HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre IX — Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi — (1666-1678).

 

 

Les quatre penseurs dont il vient d’être question, Uriel da Costa, Léon Modena, Delmedigo et Simon Luzzato, avaient manifesté avec plus ou mains de vivacité leur hostilité contre le judaïsme de leur temps. Mais, malgré leur intelligence, leur savoir, leur talent oratoire, ils n’exercèrent que peu d’influence sur leurs contemporains et ne purent introduire la moindre modification dans le culte. Cette époque produisit, par contre, deux autres personnalités, de tendances, d’esprit et de caractère absolument opposés, dont l’une représentait en quelque sorte la raison et l’autre l’extravagance ; et qui portèrent tous deux au judaïsme des coups très sensibles.

Le plus illustre des deux est Baruch Spinoza (né en Espagne en 1632 et mort en 1677), qui fut peut-être l’esprit le plus remarquable de son temps. Instruit dans la Bible et le Talmud par deux rabbins d’Amsterdam, le célèbre Manassé ben Israël et Morteira, Spinoza trouva bientôt ces études insuffisantes et chercha ù étendre son savoir. II se mit alors à étudier les oeuvres des penseurs juifs, dont trois surtout exercèrent sur lui un puissant attrait : Abraham ibn Ezra, par sa hardiesse de pensée ; Maïmonide, par le système qu’il établit pour concilier la foi et la science, le judaïsme et la philosophie, et enfla Hasdaï Crescas par sa haine, dans le domaine de la spéculation, contre les idées toutes faites. A mesure qu’il acquérait de nouvelles connaissances, son esprit, passionné pour la clarté et la vérité, se sentit de plus en plus troublé par le doute. On raconte que déjà à quinze ans, il manifestait ses doutes sous forme de questions embarrassantes qu’il adressait à son maître Morteira. Son scepticisme augmenta encore quand il suivit les cours d’un savant philologue, le médecin François van den Enden. En contact avec des jeunes gens chrétiens très cultivés, son horizon s’étendit bien au delà du milieu juif où il avait puisé jusque-là toutes ses croyances et toutes ses conceptions. II étudia aussi les sciences naturelles, les mathématiques, la physique, et lut surtout avec avidité les oeuvres du philosophe français René Descartes.

Spinoza apprit de ce philosophe à recourir, pour la recherche de la vérité, à la seule raison, sans tenir compte de tout ce qui est conventionnel ou traditionnel. ;e principe de ne croire qu’à ce qui lui fût démontré comme vrai par le raisonnement le poussa à rompre avec la religion qu’il avait appris à aimer dès son enfance; il ne rejeta pas seulement le judaïsme talmudique, mais dénia tout caractère divin de la Bible. Spinoza était trop probe et trop loyal pour accomplir par crainte, par habitude ou par intérêt, des pratiques auxquelles il ne croyait plus. Il était supérieur, sous ce rapport, à son maître Descartes, qui fit vœu de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette afin d’obtenir la protection divine pour son système philosophique, qui, en somme, aboutissait à la négation du christianisme. Pour Spinoza, les actes d’un homme devaient refléter ses sentiments et ses convictions. Dès qu’à ses yeux le judaïsme ne représentait plus la vérité. il eut le courage de n’en plus observer les prescriptions. Il cessa de fréquenter la synagogue et de célébrer le sabbat et les jours de fête, de tenir compte des lois alimentaires, et il chercha à faire partager ses idées à ses élèves.

Les chefs de la communauté d’Amsterdam, si fiers de la haute intelligence du jeune Spinoza, furent profondément affligés des manifestations de sors incrédulité. Craignant qu’il ne se convertit au christianisme et ne tournât contre sa propre religion les merveilleuses facultés dont il était doué, il leur parut urgent de prendre des mesures de préservation. Cette désertion les attristait d’autant plus qu’ils voyaient encore toujours accourir d’Espagne et de Portugal des fugitifs qui abandonnaient de belles situations, risquaient leur fortune et leur vie pour pratiquer librement le judaïsme. D’autres, ne pouvant s’échapper de ces pays, se laissaient enfermer dans des cachots ou montaient sur des bûchers pour ne pas trahir la foi de leurs pères.

A cette époque, en effet, les persécutions contre les Marranes avaient repris avec une certaine violence dans plusieurs villes d’Espagne et de Portugal. A Lisbonne, le marrane Manuel Fernando da Villa-Real, homme d’État, écrivain politique et poète, qui avait dirigé pendant quelque temps le consulat portugais à Paris, fut incarcéré par l’Inquisition, à, son retour en Portugal, soumis à la torture et mis à mort (1er décembre 1652). A Cuença, cinquante-sept chrétiens judaïsants furent traînés en un seul jour à un autodafé ; dix furent brûlés (29 juin 1654). Une de ces victimes fut Balthazar Lopez, de Valladolid, homme très considéré et tris riche, qui monta sur le bûcher avec un courage héroïque. On fut particulièrement ému, à Amsterdam, du martyre de deux Marranes du nom de Bernal. Cette exécution fut pleurée en vers espagnols, portugais et latins. Et c’est au moment où tant de vaillants se laissaient torturer ou mouraient pour leur foi que Spinoza venait déclarer que cette foi s’appuyait sur des absurdités et des erreurs ! Il eût été étonnant que les rabbins n’eussent pas essayé d’arrêter la propagation de doctrines aussi subversives.

Avant de rien entreprendre contre Spinoza, les rabbins firent une enquête minutieuse sur ses actes et ses idées. Une fois convaincus de son incrédulité, ils le firent comparaître devant eux et l’engagèrent à revenir de ses erreurs. Ils essayèrent d’abord de le ramener par l’indulgence. Mais Spinoza maintint avec fermeté le droit des libres recherches et persista dans sa résolution de conformer ses actes à ses idées. De crainte qu’il n’embrassât le christianisme, les rabbins et les administrateurs de la communauté n’osèrent pas encore le traiter avec rigueur. Ils lui offrirent, par l’intermédiaire de ses amis, une pension annuelle de 1000 ducats, à la seule condition qu’il n’attaquerait plus le judaïsme et qu’il se rendrait de temps à autre à la synagogue. Spinoza repoussa cette offre; l’hypocrisie répugnait à sa nature franche. Un fanatique conçut alors l’idée de l’assassiner ; il l’épia un soir, au sortir du théâtre, et tenta de le poignarder. Spinoza partit alors d’Amsterdam pour se rendre auprès d’un de ses amis qui, s’étant séparé de l’Église calviniste, était également en butte aux vexations de ses anciens coreligionnaires et s’était établi dans un village entre Amsterdam et Oudekerk.

Quand les rabbins se furent convaincus que Spinoza ne se réconcilierait pas avec la Synagogue, ils se décidèrent à l’excommunier. Ils lui appliquèrent la peine d’excommunication la plus grave (hérem), et ils en lurent la formule à la synagogue, en langue portugaise, du haut de la chaire, les portes de l’arche sainte toutes grandes ouvertes, le jeudi 27 juillet 1656 (6 ab). Le principal effet de cette sentence fut de l’isoler, de faire le vide autour de lui, de mettre ses ouvrages en interdit et d’empêcher ainsi les jeunes gens israélites de suivre son enseignement.

Spinoza accueillit avec une calme indifférence la nouvelle de la sentence prononcée contre lui. Ils me condamnent, se contenta-t-il de dire, à ce que je voulais faire de mon plein gré. Il en résulta quand même des ennuis pour lui. Les représentants de la communauté portugaise demandèrent, en effet, aux autorités de la ville de le bannir à tout jamais d’Amsterdam. On dit que les théologiens, consultés par les magistrats, furent d’avis de lui interdire le séjour d’Amsterdam pendant quelques mois. Ce fut probablement cette intervention des autorités civiles qui engagea Spinoza à écrire un mémoire justificatif, où il déclarait qu’il n’avait transgressé aucune loi de l’État et qu’il usait de son droit strict en méditant sur la religion de ses aïeux et sur les religions en général et en faisant connaître le résultat de ses méditations. En rédigeant ce mémoire, Spinoza conçut l’idée d’examiner d’une façon complète la question de la liberté de penser, et il posa ainsi les fondements de ses œuvres immortelles. Dans la retraite où il s’enferma (1656-1664), et où il gagna sa vie à polir des verres de lunettes, il étudia la philosophie de Descartes et prépara son Traité théologico-politique. Avant tout, il voulait démontrer que la liberté de penser, loin de nuire à la religion ou à l’État, contribuait, au contraire, à les consolider.

Pourtant, Spinoza admettait certains principes qui lui rendaient difficile la défense de la liberté de penser. Il comparait jusqu’à un certain point les hommes aux poissons de la mer et aux vers de la terre, qui n’ont pas de maître, et il ajoutait que les plus grands des poissons ont le droit non seulement d’avaler l’eau, mais aussi de dévorer les petits, puisqu’ils en ont le pouvoir. D’après lui, le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance, le droit naturel ne reconnaissant ni justice, ni injustice, ni bien, ni mal, ni dévouement, ni violence. Comme cet état de nature a pour conséquence nécessaire l’état de guerre perpétuelle entre tous les êtres, les hommes se sont entendus tacitement pour renoncer à leur droit primitif et en armer la collectivité, l’État. L’État possède donc les droits de tous, parce qu’il possède la puissance de tous. Dans son propre intérêt, chacun doit obéissance absolue à l’État, même s’il reçoit l’ordre de commettre un meurtre, et la rébellion n’est pas seulement passible d’un châtiment, mais elle est contraire à la raison.

Dans la doctrine de Spinoza, le pouvoir de l’État s’étend aussi bien sur les choses religieuses que sur les affaires civiles. Autrement, il serait loisible à chacun, sous prétexte de religion, de saper les fondements de l’État. Donc, l’État seul a le droit de décider ce qui est orthodoxe et ce qui est hérétique. Mais, dès que l’État est affaibli et devenu impuissant, on peut lui refuser obéissance et se soumettre au nouveau pouvoir.

Après avoir ainsi accordé à l’État puissant le droit d’être intolérant et autorisé la rébellion envers l’État affaibli, Spinoza arrive presque à se prononcer contre le droit d’exprimer librement ses opinions. Il déclare, en effet, ennemi de l’État quiconque parle conté lui ou cherche à le faire haïr. Ce n’est que par un artifice de sophiste qu’il réussit à sauver la liberté de lui, tout homme a reçu de la nature le droit de raisonner librement et de juger librement, et c’est le seul droit qu’il ne peut pas abandonner à l’État. Chacun doit pouvoir différer d’opinion avec l’État, parler et enseigner en toute liberté, pourvu qu’il agisse avec prudence et réflexion, sans colère et sans haine. C’est par cette faible argumentation que Spinoza justifiait ses attaques contre le judaïsme et la Bible. Son antipathie pour ses coreligionnaires et leur culte était telle que son jugement, si clair d’ordinaire, en était complètement obscurci. A l’exemple de Da Costa, il appelait les rabbins des Pharisiens et leur attribuait des sentiments de mesquine ambition et un esprit étroit, parce qu’ils défendaient avec énergie la religion pour laquelle tant de martyrs avaient sacrifié leur vie !

Par suite de son aversion pour le judaïsme, Spinoza émit avec conviction des assertions erronées sur cette religion. D’après lui, les livres saints auraient été altérés par de nombreuses fautes de copie, par des interpolations et des modifications, et n’émaneraient pas, en réalité, des auteurs auxquels ils sont attribués; ils auraient été réunis et mis en ordre par Ezra, peut-être seulement après l’exil de Babylone. On ne possède plus l’œuvre originale de Moïse, le Décalogue lui-même n’existe plus dans sa forme primitive. Du reste, à en croire Spinoza, Moïse, les Prophètes et les autres personnages de la Bible eurent une conception absolument fausse de Dieu et de la nature, ils ne furent pas des philosophes et ne s’appliquèrent pas à se laisser guider exclusivement par les lumières de la raison. Au-dessus de tous les grands hommes de la Bible, il faut placer Jésus, qui posséda une raison lumineuse et instruisit, non pas une seule nation, mais l’humanité entière. Les apôtres aussi sont supérieurs, d’après lui, aux Prophètes, parce qu’ils s’efforcèrent de propager leur enseignement par des moyens naturels, par des raisonnements, et non pas seulement par des miracles. Pour que Spinoza ait ainsi déprécié la haute valeur morale du judaïsme et loué le christianisme au détriment de sa propre religion, il faut qu’il ait profondément ressenti les vexations des rabbins d’Amsterdam !

Spinoza aurait pu devenir un adversaire très dangereux pour le judaïsme. D’abord, grâce à sa remarquable vigueur d’argumentation, il fournit aux ennemis de cette religion les moyens de la combattre par le raisonnement. Ensuite, il reconnut à l’État et aux autorités le droit d’interdire la pratique du judaïsme et d’imposer une autre religion aux Juifs. Il justifiait, en quelque sorte, Ies persécutions de l’Inquisition contre les Marranes, puisque, selon lui, tout citoyen doit accepter la religion de son pays et qu’il est absurde de professer le judaïsme. Heureusement, Spinoza aimait trop la tranquillité pour chercher à faire école. L’idéal de l’existence, pour lui, était de vivre dans le calme et la paix. Aussi, quand le comte palatin Charles-Louis, le prince allemand le plus cultivé de son temps, offrit au Juif protestant, comme on se plaisait alors à appeler Spinoza, une chaire de philosophie à l’Université de Heidelberg, le philosophe hollandais déclina résolument cette offre. Il renia presque son propre enfant, le Traité théologico-politique, pour ne pas être troublé dans sa retraite.

Comme on pouvait facilement le prévoir, ce dernier ouvrage souleva de violents orages. Les représentants de toutes les confessions s’élevèrent avec énergie contre ce livre scélérat qui nie toute Révélation. En dépit des démarches des plus influents amis de Spinoza, le Traité théologico-politique fut condamné par un décret des États généraux, et la vente en fut interdite ; on ne l’étudia naturellement qu’avec plus d’ardeur. Dans l’intérêt de son repos, Spinoza se décida alors à ne plus rien publier de ses oeuvres. Cette crainte de Spinoza d’être dérangé dans sa quiétude explique aussi pourquoi ses attaques contre le judaïsme n’émurent pas plus profondément les milieux juifs.

A l’époque où Spinoza combattait ainsi la religion de ses aïeux, on trouvait parmi les Juifs portugais un grand nombre de lettrés et de savants. Il régnait alors dans la communauté d’Amsterdam et dans ses colonies une activité intellectuelle d’une remarquable fécondité et qui était entretenue, en grande partie, par des Marranes venus en Hollande pour chercher un refuge contre les menaces des tribunaux d’inquisition d’Espagne et de Portugal. C’étaient des philosophes, des médecins, des mathématiciens, des philologues, des poètes et même des poétesses. Plusieurs de ces fugitifs avaient traversé les plus singulières aventures. L’un d’eux, Fray Vicente de Rocamora (1601-1684), avait été moine à Valence et confesseur de l’infante Marie, qui devint ensuite impératrice d’Allemagne et ennemie déclarée des Juifs. Un jour, il s’enfuit d’Espagne, arriva à Amsterdam, où il se fit connaître sous le nom d’Isaac de Rocamora. A l’âge de quarante ans, il se mit à étudier la médecine, se maria et fut placé à la tête des institutions de bienfaisance juive. Cet ancien moine composa d’excellents vers latins et espagnols.

Un autre Marrane, Enrique Enriquez de Paz, de Ségovie (né vers 1600 et mort après 1660), fut l’émule de Calderon. Entré très jeune dans l’armée, il se montra très brave, fut décoré de l’ordre de San Miguel et nommé capitaine. Ce soldat savait aussi manier la plume, et, sots son nom de poète d’Antonio Enriquez de Gomez, il écrivit une vingtaine de comédies, dont quelques-unes furent représentées avec succès au théâtre de Madrid et mises en parallèle avec celles de Calderon. Mais, ni sa vaillance militaire ni son talent d’écrivain ne purent le protéger contre l’Inquisition ; il chercha son salut dans la fuite. Pendant quelque temps, il résida en France, où sa Muse chanta Louis VIII, la reine, le puissant ministre Richelieu et d’autres personnages influents de la cour. Il composa aussi des élégies sur ses souffrances et sur la perte de sa patrie, qu’il continuait d’aimer comme un fils, bien que le fanatisme l’en eût chassé. En France, il vivait en chrétien, mais témoigna sa prédilection pour le judaïsme en célébrant en vers le martyre de Lope de Vera y Alarcon. A la fin, il se rendit également en Hollande, où il put pratiquer en toute sécurité le judaïsme ; il fut brûlé en effigie à Séville.

Outre les nombreuses poésies profanes qu’il composa, Enriquez Gomez écrivit aussi un poème épique juif sur le juge Samson. Déjà avant lui, un poète espagnol, Miguel Silveyra, avait composé le poème des Macchabées, qui eut beaucoup de succès. Dans son Samson Nazareno ou Samson le Nazaréen, son héros, qui se vengea des Philistins au moment de mourir, exprime les sentiments qui agitaient son propre cœur. Il dit à Dieu :

Je meurs pour tes livres, pour ta religion,

Pour tes doctrines et tes saintes prescriptions,

Pour la nation que tu t’es choisie.

Je meurs pour tes sublimes vérités.

Les deux Penso, le père et le fils, occupaient également parmi les réfugiés marranes d’Amsterdam une place distinguée, l’un par ses richesses et sa bienfaisance, l’autre par son talent poétique. Ce fut le fils, Felice ou Joseph Penso, appelé aussi de la Vega (né vers 1650 et mort après 1703), qui se consacra à la poésie. A l’âge de dix-sept ans, il reprit les traditions des poètes néo-hébreux, qui étaient restés si longtemps sans successeur. Il eut même le courage d’écrire un drame en hébreu ; il l’intitula Assirè ha-Tikva, les Prisonniers de l’espérance. Du reste, il transporta avec assez de bonheur les diverses formes de vers et de strophes espagnols dans la poésie néo-hébraïque. Joseph Penso fut aussi un excellent écrivain espagnol. Ses Nouvelles Les voyages dangereux furent très goûtées.

Les poètes marranes de valeur moyenne étaient alors si nombreux à Amsterdam que l’un d’eux, Manuel de Belmonte (Isaac Nunès), put fonder une académie poétique. Les membres devaient y présenter leurs compositions, et les juges du concours étaient l’ancien confesseur Vicente de Rocamora et un autre Marrane qui versifiait facilement en latin, Isaac Gomez de Sosa. Un officier espagnol, promu chevalier, Nicolas de Oliver y Fullano, qui s’était enfui d’Espagne et était devenu, au service des Pays-Bas, un habile cartographe et cosmographe, fit aussi des vers latins et portugais ; il eut pour émule Joseph Semah Arias, autre officier, qui traduisit en espagnol l’ouvrage Contre Apion, où Josèphe réfute les calomnies répandues contre les Juifs. Parmi les poétesses marranes, la plus remarquable était la belle et spirituelle Isabelle Correa (Rebecca), qui composa diverses poésies et traduisit en beaux vers espagnols le drame italien Le fidèle pasteur, de Guarini.

Enfin, dans une tout autre voie se distinguait le Marrane Thomas de Pinedo (1614-1679), du Portugal, qui avait été élevé dans un collège de Jésuites à Madrid. Pinedo, qui connaissait mieux l’antiquité classique que la littérature juive, se consacra à une spécialité scientifique qui n’était alors pas beaucoup cultivée en Espagne ; il étudia l’ancienne géographie. Devant les menaces de l’Inquisition, il s’enfuit d’Espagne et se fixa plus tard à Amsterdam, où il revint au judaïsme et publia son grand ouvrage géographique.

A ce cercle cultivé appartenaient aussi deux savants qui résidaient tour à tour à Hambourg et à Amsterdam, David Coen de Lara (né vers 1610 et mort en 1674), et Dionys Moussafia (né vers 1616 et mort en 1675), tous deux philosophes. Grâce à leur connaissance du latin et du grec, ils purent expliquer bien des mots du Talmud et rectifier quelques erreurs. David de Lara était également prédicateur et auteur d’ouvrages de morale. Il entretint de fréquentes relations avec le prédicateur hambourgeois Esdras Edzardus, qui manifestait un zèle excessif pour la conversion des Juifs et répandit le bruit, assurément faux, que peu de temps avant sa mort, de Lara se serait rapproché du christianisme. Dionys ou Benjamin Moussefia, médecin et naturaliste, fut au service de Christian IV, roi de Danemark, jusqu’à la mort de ce souverain. Quoiqu’il eût étudié la philosophie et ne craignit pas de faire ses réserves au sujet de certains passages de la Bible et du Talmud, il n’en remplit pas moins, à un âge avancé, les fonctions de rabbin à Amsterdam.

Balthazar Orobio de Castro (né vers 1620 et mort en 1687) était bien supérieur à la plupart des poètes et des savants dont il vient d’être fait mention. Originaire d’une famille marrane qui observait secrètement le jeune du jour de l’Expiation, il fut habitué à pratiquer à la fois le christianisme et le judaïsme. Doué d’un esprit net et précis, il étudia la vieille philosophie, telle qu’elle était encore enseignée dans les écoles espagnoles, et fut nommé professeur de métaphysique à l’université de Salamanque. A l’âge mûr, il s’occupa de médecine et acquit à Séville la réputation d’un habile praticien; il devint le médecin d’un duc de Medina-Celi et d’une autre famille noble très influente. Tout à coup sa sincérité de croyant chrétien devint suspecte à l’Inquisition. Il fut incarcéré sous l’inculpation de judaïser et resta enfermé pendant trois ans dans un sombre cachot.

Au commencement de sa détention, il occupa son esprit à résoudre des subtilités philosophiques. Mais peu à peu il s’assombrit, se découragea, se demandant s’il était vraiment ce Don Balthazar Orobio qui se promenait dans les rues de Séville et jouissait d’une lacée aisance au milieu de sa famille. Il n’était pourtant pas encore au bout de ses souffrances. Un beau jour, l’Inquisition le fit sortir de prison pour le soumettre à la torture et essaya de lui arracher l’aveu qu’il observait réellement le judaïsme. Il supporta vaillamment les plus atroces supplices, fut ramené en prison et finalement condamné à porter pendant deux ans le san-benito et à quitter ensuite l’Espagne. Il se rendit à Toulouse, où il fut nommé professeur à l’école de médecine. Mais, ne pouvant se résoudre à dissimuler plus longtemps ses véritables croyances, il partit pour Amsterdam et professa ouvertement le judaïsme (vers 1666). Il se vengea de ses anciens persécuteurs en publiant contre le christianisme un livre de vive polémique, qu’un théologien hollandais, Van Limborch, crut devoir réfuter.

Tous ces savants et ces poètes connaissaient les attaques de Spinoza contre le judaïsme et avaient probablement lu son Traité théologico-politique. Isaac Orobio avait même été en relations avec lui. Mais aucun d’eux ne se sentit ébranlé dans ses convictions par les arguments du philosophe hollandais. Au début, Orobio de Castro crut inutile de répondre aux objections faites par Spinoza contre le judaïsme. Hais plus tard, il craignit quand même qu’elles n’eussent des conséquences funestes pour la foi de ses coreligionnaires, et il se décida à les réfuter.

A cette même époque, surgit en Orient un homme qui fut bien plus dangereux pour le judaïsme que Spinoza et fit passer comme un vent de folie sur les Juifs de tous les pays. Cet homme, qui excita un vrai délire d’enthousiasme parmi ses coreligionnaires, qui fut presque adoré comme un Dieu et a, aujourd’hui encore, des partisans secrets, s’appelait Sabbataï Cevi (1626-1676) et était né à Smyrne, dans une famille d’origine espagnole. Il n’avait en lui rien d’extraordinaire et ne devait nullement l’action que, dès sa jeunesse, il exerçait sur ses compagnons, à des facultés remarquables, mais à son extérieur séduisant et à l’influence néfaste de la Cabale. Grand, de stature imposante, il avait une belle barbe noire et une voix mélodieuse qui lui attirait toutes les sympathies. Son imagination le poussait aux extravagances et aux aventures, il avait le goût de ce qui est étrange, extraordinaire. Peu versé dans le Talmud, il s’adonnait avec ardeur à l’étude de la Cabale. Encore enfant, Sabbataï Cevi se singularisait déjà, dédaignant les jeux et les distractions de son âge et recherchant la solitude. Une autre anomalie, surtout en Orient, était qu’il avait des mœurs très austères. Selon la coutume du pays, ses parents le marièrent jeune, mais il se tint si résolument éloigné de sa femme que celle-ci demanda le divorce. Second mariage, nouveau divorce. Ces singularités attirèrent l’attention sur lui, et à l’âge de vingt ans il était déjà entouré d’un cercle de disciples.

Une autre circonstance vint encore favoriser l’ambition de Sabbataï Cevi. Après l’avènement du sultan Ibrahim, la guerre éclata entre la Turquie et Venise, et, par suite, le centre du commerce levantin se déplaça de Constantinople à Smyrne. Cette dernière ville acquit, par conséquent, une grande importance. Mardokhaï Cevi, le père de Sabbataï, venu très pauvre de la Morée, devint agent de commerce d’une maison anglaise à Smyrne et prospéra. Il attribua sa réussite au zèle de son fils pour la Cabale et à ses vertus, et il le vénéra presque comme un saint. De plus, Mordekhaï entendait souvent parler, dans la maison de son patron, de l’approche du règne millénaire. Bien des chrétiens mystiques, en effet, croyaient qu’en l’année 1666 s’ouvrirait l’époque messianique dont il est question dans la vision de saint Jean et pendant laquelle les Juifs devaient retourner à Jérusalem, briller d’un nouvel éclat et se convertir ensuite au christianisme. Ce qu’il entendait, Mordekhaï le rapportait aux membres de sa famille, et peu à peu Sabbataï en vint à se demander s’il ne serait peut-être pas lui-même ce Messie attendu, lui qui était si complètement initié aux mystères de la Cabale.

D’après les enseignements d’Isaac Louria, le but principal de la Cabale était, en effet, de préparer les esprits à l’avènement du Messie et de hâter l’époque de la délivrance. Cette délivrance, une interpolation du Zohar l’annonçait pour l’année 5408 de la création (1648). C’est précisément en cette année que Sabbataï Cevi se révéla à un groupe de disciples comme le Messie annoncé en prononçant un jour, contrairement à un usage plusieurs fois séculaire et malgré la défense du Talmud, les quatre lettres du nom sacré de Dieu (J H V H). Mis en interdit pour cette infraction à une prescription rabbinique, il fut à la fin expulsé de Smyrne avec ses disciples (vers 1651). Par celte mesure énergique, l’agitation messianique sembla avoir été étouffée dans l’œuf. Mais le feu continua de couver sous les cendres et éclata quinze ans plus tard en un terrible incendie.

Chassé de Smyrne, Sabbataï Cevi inspira plus de confiance encore à ses partisans. La conception chrétienne d’un Messie devant souffrir avant de triompher définitivement avait pénétré chez les Juifs, et l’humiliation infligée à Sabbataï ne fit qu’augmenter son prestige et son autorité. Grâce aux ressources que sa famille mettait à sa disposition, il put voyager de ville en ville, se présentant partout avec une dignité d’attitude conforme à son rôle et recrutant de nombreux adhérents. A Constantinople, il se lia avec un prédicateur, Abraham Yakhini, pauvre diable, mais habile mystificateur, qui le confirma dans sa folie Cet imposteur remit à Sabbataï un document apocryphe, qu’il avait écrit lui-même en anciens caractères et qui annonçait Sabbataï comme Messie : Moi, Abraham, j’étais enfermé pendant quarante ans dans une caverne et j’étais étonné que le temps des miracles n’arrivât pas. J’entendis alors une voix qui me dit : Un fils naîtra en l’an 5386 de la création (1626), il s’appellera Sabbataï et domptera le grand dragon, il sera le vrai Messie et combattra sans armes. Ce rouleau, dont Sabbataï ne parait jamais avoir suspecté le caractère divin, servit plus tard à de nombreuses supercheries.

De Constantinople il se rendit à Salonique, où il déploya plus d’audace encore. Il y joua une de ces scènes qui impressionnaient toujours fortement les cabalistes : il procéda à son mariage mystique avec la Tora. Pour les cabalistes, cette cérémonie burlesque signifiait que la Tora, fille du ciel, est unie par un lien indissoluble au Messie, fils du ciel. Les rabbins de Salonique trouvèrent presque sacrilège une telle cérémonie et excommunièrent Sabbataï. Celui-ci gagna alors la Grèce et ensuite le Caire, où il fit une recrue importante. Il trouva, en effet, dans cette ville un monnayeur et fermier des impôts juifs, portant le titre de Saraf-Baschi et s’appelant Raphaël Joseph Chelebi (d’Alep), qui était d’une crédulité remarquable et d’un ascétisme mystique. Comme il était très riche, il entretenait et recevait journellement à sa table cinquante talmudistes et cabalistes. Sous le luxe de ses vêtements officiels, il portait constamment un cilice, multipliait les jeûnes et les ablutions et se levait au milieu de la nuit pour se faire flageller. Il avait avec lui Samuel Vital, fils du cabaliste Hayyim de Calabre, pour diriger ses mortifications d’après les prescriptions de Louria. Cet excentrique accueillit naturellement avec enthousiasme le prétendu Messie.

Pourtant, Sabbataï ne séjourna pas longtemps au Caire. Vers 1663, il partit pour Jérusalem, où il espérait voir s’accomplir un miracle qui ferait éclater à tous les yeux le caractère divin de sa mission. A ce moment, la communauté de Jérusalem était pauvre et désorganisée. Déjà accablée sous le poids des extorsions d’argent et des vexations des autorités turques, elle déclina encore plus à la suite de l’immigration de nombreux fugitifs polonais que les persécutions avaient chassés de leur pays. Devant la misère croissante de la communauté, les notables partirent et la direction des Juifs de Jérusalem fut confiée à des cabalistes endurcis, aux plus zélés disciples de Louria et de Hayyim Vital.

Quand Sabbataï Cevi arriva à Jérusalem, le terrain était donc tout préparé; les superstitions et la foi aux miracles y régnaient souverainement. Au commencement de son séjour, il se tint assez tranquille, se contentant de mener une vie de mortifications, de visiter fréquemment tes tombeaux des hommes pieux et d’évoquer leurs esprits. Mais là, comme ailleurs, son charme opéra, et de nombreux partisans se groupèrent autour de lui. Les circonstances aussi le favorisèrent. Les Turcs exigèrent des Juifs de Jérusalem une somme d’argent considérable, que la communauté appauvrie ne pouvait pas parer. Les malheureux mirent tout leur espoir dans la générosité du riche monnayeur Raphaël Chelebi, du Caire, et ils déléguèrent Sabbataï Cevi auprès de lui. Ravi de jouer le rôle de sauveur, Sabbataï se rendit immédiatement au Caire, où il obtint le secours demandé. En outre, le hasard allait lui permettre de commencer au Caire la réalisation de son rêve messianique.

Pendant les massacres exécutés par les soldats de Chmielnicki dans les communautés juives de Pologne, les chrétiens trouvèrent une jeune orpheline juive de six ans, qu’ils placèrent dans un couvent. Quoique élevée dans la religion catholique, l’orpheline resta fidèle aux croyances paternelles, mais l’éducation qu’elle reçut au couvent en fit une mystique. Devenue une jeune fille d’une rare beauté, elle réussit à s’enfuir du cloître. Un jour, des Juifs la rencontrèrent au cimetière, couverte uniquement d’une chemise. Elle leur dit alors qu’elle était d’origine juive, avait été élevée dans un couvent, et que, la nuit précédente, l’esprit de son père l’avait saisie et transportée au cimetière. Pour appuyer son dire, elle montra aux femmes présentes des traces d’ongles sur son corps. C’étaient probablement des stigmates qu’elle s’était imprimés elle-même sur le corps.

Envoyée à Amsterdam, elle y retrouva son frère, mais en même temps elle y manifesta sou extravagance. Elle affirmait qu’elle était destinée pour femme au Messie, qui apparaîtrait prochainement. D’Amsterdam elle partit pour Livourne, où elle se fit connaître sous le nom de Sara. Tout en menant dans cette ville, d’après des témoignages dignes de foi, une vie déréglée, elle persista dans son affirmation qu’elle devait épouser le Messie. L’histoire singulière de cette jeune fille arriva jusqu’au Caire. Dès que Sabbataï Cevi en fut informé, il déclara qu’il savait par une vision qu’une jeune Polonaise deviendrait sa femme, et il envoya un messager à Livourne pour chercher Sara.

Par sa beauté, ses excentricités et ses manières libres, Sara produisit une impression très forte sur Sabbataï et ses partisans. Sabbataï savait bien que la conduite de cette aventurière n’avait pas toujours été irréprochable, mais cette particularité même lui faisait croire un peu plus à sa mission. Il se disait que, comme le prophète Osée, il était désigné par la Providence pour épouser une femme de mœurs impures. Chelebi surtout se montrait heureux que le Messie se maria dans sa maison avec cette femme prédestinée. Il mit toutes ses richesses à la disposition de Sabbataï et se déclara ouvertement son partisan. L’adhésion de Chelebi en entraîna beaucoup d’autres, et l’on put dire avec raison que Sabbataï était arrivé au Caire comme délégué et en partait comme Messie. La belle Sara aussi amena à son mari beaucoup de partisans, qui, probablement, se préoccupaient peu de l’arrivée du Messie. Enfin, à son retour en Palestine, à Gaza, Sabbataï conquit une recrue qui l’aida puissamment dans sa propagande.

Ce nouvel allié s’appelait Nathan-Benjamin Lévi (1644-1680) et était fils d’un de ces collecteurs d’aumônes de Jérusalem qui se promenaient, munis de lettres de recommandation, à travers l’Afrique du Nord, la Hollande et la Pologne. Peu instruit, il maniait pourtant assez habilement ce style rabbinique du temps qui dissimulait l’absence d’idées sous la solennité pompeuse de la forme. Par son mariage avec la fille borgne d’un homme riche, Nathan de Gaza, passa brusquement de la pauvreté à une grande aisance. Cet heureux changement dans sa situation le rendit présomptueux. Quand Sabbataï arriva du Caire à Gaza, Nathan se déclara bruyamment son ami et devint un de ses plus zélés partisans. Il avait alors vingt ans, et Sabbataï quarante.

Dès que Sabbataï et Nathan se furent liés, les révélations prophétiques se produisirent sans interruption. Nathan se présentait comme le prophète Élie, chargé de préparer la voie au Messie, et il proclama que, dans un an et quelques mois, le Messie apparaîtrait dans toute sa gloire, ferait prisonnier le sultan sans se servir d’aucune arme, par le simple charme de ses chants, et établirait la domination d’Israël sur tous les autres peuples. Cet événement merveilleux devait se produire en 1666, et le prétendu prophète de Gaza répandait partout ses écrits pour l’annoncer. A cette nouvelle, Jérusalem et les communautés voisines furent comme prises de vertige ; ceux qui risquèrent quelques timides protestations furent accablés d’outrages.

Bientôt Sabbataï s’aperçut que les rabbins de Jérusalem se montraient peu favorables à son entreprise. II résolut donc de retourner à Smyrne, où il pouvait compter sur l’appui de sa famille et où les lettres prophétiques de Nathan avaient déjà surexcité tous les esprits. Mais avant de partir de Jérusalem, il envoya des messagers actifs et remuants dans les divers pays, pour annoncer l’apparition du Messie et agiter les communautés. Parmi ces agents, les uns, comme Sabbataï Raphaël, de la Morée, étaient des gens sans aveu et sans scrupule, les autres, comme le cabaliste allemand Mathatias Bloch, remplissaient leur rôle dans la naïve simplicité de leur cœur.

Dans l’importante communauté d’Alep, Sabbataï fut reçu en triomphateur. L’accueil fut encore plus enthousiaste à Smyrne, où il arriva dans l’automne de l’année 1665. Personne ne songeait plus à l’excommunication que les rabbins avaient prononcée autrefois contre lui. Il était accompagné de Samuel Primo, de Jérusalem, son secrétaire intime, qui possédait l’art de revêtir de la pompe du style officiel les choses les plus insignifiantes et de présenter ces extravagances messianiques comme le plus important événement de l’univers. Samuel Primo seul savait garder son sang-froid au milieu de toute cette agitation et conserver la direction du mouvement.

Sabbataï voulait attendre quelque temps à Smyrne avant de se proclamer Messie, mais il dut bientôt céder à l’impatience de ses disciples et à l’enthousiasme de la foule. En septembre ou en octobre 1665, au son des trompettes, il déclara à la synagogue qu’il était le Messie attendu. On accueillit cette déclaration avec des transports d’allégresse; de tous côtés on l’acclama : Vive notre roi, vive notre Messie ! Toute la communauté smyrniote, hommes, femmes et enfants, semblèrent atteints de folie. Tous se préparèrent à retourner dans la Terre Sainte. Toutes les affaires furent négligées, on ne se préoccupa plus que de la délivrance prochaine. Pour s’en rendre dignes, bien des Smyrniotes s’imposèrent les plus douloureuses macérations, jeûnant plusieurs jours de suite, veillant plusieurs nuits consécutives, faisant des ablutions pendant les froids les plus rigoureux, s’ensevelissant dans la terre jusqu’au cou. D’autres se livraient à des démonstrations de joie, surtout quand Sabbataï parcourait les rues en chantant des psaumes ou prêchait dans les synagogues sur sa mission. Chacune de ses paroles était mille fois répétée, interprétée, vénérée comte venant de Dieu même, chacun de ses actes était admiré comme un miracle. Ses partisans allaient jusqu’à marier leurs enfants de douze et même de dix ans, pour permettre au reste des âmes qui n’avaient pas encore été employées d’aller habiter des corps et pour hâter ainsi, d’après les doctrines cabalistiques, la venue de l’époque messianique.

La séduction exercée par Sara aidait aussi au succès de Sabbataï et lui gagnait des partisans. Du reste, dans ces moments de surexcitation générale, les mœurs, d’habitude si sévères chez les Juifs, se relâchaient beaucoup. Enivrés par la perspective de l’arrivée du Messie, hommes et femmes rompaient les barrières qui, en Orient surtout, établissaient entre eux une séparation si complète, ils dansaient ensemble et oubliaient toute réserve. Les protestations étaient étouffées sous les clameurs de la multitude. Le rabbin Aron de la Papa, honnête et digne vieillard, qui s’était élevé énergiquement contre ces extravagances et avait excommunié le Messie, dut subir les injures de Sabbataï, qui l’outragea publiquement dans un sermon, et fut contraint de quitter Smyrne.

Du quartier juif de Smyrne la réputation du nouveau Messie se répandit bientôt à travers d’autres villes et d’autres pays. Son secrétaire intime, Samuel Primo, ainsi que Nathan de Gaza et les missionnaires Sabbataï Raphaël et Mathatias Bloch, unirent leurs efforts pour faire connaître au loin ce remarquable événement. Ils furent aidés dans leur oeuvre de propagande par de nombreux chrétiens, résidents, agents des maisons de commerce anglaises et hollandaises, prêtres, qui informèrent naturellement leurs familles et leurs amis de ce qui se passait à Smyrne et, tout en se moquant de la crédulité des Juifs, se laissaient gagner eux-mêmes par la contagion. Dans tes principales Bourses de l’Europe on parlait de Sabbataï Cevi comme d’une apparition miraculeuse, et on attendait presque avec anxiété des nouvelles de Smyrne et de Constantinople.

Tout d’abord, les Juifs d’Europe furent comme étourdis de ces faits extraordinaires, puis peu à peu ils s’enthousiasmèrent également pour le nouveau 3lessie et se livrèrent aux plus extravagantes démonstrations. Non seulement la foule, mais aussi la plupart des rabbins et même des penseurs sérieux crurent à la mission de Sabbataï. Le plus triste, c’est que personne ne soupçonna que c’était la Cabale qui avait préparé le terrain à ces excentricités. Un homme de grand courage et d’une vaste érudition talmudique, Jacob Sasportas, qui était alors à Hambourg, combattit cette agitation, dès le début, avec une vaillante énergie, envoyant lettres sur lettres aux communautés d’Europe, d`Asie et d’Afrique pour démasquer ces fourberies et en montrer les conséquences désastreuses. Mais lui-même était adepte de la Cabale et, par conséquent, ne sut pas s’attaquer à la racine du mal. Henri Oldenbourg, savant allemand de Londres, écrivait à son ami Spinoza (décembre 1665) : Ici, le bruit court que les Israélites, disséminés depuis plus de deux mille ans, retourneront prochainement dans leur patrie. Peu de gens y croient, mais beaucoup le souhaitent... Si cet espoir se réalisait, ce serait toute une révolution. Spinoza lui-même admettait la possibilité, pour les Juifs, de restaurer leur royaume et de redevenir Ce peuple élu de Dieu. A Amsterdam comme à Londres, parmi les Portugais aussi, bien que parmi les Allemands, le nombre des partisans de Sabbataï s’accrut de jour en jour. Eux aussi manifestaient leurs espérances messianiques par des procédés divers, les uns se livrant dans les synagogues à une joie exubérante, les autres s’imposant des jeûnes et des mortifications. Les imprimeries ne parvenaient pas à livrer un nombre suffisant de Rituels de prières en hébreu, en espagnol ou en portugais, contenant des formules de pénitence et des litanies spéciales pour hâter l’avènement du Messie. Dans certains exemplaires, on voyait le portrait de Sabbataï à côté de celui du roi David.

A Hambourg, où les Juifs souffraient alors de l’intolérance des chrétiens, l’agitation messianique revêtit un véritable caractère de folie. Des hommes considérables et occupant des situations élevées, comme Manoël Texeira et le médecin Bendito de Castro, sautaient et dansaient dans la synagogue, un rouleau de la Loi sur le bras. Les bruits les plus singuliers couraient dans la ville. On racontait que dans l’Écosse septentrionale on avait aperçu un navire avec des voiles et des cordages en soie, dirigé par des matelots qui parlaient l’hébreu et ayant un drapeau avec tette inscription : a Les douze tribus d’Israël. P Selon leur habitude, les Anglais faisaient des paris considérables au sujet du succès de Sabbataï ; ils affirmaient que dans un délai de deux ans il serait sacré roi de Jérusalem. Partout le même vertige s’emparait des Juifs. A Avignon, où ils étaient durement traités par les fonctionnaires du pape, ils se préparaient à partir, au printemps de l’année 1666, pour la Judée.

De tous côtés affluaient des députations à Smyrne pour saluer Sabbataï du titre de roi des Juifs et mettre à sa disposition les biens et la vie de ses sujets. Le prétendu Messie était incapable d’utiliser pour quelque grande oeuvre l’enthousiasme et l’absolu dévouement de ses partisans ; il se laissait béatement aduler, attendant d’un miracle la réalisation des espérances qu’il avait fait naître dans tout le judaïsme. Samuel Primo et ses autres amis craignaient moins l’action que lui. Comme il est dit dans le Zohar, cette Bible des Cabalistes, qu’à l’aube des temps nouveaux les lois cérémonielles seront abolies, ils entreprirent de détruire le judaïsme rabbinique. Au reste, il régnait, en général, parmi les adhérents de Sabbataï, un profond dédain pour le Talmud et la méthode talmudique. Ils s’entendirent donc facilement pour abroger les lois rabbiniques. Leurs conceptions de la divinité leur étaient également toutes particulières. A force de limiter la puissance de Dieu et de glorifier le Messie, ils les avaient presque placés sur un pied d’égalité. Ils admettaient en quelque sorte un Dieu en trois personnes, l’ancien des jours, le saint roi, et un être féminin, la Schekhina. Pour eux, le saint roi, le Messie, était le vrai Dieu, le sauveur du monde, le Dieu d’Israël, qui seul devait être invoqué, l’ancien des jours ayant, en quelque sorte, abdiqué en faneur de Sabbataï. Ils appuyaient leur doctrine sur un verset du Cantique des Cantiques : Dieu ressemble à Cevi. Très souvent, Samuel Primo, qui promulguait les ordonnances au nom du Messie, signait : Moi, le Seigneur votre Dieu, Sabbataï Ceci.

Samuel Primo et ses acolytes commencèrent leurs attaques contre les prescriptions rituelles en transformant le jeûne du 10 Tébèt en jour de réjouissance, et ils annoncèrent ce changement, au nom de Sabbataï, dans les termes suivants : Le fils aîné de Dieu, Sabbataï Cevi, Messie et libérateur de la nation juive, à tout Israël, salut ! Puisque vous avez été jugés dignes de voir le grand jour et d’assister à la réalisation des promesses divines faites par les Prophètes, vous pouvez transformer vos gémissements en chants et votre jeûne en fête. Réjouissez-vous, faites entendre des hymnes et des cantiques, et remplacez vos mortifications et votre deuil par des démonstrations de joie.

Cette réforme éveilla les soupçons des rigoristes, qui voyaient surtout dans le Messie un rabbin particulièrement sévère pour l’observance des pratiques. De là, dans chaque communauté, un petit groupe d’opposants qui réclamaient le maintien absolu de ces pratiques. Pourtant, il n’y eut que peu de rabbins qui comprirent qu’en réalité la Cabale était et devait être ennemie du Talmud et de ses prescriptions. La plupart restèrent fidèles au Zohar, mais rendirent Sabbataï et ses lieutenants personnellement responsables de la lutte entamée contre les lois rituelles.

Tout à coup on apprit que Sabbataï Cevi avait reçu l’ordre d’aller se présenter à Constantinople devant les autorités turques. Le prétendu Messie semble avoir choisi intentionnellement, pour son voyage, le commencement de cette année 1666 à laquelle les mystiques attachaient une si haute importance; il était accompagné de son secrétaire Samuel Primo. A son débarquement aux Dardanelles, il fut arrêté sur l’ordre du grand vizir Achmed Koeprili, qui avait été informé de l’agitation créée à Smyrne et sur d’autres points de la Turquie, et mené les fers aux mains dans une localité voisina de Constantinople ; on le laissa dans cet endroit pour ne pas le faire voyager le jour de sabbat. Le dimanche (février 1666), il fit son entrée à Constantinople, mais dans une posture moins triomphale qu’il ne l’espérait. Prévenus de son arrivée, Juifs et Turcs se rendirent au port en tel nombre que la police dut prendre des mesures spéciales pour maintenir l’ordre. Quand il débarqua, un vice pacha le souffleta publiquement. Sabbataï eut la présence d’esprit de tendre l’autre joue. C’était se poser en victime résignée, qui accepte toutes les humiliations dans l’intérêt de sa mission.

Amené devant Mustapha-Pacha, le représentant du grand-vizir, qui lui reprocha d’avoir provoqué une agitation malsaine parmi les Juifs, Sabbataï répondit qu’il était un simple hakham, venu de Jérusalem pour recueillir des aumônes, et qu’il n’était nullement responsable des témoignages de dévouement qu’on lui prodiguait. Mustapha le fit jeter en prison. Les partisans de Sabbataï n’en furent nullement ébranlés dans leur foi ; ils considérèrent, au contraire, les souffrances endurées par leur Messie comme des épreuves nécessaires à sa gloire. Ils se pressaient tous les jours par milliers autour de sa prison pour essayer de l’apercevoir un instant. A ses partisans juifs se joignirent bientôt des Turcs, qui, eux aussi, professèrent pour lui la plus profonde vénération. Du reste, Samuel Primo sut propager habilement le bruit que les autorités turques témoignaient à son maître les plus grands égards, et il réussit ainsi à entretenir les illusions des adeptes de Sabbataï.

Le gouvernement turc semblait, en effet, éprouver quelque timidité devant le Messie juif ; il n’osait pas le condamner à mort, comme il l’aurait fait pour tout autre agitateur. Mais, comme les Turcs étaient alors en guerre avec les Crétois, le grand vizir Koeprili crut prudent de ne pas laisser Sabbataï dans la capitale, où, en son absence, il aurait pu provoquer des désordres. Il le fit interner au château de Kostia, près des Dardanelles. Sa captivité y fut douce, car il put garder ses amis auprès de lui. Samuel Primo resta naturellement avec Sabbataï, dont les partisans donnèrent à ce château le nom de Migdal Oz, Tour de la puissance.

Arrivé aux Dardanelles la veille de la fête de Pâque, Sabbataï fit égorger pour lui et ses compagnons un agneau, en souvenir de l’agneau pascal, et en mangea même les parties prohibées par la loi de Moise. C’était déclarer ouvertement qu’il avait le droit d’abolir les anciennes prescriptions. Grâce aux subsides qu’il recevait de sa famille et de riches partisans, il put organiser au château de Kostia une vraie cour, où il trôna comme un souverain. D’innombrables bateaux lui amenaient sans cesse des visiteurs de tous pays, qui revenaient éblouis de ce qu’ils avaient vu et propageaient ensuite leur enthousiasme pour le Messie. Presque tous les Juifs étaient convaincus que Sabbataï était le Sauveur annoncé et que l’heure de la délivrance définitive sonnerait au plus tard dans un délai de deux ans. Dans les principales villes de commerce où les Juifs occupaient le premier rang, à Amsterdam, à Livourne, à Hambourg, les affaires subirent un ralentissement considérable, parce qu’on s’attendait à de profonds changements. Les communautés d’Europe s’inspiraient de l’exemple de celle d’Amsterdam, et celle-ci avait à sa tête des chefs qui, pour la plupart, étaient de fidèles partisans du faux Messie. A Venise, il y eut conflit entre les amis et les adversaires de Sabbataï, et un de ces derniers faillit être tué. Quand on demanda à Sabbataï comment on devait traiter les hoferim (incrédules), il déclara qu’il était permis de les tuer même le jour du sabbat, et que le meurtrier serait assuré de la vie future. A Hambourg, de pieux protestants allèrent demander conseil au prédicateur Esdras Edzard au sujet de la conduite qu’ils devaient tenir : Nous avons appris, dirent-ils, non seulement par les Juifs, mais aussi par nos correspondants chrétiens de Smyrne, d’Alep, de Constantinople et d’autres villes de la Turquie que le nouveau Messie des Juifs opère des miracles et que ses coreligionnaires de tous les pays accourent auprès de lui. Comment concilier cet événement avec la doctrine chrétienne, qui nous enseigne que le Messie est déjà arrivé ?

Pendant que cette folie étendait de plus en plus ses ravages, Sabbataï vivait au château des Dardanelles en vrai prince, entouré d’une foule d’adorateurs. A l’instigation de Samuel Primo plutôt que de sa propre initiative, il abolit le jeûne de Tammouz et déclara que le neuvième jour d’Ab ne devait plus être observé comme un jour de deuil, en souvenir de la destruction de Jérusalem, mai: célébré par des réjouissances, comme jour anniversaire de sa naissance. Il institua pour cette date un office spécial, où l’on récitait des psaumes et des actions de grâces, au son de la harpe et des chants. Il se disposait même à abolir tous les jours de fête, y compris la fête de l’Expiation, quand une imprudence bouleversa toutes ses combinaisons.

Parmi les visiteurs accourus de toutes les régions pour contempler ses traits vénérés, se trouvaient deux rabbins de Pologne. Ceux-ci lui apprirent que dans leur pays, un prophète, Néhémie Cohen, prédisait également l’avènement prochain du règne messianique, mais sans jamais prononcer le nom de Sabbataï. Ému de cette concurrence, Sabbataï remit aux deux rabbins polonais une lettre où il promettait aux Juifs de Pologne de venger les massacres accomplis par les Cosaques et où il appelait impérieusement Néhémie Cohen auprès de lui. Sans se laisser arrêter par la longue distance à parcourir, Néhémie se rendit aux Dardanelles. Arrivé au château de Kostia, il fut immédiatement reçu par Sabbataï. Les deux agitateurs restèrent longtemps enfermés ensemble, discutant sur les signes auxquels on devait reconnaître le vrai Messie. Néhémie ne fut pas convaincu, et ne s’en cacha point. Quelques partisans fanatiques de Sabbataï songèrent alors à faire disparaître Néhémie Cohen, qu’ils jugèrent dangereux pour leur entreprise, mais celui-ci parvint à s’échapper sain et sauf du château de Kostia. Il se rendit à Andrinople, se fit musulman et dénonça Sabbataï au kaïmakam Mustapha en l’accusant de vouloir trahir la Turquie.

Le kaïmakam communiqua cette information à son maître, Mahomet IV. Le sultan examina avec ses ministres et le mufti Vanni les mesures qu’il pourrait prendre contre Sabbataï. Il aurait été facile de le faire exécuter sommairement, mais le faux Messie avait de nombreux partisans turcs, et il était à craindre que sa mort ne devint une cause de troubles. Vanni proposa alors d’essayer de le convertir à l’islamisme. On adopta cette proposition, et le médecin du sultan, un apostat juif du nom de Didon, fut chargé du soin de préparer Sabbataï à cette conversion.

Arrêté et conduit à Andrinople, Sabbataï fut mis immédiatement en rapports avec Didon. Il ne semble pas qu’il fallût de bien grands efforts pour décider Sabbataï à abandonner le judaïsme. Amené devant le sultan, il jeta par terre sa coiffure juive, en signe de mépris pour son ancienne religion, et mit un turban blanc et un vêtement vert, indiquant par là qu’il était devenu musulman. Mahomet IV, enchanté de ce dénouement, donna à Sabbataï le nom de Mehemet Effendi et lui confia les fonctions de surveillant du palais (capigi baschi otorah), avec un traitement élevé. La conversion de Sabbataï fut suivie de celle de sa femme, Sara, et de plusieurs de ses partisans. Quelques jours après sa conversion, il eut l’audace d’écrire à ses frères de Smyrne : Dieu a fait de moi un ismaélite (turc) ; il a ordonné et j’ai obéi. Le neuvième jour après ma seconde naissance.

Ce dénouement inattendu produisit chez les Juifs une profonde stupeur. Ainsi, le Messie, le glorieux Sauveur, en qui tous avaient placé leur confiance, avait lâchement abandonné le judaïsme ! Musulmans et chrétiens poursuivirent de leurs railleries les naïfs adeptes du faux Messie. Des maux plus sérieux faillirent en résulter pour les Juifs. Sous prétexte de tentative de trahison, le sultan voulut exterminer tous les Juifs de son royaume et convertir à l’islamisme les enfants âgés de moins de sept ans. Il ne renonça à sou projet que sur les instances de deux de ses conseillers et de sa mère, qui lui représentèrent que les inculpés n’étaient, en réalité, que de malheureuses dupes. Il résolut alors de faire mourir cinquante d’entre les principaux rabbins de Constantinople, de Smyrne et d’autres villes turques, parce qu’ils n’avaient pas éclairé leurs communautés sur les agissements de Sabbataï. Cette résolution ne fut heureusement pas mise à exécution. Dans les communautés, les querelles entre adeptes et adversaires de Sabbataï auraient pu devenir funestes, si les rabbins n’avaient pas énergiquement recommandé de s’abstenir de toute moquerie à l’égard de ceux qui avaient naïvement cru à la mission du prétendu Messie.

Tous ne se résignèrent pourtant pas à la perte de leurs illusions. Pour beaucoup de ses partisans, Sabbataï ne s’était point fait Turc : son ombre seule était restée sur la terre, mais lui-même était monté au ciel ou s’était réfugié auprès des dix tribus, pour reprendre son oeuvre de délivrance à un moment plus propice. Ses prophètes surtout, Samuel Primo, Jacob Faliagi, Jacob Israël Duhan, s’efforcèrent de maintenir la foule dans son erreur et de raffermir l’autorité de Sabbataï. Les rabbins durent intervenir énergiquement pour mettre fin à cette nouvelle propagande. Nathan de Gaza fut excommunié. Mais l’agitation continua. Un des chefs, probablement Samuel Primo, déclara que Sabbataï avait prouvé l’authenticité de sa mission messianique par sa conversion même : c’était prédit dans le Zohar. C’est ainsi que Moïse, le premier libérateur, avait dû vivre à la cour de Pharaon en Égyptien avant de sauver son peuple. Renégat en apparence, mais au fond pur et saint, tel était le nouveau mot d’ordre des partisans de Sabbataï.

Appuyé, d’une part, par les prédications de Nathan de Gaza et, de l’autre, par le zèle de son entourage, Sabbataï conserva un grand nombre de fidèles. Dans les premiers temps qui suivirent son apostasie, il dut naturellement se tenir éloigné des Juifs et du judaïsme et se montrer fervent musulman. Mais peu à peu, dans le désir de reprendre son rôle de Messie, il renoua des relations avec les Juifs et se déclara de nouveau inspiré de l’esprit saint et favorisé de révélations divines. Il fit publier un ouvrage mystique où l’on affirmait que Sabbataï était le vrai Messie et qu’il pourrait multiplier les preuves de son pouvoir, mais qu’il s’était couvert du masque de l’islamisme pour propager plus facilement les croyances juives. Au sultan, au contraire, et au mufti il déclarait qu’il restait en rapports avec les Juifs pour les convertir à la religion musulmane. Il réussit ainsi à se faire autoriser à prêcher dans les synagogues d’Andrinople. Pourtant, son exemple fut suivi par beaucoup de ses anciens coreligionnaires, qui se firent également mahométans. Peu à peu on s’habitua à ces apostasies, et on disait simplement de ceux qui avaient renié leur foi qu’ils avaient pris le turban. II se forma ainsi un groupe considérable de Judéo-Turcs autour de Sabbataï.

Une des plus importantes recrues faites à cette époque par Sabbataï fut Abraham Miguel Cardoso. Né de parents marranes, Miguel étudia la médecine, à Madrid, avec son frère aisé Fernando. Nais, tandis que Fernando s’adonnait sérieusement à ses études, Miguel passait son temps dans une molle oisiveté, donnant des sérénades sous le balcon des jolies Madrilènes et menant une vie de distractions et de plaisirs. Par amour pour le judaïsme. Fernando, qui avait acquis rapidement en Espagne la réputation d’un habile médecin et d’un remarquable savant, émigra à Venise pour revenir à la religion de ses pères. Miguel l’y suivit, retourna également au judaïsme, mais continua son existence oisive et déréglée.

Tout à coup, ce viveur se métamorphosa en !ta ardent Kabbaliste. à se déclara partisan de Sabbataï, affirmant qu’il avait fréquemment des visions. Loin de se laisser décourager par l’apostasie du faux Messie, il proclamait que cette apostasie avait été nécessaire, parce que le Messie devait commettre ce péché pour expier le crime d’idolâtrie dont Israël s’était rendu si souvent coupable. Les prédictions d’Isaïe relatives au peuple élu et à sa résurrection, que les chrétiens appliquent à Jésus, Miguel les rapportait à Sabbataï. Son frère Isaac eut beau railler ses divagations et ses extravagances cabalistiques et lui demander ironiquement si c’est en jouant de la harpe sous les fenêtres de ses belles qu’il avait acquis le don de prophétie, il n’en persista pas moins dans sa folie. Pour convaincre son frère de la haute valeur de ses nouvelles croyances, il lui citait des passages du Zohar et d’écrits analogues ; il pensait ainsi prouver que Sabbataï était vraiment le Messie. Orateur éloquent et écrivain habile, il gagna en Afrique de nombreux adhérents au faux Messie. Il commença ensuite une vie d’aventures, visitant Constantinople, Smyrne, les îles grecques et le Caire, et recourant à des expédients de charlatan pour subvenir aux besoins de sa famille. Les connaissances variées qu’il avait acquises dans les écoles chrétiennes lui assuraient une grande supériorité sur les autres apôtres du faux Messie, et il devint un des partisans les plus résolus et les plus utiles de cet imposteur.

Celui-ci continua, en effet, même après son apostasie, à jouer auprès des Juifs son rôle de Messie. S’il se croyait parfois obligé, pour ne pas éveiller les soupçons des musulmans, d’outrager par de grossières injures les Juifs et leurs croyances, il réunissait, par contre, assez fréquemment ses adhérents juifs pour célébrer l’office avec eux, chanter des psaumes et lire la Tora. Il se décida aussi à épouser une seconde femme, la fille d’un talmudiste, Joseph Philosophe, de Salonique. Mais les Turcs ne tardèrent pas à s’apercevoir de sa conduite ambiguë. Un jour, la police turque le surprit dans une réunion de Juifs, où il récitait des psaumes. Sur l’ordre du grand-vizir, il fut alors exilé à Duleigno, en Albanie ; il y mourut obscurément (1676).

Heureusement, pas plus les extravagances de Sabbataï que les attaques de Spinoza n’avaient pu ébranler dans leur foi les communautés importantes et si cultivées d’Amsterdam, de Hambourg, de Londres et de Bordeaux. Au moment même où le judaïsme subissait les assauts répétés de ces deux adversaires, les Juifs portugais d’Amsterdam, au nombre d’environ quatre mille, s’imposaient de lourds sacrifices pour élever une admirable synagogue. Ce superbe édifice fut inauguré en grande pompe le 3 août 1675 ; on le célébra en vers et dans d’éloquents discours, et on le fit connaître partout par des gravures. Des chrétiens même aidèrent à la construction de ce temple, et un poète, Romein de Hooghe, chanta cette synagogue et le peuple juif dans des poésies latines, hollandaises et françaises.

Spinoza était encore en vie quand la communauté d’Amsterdam, dont il s’était séparé, célébra cet heureux événement. Il mourut peu de temps après (21 février 1677) ; il n’avait survécu que de cinq mois à Sabbataï Cevi. Malgré lui, il contribua à la glorification du peuple qu’il avait si injustement dédaigné, car on reconnaît aujourd’hui de plus en plus qu’il fut redevable de plusieurs de ses meilleures qualités à la race dont il est issu.