HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Troisième époque — La décadence

Chapitre XIX — Destruction de Jérusalem et de l’État judaïque — (67-70).

 

 

Jérusalem était le point de ralliement de tous les fugitifs de Galilée. Jean de Gischala y avait amené plusieurs milliers des siens, et il en était venu environ deux mille de Tibériade. La liberté, le patriotisme, l’ambition, la vengeance, le désespoir avaient amené leurs combattants là où le dénouement suprême devait s’accomplir. La description, par les zélateurs galiléens, des luttes héroïques de leurs frères et des massacres exercés par les Romains sur des ennemis faibles et désarmés, fit bouillonner le sang des guerriers de Jérusalem et surexcita leur fiévreuse impatience. Dans ce milieu brûlant de fanatisme, les timides devenaient courageux, les courageux téméraires. Les défenseurs du pays, dont le nombre grossissait chaque jour et dont la plupart avaient déjà donné des preuves d’héroïsme, s’estimaient invincibles. Lorsqu’ils considéraient les puissantes fortifications de la capitale, tout vestige de crainte s’effaçait de l’esprit des zélateurs. Il faudrait que les Romains eussent des ailes, se disaient-ils, pour s’emparer de ces retranchements, de ces tours, de ces murailles défendues par des hommes au cœur d’acier. Si la prise des bicoques de Galilée avait coûté tant de peines et d’efforts aux Romains, qu’aurait donc à craindre la capitale aux fortifications puissantes ? — Ce qui entretenait, d’ailleurs, ces dispositions belliqueuses, c’était la conviction que l’ère de délivrance annoncée par les prophètes était imminente, qu’on verrait incessamment paraître ce Messie, objet d’une si longue attente, qui donnerait au peuple israélite le sceptre de la terre. Sans plus se désoler de la perte de la Galilée et de la mort de tant de braves, on frappait des monnaies avec cette légende : Dans la première année (ou dans la deuxième année) de la délivrance d’Israël, et l’on y inscrivait le nom de Siméon, prince d’Israël. Les zélateurs se croyaient trop bien en sûreté, et cette confiance ne devait pas être moins funeste que la trahison de Josèphe et la perte de la Galilée.

Jamais Jérusalem n’avait été si populeuse, si belle et si forte qu’en ce moment où elle se trouvait sur le penchant de sa ruine : il semblerait que le sort de cette cité dût servir de leçon pour démontrer la vanité de la force matérielle et de l’éclat extérieur. Pris à l’intérieur des murs d’enceinte, le périmètre de Jérusalem mesurait près de 7.000 mètres (33 stades), en y comprenant les faubourgs de Béthanie (Bet-Hiné), et de Bethphagé, où logeaient les pèlerins à l’époque des fêtes. Il n’est pas possible de déterminer exactement le chiffre auquel s’élevait alors la population de Jérusalem. Un document l’évalue à 600.000 âmes, mais il faut y ajouter sans doute la masse de peuple accourue du dehors.

Les zélateurs de Jérusalem, trop confiants dans leurs forces, ne paraissent avoir rien tenté pour enflammer le zèle des provinces, en vue de gagner à leur cause les amis de la paix ou de les réduire à l’impuissance. Les riches et les prudents, qui ne se promettaient aucun avantage de la continuation de la lutte, étaient tout disposés à la soumission ; les jeunes gens et les pauvres entretenaient seuls la fièvre révolutionnaire. Chaque famille, chaque communauté était tiraillée par le désaccord entre les partisans de la paix et ceux de la guerre. Ces derniers, ne trouvant pas d’appui dans les villes ouvertes, s’en allaient à Jérusalem, où ils grossissaient les rangs des zélateurs. Seule, la forteresse de Massada, où commandait Éléazar ben Jaïr, était un foyer actif de la révolution ; Massada était la Jérusalem des sicaires. La bande des sicaires s’était, du reste, renforcée par l’accession de Siméon Bar-Giora. Bar-Giora, qui devait jouer un rôle considérable dans cette guerre, était remarquable par sa force corporelle, et doué d’une audace qui ne se démentit pas jusqu’à la mort. Lors de la déroute de l’armée de Cestius, il était au premier rang de ceux qui talonnant les fuyards. Ensuite, il rassembla une bande avec laquelle il mena une vie de rapine aux environs de la mer Morte, dans la contrée qu’on appelait l’Acrabattine. Les habitants de ce canton étant allés se plaindre à Jérusalem de ses déprédations, le parti des zélateurs modérés envoya une troupe contre lui et le força de se réfugier à Massada. De là, il organisa, avec les sicaires, des expéditions en Idumée, pour procurer des vivres à la garnison. Les Iduméens, exaspérés de ces incursions, se mirent sur la défensive, et bientôt il se forma un corps franc iduméen fort de 20.000 hommes. Les bandes iduméennes ne le cédaient aux sicaires ni en patriotisme ni en férocité.

Dans ce flot de patriotes ardents qui se déversait journellement sur Jérusalem, l’irritation et la violence ne tardèrent pas à se faire jour. La trahison de Josèphe et sa désertion à l’ennemi furent, jusqu’à un certain point, la cause déterminante de cette explosion. Tant qu’on avait cru, à Jérusalem, que Josèphe s’était enseveli sous les ruines de Jotapata, on y avait honoré sa mémoire par un deuil sincère ; mais lorsqu’on sut qu’il était dans le camp romain, entouré de tous les égards possibles par les généraux ennemis, la pitié sympathique se changea en une haine violente. La méfiance et le soupçon entrèrent dans l’âme des ultra-zélateurs, et quiconque n’était pas pour les mesures extrêmes ne fut plus à leurs yeux qu’un traître. Éléazar ben Siméon, homme aussi habile que résolu, alors chef des zélateurs, éprouvait un vif ressentiment contre le Sanhédrin, qui l’avait condamné à l’inaction, lui le patriote ardent et intrépide. Qui donc siégeait au Sanhédrin ? C’était l’ami, l’âme damnée de Josèphe, Josué ben Gamala, qui n’avait rien fait pour révoquer le gouverneur de la Galilée, alors que sa félonie n’était plus douteuse ! Qui était préposé à la garde du trésor ? Antipas, un Hérodien, un proche parent d’Agrippa ! Sénat et Hérodiens n’ouvrirent-ils pas les portes à deux battants quand les Romains approcheront de la ville ? Telle était la pensée des zélateurs, qui se crurent assez forts pour arracher le pouvoir aux modérés ou aux amis secrets des Romains, et pour continuer la guerre à outrance.

La tension, de jour en jour croissante, entre les zélateurs de Jérusalem et le parti modéré du Sanhédrin, produisit un régime de terreur, conséquence inévitable d’une lutte suprême et sans merci, où le fanatisme politique et religieux se double toujours de soupçon. Les zélateurs frappèrent un coup qui provoqua une scission sanglante. Ils arrêtèrent tous ceux que leur parenté avec la maison royale ou leurs sentiments douteux faisaient suspecter de conspiration secrète contre la ferté. Ils publièrent ensuite qu’ils n’avaient ainsi écarté que des traîtres et des ennemis de la liberté, qui n’avaient d’autre pensée que de livrer Jérusalem aux ennemis. Les zélateurs ne s’en tinrent pas là. Leur haine contre les familles sacerdotales qui avaient servi autrefois d’instruments aux Romains contre la liberté, les poussa à leur ravir cette dignité qu’elles avaient déshonorée. Ils convoquèrent la division sacerdotale nommée Jakhin, et lui firent choisir un grand prêtre dans son sein par voie de tirage. Le sort désigna un prêtre jusqu’alors inconnu, Pinehas, fils de Samuel, de la petite ville d’Aphta. Les uns disaient que c’était un simple tailleur de pierres ; d’autres, un homme des champs. Pinehas fut reçu solennellement par les fonctionnaires du temple, qui avaient été le chercher à la campagne. Il entra dans la ville, paré des insignes pontificaux, et comme il était pauvre, les gens riches lui fournirent de quoi tenir dignement son rang. Matthia ben Théophilos, qui avait été élu par Agrippa, fut déposé de ses fonctions. Cette mesure exaspéra le parti du Sanhédrin, dont plusieurs chefs étaient de famille pontificale ; ils considéraient cette élection comme une profanation de la dignité la plus sainte, comme une souillure faite au sanctuaire. Anan, à qui sa hardiesse et sa fortune donnaient dans le Sanhédrin une influence prépondérante, et qui, par son éloquence, savait gagner ses adversaires ou les annihiler, excita la partie modérée de la population de Jérusalem à venger l’insulte faite au sacerdoce et à combattre à main armée les zélateurs.

Anan fomenta ainsi la guerre civile. Sous sa conduite, nombre de Jérusalémites entreprirent une lutte contre les zélateurs, lutte qui fut le signal des dissensions intestines. Les modérés, supérieurs en nombre, chassèrent successivement leurs adversaires de toutes les parties de la ville vers la colline du temple et les forcèrent de se retrancher derrière la deuxième enceinte. Sur ces entrefaites, le bruit se répandit à Jérusalem qu’Anan et ses partisans songeaient à appeler les Romains. Cette nouvelle détermina les zélateurs galiléens, commandés par Jean de Gischala, à secourir au plus tôt leurs amis assiégés dans le temple. Ils convinrent avec eux d’inviter, par lettres, les Iduméens à venir en aide à la ville, menacée de toutes parts et livrée aux mains des traîtres. Heureux de cette occasion de satisfaire leurs goûts belliqueux, vingt mille Iduméens accoururent devant Jérusalem, sous la conduite de leurs quatre chefs, Jean, Siméon, Pinehas et Jacob. Mais Anan, averti de leur arrivée, fit fermer les portes et doubler les gardes.

La nuit suivante fut une nuit d’horreur et d’angoisse pour le parti d’Anan. Les éléments se déchaînèrent avec furie, le bruit de la tempête se mêlait au fracas du tonnerre et toute la nature semblait bouleversée. Les Iduméens, plus aguerris à ces scènes, ne bougèrent pas ; mais nombre de gardiens de la ville quittèrent leurs postes pour chercher un abri dans les maisons. Anan lui-même se relâcha cette fois de son infatigable surveillance. Quelques zélateurs purent s’approcher de la ville, à la faveur de l’obscurité, et scier les verrous de fer d’une porte mal gardée ; le grincement de la scie était couvert par le bruit du tonnerre et par les mugissements du vent. La ville était dès lors ouverte aux Iduméens. Ils attaquèrent par un côté, tandis que les zélateurs, tombant à l’improviste sur les gardes et les mettant en fuite, pénétraient par l’autre. Les habitants furent appelés aux armes et une lutte affreuse s’engagea, où le combat des hommes semblait rivaliser avec celui des éléments. Bientôt les modérés, à bout de courage, posèrent les armes, et les Iduméens se répandirent dans la ville, ivres de fureur, massacrant tous ceux qu’ils savaient contraires à leurs idées. Le soleil, en se levant, éclaira un champ de carnage. Plus de 8.000 morts, dit-on, jonchaient les rues de la ville (adar, février-mars 68). Les zélateurs étaient victorieux. Le lendemain, le tribunal de terreur inaugura sa sanguinaire juridiction. Tous ceux qui étaient soupçonnés de conspiration ou qui avaient pris part à la lutte frirent recherchés et exécutés, probablement après interrogatoire. Anan et Josué ben Gamala furent les premières victimes. L’exaspération était si violente contre ces deux grands prêtres, d’ailleurs assez peu intéressants, que leurs cadavres restèrent sans sépulture et servirent de pâture aux chiens.

La mort de ces deux membres du Sanhédrin et de quelques-uns de leurs partisans marqua la dernière heure de ce Conseil, institué au début de la révolution. Il paraîtrait que les zélateurs en composèrent un autre, également de soixante-dix membres, et où les éléments pontifical et aristocratique étaient remplacés par l’élément populaire. On ignore quel fut le sort de l’ancien président, Siméon ben Gamaliel.

Les zélateurs continuèrent à régner par la terreur. Tous ceux qui avaient pris les armes contre eux furent condamnés à périr ; tels furent, entre autres, un personnage considérable du nom de Gorion et le héros de la Pérée, Niger, qui avait sans doute appuyé le parti aristocratique du Sanhédrin. Nouvel exemple de cette triste vérité, que toute révolution dévore ses propres auteurs ! Niger était de ceux qui avaient, dès le principe, consacré toutes leurs forces à l’insurrection. Aussi sa mort est-elle une tache sur la mémoire des zélateurs.

Pour couper court à l’anarchie qui régna après la chute du Sanhédrin, Jean de Gischala s’érigea en chef, fort de l’appui des fugitifs de Galilée, très nombreux à Jérusalem. Grâce à son caractère énergique, il attira autour de lui des patriotes ardents, jeunes gens et hommes faits, qui lui furent non moins dévoués que ses Galiléens. Égal en courage aux autres chefs du peuple, Jean avait de plus qu’eux la sûreté du coup d’œil et une intelligence féconde en ressources : il était né pour commander. Cette supériorité ne pouvait manquer d’exciter la jalousie de ses rivaux, qui redoutaient de le voir s’arroger la dictature et faire, lui étranger, la loi aux indigènes. Cependant, au début, les zélateurs galiléens, ou les Johannistes, marchèrent d’accord avec ceux de Jérusalem et sévirent avec une rigueur égale contre la trahison et contre la tiédeur.

De leur côté, les Romains se tenaient tranquilles. Le prudent Vespasien n’avait garde d’attaquer les lions dans leur antre. Malgré les instances des transfuges, qui le pressaient de livrer assaut à la ville et lui promettaient une facile victoire, il préférait attendre que la guerre civile eût affaibli les combattants. Pendant tout l’hiver (67-68), il laissa ses troupes inactives dans leurs cantonnements ; ce ne fut qu’aux premiers jours du printemps qu’il les mena à la bataille, non contre Jérusalem, mais dans la Pérée et d’autres cantons de la Palestine. Des milliers de victimes, guerriers ou créatures sans défense, furent les trophées de cette expédition.

Après ce fait d’armes, Vespasien se retira à Césarée et, pendant près de deux années, n’inquiéta point Jérusalem. D’où venait cette inaction, après la fougue des premières attaques ? De deux nouvelles qui lui étaient parvenues : la guerre civile qui avait recommencé à Jérusalem, puis la mort de Néron, suivie de l’élection d’un nouvel empereur par les légions d’Espagne et des Gaules.

La guerre civile avait été rallumée à Jérusalem par l’indomptable Siméon Bar-Giora. A Massada, où il avait été accueilli par les sicaires, il ne put se tenir en repos : il était ambitieux et impatient d’agir. Après la mort d’Anan, son ennemi, il quitta cette forteresse et, pour créer une troupe, il appela à lui des esclaves à qui il promettait la liberté, et arec eux des déclassés de toute sorte. Le rêve de Bar-Giora, c’était d’entrer dans Jérusalem et d’y commander en maître. Les zélateurs de la capitale craignaient sa présence et songeaient à l’écarter. Toutefois ils n’osaient engager une attaque directe, ayant eu le dessous dans une rencontre avec ses bandes. Un jour, ils se mirent en embuscade sur son passage, et ayant fait prisonniers sa femme et une partie de ses gens, ils crurent l’avoir à leur merci. Mais Bar-Giora n’était pas homme à plier : au lieu d’implorer les zélateurs pour se faire rendre sa femme, il assouvit sa fureur en se jetant sur des Jérusalémites qui étaient sortis de la ville pour chercher du bois ou des vivres. Effrayés de cet acte de cruauté, les Jérusalémites se hâtèrent de relâcher la femme de Bar-Giora, ce qui apaisa quelque peu sa colère, mais n’ébranla nullement sa résolution de jouer un rôle prépondérant à Jérusalem. Nuit et jour, Bar-Giora resta aux aguets devant les portes pour trouver moyen d’entrer dans la ville. Ce fut le parti aristocratique qui lui en fournit l’occasion.

Ce parti avait survécu à la défaite de ses chefs ; pendant quelque temps il avait fait le mort, tout en manœuvrant sourdement pour enlever le pouvoir aux zélateurs. Il avait à sa tète le grand prêtre Matthia, fils de Boéthos, et d’autres membres dés familles de grands prêtres. Ceux-ci surent gagner à leurs idées une partie du peuple, qu’effrayait la guerre imminente ; ils se liguèrent aussi avec les Iduméens de Jérusalem, gens intrépides et résolus. Tout à coup, d’après un plan concerté à l’avance, le parti asti-zélote et les Iduméens se jetèrent sur les zélateurs et les Johannistes, déconcertés par cette brusque attaque, et en tuèrent un grand nombre. Cependant les zélateurs dispersés dans la ville se remirent bientôt de leur surprise, coururent aux armes et se réunirent sur la colline du temple, où ils se préparèrent à faire payer à leurs adversaires ce sanglant coup demain. Surpris à leur tour, ceux-ci tinrent conseil et décidèrent d’appeler Siméon Bar-Giora et de le lancer avec ses bandes contre les zélateurs. Le ci-devant grand prêtre Matthia se rendit auprès de lui et l’invita à entrer à Jérusalem.

Avec l’arrivée de Bar-Giora (nissan, avril 68), la guerre civile se déchaîna dans toute son horreur. Bar-Giora se rendit, avec sa troupe et les Iduméens qui s’étaient joints à lui, sur la place du temple, où les zélateurs s’étaient retirés. Ceux-ci pouvaient, du haut des terrasses et des murailles où ils étaient postés, lancer à leurs agresseurs des pierres et autres projectiles et les forcer même à la retraite. Malgré sa bouillante ardeur, Bar-Giora dut se retirer avec ses hommes et chercher, sur des points moins exposés, une position plus avantageuse.

Ces luttes intestines, dénoncées à Vespasien et même exagérées par des transfuges, le décidèrent plus que jamais à rester à l’écart, dans l’espoir que le parti vaincu rappellerait, lui ouvrirait les portes et lui procurerait ainsi une victoire facile. D’ailleurs, en présence des graves événements qui s’étaient produits en Italie et dans les provinces romaines, théâtre de luttes meurtrières, Vespasien n’avait garde d’entreprendre un siège nécessairement long et difficile : il voulait avoir ses coudées franches pour intervenir dans la révolution. Néron était mort, aussi honteusement qu’il avait vécu (9 juin 68). Galba avait été proclamé empereur et avait pris les rênes du gouvernement d’une main sénile et tremblante. Âgé et sans enfants, il dut songer au choix d’un successeur. Dans ce moment critique, où chaque jour pouvait amené une phase inattendue, Vespasien jugeait peu prudent de commencer le siège de Jérusalem. Il préféra adopter une attitude expectante et envoya son fils Titus avec le roi Agrippa à Rome, pour saluer le nouvel empereur et peut-être — ajoutait-on tout bas — pour le décider à l’adopter. Mais Titus, ayant appris à Corinthe que Galba venait d’être assassiné (5 janvier 69) et deux césars élu en même temps. Othon à Rome et Vitellius en Germanie, retourne vers son père le cœur gonflé d’espérance. Un autre aimant, du reste, l’attirait en Judée, à savoir, les charmes de la princesse Bérénice, qui, tout en observant strictement les pratiques du judaïsme, entretenait un commerce amoureux avec le païen Titus. Bientôt on apprit qu’Othon, obligé de lutter contre son rival germanique, avait à peine conservé cent jours le pouvoir impérial. Ainsi se montrait à nu le point vulnérable de ce puissant colosse romain : on savait désormais que le césar pouvait être choisi, non seulement à Rome par la garde prétorienne, mais par les légions dans les provinces. L’armée de Vitellius avait vaincu celle d’Othon

Or, tandis que l’issue de la lutte entre Othon et Vitellius était encore douteuse, Vespasien caressait déjà la pensée de revêtir lui-même la pourpre impériale ; mais il hésitait à agir et avait besoin d’une impulsion. Il craignait surtout son rival Mucien, gouverneur de Syrie, avec lequel il était en mésintelligence et qui avait sous ses ordres un plus grand nombre de légions. Mais Titus qui ne cachait nullement ses vues ambitieuses, sut gagner Mucien à la cause de son père ; bien mieux, il l’amena à presser lui-même Vespasien de se faire proclamer empereur. Mais il était indispensable d’intéresser à cette cause un autre et puissant allié Tibère Alexandre, le fils de l’arabarque, gouverneur de l’importante province d’Égypte. C’est la main d’une femme qui se chargea d’ajouter cette maille au filet où il s’agissait de prendre ce beau gibier, — Rome. La princesse Bérénice était amie du gouverneur de l’Égypte ; en travaillant à l’élection de Vespasien, elle poursuivait un intérêt de cœur. De fait, l’amour que lui portait Titus était trop manifeste pour qu’on doutât dans son entourage de la voir devenir la femme du fils de Vespasien. Ne devait-elle pas employer pour faciliter ce résultat tous les moyens que lui fournissaient sa beauté et son astuce féminine ? Le grand point était de gagner Tibère, et à cet égard sa réussite fut complète. Le gouverneur d’Égypte se hâta de faire jurer par ses légions fidélité à l’empereur Vespasien (1er juillet 69). Cet acte fut décisif pour la future dynastie. Quelques jours plus tard les légions de Judée, plus tard encore celles de Syrie, rendaient à leur tour hommage à Vespasien. Lorsque celui-ci se vit revêtu de la dignité impériale, la Judée n’entra plus guère dans ses préoccupations. Vespasien et son fils se rendirent en Égypte, et y restèrent jusqu’au moment où ils apprirent la mort ignominieuse de Vitellius (21 ou 22 décembre 69).

Mais que devenait Jérusalem pendant les deux ans de repos que Vespasien lui avait laissés ? Indépendamment des modérés, il y avait à l’origine quatre partis dans cette ville. Les zélateurs de Jérusalem, qui obéissaient à Éléazar ben Siméon, ne comptaient pas plus de 2.400 membres. Ceux de Galilée, commandés par Jean, se montaient à 6.000. Le parti de Siméon, réuni aux sicaires, allait à 10.000. Les Iduméens, sous la conduite de Jacob ben Sosa et de Siméon ben Kathla, comptaient 5.000 hommes. Il y avait donc 24.000 guerriers résolus, dont le courage allait jusqu’à la témérité ; quels prodiges n’auraient-ils pas accomplis sur les champs de bataille, s’ils eussent agi avec ensemble ? Mais chaque parti voulait prédominer, et cela non seulement par ambition, mais parce qu’il s’exagérait sa propre force. Aucun des chefs ne possédait la vertu de la subordination. Les gens d’Éléazar prétendaient au premier rang, parce qu’ils étaient les indigènes et qu’ils avaient donné le branle. Jean se sentait supérieur aux autres chefs par son habileté et son génie inventif. Siméon en voulait aux zélateurs, qui avaient osé mettre obstacle à ses déprédations. Ces mille tiraillements permirent à l’ennemi de saccager toute la Judée, jusqu’aux environs de Jérusalem. En effet, aucun parti n’osait faire une sortie contre les Romains, non par pusillanimité, mais pour ne pas laisser ses adversaires seuls maîtres de la capitale. Pendant toutes ces luttes, des bâtiments et des quartiers entiers de la ville éprouvèrent des dommages, et, ce qui était plus grave, des greniers, largement approvisionnés pour plusieurs années, furent détruits par le feu.

Enfin, Titus arriva devant Jérusalem (mars 79). Le fils de Vespasien, l’héritier présomptif du trône impérial, considérait comme une nécessité impérieuse de soumettre à tout pria Jérusalem. N’était-ce pas déjà assez de honte pour les Romains que la ville rebelle eût pu se maintenir pendant quatre années ? L’honneur de la nouvelle dynastie était attaché à la chute de Jérusalem. Si la cité judaïque continuait à résister, la réputation militaire de Vespasien et de son fils était gravement compromise.

Quelque pressé toutefois qu’il fût de consommer la soumission de la Judée, Titus ne pouvait pourtant terminer avant le printemps les préparatifs du siège. Il rassembla une armée de plus de 80.000 hommes, et réunit une quantité d’engins de siège inusitée jusqu’alors. Trois traîtres judéens aidaient Titus dans cette difficile besogne : le roi Agrippa, qui lui fournit des troupes et qui, par ses discours, jeta l’hésitation parmi les habitants de Jérusalem ; Tibère Alexandre, qui combattait son peuple après avoir déserté sa foi, ajoutant la défection politique à la défection religieuse ; enfin, Josèphe, qui accompagnait partout Titus et qui, prisonnier des Romains, était maintenant leur guide dans sa propre patrie ! Tibère Alexandre, déjà cause une première fois du massacre de ses coreligionnaires, allait continuer son œuvre dans la Judée. Titus, trop peu expérimenté à la guerre, avait besoin de l’assistance de l’apostat judaïte : il nomma Tibère Alexandre général en chef de sa garde (prœfectu prœtario).

A Jérusalem, l’approche du danger avait provoqué une certaine entente entre les partis. Quelque temps avant la tète de Pâque, lorsque Jérusalem était encore ouverte, nombre de groupes étaient accourus de la Judée et de l’étranger pour défendre la cité sainte. Ses chefs avaient envoyé des messagers auprès de leurs coreligionnaires des pays de l’Euphrate pour leur demander des renforts, et leur prière avait été accueillie. On fortifia davantage encore les murs de Jérusalem et on les mit en état de résister aux puissantes attaques des machines de siège.

Enfin, Titus concentra son armée entière, et vint camper près de Skopos (Tsophim, à 1.300 mètres au nord de Jérusalem). Avant de commencer le siège, il invita les habitants à lui ouvrir de bonne grâce leurs portes : il ne demandait que la soumission à l’autorité de Rome et le payement des impôts, comme avant l’insurrection. beur raisons dictaient cette modération à Titus. Il avait hâte de revenir à Rome, où l’appelaient des jouissances de toute sorte, des satisfactions d’orgueil et d’ambition. Ensuite, toujours épris de la princesse juive, à qui, malgré ses fautes, la sainte ville était restée chère, il lui répugnait de livrer Jérusalem à la destruction. Mais ses vaillants défenseurs rejetèrent toutes les propositions des émissaires de Titus. Ils avaient juré de défendre la ville au péril de leur vie et ne voulaient point entendre parler de soumission. Les Romains s’apprêtèrent donc sérieusement à l’attaque.

Tous les jardins et les plantations d’arbres au nord et à l’ouest de Jérusalem, désignés comme points de départ des opérations, furent saccagés sans pitié. Titus s’approcha, avec quelques éclaireurs, du rempart du nord pour reconnaître le terrain. Tout à coup, les Judéens s’élancèrent par une des portes, séparèrent Titus de ses compagnons et l’eussent indubitablement fait prisonnier, si la crainte de devenir la risée des Judéens n’eût doublé ses forces et si son escorte n’eût fait des efforts surhumains pour le dégager. Ce premier fait d’armes encouragea les Jérusalémites comme un heureux augure. Le lendemain, tandis que la Xe légion était occupée à dresser le camp sur le mont des Oliviers, elle fut surprise par des Judéens, et sa frayeur fut si grande qu’elle s’enfuit, laissant l’ouvrage interrompu. Toutefois, ces escarmouches, faits partiels et isolés, restaient stériles ; les Judéens se voyaient obligés, chaque fois, de rentrer dans la forteresse. Mais leurs sorties audacieuses montrèrent du moins aux Romains quelle lutte laborieuse ils auraient à soutenir.

Ils réussirent enfin à établir leur camp sur trois points et à dresser les machines contre le mur extérieur. Les travaux du siège commencèrent juste avec la fête de Pâque (mars ou avril 70), Titus s’imaginant sans doute que les Judéens, par scrupule religieux, n’oseraient les entraver. Mais à peine les Romains avaient-ils dressé leurs machines, que les Judéens se précipitèrent comme des démons hors de la ville, les détruisirent, dispersèrent les travailleurs et, après avoir jeté parmi eux l’épouvante et le désarroi, se retirèrent de nouveau derrière les murailles. Ce n’étaient pas seulement les zélateurs, mais tous ceux qui pouvaient tenir une arme, qui prenaient part aux combats ; des femmes même montrèrent, à l’égal des hommes, une étonnante insouciance de la mort. Les assiégés lançaient sur les assaillants des quartiers de roc ou répandaient sur leur tête de l’huile bouillante ; peu à peu ils apprirent à manier les lourdes machines de guerre et tournèrent contre les assaillants celles dont ils purent s’emparer. Cependant les Romains réparaient leurs pertes à mesure, si bien qu’au bout de quinze jours les assiégés furent contraints d’abandonner le mur extérieur (7 iyar, mai). Alors commença une lutte acharnée pour la possession de la seconde enceinte, que les assiégés avaient construite derrière la première. Il fallut plusieurs jours aux Romains pour s’en rendre maîtres, ainsi que du faubourg de Bézétha.

Cet exploit pourtant était loin de terminer la lutte, qui chaque jour, au contraire, reprit avec une nouvelle fureur. Les Romains ayant, après dix-sept jours de travail, élevé quatre terrasses contre la tour Antonia et la seconde enceinte, Jean y pénétra avec sa troupe par un conduit souterrain et mit le feu aux ouvrages. Deux jours après, trois hommes du parti de Bar-Giora, Tephtaï, Mégassar et Haghira d’Adiabène, incendièrent les autres ouvrages, nonobstant la grêle de projectiles qui tombait sur eux. Plus le danger devenait menaçant, plus grandissait le courage des assiégés. Josèphe, docile instrument de Titus, déploya son éloquence en pure perte contre cette implacable résolution. Du reste, les assiégés n’avaient plus d’autre alternative que la victoire ou la mort : ils le savaient bien, et, dès le début du siège, ils avaient vu ce qu’ils pouvaient attendre de Titus, de celui qu’on a surnommé les délices du genre humain. Les prisonniers, même volontaires, Titus les fit mettre en croix, parfois cinq cents en un jour, afin de montrer aux défenseurs obstinés de leur patrie quel sort les attendait. Quelquefois, il les renvoyait dans Jérusalem, après leur avoir fait couper les mains.

Titus dut renoncer à l’espoir de terminer rapidement la guerre et se préparer à un siège de longue durée. Mais il allait avoir une alliée puissante, la famine. Pour fermer aux assiégés les issues secrètes de la ville, il la fit entourer d’un mur de circonvallation d’environ sept kilomètres d’étendue. Par suite de l’exubérance de la population, les vivres devinrent de jour en jour plus rares. La famine atteignit d’abord les classes pauvres, dont les faibles provisions furent bientôt épuisées. Elle fit taire toute pitié et étouffa les sentiments les plus sacrés de la famille. Les maisons et les rues se remplirent de cadavres. Les survivants erraient à travers les rues, le ventre ballonné, semblables à des fantômes. Plusieurs, poussés par la crainte d’une mort affreuse, passèrent à l’ennemi ; mais là, un autre genre de supplice les attendait. Les Romains ne tardèrent pas à remarquer que les transfuges avaient avalé des pièces d’or, afin de subvenir à leurs besoins dans les dures épreuves de la captivité. Alors ces cannibales leur ouvrirent le ventre pour y chercher l’or caché. — Les zélateurs, voyant les désertions se multiplier, redoublèrent de sévérité contre ceux qui leur étaient suspects : ils voulaient que chacun se dévouât tout entier à la patrie et ne craignit pas de regarder la mort en face. Quelques lieutenants de Bar-Giora avaient comploté de passer à l’ennemi ; le farouche commandant, les ayant découverts, les châtia sans miséricorde. Matthia Boéthos, qui avait, en compagnie d’antres membres de la noblesse sacerdotale, appelé Bar-Giora à Jérusalem, subit la peine de sa félonie : sur l’ordre de Bar-Giora lui même, il fut, avec trois de ses fils, décapité à la vue des Romains, et, en même temps qu’eux, furent exécutés deux autres membres de l’aristocratie et quinze hommes du peuple.

Néanmoins, malgré toute leur vigilance, les zélateurs ne pouvaient éventer toutes les ruses qu’imaginaient les traîtres. Les amis secrets que Rome avait dans la ville glissaient des billets dans les flèches qu’ils lançaient dans le camp romain, et, par ce moyen, instruisaient l’ennemi de tout ce qui se passait dans la ville. Mais les zélateurs de toute nuance, malgré la famine, malgré la trahison, ne cessèrent d’inquiéter les travaux des Romains, qui ne réussirent qu’après vingt et un jours et au prix de luttes opiniâtres à dresser une nouvelle terrasse contre l’Antonia. Une sortie de Jean, qui voulait mettre le feu à cet ouvrage, échoua, et bientôt, sous les coups répétés des béliers romains, les murs de la forteresse s’écroulèrent (1er tammouz, juin). Mais quelle fît la consternation des Romains lorsqu’ils virent, derrière elle, se dresser une nouvelle muraille ! Après en avoir inutilement tenté l’assaut, ils cherchèrent à surprendre la ville pendant la nui mais ils furent repoussés, après une lutte qui dura jusqu’a lendemain matin. Toutefois la forteresse Antonia resta en leur pouvoir, et Titus la fit raser. C’est à ce moment (17 tammouz) qu le sacrifice quotidien cessa, faute de victimes. — Titus invita de nouveau le peuple à lui ouvrir les portes de la ville, promettais solennellement d’épargner le temple ; mais le choix du parlementaire, qui n’était autre que l’exécré Josèphe, ne pouvait qu’ajouter l’irritation des assiégés. Jean répondit à cette proposition que la cité de Dieu ne pouvait périr et que l’avenir appartenait à Dieu.

Après la chute de l’Antonia, les assiégés se bornèrent à la défense du temple. Une troupe romaine, qui essaya de recommencer nuitamment la lutte, fut repoussée par ces braves entre les braves, Juda ben Merton, Siméon ben Josias, Jacob et Siméon ben Kathla, Jacob ben Sosa, Gyphtaï, Alexas et Siméon ben Jaïr. Alors les Romains dressèrent leurs machines contre le mur du temple et les Judéens furent forcés d’abattre les portiques qui reliaient auparavant le temple à la tour Antonia. Pour lasser les Romains, ils employèrent toutes les ruses imaginables : ainsi ils mirent le feu à quelques galeries du temple et firent mine de prendre la fuite. Les Romains escaladèrent alors les murs de l’Hiéron et il en périt un grand nombre, soit par le glaive, soit par le feu. Mais l’incendie envahit tout le côté ouest, et les belles colonnade devinrent la proie des flammes (21-28 tammouz).

Cependant la famine sévissait de plus en plus parmi la population de Jérusalem, épuisant toute force et toute sève, frappait indistinctement riches et pauvres et déchaînant les passions les plus vives. L’argent n’avait plus de valeur, car il était incapable de procurer un morceau de pain. On se battait pour la possession d’un peu de paille, d’un morceau de cuir, de choses plus sordide encore. On vit la riche Martha, femme du grand prêtre Josué ben Gamala, qui, dit-on, faisait étendre des tapis pour aller de sa demeure au temple, ramasser dans les rues une ignoble nourriture pour tromper sa faim dévorante. Pour que rien ne manquât à la réalisation de la sombre peinture tracée d’avance par le grand prophète, une scène se produisit qui remplit d’horreur les ennemis eux-mêmes. Une femme nommée Miryam, qui s’était réfugiée de la Pérée à Jérusalem, tua son propre enfant et en mangea la chair. Les cadavres amoncelés dans la ville, se décomposant rapidement dans cette chaude saison, répandaient une odeur fétide et engendrèrent la peste, nouveau fléau qui rivalisa avec la famine et l’ennemi pour décimer la population. Mais les Judéens supportèrent tous ces maux avec un courage indomptable ; l’estomac vide, entourés de ces spectacles de mort, ils allaient au combat avec la même ardeur qu’au premier jour du siège. Les Romains eux-mêmes étaient surpris de la constance héroïque des zélateurs, de leur dévouement inébranlable au sanctuaire et à la cause de leur peuple. Voyant ces guerriers, malgré les tortures de la faim, poursuivre la lutte avec un entrain toujours renaissant, ils considéraient les Judéens comme des êtres invincibles, doués d’une force d’âme à toute épreuve. Quelques-uns même d’entre eux allèrent jusqu’à déserter leurs drapeaux et abjurer leur foi pour embrasser le judaïsme. Eux aussi étaient convaincus que la cité sainte ne pouvait tomber au pouvoir de ses ennemis. Cette conversion spontanée et sincère de quelques Romains, en un moment si critique, remplit les Jérusalémites d’admiration ; et exténués eux-mêmes par la famine, ils eurent soin de pourvoir à l’entretien de ces néophytes.

Cependant les Romains avaient dressé leurs machines de siège contre les ouvrages extérieurs du temple, et, six jours durant (du 2 au 8 ab), ils battirent en brèche les murailles, sans pouvoir les ébranler. Alors Titus, renonçant désormais à épargner le temple, fit mettre le feu aux portes de l’enceinte extérieure ; l’incendie dura tout un jour et la nuit suivante. Ensuite Titus ordonna de l’éteindre et de rendre la voie libre pour l’attaque des légions. En même temps, il assembla un conseil de guerre pour délibérer sur le sort du sanctuaire. Ce conseil était composé des six principaux commandants : Tibère Alexandre, le commandant en chef ; Sextus Céréalis, que ses exploits en Judée avaient fait élever au commandement de la Ve légion ; Larcius Lepidus, chef de la Xe ; Tittius Frugi, chef de la XVe ; Haternus Fronto, qui avait sous ses ordres une partie de la IIIe ; enfin Marc Antoine Julien, procurateur de la Judée, plus quelques tribuns et autres officiers. Quelques-uns émirent l’avis qu’il fallait détruire ce temple, foyer de révoltes incessantes. Titus, au contraire, se prononça nettement pour la conservation de l’édifice : c’était la princesse Bérénice qui parlait par sa bouche. Alexandre, Céréalis et Fronto ayant opiné dans le même sens, il fut décidé qu’on s’emparerait du temple, mais sans le détruire.

Le lendemain (9 ab), les Judéens firent une nouvelle sortie ; mais, accablés par le nombre, ils durent battre en retraite. Enfin sonna l’heure suprême de la chute, cette heure qui a laissé dans la mémoire de la nation judaïque un éternel souvenir de deuil. Le 10 ab (août), les assiégés tentèrent une nouvelle sortie contre les Romains, mais ils furent repoussés et poursuivis. Dans le désordre de cette poursuite, un Romain saisit un tison enflammé et, se hissant sur l’épaule d’un de ses compagnons, le lança par la fenêtre dorée dans l’intérieur du temple. Le bois des galeries prit feu ; l’incendie se propagea rapidement et envoya bientôt vers le ciel ses jets enflammés. A cette vue, les plus résolus reculèrent découragés. Titus accourut avec ses soldats : toute résistance avait cessé. Il ordonna aussitôt d’éteindre le feu, mais sa voix ne fut pas écoutée. Les soldats romains se précipitèrent avec furie à l’intérieur du temple, pillant et incendiant, et massacrant tous ceux qui ne s’étaient pas enfuis. Titus lui-même, poussé par la curiosité, pénétra dans le Saint des Saints et le contempla avec admiration, jusqu’à ce que la fumée le forçât de s’éloigner. Une légende hostile va jusqu’à l’accuser d’avoir, à cette heure même, en plein sanctuaire, sur un rouleau de la Thora, caressé sa maîtresse !

Bientôt les guerriers judaïtes reprirent l’offensive, et une dernière lutte s’engagea sur le théâtre même de l’incendie. Les cris de victoire des Romains, les gémissements des Judéens témoins de cette dévastation, le sifflement des flammes faisaient trembler le sol et agitaient les airs ; l’écho portait aux montagnes le contrecoup de la chute du temple, et les flammes qui rougissaient le ciel apprenaient aux Judéens d’alentour que tout espoir était perdu.

Un grand nombre de patriotes se précipitèrent dans cet océan de feu, ne voulant pas survivre à la ruine du sanctuaire. D’autres, au nombre de plusieurs milliers, hommes, femmes et enfants, étaient restés sous les portiques du sud, malgré l’approche des ennemis et de l’incendie. Des prophètes en délire leur faisaient espérer un saint miraculeux. En ce moment même où le temple achevait de se consumer, Dieu, à les entendre, allait envoyer un secours inattendu. Mais les Romains arrivèrent comme la foudre et égorgèrent cette crédule multitude.

Le temple brûla tout entier, sauf les fondations et quelques débris du mur occidental, qui s’élevaient au-dessus des ruines comme des spectres géants. Plusieurs prêtres, qui s’étaient réfugiés sur les murs et y avaient tenu plusieurs jours, bravant la faim et la soif, durent enfin se rendre à discrétion ; Titus les fit massacrer. Les prêtres doivent périr avec leur temple, avait dit ce monstre à face humaine. En ordonnant ces cruautés, il prétendait se poser en vengeur du sang répandu par les zélateurs. Les légions victorieuses offrirent, sur l’emplacement du temple, des sacrifices à leurs divinités, y déployèrent leurs étendards et proclamèrent Titus imperator. Par une fatale coïncidence, le second temple périt le même jour qu’avait péri le premier (16 ab, août 70). Après l’incendie du temple, Titus, débarrassé de toute contrainte vis-à-vis de Bérénice, ordonna de mettre le feu aux parties de la ville, l’Acra et l’Ophla, qui étaient au pouvoir des Romains.

Cependant la lutte n’était pas encore terminée. Les chefs de la révolution s’étaient cantonnés dans la ville haute avec les troupes qui leur restaient. Ils entrèrent en pourparlers avec Titus. Jean et Siméon, ayant juré de mourir plutôt que de se rendre, demandèrent à se retirer librement en conservant leurs armes : à cette condition, ils consentaient à abandonner la ville haute. Mais Titus exigea qu’ils se rendissent à discrétion, et cette exigence ralluma la lutte. Le 20 ab, les Romains commencèrent à élever de nouvelles terrasses contre les murs de la ville haute, et ce travail ne fut terminé qu’au bout de dix-huit jours (le 7 éloul, septembre). Cette fois encore les zélateurs tinrent bon. Les Iduméens, qui avaient négocié sous main avec Titus, furent mis à mort ou jetés en prison. Mais les guerriers judéens, épuisés par tant de luttes et par la famine, ne pouvaient plus repousser les assauts. Les Romains purent enfin escalader la muraille ; ils s’emparèrent des tours et se précipitèrent dans la ville haute, où ils massacrèrent tout ce qu’ils rencontraient. Le lendemain (8 éloul), le dernier quartier de la ville, — la ville haute ou Sion, — fut incendié à son tour. Les murs furent entièrement rasés, à l’exception des trois tours Hippicos, Mariamne et Phasaël, que Titus laissa debout comme monuments de sa mémorable victoire. Sous les ruines de Jérusalem et du temple furent ensevelis les derniers vestiges de l’indépendance politique de la Judée. Ce siège, dit-on, coûta la vie à plus d’un million de victimes. Si l’on y ajoute celles qui étaient tombées dans la Galilée, la Pérée et les villes de l’intérieur, on peut affirmer que la population des Judéens de Palestine était, en majeure partie, anéantie. De nouveau Sion était assise sur des ruines et pleurait ses fils morts, ses vierges traînées en captivité ou jetées en pâture aux appétits immondes d’une soldatesque brutale. Plus malheureuse encore qu’après sa première chute, aucun prophète n’était là pour lui prédire la fin de son veuvage et de ses épreuves.