HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre XIV — Le caraïsme et ses sectes.

 

 

Les naissances ne se produisent pas sans souffrance, pas plus dans l’histoire que dans la nature. Pour se manifester, les grands phénomènes historiques détruisent nécessairement en partie les faits existants, ils dérangent les usages reçus et troublent la quiétude fondée sur de vieilles habitudes. Ces modifications, tout en étant douloureusement ressenties, exercent néanmoins une action bienfaisante, elles aident à dissiper les apparences devant la réalité, l’illusion devant la certitude, l’obscurité devant la lumière. La contradiction et la lutte servent de stimulant au progrès, elles sont nécessaires du triomphe de la vérité. Or, depuis des siècles, le judaïsme n’avait pas rencontré d’opposition chez ses propres adeptes ; aussi la vie religieuse était-elle comme pétrifiée. Le christianisme paulinien et post-apostolique avait dirigé autrefois ses attaques contre la religion juive, il avait abrogé la loi, écarté le raisonnement et imposé la foi. De là, par réaction, dans le judaïsme, l’attachement étroit aux pratiques et le développement des subtilités religieuses. Le Talmud fut le produit de ce mouvement, il devint la seule autorité reconnue et fit oublier presque totalement la Bible. Il est vrai qu’à l’origine, l’étude du Talmud contribua à fortifier et à éclairer l’esprit juif ; mais, plus tard, et surtout au Ier siècle des gaonim, elle n’était plus qu’un simple exercice de mémoire. Il fallait un violent courant d’air pour rafraîchir et assainir l’atmosphère qui enveloppait alors les écoles juives. Les attaques dirigées contre le Talmud par les deux pseudo-messies Sérène et Abou-Isa restèrent sans résultat, parce qu’il s’y mêlait des rêveries messianiques, et aussi parce qu’elles émanaient de personnes inconnues, sans grande valeur morale et sans autorité. Mais on pouvait prévoir facilement que le jour où, au lieu de naître dans un cercle restreint et situé à l’écart, l’agitation antitalmudique se produirait au centre de la vie juive et sous l’inspiration d’un personnage officiel, elle prendrait une grande extension et aurait des conséquences considérables.

A la mort de l’exilarque Salomon, décédé (vers 761), ce semble, sans laisser d’enfant, la dignité dont il avait été revêtue devait revenir à son neveu Anan ben David. On sait peu de chose de cet homme, qui laissa une trace si profonde dans l’histoire juive. Représenté par ses partisans comme un saint qui, du temps où le sanctuaire de Jérusalem était encore debout, eût été jugé digne du don de la prophétie, il était outragé et vilipendé par ses adversaires. Ceux-ci lui reconnaissaient cependant un certain savoir talmudique, et, de fait, il imitait très habilement le style du Talmud.

Anan refusait toute autorité religieuse à un grand nombre de prescriptions talmudiques, et ses tendances étaient sans doute connues des représentants des deux académies qui élisaient l’exilarque. Les deux gaonim de cette époque étaient, comme on sait, des frères ; l’un, Jehudaï l’aveugle, résidait à Sora (759-62), et l’autre, Dudaï (761-64), à Pumbadita. Ces deux dignitaires, soutenus par leur Collège, s’opposèrent à l’élection d’Anan et élevèrent à l’exilarcat son plus jeune frère Hanania (ou Akunaï ?). Les partisans d’Anan essayèrent, mais en vain, de faire intervenir en sa faveur le khalife Aboug’afar Almanzour : Hanania fut maintenu dans sa dignité. La légende raconte qu’Anan aurait été calomnié par ses adversaires auprès du khalife, qui l’aurait fait jeter eu prison. Condamné à être pendu, il aurait déclaré, sur les conseils d’un musulman qui se trouvait avec lui en prison, qu’il n’appartenait pas à la même secte que son frère. Le khalife l’aurait alors remis en liberté et autorisé à émigrer avec ses partisans en Palestine.

La seule donnée certaine, c’est qu’Anan fut obligé de quitter sa patrie et se rendre en Palestine, et que, profondément irrité contre les gaonim, il tourna sa colère contre le Talmud et les talmudistes. Désireux de ramener la vie religieuse à l’accomplissement des seules lois bibliques, il accusa les talmudistes d’avoir dénaturé le judaïsme en ajoutant des prescriptions à la Thora et aussi en eu retranchant des lois obligatoires pour tous les temps. Sa principale recommandation à ses disciples était d’étudier assidûment l’Écriture Sainte. Il est possible qu’Anan n’attaquait si violemment le Talmud que par imitation de ce qui se passait alors dans le monde musulman. Là, en effet, à côté de ceux qui acceptaient non seulement le Coran mais aussi la tradition, et qui s’appelaient les Sunnites, il y avait les Chiites, c’est-à-dire les adversaires de la tradition. Anan, comme ces derniers, repoussa tout enseignement traditionnel pour s’en tenir strictement à l’Écriture (Mikra). De là, le nom de caraïsme ou acceptation de l’Écriture.

Anan exposa sa doctrine dans trois ouvrages, mais ces, écrits sont perdus, et on est ainsi privé de toute information précisa sur le caractère primitif du caraïsme. On sait seulement que, loin de diminuer les obligations religieuses, le fondateur du caraïsme en aggrava, au contraire, la charge et remit en vigueur bien des lois tombées en désuétude ; il fit même usage, malgré son hostilité envers le Talmud, des règles d’interprétation des Tannaïtes, pour déduire, comme ses adversaires, de nouvelles lois de la Bible. Ce furent surtout les lois sur les fêtes, le sabbat, la nourriture et le mariage qui subirent d’importantes modifications. Anan abolit le calendrier des fêtes, établi depuis le milieu du IVe siècle, il voulut que la néoménie fût déterminée chaque mois, comme autrefois, à l’aide de l’observation de la nouvelle lune ; que l’intercalation des années embolismiques eût lieu, non pas d’après une règle fixée d’avance, mais d’après le degré de maturité de la moisson, surtout de l’orge. Il faisait célébrer la Pentecôte, comme autrefois les Sadducéens, cinquante jours après le samedi qui suivait la fête de Pâques.

Anan se montra particulièrement rigoureux pour l’observation du repos sabbatique ; il interdit, le samedi, d’administrer des remèdes même à des malades gravement atteints, de pratiquer la circoncision, de sortir de sa maison dans une ville où les habitants juifs étaient mêlés aux habitants non juifs, de goûter des aliments chauds, de tenir allumés du feu ou de la lumière, il introduisit ainsi chez les caraïtes l’habitude de rester dans l’obscurité le soir du sabbat. Il aggrava aussi les lois alimentaires et ajouta de nouveaux cas à la classe des unions prohibées, il défendit le mariage entre oncle et nièce et entre frères et sœurs de lits différents. Que signifiait alors, devant ces exagérations, l’abolition de quelques pratiques, telles que l’usage de mettre des phylactères, de fumer un bouquet avec certaines plantes (loulab, etc.) à la fête des Cabanes, de célébrer les victoires des Asmonéens par des illuminations, et autres préceptes de ce genre ?

Dans son zèle à combattre le Talmud, il composa un nouveau Talmud plus sévère que le premier ; sous son inspiration, la vie religieuse prit un caractère sombre, sans élévation et sans poésie. Les prières traditionnelles, dont quelques-unes remontaient à l’époque du second temple, furent proscrites, ainsi que les nouvelles compositions des Païtanim, elles furent remplacées par des textes tirés de la Bible. Comme, de son temps, les Juifs avaient encore, dans les pays musulmans, leur juridiction particulière, il étendit ses réformes au droit civil juif. Il déclara que, contrairement au texte biblique, les fils et les filles devaient recevoir une part égale de l’héritage paternel ; il dénia, par contre, au mari le droit d’hériter de sa femme.

L’agitation créée par Anan donna une impulsion considérable à l’étude de la Bible, mais le temps n’était pas encore mûr et le réformateur lui-même n’était pas un esprit assez puissant pour produire une exégèse saine et indépendante. Le fondateur du caraïsme, qui raillait tant les arguties des talmudistes, avait recours, comme eux, à des interprétations forcées et à des subtilités pour justifier les pratiques qu’il établissait. En résumé, en repoussant la tradition, Anan donna à sa doctrine une base fragile et étroite et en écarta toute poésie et toute grandeur.

Anan et ses partisans s’en référaient, dans leur opposition au Talmud, au fondateur du christianisme. Selon eux, Jésus fut un homme pieux et juste, qui n’avait jamais eu l’intention de se faire reconnaître comme prophète et de substituer une autre religion au judaïsme, son but était seulement de maintenir en vigueur les lois bibliques et d’abroger les pratiques instituées par les hommes. Ils considéraient également Mahomet comme un prophète, qui, pas plus que Jésus, n’avait voulu abolir la Thora.

Les partisans d’Anan prirent le nom d’ananites ou caraïtes (Karaïm, Karaïmen, Benê Mikra) et donnèrent à leurs adversaires le sobriquet de rabbanites, c’est-à-dire qui croient aux autorités. L’animosité entre les deux partis fut, à l’origine, extrêmement violente, les chefs des deux académies excommunièrent naturellement et exclurent du judaïsme le novateur et ses adeptes. Ceux-ci, de leur côté, évitaient toute alliance, toute relation avec les rabbanites, ne s’asseyaient pas à leur table et ne leur rendaient pas visite le sabbat, parce qu’au point de vue caraïte ils profanaient la sainteté de ce jour. Les rabbanites traitaient leurs adversaires d’hérétiques (minim, apikorsim), parlant contre eux du haut de la chaire et ne les admettant pas à la prière. Les caraïtes ne ménageaient pas non plus leurs injures aux deux écoles de Sora et de Pumbadita, ils leur appliquèrent l’allégorie, imaginée par le prophète Zacharie, des deux femmes qui transportent le péché dans un boisseau à Babylone et y élèvent une demeure pour lui : Les deux femmes représentent les deux résidences des gaonim à Sora et à Pumbadita. Cette comparaison outrageante, dont le premier auteur était sans doute Anan, se perpétua parmi les caraïtes, ils ne désignèrent plus les deux académies que sous le nom des deux femmes.

Ainsi, pour la troisième fois, la race juive était divisée en deux partis ennemis. Rabbanites et caraïtes se combattaient comme autrefois Israël et Juda et, à l’époque du second temple, pharisiens et sadducéens. De nouveau, Jérusalem, si souvent témoin de déchirements intérieurs, devint le théâtre d’une lutte fratricide. — Anan fut nommé exilarque des caraïtes, et cette dignité devint héréditaire dans sa famille.

Le souvenir d’Anan resta en grand honneur parmi les caraïtes, qui consacrèrent à sa mémoire, pendant l’office du sabbat, une formule spéciale de prière, ainsi conçue : Que l’Éternel ait en sa miséricorde le prince Anan, l’homme de Dieu, qui a aplani la route vers la Thora, a éclairé les yeux des caraïtes, a éloigné du péché un grand nombre de ses frères et nous a montré le boa chemin. Que le Seigneur lui assigne une bonne place parmi les sept classes qui entrent au paradis. L’histoire impartiale ne ratifie pas ces louanges, elle ne reconnaît aucune supériorité intellectuelle au fondateur du caraïsme, qui n’avait ni conceptions profondes, ni connaissances philosophiques. Attaché étroitement à la lettre de la Thora, il en était encore, entre autres, à cette croyance biblique que le sang était réellement le siège de l’âme. Il était également inconséquent dans son opposition au judaïsme talmudique, laissant subsister maintes pratiques qui, pas plus que d’autres qu’il avait dédaigneusement repoussées, n’étaient inscrites dans la Bible. — Après sa mort, son fils Saül lui succéda dans la dignité d’exilarque.

Le système religieux d’Anan ne tarda pas à subir des modifications. Ses disciples mêmes commencèrent déjà à s’écarter, sur certains points, des vues de leur maître, et, de génération en génération, il s’introduisit de nouveaux changements dans le caraïsme primitif. Pour défendre leurs nouvelles réformes contre leurs propres coreligionnaires et contre les rabbanites, les successeurs d’Anan durent demander leurs arguments à la Bible. Aussi se livra-t-on, parmi les caraïtes, avec une grande ardeur à l’explication de la Thora. Ils devinrent grammairiens, massorètes, fixèrent la lecture des mots douteux et scrutèrent avec zèle le texte biblique.

Pendant que les caraïtes déployaient une activité littéraire très sérieuse, les rabbanites ne produisaient presque rien. On ne connaît qu’un seul auteur important de ce temps, Jehudaï, gaon de Sora, dont il a été déjà question et qui a aidé à excommunier Anan. Il a composé un recueil talmudique connu sous le nom de Résumé des pratiques religieuses (Halakhot Quetouot). L’auteur a indiqué sommairement et coordonné dans cet ouvrage les diverses prescriptions disséminées dans le Talmud. Ce recueil fut d’une utilité incontestable, il pénétra jusque dans les communautés juives les plus éloignées et servit de modèle aux travaux postérieurs de ce genre.

Le mouvement caraïte contribua à affaiblir l’autorité des exilarques. Avant Anan, les académies étaient subordonnées à l’exilarque, qui faisait ou ratifiait la nomination des chefs d’école. Quand les gaonim eurent réussi à écarter Anan de l’exilarcat, ils eurent conscience de leur puissance et s’arrogèrent le privilège de nommer eux-mêmes les princes de l’exil. Aussi la dignité d’exilarque, qui avait été héréditaire depuis Bostanaï, devint-elle élective à partir de l’échec subi par Anan. Après Hanania ou Ahunaï, dix ans, à peine, après la fondation du caraïsme, s’éleva une nouvelle compétition au sujet de l’exilarcat entre deux prétendants, Zakkaï ben Akunaï et Natronaï ben Habibaï, membre du Collège sous Jehudaï. Grâce aux efforts des deux chefs d’école de ce temps, Malka ben Aha, de Pumbadita (771-73), et Haninaï Kahana ben Huna, de Sora (765-75), Natronaï échoua, il fut même, par ordre du khalife, banni de la Babylonie. Il se rendit à Kairouan, où, depuis la fondation de cette ville, se trouvait une communauté juive importante. Natronaï était un talmudiste remarquable, le fait suivant le prouve. Sollicité par les communautés juives de l’Espagne de leur envoyer un exemplaire du Talmud, il en copia un de mémoire. Quand son rival eut été banni, Zakkaï fut naturellement élevé par les gaonim à la dignité de prince de l’exil.

Vers l’époque où naquit le caraïsme, se produisit un événement qui eut parmi les Juifs un retentissement considérable. Le roi païen d’une peuplade barbare du nord embrassa le judaïsme, et toute sa cour le suivit dans sa conversion. Les Khazars ou Khozars, d’origine finnoise et apparentés avec les Bulgares, les Avares et les Ugures ou Hongrois, s’étaient établis, après la dissolution de l’empire des Huns, aux confins de l’Europe et de l’Asie. Ils avaient fondé un petit royaume à l’endroit où le Volga (qu’ils appelaient Itil ou Atel) se jette dans la mer Caspienne et où demeurent actuellement des Kalmoucks, dans le voisinage d’Astrakan. Conduits à la guerre par un chef appelé chakan (chagan), ils avaient inspiré une telle terreur aux Perses qu’un des rois de ce peuple, Kosru, dans le but de protéger son royaume contre leurs incursions, éleva un mur pour fermer l’espace compris entre le Caucase et la mer. Les Khazars ne se laissèrent pas arrêter longtemps par cette porte des portes (Bàb al-abwâb, près de Derbend). Après la chute du royaume perse, ils passèrent le Caucase, envahirent l’Arménie et s’emparèrent de la presqu’île de Crimée, qui porta pendant quelque temps le nom de Khazarie. Les empereurs byzantins tremblaient devant les Khazars, ils les flattaient et leur payaient tribut pour les empêcher de marcher sur Constantinople ; les Bulgares et d’autres peuplades étaient leurs vassaux, et les gens de Kiev (les Russes), prés du Dniepr, étaient obligés de remettre annuellement au chagan une épée et une fourrure par feu. Quand les Arabes furent devenus leurs voisins, il s’éleva fréquemment entre eux des collisions sanglantes.

Les Khazars, comme leurs voisins bulgares et russes, étaient païens, adonnés à un culte immoral et grossier. Par suite de leurs relations commerciales avec les Arabes et les Grecs, qui venaient échanger les produits de leur pays contre des fourrures, ils apprirent peu à peu à connaître le christianisme et l’islamisme. Il y avait aussi des Juifs, venus, en partie, de l’empire byzantin pour échapper aux persécutions de l’empereur Léon (723). Interprètes et marchands, médecins et conseillers, les Juifs se firent connaître et aimer à la cour des chagans, et ils inspirèrent à un des chefs des Khazars, Boulan, un profond amour pour leur religion.

Plus tard, les Khazars ne connaissaient plus que très imparfaitement les motifs qui avaient amené leurs ancêtres à se convertir au judaïsme. Un de leurs chagans raconte ainsi cet événement. Le roi Boulan, ressentant, un jour, une vive aversion pour l’idolâtrie, la défendit dans tout son royaume, sans cependant la remplacer par un autre culte. Après avoir remporté une grande victoire sur les Arabes et conquis une forteresse en Arménie, il se décida à reconnaître publiquement le judaïsme. Le khalife et l’empereur byzantin désirèrent naturellement que le chagan embrassât l’islamisme ou le christianisme, et, pour l’y amener, ils lui envoyèrent des présents ainsi que des ambassadeurs chargés de faire ressortir devant lui la supériorité de leurs religions respectives. Une discussion eut alors lieu sous les yeux du chagan entre un ecclésiastique byzantin, un docteur musulman et un savant juif. Boulan remarqua que les représentants du christianisme et de l’islamisme étaient obligés, pour prouver leurs assertions, d’en appeler sans cesse au judaïsme, il déclara donc qu’il embrasserait, comme il en avait eu l’intention, la religion mère dont étaient issues les deux autres, et il se fit circoncire. Le savant juif qui avait pris part à cette discussion religieuse se serait appelé Isaac Sangari ou Singari.

Il est probable que les circonstances relatées dans ce récit sont en partie légendaires, mais le fait même de la conversion est confirmé par divers documents. L’exemple du chagan fut suivi par les grands d’abord, au nombre d’environ quatre mille, et ensuite par le peuple. Dans les premiers temps, le judaïsme n’agit sans doute que très peu sur les mœurs et les sentiments des Khazars. Un des successeurs de Boulan, qui portait le nom juif d’Obadia, prit la chose plus au sérieux, il appela des savants juifs auprès de lui, éleva des synagogues et des écoles, se fit instruire ainsi que son peuple dans la Bible et le Talmud et introduisit le culte juif dans son pays. Une preuve de l’influence remarquable du judaïsme sur l’esprit des Khazars, c’est que ceux qui étaient restés païens continuaient à vendre leurs enfants comme esclaves, tandis que les Khazars juifs s’en abstenaient. Après Obadia, régna encore une longue série de chagans juifs. Ces rois se montraient très tolérants envers leurs sujets non juifs, ils avaient institué un tribunal supérieur composé de sept juges, dont deux juifs, deux musulmans, deux chrétiens et un païen. Chaque habitant était jugé d’après les lois particulières de sa religion.

On ignorait d’abord, parmi les Juifs, qu’un puissant royaume s’était converti au judaïsme. Peu à peu, se répandit une vague rumeur que loin, bien loin, derrière les montagnes obscures, demeuraient des adorateurs du vrai Dieu, des hommes pieux, descendants d’Abraham, appartenant à la tribu de Siméon et à la moitié de la tribu de Manassé, et qui étaient les suzerains de vingt-cinq peuplades.

Vers la même époque, dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, les Juifs d’Europe commencèrent à sortir de l’obscurité qui les enveloppait depuis de si longues années. Quoique Charlemagne, le créateur de l’empire germano-franc, protégeât l’Église et aidât à établir en Europe la suprématie de la papauté, il avait l’esprit trop large pour partager les préjugés du clergé à l’égard des Juifs. Contrairement aux lois ecclésiastiques et aux dispositions des conciles, il se montra favorable aux Juifs de son empire et utilisa l’intelligence remarquable de l’un d’entre eux, qu’il chargea d’une mission en Syrie et qui importa dans l’empire franc les produits de l’Orient. Jusque-là, on châtiait les Juifs qui achetaient ou prenaient en gage des vases d’église : Charlemagne décréta qu’on punirait, au contraire, très sévèrement les ecclésiastiques ou les servants d’église qui vendraient ou donneraient ces vases en gage, et que les Juifs seraient tenus pour innocents de ces sacrilèges.

Les Juifs étaient, en ce temps, les principaux agents du commerce d’exportation et d’importation. Pendant que la noblesse se consacrait aux travaux de la guerre, que la petite bourgeoisie exerçait des métiers et que les paysans et les serfs se livraient à l’agriculture, les Juifs, éloignés de l’armée et empêchés, avant Charlemagne, de posséder des terres, achetaient et vendaient des marchandises et des esclaves ; Charlemagne leur octroya même certains privilèges pour favoriser le développement du commerce. Ce ne fut pas seulement la situation matérielle des Juifs qui s’améliora sensiblement sous cet empereur, ils s’élevèrent aussi à un plus haut degré de culture intellectuelle. Pour mettre à leur disposition les moyens de s’instruire, Charlemagne fit venir de Lucques à Narbonne (vers 787) deux savants juifs, Kalonymos et son fils Moïse, auxquels il céda une immense étendue de terrain pour y construire des maisons et qu’il investit du droit de souveraineté sur la communauté juive ; il avait placé dans les mêmes conditions un cheikh arabe à la tête des musulmans. Jusqu’au moment où les Juifs furent bannis de France, Kalonymos et ses descendants portèrent le titre de prince (nassi), et le quartier qu’ils habitaient s’appelait la cour du roi du Juifs (Cortada regis Judœorum). — Sur l’ordre de Charlemagne, quelques membres de la famille de Kalonymos s’établirent à Mayence.

On sait que Charlemagne adjoignit un Juif, Isaac, aux ambassadeurs qu’il envoya (797) auprès du puissant khalife Haroun-ar-Raschid. Isaac n’accompagna, il est vrai, les deux ambassadeurs Landfried et Sigismond qu’en qualité d’interprète, mais il était initié aux secrets diplomatiques de l’empereur. Les deux ambassadeurs étant morts en chemin, il rapporta seul la réponse et les riches cadeaux d’Haroun-ar-Raschid et fut reçu, à Aix-la-Chapelle, en audience solennelle par Charlemagne.

Traités avec bienveillance dans l’empire germano-franc, où ils pouvaient posséder des terres, exercer des métiers et devenir armateurs, et où ils n’avaient à subir ni tracasseries, ni vexations, les Juifs s’établirent dans plusieurs régions de l’Allemagne. On les trouve en grand nombre, au IXe siècle, dans les villes de Magdebourg, Mersebourg et Ratisbonne. De là, ils se répandirent jusque dans les contrées habitées par les Slaves, au delà de l’Oder, jusqu’en Bohème et en Pologne. Malgré ses sentiments de justice et son esprit éclairé, Charlemagne ne put cependant pas s’élever complètement au-dessus des préjugés de son époque, et il maintint la distinction qui existait entre les chrétiens et les Juifs en imposant à ces derniers une formule spéciale de serment. Quand les Juifs comparaissaient en justice comme témoins ou plaignants contre un chrétien, ils ne pouvaient prêter serment qu’entourés d’épines, tenant de la main droite le rouleau de la Loi et appelant sur eux, en cas de parjure, la lèpre de Naaman et la mort de Coré et de sa faction ; faute d’un exemplaire hébreu de la Thora, ils pouvaient prêter serment sur une Bible latine.

En Orient également, les Juifs firent, au commencement du IXe siècle, la triste expérience que les meilleurs d’entre les souverains se montraient injustes à leur égard. On considère le règne de Haroun-ar-Raschid et de ses fils comme la période la plus heureuse du khalifat en Orient. Et cependant, sous ces monarques réputés pour leur esprit de justice et de générosité, les Juifs furent opprimés. Il est possible qu’ils ne subirent que le contrecoup des persécutions dirigées contre les chrétiens et qu’ils ne furent obligés par Haroun-ar-Raschid (807) d’attacher, comme marque distinctive, un morceau d’étoffe jaune à leurs vêtements que parce que les chrétiens étaient condamnés à y mettre un morceau d’étoffe bleue. Quand, après la mort d’Haroun (809), ses deux fils Mohammed Alemin et Abdallah Almamoun, dont chacun avait reçu en partage une moitié de l’empire, se firent la guerre, les souffrances des Juifs de la Palestine furent telles qu’un prédicateur déclara que des épreuves aussi douloureuses annonçaient sûrement la venue du Messie : A la fin des temps, dit-il, deux frères régneront sur les Ismaélites (les musulmans) ; à cette époque, le rejeton de David refleurira et le maître des cieux fera naître un royaume qui ne disparaîtra plus jamais... Dieu exterminera les fils d’Ésaü (Byzance), ennemis d’Israël, ainsi que les enfants d’Ismaël, ses adversaires. Cette espérance messianique ne se réalisa pas, le khalifat fut ébranlé mais non détruit par cette guerre civile, Alemin fut tué et Almamoun proclamé seul chef de l’empire.

Sous le règne d’Almamoun (813-833), le culte des lettres et des sciences brilla en Orient d’un vif éclat ; Bagdad, Kairouan, au nord de l’Afrique, et Merv, dans le Khorassan, devinrent des centres scientifiques. Les Juifs ne restèrent pas étrangers à ce mouvement. Ce fut un Juif qui contribua à introduire les chiffres indiens chez les Arabes ; ce savant, qui comprenait l’arabe et l’indien, parvint à décider un mathématicien des Indes à se rendre auprès du khalife et traduisit avec lui en arabe l’ouvrage indien qui contenait la théorie des quatre premières règles de l’arithmétique. Un autre Juif, Sakal, surnommé Rabban (le rabbanite), de Tabaristan, près de la mer Caspienne, médecin et mathématicien (vers 800), traduisit en arabe l’Almageste de l’astronome grec Ptolémée et reconnut, le premier, la réfraction de la lumière. Son fils, Abou-Sakal Ali (835-853), contribua aux progrès de la médecine et fut le maître des deux illustres médecins arabes Razi et Anzarbi.

Une science qui intéressa les musulmans plus vivement que la médecine, les mathématiques et l’astronomie, ce fut l’exégèse du Coran, qui prit le caractère d’une sorte de philosophie religieuse (Kàlam). En essayant de concilier les contradictions du Coran, certains interprétateurs (Motecallémin) arrivèrent à se trouver en opposition avec les orthodoxes, qui les accusèrent d’hérésie. Les Motazilites se préoccupèrent surtout de maintenir la doctrine de l’unité de Dieu, ils refusèrent tout attribut à l’être divin pour qu’on ne fût pas tenté de supposer, par suite de la multiplicité des qualités qu’on lui attribuerait, qu’il y a plusieurs personnes en Dieu. Ils affirmèrent également, le libre arbitre, parce que la croyance à la prédestination leur semblait incompatible avec l’idée de punitions et de récompenses futures. Afin de mettre leurs doctrines d’accord avec le Coran, ils appliquèrent la méthode suivie par les philosophes juifs d’Alexandrie pour introduire les idées de la philosophie grecque dans la Bible, ils donnèrent au texte un sens allégorique. La théologie motazilite, déclarée d’abord hérétique, fut cependant peu à peu acceptée par les musulmans, elle eut ses écoles à Bagdad et à Bassora, et le khalife Almamoun l’éleva au rang de théologie officielle. Les musulmans orthodoxes, effrayés d’une interprétation qui souvent changeait totalement la signification plausible du texte, s’attachèrent étroitement à la lettre et au sens naturel du Coran. Il y en eut qui acceptèrent à la lettre tout ce que le Coran et la tradition disaient de Dieu, comme, par exemple, cette révélation de Mahomet : Mon Seigneur vint à ma rencontre, il me salua en me tendant la main, me regarda en face, posa sa main entre mes épaules, et je sentis le froid des extrémités de ses doigts. Cette école (les anthropomorphistes) déclara sans hésitation que Dieu était un corps muni d’organes, long de sept empans, mesurés d’après son propre empan, qu’il avait une forme, était assis sur un trône, montait, descendait, marchait et se reposait. Voilà comment l’orthodoxie musulmane représentait la divinité.

Comme il était à prévoir, ces discussions religieuses trouvèrent de l’écho chez les Juifs de l’Orient, les caraïtes suivirent la doctrine motazilite (rationaliste), tandis que bien des rabbanites adoptèrent les idées des anthropomorphistes. Le premier caraïte qui, à ce qu’on sache, appliqua au judaïsme le système des motazilites fut Jehuda Judghan le Perse, de Hamadan (vers 800). D’après ses adversaires, il était à l’origine conducteur de chameaux. Se présentant comme le précurseur du Messie, il exposa sur l’être divin des pensées originales, qui étaient en contradiction avec les idées reçues, déclara qu’il était défendu de se représenter Dieu sous une forme matérielle, parce que Dieu est au-dessus de toute créature, et ajouta que les expressions de la Thora qui peuvent faire croire que Dieu a une forme ou des attributs doivent être pris au figuré. Selon lui, il était également défendu d’admettre que Dieu, dans sa toute-puissance et sa prescience, détermine d’avance les actions humaines ; puisque Dieu est un être juste et qu’il récompense et punit, il faut nécessairement que l’homme soit libre de ses actes. Pour la pratique, Jehuda le Perse recommandait une vie ascétique, défendait de manger de la viande et de boire du vin, ordonnait de jeûner et de prier fréquemment. Ses partisans, connus sous le nom de judghanites, eurent une telle foi dans leur maître qu’ils ne crurent pas à sa mort, ils étaient convaincus qu’il reviendrait pour enseigner une nouvelle doctrine ; c’est ainsi que les chiites musulmans attendent le retour d’Ali. Un des disciples de Judghan, Mouschka, voulut propager les idées de son maître par les armes ; mais, parti de Hamadan avec ses partisans, il fut arrêté et tué, probablement par les musulmans, avec dix-neuf de ses compagnons, aux environs de Koum (à l’est de Hamadan et au sud de Téhéran).

Jehuda Judghan cherchait surtout à introduire des mœurs ascétiques parmi les Juifs, il fut plutôt un chef de secte qu’un philosophe religieux. Un autre caraïte de cette époque, Benjamin ben Mosé, de Nahavend (vers 800-820), se préoccupa, au contraire, de faire connaître à ses coreligionnaires la philosophie religieuse des motazilites ; il n’était pas seulement choqué des images matérielles sous lesquelles la Bible représente Dieu, il rejetait même la Création et la Révélation. Il lui semblait étrange que le pur esprit ait créé le monde et ait été en contact avec la matière, qu’il soit venu s’établir dans un espace limité, sur le Sinaï, et ait fait entendre des sons articulés. Pour concilier sa conception supérieure de l’Être divin avec la doctrine de la révélation, il émit une opinion, déjà exprimée avant lui : selon lui, Dieu n’a créé lui-même, directement, que le monde des esprits et les anges, le monde matériel a été créé par un des anges, Dieu n’est donc qu’indirectement le créateur de l’univers. De même, la révélation et les inspirations des prophètes ne sont pas émanées directement de Dieu, mais d’un ange. Les disciples de Benjamin Nahavendi furent, on ne sait pourquoi, considérés comme une secte particulière des caraïtes et désignés sous le nom de Makarijites ou Magharijites.

Si, par sa philosophie religieuse, Benjamin s’écarta bien loin de la conception que ses contemporains avaient du judaïsme, il se rapprocha, pour la pratique, de la doctrine des rabbanites, admettant un grand nombre de lois talmudiques et en ordonnant l’accomplissement aux caraïtes. Il établit même chez les caraïtes une excommunication qui différait peu de l’excommunication rabbanite. Un accusé ne se présentait-il pas devant le tribunal ou refusait-il de se soumettre à la sentence prononcée contre lui, il était maudit pendant sept jours et puis excommunié. Aucun membre de la communauté ne pouvait alors communiquer avec lui, ni le saluer, ni s’approcher de lui, jusqu’à ce qu’il se soumit. Persistait-il dans sa rébellion, on avait le droit de le livrer au bras séculier. Malgré ses concessions aux idées rabbanites, Benjamin n’en resta pas moins fidèle au principe caraïte de la liberté de l’interprétation biblique. Il n’admettait pas qu’on obéit aveuglément à une autorité religieuse quelconque, mais voulait que chacun agit selon ses propres convictions. Le libre examen est un devoir, dit-il, et l’erreur n’est pas un péché.

Les doctrines motazilites, transplantées chez les Juifs, furent combattues avec acharnement, comme chez les musulmans, par ceux qui s’en tenaient à la lettre du texte, croyaient réellement, comme le disait la Bible, que Dieu avait un pied, une main, s’asseyait et marchait, et prenaient aussi à la lettre les explications aggadiques qui avaient été données de certains passages de la Thora pour les rendre compréhensibles à l’esprit de la foule. Ils finirent par représenter Dieu sous une forme absolument matérielle, mesurant sa taille en parasanges, et parlant, à la façon des païens, de son œil droit et de son œil gauche, de ses lèvres inférieure et supérieure, de sa barbe et des autres parties de son corps. Pour exalter la grandeur de Dieu, ils attribuaient à chacun de ses membres une longueur démesurée et croyaient avoir démontré suffisamment sa puissance en déclarant que l’ensemble de son corps dépasse en superficie la terre entière (Schiour-Komah). Ce Dieu étrange occupe dans le ciel un palais composé de sept salles (Hèkhalot), il se tient dans la salle la plus élevée, assis sur un trône de dimensions prodigieuses. Le palais est également habité par des myriades d’anges, dont le chef s’appelle Metatoron, qui n’est autre que Énock ou Henok, que Dieu a enlevé du milieu des hommes pour le transporter au ciel et le métamorphoser eu un feu flamboyant. Ils ne craignaient pas d’appeler Metatoron le petit Dieu.

Cette théorie ridicule, formée de divagations juives, chrétiennes et musulmanes, s’enveloppa d’un voile mystérieux et se présenta comme une révélation divine. Malgré son absurdité, elle trouva, des adeptes, qui s’intitulèrent hommes de la foi. Ceux-ci se vantaient de pouvoir jeter leurs regards dans le palais de Dieu et d’être en mesure, grâce à des formules de conjuration, à des invocations adressées à Dieu et aux anges, à la récitation de certaines litanies appuyée par des jeûnes et une vie ascétique, de faire des miracles. Pour accomplir leurs exploits, ils se servaient d’amulettes et de camées (kamêot) sur lesquels ils inscrivaient, au milieu de figures fantastiques, le nom de Dieu et des noms d’anges. Selon eux, tout homme pieux peut faire des miracles, pourvu qu’il sache employer les moyens nécessaires ; ils indiquaient ces moyens dans une foute d’écrits sur l’enseignement secret théorique et pratique, remplis, pour la plupart, d’extravagances, mais quelquefois animés d’un souffle vraiment poétique. On n’y trouve cependant que des indications vagues ; la vraie clef pour entrer dans le palais de Dieu et opérer des miracles n’est livrée qu’aux adeptes que les lignes de leur front et de leurs mains désignent comme dignes de posséder le secret magique.

Ce fut surtout en Palestine que ces élucubrations mystiques reçurent un chaleureux accueil, mais elles se répandirent également en Babylonie et y conquirent même une grande considération. Ainsi, quand, en 814, il devint nécessaire de nommer un chef pour l’école de Pumbadita, au lieu d’élever à cette dignité un Mar-Akron (ben Samuel ?), homme savant qui avait exercé la fonction de président de tribunal, on en investit un vieillard, Joseph bar Abba, dont le principal mérite consistait dans son mysticisme et ses prétendues relations avec le prophète Élie. Un jour que ce Joseph bar Abba présidait une réunion publique, il s’écria soudainement : Faites place à l’ancien, qui entre ! Les regards de tous les assistants se dirigèrent vers la porte, et ceux qui étaient assis à la droite du chef d’école s’écartèrent de lui avec respect pour faire place au nouveau venu. Par cela même qu’on ne vit entrer personne, tous furent fermement convaincus que le prophète Élie venait de pénétrer au milieu d’eux pour assister, invisible, à la droite de Joseph, à la conférence religieuse, et depuis ce moment, l’usage prévalut de ne plus occuper, à l’école de Pumbadita, la place qui avait été sanctifiée par la présence d’Élie. Le successeur de Joseph, Mar-Abraham ben Scherira (816-828), était également un mystique. On raconte de lui que, les jours où il n’y avait pas de vent, il savait deviner l’avenir d’après le bruissement des palmiers.

Le mysticisme n’exerça pas seul son action sur les écoles juives, on y rencontre aussi l’esprit réformateur et même les idées caraïtes, et ces tendances si opposées provoquèrent souvent parmi les savants des froissements et des querelles. En 825 eut lieu l’élection d’un nouvel exilarque. Deux prétendants se disputaient cette dignité, David ben Jehuda et Daniel. La candidature de ce dernier, qui penchait vers le caraïsme, fut chaudement soutenue dans le sud de la Babylonie ; au nord, où se trouvait Pumbadita, on était au contraire partisan de l’orthodoxe David. La lutte était vive, elle amena la destitution d’Abraham ben Scherira et son remplacement par Joseph ben Hiyya. Mais Abraham avait de nombreux amis à Pumbadita, qui refusèrent de reconnaître l’autorité de son remplaçant. A la fin, on s’adressa au khalife Almamoun pour qu’il décidât entre l’un ou l’autre des prétendants ; le khalife refusa d’intervenir, et, par un décret, il autorisa chaque groupe de dix Juifs à placer à leur tête un chef religieux. L’issue de la lutte n’est pas connue, on sait seulement que David ben Jehuda exerça les fonctions d’exilarque jusque vers 840. A Pumbadita, l’apaisement entre les deux chefs d’école se fit plus lentement ; pour mettre fin à une situation pénible, on décida que les deux gaonim resteraient en fonctions et auraient les mêmes droits, sauf qu’Abraham parlerait seul aux assemblées générales.

Un jour, les deux gaonim de Pumbadita se trouvèrent, à Bagdad, à une réunion solennelle où il fallait prononcer un discours. Bagdad, qui contenait alors une population juive considérable et de nombreuses synagogues, dépendait de l’académie de Pumbadita, et, par conséquent, le chef d’école de cette dernière ville y avait le pas sur son collègue de Sora. Quand, au moment où le discours devait être prononcé, un héraut dit les mots consacrés : Prêtez l’oreille aux paroles des chefs d’école, des lamentations et des plaintes se firent entendre de tous côtés au sujet de la discorde existant dans le gaonat de Pumbadita. Fortement ému par cette explosion soudaine de pleurs et de gémissements, Joseph ben Hiyya se leva pour déclarer qu’il se démettait de sa dignité de gaon afin de laisser Abraham seul à la tête de l’école. Celui-ci mourut en 828, et Joseph fut nommé définitivement gaon de Pumbadita (828-833). On ne sait pas exactement quelles causes avaient fait naître la désunion entre les rabbanites, mais le caraïsme n’y avait certes pas été étranger.

Dans le caraïsme également se produisirent des querelles et des déchirements, il s’y forma de nouvelles sectes qui s’éloignaient plus ou moins de la doctrine d’Anan. Mousa (ou Meswi) et Ismaël, d’Akbara (à l’est de Bagdad, à sept milles de cette ville), introduisirent, vers 833-842, des modifications, restées inconnues, dans la célébration du sabbat, ils déclarèrent aussi que la défense du Pentateuque relative à la graisse des animaux ne s’appliquait qu’aux sacrifices, mais qu’autrement il était permis de manger la graisse. Mousa et Ismaël eurent de nombreux adhérents qui adoptèrent leurs doctrines et formèrent, parmi les caraïtes, une secte particulière sous le nom d’Akbarites. Vers la même époque, un autre caraïte, Abou-Amran Moïse le Perse, originaire de la ville de Safran et établi plus tard à Tiflis, en Arménie, apporta également des changements au caraïsme. Il établit les fêtes à de nouvelles dates, abolit tout calendrier, et décida que le mois commencerait, non pas à partir de l’apparition de la nouvelle lune, mais au moment où la lune entre dans son dernier quartier ; il niait aussi la résurrection des corps. Ses partisans formèrent, sous le nom d’Abou-Amranites ou Tiflisites, une secte qui subsista pendant plusieurs siècles. Un Moïse, de Baalbek (Syrie), continua et étendit les réformes de Moïse le Perse, il déclara que la Pâque devait être célébrée le jeudi, et le jour de l’Expiation, le samedi, parce que la Thora appelle cette dernière fête un sabbat double. Ses adhérents se réunirent en communauté et prirent le nom de Baalbekites ou Mesvites.

Comme le caraïsme ne possédait ni centre religieux, ni autorité centrale capable de maintenir l’unité de la doctrine, il devait nécessairement s’y produire des divergences considérables. Ainsi, dans la région de Khorassan, les caraïtes célébraient la Pâque à une autre date que leurs coreligionnaires des autres pays. La même incertitude régnait au sujet des mariages prohibés ; les uns défendaient des unions que d’autres déclaraient licites. C’est que quelques caraïtes avaient étendu considérablement les degrés de parenté consanguine ; selon eux, la Bible regarde le mari et sa femme comme consanguins, et, par conséquent, les frères et sœurs nés de lits différents sont également déclarés consanguins. La consanguinité entre mari et femme subsiste pour certains caraïtes même quand l’union a été dissoute, et si le mari divorcé, par exemple, contracte un nouveau mariage, la deuxième femme est considérée comme parente consanguine, par transmission, avec la première femme, quoique ces deux femmes soient, en réalité, étrangères l’une à l’autre. Cette transmission s’étendait jusqu’à la quatrième union ; il n’y avait cependant aucune raison de s’y arrêter plutôt qu’à une union ultérieure. Les caraïtes n’osèrent sans doute pas pousser ce principe de la transmission (Rikkub, Tarkib) jusque dans ses conséquences extrêmes.