HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Troisième époque — La décadence

Chapitre XVII — Agrippa II ; début de l’insurrection — (49-66).

 

 

Tandis que le judaïsme affirmait sa supériorité par l’accession de nombreux prosélytes, tandis que semblait luire l’aube du glorieux jour entrevu par les prophètes, où les peuples de la terre tourneront leurs regards vers Sion, d’où sortira la lumière qui doit rayonner sur l’humanité, — en Judée et surtout à Jérusalem la nation souffrait du joug de Rome, devenu de plus en plus pesant depuis la mort d’Agrippa. Les misères du présent né permettaient guère de se réjouir des événements considérables qui venaient de se produire et qui semblaient préparer les voies à la domination universelle du judaïsme. Un sombre crêpe, en effet, enveloppe les vingt dernières années de l’État judaïque. Il y règne une sorte d’angoisse continue, dont le souvenir nous émeut encore et nous serre le cœur. La nation judaïque nous offre, dans cette période, l’image d’une captive que ses geôliers martyrisent sans cesse et provoquent à secouer ses chaînes avec la furie du désespoir, jusqu’à ce qu’elle les ait brisées. La lutte sanglante entre Rome et la Judée, la première disposant de ressources immenses et accoutumée à la victoire, la seconde dépourvue de tous moyens matériels et forte seulement de sa volonté, cette lutte, disons-nous, éveille un intérêt d’autant plus puissant que, malgré la disproportion des forces respectives, la faible fille de Sion aurait triomphé sans doute, si elle n’eût été déchirée par ses propres dissensions, livrée par des traîtres, et si elle avait pu attendre un moment plus favorable, c’est-à-dire si sa chute n’avait pas été résolue par la Providence.

Dans ce duel de géants, presque unique dans l’histoire, il ne s’agissait pas seulement de liberté comme dans les guerres des Gaulois, des Germains et des Bretons : ici la lutte avait surtout un caractère religieux. La nation judaïque se voyait sans cesse blessée dans ses sentiments religieux par le despotisme de Rome, et ses efforts pour sauver son indépendance visaient surtout à la libre pratique de son culte. Aussi, loin de s’affaiblir par les échecs réitérés, cette passion de la liberté ne fit que s’exalter de jour en jour, et le caractère national devint tellement ombrageux qu’il voyait dans le moindre fait une atteinte portée aux convictions religieuses. Rome, il est vrai, ménageait d’ordinaire la susceptibilité des Judéens, mais elle la blessait à son insu par la rigueur de son administration et par sa surveillance jalouse. En outre, par la séduction de ses arts, elle avait empoisonné la meilleure partie de la nation et l’avait rendue oublieuse de ses devoirs comme de sa foi. Les esprits clairvoyants craignaient à bon droit de voir le mal gagner la nation tout entière.

De fait, dans les familles aristocratiques régnait une corruption profonde, dont l’influence délétère ne pouvait manquer d’atteindre la classe moyenne. Le mauvais exemple partait de haut, de la famille des derniers Hérodiens. Élevés à Rome ou à la cour des princes vassaux de Rome, ils imitaient la dépravation générale. Agrippa II (né en 27, mort en 91 ou 92), fils de cet Agrippa Ier, le dernier bon roi qu’ait eu la Judée, n’avait que dix-sept ans quand mourut son père, et il vivait alors à Rome, dans cette cour où les Messalines et les Agrippines affichaient leurs vices infâmes. Après la mort de son oncle Hérode II, l’empereur Claude lui avait laissé le petit royaume de Chalcis (vers 50). On se murmurait à l’oreille que le dernier descendant des Hasmonéens et des Hérodiens vivait incestueusement avec sa sœur, la belle Bérénice, veuve d’Hérode II. Sans doute, ce bruit devait avoir quelque fondement, puisque Agrippa se vit forcé, pour faire taire les médisances, de fiancer sa sœur à Polémon, roi de Cilicie. Ce dernier, épris de la fortune de Bérénice plus encore que de sa personne, dut embrasser le judaïsme ; mais il la répudia bientôt à cause de son infidélité, et elle put se livrer de nouveau à ses débordements. Une autre sœur d’Agrippa, Mariamne II (née en 34), avait épousé un Palestinien, Julius Achélaüs, fils d’Helcias ; elle se sépara de lui, bien qu’il l’eût rendue mère, pour épouser l’arabarque judéen Démétrius d’Alexandrie, probablement fils de l’arabarque Alexandre et frère, par conséquent, de l’apostat Tibère Alexandre. Mais la plus dévergondée de toutes était Drusille, la plus jeune des sœurs d’Agrippa (née en 38). Encore enfant, la belle Drusille avait été fiancée à Épiphane, fils d’Antiochus, roi de Comagène. Mais celui-ci n’ayant pas tenu sa promesse d’embrasser le judaïsme, Agrippa maria sa sœur à Aziz, roi d’Émèse, qui consentit à se faire Judéen. Néanmoins, Drusille, oubliant ses devoirs, abandonna Aziz pour épouser le procurateur romain Félix, un païen, à qui elle sacrifia elle-même sa religion pour adopter la sienne. Ce fut surtout, dit-on, pour se délivrer de la jalousie de sa sœur Bérénice qu’elle se jeta dans les bras du Romain et qu’elle abjura le judaïsme.

Agrippa II, bien qu’au début il ne fût que prince de Chalcis, était réputé roi de Judée. Rome lui en laissait le titre, mais non le pouvoir, et se servait de fui comme d’un instrument docile pour surveiller les mouvements de la nation. Agrippa était d’ailleurs entièrement dévoué à la famille impériale et s’intitulait, lui aussi, ami de l’empereur. Faible quand il s’agissait de résister aux empiétements de Rome, il ne faisait preuve de vigueur que pour combattre les aspirations de son peuple à la liberté. Et les autres membres de cette famille ne valaient pas mieux : les deux frères Costobar et Saül, et Antipas, tous étaient corrompus comme lui, comme lui ennemis de leur peuple. Du reste, l’autorité que l’empereur Claude et, plus tard, son successeur laissèrent à ce roi nominal, n’allait pas loin : elle se bornait à l’inspection du temple et à la nomination du grand prêtre. Dans le choix de ce dignitaire, Agrippa II ne s’inquiétait ni de la moralité des candidats ni de leurs sentiments religieux, mais uniquement de leurs dispositions à l’égard de Rome. Celui qui se montrait le plus rampant obtenait la préférence. Dans l’espace de vingt ans à peine, Agrippa nomma au moins sept grands prêtres ; l’un d’eux, Hanania (fils d’Éléazar ?), avait acquis par héritage ou autrement une fortune immense, qui lui servit à gagner des protecteurs afin de pouvoir impunément exercer des violences et braver les lois.

Depuis que la dignité de grand prêtre avait été prostituée par Hérode au point de devenir le prix de la vénalité et de la bassesse, il y eut des familles qui acquirent en quelque sorte des droits à ces fonctions : telles furent les familles de Boéthos, de Kanthéras (Kathras), de Phiabi, de Kamith, et d’Anan ; rarement le grand prêtre était choisi en dehors de ces familles. C’était entre leurs membres, une rivalité d’abjection et d’égoïsme ; plus d’une fois même ces compétitions jalouses se traduisirent par des voies de fait, et les rues de Jérusalem furent témoins de rixes ignobles. Chaque grand prêtre élu cherchait à tirer de sa charge le plus grand profit possible en nommant ses parents et ses amis à des emplois lucratifs, qu’ils en fussent dignes ou non. Leur impudence allait si loin, qu’ils envoyaient dans les granges leurs esclaves armés de gourdins pour s’emparer des dîmes, bien que chaque Israélite eût le droit de les distribuer à volonté. Il en résultait que les prêtres qui n’avaient pas la chance d’être apparentés au grand pontife étaient frustrés de leurs moyens d’existence et tombaient dans une affreuse misère. Depuis cette époque, disait-on, les signes de la faveur divine ont cessé d’apparaître dans le temple. Un pieux Pharisien, indigné de la turpitude de ces familles sacerdotales, prononça un jour cette apostrophe virulente : Malheur à la maison de Boéthos, avec ses massues ! malheur à la maison d’Anan, avec ses sifflements de vipères ! malheur à la maison de Kathras, avec ses fautes de plume ! malheur à la maison de Phiabi, avec ses coups de poing ! Ils sont grands prêtres ; leurs fils sont trésoriers, leurs gendres porte-clefs du temple, et leurs esclaves frappent le peuple à coups de bâton…

Cette dépravation des familles princières et pontificales gagna, comme une lèpre, les couches voisines et y produisit des abus monstrueux, dont une plume contemporaine nous a laissé la sombre peinture. Depuis que la justice criminelle s’exerçait au nom de l’empereur et sous la surveillance des procurateurs; la magistrature était tombée sous la dépendance absolue des Romains et des personnages influents : L’égoïsme, la vénalité, les tâches complaisances, les délations perfides, augmentent de plus en plus. Les juges rejettent le joug de Dieu et s’imposent le joug des hommes ; l’iniquité préside aux jugements, la perversité à tous les actes. C’est le triomphe des méchants et la ruine des gens de bien ! La légèreté des femmes et la débauche des hommes étaient portées si loin que le plus grand docteur du temps, Johanan ben Zakkaï, jugea nécessaire de supprimer le cérémonial relatif à la suspicion d’adultère. Ceux qui avaient conservé des sentiments honnêtes déploraient amèrement un état de choses où la dévotion extérieure était plus considérée que la moralité, et où la moindre souillure du temple scandalisait plus qu’un homicide. Dans les classes inférieures du peuple se produisit un autre mal non moins affligeant. Les fréquentes et stériles révoltes qui, depuis le jour où Rome avait osé traiter la Judée en pays conquis, avaient été fomentées par les zélateurs, donnèrent naissance à des bandes ou corps francs qui parcouraient le pays et l’infestaient au mépris de toute loi, de toute règle. Retirées dans les nombreuses cavernes des montagnes de Judée, ces bandes en sortaient pour faire des incursions destinées à satisfaire leurs vengeances politiques. Quelques-uns de ces zélateurs, commandés par Éléazar ben Dinaï et par Alexandre, poursuivaient un but plus noble : ils avaient juré haine à mort aux Romains, mais cette haine s’étendait à tous les partisans de Rome. Les zélateurs refusaient de les reconnaître pour Judéens et trouvaient fort légitime de s’attaquer à leurs biens, voire même à leur vie. Pour eux, et en vertu de leur serment, tout partisan de Rome était hors la loi. En toute occasion, ils couraient sus aux personnages notables, détruisaient leurs propriétés, leur causaient, en un mot, tout le dommage possible. S’agissait-il de tirer vengeance de quelque iniquité romaine, ils étaient les premiers à mettre leur épée au service de la cause nationale.

D’autres zélateurs, oubliant qu’ils ne s’étaient armés que pour la sainte cause de la liberté, firent de leur haine un métier. On les nommait les sicaires, à cause du petit poignard (sica) qu’ils cachaient sous leurs vêtements pour en frapper leurs ennemis à la dérobée, quand ils ne pouvaient le faire ouvertement. Les sicaires, qui étaient la lie du parti des zélateurs, eurent plus tard pour chefs Ménahem et Éléazar ben Jaïr, petits-fils de Juda le Galiléen. Toutefois, au début, ces bandes ne connaissaient aucune discipline ; elles couraient par tout le pays sans but arrêté, prêtant leur bras à qui les payait ou à qui leur fournissait l’occasion d’assouvir leur soif de vengeance. Les jours de grande fête, ces hommes se glissaient au milieu de la foule rassemblée dans les galeries du temple et perçaient de leurs poignards ceux qui étaient désignés à leurs coups. Ils y mettaient tant de promptitude et d’adresse que la main qui frappait échappait aux regards et restait longtemps inconnue. Ces coups mystérieux jetèrent une profonde terreur dans les esprits. Les meurtres, du reste, étaient si fréquents que les docteurs de la Loi, de concert avec Johanan ben Zakkaï, durent abolir le cérémonial expiatoire usité en pareil cas : les prêtres n’auraient pu suffire aux sacrifices. C’est sans doute à cette époque que le grand Sanhédrin, désespéré de ces progrès croissants de la violence et des mauvaises mœurs, crut devoir résigner ses fonctions. Il transféra son siège de la salle du temple dans les hanouyoth (bazars) situées prés de Béthanie, hors de Jérusalem.

Dans ce désarroi toujours grandissant, les sages, qui se tenaient à l’écart des agitations de la foule, se serrèrent avec plus d’ardeur que jamais autour des saintes doctrines : sauvegarder l’héritage intellectuel du judaïsme, tel était pour eux le devoir suprême. Parmi eux se distinguait surtout R. Johanan ben Zakkaï qui, autant et plus encore que Siméon ben Gamaliel, président du Sanhédrin, était le coryphée des docteurs de son temps. Ses vastes connaissances et l’élévation de son caractère l’avaient désigné pour la vice-présidence du Sanhédrin. C’est en cette qualité qu’il supprima les dispositions légales que les circonstances avaient rendues inapplicables. Mais son principal objectif, la tâche qu’il prit surtout à cœur, fut l’enseignement de la Loi. Assis à l’ombre des murs du temple et entouré de ses disciples, il leur transmettait les traditions religieuses et l’interprétation de l’Écriture sainte.

Aux maux causés par l’anarchie vint s’enjoindre un autre qui, bien qu’innocent dans son principe, augmenta encore les misères et le deuil. Plus la situation allait s’aggravant, plus l’attente du Sauveur et du Pacificateur promis agitait le cœur des croyants. Plus encore qu’autrefois, les espérances messianiques bouillonnaient dans les esprits. Des enthousiastes surgissaient en foule, se posant en prophètes et en messies, et trouvaient créance auprès du peuple ; tous lui promettaient de l’affranchir du joug romain. Ce que les partisans de Juda le Galiléen voulaient obtenir par la force des armes, les successeurs de Theudas prétendaient le réaliser sans coup férir, par la seule puissance des miracles.

Un Judéen d’Égypte, qui se faisait passer pour prophète, réunit trois ou quatre mille partisans, les convoqua au mont des Oliviers et leur annonça que, du simple souffle de sa bouche, il jetterait bas les murs de Jérusalem et terrasserait les soldats romains. Ce visionnaire, du reste, n’était pas le seul qui eût prophétisé à ses frères des temps meilleurs. Et comment ces prophéties n’eussent-elles pas trouvé faveur chez un peuple justement fier de son passé, ivre des perspectives d’un consolant avenir, et qui aimait à se bercer de riantes espérances pour oublier les misères du présent ?

Ces faits, insignifiants en eux-mêmes, acquirent une triste importance, grâce au zèle maladroit des procurateurs. En effet, si le peuple, jaloux à l’excès de ses convictions religieuses, considérait la moindre atteinte portée à ses croyances comme une insulte au judaïsme, dont il rendait responsables procurateur, empereur et empire, les fonctionnaires impériaux, de leur côté, non moins susceptibles, voyaient dans tout mouvement populaire un cas de lèse-majesté et poursuivaient coupables et innocents avec une cruauté égale. En vain Claude et Néron lui-même montrèrent-ils les dispositions les plus bienveillantes à l’égard de la nation judaïque : les procurateurs, impérieux et cupides, outrepassaient leurs pouvoirs et se comportaient en tyrans. Les gouverneurs imposés successivement à la Judée furent presque tous, pour son malheur, de viles créatures qui ne devaient leur situation qu’aux favoris ou aux favorites de la cour, gens non moins méprisables. Pervers et violents, ils excitaient à l’envi le mécontentement du peuple et le poussaient aux résolutions extrêmes.

La série de ces procurateurs, avides de sang et d’or, s’ouvrit par Cumanus (49-53), qui avait succédé à Tibère Alexandre, mais seulement pour la Judée et la Samarie. A la Galilée, Claude avait préposé Félix, frère du favori Pallas et mortel ennemi de Cumanus. Voici comment, sous ce dernier, l’irritation des Judéens fut portée à son comble. Dans la crainte d’une révolte populaire, sentiment qui était habituel aux procurateurs depuis l’émeute provoquée par le cens, Cumanus plaça, lors de la fête de Pâque, une cohorte dans les galeries du temple pour surveiller la foule considérable qui s’y pressait. Un soldat ayant fait un geste indécent à la face du temple, le peuple s’en émut comme d’un outrage au sanctuaire et jeta des pierres aux soldats en injuriant le procurateur. Un tumulte s’ensuivit et l’émeute semblait imminente. Cumanus fit avancer de nouvelles troupes, qui occupèrent la tour Antonin. Son attitude menaçante effraya tellement le peuple, massé sur la colline du temple, que chacun chercha son salut dans une fuite précipitée. Aux portes de sortie, la presse fut si forte que dix mille hommes, vingt mille d’après une autre version, périrent écrasés.

Un autre fait du même genre faillit avoir les mêmes suites, mais, cette fois, Cumanus fut assez bien avisé pour céder à la volonté populaire. Une bande de sicaires ayant surpris et dépouillé sur un chemin, près de Béthoron, un serviteur de César, Cumanus fit piller par ses troupes les bourgs voisins. Un soldat, furieux de l’attaque dirigée contre un Romain, s’empara d’un rouleau de la Loi, le déchira et le jeta au feu. Nouveau grief, nouveau sujet d’irritation pour le peuple. La foule descendit en masse à Césarée, résidence de Cumanus, se plaignit à grands cris de ce sacrilège et déclara qu’elle aimait mieux subir la mort que de tolérer un outrage aux Saintes Écritures ; bref, on réclama le châtiment du coupable. Cédant aux conseils de ses amis, Cumanus fit exécuter le soldat en présence de ceux dont il avait blessé les croyances.

Un troisième événement qui se produisit sous Cumanus eut un caractère plus grave encore et provoqua des mêlées sanglantes. Quelques-uns des Galiléens qui traversaient la Samarie pour se rendre à Jérusalem, à l’occasion d’une fête, furent tués à Ginée (à l’extrémité sud-est de la plaine de Jezréel) dans une rixe avec des Samaritains. Ce meurtre était-il dû à une cause accidentelle ou à la haine existant entre les Judéens et les Samaritains ? De manière ou d’autre, les représentants des communautés galiléennes étaient dans leur droit en demandant justice au procurateur contre les meurtriers. Mais Cumanus traita cette affaire avec une si étrange indifférence que les Judéens se virent forcés de se faire justice eux-mêmes. Les chefs de zélateurs Éléazar ben Dinaï et Alexandre, excités par les Galiléens et même par Félix, procurateur de la Galilée, prirent en main leur cause et envahirent avec leurs bandes l’Acrabatène, territoire occupé par les Samaritains, où ils massacrèrent et détruisirent tout sans pitié ni merci. Sur la plainte des Samaritains, Cumanus leur permit de s’armer et envoya lui-même à leur secours des troupes romaines, qui firent un grand carnage parmi les zélateurs.

Soulevée d’indignation par la partialité manifeste de Cumanus, aiguillonnée d’ailleurs par un certain Dorthos et quelques autres personnages, la population de Jérusalem se mit en devoir d’attaquer les troupes de Cumanus : entreprise grosse de périls et qui eût peut-être avancé de vingt ans la catastrophe finale, si les principaux habitants de Jérusalem, effrayés des conséquences incalculables de cette révolte, ne se fussent efforcés de la prévenir. Revêtus d’habits de deuil, ils vinrent supplier la foule irritée de songer à l’avenir et d’écouter les conseils de la prudence. Le peuple déposa les armes. Mais ni les Judéens ni les Samaritains ne se tinrent pour satisfaits ; ils envoyèrent des délégués auprès du gouverneur de Syrie, Ummidius Quadratus, devant lequel les parties s’accusèrent mutuellement et sollicitèrent une enquête sévère. A cet effet, Quadratus se rendit à Samarie, mais il procéda avec partialité et fit mettre en croix les prisonniers judéens. Alors seulement il institua un tribunal où il assigna les contendants. Mais les conséquences du litige l’avaient si bien embrouillé — car le gouverneur Félix avait pris parti pour les Galiléens contre les Samaritains — que Quadratus, impuissant à le trancher, ordonna aux parties d’envoyer des délégués à l’empereur et de lui demander une décision. Les Judéens envoyèrent comme délégués l’ancien grand prêtre Jonathan et un gouverneur du temple, avec quelques antres personnages. Cumanus lui-même, sur l’ordre de Quadratus, dut quitter son poste et aller à Rome pour s’expliquer devant César.

A Rome, ce procès mit en mouvement tous les ressorts des intrigues de cour. Cette circonstance, que le procurateur lui-même y figurait comme accusé, en aggravait singulièrement la portée. L’empereur fixa un jour pour les débats de cette affaire, mais ce ne fut pas lui qui la jugea : l’arrêt lui fut dicté par sa femme, la trop fameuse Agrippine, dont l’amant, Pallas, était frère de Félix. Il était convenu entre les délégués judéens et Pallas que, si Cumanus était condamné, on prierait l’empereur de nommer à sa place Félix procurateur de la Judée. Ce fut cette manœuvre, plutôt que leur bon droit, qui donna gain de cause aux Judéens. Plusieurs Samaritains, reconnus coupables, furent exécutés, et Cumanus fut envoyé en exil. A la même époque, sans doute aussi à la recommandation de l’impératrice, Agrippa obtint, dans la région nord-est de la Judée, un royaume formé des provinces qui avaient jadis fait partie de la tétrarchie de Philippe : la Batanée, la Gaulanitide, l’Auranitide, la Trachonitide, Panéas et Abilène (an 53). Quant à la Judée proprement dite, Rome se garda bien de la confier à un prince judéen, quelque docile et dévoué qu’il fût aux intérêts de l’empire.

Le successeur de Cumanus au gouvernement de la Judée fut Félix, dont l’ancien grand prêtre Jonathan avait demandé la nomination à l’empereur. Il épousa une princesse judéenne, la belle Drusille, sœur d’Agrippa II, laquelle embrassa le paganisme en faveur de ce mariage. Pendant toute son administration (53-59), Félix surpassa son prédécesseur en audace et en violence. Cette âme d’esclave ne songeait qu’à amasser de la fortune et à satisfaire ses passions. Il conserva son funeste pouvoir, même après la mort de Claude (54). En vain Néron — le nouvel empereur — ou sa mère Agrippine, continuant à la famille hérodienne les faveurs de Claude, fit don à Agrippa de quatre belles cités avec leurs dépendances : Tibériade et Tarichée en Galilée, Julias et Abila en Pérée (56) ; la Judée n’en demeurait pas moins sous la domination d’un maître altéré de sang. Félix affectait de n’en vouloir qu’aux séditieux et aux agitateurs ; mais ce qui prouve bien sa duplicité, c’est qu’il se mit en rapport avec les farouches sicaires pour parvenir à se débarrasser de ses détracteurs. Ils durent être nombreux, les innocents qu’il sacrifia ainsi sous prétexte de bien public et comme ennemis de Rome, puisque ce même Jonathan, qui avait demandé sa nomination à l’empereur, osa blâmer énergiquement sa conduite. Félix y répondit en le faisant assassiner traîtreusement, en plein jour, par la main des sicaires.

Les procédés violents que les procurateurs avaient pris l’habitude d’employer à l’égard de la nation ne furent pas sans influence sur la conduite de la population étrangère, fort nombreuse dans les villes maritimes. Les Syriens, les Grecs et les Romains qui habitaient la Judée purent donner libre cours à leurs sentiments haineux pour leurs voisins et se poser en maîtres du pays. Cette terrible parole du grand prophète : L’étranger qui vit au milieu de vous montera de plus en plus haut, tandis que vous descendrez, de plus en plus bas, cette parole se réalisa presque à la lettre. Les plus impudents de ces ennemis étaient les Grecs de Césarée, qui prétendaient exclure les Judéens de la gestion des affaires de la ville. Mais ces derniers, du reste bien supérieurs à leurs concitoyens par leur activité commerciale, par la fortune et le courage, ne voulurent pas se résigner à la perte de leurs droits, et Césarée devint le théâtre de luttes sanglantes et continuelles. Un jour que la jeunesse judaïque, pour venger quelque insulte, avait blessé plusieurs Syriens et mis les autres en fuite, le procurateur Félix intervint dans la querelle et fit avancer les troupes, composées en majeure partie de Grecs et de Syriens, qui prirent fait et cause pour les gens de leur race. Beaucoup de Judéens périrent, d’autres furent jetés dans les fers ; les demeures des riches furent livrées au pillage.

Mais le sang répandu ne tranchait nullement le litige et ne fit qu’exaspérer davantage les partis rivaux, qui envoyèrent des délégués à Rome pour invoquer l’arbitrage de l’empereur Néron. Les ambassadeurs syriens ayant su gagner, par des présents, le secrétaire de l’empereur, Burrhus, Néron se prononça contre les Judéens, qui perdirent leur droit de cité.

L’administration de Festus, qui succéda à Félix, n’eut qu’une fort courte durée (59-61), et la situation des Judéens, loin de s’améliorer, s’aggrava encore. Un nouveau messie vint réveiller dans leurs âmes les espérances de liberté et de salut ; il recruta des adeptes, mais subit finalement le sort de ses prédécesseurs.

Le roi Agrippa, qui avait fini par se fixer à Jérusalem, fit surélever le palais des Hasmonéens, situé en face de la colline du temple, de sorte que ses regards pouvaient de cette hauteur plonger dans les parvis sacrés et surveiller les moindres mouvements du peuple. Les Judéens s’offusquèrent de cette atteinte portée aux privilèges du temple et firent à l’ouest du sanctuaire un mur assez haut pour en intercepter la vue. La chose déplut fort à Agrippa et au procurateur, qui donnèrent l’ordre de jeter bas la muraille. Il s’ensuivit une discussion violente ; enfin les deux parties, mieux avisées, en référèrent à l’empereur. Douze délégués, parmi lesquels le grand prêtre Ismaël et le trésorier Helcias, se rendirent à cet effet à Rome. Mais ce ne fut pas Néron, ce fut sa maîtresse, la belle Poppée (Poppæa Sabina) qui trancha le différend. Cette femme avait conçu, on ne sait trop comment, une prédilection marquée pour le judaïsme. Or, l’intrigue étant à la cour de Néron l’âme de toutes les affaires, les députés judaïtes mirent à profit cette heureuse circonstance pour gagner à leur cause le chef de l’État. La députation revint après avoir obtenu que le temple cesserait désormais de subir une injurieuse surveillance.

Quelques années plus tard, Poppée intervint une seconde fois en faveur de deux Judéens que le procurateur avait envoyés à Rome sous le coup d’une accusation criminelle, et qui étaient d’une piété si rigide qu’ils ne voulurent se nourrir que de fruits pendant leur séjour en prison, comme autrefois Daniel et ses compagnons. A la prière de Poppée, devenue alors impératrice, Néron leur rendit la liberté.

Festus étant mort, Néron lui donna pour successeur Albinus, qui pouvait passer pour juste et modéré en comparaison de ses devanciers et de ses successeurs. Avant l’arrivée d’Albinus, le grand prêtre Anan avait prétendu relever le sadducéisme à demi expirant et rétablir la juridiction criminelle dans son autorité première et selon les principes de cette secte. Anan forma en conséquence un tribunal qui traduisit à sa barre des innocents, les jugea et les condamna comme violateurs de la Loi. Les Pharisiens, indignés de l’existence de ce Sanhédrin illégal et de sa procédure arbitraire, sommèrent le roi Agrippa de déposer le grand prêtre.

Quelques-uns d’entre eux allèrent mémé à la rencontre du procurateur Albinus pour accuser Anan d’avoir empiété sur les prérogatives judiciaires de Rome : ils obtinrent la déposition du grand prêtre sadducéen, dont le pouvoir usurpé n’avait duré que trois mois. Son successeur fut Josué ben Damnaï (61-62), qui dut bientôt céder la place à Josué ben Gamala (Gamaliel, 63-64). Ben Gamala avait épousé une opulente veuve, nommée Martha, de la famille pontificale de Boéthos. Cette femme obtint, dit-on, du roi Agrippa II, au pris de deux mesures de dinars d’or, la dignité de grand prêtre pour son mari. L’inimitié qui éclata entre Josué ben Damnaï et son heureux rival devint si violente, que leurs partisans échangeaient des injures et des coups de pierres dans les rues de Jérusalem.

Cependant, Josué ben Gamala ne doit pas être compté parmi les plus mauvais pontifes. La réforme et l’amélioration de renseignement, dont il fut le promoteur, témoignent de sa sollicitude pour l’intérêt général. C’est lui qui créa dans chaque ville des écoles publiques pour les enfants de plus de cinq ans. Mais Ben Gamala non plus ne garda pas longtemps ses fonctions : il dut céder la place à Matthia ben Théophilos (63), le dernier des vingt-huit pontifes élus par Rome et les Hérodiens.

Le procurateur Albinus (61-64) prit surtout à tâche d’exterminer les sicaires. Il exaspéra le peuple par des redevances écrasantes, dont il s’adjugeait personnellement une partie. Lorsqu’il apprit que son successeur venait d’être désigné, il fit exécuter ceux des sicaires, ses prisonniers, qui étaient le plus gravement compromis, et relâcher les autres moyennant rançon. Ce sont ces mêmes sicaires mis en liberté qui ont, depuis, envenimé la résistance populaire et souillé, par leurs cruautés, la plus juste des causes.

Le dernier procurateur, Gessius Florus, une créature de Poppée, se montra si impudemment partial, si cupide et si sanguinaire, qu’il précipita l’exécution du projet, depuis longtemps caressé par les mécontents, de secouer le joug de la tyrannie romaine. Florus était un de ces êtres dépravés pour qui rien n’est sacré, qui sacrifient tout à la soif de l’or et se jouent des serments les plus solennels. Ce que ses prédécesseurs faisaient dans l’ombre ou sous l’apparence des formes légales, il osa le faire ouvertement, le front haut et au mépris de la loi. Inaccessible à toute pitié, il n’avait d’indulgence que pour les sicaires, qui partageaient avec lui le produit de leurs rapines. Sous son administration, qui dura environ deux ans (64-66), nombre de villes furent pillées par ces sicaires, dont les brigandages restaient impunis. Les riches se voyaient forcés de transiger avec eux et avec leur puissant protecteur.

La situation était devenue tellement intolérable que la patience aurait échappé aux plus pusillanimes. Or, malgré ses longs malheurs, malgré le joug accablant qui pesait sur elle, malgré les violences qu’elle subissait chaque jour, le courage de la nation juive n’était point abattu. Rome ressemblait alors à une maison de fous ou de sybarites, où l’empereur entassait folies sur folies, crimes sur crimes, avec la certitude de voir le sénat et le peuple applaudir à toutes ses fantaisies. Il n’y avait point d’assistance à attendre de lui, et il ne restait d’autre ressource à la nation que de compter sur elle-même ; ainsi pensaient tous les honnêtes gens, tous ceux qui n’étaient pas vendus à Rome, ou éblouis de sa vaine splendeur, ou effrayés de sa puissance. Dès ce moment, les gens de cœur songeaient à une insurrection. Le gouverneur Cestius Gallus avait eu vent de la sourde agitation qui fermentait parmi les Judéens; il en donna avis à Néron et lui signala, à plusieurs reprises, les projets de révolte qui couvaient en Judée. Néron ne l’écouta pas. Il avait bien le temps de songer à ces misères, absorbé qu’il était par la musique et les représentations théâtrales, occupé à célébrer des orgies ou à dicter des arrêts de mort ! L’impératrice Poppée, la protectrice des Judéens, n’était plus. Les courtisans ressemblaient tous à l’infâme Gessius Florus ; ils méprisaient les Judéens et riaient des frayeurs imaginaires de Gallus.

Gallus alors s’avisa d’un moyen qui devait montrer à la cour de Néron que la population judaïque était nombreuse et qu’il fallait compter avec elle. De concert avec Agrippa et le grand prêtre Matthia, il organisa, à l’occasion de la fête de Pâque, une manifestation pacifique, mais imposante. Une lettre circulaire fut adressée à tous les Judéens de la Palestine et du dehors, les invitant à venir en masse pour célébrer la fête. La foule des pèlerins accourus à Jérusalem (printemps de 66) de toutes les villes et bourgades de la Judée, de la Syrie, et sans doute aussi des bords de l’Euphrate et du Nil, fut si considérable que la ville pouvait à peine la contenir. La presse fut telle sur la montagne du temple, que plusieurs y périrent, ce qui fit nommer cette fête : la Pâque des écrasés. Gallus avait exigé qu’on fit le dénombrement du peuple, et voici comment on y procéda. De chaque agneau pascal, on offrait aux prêtres un rognon. On compta les rognons ainsi reçus, en calculant que chaque victime offerte provenait d’une société d’au moins dix personnes, et l’on arriva ainsi à établir que le nombre des personnes présentes à Jérusalem était d’environ trois millions. Cestius Gallus était venu lui-même à Jérusalem pour se rendre compte de la chose. La foule se pressa autour de lui, le suppliant d’avoir pitié des misères du peuple et de le délivrer de la peste du pays. Florus assistait à l’entretien, le sourire aux lèvres. Le gouverneur promit d’inspirer au procurateur des sentiments plus favorables. Sans doute, il envoya aussi à Rome un rapport sur l’énormité de la population qu’il avait eue sous les yeux. Toutefois, il s’était fort abusé sur la portée du dénombrement organisé par ses soins. Néron était alors dans tout l’enivrement de son orgueil et de sa fatuité. Lui, dont les triomphes étaient en apparence plus brillants que ceux de Pompée, de César et d’auguste, devait-il craindre les Judéens ? Il est à croire qu’il ne prit même pas la peine de lire le rapport de Cestius, ou, s’il le lut, il n’en tint aucun compte.

En Judée, et surtout dans la capitale, la jeunesse et les hommes d’action devenaient de jour en jour plus impatients de briser le joug de Rome. On n’attendait plus qu’un moment favorable offrant quelque chance de succès à l’entreprise. Un incident de peu d’importance, ou plutôt l’audace montrée à cette occasion par le procurateur Florus, et déborder la colère du peuple et ne lui permit pas d’écouter la voix de la prudence. II se produisit en effet de nouveaux froissements entre les Judéens et les Syriens de Césarée. Les premiers ne pouvaient pardonner à Néron de les avoir privés de leur droit de cité, et les seconds, tout fiers de leur victoire, la faisaient durement sentir aux Judéens. Ce qui donnait surtout un caractère grave à ces froissements, c’est qu’ils cachaient, au fond, des haines invétérées de religion et de race. Pour redoubler l’humiliation des Judéens, un païen de Césarée fit couvrir de boutiques la place située devant leur synagogue et qui était sa propriété, si bien qu’il ne restait qu’un passage étroit pour pénétrer dans la synagogue. La bouillante jeunesse judaïque essaya d’empêcher les travaux. Florus s’immisça d’abord dans la querelle ; mais, gagné à prix d’argent, il consentit à observer la neutralité, et pour n’être pas témoin des scènes qu’il prévoyait, il se retira à Samarie, laissant les deux partis en présence. Un jour de sabbat (iyar, mai 66), pendant que les Judéens étaient à l’office, un Grec immola des oiseaux dans un vase de terre, à l’entrée de la synagogue. C’était une allusion à l’accusation, lancée par certains écrivains contre les Hébreux, de descendre des lépreux expulsés d’Égypte. La jeunesse judaïque s’en émut, courut aux armes et tomba sur ses agresseurs. La bataille dura longtemps et finit par la défaite des Judéens. Ceux-ci aussitôt quittèrent la ville en masse, emportant leurs livres sacrés, et se réfugièrent à Narbata, petite bourgade voisine, d’où ils envoyèrent une députation au procurateur, à Samarie. Les délégués rappelèrent à Florus le présent qu’il avait reçu et la promesse qu’il avait faite de leur prêter son appui. Mais lui, au lieu de les écouter, leur parla durement et les tit jeter en prison.

La nouvelle de cet acte de violence mit en émoi toute la population de Jérusalem ; mais avant qu’elle prit prendre une résolution, Florus la provoqua comme par un nouveau défi : il ordonna aux préposés du temple de lui remettre dix-sept talents, pris dans le trésor sacré, desquels il prétendait avoir besoin pour le service de l’empereur. À cet ordre, dont le vrai motif était facile à deviner, le peuple se rassembla sur la place du temple, comme pour protéger le sanctuaire menacé. Les uns se répandirent en plaintes ; d’autres, plus hardis, invectivèrent contre le procurateur et par-coururent les rangs avec une aumônière, comme s’ils voulaient faire une collecte en faveur de ce pauvre Florus. Mais celui-ci se rendit en personne à Jérusalem, comptant bien y trouver l’occasion de satisfaire sa cupidité et ses goûts sanguinaires. Il s’installa devant le palais d’Hérode, fit comparaître devant lui le grand prêtre et les principaux habitants, et exigea qu’on lui livrât ceux qui avaient osé l’insulter. En vain, humbles et tremblants, ils cherchèrent à pallier les faits et implorèrent le pardon des coupables ; Florus ordonna à ses soldats de piller le quartier des riches. Les Romains se ruèrent comme des démons à travers la ville, envahirent le marché du quartier haut et les rues voisines, égorgèrent hommes, femmes et enfants, saccagèrent les maisons et les mirent au pillage. Ce seul jour (16 iyar 66) vit périr plus de 3.600 Judéens valides. Ceux qui furent faits prisonniers, Florus les fit battre de verges et mettre en croix. C’est en vain que la princesse Bérénice se jeta aux genoux de Florus, le suppliant d’arrêter le massacre : le procurateur ne l’écouta point. Bérénice courut elle-même les plus graves dangers et dut se réfugier dans son palais.

Le lendemain, une immense multitude se réunit dans la ville haute (Sion) à moitié détruite, mêlant à ses lamentations sur les morts des imprécations contre le meurtrier. Les principaux d’entre les Judéens parvinrent, non sans peine, à contenir les colères de cette foule. Cependant Florus, de plus en plus audacieux, exigea comme preuve de soumission que le peuple se portât à la rencontre des troupes qu’il amenait et les saluât de ses acclamations. Ce ne fut pas chose facile aux préposés du temple de décider la foule à obéir, car les patriotes protestaient contre cette nouvelle humiliation et avaient fait partager leurs sentiments à beaucoup de leurs frères. Grâce aux efforts des anciens grands prêtres, le peuple se résigna à faire bon accueil aux troupes. Mais l’arrière-pensée du procurateur se révéla bientôt. Les Judéens avaient fait le pénible sacrifice d’aller au-devant des soldats romains avec des démonstrations amicales : or, ceux-ci, endoctrinés par Florus, les regardaient d’un air farouche, sans répondre à leurs salutations. Au premier murmure que laissa échapper la foule mécontente, les soldats se jetèrent sur elle, la dispersèrent, la foulèrent aux pieds de leurs chevaux. Un désordre effroyable se produisit aux portes de la ville. La route qui conduisait du faubourg de Bézétha dans Jérusalem était jonchée de corps meurtris, écrasés, assommés. En voyant les Romains se diriger vers la forteresse Antonia et le temple, les Judéens avisés comprirent que Florus n’avait d’autre objectif que le trésor sacré, et se hâtèrent de le prévenir. Ils firent pleuvoir sur les soldats une grêle de pierres pour leur barrer le passage, et démolirent les galeries qui reliaient la forteresse au temple (17 iyar). Dès lors, le procurateur dut renoncer à l’espoir de devenir un autre Crassus. Sans y songer, les habitants de Jérusalem venaient de faire la première étape de l’insurrection.

Voyant l’attitude résolue du peuple, Florus perdit courage. Il déclara aux chefs de la ville que, dans l’intérêt de la tranquillité, il allait se retirer avec ses troupes, et ne laisserait à Jérusalem qu’une petite garnison. Ceux-ci lui ayant fait observer que les soldats étaient généralement haïs du peuple à cause de leurs procédés barbares, Florus leur permit de désigner eux-mêmes la cohorte qui avait pris la part la moins considérable au massacre. Les chefs de la ville désignèrent la cohorte commandée par Métilius, dont le caractère faible et irrésolu leur paraissait une garantie contre le retour des troubles. Aussitôt que Florus fut parti, l’agitation fiévreuse qui régnait dans la ville fit place à de froides et énergiques résolutions. La population se divisa en deux partis, le parti de la révolution et celui de la paix. Le premier se composait surtout de jeunes gens qui suivaient les principes des zélateurs, qui voulaient, au péril de leur vie, en finir, avec la tyrannie romaine et reconquérir la liberté perdue. Ce parti, d’ailleurs, ne manquait pas d’intelligence politique : il avait noué des relations avec la famille royale d’Adiabène, si dévouée au judaïsme, et avait su mettre dans ses intérêts les communautés partho-babyloniennes. Les membres de ce parti s’engagèrent, par un serment solennel, à mourir plutôt que de se rendre aux Romains ; et ce serment, ils le gardèrent au milieu des mêlées furieuses, sous la grêle des flèches, dans les tortures même et devant les fauves du cirque. L’âme de ce parti de la révolution était Éléazar ben Hanania, d’une famille de grands prêtres. Éléazar était très versé dans la science de la Loi ; il appartenait à la rigide école de Schammaï, sympathique en majeure partie aux zélateurs. — Au parti de la paix appartenaient les sages, les Hillélites, ennemis de la guerre par principe ; les notables, qui tenaient leur pouvoir de Rome ; les riches, qui craignaient pour leurs biens. Tout en exécrant Florus, ils désiraient le maintien du statu quo sous le sceptre de Rome. Dans leur naïveté, ils ne comprenaient pas que le mal dont souffrait la Judée résidait, non dans la personnalité d’un procurateur, mais dans le système de tutelle et d’exploitation qui pesait sur le pays, dans l’antipathie absolue entre les gouvernants et les gouvernés, entre l’élément étranger et l’élément indigène. Les meilleurs procurateurs, avec la plus ferme volonté de maintenir l’ordre et la légalité, n’auraient pu éviter de blesser la susceptibilité de la nation et de provoquer des froissements continuels.

Malgré la violence de ses griefs contre les Romains, la masse était encore indécise, ou du moins ne s’était pas encore portée aux résolutions extrêmes : aussi chacun des deux partis cherchait-il à la gagner à sa cause. Les amis de la paix se donnaient toutes les peines imaginables pour calmer le ressentiment populaire et pour présenter, d’autre part, au gouverneur de Syrie, Cestius, la résistance du peuple contre Florus sous un jour favorable, en mettant les récents désordres sur le compte du procurateur. Ils se hâtèrent d’informer Cestius de ce qui s’était passé, en le priant de venir à Jérusalem pour constater les déprédations causées par Florus, et se convaincre par lui-même des dispositions inoffensives du peuple. Cestius, trop nonchalant pour se livrer à une enquête personnelle, envoya à sa place Néapolitanus, un de ses capitaines. Cependant, les chefs du parti révolutionnaire avaient si bien travaillé le peuple, qu’il s’était décidé à refuser le paiement de l’impôt. Par contre, le roi Agrippa, qui avait de bonnes raisons pour appuyer le parti de la paix, convoqua le peuple afin de l’éclairer sur les dangers auxquels il s’exposait. Du haut d’une galerie (le Xyste) située en face du temple, il harangua la foule, ayant à ses côtés la princesse Bérénice, qui avait intercédé si chaleureusement pour les victimes de Florus et qui prêtait au roi judéen l’appui de sa popularité.

Dans son discours, Agrippa énuméra toutes les raisons bonnes on mauvaises qu’on pouvait invoquer contre la guerre. Ses paroles firent une impression profonde sur la plupart des auditeurs. Ils s’écrièrent qu’ils ne nourrissaient aucune haine contre les Romains, et qu’ils voulaient seulement être débarrassés de Florus. Si vos dispositions sont véritablement pacifiques, répliqua le roi, restaurez les galeries que vous avez abattues et payez à l’empereur les impôts arriérés. Un instant on put croire que l’ancien ordre de choses allait être rétabli. On se mit à restaurer les colonnades, et des Judéens se répandirent dans les villes et villages des environs pour recueillir les impôts. Encouragé par ce premier succès et comptant sur son influence, Agrippa voulut risquer un pas de plus et persuader au peuple d’obéir à Florus jusqu’à la nomination de son successeur. Cette maladroite exigence remit tout en question. Le parti de la révolution reprit le dessus dans l’opinion publique ; on jeta des pierres au roi et on le força de quitter la ville. Le peuple, qui avait déjà été tant de fois trompé, voyant Agrippa soutenir la cause de Florus, de l’homme qui incarnait en lui l’injustice et l’impudence, craignait de subir de nouvelles intrigues et de nouvelles déceptions. Après le départ d’Agrippa, il ne pouvait plus être question de payer les impôts. On était heureux d’être délivré de ce fardeau, et les collecteurs n’osèrent sans doute, au milieu de la surexcitation générale, recourir à la force pour faire leurs rentrées. Le jour de l’abolition de l’impôt fat inscrit comme un jour de victoire (25 siwan - juin). — Entre temps, les sicaires n’étaient pas restés inactifs. Ils s’étaient réunis sous la conduite de Menahem, un descendant de Juda le Galiléen, s’étaient emparés de la forteresse de Massada (près de la mer Morte), en avaient massacré la garnison et pillé le magasin d’armes.

Profitant habilement de l’effervescence populaire, le zélateur Éléazar chercha à la pousser jusqu’à la rupture complète avec Rome. Il sut amener les prêtres placés sous ses ordres à ne plus accepter désormais ni dons ni sacrifices des païens. Telle était l’autorité de cet homme que, dès ce moment, on cessa d’offrir des sacrifices pour l’empereur. C’était l’acte décisif de l’insurrection par là, on signifiait en quelque sorte à Néron le refus d’obéissance. Le parti de la paix comprit bien toute la portée du fait et essaya de l’annuler. Les docteurs les plus considérés (appartenant sans doute à l’école de Hillel) déclarèrent dans une assemblée du peuple qu’il était illégal de fermer le sanctuaire aux offrandes des païens. Des hommes blanchis dans le sacerdoce vinrent affirmer qu’il était d’usage immémorial d’accepter les présents des étrangers. Mais les prêtres en fonctions ne voulurent rien écouter et se jetèrent à corps perdu dans le mouvement révolutionnaire. Dès lors, le temple fut entièrement entre les mains d’Éléazar et devint le foyer de l’insurrection.

Le parti de la paix voyait avec douleur les progrès de cet esprit de révolte et s’efforçait d’en modérer l’ardeur, afin de prévenir une explosion dangereuse ; mais les moyens qu’il employa pour étouffer la flamme ne servirent qu’à l’attiser. On envoya une députation à Florus, une autre à Agrippa, pour les prier d’envoyer sur-le-champ à Jérusalem des forces suffisantes. Soit par crainte, soit par haine des Judéens qu’il voulait laisser se compromettre de plus en plus, Florus ne bougea point. Mais Agrippa envoya au secours des modérés, sous la conduite de Philippe de Bathyra, trois mille cavaliers auranites, batanéens, trachonites. En arrivant à Jérusalem, ceux-ci trouvèrent la cité basse et la montagne du temple occupées par les zélateurs : il ne leur restait plus que le riche quartier de la ville haute. Entre les deux partis s’engagea une lutte acharnée, à laquelle prirent part les troupes royales et la garnison romaine, et qui dura sept jours (8-14 ab), sans amener aucun résultat. Mais le 15 ab, à la Xylophorie (Fête du Bois), la situation changea. Les zélateurs refusèrent aux modérés l’accès du temple ; ils gagnèrent à leur cause la foule accourue à la fête et firent même bon accueil aux sicaires, qui s’étaient glissés parmi les visiteurs. Grâce à ces renforts, les zélateurs purent déloger leurs adversaires de la ville haute, dont ils se rendirent maîtres. La fureur populaire se déchaîna alors contre les amis des Romains : le palais du roi Agrippa, celui de la princesse Bérénice, la maison du riche pontife Hanania et les archives renfermant les inscriptions de dettes furent livrés aux flammes. Les partisans de Rome s’enfuirent épouvantés ; les uns se cachèrent dans des cloaques, les autres s’enfermèrent avec les troupes dans le palais d’Hérode, à l’ouest de la ville. Le lendemain, les zélateurs assiégèrent, dans la tour Antonia, la garnison romaine, qui, forcée au bout de deux jours, fut passée au fil de l’épée (17 ab). Delà, ils se portèrent vers le palais d’Hérode, où se trouvaient les troupes romaines et les soldats d’Agrippa. Après dix-huit jours de siège et de combats incessants, la garnison capitula. Les troupes judaïques commandées par Philippe purent se retirer librement ; mais les Romains, trop fiers pour demander grâce, quittèrent le palais et se réfugièrent dans les trois tours des murailles : Hippicos, Phasaël et Mariamne. Après le départ des Romains, les sicaires, sous la conduite de Menahem, pénétrèrent dans leur camp, où ils égorgèrent tous ceux qui n’avaient pu fuir (6 éloul, août-septembre).

Mais bientôt les zélateurs patriotes durent reconnaître combien pouvait leur nuire le concours des sicaires, dont les excès menaçaient de souiller la sainte cause pour laquelle ils avaient pris les armes. Menahem et ses gens, enflés de leur victoire sur les troupes d’Agrippa, se comportèrent avec une cruauté révoltante. En outre, Menahem réclamait le commandement en chef et montrait en toutes choses une intolérable arrogance. Une altercation s’ensuivit entre Éléazar et Menahem, et des mots on en vint aux voies de fait, lorsque Menahem voulut entrer dans le temple, revêtu des insignes royaux provenant du pillage. Les sicaires furent vaincus. Menahem, qui s’était réfugié dans le quartier de l’Ophia, fut pris et exécuté, et un faible reste de ses bandes, sous la conduite d’Éléazar ben Jaïr, put se mettre à l’abri dans la forteresse de Massada, occupée par leurs compagnons.

Après ce sanglant épisode, les zélateurs, conduits par Éléazar, allèrent assiéger les troupes romaines. Leur chef Métilius se vit enfin réduit à demander grâce. Les délégués des Judéens, avec lesquels il parlementa, promirent aux Romains de les laisser sortir sains et saufs, sans armes ni bagages ; mais ils n’eurent pas plus tôt rendu leurs épées et leurs boucliers, que la bande d’Éléazar se jeta sur eux et les massacra jusqu’au dernier. Seul Métilius, ayant promis, dans sa terreur, d’embrasser le judaïsme, eut la vie sauve et devint le trophée vivant du triomphe remporté sur les Romains. Le jour où Jérusalem fut ainsi purgée de ses ennemis (17 éloul) fut mis au nombre des jours de victoire. La conduite d’Éléazar et de son parti, dans cette circonstance, montre bien la pureté et l’élévation des mobiles qui les faisaient agir. La ville était entre leurs mains, leurs adversaires entièrement à leur merci, et pourtant les sources historiques ne nous offrent aucune trace de persécutions qu’ils auraient exercées.

Or, jusque-là, la révolte n’était pas sortie de son foyer, Jérusalem. Le reste de la Judée, bien que la fermentation n’y fût pas moindre, était resté, pendant tout le cours de ces événements, dans le calme et l’expectative. Mais Florus, qui, lui aussi, s’était tenu coi dans Césarée, fit si bien que la révolution, comme un fleuve de feu, se répandit dans le pays entier, et même au delà de ses frontières. A la nouvelle de la lutte des zélateurs contre la cohorte romaine de Jérusalem, les Grecs et les Syriens de Césarée tombèrent sur les Judéens qui étaient revenus dans cette ville. Il y eut un massacre effroyable ; environ deux mille Judéens, dit-on, périrent alors, et il est à supposer qu’ils vendirent chèrement leur vie. Il ne resta plus un seul Judéen dans Césarée. Par l’ordre de Florus, les fuyards furent arrêtés, mis aux fers et jetés sur des galères comme esclaves. L’horrible massacre de Césarée inspira à toute la population de Judée comme un enivrement de fureur et exalta sa haine contre les païens jusqu’au délire. Comme par une convention tacite, il se forma partout des bandes qui attaquèrent la population païenne, massacrant les personnes, brûlant les maisons, saccageant les propriétés. Ces expéditions sanglantes provoquèrent des représailles de la part des païens de la Judée et de la Syrie. Beaucoup de villes, soit de Judée, soit de Syrie, étaient séparées en deux camps, qui pendant le jour se combattaient sans relâche et passaient la nuit à s’observer mutuellement. Dans la ville de Bethsan, la haine de race provoqua une scène qui ouvrit la série des horribles suicides, si nombreux dans l’histoire de la destruction du temple. Les habitants païens de cette ville avaient fait un pacte avec la population judaïque et promis de vivre en paix avec elle, si elle voulait les aider à repousser les attaques des bandes ennemies. Les Judéens de Bethsan remplirent loyalement cette condition du traité, combattirent sans pitié leurs propres frères, et les chassèrent du voisinage de leur ville. Dans cette lutte se distingua entre tous un Judéen d’une force colossale et d’un grand courage, Siméon ben Saül. Or dès que les païens se virent hors de danger, ils se jetèrent nuitamment sur les Judéens sans défiance, et tuèrent en masse cette population d’environ treize mille âmes. Seuls Siméon et les siens purent échapper au carnage ; grâce à la défense désespérée de ce héros et à son attitude menaçante, les assassins reculèrent. Mais irrité contre lui-même d’avoir fait cause commune avec des païens contre ses coreligionnaires, Siméon voulut se donner la mort de ses propres mains. Après avoir tué ses vieux parents, sa femme et ses enfants, il se perça la poitrine de son épée et tomba expirant sur les cadavres des siens.

Née à Césarée, la guerre entre Judéens et païens s’étendit jusqu’à Alexandrie, et là aussi fit couler des flots de sang israélite ; calamité d’autant plus navrante que c’est un apostat qui en fut l’auteur. Les Grecs d’Alexandrie, dont la jalousie contre leurs concitoyens judaïtes n’était pas éteinte, songeaient à s’adresser à Néron pour obtenir que les Judéens fussent dépouillés des droits que Claude leur avait confirmés solennellement. A cet effet, ils se réunirent dans l’amphithéâtre pour nommer une ambassade. Quelques Judéens s’étaient glissés dans l’assemblée, saisie de fureur à leur vue, la foule se rua sur eux en les traitant d’espions, et traîna trois d’entre eux à travers les rues pour les brûler vifs. Les Judéens, outrés de ces mauvais traitements infligés à leurs frères, accoururent armés de torches et menacèrent de mettre le feu à l’amphithéâtre où les Grecs étaient encore rassemblés. Le gouverneur Tibère Alexandre se mêla à la querelle, que son intervention ne fit qu’envenimer : les Judéens le haïssaient comme apostat et lui reprochèrent sa défection. Perdant toute, mesure, Tibère Alexandre déchaîna ses légions sur le quartier des Judéens et lâcha la bride à leurs instincts mal contenus. Les soldats, avides de sang et de pillage, semblables à des bêtes fauves, se ruèrent sur le riche quartier du Delta, brûlèrent les maisons et remplirent les carrefours de sang et de cadavres. Cinquante mille Judéens périrent dans ce massacre, et celui qui l’avait commandé était le propre neveu de cet ardent patriote, le philosophe Philon !

Ainsi le branle donné par le chef des zélateurs, Éléazar ben Hanania, avait acquis une extension redoutable : la révolution, mise en goût par le premier sang, gagnait de plus en plus, mordait au cœur les plus indifférents et faisait de la nation presque entière une armée de zélateurs. Le nombre des combattants croissait de jour en jour ; les secours attendus de l’Adiabène et de la Babylonie étaient arrivés. Les membres de la famille royale d’Adiabène, les fils et les frères du roi Izate, Monobaze et Kénédaï, se mirent à la disposition des Judéens et tinrent ferme jusqu’au bout. Trois héros, qui à eux seuls valaient une armée, étaient venus à Jérusalem : Niger, de la Transjordanie, Silas le Babylonien et Siméon Bar-Giora, le sombre patriote.

Cestius Gallus, le gouverneur de la Syrie, à qui incombait la tâche de veiller à l’honneur des armes romaines et de garder intacts les territoires confiés à ses soins, ne pouvait tolérer plue longtemps la marche envahissante de l’insurrection. Il joignit à ses légions les troupes auxiliaires des petits princes voisins. Agrippa lui fournit de son côté trois mille fantassins et deux mille cavaliers, et lui offrit de guider les troupes romaines à travers la Judée, dont le terrain, coupé de montagnes et de ravins, était si difficile. Cestius marcha donc sur la Judée à la tête d’une armée de plus de trente mille hommes, armée aguerrie, avec laquelle il ne doutait pas de pouvoir écraser d’un seul coup les rebelles. Dans sa marche le long de la côte, il sema partout la mort et la ruine.

Dès qu’ils surent l’ennemi dans le voisinage de Jérusalem, les zélateurs, nonobstant la sainteté du sabbat, coururent aux armes et montrèrent bientôt qu’ils ne craignaient pas les légions romaines. Cestius avait fait halte à Gabaot, à un mille de Jérusalem, espérant peut-être la soumission des rebelles. Mais les zélateurs attaquèrent son armée avec une telle impétuosité qu’ils en enfoncèrent les rangs, et du premier choc abattirent plus de cinq cents Romains, tandis qu’eux-mêmes ne perdirent que vingt-trois hommes (26 tischri, octobre). Sans l’arrivée de la cavalerie accourue au secours des légions, celles-ci eussent été anéanties ce jour-là. Les vainqueurs retournèrent à Jérusalem chargés d’un riche butin, chantant des hosanna et se livrant à une bruyante allégresse, tandis que Cestius resta trois jours inactif dans son camp, sans oser avancer.

Ce fut seulement au quatrième jour que l’armée romaine s’approcha de la ville. Les zélateurs avaient abandonné les quartiers extérieurs, qui n’offraient pas un abri suffisant, et s’étaient retirés à l’intérieur de la ville et dans le temple, que protégeaient de solides remparts. Les Romains entrèrent aussitôt dans les faubourgs, détruisirent celui de Bézétha et vinrent asseoir leur camp à l’ouest de la ville, en face du palais d’Hérode (30 tischri). Mais les zélateurs ne perdirent pas courage : ils précipitèrent du haut des murailles les mauvais citoyens qui, sur le conseil d’Anan ben Jonathan, voulaient ouvrir les portes à l’ennemi, et se préparèrent à défendre vigoureusement leurs positions. Cinq jours durant, les Romains multiplièrent leurs assauts ; mais les projectiles lancés par les Judéens les forcèrent à se replier. Ce n’est que le sixième jour qu’ils réussirent à miner en partie, du côté du nord, le mur du temple. Cependant Cestius, jugeant imprudent de continuer la lutte avec des ennemis dont l’enthousiasme avait fait des héros et qui, pouvaient faire une longue résistance, n’osa poursuivre ses avantages. Les pluies d’automne étaient imminentes, sinon déjà commencées, et les convois de vivres devenaient impossibles. C’est à cette considération sans doute, non à une frayeur pusillanime, qu’il faut attribuer la retraite de Cestius.

Dès que les habitants de Jérusalem s’aperçurent du départ inattendu des Romains, ils se mirent à leur poursuite et les attaquèrent du haut des crêtes de montagnes, les harcelant en flanc et à dos, parce que l’armée romaine était forcée de suivre, sans s’en écarter, les routes frayées à travers les vallées et les gorges. Les chemins étaient jonchés de cadavres romains, et plus d’un officier supérieur y laissa la vie. Lorsque l’armée arriva au camp de Gabaot, elle se vit entourée d’une nuée de bandes judaïques. Cestius, qui ne se sentait plus en sûreté, battit précipitamment en retraite, abandonnant ses bagages à l’ennemi. Dans le défilé de Béthoron, ce fut bien pis encore : l’armée romaine se vit assaillie sur tous les points ; le désordre se mit dans ses rangs, et, sous la grêle de flèches que les Judéens faisaient pleuvoir du flanc des montagnes, la défense devint impossible. La marche ne fut plus qu’une fuite désordonnée, et les Romains auraient été écrasés jusqu’au dernier, si la nuit n’avait arrêté la poursuite des Judéens. Craignant de voir se renouveler le lendemain cette lutte meurtrière, Cestius eut recours à un stratagème pour tromper l’ennemi, campé pendant toute la nuit autour de Béthoron : il laissa derrière lui quatre cents vaillants soldats, et fit défiler sans bruit tout le reste de l’armée. A l’aube du jour, lorsque les Judéens s’aperçurent de la ruse, les Romains avaient déjà gagné de l’avance. Après avoir massacré les quatre cents soldats laissés en arrière, les Judéens poursuivirent l’armée romaine jusqu’à Antipatris, sans toutefois pouvoir l’atteindre. Ils revinrent à Jérusalem, chargés de riches dépouilles, armes et engins de siège, dont ils se servirent plus tard contre leurs ennemis. Le trésor militaire de Cestius, qui était également tombé entre leurs mains, alla grossir le trésor du temple. Dans cette première campagne contre ces Judéens si dédaignés, l’armée romaine avait perdu environ six mille hommes ; la légion que Cestius avait amenée d’Antioche comme troupe d’élite avait perdu son aigle, ce qui passait chez les Romains pour le comble de l’ignominie et équivalait à une honteuse défaite.

Les zélateurs rentrèrent à Jérusalem (8 marheschwan, octobre) en chantant des hymnes guerriers, l’âme remplie de joyeuses espérances. L’heureuse époque des Hasmonéens semblait revenue, leurs exploits semblaient même dépassés. Ne l’avait-on pas battue, mise en déroute, cette armée romaine partout si redoutée ? En moins de six mois, quel incroyable changement ! Alors tout tremblait devant le timide Florus et sa pauvre troupe, et maintenant les Romains étaient en fuite ! La grâce divine ne les protégeait-elle pas visiblement comme elle avait protégé leurs pères ? Et l’âme des zélateurs s’épanouissait dans la confiance de l’avenir. Comme nous avons, disaient-ils, vaincu les deux capitaines (Métilius et Cestius), ainsi vaincrons-nous leurs successeurs. Ils se croyaient en droit désormais de considérer comme traître à la patrie, comme ennemi du judaïsme quiconque parlait encore de traiter avec les Romains. Pour le moment, les amis de la paix avaient perdu la partie. Ceux qui tenaient pour Rome n’osaient manifester leurs sentiments ; beaucoup d’entre eux quittèrent secrètement Jérusalem ; d’autres feignirent d’épouser les haines patriotiques des zélateurs et d’aspirer à la liberté. Les deux frères hérodiens, Kostobar et Saül, se rendirent en Grèce, auprès de Néron, pour lui expliquer les causes de l’insurrection, en attribuer toute la responsabilité à Florus et assurer l’empereur de l’invariable dévouement de la nation judaïque. Mais les zélateurs, dans l’ivresse de leur victoire, frappèrent des monnaies avec l’inscription : A la délivrance de Jérusalem. Les Samaritains eux-mêmes, renonçant à leurs vieilles rancunes contre les Judéens, firent, en haine de Rome, cause commune avec leurs adversaires de la veille. Seuls les judéo-chrétiens s’étaient déjà si bien désintéressés de la cause nationale qu’ils abandonnèrent Jérusalem pour émigrer à Pella, ville païenne au delà du Jourdain.

Dans la capitale régnait un mouvement extraordinaire, qui lui donnait un aspect tout nouveau. Partout on forgeait des armes et on fabriquait des machines de guerre afin d’être prêt en cas de nouvelles attaques. Les murailles étaient fortifiées et crises en état de défense, de façon à soutenir un long siège. La jeunesse s’exerçait continuellement au maniement des armes. L’enthousiasme suppléait à l’expérience militaire. Dans la Judée entière, les patriotes relevaient la tète et formaient des comités provisoires pour organiser les préparatifs d’une lutte formidable. Des Judéens de l’étranger s’associaient à ces efforts avec une ardeur passionnée.

On ne peut douter que le Grand Sanhédrin n’ait recouvré à cette époque son autorité absolue et, par suite, la haute direction des affaires politiques et militaires. Il avait à sa tête Siméon ben Gamaliel, un descendant de Hillel, qui, au dire de son adversaire même, était un homme de sens et d’énergie et qui, si on l’eût toujours écouté, aurait assuré à l’insurrection les meilleurs résultats. Sans être du parti des zélateurs à outrance, il voulait cependant qu’on menât énergiquement la campagne, et il appuyait de toute son autorité ceux qui voulaient faire de la révolution une vérité. Sur des monnaies de la première et de la deuxième année de l’indépendance judaïque se lit l’inscription : SIMÉON, NASSI (prince ou président) D’ISRAËL.

La défaite de Cestius ne fit qu’accroître la haine des gentils contre leurs voisins de Judée. Soit pour prévenir leurs attaques, soit pour venger l’échec infligé aux Romains, ils se réunirent en masse et immolèrent sans pitié les Judéens domiciliés parmi eux, hommes, femmes et enfants. Ces boucheries soulevaient d’autant plus d’horreur chez les patriotes que la plupart des communautés ainsi frappées étaient innocentes et n’avaient pas pris la moindre part à la révolte. Naturellement, les Judéens vengèrent, comme ils purent, ces atrocités sur les gentils de leur voisinage, qui à leur tour usèrent de représailles. Ainsi s’accrut la haine de race entre les Judéens d’une part, les Romains et les Grecs d’autre part, et cette animosité s’étendit fort au delà des frontières étroites de la Palestine. Or, en voyant que toutes les populations circonvoisines, Syriens, Grecs, Romains, Alexandrins, faisaient de la cause de l’empereur leur cause propre, les ultra-zélateurs se crurent en droit d’englober toute la gentilité dans leur haine contre Rome. Les membres de l’école de Schammaï, composée en majeure partie de zélateurs, paraissent avoir constitué un synode on fut émise la proposition d’établir une séparation complète entre Judéens et païens, de supprimer tout commerce et toute relation avec ces derniers. Dorénavant, il était défendu aux Judéens d’acheter aux marchands étrangers du vin, de l’huile, du pain ou tout autre aliment. Ces diverses défenses sont connues sous le nom des dix-huit choses. Ainsi le rigorisme religieux et le zélotisme politique se donnaient la main à cette époque orageuse et troublée. Mais les Hillélites, modérés en politique comme en religion, repoussaient ces mesures séparatistes et méticuleuses. — Or, le zélotisme s’était donné carrière dans la convocation du synode. Éléazar ben Hanania, probablement le chef des zélateurs, avait rassemblé les membres des deux écoles rivales dans sa propre maison, et il avait eu soin d’aposter à l’entrée des hommes armés, avec la consigne de ne laisser sortir personne. Un grand nombre de docteurs hillélites trouvèrent, dit-on, la mort dans la bagarre occasionnée par les débats. Aussi, ce jour de violence, où les Schammaïtes firent voter de haute lutte les dix-huit choses, fut rangé plus tard au nombre des jours néfastes (9 adar, février 67).

Cependant les préparatifs militaires marchaient de front avec les mesures d’ordre intérieur et se poursuivaient avec une incessante activité. Avant tout, on se préoccupa de choisir des chefs capables de conduire les opérations. Ce fut le peuple, à ce qu’il semble, qui procéda à cette élection. Il se produisit sans doute un incident qui provoqua des dispositions peu favorables aux ultra-zélateurs, puisque Éléazar ben Hanania, la cheville ouvrière de ce grand mouvement, n’obtint que le titre de gouverneur du petit canton de l’Idumée, et dut encore partager ces fonctions avec un collègue. Un autre zélateur à outrance, Éléazar ben Siméon, qui avait notablement contribué à la défaite de Cestius, fut laissé dans l’ombre par les électeurs, malgré ce service et la noblesse de son origine. Par contre, des Judéens modérés, quelques-uns même anciens amis de Rome, obtinrent les préférences du peuple. Joseph ben Gorion et Anan, fils d’Anan, qui avait été quelque temps grand prêtre, reçurent l’importante mission de surveiller Jérusalem et les travaux de fortification. Outre ceux-ci, on nomma encore cinq gouverneurs pour diverses parties du pays. Le poste le plus considérable fut confié à Josèphe ben Matthia[1]. Le peuple se laissait encore éblouir par le prestige de la noblesse et ne pouvait se résoudre à élever au premier rang des hommes courageux et dévoués, mais obscurs. Le centre de gravité du gouvernement résidait dans le Grand Sanhédrin et, par suite, dans son président, Siméon ben Gamaliel, ainsi que dans ses assesseurs Anan et Joseph ben Gorion. Bien que Siméon fût, le chef des Pharisiens et que l’ancien grand prêtre, Anan, ne fit pas mystère de ses opinions sadducéennes, cette divergence dans leurs idées religieuses ne les empêcha pas de marcher d’accord. L’amour du pays dominait chez eux les querelles de parti. Toutefois, l’unité n’était qu’apparente : les membres nobles du Sanhédrin, au fond partisans de Rome, jetaient souvent, par leur dissidence, le trouble et l’incertitude dans les délibérations. Le dissentiment dans les vues produisait des demi-mesures et paralysait l’énergie de l’exécution. D’ailleurs, le Sanhédrin dut plus d’une fois céder à la volonté populaire, volonté changeante et toujours maîtresse en temps de révolution.

Après deux ans à peine d’une administration tiraillée et sans force, le Sanhédrin tomba sous le poids de son inertie et dut abandonner les rênes aux plus fougueux zélateurs.

 

 

 



[1] Flavius Josèphe, l’historien.