir reçu de Jésus la mission de se rendre auprès des enfants perdus de la maison d'Israël pour les amener à la participation du règne de Dieu. Ils s'appelaient missionnaires ou apôtres, parce que, comme Jésus et Jean-Baptiste, ils, devaient annoncer le royaume du ciel. Ils affirmaient avoir reçu de Jésus le don de guérir les malades, de chasser les esprits malins et de ressusciter les morts[40]. Ce qui est certain, c'est qu'ils eurent pour fonction habituelle l'exorcisme des démons. Ils répandirent ainsi la croyance, particulière à la Galilée, de la puissance de Satan et des démons ; ces êtres imaginaires reçurent par cet enseignement une sorte de réalité.

Dans le sein du judaïsme, la croyante aux démons était tout à fait innocente et n'avait aucun caractère religieux ; dans le christianisme, elle fut élevée à l'état d'article de foi ; des hécatombes de victimes humaines Purent immolées à ces divinités d'un nouveau genre. Tous ceux qui crurent en Jésus s'attribuèrent le pouvoir de chasser en son nom les esprits malins, d'exorciser les serpents, de guérir les malades par l'imposition des mains, d'avoir le don des langues (glossolalie) et de boire impunément des breuvages mortels[41]. L'admission d'un nouveau membre était précédée d'une conjuration de démons, comme si jusqu'alors il avait été possédé par le diable[42]. Il n'est donc pas étonnant que les Juifs, de même que les païens, aient considéré les nazaréens comme des exorcistes et des magiciens.

Pendant les vingt ou trente années qui suivirent la mort de Jésus, on ne fit pas attention eux dans les cercles juifs, bien qu'ils eussent leur siège principal à Jérusalem. Ils formaient une petite secte et passaient sans doute pour des Esséniens. Ils auraient probablement disparu inaperçus, si plus tard il ne s'était montré un homme qui propagea le christianisme et l'éleva à une hauteur qui lui assura la domination du monde.

Saül, de Tarse, en Cilicie, pays où l'on parlait grec, était encore adolescent lorsqu'il arriva à Jérusalem et se fit disciple de Gamaliel Ier, président du Synédrium. Contrairement à son maître qui, lors d'une accusation portée contre les disciples de Jésus, se serait déclaré cintre toute persécution, Saül était l'un des plus acharnés ennemis des chrétiens. Observateur zélé des lois juives, son fanatisme le rendait l'adversaire de tous ceux qui ne partageaient pas sa conviction. Un jour, dans un voyage qu'il fit à Damas, un changement subit et complet s'opéra dans son esprit, il fut soudainement convaincu de la mission divine de Jésus. La légende a considérablement embelli cet accident, qui fut, en effet, d'une grande importance pour le christianisme. Elle raconte que Saül entendit une voix qui lui cria : Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? Après cette vision, Saül, frappé de cécité, aurait été conduit à Damas, où il n'aurait recouvré la vue qu'après s'être mis en rapport avec un chrétien qui, en lui touchant les yeux, l'aurait guéri. A partir de ce jour, Saül aurait cru à la résurrection de Jésus et aurait considéré sa mort comme une manifestation de la grâce divine, afin que par elles fussent remis tous les péchés des hommes, et afin que le monde païen fût converti au judaïsme. Mais qu'on y fasse attention ! Le judaïsme dont il s'agit n'est.pas celui qu'avait enseigné Moïse, mais celui qui avait été pratiqué par Abraham, le père du peuple juif. Saül était d'avis que les temps 'étaient arrivés, où, selon la prédiction des prophètes, les païens aussi devaient croire à Abraham et prendre part à la félicité annoncée, de telle sorte qu'Abraham, ainsi que Dieu lui en avait fait la promesse, devînt réellement le père des peuples. Mais il fallait, pour l'accomplissement de ces promesses, abolir la circoncision, introduite pourtant par Abraham lui-même, le sabbat (d'après la Bible, aussi vieux que la création), les prescriptions alimentaires et les lois de purification, parce que l'observation de toutes ces lois rendait difficile aux païens l'accès du judaïsme.

Saül qui, après sa conversion, s'appelle Paul, ne considérait pas seulement comme nuisible les lois cérémonielles du judaïsme, mais aussi les lois morales, présentées sous la forme de prescriptions obligatoires. Sans la loi, disait ce novateur hardi, les hommes n'auraient pas connu les appétits. Ce n'est, d'après lui, que par la défense de convoiter, que la convoitise avait été provoquée[43]. Ce fut lui, le disciple de Gamaliel, qui, le premier, opposa ainsi le christianisme au judaïsme, en considérant celui-ci comme fondé sur la loi et la crainte, celui-là, au contraire, comme appuyé sur la grâce et la liberté. D'après le judaïsme, disait-il, l'homme ne pouvait trouver sa justification devant Dieu que par les œuvres (de la loi) ; d'après le christianisme, il la trouvait par la foi en Jésus, par la croyance à sa résurrection.

C'est avec ces sentiments que Paul se mit à l'œuvre pour appeler le monde païen à participer au salut et aux promesses faites à Abraham pour toutes les races de la terre. Il se sentait la vocation de devenir l'apôtre des gentils, comme Pierre était de son côté l'apôtre des Juifs. L'entrée des païens dans l'alliance d'Abraham, confirmée et renouvelée par Jésus, devait faire cesser la distinction qui existait entre les Juifs et les Hellènes, entre les hommes libres et les esclaves. Tous devenaient, pale la foi, enfants de Dieu. — Paul entreprit la réalisation de ces idées avec toute l'ardeur et tout le zèle dont il était capable.

Comment ces idées nouvelles et originales, comment ces tendances profondément révolutionnaires, qui aboutissaient à la révolution la plus radicale qui ait jamais bouleversé la société humaine, s'étaient-elles fait jour dans l'esprit de ce Pharisien audacieux ? Aurait-il été le témoin de l'entrée triomphale à Jérusalem de la reine idolâtre d'Adiabène qui s'était convertie au judaïsme, et cet événement l'aurait-il assez impressionné pour lui inspirer l'idée de la conversion générale du monde[44] ? Quoi qu'il en soit, on ne saurait contester crue les fréquentes conversions dont s'enrichissait le judaïsme et les sympathies dont un certain nombre de nobles païens entouraient cette religion, n'aient contribué à déterminer Paul à se faire l'apôtre des gentils. Ses efforts furent couronnés d'un succès prodigieux ; il fonda des communautés dans l'Asie-Mineure et en Grèce. Tout en guerroyant contre le judaïsme, Paul se servit du splendide passé du peuple juif et de ses sublimes idées religieuses pour justifier le christianisme. Il est intéressant de voir comment il maniait l'exégèse juive, l'Agada et le Midrasch, dans le but de convertir les païens. Voulait-il établir, par exemple, que les promesses faites à Abraham se rapportaient à Jésus, il le faisait en raisonnant d'après le procédé de cette exégèse. Il n'est pas écrit, disait-il, tous les peuples seront bénis par tes descendants, mais par ta progéniture. Or, Dieu n'ayant pas parlé de plusieurs descendants, mais d'une seule postérité, il s'agit donc évidemment du Christ[45]. Voulait-il démontrer l'abrogation du judaïsme par suite de l'avènement du christianisme, il faisait encore usage de l'exégèse agadique. Des deux fils d'Abraham, dit-il, l'un, Ismaël, fut le fils de l'esclave, Hagar, par la chair ; l'autre, Isaac, celui de Sara, la femme libre ; celui-ci était né en vertu de la promesse. Ces deux femmes sont les deux alliances, l'une du mont Sinaï (en arabe Hagar-Chagra) ; l'autre est l'alliance nouvelle, et elle est représentée par la femme libre[46]. On rencontre dans cette, partie du Nouveau-Testament des chapitres entiers qu'on peut  appeler des Midraschim dévoyés. Il est vrai que la plupart des écrits attribués à Paul ne sont pas de lui. Mais, à coup sûr, les chapitres où se montre une telle exégèse, appartiennent à l'ancien Rabbi Saül.

Malgré les grands services que Paul rendit à la première communauté chrétienne de Jérusalem, services qu'elle sut apprécier et dont elle se réjouit hautement, elle n'était pourtant pas moins irritée contre l'apôtre des gentils, que les Juifs eux-mêmes, à cause de son peu de respect pour la loi. C'est surtout le chef de cette communauté primitive, Jacques, qui se formalisait le plus de l'apostasie de Paul et de ses prédications ouvertes contre l'observation de la loi qui entaillaient à l'hérésie un certain nombre de judéo-chrétiens. Aussi le frère de Jésus et ses collègues, qui étaient à la tête de la communauté primitive, envoyèrent-ils des délégués dans les communautés fondées par Paul, pour leur enseigner le maintien des lois juives, et en particulier de la circoncision. Paul, ainsi provoqué, écrivit de violentes épîtres contre les partisans de la loi et prononça des malédictions contre ceux qui enseignaient l'Évangile autrement que lui[47]. De leur côté, les Ébionites ne le ménageaient pas davantage ; ils le déclaraient déserteur à la loi, prédicateur d'hérésies, et racontaient de lui qu'il était païen d'origine, qu'il s'était fait juif par amour pour la fille d'un pontife, mais que, n'ayant pu l'obtenir en mariage, il se livrait, pour se venger, à une polémique acharnée contre la loi juive[48]. Ils en appelaient au fondateur même du christianisme pour démontrer la validité de la loi, et appliquaient à Paul la parole de Jésus : Celui qui aura violé l'un des plus petits commandements, et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux[49].

Trente ans ne se sont pas écoulés depuis la mort de son fondateur, que déjà le christianisme se divise en deux sectes : les judéo-chrétiens, fidèles à la loi mosaïque, ont leur centre à Jérusalem, où ils attendent le retour du Messie ; les gentils, ou les gentils-chrétiens, s'éloignent de la ville sainte et prennent vis-à-vis du judaïsme une attitude de plus en plus hostile. — La force expansive et humanitaire de la révélation sinaïque devait, pour une longue série de siècles, l'emporter sur sa force attractive et nationale : la nation juive elle-même, déjà répandue en grande partie dans le monde, s'y trouve tout à fait dispersée après la destruction de son sanctuaire national.

Cependant, Jérusalem est devenu le point de ralliement de toutes les religions qui, depuis l'avènement du Christianisme, se disputent le monde. Ce petit point du globe, berceau d'une grande loi sociale qui n'a pas encore dit son dernier mot, est le centre où se pressent, sans se confondre, les représentants de toutes les religions historiques qui ont leur racine commune dans la révélation sinaïque. Après avoir étendu ses branches sur tout le globe, arrivée au terme de sa croissance, la religion sociale qui a germé en Judée, trouve sa force expansive contrebalancée par sa force attractive. L'équilibre des forces est le secret de l'âge mûr dans toutes les sphères de l'existence : pour la vie cosmique, pour la vie organique et pour la vie sociale. Tout porte à croire que la sphère au milieu de laquelle l'humanité gravite est arrivée, elle aussi, à cette maturité qui permettra aux peuples de centraliser leur activité et de se reconstruire en nationalités libres, tout en s'alliant entre eux et en se pénétrant de cet esprit de solidarité dont la religion d'Israël a toujours été l'expression vivante.

Dira-t-on encore qu'à mesure que l'ère nouvelle, inaugurée par la Révolution française, grandit et avance, la vie religieuse se fane et disparait ? — Les fleurs ne se flétrissent que pour laisser mûrir les fruits.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Le passage de Marc, VII, 27-30, semble être plus primitif que celui de Matthieu, XVI, 13-20, et de Luc, IX, 18-21.

[2] MATTHIEU, XVII, 10-13 et passages parallèles.

[3] MATTHIEU, VIII, 40 ; X, 27 et en d'autres endroits.

[4] SANHÉDRIN, 98a. C'est par allusion au même verset de Daniel qu'on appelait aussi le Messie Bar-νεφέλη, Fils des nuées (Ibid., 96b.) Quant au sens littéral de ce passage du livre de Daniel, voir le premier chapitre de cet ouvrage.

[5] SOUKKA, 52a.

[6] LUC, XXIV, 21.

[7] MATTHIEU, X, 27.

[8] MATTHIEU, XII, 38 ; XVI, 1. Les mots ajoutés ici : du ciel, et tout ce qui s'y rattache (XVI, 2-4) avec la conclusion : mais on ne lui en accordera aucun autre (miracle) que celui du prophète Jonas (c'est-à-dire de la résurrection après trois jours), manquent dans le passage parallèle de Marc (VIII, 42). Il y est dit seulement : Pourquoi cette race demande-t-elle un miracle ? Je vous dis en vérité qu'il ne lui en sera donné aucun.

[9] JEAN, VI, 68 ; VII, 3-5. — Les paroles de Matthieu : Nul ne met sa lumière sous un boisseau, peuvent bien n'avoir été originairement que cette exhortation, adressée à Jésus par ses amis, et que plus tard on a mis dans sa bouche.

[10] IRÉNÉE, contra Hæreses, II, 38-39.

[11] Il se trouve dans Matthieu (XIX, 1) et Marc (X, 1). Les deux autres évangélistes, Luc, XVII, II, et Jean, passage parallèle, s'efforcent d'effacer cette ancienne tradition ; ils font passer Jésus par Samarie.

[12] SCHEKALIM, IV, 3 ; V, 4.

[13] SANHÉDR., 87 dans l'édition d'Amsterdam, non censurée, de 1645. Nous reviendrons à ce passage, le seul historique qui se trouve, à notre avis, dans le Talmud sur la mort de Jésus, quand nous traiterons de la peine de mort, à laquelle il fut condamné.

[14] SANHÉDR., VII, 16, p. 25.

[15] MATTHIEU, XXVI, 48.

[16] MATTHIEU, XXVI, 56-58.

[17] MATTHIEU, XXVI, 57.

[18] MATTHIEU, XXVI, 62-63.

[19] MATTHIEU, XXVI, 61.

[20] Les auteurs des Évangiles ne savaient plus eux-mêmes comment Jésus avait répondu à la question de la cour. D'après Matthieu la réponse était σύ εΐπας, ce qui peut signifier aussi bien une affirmation qu'une négation ; d'après Luc (XXII, 70), la réponse était déjà plus affirmative : Vous le dites vous-même que je le suis. D'après Marc (XIV, 62), il aurait répondu décidément : Je le suis ! — Jean, enfin, fait faire à Jésus toute une confession, où il en appelle à son enseignement public.

[21] Les trois plus anciens évangélistes, dans un seul et même récit, rapportent exactement que le tribunal l'a condamné pour blasphème ; le fait que le président a déchiré ses vêtements le prouve, du reste, puisque la loi traditionnelle commande, dans ce cas, la déchirure (SANHÉDR., VII, 10-11).

[22] MATTHIEU, XXVII, 24 et passages parallèles. Cette coupe, ou ce calice, était prescrit par humanité, ainsi que nous l'avons déjà vu dans le chapitre V. Cf. Ebel Rabbati, ou Schemachoth, II, 9. Sanhédr., 43a. Dans les Évangiles, au contraire, ce procédé est représenté comme une cruauté contre Jésus. Les évangélistes diffèrent, du reste, quant à la nature du liquide offert à Jésus. Marc, comme le Talmud, parle de vin avec de la myrrhe (ou encens). Matthieu parle de vinaigre mêlé avec du fiel. Les autres ne font aucune mention de ce fait. Ainsi que nous le verrons, l'histoire de la condamnation et de la mort de Jésus est légendaire d'un bout à l'autre. D'après ces légendes, Pilate aurait trouvé Jésus innocent et aurait voulu le sauver, tandis que les Juifs auraient insisté pour sa mort. Matthieu raconte que Pilate a versé do l'eau sur ses mains en signe de l'innocence du condamné, et que sa femme eut un songe pour la délivrance de Jésus. Le lavement de mains en signe d'innocence était un usage juif (Deutéronome, XXI, 6) et nullement romain. On voit ici des interpolations tendant à représenter Pilate et sa femme, les gentils, plus croyants envers Jésus que les Juifs, quoique à cette époque Jésus n'ait eu guère d'autres disciples que ceux de son peuple.

[23] Cf. Deutéronome, XIII, 11 ; XXI, 21-22.

[24] Jérus. Sanhédr., VII, 16, p. 25.

[25] Cf. Deutéronome, XVII.

[26] JOSÈPHE, Antiquités, XVIII, IV, 1. Sur le silence de Justus sur Jésus, voyez Photii bibliotheca, Codex 33, reproduit dans l'édition de Josèphe, de Didot (11, 10, 3). Quant au morceau de Josèphe (Ant., XVIII, III, 3) sur Jésus, nul penseur sérieux de nos jours ne le reconnaît comme authentique.

[27] Actes, I, 43 ; I Corinthiens, XV, 6.

[28] Le prophète parle, dans tout ce chapitre LIII, du peuple d'Israël, personnifié comme peuple-messie.

[29] MATTHIEU, XVI, 21 ; XVII, 23 ; XXVI, 24 ; MARC, XV, 28.

[30] MATTHIEU, II, 23. Ce verset obscur ne devient clair qu'en le prenant pour le jeu de mot d'un Essénien qui voulait rappeler que Jésus était un des leurs, un Essénien ou Naziréen.

[31] MATTHIEU, XVI, 27-28 et passages parallèles.

[32] Apocalypse, XX, 4-6.

[33] Il y a aussi dans Osée (VI, 2) un passage qui a pu servir à la légende de la résurrection après trois jours.

[34] Justinus dialogus cum Triphone, c. XLVIII. Irenæus contra Hæreses, I, 26. — Le théologien Ewald lui-même dit dans son livre Le Christ et son temps (p. 445), que jamais Jésus, comme fils et Verbe de Dieu, ne s'était confondu avec son père, ne s'était vanté témérairement d'être l'égal de Dieu. Mais comment se met-il d'accord avec son évangile favori de Jean, qui dit sans détour que Jésus s'était fait l'égal de Dieu ? — Voyez entre autres JEAN, V, 18.

[35] Les Juifs les appelaient disciples de Jésus ou Nazaréens ; le nom de chrétiens leur fut donné par les Romains d'Antioche, et cela d'abord comme sobriquet : christians.

[36] MATTHIEU, X, 9 et passages parallèles.

[37] Actes, IV, 33-37.

[38] Actes, XI, 3-5 ; XXI, 8.

[39] Hist. de l'Église, par Eusèbe, II, 23. Voyez MEGHILLA, 24b.

[40] MATTHIEU, X, 8 ; MARC, IX, 38 ; LUC, IX, 49.

[41] MARC, XVI, 17-18.

[42] GIESLER, Hist. de l'Église, I, 194.

[43] Épître aux Romains, VII, 7 et autres passages.

[44] C'est toujours un point obscur dans l'histoire de l'Église à quelle époque eut lieu la conversion de Paul. Il n'y a qu'un seul fait historique qui peut servir à l'éclairer. D'après les Actes (XI, 28-29), il y avait à l'époque de la conversion de Paul une grande famine en Judée. Cette famine, selon Josèphe (Antiquités, XX, V, 2), eut lieu pendant la présence de la reine Hélène à Jérusalem. La conversion de Paul qui ne peut, par conséquent, avoir eu lieu avant l'an 47, époque de l'entrée triomphale de la reine Hélène dans la capitale juive, aura donc très-probablement coïncidé avec cet événement.

[45] Épître aux Galates, III, 11-16.

[46] Épître aux Galates, IV, 22-31.

[47] Épître aux Galates, I, 8 et suivants.

[48] Irenæus contra Hæreses, I, 26. EUSÈBE, Hist. de l'Eglise, III, Epiphane, Hæreses, XXX, 10.

[49] Les Judéo-Chrétiens ont inventé la figure de Simon le Magicien, pour stigmatiser Paul. Simon (Paul), moitié juif, moitié païen, était accompagné dans ses voyages d'une femme nommée Hélène (allusion à l'hellénisme de Paul), et faisait une affaire d'argent du don de l'esprit saint. — Cf. Actes, VIII, 9-24 ; Homélies clémentines. — Volkmar, dans les Annales de Zeller et Baur, 1837, p. 297 et suivantes.