SINAÏ ET GOLGOTHA

 

CHAPITRE II. — LES JUIFS D'ALEXANDRIE (168-143).

 

 

Les Juifs d'Alexandrie. — Temple d'Onias. — Origine de la version des septante. — Littérature gréco-juive. — Premier essai de conciliation entre les représentants des deux grandes races historiques, les Israélites et les Grecs.

 

La vallée du Nil, antique berceau de la nation juive, devint, à l'époque des Hasmonéens, le centre d'une nouvelle science et le foyer d'une propagande active en faveur du judaïsme. Ainsi s'explique l'influence considérable que les Grecs ont exercée sur une religion sortie du judaïsme et appelée à changer la face du monde. La population juive d'Égypte, concentrée principalement à Alexandrie, prépara de longue main ce qu'on appela plus tard la conversion des Gentils. Quand on connaît les efforts qu'ont fait les Juifs d'Alexandrie Our fondre lé génie de la Judée avec celui de la Grèce, on comprend que les apôtres de Jésus aient trouvé dans le monde gréco-romain un accueil si facile et des esprits si bien préparés à adopter la nouvelle doctrine.

La colonisation juive en Égypte fut favorisée sous les Ptolémées, comme elle l'avait été jadis sous l'un des Pharaons. Une population nombreuse d'Israélites était répandue tout le long du pays depuis le désert Libyque, au nord, jusqu'à la frontière de l'Éthiopie, au sud. La présence de cette population est diversement expliquée et remonte en effet à plusieurs causes. Alexandre le Grand y avait transporté une colonie juive[1] ; le premier Ptolémée fit transporter plus tard dans son royaume de nombreux prisonniers de guerre de la Judée, qui, rendus à la liberté par l'un de ses successeurs[2], se seront mêlés avec les descendants des premiers immigrants et des anciens réfugiés, venus en Égypte après la destruction du premier temple. La colonie se recrutait d'ailleurs fréquemment d'émigrants qui quittaient la Judée pour se soustraire, soit à la tyrannie syrienne, soit aux guerres civiles qui éclataient plus tard sous les 'Hasmonéens. Ce qui est certain, c'est que les Juifs se multipliaient en Égypte avec une fécondité qui rappelle un peu celle de leurs ancêtres sous les Pharaons. Suivant Philon[3] il aurait, en effet, suffi d'un siècle pour que leur nombre fût porté à un million.

En Égypte et dans la Cyrénaïque, les Juifs jouissaient des mêmes droits civils et politiques que les Grecs[4]. Ces deux populations, qui s'y étaient établies presque en même temps, furent plus favorisées que les indigènes, traités en peuples conquis par les dominateurs grecs. On ne sait pas au juste sous quel roi les Juifs ont obtenu cette égalité de droits avec les Grecs, dont ils étaient si fiers et si jaloux. Ce n'est qu'à partir de l'époque où les conflits entre les cours d'Égypte et de Syrie devinrent plus envenimés, qu'ils commencèrent à jouer un rôle actif. Il importait, en effet,- à chacune de ces dynasties qui se disputaient la possession de la Judée, de se concilier les sympathies des Juifs et de les intéresser à leur cause. On ne soupçonnait encore, ni en Égypte, ni en Syrie, que les combats engagés parles Juifs contre les armées syriennes pussent entraîner à leur suite une certaine autonomie de la Judée.

Alexandrie était alors, après Rome, le premier centre politique et commercial du monde civilisé, comme elle était, après Athènes, le foyer le plus éclatant des arts et des sciences. Les Juifs y occupaient presque exclusivement deux- des cinq quartiers dont se composait cette grande ville, et qui étaient désigne par les cinq premières lettres de l'alphabet grec. C'est surtout le quartier Delta, situé au bord de la mer, qui était presque entièrement peuplé de Juifs[5]. Ceux-ci prétendaient que ces quartiers leur avaient été accordés à titre de faveur, tandis que leurs adversaires donnaient à ce fait une explication moins flatteuse pour leur amour-propre, en disant qu'on avait voulu les éloigner du centre de la ville[6]. En fait, ils exerçaient dans le port une espèce de police, qu'un Ptolémée leur avait confiée[7], et ils en profitaient pour se livrer à la navigation et au commerce international[8]. Des négociants et des armateurs s'occupaient du transport des blés que Rome tirait de l'Égypte pour la subsistance de ses légions. Grâce à cette activité, les Juifs d'Alexandrie arrivèrent à une grande aisance et se faisaient remarquer par l'urbanité de leurs mœurs. — Mais le commerce, dont ils n'avaient pas, d'ailleurs, le monopole, ne constituait pas leur unique occupation. Leur aptitude particulière pour toutes sortes de travaux les avait bientôt familiarisés avec les procédés techniques que les Grecs avaient introduits en Égypte, et il y eut dès lors parmi eux beaucoup d'artisans, organisés en corps de métier[9]. Autrefois, quand on avait besoin d'artisans et d'artistes pour les travaux du temple de Jérusalem, on les faisait venir de la Phénicie. Maintenant c'est aux Juifs d'Alexandrie que Jérusalem s'adresse pour l'exécution de ses œuvres d'art[10].

Ils apprirent aussi l'art militaire et la science politique des Grecs ; ils parvinrent même à posséder leur langue mélodieuse, malgré les difficultés que la prononciation en devait offrir à un organe habitué aux sons gutturaux de la langue hébraïque. Enfin ils se familiarisèrent avec la poésie, la philosophie et la science grecques, et beaucoup d'entre eux comprenaient Homère et Platon aussi bien que Moïse et Salomon. Cette culture intellectuelle qui fortifiait et élevait leur âme, jointe à cette activité commerciale et industrielle qui leur procurait la richesse, leur avaient inspiré ce sentiment de dignité personnelle et de supériorité morale qu'on retrouve plus tard chez les Juifs d'Espagne. Aussi la communauté d'Alexandrie était pour ainsi dire le centre de gravité et un point d'appui non-seulement pour les Juifs Égyptiens, mais encore pour ceux de toute la Dispersion. Les habitants de la Judée eux-mêmes s'appuyaient souvent sur cette puissante colonne du judaïsme.

Elle atteignit son point culminant à l'époque où elle reçut dans son sein des réfugiés distingués de Jérusalem qui avaient quitté leur patrie pour se soustraire à la domination des Syriens. Parmi ces réfugiés se trouvait, comme nous le savons déjà, le jeune Onias, fils du dernier pontife légitime de la branche sacerdotale de Josué ben Jomzadok ; cette famille avait, ainsi que nous l'avons vu, défendu les intérêts des Ptolémées contre les Juifs Hellénistes qui appuyaient les Syriens. Onias IV vint donc chercher un asile en Égypte[11]. Le roi Philométor l'accueillit avec empressement, voyant en lui le représentant d'un parti politique, dont l'appui n'était pas sans importance. Il parait qu'un autre personnage de distinction, Dosithée, issu également de race sacerdotale[12], était arrivé en Égypte avec Onias. L'un et l'autre obtinrent à la cour de Philométor un grand crédit, à la suite d'une guerre civile qui éclata dans le royaume. Le frère du roi, Physkon, homme violent, lui disputait la couronne. Onias et Dosithée, restés fidèles à Philométor, qui était d'un caractère doux, mais faible, rendirent des services importants à ce prince. Devenus ses généraux[13], ils combattirent, à la tête des Juifs Égyptiens, ses ennemis du dedans et du dehors. Grâce à leurs efforts, Philométor fut rappelé de l'île de Chypre, où il s'était réfugié devant les attaques de son frère, et celui ci fut relégué dans la Cyrénaïque qui resta seule en son pouvoir.

Onias avait été lé premier Israélite auquel le roi ait confié une sorte de suzeraineté sur tous ses frères d'Égypte, avec le titre d'Ethnarque, ou d'Alabarque. On sait, en effet, que le fils de l'Alabarque Lysimaque, Philon, était de race pontificale. Or, cette fonction étant héréditaire, le premier Alabarque a dû être aussi un descendant de la famille pontificale. — L'Alabarque exerçait le pouvoir administratif et judiciaire sur les communautés juives d'Égypte, et les représentait auprès des rois. Il était sans doute aussi le receveur-général des impôts qu'elles devaient payer à la couronne, et chargé d'en opérer, la répartition ; c'est, cette circonstance qui expliquerait, selon Ewald, le titre d'Alabarque[14]. Il était revêtu d'une autorité princière qui n'est pas sans analogie avec celle du prince de la captivité (Resch Galouta) à Babylone, qui, en sa qualité de descendant de Zorobabel, de la maison de David, était, lui, à la tête des Juifs de l'Euphrate.

Voyant la situation précaire de la Judée sous la tyrannie des Syriens, et la famille légitime des pontifes supplantée par le traître Ménélas, et plus tard par Alcime, Onias conçut le projet d'établir en Égypte une nouvelle autorité sacerdotale et d'y construire un sanctuaire, pour remplacer provisoirement le temple profané de la Judée. En construisant le temple dont il

devait être le Pontife, Onias était-il guidé par un sentiment de piété, ou n'était-il poussé que par l'ambition ? — C'est ce qu'il n'est pas possible de décider. On sait seulement que, pour se mettre en règle avec sa conscience et celle de ses coreligionnaires, il s'appuya sur une prophétie d'Isaïe qui devait, suivant lui, s'accomplir en ce temps[15]. Philométor lui céda une terre aux environs d'Héliopolis, à quarante kilomètres à peu près de Memphis, dans Cette même province de. Gessen (Goschen) que jadis les enfants d'Israël avaient occupée jusqu'à leur sortie d'Égypte. Le temple d'Onias (Beth Chonjo) fut élevé dans la petite ville de Léontopolis sur les ruines d'un ancien monument, consacré au culte idolâtre des Égyptiens. Le nouvel édifice n'avait pas, à l'extérieur, la forme du temple de Jérusalem ; il formait une espèce de tour, construite en briques. Mais à l'intérieur tout était ordonné sur le même plan, à cette différence près qu'un lustre en or, suspendu à une chaîne du même métal, remplaçait le chandelier à sept branches dont un monument antique nous a conservé la forme[16]. Des prêtres et des lévites de la Judée qui s'étaient soustraits à la persécution, exerçaient les fonctions de sacrificateurs et d'officiants dans le nouveau temple, auquel Philométor avait affecté, pour les besoins du sacerdoce, les revenus de la ville d'Héliopolis et de ses environs. Tout ce pays forma dès lors un petit gouvernement sacerdotal, appelé Onion[17].

Les Juifs d'Égypte, tout en considérant le Beth Chonjo comme leur centre religieux, tout en s'y rendant en pèlerinage à l'époque des fêtes, tout en y portant des victimes pour les sacrifices, ne songeaient pas à se séparer, à l'exemple des Samaritains, du sacerdoce de Jérusalem, ou à porter, atteinte à son autorité et à son prestige. Cette ville resta toujours à leurs yeux la métropole sainte, et son temple la maison de l'Éternel. Aussi, dès que le vrai culte fut rétabli à Jérusalem, ils y envoyèrent leurs contributions annuelles par des députés nommés ad hoc, ainsi que tous les Juifs de la dispersion, et y apportèrent de temps en temps des sacrifices[18]. Mais ils n'en étaient pas moins fiers de leur temple, dans lequel ils voyaient l'accomplissement miraculeux de la prophétie do' nt nous avons parlé.

En des temps plus tranquilles, le temple d'Onias aurait eu à lutter contre les scrupules religieux et peut-être aussi contre l'amour-propre des Judéens, et il eût sans doute subi le sort de celui des Samaritains sur le mont Garizim, c'est-à-dire que l'autorité religieuse légitime l'eût interdit et en eût excommunié les adhérents. Mais au moment où la nouvelle de la construction du sanctuaire égyptien arriva à Jérusalem, la désolation qui régnait dans le temple et dans la ville était si grande, qu'on ne songea guère à condamner un sacerdoce-institué dans le but de pourvoir à un besoin religieux qui ne pouvait plus être satisfait à Jérusalem. La comparaison, du reste, entre le pontife du temple égyptien et celui du temple de Jérusalem., tournait tout à l'avantage du premier. Issu d'une famille pontificale déjà en fonction à l'époque de David, et à laquelle on était redevable de la restauration du temple après l'exil babylonien, comptant parmi ses ancêtres un Josué-ben-Jozadok et un Siméon-le-Juste, Onias avait un prestige qui éclipsait celui d'Alcime. Plus tard, il est vrai, lorsque les 'Hasmonéens eurent rétabli le culte légitime à Jérusalem, on souffrait avec peine l'existence d'un temple qui pouvait compromettre l'unité du judaïsme et porter préjudice à la sainteté de la mère-patrie. Mais il y eut alors d'autres raisons qui s'opposaient à une condamnation formelle et commandaient une tolérance qui a lieu de surprendre à une époque où les Juifs poussaient jusqu'à l'exagération leur fidélité à la loi mosaïque. Les services rendus par Onias à la Judée, l'influence qu'il ne cessa pas d'exercer à son profit auprès du roi d'Égypte, les années qui s'étaient déjà écoulées depuis la fondation de son temple, et qui donnaient à ce dernier la consécration du temps, les sympathies enfin que le peuple éprouvait pour l'ancien proscrit, étaient autant d'arguments puissants qui plaidaient en sa faveur. Cependant, les hommes pieux ne pouvaient se défendre d'un sentiment pénible en voyant la loi mosaïque violée ouvertement par l'établissement d'un sacerdoce hors de Jérusalem. Ces sentiments divers ont donné lieu à des lois souvent contradictoires, rendues plus tard au sujet du temple d'Onias[19]. Bien des mythes aussi se sont attachés à ce fait, adieux sous plus d'un rapport, de l'existence d'un temple juif en Égypte. Selon que sa légalité fut approuvée ou contestée, là tradition embellit ou défigura l'histoire de son origine. Joseph, ajoutant foi sans doute à l'un de ces mythes populaires, représente quelque part Onias comme fils de Siméon le Juste[20]. Au reste, cet événement étrange n'a pas eu de résultats dans l'histoire du judaïsme, et nous croyons en avoir expliqué les causes. — Un autre événement qui survint en Égypte à la même époque est bien plus important[21].

Les réfugiés de distinction de la Judée, qui s'étaient éloignés d'une patrie chérie par dévouement à la loi, semblent avoir éveillé chez le roi Philométor, ami des sciences, le désir de connaître cette loi si vénérée. Au surplus, ce roi a bien pu s'intéresser à une religion que son adversaire Antiochus Épiphane avait persécutée avec tant d'acharnement. On sait aussi qu'un philosophe juif, Aristobule, s'est souvent entretenu avec Philométor de matières religieuses ; on l'a appelé même le précepteur du roi. C'était peut-être le premier Juif adonné à l'étude de la philosophie grecque ; il appartenait à l'école péripatéticienne, dont la sagacité et la rigueur logique avaient, à des époques diverses, conquis des adhérents parmi les Juifs. — Aristobule avait donc l'occasion d'attirer plus particulièrement l'attention du roi sur le judaïsme. Il existe encore un fragment d'un ouvrage attribué à ce philosophe, d'où ressort qu'il avait donné au roi des éclaircissements sur certains passages obscurs du Pentateuque. Bien que cet ouvrage contienne quelques indices de nature à jeter des doutes sur son authenticité, il n'est pourtant pas probable qu'il soit entièrement controuvé. Enfin, on sait que le roi Philométor a chargé Aristobule de la traduction du Pentateuque[22].

D'un autre côté, il existe une tradition juive très-ancienne, ayant un caractère tout à fait historique, dans laquelle il est question de cinq sages qui auraient traduit le Pentateuque en langue grecque. En effet, malgré le peu de ressemblance qui doit se trouver entre la version primitive des Septante et la nôtre, celle-ci, dont les cinq livres comparés entre eux révèlent un système de traduction peu homogène, semble prouver que la version primitive n'était pas l'œuvre d'un seul.

Aristobule était sans doute l'un des traducteurs, ainsi que Lysimaque, fils de Ptolémée, de Jérusalem, qui a traduit le livre d'Esther pour ce même roi Philométor. Mais en se reportant à l'ancienne tradition juive des cinq sages, l'on peut supposer que, pour faciliter et hâter le travail, on l'aura distribué entre cinq interprètes, suivant le nombre des livres de Moïse. On peut enfin considérer comme un fait historique que les traducteurs, afin de vaquer en toute tranquillité à un travail qui engageait à la fois leur conscience religieuse et leur honneur, se sont retirés pour -ce but dans file de Pharos, près Alexandrie.

Aristobule, le chef et l'âme de cette entreprise littéraire, y joignit une dédicace au roi, espèce de préface destinée à prévenir des malentendus au sujet de certaines expressions bibliques relatives à Dieu. La traduction elle-même accuse une tendance manifeste à concilier le texte avec l'esprit philosophique du temps. Les interprètes ont dû se concerter d'avance sur certains passages qui, traduits littéralement, auraient pu déplaire au roi. C'est ainsi que, par égard pour le roi, dont l'ancêtre Lagos avait donné son nom à la dynastie des Lagides, ils ont renoncé à la traduction littérale du mot hébreu Arnébet, dont l'équivalent grec est le mot Lagos (lièvre), afin d'éviter ce nom dans l'énumération des animaux impurs.

L'œuvre des Septante a dû être entreprise peu de temps après la construction du temple d'Onias ; il peut même y avoir entre les deux événements une communauté d'origine : comme le temple d'Onias, la traduction du Pentateuque, était, pour ainsi dire, un nouveau monument élevé en pays étranger à la gloire du Die.0 d'Israël. — Quoi qu'il en soit, l'achèvement de ce travail littéraire avait répandu la joie parmi les Juifs d'Alexandrie et de toute l'Égypte. Les Grecs, si fiers de leurs lumières, devaient enfin reconnaître une nouvelle sagesse digne d'être placée à côté dei leur philosophie. L'amour-propre des Juifs d'Alexandrie se sentait flatté sans doute de pouvoir montrer leur législateur Moïse plus grand que Pythagore, plus divin que Platon. — Une considération plus sérieuse encore a dû ajouter à la satisfaction qu'éprouvaient les Juifs égyptiens en contemplant une œuvre à laquelle le roi lui-même s'était si vivement intéressé : la voie était frayée pour faire de la propagande parmi les Grecs en faveur de la religion juive. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le jour où la version grecque du Pentateuque fut solennellement présentée au roi Philométor ait été un jour de fête pour les Juifs d'Égypte. Depuis ce moment, ils en ont célébré l'anniversaire par un pèlerinage à l'île de Pharos. Cet anniversaire, devenu bientôt une fête populaire, commençait par des prières et des hymnes, auxquelles succédaient des rafraîchissements pris sous des tentes ou en plein air. La population entière d'Alexandrie finit par prendre part, assure-t-on, à cette fête nationale des Juifs d'Égypte.

Grâce à la version des Septante, le judaïsme devint accessible aux Grecs, qui représentaient la civilisation dans l'antiquité. Insensiblement ils se familiarisèrent avec la religion et la morale juives. Malgré la répugnance et l'hostilité hautement manifestée contre le judaïsme par quelques prêtres et lettrés païens, il suffit d'un demi-siècle pour que les peuples dominants de l'antiquité fussent imprégnés de ses vérités. Les Septante furent les premiers apôtres juifs parmi les païens. Le christianisme contribuera à son tour à les propager davantage. Aujourd'hui, il n'y a plus un seul idiome dans le monde civilisé qui, par suite de la traduction grecque de la Bible, n'ait emprunté des idées et des mots à la littérature juive, et, l'on peut dire sans exagération que les Septante ont introduit le judaïsme dans la littérature universelle. Philon[23] considère avec raison la version des Septante comme le premier signal de la conversion de tous les peuples aux idées israélites.

A l'opposé des Juifs d'Égypte, ceux de la Judée se méfièrent de la version grecque. Cette méfiance se comprend ; elle semble même justifiée sous plus d'un rapport. D'abord, tout ce qui était grec répugnait aux patriotes de la Judée, qui ne pouvaient pas oublier les torts du parti helléniste. L'on craignait en outre que la doctrine israélite ne fût présentée sous un faux jour dans un idiome qui différait si radicalement de l'hébreu. Enfin, la révélation sinaïque avait été exprimée dans la langue sacrée ; la traduire dans une autre langue, équivalait presque, aux yeux des Israélites de la Judée, à une profanation de la loi divine. Et, en réalité, ils regardaient le jour où cette œuvre s'accomplit comme un jour de deuil' national. Le même anniversaire qui fut en Égypte une fête nationale, le 8 tebet (décembre), devint en Judée, suivant une ancienne tradition, un jour de jeûne.  — Voilà bien des sentiments opposés éveillés par le même événement.

Pour peu cependant qu'on y réfléchisse, on est forcé de reconnaître que les appréhensions des Israélites de la Judée se sont trouvées confirmées par les résultats qu'amena la traduction grecque. Déjà la version primitive avait dû sacrifier à des raisons de convenance, le sens vrai et littéral du texte hébreu. Bientôt la version primitive fut encore modifiée par des altérations subséquentes. Aux jours du sabbat et des fêtes, les interprètes du texte hébreu, dans la synagogue d'Alexandrie, se servaient des Septante pour la lecture de la loi. Quiconque en possédait un exemplaire, pouvait y ajouter ses corrections. C'était à qui ferait passer sous l'autorité de l'Écriture, ses opinions personnelles, et enseignerait, au nom de la Bible, des doctrines étrangères ou contraires au judaïsme. Les interprétations arbitraires n'avaient plus de limites lorsque les siècles chrétiens apparurent. En effet, les Septante fourmillent de variantes et d'interpolations. C'est ainsi que la doctrine juive doit en grande partie à la version grecque et les victoires remportées sur le paganisme, et les erreurs répandues en son nom et à son préjudice.

Des légendes se sont attachées aux Septante, comme au temple d'Onias. On recula la date de leur origine et on l'entoura d'une espèce de miracle. On se racontait que la curiosité du roi Philadelphe aurait été éveillée par Démétrios de Phalère, son bibliothécaire, qui lui présentait les livres de Moïse comme dignes d'une place dans sa grande bibliothèque et des honneurs d'une traduction. A son instigation, le roi aurait envoyé deux ambassadeurs, Aristéas et Andréas, avec de riches présents, à Éléasar, alors pontife à Jérusalem, pour solliciter de lui des hommes savants comprenant l'hébreu et le grec. A l'effet de gagner son amitié, le roi aurait racheté à ses frais et rendu à la liberté tous les esclaves juifs en Égypte, que son père, le premier Ptolémée, y avait transportés comme prisonniers. Ému de ces preuves de bienveillance, le pontife Éléasar aurait choisi soixante-douze hommes parmi les plus savants des douze tribus d'Israël, à raison de six par tribu, et les aurait envoyés à Alexandrie. Ces soixante-douze hommes, reçus avec la meilleure grâce par le roi, auraient achevé en soixante-douze jours la traduction du Pentateuque, et l'auraient lue en présence du roi et de leurs compatriotes. On disait encore que chacun des soixante-douze interprètes fut renfermé dans une cellule, pour éviter qu'ils pussent s'entendre entre eux ; malgré cet isolement, ils se rencontrèrent dans une version littéralement identique, de sorte que le roi et tous les assistants auraient été forcés de reconnaître cette traduction comme une œuvre de l'inspiration divine.

Il n'y a pas longtemps que ces récits légendaires étaient encore regardés comme authentiques. C'est aussi de cette source apocryphe que dérive le nom de Septante.

Dès le début de la littérature gréco-juive en Égypte,, toute une série d'auteurs se font remarquer par des ouvrages originaux ; malheureusement, il ne nous en est parvenu que des noms et des fragments : Demétrius, Eupolemos, Artapan, Malchus, Aristée et Jason de Cyrène, ont mis à contribution, les uns des matériaux bibliques, les autres des événements plus récents, pour composer des ouvrages relatifs à l'histoire juive. Ce qui en est arrivé jusqu'à nous n'a pas beaucoup contribué à enrichir la science historique, à moins qu'on ne veuille prendre au sérieux les contes par lesquels ces auteurs ont voulu combler les lacunes de l'histoire sainte. En effet, selon l'exemple donné par l'écrivain gréco-égyptien Manéthon, auteur de la fable qui fait expulser d'Égypte comme lépreux les Israélites délivrés par Moïse, des écrivains gréco-juifs, par esprit d'opposition et d'imitation, s'attachèrent à glorifier leur origine nationale, et répondirent aux fables par d'autres fables. C'est Artapan qui a introduit dans l'histoire le plus de récits légendaires. Dans les trois fragments que nous possédons de lui, on lit que Joseph le patriarche fit construire à Héliopolis un autel consacré à l'Éternel. Évidemment, ce récit devait servir à glorifier le temple d'Onias qui se trouvait à cet endroit. Le même auteur fait de Moïse un guerrier, envoyé par sa mère adoptive, la princesse égyptienne Merrhis, en Éthiopie, où il aurait remporté de grandes victoires et fondé Hermopolis. — Nous ne possédons que quelques fragments insignifiants de Makhus et d'Aristée. — Jason de Cyrène a écrit un ouvrage en cinq livres sur l'histoire des 'Hasmonéens, depuis les premières luttes des patriotes avec les Hellénistes jusqu'à la victoire de Juda Maccabée sur Nicanor. Cette histoire, dont nous possédons encore quelques échantillons[24], trahit sa partialité en faveur d'Onias et n'est pas exempte d'erreurs. On y a ajouté plus tard un grand nombre de récits apocryphes, et fondu les cinq livres en un seul, qui existe encore sous le titre de Second livre des Maccabées.

A la même époque, on voit aussi surgir des poètes. L'on en connaît trois : Hézéchiel, Philon l'Ancien et Théodote. Le premier de ces poètes célèbre la sortie d'Égypte dans un drame où Moïse, sa femme Sephora, son gendre Raguel et Dieu lui-même sont mis en scène et parlent le langage de Sophocle. Quelques fragments seulement nous en sont parvenus. On ne sait pas si Hézéchiel a écrit encore d'autres drames. — Enfin, nous possédons de Philon l'Ancien un poème sur Jérusalem, et de Théodote une épopée sur les fils de Jacob et leurs démêlés avec les Sichémites à cause du rapt de leur sœur Dina. — On dit qu'Aristobule lui-même aurait écrit en strophes orphiques un poème consacré à la louange du judaïsme.

C'est ainsi que, dès son début, la littérature juive d'Alexandrie s'était efforcée de mettre l'histoire et la sagesse d'Israël à la portée du peuple le plus lettré de l'antiquité. Toutefois, elle ne dépasse pas, à cette époque, certaines limites assez restreintes ; elle se borne-à traduire, à embellir, à revêtir de formes grecques l'histoire et la poésie du judaïsme. Ce qui lui appartient déjà en propre, c'est l'interprétation allégorique. Il ne fallait pas, disait Aristobule, prendre au pied de la lettre le langage figuré de la Bible. Dieu étant partout, son apparition sur le mont Sinaï ne signifiait que la révélation de sa grandeur et de sa majesté aux êtres chétifs du monde terrestre. Selon lui encore, la Création en six jours devait nous apprendre la marche progressive et régulière qui se manifeste dans la nature ; de même que le repos du septième jour signifiait la permanence et l'harmonie de la Création.

Nous voyons ici apparaître pour la première fois cette méthode spéculative qui n'hésite pas à sacrifier la lettre de l'Écriture à des idées qui lui sont évidemment étrangères, méthode qui ne tardera pas à prévaloir dans l'école d'Alexandrie, dont le représentant le plus célèbre sera le philosophe Philon.

 

 

 



[1] JOSÈPHE, contre Apion, II, 4, 6 ; Guerre, II, 47, 7. STRABON chez JOSÈPHE, Antiquités, XIV, 7, 2.

[2] Livre ARISTEAS, au commencement. — JOSÈPHE, Antiquités, XII, 1.

[3] PHILON, contre Flaccus, éd. Mangey, II, 523.

[4] JOSÈPHE, Guerre, II, 18, 7 ; Antiquités, XII.

[5] PHILON, contre Flaccus, II, 525.

[6] JOSÈPHE, cont. Apion, II, 4, 5.

[7] JOSÈPHE, cont. Apion, II, 5.

[8] PHILON, contre Flaccus, II, 525.

[9] PHILON, contre Flaccus, II, 525. — TOSIFTA SUCCA, chapitre IV.

[10] JOMA, 38a. ERACHIM, 10b.

[11] JOSÈPHE, Antiquités, XIII, 3, 1.

[12] Livre apogr. ESTHER, II, 1.

[13] JOSÈPHE, cont. Apion, II, 5.

[14] Histoire du peuple d'Israël, t. III, p. 273.

[15] ISAÏE, XIX, 19.

[16] Elle se trouve sur le célèbre arc de triomphe de Titus à Rome.

[17] JOSÈPHE, Antiquités, XIII, 1 ; Guerre, VII, 8, 5. — D'après Éwald (l. c. p. 405), le temple d'Onias fut inauguré en 160.

[18] PHILON, cont. Flaccus, II, 524. — Fragment dans Eusèbe, Præparatio evangelica, c. XIII, 7, chez Mangey, II, 646.

[19] MENACHOT, 109a.

[20] JOSÈPHE, Guerre, VII, 10, 2.

[21] JOSÈPHE, Guerre, VII, 10, 2.

[22] Pour tout ce qui concerne la version des Septante, voyez Graëtz, Histoire des Juifs, l. III, 2e édit, note 2.

[23] Vie de Moïse, livre II.

[24] Cf. II MACCABÉES, II, 19-23.