SINAÏ ET GOLGOTHA

 

INTRODUCTION.

 

 

Origine du Judaïsme. — Les Israélites dans l'histoire universelle. —  Institutions de Moïse. — Le Décalogue. — La Palestine. — Tribus de Juda et d'Éphraïm. — Réforme de Samuel. — Les ancêtres des Ebionites. — Rois, prêtres et prophètes. — Croyances messianiques. — Exil babylonien.

 

La civilisation du monde antique, comme celle de l'Europe et de l'Amérique dans des temps plus récents, a commencé par des migrations. La plus ancienne est peut-être celle dont l'histoire sainte fait mention. Lorsque les peuples nombreux de la souche aryenne quittèrent leurs demeures primitives, à cette époque de la séparation des langues dont la tradition de la tour de Babel nous a conservé le souvenir comme un écho lointain, quelques tribus de la souche sémitique, établies entre l'Euphrate et le Tigre, furent poussées, selon toute apparence, par le contrecoup de cette migration, jusqu'aux côtes de la Méditerranée. Parmi ces tribus sémitiques se trouvaient les Thérachites, ou Hébreux, dont les descendants d'Abraham, les Israélites, ne forment qu'une branche. Leur première étape fut la Palestine.

Nous ne possédons que des données historiques très-vagues sur les aborigènes de ce pays qui, non m'oins que la Grèce et l'Italie, excite l'intérêt du monde civilisé. La Bible ne fait mention qu'accidentellement des premiers habitants de la Palestine. — Quant aux Chananéens ou Phéniciens, la plus ancienne des nations commerçantes, ils avaient, à ce qu'il semble, colonisé le rivage de la Méditerranée à peu près au moment où les Hébreux conduisaient leurs troupeaux sur les hauteurs du pays, ou dans la vallée du Jourdain. — Pasteurs et agriculteurs, les Hébreux avaient des mœurs simples et primitives. Navigateurs et commerçants, les Chananéens entretenaient des relations avec tous les peuples du monde connu. C'est ainsi que la Palestine, dès sa première apparition sur le théâtre de l'histoire, se voyait prédestinée à donner une double impulsion à la marche de la civilisation : en même temps qu'elle devait servir le progrès matériel de la société, elle allait hâter le développement du sentiment moral et religieux. Il s'y formait en effet, d'un côté, un peuple industriel, dont les vaisseaux parcouraient les mers, et qui lançait ses colonies sur les plus lointains rivages ; de l'autre, un peuple faible et peu nombreux de pasteurs et d'agriculteurs, très-long ;temps renfermé dans les limites de son petit territoire, mais qui plus tard devait se répandre, lui aussi, sur le globe entier, et surpasser, en force expansive et en durée, non-seulement les autres habitants de la Palestine, mais encore les plus puissantes nations de la terre.

Ce petit peuple qui remonte si haut dans l'antiquité, et qui néanmoins conserve encore tant de jeunesse et de sève, dispersé au milieu de toutes les nations sans cesser de rester uni, les yeux tournés vers le ciel sans perdre de vue la terre ; ce peuple, à la fois idéaliste et positif, a instruit le genre humain par sa doctrine et par ses œuvres. En dehors de sa religion, qu'on peut appeler le culte social de la Providence, tous les trésors et les délices dû monde sont vains et n'aboutissent qu'à des désastres. Son histoire nous montre la foi triomphant de tous les obstacles, et la justice plus puissante que la force ; elle nous révèle, en traits visibles et palpables, la supériorité de l'idéal religieux sur toutes les combinaisons purement matérielles. Cette histoire, alternativement hébraïque, israélite et juive, est véritablement l'histoire sainte de l'humanité. Comme acteur ou comme témoin, le peuple de Dieu a participé à tous les grands événements de l'histoire, et il en a gardé l'empreinte plus eu moins marquée. Il a été profondément modifié par son contact avec l'antique royaume des Pharaons et avec les grandes monarchies des Assyriens, des Babyloniens et des Médo-Perses. La tempête de l'invasion macédonienne s'est déchaînée sur lui sans le renverser, le choc du colosse romain l'a brisé sans le détruire. Le christianisme victorieux a multiplié ses blessures. Aux temps de l'invasion des barbares, il a eu sa part de la désolation commune. Par contre, les monarchies de Charlemagne, des Ommaiades et des Abbassides ont été pour lui aussi des périodes de repos, et ont laissé des traces ineffaçables dans son développement intellectuel. Lorsque plus tard l'Europe est tombée sous le joug odieux d'une hiérarchie abrutissante et impitoyable, c'est encore lui qui a eu à subir les plus terribles et les plus longues souffrances. II a coopéré à la réforme de l'Église chrétienne dans une patrie ingrate qui lui marchande aujourd'hui encore ses droits de citoyen[1]. Enfin, la grande Révolution française l'a délivré, lui aussi, de ses douleurs séculaires. Aujourd'hui que, grâce à cette glorieuse révolution, il semble être arrivé avec les autres peuples au terme de toutes les persécutions, il croit plus que jamais à sa mission providentielle. La fin des mauvais jours, loin de le détacher de son culte, lui est une preuve nouvelle de l'avènement prochain de ce royaume de Dieu, prévu et préparé de longue main dans l'ancienne Jérusalem, image et promesse de la nouvelle. — Pour se pénétrer de plus en plus de sa sainte mission, il n'a qu'à étudier son histoire.

Tous les peuples qui ont des souvenirs de leur première jeunesse, parlent d'un âge d'or primitif et d'une époque héroïque qui l'a suivi. L'histoire des Israélites commence, au contraire, par le martyre et la promesse d'un âge d'or final. L'esclavage égyptien a été le berceau de la nation juive. Celui qui, avec l'aide de Dieu, l'en a délivrée, n'avait rien de tout ce que les autres grandes races historiques, les Indiens, les Égyptiens ; les Perses, les Grecs, les Romains et les Germains, admiraient chez leurs héros. Il était le plus doux et le plus humble de tous les hommes, voilà tout ce que l'histoire sainte trouve à dire de plus glorieux à la louange de Moïse. — Toutes les autres nations, les nations du monde, comme le Talmud les appelle, ont mis leur confiance dans la force matérielle. La puissance d'Israël est sa confiance en Dieu : la force morale, plutôt que la force physique, l'a soutenu dans ses luttes, aussi vieilles que l'histoire du genre humain.

Entrés en Égypte, au nombre de soixante-dix pères de famille, les enfants d'Israël, en sortirent à l'état de peuple, pour devenir un royaume de prêtres et une nation sainte[2]. A cet effet, un code admirable leur est donné. Gravé sur des tables de pierre, il devait se graver plus tard dans le cœur des hommes ; et devenir la propriété commune de l'humanité. La législation, résumée dans. le Décalogue, n'enseigne point de rêveries théosophiques et mystiques, ne s'adresse pas à l'imagination, mais au cœur et à la raison, et défend non-seulement les actes criminels, mais encore les mauvais penchants, les passions égoïstes. Depuis la défense de l'idolâtrie sous toutes ses formes ; source de tant de préjugés et de vices, jusqu'à la consécration du septième jour au recueillement et à la contemplation des œuvres de Dieu ; depuis le commandement si simple et si humain : Honore ton père et ta mère, jusqu'à la défense de convoiter tout ce qui appartient à autrui, tout ce qui fait le bonheur du prochain, — quelle riche mine de vertus sociales !

Le Décalogue a changé la face du monde, renversé les dieux superbes de l'Olympe, dissipé les terreurs superstitieuses des Druides, et aboli tous les cultes obscènes et barbares, depuis les horreurs des sacrifices humains jusqu'aux jeux non moins horribles des gladiateurs romains.

La sainte morale, donnée à un petit peuple, isolé du monde, dans un coin obscur de la terre, dans un désert, a inauguré une ère nouvelle pour toute l'humanité.

Le Dieu de la révélation sinaïque, c'est le Dieu de l'histoire, celui qui a brisé le joug de l'esclavage ; c'est l'auteur d'une loi dont les principes de justice et d'amour commencent aujourd'hui seulement à dominer l'ordre social.

Ces lois divines qui condamnent tout à la fois les préjugés grossiers et les passions égoïstes, comment auraient-elles pu être comprises immédiatement par une masse populaire qui venait de sortir de la plus profonde dégradation ? — Il fallait d'abord qu'une nouvelle génération succédât à l'ancienne. Soixante-dix sénateurs formèrent un grand conseil appelé à délibérer sur toutes les entreprises importantes et à juger le peuple. Le grand prophète qui, après avoir dirigé Israël dans ses migrations à travers le désert, voulut être son législateur, lui donna une constitution, religieuse et théocratique sans doute, mais essentiellement républicaine et démocratique. Il ne voulut pas d'un pouvoir royal arbitraire. Le vrai roi du peuple, Dieu, l'idéal de la justice, présent à tous les cœurs, ne devait pas avoir de représentant personnel sur la terre. Le successeur de Moïse est un prophète comme lui, et, de même que les membres du grand-conseil, les prophètes appartiennent au peuple, sans distinction de classes ou de castes. Les prêtres et les lévites n'ont pas de fonctions en dehors du culte et de l'enseignement de la loi nationale ; ils ne doivent même posséder aucune, propriété. — C'est avec ces institutions, avec ces garanties contre le despotisme et les inconvénients de la théocratie, que le peuple d'Israël s'établit en Palestine.

Jetons encore un coup d'œil sur ce pays, qui fut destiné à devenir le théâtre de l'histoire sainte durant environ quinze siècles.

Limitée à l'ouest par la Méditerranée, au nord par le Liban, à l'est par le Jourdain, au midi par un désert, la Palestine est un pays exceptionnel, comme le peuple auquel elle fut assignée pour patrie,

Il paraît impossible, dit le géographe Ritter[3], d'imaginer, pour le développement lent et pénible du peuple d'Israël, une autre contrée sur le globe terrestre que celle-là même où ses destinées se sont accomplies. Ce qui caractérise ce petit pays, ce n'est pas seulement sa situation au centre du monde, comme disaient les anciens, et non sans raison, puisqu'il se trouve aux confins des trois parties du monde alors connu, sur le seuil de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe ; c'est surtout son isolement, si bien approprié au développement tout particulier du peuple Hébreu.

Aucune grande route de peuple à peuple, lisons-nous encore dans le même auteur, ne traversait la Palestine ; elles passaient toutes à côté de ce pays[4]. Cependant, grâce à la situation de cette contrée au centre du monde, ses habitants purent entrer en relation avec toutes les nations de l'antiquité. C'est, en effet, ce qui arriva chaque fois qu'Israël avait accompli une des grandes phases, ou terminé en quelque sorte un chapitre de son histoire.

Ce qui n'est pas moins remarquable dans ce singulier pays, ce sont les produits de son sol. Sur une étendue très-restreinte se trouve réunie la végétation des zones les plus diverses, des oliviers et des baumiers à côté des chênes et des champs de blé, des dattiers à côté des vignes. La température moyenne qu'il faut au dattier pour mûrir ses fruits est généralement trop élevée pour la culture de presque tous les autres végétaux indigènes de la Palestine. Pour expliquer la présence simultanée des produits de zones si diverses dans ce coin du globe, il faut qu'il soit en quelque sorte le résumé des climats, comme il est le centre géographique des anciennes parties du monde. Aussi, quelle variété de paysages présente-t-il au voyageur ! Ici, la mer avec 'ses côtes et ses ports ; là, le Liban avec ses cèdres et ses neiges ; à l'intérieur, les montagnes de Galilée et de Juda, le Jourdain avec ses lacs, ces yeux du paysage, les grasses prairies de Saron, les vallées de Jezréel, ce jardin de fleurs de la Palestine, la solitude, de Jéricho avec ses bosquets de palmiers et de baumiers. — Notons encore que cette terre de lait et de miel, où le pied baignait dans l'huile, ne favorisait pourtant point la mollesse et l'oisiveté. Les habitants étaient forcés de travailler pour conserver la fertilité du sol et pour combattre l'invasion toujours menaçante des sables du désert. Autant, en effet, la Palestine était riche autrefois avec une population laborieuse, autant elle est pauvre aujourd'hui par la paresse de ses habitants. Nation, religion et terre étaient faites l'une pour l'autre ; elles se convenaient mutuellement comme les différentes parties d'un organisme. Réunies, elles formaient un tout vivant ; séparées, la terre a perdu son âme, comme la religion et la nation sont privées de leur corps.

Sur cette terre exceptionnelle devait se développer l'embryon de l'histoire sainte de l'humanité. — Deux mots caractérisent cette histoire : le martyre et l'espérance. Il est un fait dans son histoire que le peuple de Dieu ne doit jamais oublier ; il faut qu'il se souvienne toujours qu'il a été esclave en Égypte. Moïse et les prophètes, l'Écriture et la tradition, les enseignements et les institutions d'Israël, ses sabbats et ses fêtes, tout lui rappelle ce début de son histoire avec une insistance qui indique assez clairement que le souvenir de l'esclavage égyptien est l'un des fondements de la doctrine mosaïque. C'est, en effet, la base de l'édifice dont le couronnement est l'époque messianique ; tout le judaïsme se meut autour de ces deux pôles de son histoire. — Ne sont-ils pas aussi ceux de l'histoire universelle ? L'humanité n'a-t-elle pas, elle aussi, passé par des siècles de servage pour arriver à la liberté ? — Comme Israël, elle fut amenée au travail libre, en passant par le travail servile. L'esclavage est le premier apprentissage de la vie sociale, et la route sur laquelle l'humanité marche, sous l'égide de la Providence, pour accomplir ses hautes destinées, est longue et épineuse. La liberté, le bonheur et la justice ne sont que le prix de la lutte. C'est ce que nous montre trop visiblement, hélas ! l'histoire d'Israël, type moral et religieux de celle de l'humanité.

En entrant dans la terre de Chanaan, Israël n'était qu'au commencement de sa carrière. Bien des obstacles lui restaient ; à surmonter. A l'extérieur, il avait à combattre des ennemis nombreux ; à l'intérieur, il doit lutter contre un ennemi plus terrible encore : la séduction des mœurs corrompues d'une population idolâtre. La conquête de la terre promise n'était accomplie qu'en partie. A côté des Israélites demeuraient les Chananéens, les Philistins, les Phéniciens. Le contact de ces peuples exerce une influence pernicieuse sur les tribus de Jacob. Ce n'était pas tout. L'anarchie règne au milieu d'eux. Sous les juges, chacun faisait ce que bon lui semblait. De plus, les tribus étaient désunies. Deux d'entre elles s'étaient emparées des meilleurs lots ; elles étaient les plus puissantes et occupaient le centre de la Palestine. C'étaient les tribus de Juda et d'Éphraïm ; elles se disputaient la suprématie sur les autres. Leur jalousie et leur hostilité divisaient et affaiblissaient Israël, comme les luttes d'Athènes et de Sparte déchiraient la Grèce. Après la mort de Moïse et de Josué aucun homme supérieur n'était là pour maintenir l'unité de la nation et combattre les dangers de l'anarchie et de l'invasion étrangère. Tantôt subjuguées, tantôt délivrées par un vaillant capitaine, les tribus ne songent qu'à l'intérêt du moment ; elles oublient leur religion, adorent les dieux phéniciens, et s'adonnent au culte d'Adonis et d'Aphrodite (Baal et Astarté) qui avaient leurs prêtresses et leurs hiérodules. — En vrais commerçants, les Phéniciens favorisaient ces cultes, dont chaque sanctuaire devenait pour eux un marché ; car les sacrificateurs et les prêtresses s'habillaient de pourpre et faisaient natte des besoins de luxe, que le commerce et l'industrie des Phéniciens pouvaient seuls satisfaire au milieu d'une population d'agriculteurs et de pasteurs. Les tribus septentrionales, voisines des. Phéniciens, furent séduites par eux les premières, et portèrent le culte étranger parmi les autres tribus d'Israël. Les mariages avec les Chananéens firent le reste. La religion de Sinaï tomba en désuétude. Le décalogue avec sa morale sévère sembla être complètement oublié. Les tables de la loi restèrent déposées dans.une arche, pour laquelle le peuple éprouvait une crainte superstitieuse, sans s'inquiéter de ce qu'elle renfermait. Les descendants d'Aaron, les Cohanim[5], ne paraissent pas s'être opposés au culte des idoles. Des prêtres comme Héli étaient rares, et ses fils ne suivaient pas sa voie.

Heureusement, il y avait en Israël cette autre classe sacerdotale que nous venons de nommer, et qui était plus fidèle que celle des Cohanim à la loi de Moïse. Les Lévites étaient restés pauvres, contrairement à l'exemple donné par leurs supérieurs qui s'étaient approprié des biens, malgré la défense de la loi. — Humbles et résignés à leur sort, ces ancêtres des Ébionites cherchaient leur gloire dans l'abnégation et s'opposaient à la corruption du peuple et à l'orgueil des sacrificateurs. Au milieu d'eux naquit Samuel, fils d'une mère dont les ferventes prières, témoignage de sa piété profonde, nous sont conservées dans la Bible. — Venu trois siècles après Moïse, Samuel apparut juste au moment le plus critique de toute l'époque des juges. Le peuple venait de subir une défaite décisive dans ses guerres avec les Philistins. Il était désarmé, son temple de Silo détruit, et l'arche d'alliance elle-même prise par l'ennemi. Le vieillard Héli n'avait pas survécu à cette terrible catastrophe. — Aidé par un certain nombre de lévites qui étaient, comme lui, tout à la fois des prophètes, des poètes et des musiciens[6], Samuel commença alors la réforme du culte ; il y introduisit le psaume et la musique, popularisa la religion, en même temps qu'il l'ennoblit par le prestige des arts, et réveilla ainsi dans le cœur du peuple l'enthousiasme, cette étincelle divine qui a toujours produit des merveilles, mais qui avait abandonné le peuple d'Israël depuis son établissement en Palestine.

Avec toute une école de prophètes, Samuel parcourait le pays, enseignant les hautes vérités du Mosaïsme sous les formes attrayantes de la poésie, si bien appropriée aux premiers âges, et proclamant, lui le premier, que Dieu ne prend pas plaisir aux sacrifices, et que l'obéissance à sa volonté lui est plus agréable que des holocaustes. — Grâce à son généreux enseignement, Samuel réussit à réunir les tribus divisées et à 'en faire une nation. Une fois ramené à l'unité, le peuple y attacha un si grand prix que pour la mieux conserver, il demandait à Samuel un roi, comme tous les peuples qui l'environnaient. Samuel ne céda qu'avec répugnance aux instances du peuple. Mais la peur de retomber dans l'anarchie triompha des objections du prophète, et l'on changea librement, et avec pleine conscience de cette révolution, la république en monarchie.

Sous les trois premiers rois, notamment à partir de l'avènement du roi David, la nation s'éleva à l'apogée de sa grandeur politique. L'époque de David et de Salomon est comme un phare brillant dans l'histoire nationale d'Israël. A cette époque nous voyons Israël refouler toutes les invasions, élargir ses frontières depuis la Syrie jusqu'à la mer Rouge, développer son commerce avec les Phéniciens et les peuples de l'Orient, étendre sa navigation jusqu'à Ophir, conclure avec ses deux voisins les plus puissants, la Phénicie et l'Égypte, des traités d'alliance avantageux, produire une littérature nationale, fonder sa capitale, Jérusalem, et son temple de Moriah, centraliser de la sorte toutes les forces de la nation, devenir, en un mot, comme on dirait aujourd'hui, une Grande Puissance, et par-dessus tout se pénétrer de sa mission dans l'histoire de l'humanité.

Cette époque, qui apparaît plus tard dans l'histoire juive entourée d’une auréole de gloire, avait pourtant aussi ses ombres. Bientôt, hélas ! la royauté justifie les prévisions et les avertissements du grand prophète Samuel. Elle s'éloigne de ses origines populaires et tombe dans les aberrations et dans les excès du despotisme oriental. L'ancienne jalousie des tribus de Juda et d'Éphraïm se réveille de nouveau et favorise la scission de la monarchie, provoquée par l'arrogance du prince héréditaire, élevé dans les splendeurs de la cour de Salomon. — Samarie est opposée à Jérusalem, le culte des dieux d'Égypte à celui de l'Éternel. — Le régicide, l'anarchie, la dissolution au dedans, l'impuissance, l'abaissement au dehors, telles furent sous les rois les suites de l'oubli de la loi. Les cultes obscènes de Baal et d'Astarté font de nouveau irruption, d'abord dans le royaume d'Israël, et ensuite dans celui de Juda. Les Cohanim ne résistent pas plus sous les rois qu'autrefois sous les juges à ce courant démoralisateur ; ils s'allient avec la royauté, et ils reçoivent d'elle en échange des donations et des privilèges.

Mais si le judaïsme est sapé dans ses fondements 'par les classes élevées, sa doctrine, déposée dans le Décalogue, a ses représentants et ses défenseurs dans le cœur des humbles et des pauvres. Deux chérubins, symboles du pontificat et de la prophétie, étaient placés sur l'arche d'alliance. De ces deux institutions, l'une s'était laissé entraîner dans le tourbillon de la corruption générale ; mais l'autre restait à son poste, gardienne fidèle de la religion divine. Les écoles de Samuel avaient pu se maintenir et prospérer, malgré le despotisme et l'anarchie déchaînés dans les deux royaumes. Un siècle après la scission nous voyons surgir une pléiade de prophètes, tribuns et réformateurs, qui s'attachent à l'idée morale de la loi, dont ils développent les principes fondamentaux. Grâce à eux, les germes, déposés dans le judaïsme par Moïse et Samuel, commencent à éclore et atteignent un puissant développement. Contré les rois dégénérés, contre la corruption des prêtres et des tribus idolâtres, ces hommes saints élèvent courageusement la voix, et en même temps se font les interprètes des vues les plus élevées sur les destinées du genre humain. A côté de sombres prophéties, tristes présages des tempêtes qui se déchaîneront sur la nation pour la châtier de ses méfaits, ils déroulent le magnifique tableau de l'avenir messianique, de cette époque où la justice régnera, non-seulement en Israël, mais sur toute la terre. Leur horizon s'étend à l'humanité entière ; ils font participer tous les peuples à une paix universelle.

Dans l'intervalle de deux siècles on voit se succéder le fougueux zélateur Élie avec la tunique de poils et la ceinture de cuir ; Élisée, son doux et humain disciple ; Amos, le rude pasteur de Thécoa ; Isaïe, le plus sublime et le plus majestueux des prophètes ; Zacharie, Hosée et Micha. Deux d'entre eus, Isaïe et Micha, ont proclamé en des termes presque identiques ces paroles mémorables : Un jour tous les peuples se rendront sur la montagne sacrée qui dépassera en hauteur toutes les montagnes de la terre ; alors la doctrine sortira de Sion, et la parole de l'Éternel, de Jérusalem. Alors les peuples transformeront leurs glaives en houes, et leurs lances en serpes ; les nations ne lèveront plus le glaive les unes contre les autres, et elles n'apprendront plus la guerre.

Qui a le premier proclamé cet évangile de la paix universelle ? — On ne saurait le dire. Mais ce qui est certain, c'est que cette parole, qui est aujourd'hui encore l'espérance de l'humanité, une fois prononcée, soit par Isaïe, soit par Micha, on par un prophète plus ancien, n'a pas cessé d'être la tradition favorite des prophètes : Cette idée du peuple-messie se rattache bientôt à une personnalité typique, dont l'image, tracée par Isaïe (chap. XI et XII), se gravera désormais si profondément dans le cœur du peuple, qu'il ne sera plus possible d'en effacer le moindre trait.

Mais plus la conception prophétique s'idéalisait, plus elle s'éloignait de la réalité des choses, et plus profond se creusait l'ab/me qui séparait l'idée du judaïsme de son existence réelle. Les représentants de l'idée et ceux du fait parlent un langage si différent, qu'ils finissent par ne plus s'entendre. Depuis longtemps déjà le royaume des dix tribus avec son culte idolâtre et ses temples de Bethel et de Dan s'était éloigné de l'idée fondamentale du judaïsme. Les tribus de Juda et de Benjamin étaient, il est vrai, généralement restées fidèles au culte dé l'Éternel ; mais comme elles ne l'exerçaient que par des rites et des formes extérieures, elles ne comprenaient guère davantage les enseignements des prophètes, que les dix tribus d'Israël. L'on peut en juger par la facilité avec laquelle elles passaient du culte de l'Éternel à celui des idoles. Cependant, à Jérusalem, il y avait de temps en temps des hommes isolés qui prêtaient l'oreille aux prophètes. Le plus remarquable de tous est le roi Josias. Ce fut sous son règne que fut trouvé et publié le cinquième livre du Pentateuque, le Deutéronome, le plus beau monument de la littérature sacrée, qui enseigne avec tant d'insistance et de verve l'amour de Dieu et des hommes, les vérités religieuses et la vanité des spéculations mystiques.

Lorsqu'on lui en donna lecture, le roi fut tout à la fois touché au cœur et rempli de crainte. Quoique fils et petit-fils de rois idolâtres, il introduisit dans le culte une réforme qui mettait le judaïsme officiel, plus en harmonie avec le judaïsme des prophètes. Mais pas plus que Josaphat et Ézéchias, ses prédécesseurs, dont l'attachement au culte de l'Éternel avait été si profondément sincère, Josias ne réussit à déraciner l'idolâtrie ; et bientôt les représentants officiels du judaïsme retombèrent dans un culte plus conforme aux penchants sensuels et aux habitudes superstitieuses du peuple hébreu, mais absolument opposé à la doctrine des prophètes. — Dès lors, les prédictions des tribuns sacrés deviennent de plus en plus sinistres, de plus en plus menaçantes ; elles annoncent l'épuration du judaïsme par un grand désastre national, par la ruine de l'État, par la destruction du temple mainte fois profané, par la dispersion et la proscription du peuple. — On se débarrasse enfin de ces rêveurs, les Taus anciens de tous les démocrates humanitaires ; on supprime la liberté de la parole, jusqu'alors respectée ; la peine de mort est prononcée contre les prophètes qui deviennent ainsi les premiers martyrs de la fraternité universelle, comme ils en avaient été les premiers propagateurs :

Votre glaive a dévoré vos prophètes comme un lion furieux, s'écrie Jérémie, le plus tragique des orateurs inspirés.

Mais si les prophètes sont réduits au silence, les faits se chargent de parler. Comme autrefois les menaces d'Amos et d'Isaïe contre Samarie, celles de Michée, de Sophonie et de Jérémie contre Jérusalem se réalisent à la lettre. Cent quarante ans s'étaient écoulés depuis que le conquérant assyrien' avait détruit le royaume' des dix tribus, et transporté les Israélites au delà du Tigre, malgré leur résistance héroïque. Un sort pareil vient atteindre Je royaume de Juda. Jérusalem est détruite, la montagne de Sion se couvre de ronces et d'épines. Les Juifs qui avaient survécu aux maux de la guerre, sont transportés au delà de l'Euphrate. Ceux que le conquérant babylonien avait laissés en Judée, émigrent en Égypte, entraînant avec eux le prophète Jérémie. La terre sainte se voit privée de tous ses enfants. Il ne reste dans les environs de Samarie qu'un mélange d'Israélites idolâtres et de païens qui depuis cette époque reçoit le nom de Samaritains.

Ainsi se termine la première phase de l'histoire d'Israël. Les contemporains avaient pensé que tout était fini. Le finis Judœœ fut prononcé par les Juifs eux-mêmes : Nos ossements sont desséchés, disent-ils, nos espérances sont perdues, nous sommes anéantis... Des ossements secs peuvent-ils renaître à la vie ?

Ils se ranimèrent pourtant. La première résurrection d'Israël se prépara dans l'exil babylonien. Le cœur du peuple n'était pas mort ; il continua de battre dans le sein de ces hommes inspiré ; qui avaient prévu et prédit la ruine de l'État ; et ce fut leur souffle d'une divine énergie qui rappela la vie dans les membres inanimés de la nation, lorsque tout semblait être fini.

Le milieu dans lequel l'idée de la nationalité juive survécut à son existence politique, se composait, encore de ces pauvres lévites, du sein desquels sont sortis les premiers et les derniers prophètes. Le génie du judaïsme, loin d'avoir été enseveli sous les ruines du temple, jeta de nouvelles racines dans les profondeurs de l'esprit et produisit la grande littérature de l'exil et du second temple.

Le prophète Ézéchiel est l'un des premiers auteurs de cette régénération. Au milieu du désespoir, et malgré toutes les apparences contraires, il prédit la résurrection du peuple uni de Juda et d'Éphraïm dans tette parabole si éloquente des ossements ranimés, qui, plus tard, grâce à l'influence du Mazdéisme, fut prise à la lettre[7].

Ce grand prophète qui, à lui seul, a produit toute une littérature, réveille le goût littéraire parmi les exilés : des œuvres antiques, nées sous l'inspiration virile des âges précédents, sont appréciées et recueillies pour la première fois pendant l'exil babylonien. Il est vrai que les proverbes font mention d'une sorte de société de sages, que le roi Ézéchias aurait déjà instituée pour la mise en ordre et la rédaction de quelques œuvres littéraires dispersées. Mais cette société de sages ne s'était pas formée aussi spontanément et ne donnait pas à ses travaux une aussi grande étendue que la nouvelle école, née dans l'exil babylonien. Des pages admirables, dont nous aurons à parler, furent ajoutées dès lors au canon biblique, qui ne fut clos que bien plus tard.

Cette première institution littéraire, sortie du sein du peuple juif, a exercé une influence considérable sur l'esprit des exilés par la publication et l'enseignement de l'histoire sainte, dès lors devenue la propriété spirituelle de la nation entière.

L'exil égyptien avait transformé des tribus nomades en un peuple sédentaire ; le second exil fit de ce peuple une nation de, littérateurs, destinés à porter la parole de Dieu par toute la terre. C'est à Babylone que commence la véritable incarnation du Verbe dans le peuple-messie.

Tout concourt dans cette seconde école de souffrance à préparer Israël au rôle providentiel de son apostolat, à transformer, comme a dit Ézéchiel, son cœur de pierre en un cœur de chair, et à le rendre digne de cette alliance nouvelle, que Jérémie avait déjà annoncée. — Pris de nostalgie, loin d'une patrie dont il devait se reprocher d'avoir mérité la perte, les yeux tournés vers les montagnes azurées, parmi lesquelles il entrevoyait la montagne de Sion, le deuil dans le cœur et le remords dans la conscience, Israël faisait un retour sur lui-même.. Les prophètes avaient alors bien moins à corriger qu'à consoler leurs compatriotes ; bien plus à ranimer leur courage qu'à Îles réprimander. Le second Isaïe, digne émule du premier, entre dans cette voie, et sa verve, à la fois mélancolique et consolante, est comme un baume pour le cœur des exilés. Tandis que le premier Isaïe commence ses prophéties par une sombre vision, le second commence les siennes par ces paroles pleines de douceur : Nachamou, nachamouconsolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ; parlez à Jérusalem le langage du cœur ; dites-lui que son temps de souffrance est accompli, que sa faute est pardonnée, qu'elle a reçu au double, de la main de l'Éternel, la peine de ses péchés[8].

Ce prophète trace d'une main ferme et dans un langage à la fois clair et poétique la, mission d'Israël. Il insiste, lui le premier, sur son apostolat ; il l'appelle le serviteur de Dieu qui doit porter aux peuples la lumière et la justice, la religion universelle. Dieu, dit-il, élira parmi les païens mêmes, des apôtres et des lévites. La ' grandeur d'Israël, dit-il encore, se trouve précisément dans son humiliation.

Ces sentiments religieux, si élevés et si purs, pénètrent bientôt le cœur de tous les exilés et deviennent la cause d'une régénération profonde du Judaïsme. Tout le monde, entraîné par un mouvement sympathique, s'intéresse à la restauration du peuple. Les païens mêmes, lisons-nous, ouvrirent leur cœur à l'Éternel pour l'aimer et devenir ses serviteurs.

Zorobabel, petit-fils du dernier roi de la maison de David, et d'autres favoris de Cyrus, parvinrent à lui persuader qu'il ferait une œuvre agréable à Dieu, en laissant les Juifs retourner dans leur patrie. — Qu'importait à ce puissant monarque une petite province entre le Jourdain et la Méditerranée ? Il en fit cadeau à cette population, relativement peu nombreuse d'Israélites, qui s'était établie depuis un demi-siècle sur les bords de l'Euphrate, dans les environs de Néhardéa, et lui donna la permission d'aller en Palestine et d'y reconstruire un temple à l'Éternel.

La fin de l'exil est arrivée. Une nouvelle, période de l'histoire sainte va commencer.

 

 

 



[1] La coopération des Juifs allemands à la réforme de Luther, quoiqu'occulte et peu connue jusqu'à présent, n'en est pas moins réelle. Comparez Graëtz, Histoire des Juifs, tome IX, p. 73-230. Ce volume embrasse la période de 1496 à 1618.

[2] Exode, XIX, 6.

[3] Tome IV, I, p. 7.

[4] Tome IV, I, p. 8.

[5] On sait que la tribu de Lévi se divise en Cohanim, parmi lesquels devait être pris le Pontife, et en lévites, proprement dits, subordonnés aux Cohanim qui étaient les sacrificateurs.

[6] Dans la langue hébraïque, les mots Roéh, 'Hoséh et Nabi sont synonymes et signifient indistinctement prophète, poète ou musicien. Il est dit expressément qu'aux temps de Samuel, on appelait Roéh ce qu'on désigna plus tard par la dénomination de Nabi.

[7] ÉZÉCHIEL, XXXVII, 1-28.

[8] Les deux sabbats, entre lesquels tombe l'anniversaire de la destruction du premier temple, le 9 Ab, se nomment, le premier, Sabbat 'Hason (le sabbat de la vision sombre, ou le sabbat noir), le second, Sabbat Nachamou (le sabbat de la consolation), parce qu'on récite dans la synagogue, avant l'anniversaire, le premier chapitre de Isaïe I, commençant par le mot 'Hason, après cet anniversaire, le premier chapitre de Isaïe II (le chap. XL), commençant par le mot Nachamou.